Prony et babbage: apercus sur l'histoire de la division du travail mental∗

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Hwoty of Europcttn Ideas. Vol. 3. No. 3, pp. 295-302. ION2 Printed in Great Britam. 0191 -h5~YIX2/~1302YS-ORS03.0 0 IYX2 Pergamon PrcssLtd. PRONY ET BABBAGE: APERCUS SUR L’HISTOIRE DE LA DIVISION DU TRAVAIL MENTAL” JEAN-PIERRE POITOU ~informatique est au travail mental ce que l’automatique est au travail manuel: substitution de travail mort au travail vif, de l’agent mecanique ou Clectronique 2 l’agent humain, et plus precisement renversement du rapport de subordination de l’outil 2 l’homme. Avant tout et surtout l’informatique est le moyen technique de pousser jusqu’au bout la division du travail mental, comme l’automatique est celui de conduire a ses condquences dernieres la division du travail manuel. Plus exactement l’une et l’autre reunies sont les instruments d’une separation radicale des moyens de production d’avec les salaries, separation dont le terme serait l’usine sans personnel, deja a l’etude. La diffusion massive des outils informatiques n’a pas trente ans. Mais le programme dune division capitaliste du travail mental, aidee de sa mtcanis- ation, a pres de deux cents ans. Le long temps necessaire B mener ce programme fut-il impose par des causes exclusivement techniques ou bien les resistances qui emprisonnerent la division du travail mental dans ces trois demi-siecles furent-elles d’abord d’ordre social plus que d’ordre technique? En fait la conception capitaliste, exploiteuse, de la division du travail mental est ~ontemporaine de celle du travail manuel. Mais la seconde ne devint une necessite que lorsque la premiere eut produit pleinement ses consequences. Lorsque le taylorisme eut suscitt une Cnorme bureaucratic industrielle, il devint necessaire d’appliquer aux bureaucrates les principes dont leur existence mCme decoulait. 11 devint fructueux de concevoir, fabri- quer et vendre les moyens mecaniques, puis ClectromCcaniques, enfin klectro- niques de mettle ces principes en oeuvre dans les bureaux. La carriere etait ouverte a l’informatique. On trouve lh une sorte d’evolution tuilee, ou deux pro&s analogues, conGus simultanement. avancent decal&, l’un soutenant l’autre, qui ne se met en place qu’apres un progrb suffisant du premier. Aussi devrons-nous pour comprendre les resistances 2 la division du travail mental examiner aussi celles que rencontra la division du travail manuel. Encore que cette distinction du mental et du manuel soit elle-meme un resultat de I’organisation capitaliste de la production qui afin de s’approprier toujours plus de moyens de production par le morcellement des tkhes separe les operations simples des complexes. m&anise toujours davantage les pre- mieres. reduit les secondes. prive Ies agents de leurs connaissances et savoir- faire. dCposCs dans la memoire des machines. C’est sans doute un des leurres *Une premiere version de ce texte a fait l’objet d’une communication au Colloque du Centre Meridional d’Histoire Sociale des MentalitCs et des Cultures en septembre 1980. 29.5

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Hwoty of Europcttn Ideas. Vol. 3. No. 3, pp. 295-302. ION2

Printed in Great Britam.

0191 -h5~YIX2/~1302YS-ORS03.0

0 IYX2 Pergamon PrcssLtd.

PRONY ET BABBAGE: APERCUS SUR L’HISTOIRE DE LA DIVISION DU TRAVAIL MENTAL”

JEAN-PIERRE POITOU

~informatique est au travail mental ce que l’automatique est au travail manuel: substitution de travail mort au travail vif, de l’agent mecanique ou Clectronique 2 l’agent humain, et plus precisement renversement du rapport de subordination de l’outil 2 l’homme.

Avant tout et surtout l’informatique est le moyen technique de pousser jusqu’au bout la division du travail mental, comme l’automatique est celui de conduire a ses condquences dernieres la division du travail manuel. Plus exactement l’une et l’autre reunies sont les instruments d’une separation radicale des moyens de production d’avec les salaries, separation dont le terme serait l’usine sans personnel, deja a l’etude.

La diffusion massive des outils informatiques n’a pas trente ans. Mais le programme dune division capitaliste du travail mental, aidee de sa mtcanis- ation, a pres de deux cents ans. Le long temps necessaire B mener ce programme fut-il impose par des causes exclusivement techniques ou bien les resistances qui emprisonnerent la division du travail mental dans ces trois demi-siecles furent-elles d’abord d’ordre social plus que d’ordre technique?

En fait la conception capitaliste, exploiteuse, de la division du travail mental est ~ontemporaine de celle du travail manuel. Mais la seconde ne devint une necessite que lorsque la premiere eut produit pleinement ses consequences. Lorsque le taylorisme eut suscitt une Cnorme bureaucratic industrielle, il devint necessaire d’appliquer aux bureaucrates les principes dont leur existence mCme decoulait. 11 devint fructueux de concevoir, fabri- quer et vendre les moyens mecaniques, puis ClectromCcaniques, enfin klectro- niques de mettle ces principes en oeuvre dans les bureaux. La carriere etait ouverte a l’informatique.

On trouve lh une sorte d’evolution tuilee, ou deux pro&s analogues, conGus simultanement. avancent decal&, l’un soutenant l’autre, qui ne se met en place qu’apres un progrb suffisant du premier. Aussi devrons-nous pour comprendre les resistances 2 la division du travail mental examiner aussi celles que rencontra la division du travail manuel.

Encore que cette distinction du mental et du manuel soit elle-meme un resultat de I’organisation capitaliste de la production qui afin de s’approprier toujours plus de moyens de production par le morcellement des tkhes separe les operations simples des complexes. m&anise toujours davantage les pre- mieres. reduit les secondes. prive Ies agents de leurs connaissances et savoir- faire. dCposCs dans la memoire des machines. C’est sans doute un des leurres

*Une premiere version de ce texte a fait l’objet d’une communication au Colloque du Centre Meridional d’Histoire Sociale des MentalitCs et des Cultures en septembre 1980.

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ideologiques les plus frequents de lier l’evolution technique a des facteurs techniques, de faire de la machine sa propre raison et sa propre fin. Ainsi dans cette vue l’impossibilit~ technique de construire un ordinateur moderne avant 1950, suffirait-elle a expliquer completement les conditions d’appari- tion de l’informatique. Si toutefois on con&d&e celle-ci comme le moyen automatique d’exploiter la force de travail intellectuel, on envisagera son histoire autrement.

. . . M. de Prony s’etait engage avec les comites du gouvernement. a composer

. . . des tables de logarithmes et trigonomCtriques. . .I1 fut aise & M. de Prony de s’assurer que meme en s’associant trois ou quatre habiles co-operateurs, la plus grande duree presumable de sa vie, ne lui suffirait pas pour remplir ses engage- ments. 11 Ctait occupe de cette facheuse pensCe lorsque. . , se trouvant devant la boutique d’un marchand de livres, il aperqut la belle edition Anglaise de Smith, don&e a Londres en 1776; il ouvrit le livre au hasard et tomba sur le premier chapitre, qui traite de la divisiaa du travail, et ou la fabrication des epingles est citee pour exemple. A peine avait-il parcouru les premieres pages, que par une espece d’inspiration il cogut l’expedient de mettre ses logarithmes en manu- facture, comme les epingles. . . . 11 alla passer quelques jours a la campagne, et revint a Paris avec le plan de la fabrication, qui a ete suivi dans l’execution.’

Les termes sont parfaitement clairs et l’intention tout autant. Prony precise lui-mCme qu’il s’agit ‘. . . d’appliquer a la confection de ces Tables la division du travail, dont les Arts du Commerce tirent un parti si avantageux pour reunir a la perfection, de main-d’oeuvre l’economie de la depense et du temps’ (cite par Babbage2): mieux, plus vite, moins cher.

A cette fin, Prony organisa sa manufacture en trois sections. La premiere etait formee dune demie douzaine de mathematiciens trb Cminents. 11s Ctaient charges de trouver parmi diverses expressions analytiques d’une meme fonc- tion celle qui se preterait le mieux au calcul numerique, dont ils Ctaient eux-memes tout a fait exempts. La seconde section comportait une huitaine de mathematiciens competents, qui devaient definir les expressions numeriques des formules resues de premiere section et les transmettre a la troisieme section. 11s recevaient de celle-ci les calculs numeriques achevbs, qu’ils veri- fiaient. Enfin la derniere section comportait de soixante a quatre-vingt membres, ne connaissant que l’arithmetique, charges des calculs numeriques, qu’ils soumettaient pour verification aux membres de la seconde section. Cette division du travail, cette repartition des competences, des qualifications et des effectifs sent notables. Elles correspondent tout a fait a la triade: bureau d’etude, bureau des methodes et de preparation, production, qui regne dans les entreprises modernes. Ou plus pres de l’informatique, a la repartition entre analystes, programmeurs, operateurs. Pour faire de cette manufacture un service informatique, il ne manque que la machine. Ce qui revient a dire que la decouverte technique, la machine ne sont pas l’origine, le determinant des formes d’exploitation qui les utilisent. Le projet d’exploitation est ind~pendant de ses instruments mecaniques. Dans le cas present il est elabore tres claire- ment et consciemment, avant toute idee de mecanisation. Mais cette derniere apparait vite a sa suite, comme on va le voir avec Babbage. On comprend ainsi

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que de la m&me facon le taylorisme soit Clabore a peu pres independamment de toute mecanisation, a propos de charroi et de pelletage, plutot que d’usinage complexe. Et que le m~canisation strive trts vite aprb, grace a Ford.

Charles Babbage (1792-1871) consider& a juste titre comme pricurseur et du taylorisme et de l’informatique, a des 1832, fort bien note l’interet de l’idee et de la realisation de Prony:

the effect of the division of labour, both in mechanical and in mental operations, is, that it enables us to purchase and apply to each process precisely that quantity of skill and knowledge which is required for it: . _ . we . . . avoid the loss arising from the employment of an accomplished mathematician in performing the lowest process of arithmetic.3

Done d’abord diviser le travail en operations simples, de facon a ne payer qu’au minimum I’execution de chacune. Ensuite pour les operations les plus simples, mecaniser; et &peter ceci pour augmenter la simplification: ‘when the completion of a calculating-engine shall have produced a substitute for the whole third section of computers, the attention of analysts will be directed to simplifying its application. . . .‘4 Et il ajoute ‘when a sufficient number of machines have been made, a multitude of other persons, possessed by a lower degree of skill, must be employed in using them; these form the third section: but their work, and the just performance of the machines, must still be superin- tended by the second class.” 11 y a une similitude tout a fait remarquable entre cette description et ce qui se passe de nos jours dans les bureaux d’etudes, avec la mise en place des procedures de conception assistee par ordinateur, qui introduisent, chez les ingenieurs et techniciens, la mecanisation du travail mental.6

Faut-il attribuer au seul &at de la technique l’echec de Babbage dans ses tentatives de fabrication d’une calculatrice ? Sans doute pas.’ 11 &once trbs clairement lui-meme les conditions qui auraient CtC necessaires a son succbs: ‘the division of labour cannot be successfully practised unless there exists a great demand for its produce; and it requires a large capital to be employed in those arts in which it is used.‘3 On sait que Babbage abandonna sa premiere machine analytique, pour entreprendre une machine differentielle, plus spe- cialisee qu’il n’acheva pas non plus. Mais on sait aussi qu’une version de cette derniere, perfectionnee par Scheutz en 1853, sur les indications de Babbage lui-m&me, fut exposee a Londres en 1854 puis a Paris, et enfin achetee en 1856 par le Dudley Observatory d’Albany, oii, selon d’ocagne (1905) elle demeura en usage pour les calculs de tables logarithmiques et trigonometriques. En outre une copie de celle-ci fut utilisee a Londres par le bureau du Registre General pour le calcul des esperances de vie. Enfin un modble perfection& par Wiberg fut utilise pour le calcul de logarithme, et present& en 1863 a l’Acad& mie des Sciences. La machine de Babbage etait done tout a fait capable de fonctionner.

Notons aussi que la machine Clectromagnetique de Hollerith, brevetee en 1889, utilisee pour le recensement americain de 1890 repose sur l’emploi de cartes perforees, inspire de Jacquard. On pourrait montrer que, si le besoin

Jean-Pierre Poitou

s’en ttait presente, une telle machine aurait Cte realisable. Mais le contours de capitaux qu’a exige le developpment de la mecanographie - sans parler du calcul electronique - ne pouvait etre reuni faute dune demande suffisante. En effet l’administration des entreprises Ctait, avant notre siecle. encore Iegere. demandait peu d’ecritures. En outre, l’organisation de la production etait encore surtout le fait des ouvriers et contremaitres, et n’exigeait pas non plus un grand travail de bureau. Faute de demande pas de capitaux, et done pas de machine-outil pour le travail mental.

Nous allons precisement voir maintenant, a titre de confirmation, et a propos de la machine-outil dans la metallurgic, comment l’organisation de la production est conque avant sa mecanisation. Ce qui nous conduira a Taylor, et precisement au developpement de la bureaucratic industrielle qui necessita celui de l’informatique. Pour cette excursion dans la metallurgic, nous nous interesserons a M. Blanc, armurier et avignonnais.

Blanc, ou Le Blanc, maitre arquebusier, se preoccupe des 1763, de fabriquer des armes dont les pieces soient parfaitement identiques entre elles, et done interchangeables. D’ou reduction des coQts de fabrication, par reduction du temps d’assemblage, facilite d’entretien, mais surtout, avantage capital pour une armee en campagne, reparation rapide et aide:

. . . l’usage ordinaire des platineurs est de donner en m&me temps la forme a toutes les pieces composant la platine . par consequent pour faire accorder ces pieces . . . laisser du fer a une piece pour remplacer celui qui manque a une autre piece et que souvent I’ouvrier a maladroitement Bt& de trop. ce qui prouve l’impossibilite de trouver parmi quelques platines deux pieces Cgales qu’on puisse changer au besoin. .’

Blanc ne s’est pas preoccupe le premier de l’unification de l’armement, preconisee par Reaumur et surtout Gribeauval, qui s’interesse a lui et le fait nommer controleur principal des manufactures de St Etienne, Charleville et Maubeuge. 11 a seulement - mais c’est capital - propose et mis en oeuvre l’unification des elements constituants des armes. 11 est au nombre des inven- teurs de notions aussi Cvidentes de nos jours que la fabrication de serie et la piece de rechange normale.

Les manufactures ne sont pas des arsenaux d’Etat, mais un ensemble de batiments, installations et machines concedees a un ou plusieurs entrepre- neurs prives, qui y font executer les commandes des Armees. Ceci n’exclut pas, la production d’armes par des ateliers artisanaux ou familiaux. Blanc est fort conscient des disparites introduites par ces conditions de productions dans la fabrication des pieces. Jusqu’a sa mort, en 1802, il affrontera sans sucds definitif plusieurs difficult&: insuffisance de l’outillage, dispersion des moyens de production, dispersion de la force de travail, formation inade- quate. La manufacture qu’il a Ctablie grace a l’aide de 1’Etat a Roanne, periclite apres sa mort, les investissements et le fonctionnement fort cotiteux joints a l’irregularite des paiements de I’Etat conduisent a l’echec son succes- seur. Blanc fit des efforts importants sur le plan technique pour ameliorer l’outillage. Outre les difficult& likes aux mesures, et en partie reduites par le

La Division du Travail Mental

systbme mCtrique, il fallait imposer des modkles, des gabarits pour guider 1’exCcution de pi&es identiques. Toutefois l’exbcution elle-m&me restait manuelle. Une unification parfaite de la production exigeait la prCcision de la machine-outil, et conjointement une pCdagogie du geste rCpCte, dont les conditions sociales ne sont pas acquises ti 1’Cpoque de Blanc, qui finit par devoir l’admettre:

. . . il est sensible d’ailleurs que les principes de fabrication ne peuvent &tre uniformes dans les manufactures . . . c’est d’abord la dkpense considerable qu’occasionnerait l’ttablissement des outils rkcessaires pour ce genre de fabri- cation dans chaque manufacture. C’est ensuite la difficult6 qu’il y aurait de maintenir une identitk parfaite dans la fabrication des outils destirks pour chaque manufacture, d’assurer 1’identitC du travail auquel il servirait. . . .

Normer l’outillage et le pro&d6 de fabrication serait inutile si la main d’oeuvre demeure Cparse sans contrble, lorsque:

. . Le plus grand nombre des ouvriers sont &angers (a l’ttablissement) et ont ttC imbus de mauvais principes . . un vice encore plus funeste dans nos manu- factures d’armes, c’est qu’elles ont &t 1ivrCes B l’entreprise de gens qui se sont bien moins occupts du bien du service que des moyens qui pouvaient augmenter leurs fortunes. . . .

Malgr6 l’aide de 1’Etat g son Ctablissement de Roanne, Blanc se heurtera ?I de graves rksistances de la part des entrepreneurs et de la part des ouvriers. Les premiers sont mena& d’etre privCs de p&voir exploiter une main-d’oeuvre qualifiCe, qui elle-mCme se sent menacCe de disparition: ‘. . . la rCpugnance invincible qu’ont manifest6 les proprittaires de ces manufactures . . . (qui) tiennent g leur ancienne routine sans considCrer le bien qui rCsulterait pour leurs ouvriers de la fabrication suivant la nouvelle mCthode dont les progres ont &e sans cesse contrariks. . . .‘9 Cette resistance trouvera une expression politique: la commission nommCe par le minist&e de la guerre fera des rCserves envers le syst&me de Blanc, consid& susceptible de conduire au ch6mage. et de ce fait peu ‘rkpublicain’. Blanc exprime en effet t&s claire- ment la nCcessit6 de resteindre l’emploi d’ouvriers habiles g la seule fabri- cation de l’outillage, et d’employer 3 la production proprement dite une main-d’oeuvre non qualifiCe: ‘. . . en formant d’excellents ouvriers en plu- sieurs genres, par la fabrication des machines et des outils de toute espkce qui servent 2 ce nouveau travail; et ?I la faveur de ces m$mes outils l’on pourra occuper de pauvres journaliers, . . . m&me des enfants depuis 1’2ge de dix ans. . .’ Nous retrouvons ici encore ce qu’on nomme aujourd’hui la bipolarisation de la force de travail.

La post&it6 de notre avignonnais fut amkricaine. Ses travaux avaient retenu l-attention de Thomas Jefferson, qui dCcrivait au Congrts en 1785 sa visite B un armurier nomme le Blanc, chargC par le gouvernement d’organiser une manufacture d’armes dont le principe pourrait Ctre utile aux Etats Unis. A deux points de vue principaux: facilite d’entretien des armes et baisse des prix de production: ‘he thinks he shall be able to furnish the musket two livres cheaper than the common price’.‘O

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Ces travaux Ctaient-ils connus d’Eli Whitney. l’inventeur du ‘corr011 gin’ qui en 1798 propose au gouvernement des Etats Unis la construction d‘une usine d’armement aux machines mhes par la force hydraulique. et destinee i produire des pieces de fusil ‘as much like each other as the successive impressions of a copper-plate engraving”? Non semble-t-il. Mais Whitney voyait aussi nettement que Blanc l’interet de I‘entreprise: ‘to substitute cor- rect and effective operations of machinery for that skill of the artist which is acquired only by long practice and experience, a species of skill which is not possessed in this country to any considerable extent’.60 Precisement ce defaut s’avera une chance pour I’industrie americaine naissante. Les ouvriers tres qualifies Ctaient trop peu nombreux pour entraver comme en France, la mecanisation de leur metier par une methode de production destinee a pallier leur rarete: ‘the United States, with but few skilled gunsmiths to resist. perhaps, the mechanization of their craft, was a favourable ground for ther introduction of the new system of manufacture. which became known in Europe as the “American” system’.”

La premiere moitie du dix-neuvieme siecle, surtout en Angleterre, connait de nombreuses inventions dans le domaine de la machine-outil. Une lignee de mecaniciens, souvent Cl&es les uns des autres, de Wilkinson a Nasmyth conduit la machine-outil jusqu’a un point de perfection qu’elle ne depassera vraiment qu’aujourd’hui avec la commande numerique. La machine-outil .apporte bien stir rapidement une baisse des couts de production. En 1856 Whitworth se felicitait que le prix du pied carre de fer fondu dresse soit tombe en trente ans de deuze shillings a moins d’un penny.” Mais la machine-outil fut d’abord et surtout con9ue comme l’instrument dune precision superieure a celle de la main, bien plus que comme moyen de production de masse. C’etait d’abord un outil personnel, souvent garde secret, non destine a la vente.

On peut juger son essor tardif. Bien des connaissances mecaniques neces- saires a son progres Ctaient disponibles au dix-huitieme siecle, comme en temoigne l’industrie horlogere, le tournage decoratif et la fabriction d’instru- ments scientifiques. 13*14 Le principe de la mesure par Vernier Ctait connu Cgalement. Enfin quoiqu’en petite quantite, l’acier fondu au carbone, neces- saire aux outils coupant le metal Ctait produit au dix-huitieme siecle. l5 Un des premiers exemples connus d’utilisation de machines-outils pour la production de masse est l’atelier de fabrication de poulies de 1’AmirautC britannique a Portsmouth, install6 par un emigre franqais, Brunei, entre 1801 et 1808. 11 s’agissait du travail du bois. Pour la metallurgic, il faut attendre 1853, ou une commission royale britannique fut chargee d’etudier la production d’armes leg&es selon le ‘systeme amCricain’.r6

Ainsi le succes d’Eli Whitney dans l’etablissement dune manufacture de pieces interchangeables indique qu’un des principaux obstacles a l’entreprise de Blanc fut la resistance des entrepreneurs qui utilisaient une main-d’oeuvre qualifiee et dispersee, et celle de ces ouvriers eux-memes. La machine-outil vint ensuite apporter le moyen de mecaniser et de repandre ce pro&s de production, qui s’etait impose d’abord sans elle. Elle paracheva et Ctendit son sucds. Elle ne le suscita pas. La seconde moitie du dix-neuvieme siecle fut

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consacree a l’extension continue de cette organisation de la production. Peu a peu les connaissances pratiques des ouvriers Ctaient transcrites dans les meca- nismes toujours plus efficients et p&is, qui imposaient leur propre rythme de travail a leurs servants.

On a souvent souligne que Taylor n’avait pas invent6 un systbme, mais systematise des pratiques. On a remarque que ses contributions proprement techniques ou scientifiques ttaient tout a fait secondaires. Au reste ne le reconnait-il pas lui meme: ‘Scientific management does not necessarily involve any great invention, nor the discovery of new or startling facts”‘? Nous n’y insisterons pas davantage. Retenons de l’oeuvre de Taylor la volontt clairement dite de deposseder les ouvriers de leur connaissances pratiques traditionnelles au profit de la direction des entreprises, la pedagogic du geste automatique, le developpement des bureaux d’etudes et des methodes, done la croissance de la bureaucratic d’entreprise. La preparation du travail de chaque ouvrier a partir des don&es deja Ctablies sur l’efficience des gestes et methodes, l’enseignement de ceux-ci et le controle de l’execu- tion de chaque &he, enfin l’observation, la simplification et la reorganisation des pratiques en usage, et l’archivage de toutes ces donnees, conduisent a un developpement considerable d’une bureaucratic industrielle, qui rend extre- mement lourde et paperassiere la gestion du prods de production. De sorte que les benefices de la taylorisation risquent assez vite d’etre dissipes par les frais qu’occasionne cette gestion complexe qui en est une consequence. 11 s’impose alors d’appliquer a ces travailleurs non directement productifs les methodes dont ils doivent assurer l’application aux travailleurs de production. La division du travail mental devient une necessite qui conduit assez vite a celle de l’automatiser. Ceci explique sans doute pourquoi l’informatique fut d’abord consacree a la gestion, et est seulement maintenant orientee vers la production: la bureaucratic engendree par le taylorisme et le fordisme com- mencait a Ctre un cout excessif. La demande existait done pour l’automatis- ation. En outre la capacite a rassembler du capital pour la fabrication d’outils couteux s’etait fort accrue depuis l’epoque de Babbage. Les deux conditions Cnoncees par ce dernier: demande et capital important, Ctaient reunies. La machine-outil du travail mental n’avait plus de resistance devant elle.

Jean-Pierre Poitou

NOTES

1. Note sur une publication, proposke par le gouvernement anglais des grandes tables logarithmiques et trigonomttriques de M. de Prony (Paris: Didot , 1820).

2. C. Babbage, On the Economy of Machinery and Manufacture (Londres: C. Knight, 1835). p. 192.

3. Ibid., p. 201. 4. Ibid., p. 195. 5. Ibid., p. 196. 6. Par exemple voir W. C. Emerson, ‘Leyland automobiles’, ComputerAided Design

8 (1976) (3). 193-7.

Jean-Pierre Poitou

7.

8.

9. 10.

11. 12. 13.

14.

1.5.

16. 17.

Voir H. H. Goldstine, The Computer from Pascal ro Van Neumurm (Princeton: Princeton University Press, 1972). Le Blanc, Rapport au Ministere de la Guerre (1790). Cite par J. Laviolette. ‘Identite et interchangeabilite dans l’armement’. Technique et Culture I (1979). 133-41. Ibid., p. 136. K. R. Gilbert, ‘Machine-tools’. in A History of Technology IV, C. Singer, E. J. Holmyard, A. R. Hall and T. I. Williams, eds. (Oxford: Clarendon Press. 1958). p. 437. Ibid., p. 438. Ibid., p. 433. M. Daumas, Les instruments scientifiques au XIIkme et XVIII&me siPcles (Paris: Presses Universitaires de France, 1953). M. Daumas, ‘Precision mechanics’, in A History of Technology IV, C. Singer, E. J. Holmyard, A. R. Hall and T. I. Williams, eds. (Oxford: Clarendon Press, 1958). G. Adatte, ‘Quelques donnees schematiques sur l’histoire de la machine-outil’. Technique et Culture I (1979), 126. See pp. 125-32. See Gilbert, op. cit. Taylor (1911), p. 139.