Presentation C Soudan

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1 Les enjeux d'une publication électronique ouverte Lorsque j'ai commencé à réfléchir à ce que j'allais vous présenter aujourd'hui, il me semblait moins aventureux de soigneusement « localiser » mon intervention et de parler depuis le lieu par lequel je suis initialement entrée dans le monde de l'édition électronique. C'est ce que je vais faire rapidement En deux mots : je suis ingénieur d'études dans une des nombreuses équipes qui composent le Centre de recherches historiques, une unité mixte CNRS-EHESS. Vers 2002 ou 2003, certains jeunes doctorants qui avaient pris une part active aux travaux de ce groupe ont commencé à quitter Paris. Nous avons commencé à réfléchir sur la meilleure façon de mettre en place (en quelque sorte) ce que le CNRS appelait quand j'y suis entrée en 1991-1992 un « Laboratoire sans murs ». C'est dans ce contexte que j'en suis venue à profiter de tout le travail effectué par Revues.org, en créant une petite revue : Les Dossiers de Grihl . N'ayant aucun passé en matière d'édition papier, nous avons d'emblée opté pour l'ouverture électronique maximale, sur le portail de Revues.org, sans nous soucier aucunement de la moindre considération pour les aspects économiques, par exemple. En revanche, les enjeux institutionnels et surtout scientifiques sont entrés en ligne de compte dans notre décision. Le seul aspect économique que nous percevions alors était que notre groupe de recherche fonctionnait alors sans budget propre, que notre seul apport ne pouvait être que notre bonne volonté, notre temps et notre envie de participer à une publication électronique. Et il faut bien constater que ce qui n’avait été pensé au début que comme un moyen de maintenir la cohésion d’une petite équipe est devenu, de par sa structure « open access », un vrai outil de recherche scientifique pour une communauté aux contours moins nets mais en tout cas bien plus large que nos seuls collègues et amis. Il se peut donc que le discours que je vais tenir soit un peu trop « orienté-chercheur », mais c'est un biais que je vais essayer de corriger au fur et à mesure, en faisant intervenir les autres acteurs. Et si j'en oublie, je vous prie par avance de m'en excuser et je vous remercie de me corriger. Pour commencer, on peut faire un constat : il semble y avoir déjà beaucoup de flou autour de la seule notion d'« ouverture ». C'est en partie dû à l'ambiguïté de la traduction de « Open », mais aussi à l'évolution concrète qu'a connu l'édition électronique et le mouvement de l'Open Access depuis son lancement au début des années 1990.

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Les enjeux d'une publication électronique ouverte

Lorsque j'ai commencé à réfléchir à ce que j'allais vous présenter aujourd'hui, il me

semblait moins aventureux de soigneusement « localiser » mon intervention et de parler

depuis le lieu par lequel je suis initialement entrée dans le monde de l'édition

électronique. C'est ce que je vais faire rapidement

En deux mots : je suis ingénieur d'études dans une des nombreuses équipes qui

composent le Centre de recherches historiques, une unité mixte CNRS-EHESS.

Vers 2002 ou 2003, certains jeunes doctorants qui avaient pris une part active aux

travaux de ce groupe ont commencé à quitter Paris. Nous avons commencé à réfléchir

sur la meilleure façon de mettre en place (en quelque sorte) ce que le CNRS appelait

quand j'y suis entrée en 1991-1992 un « Laboratoire sans murs ». C'est dans ce contexte

que j'en suis venue à profiter de tout le travail effectué par Revues.org, en créant une

petite revue : Les Dossiers de Grihl.

N'ayant aucun passé en matière d'édition papier, nous avons d'emblée opté pour

l'ouverture électronique maximale, sur le portail de Revues.org, sans nous soucier

aucunement de la moindre considération pour les aspects économiques, par exemple. En

revanche, les enjeux institutionnels et surtout scientifiques sont entrés en ligne de

compte dans notre décision. Le seul aspect économique que nous percevions alors était

que notre groupe de recherche fonctionnait alors sans budget propre, que notre seul

apport ne pouvait être que notre bonne volonté, notre temps et notre envie de participer

à une publication électronique. Et il faut bien constater que ce qui n’avait été pensé au

début que comme un moyen de maintenir la cohésion d’une petite équipe est devenu, de

par sa structure « open access », un vrai outil de recherche scientifique pour une

communauté aux contours moins nets mais en tout cas bien plus large que nos seuls

collègues et amis.

Il se peut donc que le discours que je vais tenir soit un peu trop « orienté-chercheur »,

mais c'est un biais que je vais essayer de corriger au fur et à mesure, en faisant

intervenir les autres acteurs. Et si j'en oublie, je vous prie par avance de m'en excuser et

je vous remercie de me corriger.

Pour commencer, on peut faire un constat : il semble y avoir déjà beaucoup de flou

autour de la seule notion d'« ouverture ». C'est en partie dû à l'ambiguïté de la

traduction de « Open », mais aussi à l'évolution concrète qu'a connu l'édition

électronique et le mouvement de l'Open Access depuis son lancement au début des

années 1990.

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A très gros traits, on peut dire que le mouvement a été déclenché par le caractère

déraisonnable des pratiques de certains éditeurs dans les sciences physiques, chimiques

ou médicales notamment où les « grandes » revues sont moins nombreuses qu’en SHS.

Dès 1991, donc, des serveurs ont été créés afin que les chercheurs puissent stocker eux-

mêmes d’abord leurs préprints, puis leurs postprints, afin de rendre les résultats de leurs

travaux accessibles immédiatement et gratuitement à l’ensemble de leur communauté

scientifique. Ces dépôts institutionnels sont devenus à la fois un élément constitutif de ce

mouvement et une étape désormais incontournable pour le monde des chercheurs mais

aussi pour celui des éditeurs qui ne sont toutefois pas restés les bras croisés devant cette

évolution.

Ces dépôts sont malencontreusement appelés « archives ouvertes » en français – le

terme « archive » prêtant évidemment à confusion. Ces dépôts sont en fait de réservoirs

de données issues de la recherche scientifique et de l'enseignement, accessibles sur

internet et dont l'accès est ouvert grâce à l'utilisation de protocoles qui permettent une

interopérabilité avec d'autres serveurs. Le protocole le plus largement suivi aujourd'hui

s'appelle OAI-PMH (Open Archive Initiative Protocol for Metadata Harvesting) : il décrit

des techniques pour l'interrogation des bases de données et leur description. « archives

ouvertes » fait alors référence à la fois à l'accès ouvert à toute la communauté, mais

aussi l'ouverture des systèmes sous-jacents aux moteurs de recherche pour moissonner

globalement les publications. Ce même protocole règle encore le mode de description des

documents : les métadonnées.

Le mouvement de l'Open Access s'est développé à partir des années 90 en partie dans le

monde des chercheurs, et a été relayé par un nombre croissant d'institutions

universitaires et de recherche. La dernière étape en date est toute récente : c’est la

signature par La CPU (Conférence des présidents d'université) et la CGE (Conférence des

grandes écoles) de la « déclaration de Berlin » sur « le libre accès à la connaissance en

sciences exactes, sciences de la vie, sciences humaines et sociales » à l'occasion de la

conférence internationale « Berlin 7 », à l'université Paris-I Pantheon-Sorbonne, les 2 au

4 décembre derniers. Cette déclaration de Berlin qui date d'octobre 2003 « sur le libre

accès à la connaissance en sciences exactes, sciences de la vie, sciences humaines et

sociales » concerne les « résultats originaux de recherches scientifiques, les données

brutes et métadonnées, les documents sources, les représentations numériques de

documents picturaux et graphiques, les documents scientifiques multimédia ».

Cette signature représente un engagement réel des institutions françaises en faveur du

libre accès.

Il est prévu, souhaité, que les auteurs et propriétaires des droits « concèdent à tous les

utilisateurs un droit gratuit, irrévocable et mondial d'accéder à l'œuvre en question, ainsi

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qu'une licence les autorisant à la copier, l'utiliser, la distribuer, la transmettre et la

montrer en public, à réaliser et diffuser des œuvres dérivées, sur quelque support

numérique que ce soit et dans quelque but responsable que ce soit, sous réserve de

mentionner son auteur ». La définition précise que sont autorisées « des copies

imprimées en petit nombre pour un usage personnel »1.

La déclaration de Berlin mentionne également qu'une version complète de l'œuvre doit

être déposée « sous un format électronique approprié auprès d'au moins une archive en

ligne », utilisant les normes techniques des archives ouvertes. Ce dépôt est géré « par

une institution académique, une société savante, une administration publique, ou un

organisme établi ayant pour but d'assurer le libre accès, la distribution non restrictive,

l'interopérabilité et l'archivage à long terme ». Les signataires s'engagent notamment à

encourager les « chercheurs et boursiers à publier leurs travaux selon les principes du

paradigme du libre accès », à encourager « les détenteurs du patrimoine culturel à

soutenir le libre accès en mettant leurs ressources à disposition sur Internet ». La

déclaration prévoit également de « développer les moyens et les modalités pour évaluer

les contributions au libre accès et les revues scientifiques en ligne pour maintenir les

critères d'assurance qualité et d'éthique scientifique ».

Ce mouvement de l'Open Access n'est donc pas resté au seul stade de la belle idée,

grande et généreuse, comme la paix dans le monde (comme certains sceptiques avaient

pu le dire dans les années 90). En une décennie, il a donné lieu à la création ou à la

transformation de revues en libre accès et à la mise en place d'archives ouvertes.

Evidemment, les politiques mises en œuvre par les institutions qui accompagnent ce

mouvement peuvent être très différentes, mais toutes visent à accroître la visibilité de la

recherche.

Pour les chercheurs, dans l'organisation de leur travail, c'est tout d'abord une nouvelle

façon de travailler et de rassembler leurs sources, qui n'est pas encore totalement

appréhendée sous toutes ses facettes. La masse d'informations à leur disposition ne

cesse de croître, les modes de recherche documentaire sont en pleine mutation. Les

portails comme BiblioSHS sont encore parfois utilisés comme de simples bibliothèques

dans laquelle on va chercher un document préalablement identifié. D'autres chercheurs

(souvent plus jeunes, ceux que l’on nomme les « Digital-natives » parce qu’ils sont nés

avec l’informatique – ce qui ne signifie aucunement qu’ils dominent l’outil), téléchargent

tout ce qui pourraient les intéresser de prêt ou de loin, en passant par google, yahoo ou

tout autre moteur de recherche. Ils se retrouvent avec une masse d'information qu'ils

sont ensuite dans l'incapacité d'absorber et de traiter. Les résultats qu'ils en tirent en

1 Les citations que je reprend ici sont celles qui figurent dans le communiqué transmis par AEF info le 3 décembre 2009 dernier.

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termes de connaissance sont superficiels. Submergés par cette masse d’informations, ils

peuvent avoir beaucoup de mal à ne faire que surfer sur la littérature.

Il y a un apprentissage des nouveaux outils de recherche qui se fait mal : les chercheurs

qui ne participent pas au mouvement de l'Open Access de l'intérieur sont encore peu au

fait du fonctionnement et du rôle des métadonnées par exemple, et donc ne savent pas

comment en tirer pleinement partie. Les bibliothécaires-documentalistes ont sans doute

là un espace de médiation à conquérir ou à reconquérir.

Pour les chercheurs qui dominent davantage les nouveaux outils de consultation (et ils

sont malgré tout de plus en plus nombreux), l'édition électronique ouverte n'est pas

seulement un moyen d'accroître leur visibilité au sein de leur communauté scientifique

traditionnelle, c'est aussi un changement d'échelle de leur périmètre de travail car l'un

des effets de l'Open Access c'est aussi l'explosion des contours des disciplines, ou plutôt,

la frontière disciplinaire devient un des critères interrogeables parmi bien d'autres. C'est

un peu le retour de la « Communauté scientifique » avec un C majuscule.

Une fois qu’un chercheur a bouclé sa recherche et que celle-ci se traduit par ce que le

CNRS appelait un « produit tangible et daté » - à savoir, une mise en mots/ en chiffres /

en tableaux de ses résultats - on comprend sa motivation pour que son article soit mis

rapidement à la disposition du plus grand nombre. C'est l'une des principales voies dont il

dispose (avec les colloques, par exemple) pour se positionner dans son champ. Le choix

de la forme électronique – et de l'édition électronique ouverte en particulier – ne va pas

encore parfaitement de soi, surtout en SHS, mais les choses bougent assez vite. L'idée

selon laquelle la qualité de l'information publiée sur papier serait nécessairement

supérieure à celle publiée sur Internet reste tenace, même si elle perd beaucoup de

terrain.

L'un des aspects essentiels que les chercheurs (surtout en SHS semble-t-il) ne voient pas

ou ne veulent pas voir, c'est la chaine économique. Pas plus celle qui sous-tendait la

publication tout-papier que celle qui sous-tend actuellement le monde de l'édition

électronique. Que l'on soit dans le papier ou l'électronique, la publication scientifique

coûte cher et son marché est inélastique.

De plus, avec internet, on assiste à une redistribution des rôles économiques. Par

exemple, ce n'est clairement plus le lecteur qui paie. Il n'est pas sûr que les institutions

universitaires et de recherche aient considérés sous tous ces angles (et notamment

économiques) les implications du passage à l'édition électronique ouverte. Il semble que

ces institutions prévoyaient que l'Open Access établirait un modèle d'édition dans lequel

les coûts d'abonnement seraient réduits, voire supprimés. Le moins que l'on puisse dire,

c'est que c'est loin d'être le cas : Parce que le nouveau modèle éditorial ne s'est pas mis

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en place intégralement et aussi parce que dans cette phase de flou dans laquelle on est

encore aujourd'hui, les éditeurs, eux, ont su analyser la situation et réagir assez vite

pour intégrer l'Open Access dans leurs équations, en pervertissant au passage le grand

idéal initial.

Deux solutions sont proposées :

La première (qui est la principale que l’on rencontre en SHS) est la mise en pace d’une

« barrière mobile ». Le terme employé en anglais est beaucoup explicite, c’est celui de

« embargo ». L’accès libre et gratuit est décalé dans le temps. Les intérêts économiques

de la revue papier sont préservés, mais on perd la mise à disposition immédiate des

résultats de la recherche au plus grand nombre.

La seconde solution n’est, à ma connaissance pas appliquée en SHS. C’est l’Open

Choice : il faut payer pour publier2. Pas le chercheur, mais son institution, cette même

institution qui doit aussi payer pour libérer l'accès aux documents qui font l'objet de la

barrière mobile.

Il y a un blog que je trouve très éclairant sur toutes ces questions (et les nombreuses

autres que je ne pourrai pas aborder, qui touchent aux bibliothèques, ou encore au rôle

des referees ou à celui des réviseurs, par exemple), c'est celui de Bernard Rentier qui est

recteur de l'Université de Liège. De billets en billets, on voit bien se dessiner ce qui se

joue à la fois au niveau de la recherche en tant qu'activité scientifique et au niveau de la

gestion de l'administration d'une université.

Dans l'un de ses billets de septembre 2009, il présente notamment l'une des structure

élaborée pour contrecarrer les dérapages actuels et redonner son sens à la notion

d'« ouverture ». Il s'agit de la mise en place de l'EOS (Enabling open Scholarship) dont

l'objectif est de regrouper les universités et les organismes de recherche autour du « seul

modèle qui, selon lui, puisse encore répondre à l’absolue nécessité du maintien de l’accès

le plus large et le moins cher possible à la littérature de recherche », à savoir la

constitution, par les institutions de recherche, de dépôts bibliographiques de textes

intégraux en version XML ou HTML. Des dépôts qui doivent être institutionnels pour être

complets (les dépôts thématiques devant rester complémentaires). « [...] cela donne

donc au chercheur la visibilité maximale, et au lecteur un maximum de chances de lire

tout ce qui l’intéresse. En même temps, on ne tue pas le modèle de la publication de

journaux car il restera toujours une demande pour feuilleter des revues, avec l’avantage

de tomber par hasard sur un article qu’on n’aurait nullement cherché. Mais en même

2 Voir l’exemple des éditions Springer : http://www.springer.com/open+access/open+choice?SGWID=0-40359-0-0-0

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temps on maintient une pression en faveur du retour à des coûts mesurés et on offre un

accès total à l’information ».

Il finit l'un de ses billets en disant (et là j’ai personnellement envie de le suivre) « A la

limite, on pourrait imaginer qu’un jour, les publications se fassent exclusivement par

cette voie et que les chercheurs reprennent enfin la maîtrise complète d’un processus

tout au long duquel ils contribuent activement, en rédigeant, en révisant et en achetant.

Il suffirait alors d’assurer la révision par les pairs (eux-mêmes des chercheurs) et de

constituer des comités d’évaluation qui auraient un label de qualité et qui accorderaient

leur feu vert aux articles de bonne tenue, les universités s’engageant à assortir de cette

garantie les articles qui l’auraient méritée. On pourrait même envisager que seraient

publiés conjointement les commentaires des réviseurs. Chacun saurait ainsi que tel ou tel

article a été revu. Dire que ceci est impossible en se passant des éditeurs est, d’une part,

absurde puisque les éditeurs vont chercher des chercheurs pour effectuer les révisions

et, d’autre part, méprisant pour les chercheurs car l’insinuation est que seuls les éditeurs

peuvent garantir le sérieux et l’impartialité ».

Ce modèle qui conduirait à terme à ce que certains appellent des publications liquides

(c'est une notion qui me plait personnellement beaucoup), qui consiste à considérer

qu'une connaissance (et donc la publication qui en rend compte) n'est jamais aboutie,

qu'elle avance suivant un processus collaboratif en perpétuelle évolution.

Open Source + Publication liquide : on s'approche là d'un idéal de communauté

scientifique.....

Cécile Soudan (CRH-Grihl) 11 décembre 2009