prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une...

65
prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com 1 prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com Histoire de la philosophie moderne et contemporaine 1 — Atelier philosophique 2016-2017 Laurent Cournarie prepasaintSernin https://prepasaintsernin.wordpress.com Les articles publiés sur prepasaintSernin sont protégés par droit d’auteur. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE ET CONTEMPORAINEErreur ! Signet non défini. 1. Projet d’une archéologie de la modernité ...............................................2 2. Back to the Greeks ! .................................................................................3 3. Back to the Moderns ! ..............................................................................7 4. L’Urtext platonicien ..................................................................................8 5. L’origine à la commande........................................................................11 6. La question de l’Europe .........................................................................15 7. Le moderne ou l’impensable selon l’antique .........................................24 8. Philosophie ou histoire de la philosophie ? ...........................................28 9. Philosophie analytique vs philosophie continentale ..............................31 10. La philosophie comme déconstruction ................................................42 11. La philosophie antique : un cas d’écoles .............................................49 (1) Socratisme .............................................................................................57 (2) Cynisme.................................................................................................57 (3) Scepticisme ...........................................................................................58 (4) Epicurisme .............................................................................................60 (5) Stoïcisme ...............................................................................................62

Transcript of prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une...

Page 1: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

1

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

Histoire de la philosophie moderne et contemporaine 1 — Atelier philosophique 2016-2017

Laurent Cournarie

prepasaintSernin

https://prepasaintsernin.wordpress.com

Les articles publiés sur prepasaintSernin sont protégés par droit d’auteur. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE ET CONTEMPORAINEErreur ! Signet non défini. 1. Projet d’une archéologie de la modernité ............................................... 2 2. Back to the Greeks ! ................................................................................. 3 3. Back to the Moderns ! .............................................................................. 7 4. L’Urtext platonicien .................................................................................. 8 5. L’origine à la commande ........................................................................ 11 6. La question de l’Europe ......................................................................... 15 7. Le moderne ou l’impensable selon l’antique ......................................... 24 8. Philosophie ou histoire de la philosophie ? ........................................... 28 9. Philosophie analytique vs philosophie continentale .............................. 31 10. La philosophie comme déconstruction ................................................ 42 11. La philosophie antique : un cas d’écoles ............................................. 49 (1) Socratisme ............................................................................................. 57 (2) Cynisme ................................................................................................. 57 (3) Scepticisme ........................................................................................... 58 (4) Epicurisme ............................................................................................. 60 (5) Stoïcisme ............................................................................................... 62

Page 2: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

2

1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie, et plus particulièrement de la philosophie moderne et contemporaine. Il s’agit d’exposer la philosophie par son histoire en présentant succinctement les systèmes, les écoles philosophiques au cours des siècles après la Renaissance. L’ambition pédagogique d’un tel cours est de donner des repères historiques en philosophie susceptibles d’aider le travail de problématisation et l’usage des références des philosophes modernes. Mais pourquoi privilégier la philosophie moderne et contemporaine ? L’hypothèse est qu’elle est peut-être plus pertinente pour essayer de comprendre notre monde et pour permettre à la philosophie d’être ce qu’elle mérite d’être : un effort (un défi inouï, un orgueil démesuré) pour saisir conceptuellement le présent1. Mais peut-on commencer par la philosophie moderne pour comprendre par son histoire la Modernité ? Un premier doute ici se fait jour. Il faudrait pouvoir commencer directement par la philosophie moderne, reprenant en cela sans doute le geste moderne par excellence. Notre doute est ici involutif, anti-moderne : le doute élevé par Descartes en méthode moderne de la vérité revient sous la forme ordinaire d’un scrupule. Péguy écrit à propos de Descartes ainsi (Note conjointe sur Descartes, 1914) : « Y eut-il jamais audace aussi belle et aussi noblement et modestement cavalière, et aussi décente, et aussi couronnée, y eut-il jamais aussi grande audace et atteinte de fortune. Descartes, dans l’histoire de la pensée,

ce sera toujours ce chevalier français qui partit d’un si bon pas ».

Nous n’emboîterons pas le pas de cette marche héroïque de Descartes. Nous ferons d’abord le contraire : pour avancer vers la modernité il faut revenir à l’Antiquité, c’est-à-dire commencer par problématiser notre rapport à la culture antique. La progression commence par une régression, la marche par un pas en arrière. Car la philosophie moderne qui rompt avec la philosophie antique est en même temps impensable sans elle. Peut-être même faudra-t-il reconnaître tout ce que la pensée moderne doit à la culture antique mais en ayant conscience que cette filiation (Modernité/Antiquité) si elle est un fait est aussi en même temps et plus essentiellement une question. Nous n’en avons pas fini avec la culture antique : elle nous interroge plutôt que nous ne l’interrogeons, ou quand on l’interroge depuis notre position moderne c’est encore en partie à partir d’elle-même que nous le faisons. La culture antique est achevée et pourtant elle continue de nous concerner.

1 On rappellera l’étymologie de conceptus, concipio formé sur capio ou de Begriff en allemand tiré de greifen, saisir.

Page 3: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

3

Ainsi parce que ce cours sur l’histoire de la philosophie moderne se voudrait lui-même philosophique il est impossible de commencer directement par la philosophie moderne, de s’installer in medias res dans la philosophie moderne. La philosophie moderne qui commence ou inaugure quelque chose de nouveau — c'est la thèse qui sous-tend l’ensemble de ce travail sur l’histoire de la philosophie moderne — ne peut éviter de revenir sur la culture antique.

2. Back to the Greeks ! On parle de « culture moderne » et « culture antique », mais que désigne-t-on par là ? Modernus, veut dire “qui est du temps présent”, “récent”, “du même temps que celui qui parle“. En ce sens culture moderne est synonyme de culture contemporaine. Mais « moderne » a peut-être un contenu et ne désigne pas simplement une position dans le temps — car chaque époque est pour elle-même moderne : en leur temps les anciens furent modernes. Il y a eu ou on a pu croire qu’il y avait eu quelque chose comme un projet moderne (modernité) — non pas un projet concerté selon un dessein déterminé, mais quelque chose qui s’est dessiné depuis le XVIè siècle, ouvrant une autre histoire de la pensée et du savoir : c’est cette trajectoire qu’on aimerait retracer par le biais d’une histoire de la philosophie moderne. La culture antique, quant à elle c’est la culture du temps d’autrefois, de l’époque ancienne et ainsi dépassée. Comme dit Hegel : « Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quittés. Les tables des dieux sont sans la nourriture et le breuvage spirituel, et les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bienheureuse unité d’elle-même avec l’essence » (Phénoménologie de l’esprit, II, 261).

Pourtant si l’on continue à l’enseigner, c’est qu’on la croit vivante. La culture antique n’est pas vivante, comme est vivante la culture grecque d’aujourd’hui. Mais elle ne serait pas morte pour autant. Ni vivante, ni morte, tel serait le lot de la culture antique. Aussi préfère-t-on dire “langues anciennes”. Ce ne sont pas des langues vivantes (on ne parle plus le latin, ou seulement au Vatican ; on ne parle plus tout à fait le même grec, et en tous cas, la langue grecque n’a pas sauvé avec elle sa civilisation d’origine). Pourtant on veut croire que quelque chose de la culture antique est encore vivant à travers les langues anciennes qu’on enseigne et à travers les œuvres de l’Antiquité qu’on décrit. Ce passé serait encore notre présent ou présenterait pour nous encore et toujours un intérêt2. La culture antique

2 La preuve que l’étude de la culture antique n’est pas morte c’est que les études grecques sont “vivantes”. On continue de faire des découvertes sur la culture grecque qui corrigent, précisent, amendent notre savoir de celle-ci (cf. « L’actualité des études grecques », J. de Romilly, Youtube). Mais que les études de la culture

Page 4: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

4

est ainsi soit un passé qui nous constitue soit un passé intéressant. C’est ainsi qu’on pourrait présenter nos deux manières de nous rapporter à la culture classique et de justifier son enseignement. Il y a deux lectures principales de la culture antique, rarement explicitées et pas forcément compatibles. La première consiste à supposer que malgré son inactualité historique, elle conserve une actualité spirituelle : c’est la lecture humaniste classique (qui a survécu à la mort du classicisme et du néoclassicisme). La culture grecque et la culture latine représentent un modèle d’humanité. Au fond, la culture antique c’est le concept classique de culture c’est-à-dire l’ensemble des œuvres qui, parce qu’elles sont dignes à jamais d’être imitées, doivent servir de socle à l’éducation. L’équation est faite entre la “culture antique” et la “culture“ définie (par Cicéron) comme cultura animi. En effet la culture antique manifeste sinon un idéal humain universel, du moins des traits universels ou universalisables d’humanité — et c’est de ce modèle que l’Europe et l’Occident ont hérité. Cette lecture serait celle de J. de Romilly qui fait sienne au fond la thèse fondamentale de Thucydide qu’elle a traduit et étudié (Histoire et raison chez Thucydide, 1956), quand celui-ci fait reposer sa connaissance de la guerre du Péloponnèse, l’utilité de son œuvre pour l’avenir de l’humanité et finalement la rationalité de l’histoire, sur le « facteur humain »

(kata to anthrôpinon) qui ne varie pas3. Par analogie, on pourrait ainsi supposer qu’il y a un homme universel, une figure intemporelle de l’homme dessinés pour toujours dans la culture grecque, des leçons de sagesse, de prudence, d’intelligence, de beauté qui ont une valeur intemporelle. Autrement dit la culture antique est en elle-même « un trésor pour

toujours » (Thucydide), et c’est pourquoi elle constitue une assise pour l’éducation (pour tous les élèves, notamment littéraires). Le latin ou le grec formaient ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps les “humanités”. Faire ses humanités c’était, en se formant à la lecture des auteurs antiques former son esprit, éduquer son esprit (cultura animi). « Je veux dire que les Grecs en général et les Athéniens en particulier avaient tendance à tout exprimer sous une forme qui soit assez générale et universelle pour dépasser la simple actualité. Selon moi, ce qui caractérise la pensée grecque dans tous les domaines, c'est de tendre toujours vers l'universel; c'est-à dire de prendre ce qu'il y a de plus important et qui peut s'appliquer pour d'autres cultures, en d'autres moments, pour d'autres hommes. J'ai consacré beaucoup d'études à Thucydide, l'historien de la guerre du Péloponnèse au Ve siècle. C'est quand même extraordinaire de le voir écrire qu'il souhaite que son histoire soit utile pour que l'on puisse voir clair non seulement dans les évènements passés mais aussi dans ceux qui, à l'avenir, du fait du caractère humain qui est le leur, pourraient être semblables ou analogues. C'est

antique soient vivantes n’imliquent pas que la culture antique le soit. D’ailleurs tous les exemples de cette vitalité sont empruntés non pas aux Lettres Classiques mais à l’archéologie, la philologie, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie. 3 « A l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain (κατα ̀το ̀ἀνθρώπινον τοιούτων), présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours (κτῆμά τε ἐς αἰεὶ), plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, 22, 4, trad. J de Romilly).

Page 5: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

5

aller chercher, par-delà les petits détails concrets ou les noms propres, quelque chose qui touche à une autre époque et qui saisit ce qui est humain, ce qui peut être récurrent. Le même esprit se retrouve dans tous les genres qui ont été pratiqués à cette époque. Et ils sont nombreux, ces genres! Précisément à cause de cette tendance à l'universel, ils ont survécu jusqu'à nous à travers les siècles. Or, partout on retrouve la même tendance. Ainsi pour la philosophie qui a pris un tour nouveau au Ve siècle; Socrate a renouvelé la réflexion en s'intéressant à l'homme, à ses devoirs, à ses problèmes, qui se posent en tout temps. Il nous ramène à cet essentiel. Et après lui, c'est presque toute la philosophie qui a suivi. La tragédie, normalement, ne s'intéresse qu'à des héros, à des légendes, à des meurtres comme ceux des Atrides ou de la famille d'Œdipe, ou à des héroïnes comme Phèdre ou Médée. Ces histoires apparemment très éloignées de nous sont traitées en tant qu'image des problèmes humains, des questions de justice, de la culpabilité. Prenez le cas d'Antigone, c'est le problème de savoir s'il faut obéir à une règle de l'État ou à la loi divine, et comment concilier les deux. C'est un problème qui se pose à chacun de nous en divers moments. Et je crois qu'il en est de même pour la pensée politique. Au lieu de nous laisser des traités particuliers sur des problèmes qui se discutaient à l'Assemblée sur telle indemnité ou telle mesure financière, ils ont laissé dans leurs œuvres des études générales sur ce qu'est une démocratie, ce qu'elle doit chercher, comment elle doit vivre. Et c'est pour cela que cette démocratie, tellement différente du point de vue pratique, du point de vue de sa dimension, des procédés et des façons de vivre, a encore un sens et peut encore avoir une utilité pour nous aujourd'hui. (...) Cette réflexion de l'Athènes du Ve siècle nous touche encore directement parce qu'elle n'était pas enfermée dans l'actualité de ce même Ve siècle. Je crois donc que le contact avec cet idéal, ces valeurs, ces grands principes, peut encore avoir pour nous un effet moralement stimulant en nous aidant à retrouver l'élan démocratique; et il peut aussi avoir un effet intellectuellement précieux en nous permettant de mieux comprendre les problèmes fondamentaux qui commandent le destin de notre démocratie actuelle. C'est bien pourquoi ces textes si proches par l'inspiration et si nettement orientés vers les idées générales, même dans la tragédie, peuvent encore nous toucher aujourd'hui et prendre dans notre crise politique actuelle une utilité directe. La nature des textes grecs est telle qu'ils exercent une double influence. Par la ferveur et les fréquents retours à ces grands principes, ils raniment en nous un élan moral et une sensibilité à ces valeurs. Et, en même temps, par la précision et le niveau de leurs analyses, ils invitent chacun à une réflexion plus poussée sur ces principes mêmes dont le dévoiement est aujourd'hui à la racine de tous nos problèmes. » (Jacqueline de Romilly, Actualité de la démocratie athénienne, 2006).

Mais il y a une autre lecture possible, qui peut aussi être qualifiée d’humaniste, mais en un tout autre sens, plus proche d’un humanisme ethnologique (Lévi-Strauss). C’est une culture antique passée à l’école de l’anthropologie plutôt que des Lettres classiques. L’intérêt de l’étude de la culture antique est en effet de sortir de notre monde, de nos habitudes, de nos croyances, de nos valeurs. La culture antique est une culture étrangère et il faut l’aborder comme telle4. Ce que cultive ou devrait cultiver la culture antique c’est le dépaysement. Ce parti pris pourrait être plutôt associé à l’œuvre de J.-P. Vernant qui montre à quel point la conception grecque du travail, de la technique, de la religion, de la personne, de la mort est très différente de la nôtre. Du moins, pour être plus exact, ce qui

4 Paradoxalement, c’est peut-être ainsi que les humanistes ont pratiqué la culture antique. Du moins la naissance de l’ethnologie commence peut-être avec la redécouverte du monde antique et l’introduction des langues anciennes dans l’enseignement des collèges. Voici ce qu’écrit Cl. Lévi-Strauss : « Quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de la formation intellectuelle, n’était-ce pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison » (Anthropologie structurale II, p. 319-320).

Page 6: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

6

justifie le mot d’ordre : Back to the Greeks, c’est que nous disposons avec cette civilisation — fait rare et peut-être unique — de la bonne distance entre altérité et proximité : elle très différente de notre monde mais nous bénéficions d’une familiarité (peut-être très déclinante aujourd’hui) avec elle grâce à une transmission ininterrompue : ce n’est plus notre monde mais nous en sommes imprégnés. La culture antique nourrit notre littérature, habille nos villes européennes, peuple nos musée, hante notre mémoire. Voici ce qu’écrit le philosophe :

« Notre perspective, cependant, est autre. Qu’il s’agisse de faits religieux : mythes, rituels, représentations

figurées – , de philosophie, de science, d’art, d’institutions sociales, de faits techniques ou économiques, toujours nous les considérons en tant qu’œuvres créés par des hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. A travers ces œuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit.

(…) Et cependant s’il est une histoire de l’homme intérieur, solidaire de l’histoire des civilisations, il nous faut

reprendre le mot d’ordre que lançait, il y a quelques années, Z. Barbu, dans ses Problems of historical psychology : Back to the Greeks ! Dans la perspective d’une psychologie historique, le retour aux Grecs nous paraît, en effet, s’imposer pour plusieurs raisons. La première est d’ordre pratique. La documentation concernant la Grèce est à la fois plus étendue, plus différenciée, mieux élaborée que pour d’autres civilisations. (…) A cet avantage de fait s’ajoutent des arguments de fond. Les œuvres que la Grèce ancienne a créées sont assez “différentes” de celles qui forment notre univers spirituel pour nous dépayser de nous-mêmes, pour nous donner, avec le sentiment de la distance historique, conscience d’un changement de l’homme. En même termps, elles ne nous sont pas, autant que d’autres étrangères. Elles sont encore vivantes dans des traditions culturelles auxquelles nous ne cessons pas de nous rattacher. Assez éloigné de nous pour qu’il soit possible de l’étudier comme un objet, et comme un objet autre, auquel ne s’appliquent pas exactement nos catégories psychologiques d’aujourd’hui, l’homme grec nous est cependant assez proche pour que nous puissions ans trop d’obstacles entrer en communication avec lui, comprendre le langage qu’il parle dans ses œuvres, atteindre, par delà textes et documents, les contenus mentaux, les formes de pensée et de sensibilité, les modes d’organisation du vouloir et des actes –, en bref une architecture de l’esprit.

Il est une dernière raison enfin qui oriente vers l’antiquité classique l’historien de l’homme intérieur. En l’espace de quelques siècles la Grèce a connu, dans sa vie sociale et dans sa vie spirituelle, des transformations décisives. Naissance de la Cité et du droit – avènement chez les premiers philosophes, d’une pensée de type rationnel et organisation progressive du savoir en un corps de disciplines positives différenciées : ontologie, mathématiques, logique, sciences de la nature, médecine, morale, politique – création de formes d’art nouvelles, les diverses modes d’expression, ainsi inventés, répondant au besoin d’authentifier des aspects jusqu’alors méconnus de l’expérience humaine : poésie lyrique et théâtre tragique dans les arts du langage, sculpture et peinture conçus comme artifices imitatifs dans les arts plastiques.

Ces innovations dans tous les domaines marquent un changement de mentalité si profond qu’on a pu y voir comme l’acte de naissance de l’homme occidental, le surgissement véritable de l’esprit, avec les valeurs que nous reconnaissons à ce terme.

(…) Nous soulignons au contraire, dans nos dernières lignes, que les Grecs n’ont pas inventé la raison, mais une

raison, liée à un contexte historique, différente de celle de l’homme d’aujourd’hui » (Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, p. 10-11).

On a donc deux manières de s’orienter vers la culture antique. Soit chercher et voir l’Homme dans l’homme grec (la culture grecque comme un modèle anthropologique

Page 7: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

7

universel), soit découvrir l’homme grec (humanisme ethnologique), se voir à partir des Grecs ou voir les Grecs comme ils se voyaient eux-mêmes. Ce sont deux partis pris possibles, mais entre eux il faut choisir : ou bien assumer l’humanisme classique, avec le présupposé théoriquement coûteux d’une nature humaine stable (voyage au cœur de l’homme) — voire d’une inégale valeur des cultures, ou bien accepter le dépaysement ethnologique (voyage intellectuel en terre inconnue) et le relativisme qui l’accompagne — de fait le meilleur de l’étude de la culture antique est venu d’une histoire anthropologique. Les deux lectures sont possibles. Sont-elles conciliables ? Peut-être pas directement mais seulement si l’on distingue des champs ou de niveaux différents au sein de la culture (culture spirituelle/culture matérielle). Les Grecs ont inventé la tragédie, la philosophie ou la science, la cité, la démocratie : sur le plan de la culture de l’esprit ils manifestent certainement une tendance spontanée à penser d’une manière générale, à poser les problèmes sous une forme d’emblée universelle au-delà de leur particularisme culturel (Romilly) : la culture grecque serait cette culture nécessairement particulière (la culture des Grecs) ayant pourtant inventé la culture comme concept universel (cf. Husserl, La crise de l’humanité et les sciences européennes). Mais toute la culture grecque ne se résume pas à ces formes réflexives (tragédie, philosophie, démocratie…) : par leurs représentations, leurs mœurs, leurs croyances, par ce qu’on peut appeler la culture “matérielle“, les Grecs sont des anciens et non des modernes. Ils furent ce que nous ne sommes pas : nous ne sommes plus ce qu’ils furent.

3. Back to the Moderns ! Mais, ce qui nous intéresse au premier chef dans la culture antique, c’est la philosophie antique, et le rapport que la philosophie moderne entretient avec celle-ci. C’est nécessairement notre point de départ et qui justifie nos précédentes considérations. Pourtant nous souhaiterions proposer pour ainsi dire un autre mot d’ordre : Back to the Moderns ! Ainsi dans cet enseignement facultatif, nous partons d’un double présupposé : a) procéder à une sorte d’archéologie de la modernité pour comprendre le monde moderne ; b) prendre, pour vecteur de cette analyse de la modernité, l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Il s’agit ainsi de saisir comment la modernité nous détourne de l’Antiquité, ou du moins comment la culture antique ne peut suffire à comprendre et à saisir notre monde. Il s’agit alors de réappprendre à voir la modernité dans son originalité, raviver notre regard sur elle pour dégager peut-être quelque chose comme un humanisme moderne. Pour marquer tout de suite la différence, voici un extrait de Rémi Brague dans un ouvrage qu’il consacre pourtant à montrer à quel point l’Europe (moderne) n’a pas sa source en elle :

Page 8: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

8

« On parle des “sciences européennes“ ou encore de la “métaphysique occidentale“ (Heidegger) — et là aussi, on veut dire “européenne“. Les réalités culturelles que l’on désigne par là ne se limitent pas à l’espace européen, ni par leur origine ni par leur expansion ultérieure. La science en général est apparue aussi ailleurs qu’en Europe : ainsi, en Chine. Et ce que l’Europe elle-même s’est assimilée en fait de mathématiques et de philosophie a d’abord été grec, puis arabe. La physique mathématisée, en revanche, est apparue en Europe avec la révolution attachée au nom de Galilée. Et de même, à sa suite, la technique et le machinisme industriel. De même, la démocratie est apparue en Grèce. Mais ce n’est qu’à l’intérieur de l’espace européen qu’elle a progressivement levé la restriction qui la limitait à une mince élite de citoyens, à l’exclusion des esclaves et des femmes. On peut dire la même chose des Lumières, en tout cas sous leur forme moderne. Rien n’interdit de reconnaître ici cette évidence, que ces phénomènes sont typiquement européens, voire que c’est sous leur visage que l’Europe s’est manifestée, et continue à se manifester, de façon libératrice ou pesante, au reste du monde » (Europe, la voie romaine, 1992, p. 33-34).

Ce passage comporte plusieurs idées : a) la science n’est pas une idée moderne et européenne. Elle est née en Grèce (et peut-être ailleurs, cf. M. Serres entre autres). On dira la même chose de la science, qui se confond largement avec la philosophie pour l’Antiquité ; b) pour autant il y a bien des sciences européennes, une métaphysique occidentale. Il y a bien des phénomènes culturels spécifiquement modernes ou européens (qui deviennent alors synonymes) ; c) donc il y a bien une spécificité de la philosophie moderne. Celle-ci est rapportée : à la naissance de la physique mathématisée ; à la maîtrise technique de la nature ; à l’avènement d’une démocratie élargie ; à un progrès de la liberté ; d) et par cette spécificité moderne, l’Europe continue à se manifester dans le monde ou pour le reste du monde comme puissance émancipatrice ou libératrice (la conquête des libertés individuelles, l’égalité des personnes, l’horizon ultime de la démocratie …) ou, au contraire, comme puissance dominatrice (colonialisme).

4. L’Urtext platonicien Nous revoilà reconduits à alternative simple : la pensée moderne est-elle une reprise de la pensée antique et/ou sa déprise ? Est-ce le même autrement ou est-ce autre chose ? Doit-on dire que la philosophie moderne, la science moderne, la démocratie moderne réinventent différemment la philosophie antique, la démocratie antique, ou que la modernité invente une autre métaphysique, une autre idée de la science, une autre pensée politique ? Peut-être après tout n’y a-t-il rien de nouveau sous le soleil moderne, pour la philosophie au moins. C’est la thèse par exemple du philosophe américain Whitehead : « The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato » (Process and Reality) .

Page 9: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

9

Toute l’histoire de la philosophie, donc la philosophie moderne, est une série de notes en bas de page de la philosophie de Platon. L’histoire de la philosophie moderne largement plus développée que la philosophie antique (plus de 18 siècles contre 8 seulement pour la période antique) ne serait qu’un paratexte. Le texte principal, l’unique texte serait la philosophie antique et même seulement la philosophie de Platon. Non pas que Platon aurait tout dit, les modernes devant se contenter de commenter la pensée de Platon. Mais Platon aurait posé dans tous les domaines les questions et les alternatives théoriques qui commandent pour toute l’histoire de la philosophie la position des problèmes. Il aurait en quelque sorte “balisé” le champ du pensable philosophique. Il n’a pas tout pensé mais a pensé les limites dans lesquelles on continue à penser. L’idée serait la suivante : il y a une infinités d’idées ou de pensées possibles, qui varient selon les contextes, les perspectives, les sujets. Mais la pensée elle-même comme faculté à produire indéfiniment des idées nouvelles s’exerce dans un champ fini de possibilités théoriques (ou bien … ou bien…). Et le génie de Platon aurait été de délimiter ce champ du pensable ou du problématique en philosophie. Aussi même si Socrate est souvent considéré comme le père de la philosophie (selon une tradition qui remonte à Aristote : parce que Socrate, le premier, pose explicitement la question : ti esti), c’est Platon qui est le fondateur de l’histoire de la philosophie. On pourrait dire que l’histoire de la philosophie commence et finit avec Platon puisqu’en définissant le champ du pensable philosophique il ouvre et ferme en même temps l’histoire de la philosophie. Tout ce que les philosophes pourront penser, même de manière originale, vient s’inscrire dans les limites du pensable philosophique dessinées par Platon. En voici de manière désordonnée quelques indices : 1) il y a le monde et il y a les choses dans le monde. Mais qu’est-ce qui est réel dans le monde ? Qu’est-ce qui est fondamentalement ? Il y a la table. Il y a la couleur blanche de la table. Il y a la tache d’encre que je fais sur la table. En termes modernes, on peut faire l’inventaire (des entités) du “mobilier“ du monde : choses, propriétés, événements. Mais finalement parmi toutes ces choses qu’est-ce qui est vraiment réel ? Car s’il y a ici des choses, là des propriétés et des événements qui arrivent ou n’arrivent pas, qui peuvent arriver ou ne pas arriver, c’est qu’il y a du mouvement, de la mobilité. En radicalisant, la pensée est amenée face au monde à deux hypothèses contradictoires : le réel est soit être soit devenir. Soit le devenir est une apparence sous laquelle gît de l’être, soit la stabilité de l’être est une illusion derrière laquelle le devenir est permanent. Platon fixe, à partir de Parménide et d’Héraclite, le débat de toute ontologie : ontologie de l’être ou ontologie du devenir (mobilisme universel). 2) Il y a les choses. Les choses sont multiples, proposent des visages ou des aspects différents. Mais avant tout les choses sont. Avant d’être particulières, avant d’être les choses qu’elles sont, les choses sont. Or d’où vient que les choses sont, quel est le principe de leur être ? Ou plutôt pour expliquer le fait que les choses sont et sont multiples ne faut-il pas supposer un principe de leur existence. Un tel principe est-il concevable ? Comment le nommer (Un, Bien, Dieu) et de lui peut-on déduire l’existence de toutes choses ? Platon pose l’exigence et le problème de la métaphysique.

Page 10: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

10

3) Les hommes parlent, ils sont doués de langage. Par lui, ils se communiquent leurs pensées et agissent les uns sur les autres pour agir ou les persuader. Mais quel est l’objet propre du langage : est-ce l’action et l’efficacité sur autrui ou est-ce la connaissance de la vérité ? Platon (à travers sa lutte contre les sophistes) pose l’alternative entre une approche pragmatique (dire pour faire, dire comme faire) et une approche (onto-)logique du langage (dire pour connaître le vrai, dire sous les conditions logiques du vrai). 4) Le propre de la pensée est de pouvoir dépasser la particularité des sensations et des images. Le mot “table” est susceptible de désigner toute table et pas seulement celle que je perçois ou dont le forme l’image. Le mot “table” contient une idée générale ou désigne un concept. Ainsi il y a cette table-ci et il y a le concept de table. C’est par le concept de table que je connais cette table-ci (en tant que table et non pas un autre objet). Mais quel est le statut ontologique de l’idée de table par rapport à la chose concrète table ? Faut-il accorder le même degré de réalité aux deux ? Platon en faisant l’hypothèse des idées, des formes ou des essences ouvre le débat entre réalisme et conceptualisme et/ou nominalisme (les idées sont des choses réelles et même sont les seules choses réelles = réalisme des idées/seuls les individus sont les choses réelles et les idées sont soit des mots soit des instruments conventionnels pour connaître les choses individuelles). On pourrait tenir le même raisonnement à propos des mathématiques : les entités mathématiques existent-elles ou non en soi ? Y a-t-il quelque chose comme un monde mathématique ou les mathématiques sont-elles une pure construction de l’esprit ? 5) La connaissance consiste à former des propositions sous la forme d’un discours dont l’esprit peut à chaque étape vérifier la vérité, en confrontant chaque énoncé à une définition ou à une autre proposition déjà démontrée. Mais la connaissance discursive est-elle susceptible de se fonder elle-même ? La raison peut-elle démontrer tous ses énoncés ou doit-elles admettre comme nécessaires et universelles et donc comme des vérités certaines prémisses de ses raisonnements ? Platon soulève déjà le problème de la dualité de deux modes de connaissance : une connaissance discursive (dianoia) et une connaissance intuitive (noèsis). Faut-il admettre l’intuitionnisme dans la définition du savoir ? Mais l’influence de Platon ne se porte pas seulement sur les questions ontologiques, métaphysiques, et épistémologiques, mais aussi sur les questions éthiques, politiques ou esthétiques. Ainsi : 6) On admet facilement que la justice est la fin et la norme de la politique. Mais que doit être une société juste ? La question pose directement le problème du mode de gouvernement : tous les hommes ou seulement certains, ceux qui savent, méritent d’exercer le pouvoir pour organiser une société juste ? Une société juste est-elle une société démocratique (parce qu’elle repose sur le droit égal de chaque individu) ou une société harmonieuse (parce qu’elle est confiée aux citoyens les plus capables). L’opposition entre démocratie et “technocratie“ est déjà chez Platon. 7) Chaque individu désire réussir sa vie. Mais qu’est-ce qu’une vie réussie ? C’est une vie pleinement accomplie en tant qu’homme. Mais qu’est-ce qu’une vie humaine réalisée ? Est-ce une vie de plaisir (qui risque de replier l’individu sur un bonheur privé), une vie de

Page 11: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

11

vertu (qui ouvre sur un service public au sacrifice du bonheur personnel), une vie d’étude et de science (qui expose à la mélancolie), ou encore un mixte des trois ? Peut-on seulement proposer une hiérarchie des genres de vie ou des idéaux de vie ? 7) L’art est une activité sociale. Mais l’art a-t-il une fonction sociale et cette fonction doit-elle être encadrée par le pouvoir politique ? Platon en décidant d’exclure les poètes mimétiques de la cité idéal et de soumettre à un contrôle sévère la production artistique pose le problème du rapport entre liberté artistique et politique.

5. L’origine à la commande On pourrait ainsi continuer longtemps à décliner tous les problèmes modernes qui sont déjà formulés dans l’œuvre de Platon. Mais on peut encore faire mieux ressortir la dépendance de la philosophie moderne à l’égard de la philosophie antique. La philosophie c’est aussi un langage, une langue, avec ses termes techniques, ses concepts, ses distinctions conceptuelles (qui servent de repères en terminale) qui aident la pensée à problématiser. Or tous les concepts philosophiques (du moins la plupart ou les principaux) qui structurent le langage philosophique ont une origine grecque — et c’est même par eux et dans ce langage par exemple que le christianisme a élaboré progressivement sa théologie du Dieu unique (et) trinitaire. Cette fois ce n’est pas Platon mais Aristote qu’il faudrait citer en priorité : tout le langage philosophique est une suite d’emprunts à la philosophie d’Aristote. En effet, le langage philosophique est largement constitué par le langage métaphysique. Or c’est Aristote qui fixe pour l’histoire de la métaphysique (et donc pour toute l’histoire de la philosophie) les catégories fondamentales du langage philosophique : - essence ou substance (ousia) par opposition à accident (sumbebèkos) - substance première (prôtè ousia) par opposition à substance seconde - sujet (upokeimenon) par opposition à prédicat (katégorèma) - acte (energeia) par opposition à puissance (dunamis) - forme (eidos-morphè) par opposition à matière (hulè) — jusqu’au concept même de catégorie (kategoria )… Donc quand un philosophe moderne pense, même s’il écrit dans une langue moderne et vivante, il parle encore sinon grec du moins à travers des concepts élaborés par la philosophie grecque. Aussi peut-on, sur cette base, être encore plus ou absolument radical en disant que toute l’histoire de la pensée occidentale est dominée par l’histoire de la métaphysique dont l’origine est grecque. Cette thèse est proposée par Heidegger. En effet, si l’on entend bien ce que veut dire le mot grec d’origine, archè, alors il faut dire que ce qui commence avec la philosophie grecque commande, continue (même de très loin) à commander toute l’histoire de la philosophie qui suit, ce qui n’exclut pas que nous ne comprenions pas ou

Page 12: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

12

plus le sens originaire de la philosophie grecque et que nous ayons perdu le sens ou l’interpellation de cette origine. « Les Grecs entendent le plus souvent deux sens dans ce mot : archè signifie d’abord cela d’où sort quelque chose et prend départ ; ensuite ce qui simultanément, en tant que cette source et issue, maintient son emprise sur l’autre qui sort de lui, et ainsi le tient, donc le domine. Archè signifie en même temps prise du départ et emprise. En laissant de côté la rigueur ontologique, cela veut dire : commencement et commandement ; pour exprimer l’unité des deux dans son double mouvement d’éloignement et de retour à soi, archè peut être traduit par “pouvoir originaire” et “origine se déployant en pouvoir”. L’unité de ce double visage est essentielle. » (Heidegger, Questions II, « Comment se détermine la phusis », p. 190).

Dire que la philosophie trouve son origine en Grèce, que donc la philosophie grecque est le commencement de l’histoire de la philosophie, cela ne veut pas dire seulement que l’aventure de la philosophie commence en Grèce mais que, au cours de son histoire, la philosophie s’est éloignée de ce début ; cela veut dire au contraire que la philosophie antique depuis son origine continue de commander comme un destin toute l’histoire de la philosophie. Heidegger est un cas singulier du rapport de la philosophie à la Grèce, parce qu’il ne se laisse ramener ni au modèle humaniste ni à l’approche ethnologique : une 3ème voie. Pour lui les Grecs ne sont pas des classiques. Et pourtant, il semble pris par une fascination pour les Grecs et ne cessent de méditer les Grecs de manière obstinée. Comme si le mot d’ordre de la phénoménologie : « le retour aux choses-mêmes », s’appliquait aux Grecs — retour aux Grecs mêmes comme à quelque chose d’essentiel. La position d’Heidegger vis-à-vis des Grecs est ainsi paradoxale. L’histoire de la philosophie est encore commandée par son origine grecque. Si c’est le cas, pourquoi revenir à ce qui nous commande et auquel par conséquent on ne saurait échapper ? Si l’origine grecque est encore actuelle, aucun besoin d’un retour aux Grecs. En fait, il faut distinguer ce qui des Grecs commande toujours notre histoire et ce à quoi des mêmes Grecs il faut revenir. Ce qui commande l’histoire de la philosophie et du monde, c’est la métaphysique : selon Heidegger l’histoire de l’Occident a pour fil conducteur l’histoire de la métaphysique. Or la métaphysique est d’origine grecque et c’est cette origine qui continue à commander notre histoire. Si pourtant il faut revenir à la pensée grecque, c’est pour se déprendre de ce commandement, ou pour amorcer une autre origine encore insoupçonnée dans la source grecque — “ré-origéner“ la pensée — de sorte que paradoxalement, revenir aux Grecs cela signifierait outrepasser les Grecs, être plus Grecs que les Grecs, être quelque chose que les Grecs n’ont pas été eux-mêmes. Be Supergreek ! Voici comment on peut, en résumant outrageusement, présenter ce rapport à la philosophie grecque, à la fois comme ce dont la philosophie provient comme métaphysique et ce à quoi elle doit revenir contre la métaphysique. Pour Heidegger, il faudrait revenir aux Grecs par delà la métaphysique grecque qui commande encore la métaphysique moderne ou qui l’a rendue possible. La métaphysique est la science de l’être en tant qu’être (elle se confond avec l’ontologie). Or la

Page 13: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

13

métaphysique grecque en identifiant l’être à l’ousia (substance/essence) l’a en réalité défini comme présence. L’être c’est ce qui se donne comme présent et ainsi identique à soi, permanent (ousia) sous la forme d’une forme (eidos/idea) : l’être c’est l’idée. Ce faisant, la métaphysique grecque (Platon, Aristote) a confondu l’être qui manifeste l’étant et l’étant qui est manifesté. Elle ne s’est pas tenue à la différence entre être (qui n’est rien d’étant) et étant (un être), c’est-à-dire à ce que Heidegger nomme « différence ontologique ». Finalement, l’être ains substantivé (il se substantifie et se présentifie) est expliqué par un étant suprême (Dieu) : ainsi la métaphysique devient essentiellement « onto-théo-logie » (l’être = l’étant divin cause de tous les étants). Autrement dit, la métaphysique grecque a oublié ou transformé ce qui constitue pour Heidegger l’expérience grecque par excellence contenue dans le mot alèthéia. Alèthéia se traduit par vérité, et nous sommes habitués, par toute l’histoire de la métaphysique précisément, à définir la vérité comme adequatio (entre l’esprit et la chose). La vérité n’est pas la chose mais la relation de conformité entre l’esprit qui connaît et la réalité de la chose connue. Mais cette définition “logique“ et commune de la vérité procède de la réduction de l’être à la présence de l’étant. Originellement et étymologiquement, alèthéia signifie pour Heidegger le non-voilement ou le dévoilement, l’événement qui consiste à décéler, à sortir de l’oubli (léthè). Dans ce mouvement de révélation, il y a ce qui porte à la lumière (l’étant) et ce qui se retire de la manifestation (l’être), ou plutôt la vérité est en même temps révélation et retrait, ouverture à la manifestation et mise en retrait. La vérité est donc une expérience ontologique et non pas logique ou linguistique (= jugement). Si donc il faut revenir aux Grecs pour Heidegger, cela signifie revenir à l’origine de l’alèthéia, ou mieux à l’aléthéia comme origine et comme ressource insoupçonnée pour penser autrement le rapport au monde et échapper au règne de la manipulation technique planétaire qui constitue l’histoire de la modernité, et finalement au nihilisme qui en est le chiffre. Dès lors que l’être c’est l’étant, l’étant devient ce qui est calculable, manipulable indéfiniment. La métaphysique moderne aura ainsi prolongé la métaphysique grecque en étant une métaphysique du sujet (mesure de l’étant) et une métaphysique de la volonté de puissance (Nietzsche appartient encore à la tradition métaphysique en se contentant d’inverser le platonisme, c’est-à-dire les valeurs du sensible et de l’intelligible). Pour sortir du nihilisme contemporain, il faudrait peut-être à nouveau méditer les Grecs, non pas la métaphysique grecque, mais ce qui précède la constitution de celle-ci, ce que la métaphysique a prétendu dépasser, c’est-à-dire la pensée “pré-socratique“ qui se tenait dans un rapport de recueillement de l’alèthéia — le logos étant à l’opposé de la ratio, non pas une manière de se donner une représentation et finalement une maîtrise de l’étant, mais de recueillir le dévoilement de l’être. Ainsi le commencement de la philosophie n’est pas encore l’origine : le commencement de la philosophie (archè) par lequel la philosophie grecque commande l’histoire de la philosophie est un recouvrement de l’origine. Finalement ce qui commande l’ensemble de l’histoire de la philosophie (c’est-à-dire l’ensemble de l’histoire, puisque la métaphysique désigne ici tout autant les sciences, les arts et les techniques) c’est l’oubli de l’être par la métaphysique (c’est-à-dire l’oubli de la différence entre être et étant).

Page 14: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

14

On ne discutera pas plus avant la possibilité de revenir à cette expérience grecque de la vérité pour ouvrir un nouveau possible à la pensée, à surmonter l’oubli de l’être, et pas davantage sur la validité de cette construction philosophique qu’on peut juger sinon arbitraire du moins énigmatique. Car, pour terminer sur Heidegger, il faut comprendre que si l’histoire de la métaphysique est une histoire continue (puisque c’est l’histoire de l’oubli de la différence entre l’être et l’étant), elle est aussi discontinue. Car c’est l’être lui-même qui, comme différence oubliée, en tant qu’il est lèthè, se retire de différentes façons pour ouvrir à chaque fois une champ nouveau, hétérogène de manifestation de l’être comme présence : ces champs ont été nommés successivement dans l’histoire de la philosophie : eidos (Platon), energeia (Aristote), certitudo (Descartes), savoir absolu (Hegel), volonté de puissance (Nietzsche) et constituent autant d’époques de la métaphysique (donc de l’histoire occidentale). Or on peut juger “mystique” cette conception de l’histoire où la métaphysique se présente comme un suite d’éclairs, de fulgurations, comme une « même

origine débutant de manières multiples » selon l’expression heureuse de J. Beauffret (citée par Fr.

Dastur, « Heidegger », Histoire de la philosophie, III, p. 615, Pléiade). Une nouvelle époque se rend présente pour nous qui se dérobe à notre vue et à notre pouvoir. C’est l’être lui-même qui fait époque et non l’homme qui par sa pensée configure une époque. Mais parce que la pensée indéfectiblement ne peut s’empêcher de penser l’être sans le transformer comme un objet (Gegenstand) ou un « en-face » (Gegenüber) alors qu’il est ce dont provient tout objet, tout rapport de la pensée à un objet, Heidegger décide finalement de renoncer au mot d’être lui-même. Ainsi le retour à l’origine impensée de la métaphysique contre la métaphysique conduit à une sorte d’ontologie négative, condamnée à toujours dire ce que l’être n’est pas (Heidegger biffe, rature le mot « être »), à le saisir de biais, quitte à écouter le poète plutôt que le philosophe. Finalement, dans les derniers textes, Heidegger substitue au mot être le terme Ereignis censé désigné la provenance de l’être même. Ereignis ne veut pas dire simplement “événement“ mais désigne ce qui approprie l’homme à l’être et inversement, leur entre-appartenance (l’homme est pour l’être, l’être n’a de sens que pour l’homme). Et paradoxalement le règne de la technique moderne peut être l’occasion de se saisir de l’Ereignis. D’un côté elle réduit le monde à n’être qu’un stock d’énergie soumise à la volonté de puissance, mais en un autre sens, elle fait disparaître l’opposition entre le sujet et l’objet caractéristique de la représentation métaphysique. Tout étant est susceptible d’être interpellé, “arraisonné“ (Gestell) pour la production d’énergie, et l’homme lui-même est commandé par cette interpellation qu’il ne maîtrise plus , voulant encore croire à la conception “humaniste“ de la technique (la technique comme instrument des fins que lui assigne l’homme). La technique moderne est d’un tout autre ordre — ce qu’entend signifier Gestell (arraisonnement de la nature). Or le Gestell de la technique moderne permettrait ainsi de saisir l’Ereignis lui-même, de revenir à l’origine ou à la provenance de l’homme et de l’être (le Es de « Es gibt Sein »). Mais ainsi reconduit à l’Ereignis, il n’y a rien à dire ou à penser car il est au-delà de toute substantialisation. On peut seulement répéter : « Das Ereignis ereignet » (l’appropriation approprie), c’est-à-dire l’Ereignis n’est rien d’autre que le dévoilement hors métaphysique

Page 15: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

15

(donc sans rapport à l’étant), le lieu impensable mais d’où l’on pense et d’où provient la métaphysique. On peut donc, pour revenir à notre conclusion, s’interroger sur le sens de ce “roman métaphysique“, en se demandant si l’être et finalement l’Ereignis n’est pas la façon dont « à une époque incroyante, Heidegger rend un Absolu qui ne soit pas l’Etre de la métaphysique ni le Dieu des religions ; un Absolu qui “ne se montre qu’en se cachant“, se voile aussitôt dévoilé, assez présent-absent pour rester croyable » (P. Veyne, « Malgré Heidegger, l’homme est un animal intelligent », Foucault, Sa pensée, sa personne, 2008, p. 115).

Mais le cas Heidegger ne nous a servi ici qu’à montrer comment, selon une perspective très hétérodoxe, les modernes pourraient encore être devancés par les Grecs alors même qu’ils en dépendent.

6. La question de l’Europe Ayant à commencer une histoire de la philosophie moderne, il a fallu commencer par revenir à la philosophie antique. La philosophie moderne pense contre la philosophie antique mais à partir d’elle. Mais la philosophie antique n’est pas le seul héritage de la philosophie moderne. Pour une autre part, elle porte aussi l’héritage du massif judéo-chrétien (le tiret est, comme pour gréco-latin, problématique). Traiter de l’histoire de la philosophie moderne à partir de son double héritage, c’est poser tout simplement la question de l’Europe. L'Europe ou la culture européenne n'est pas une culture autonome. Elle a reçu un héritage et cet héritage est présenté comme double : c'est Athènes et c’est Jérusalem (Chestov, 1937), la sagesse philosophique d’une part et la révélation religieuse d’autre part. Mais comment ce double héritage a-t-il pu être reçu ? Quelles ont été les conditions pour une réception de deux héritages hétérogènes et irréductibles l'un à l'autre ? Peut-être la synthèse est-elle impossible, les trajectoires civilisationnelles radicalement opposées (cf. Léo Strauss)5. Peut-être l’Occident s’est-il cherché et continue-t-il à se chercher comme la

5 « La civilisation occidentale est composée de deux éléments dont les racines sont en total désaccord. Nous appelons ces éléments (…) Jérusalem et Athènes ou, pour recourir à un langage non métaphorique, la Bible et la philosophie grecque. De nos jours, ce désaccord radical est souvent minimisé, pour une raison toute superficielle, toute l’histoire de l’Occident se présentant au premier abord comme une tentative de les harmoniser ou d’établir une synthèse entre elles. Une étude plus serrée montrera que ce qui s’est passé et continue de se passer en Occident depuis de nombreux siècles n’est pas tant une harmonisation qu’une tentative d’harmonisation. Or ces tentatives étaient condamnées à l’échec : chacune des deux racines du monde occidental ne tient pour nécessaire qu’une seule chose ; or ce que la Bible considère comme nécessaire, tel qu’elle le comprend, est incompatible avec ce que la philosophie grecque proclame comme nécessaire, tel qu’elle le comprend. Pour le dire très simplement et quelque peu crûment : la seule chose nécessaire pour la philosophie grecque est une vie sous le signe d’une compréhension autonome, la seule chose nécessaire selon la Bible est la vie sous le signe de l’amour serviteur. Les harmonisations et les synthèses sont possibles parce que la

Page 16: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

16

conciliation impossible entre ces deux héritages. La raison n’aurait qu’un statut ancillaire pour la foi et, à l’inverse, l’amour seulement une visée subordonnée au savoir rationnel. Mais de fait les échanges, les croisements entre le judaïsme, le christianisme et l’hellénisme auront été constants, multiples, intenses dès les premiers siècles. Donc avant d’envisager ce qui s’invente dans la modernité philosophique, il faut d’abord insister sur les conditions de réception de ce double héritage, puisque le propre de l’Europe est d’être double. Et pour ce faire, il faut peut-être compléter Chestov ou Léo Strauss : l'Europe c'est Athènes, c’est Jérusalem et c’est aussi Rome. Pour le dire dans les termes du philosophe Rémi Brague, l’Europe c’est « la voie romaine » (Europe, la voie romaine,

1992). Ainsi il ne s’agit pas seulement de dire que l’Europe hérite de l’antiquité grecque et latine, et du judaïsme, car le monde byzantin et le mon musulman partagent aussi cette position. Le problème est plutôt de savoir comment s’est fait l’héritage, s’il y a une spécificité européenne de l’héritage culturel et religieux. La thèse centrale de Brague consiste à dire que Rome n'est pas la synthèse entre Athènes et Jérusalem mais ce qui nous permet de nous dire grecs et juifs. L'homme européen est celui qui peut dire : je suis Grec, je suis juif, je suis et Grec et juif, en tant que je suis (d’abord) romain6. Il s’agit alors de définir l’Europe par la romanité —ce qui ne laisse pas d’être paradoxal. En effet, il est communément admis que Rome n'a rien inventé. C'est une culture qui n'a rien engendré de nouveau, qui n'a pas ouvert un nouveau possible à l'humanité. Le seul domaine, comme par hasard, où on reconnaît aux Romains une initiative, c'est le droit, c’est-à-dire précisément ce qui règle les transactions, la circulation des biens, c’est-à-dire la transmission de ce qui a été reçu. Mais cette identité culturelle dans et par la transmission est précisément le “génie” de la civilisation romaine : « Ce peu de chose que l'on accorde en propre à Rome est peut-être tout Rome. La structure de transmission d'un contenu qui n'est pas le sien propre, voilà justement le véritable contenu. Les Romains n'ont fait que transmettre, mais ce n''est pas rien. Ils n'ont rien apporté de nouveau par rapport aux deux peuples grecs et hébraïque. Mais cette nouveauté, ils l'on apportée. Ils ont apporté la nouveauté même. Ils ont apporté ce qui était pour eux de l'ancien comme nouveau. » (op. cit., p. 32).

La culture romaine n'a rien de nouveau et d'original en elle-même : son originalité est d'avoir transmis la nouveauté grecque et la nouveauté hébraïque — enseigner la culture latine n’est pas enseigner une culture originale mais la transmission de la culture grecque originale. La culture latine ou romaine est ainsi caractérisée par la conscience définitive d’être secondaire, de venir après et selon une autre culture.

philosophie grecque ne peut utiliser l’amour serviteur que dans un but subalterne et la Bible la philosophie que comme servante. Dans les deux cas, tant l’amour que la philosophie se rebellent contre leur exploitation mutuelle. Par conséquent, le conflit entre eux est vraiment radical » (Léo Strauss, “Progress or Return ? », cité par Ami Boumanim, Athènes et Jérusalem) 6 p. 41 et avant : « Je pose donc comme thèse : l’Europe n’est pas seulement grecque, ni seulement hébraïque. Elle est tout aussi décidément romaine. » (p.40).

Page 17: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

17

La thèse est aussi paradoxale parce que la philosophie, à quelques exceptions près (cf. H. Arendt) a rarement médité l’expérience romaine, préférant l’enjamber pour rejoindre la source grecque. Rien ne traduit mieux cette identité de la culture romaine (culture de la transmission de la culture grecque) que le mythe de Romulus : Virgile (Enéide) exploitant la légende troyenne, raconte comment Enée quitte Troie mise à sac par les Grecs, emportant avec lui son père, ses dieux domestiques pour les transférer au Latium. Etre romain c’est « faire l’expérience de l’ancien comme nouveau et comme ce qui renouvelle par sa transplantation dans un nouveau

sol » (p. 49), c’est avancer, avoir l’initiative en recommençant — ce que dit le mot si romain d’auctoritas : l’autorité au sens romain c’est être l’auteur de quelque chose mais en garantissant l’action d’un autre que soi. Là où les Grecs revendiquent une autochtonie légendaire (cf. N. Loraux dans Les Enfants d’Athéna). Les romains ont conscience de tout ce qu’ils doivent aux autres, assumant sans complexe un complexe d’infériorité. Ce trait de la culture romaine peut être caractérisée par la notion de « secondarité ». Les romains ont par exemple toujours eu conscience de parler une langue plus pauvre que le grec. On peut citer : Lucrèce, De la nature, I, 136-139 : « Nec me animi fallit Graiorum obscura reperta difficile inlustratre Latinis versibus esse, multa novis verbis praesertim cum sit agendum propter egestate linguae et rerum novitatem »7

Sénèque, Lettre à Luciilus 58 : « Quanta verborum nobis paupertas, immo egestas sit, numquam magis quam hodierno die intellexi . Mille res indiderunt, cum forte de Platone loquermus, quae nomina desiderarent nec haberent »8

Le Moyen Age lui-même prolongera ce jugement dévalorisant, alors même que le latin est la langue de communication des gens cultivés : le latin a) n’est la langue maternelle de personne, b) n’est pas une langue spécifiquement religieuse et chrétienne mais plutôt politique, c) n’est pas la langue (originale) de l’Ecriture (la Vulgate). Ainsi la secondarité est l’essence romaine de la culture. On peut citer encore les vers célèbres d’Horace dans ses Epîtres (II, 1, 156) : « La Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium »

7 « Et il ne m’échappe pas qu’il est difficile d’éclairer par des vers latins les découvertes des Grecs, surtout qu’il faut recourir à des néologismes à cause de l’indigence de (notre) langue et de la nouveauté des sujets » 8 « Quelle pauvreté et même quelle indigence de notre langue. Jamais mieux qu’aujourd’hui je ne l’ai compris. Mille choses se sont présentées, alors que par hasard nous parlions de Platon, qui demandaient des noms et

n’en avaient pas ».

Page 18: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

18

Et encore les vers de Virgile au livre VI de l’Enéide, quand Anchise s’adressant à Enée son fils venu le visiter aux Enfers fait cette prophétie (rétrospective) pour justifier l’impérialisme romain : « Excudent alii spirantia mollius aera, credo equidem, uiuos ducent de marmore uoltus, orabunt causas melius, caelique meatus describent radio, et surgentia sidera dicent : tu regere imperio populos, Romane, memento ; hae tibi erunt artes ; pacisque imponere morem, parcere subiectis, et debellare superbos. »9

Le romain est celui qui sait qu’il a en amont un classicisme à imiter et une barbarie à soumettre (p. 55), qui se sait barbare par rapport aux Grecs et grec par rapport aux barbares. La culture latine ou romaine est donc un passage, un aqueduc. La deuxième thèse consiste à dire que l’Europe est précisément romaine parce qu’elle est constituée par cette même secondarité et que la voie romaine donc constitue le propre de l’Europe. L’Europe a accueilli l’héritage grec et l’héritage juif sur le mode romain — ce qui implique que l’identité de l’Europe n’est pas l’identification à un ancêtre prestigieux, à une époque splendide, mais une dépossession. Mais c’est ici que les choses se compliquent. En effet : (1) hériter d’une autre culture n’est le propre d’aucune culture en particulier mais de toutes les cultures. Ainsi l’idée d’une identité pure et originaire est un mythe (autochtonie). Une société est faite du mélange de plusieurs populations d’origines diverses. « Aucun peuple n’est une origine absolue » (p. 118).

(2) l’Europe n’est pas seule à avoir hérité de la culture grecque — le monde musulman l’a été et même prioritairement ainsi que le monde byzantin qui a en plus, comme l’Europe, reçu l’héritage juif. Mais la réception de l’hellénisme par le monde musulman et le monde byzantin n’a rien de romain et c’est pourquoi ces deux mondes sont aux marges de l’Europe — si l’Europe désigne une manière romaine de se constituer comme culture (c’est l’hypothèse centrale de Brague). C’est ce qui demande plus d’explications : 1. L’église chrétienne est romaine, pas seulement parce qu’elle établit dans l’ancienne capitale de l’Empire la cité des chrétiens, mais parce que le fait chrétien consiste à répéter

9 « D’autres façonneront des bronzes animés d’un souffle plus délicat, Ils tireront du marbre, je le crois vraiment, des visages vivants, Ils plaideront mieux dans les procès, ils décriront avec une baguette les mouvements célestes, et prédiront le lever des astres : Toi Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ton empire ; ce seront tes arts à toi ; d’imposer la coutume de la paix, d’épargner les soumis et de soumettre les superbes »

Page 19: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

19

sur le judaïsme l’opération des Romains vis-à-vis de l’hellénisme, non sans équivoque ni difficultés. « Nos Grecs, ce sont les juifs (…) : le christianisme est à l’Ancienne Alliance ce que les Romains sont aux

Grecs » (p. 74).

2. L’islam lui aussi se situe dans la continuité de la tradition du monde juif puis du monde chrétien, et lui aussi hérite de la culture grecque — tant et si bien que c’est grâce aux savants arabes que celle-ci a pu être connue et diffusée en Occident. Mais pour autant la culture musulmane présente des traits qui la distinguent radicalement de la culture européenne dans sa manière de recevoir et d’hériter. (a) D’abord théologiquement : le Coran contient et révère de nombreux personnages de l’Ancien Testament (Adam, Abraham) et du Nouveau (Jésus, Marie), mais ceux-ci sont coupés (contrairement au judaïsme et au christianisme) de toute “alliance“ et de toute économie du Salut : Jésus n’est pas le fils de Dieu, mais un prophète, fils de Marie ainsi qu’il est toujours présenté, il ne meurt pas sur la croix, mais on lui substitue un autre condamné. Les Livres de deux autres religions ne sont pas saints, mais seulement seul est saint le message qu’ils délivrent et que la Torah, les Evangiles ont transformé et que seul le Coran exprime parfaitement10. Ainsi les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament sont de fait peu lus et peu étudiés et ne méritent pas de l’être. Cela constitue une différence fondamentale dans l’attitude du christianisme et de l’islam par rapport à la religion aînée et mère, le judaïsme : le christianisme ne conteste pas l’authenticité de l’Ancien Testament qui fait partie intégrante de ses textes canoniques, mais se contente seulement de discuter de son interprétation. Il se situe donc explicitement dans un rapport de secondarité par rapport à lui. Au contraire l’islam rejette l’authenticité des textes juifs (et chrétiens) et ne s’inscrit pas dans un tel rapport de secondarité mais plutôt d’originarité. L’islam, historiquement postérieur, est théologiquement antérieur (une sorte hystéron proteron religieux) (b) Ensuite “littérairement” : pour ainsi dire l’Europe est une bibliothèque. Le monde antique n’a pas été connu directement mais seulemnt par traces, et ces traces furent longtemps uniquement des textes. Et ici il faut rappeler deux faits :

(1) d’une part cette transmission a été sélective et la sélection commence avec les Grecs eux-mêmes. Nous ne voyons et ne connaissons les Grecs que par ce que les Grecs tardifs eux-mêmes ont décidé de garder et de transmettre. Il faut bien prendre conscience

10 « Ils ont dit : “soyez juifs ou chrétiens, vous serez bien dirigés”. Dis : “Mais non !… Suivez la religion d’Abraham, un vrai croyant [et] qui n’était pas au nombre des polythéistes” » (Coran, II, 135). La religion primitive c’est la religion d’Abraham qui n’était ni juive ni chrétienne mais musulmane, comme étaient déjà musulmans Moïse, Noé et Adam. Dans ces conditions les Ecritures antérieures au Coran sont des déformations de la vérité que le Coran vient heureusement rétablir : « certains juifs altèrent <le sens> des paroles <révélées> » (IV, 46 ; V, 13 ; V, 41 ; II, 75). Les juifs et le chrétiens se trompent en croyant posséder dans la Torah ou les Evangiles le texte saint : ces textes ne sont pas authentiques — ou ils sont authentiquement faux.

Page 20: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

20

que la conservation et donc la transmission n’a rien d’automatique, comme cela se passe depuis l’invention de l’imprimerie : dès qu’un texte est imprimé, il est sauvé. Mais à l’époque, la transmission est soumise à toute une série d’actes et de décisions : vouloir recopier, recopier, choisir ce qu’on recopie (quelles œuvres ?) — sans compter /1/ les destructions (les vandales mais aussi l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie), /2/ les autodafés pratiqués par les Anciens eux-mêmes (Platon aurait souhaité brûler les textes de Démocrite), /3/ la décision de ne pas recopier les œuvres (en médecine par exemple) périmées comme aujourd’hui on ne réédite pas un manuel dépassé. Le sauvetage tient parfois à un seul homme : Simplicius pour Parménide — il recopie de larges fragments dont le VIII le plus long, parce que le livre était devenu rare — sans son initiative, Parménide aurait été complètement perdu ; Diogène Laërce pour Epicure — par lui on dispose au moins des 3 lettres. Mais aucun texte complet des débuts du stoïcisme par exemple, faute d’un auteur-sauveteur.

(2) D’autre part l’importance de la traduction. Or c’est le monde arabe qui a pratiqué massivement la traduction en arabe, à partir du grec, mais aussi du persan, du syriaque (langue de l’Orient chrétien). Mais ce travail immense qui a permis la transmission de la culture antique et qui constitue pour l’Occident une dette culturelle considérable, présente deux caractéristiques qui, là encore, peuvent distinguer par deux traits la manière arabe d’hériter du monde grec. Le premier concerne la sélection des textes traduits : beaucoup de mathématiques, d’astronomie, de médecine, d’alchimie, de la philosophie, mais très peu d’histoire et pas du tout de poésie épique, lyrique, pas de théâtre tragique ou comique. La littérature est absente de cet immense travail de traduction. Or cette absence de la littérature et de la poésie n’est pas anodine. Autant les Romains ne négligent pas l’aspect littéraire d’un texte, autant les Arabes semblent ne s’intéresser qu’au contenu scientifique ou philosophique des textes. Les chrétiens recopient Lucrèce alors même que le christianisme combat le matérialisme et l’athéisme : les moines qui ont fait vœu de chasteté recopient L’art d’aimer d’Ovide. Cette indifférence ou cette négligence à l’égard de la poésie grecque s’explique sans doute par le fait que les Arabes possédaient avant le Coran une poésie lyrique d’une très grande richesse (il y a une culture arabe avant la culture musulmane) et ensuite parce que le Coran passe pour être le chef d’œuvre littéraire indépassable : la poésie des païens ne peut rivaliser avec la poésie ou la prose poétique du texte sacré. Le second concerne la manière de s’approprier. Une fois traduits en arabe, les originaux grecs n’ont pas été conservés. Or si traduire en arabe un texte c’est l’ennoblir puisque l’arabe est la langue de Dieu, l’original a moins de valeur que sa traduction. Comme le dit l’historien, philosophe du XIV-XVè s. Ibn Khaldûn : « désireux d'apprendre les sciences des autres nations, ils se les approprièrent par la traduction, les adaptèrent à leurs propres vues et les firent passer dans leur propre langue à partir des langues étrangères. Ils y surpassèrent dont les manuscrits écrits dans leurs langues, furent oubliés et complètement abandonnés. Désormais toutes les sciences étaient en arabe […]. Ceux qui les étudiaient n'avaient besoin que de connaître

Page 21: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

21

l'écriture et la langue arabes. Car les autres langues avaient disparu et n'intéressaient plus personne » (cité par Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, op. cit., p.280-281)

Cette pratique a une conséquence qu’on ne peut sous-estimer : selon R. Brague, elle a rendu impossible le phénomène de “renaissance“, « c’est-à-dire du recours aux textes originaux

contre les traditions qui s’en sont réclamées » (p. 137). Une renaissance n’est possible que parce qu’une relecture ou une autre lecture et donc une nouvelle écriture deviennent possibles à partir (de l’appel) du texte original. La relecture du texte original crée cet écart fécond qui rouvre un possible interprétatif, un nouveau travail d’écriture et de pensée — « écart » que François Jullien dans un ouvrage tout récent préfère substituer à « différence » (Il n’y a pas

d’identité culturelle, L’Herne, 2016)11. 3. Ainsi R. Brague propose-t-il deux modèles de réception d’une culture : l’inclusion et la digestion, s’approprier en conservant à l’objet son altérité, ou en lui faisant perdre son indépendance. Ainsi des deux genres littéraires de réception d’un texte : ou le commentaire ou la paraphrase. Le commentaire consiste à reproduire le texte (lemme après lemme) et à l’explorer pas à pas. La paraphrase au contraire réécrit le texte et assimile le texte source dans le texte cible. Si l’on compare les différentes façons de commenter Aristote par exemple, on peut dire que les Anciens pratiquent aussi bien le commentaire que la paraphrase (par exemple Thémistius au IVè s.) ; les néoplatoniciens (Simplicius, VIè s.) préfèrent le commentaire. Du côté des savants arabes, Al-Farabi (Xè s.) a laissé de grands commentaires (Sur l’interprétation). Mais Avicenne (XIè s.) marque un tournant en pratiquant systématiquement la méthode de la paraphrase dans La Guérison (Kitab as-Sifa), vaste encyclopédie du système aristotélicien, au point que l’aristotélisme finit par devenir l’avicennisme. Au contraire Averroès (XIIè s.) revient plutôt à Al-Farabi avec ses grands commentaires (tafsir) — mais ils ne seront vraiment reçus que des juifs et des chrétiens12. Dans le monde chrétien, Albert-le-Grand procède comme Avicenne, Thomas d’Aquin son disciple comme Averroès par commentaires. Donc par comparaison et quantitativement au moins, les savants occidentaux ont plutôt privilégié le commentaire (le modèle inclusif de la culture), alors que les savants musulmans ont privilégié la paraphrase (modèle “digestif”). L'Europe est donc romaine, et la romanité consiste dans la secondarité : secondarité par rapport à la culture antique, secondarité par rapport à l'Absolu religieux : double secondarité. Ainsi dire que la romanité est l'essence de l'Europe, c'est se donner le moyen

11 La thèse s’articule autour principalement de cette double décision : « Je crois qu’un débat portant sur l’“identité” culturelle est vicié dans son principe. C’est pourquoi je proposerai un déplacement conceptuel : en place de la différence invoquée, je proposerai d’abord le divers des cultures en termes d’écart ; en place d’identité, en termes de ressource ou de fécondité » (p. 34). 12 Averroès qui prétendait revenir à l’authenticité de la pensée d’Aristote en corrigeant l’interprétation néoplatonicienne d’Avicenne n’aura guère de postérité en Andalousie, au Maroc et dans le Sud de la Méditerranée, du moins rien de comparable à sa réception dans les communautés savantes juives puis chrétiennes.

Page 22: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

22

sous la référence de la même cité, Rome, de penser l'unité ou la synthèse des deux héritages. Rome permet d’articuler la reprise de la secondarité culturelle dans la secondarité religieuse. Ici la secondarité est peut-être encore plus marquée que pour la secondarité culturelle vis-à-vis des Grecs. Matthieu rapporte cette parole de Jésus dans son évangile : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (V, 17) .

La loi chrétienne ne supprime pas la loi juive. Elle est censée l’accomplir. Comment ?, c’est évidemment toute la difficulté. Le christianisme, étant issu du judaïsme, devait se définir par rapport à la loi juive. Une solution simple eût été de rompre avec elle, à partir d’une lecture extrémiste de saint Paul. Ce fut précisément le parti pris de Marcion (mort vers 160) — qui avait éliminé ce verset de sa version du Nouveau Testament — et de Valentin (mort vers 165) : la loi de Moïse est partiellement l’œuvre du mauvais démiurge qui aurait engendré, selon les gnostiques, le monde, et non pas le Dieu de bonté annoncé par Jésus. En refusant le marcionisme comme hérétique sous la polémique lancée par (saint) Irénée et Tertullien, l’Eglise romaine a pleinement reconnu la secondarité religieuse du christianisme et éloigné le spectre d'une identité par autoréférence. Ainsi contrairement à l'islam qui n'a pas vraiment utilisé le savoir importé comme moyen de prendre conscience de soi en distanciant ses pratiques culturelles, l'Europe ne prétend pas avoir absorbé ce qui lui vient de la Grèce ou ce qui lui vient de l'ancienne Alliance. Elle ne s'arrache pas au passé et ne le rejette pas (p. 145) : elle maintient la différence, l’altérité comme source de son identité. C'est pourquoi la Renaissance est la dimension rectrice de l'histoire européenne 13 : l'histoire de l'Europe n'est peut-être qu'une succession de renaissances. L'idée de renaissance correspond au schéma de l’histoire culturelle hérité de Pétrarque qui y voit une époque brillante renouant avec un passé illustre, en succédant à et en passant par dessus un âge moyen plein d'obscurités. Mais la renaissance n'a jamais cessé : renaissance carolingienne (VIII-IXè, redécouverte de la langue latine, promotion des arts libéraux…), renaissance du XIIè (essor des traductions, esquisse de la scolastique,

13 Mais l'absence de renaissance implique-t-elle l'absence d'humanisme ? L'humanisme serait-il l'apanage de l'Europe ? On peut entendre par « humanisme » trois choses : 1) la construction d'un monde par l'homme sans référence à Dieu (humanist = athée) ; 2) une culture de lettrés ; 3) la valorisation de l'homme comme sommet de la création. Le monde islamique a connu les deux dernières formes d'humanisme. On a pu interpréter l'homme comme le calife (halifa pour haliqa, la créature) de Dieu sur terre. Mais on peut se demander si l'islam associe la dignité de l'homme avec la reconnaissance d'un espace de liberté propre : Adam par exemple dans le Coran ne nomme les choses que Dieu a laissé sans nom, mais reçoit de Dieu le nom des choses (II, 31). Ensuite, il faut insister encore sur la non transmission de la littérature grecque dans le monde arabe (p. 155). Or c'est la littérature grecque (tragédie, poésie) qui véhiculait la conception grecque de l'homme (ou de l'homme grec). L'islam n'a pas eu à affronter une conception de l'homme globale et consistante — ce qui le précède n'est rien d'autre que le temps de l'ignorance et de l'idôlatrie païennes (gahiliyya).

Page 23: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

23

apparition d’“intellectuels“, littérature courtoise…), renaissances italiennes (XIV-XV-XVIè, de Sienne à Rome ou Venise en passant par Milan ou Florence), renaissance du romantisme allemand — « vivre de façon classique, et réaliser en soi-même l'Antiquité de façon pratique,

voilà le sommet et le but de la philologie », écrit F. Schlegel, Fragment de l'Athenäum, §1471. Ainsi tout se passe comme si l'Europe était portée par un effort de remonter non pas à une origine, la sienne, mais au contraire vers un passé et une culture qui ne fut pas la sienne14. La renaissance implique plutôt un effort de s’approprier non ce qu’on fut mais ce qu’on ne fut jamais, une origine à laquelle on se sent étranger et en même temps aliéné : non pas la répétition de soi-même, (dans) son passé glorieux mythifié, mais l’inspiration à une source par-delà la discontinuité. « Cet effort ne tend pas vers la période primitive ; il n’est pas un retour vers ce qui est propre à la culture et qui aurait existé dans toute sa pureté aux origines fondatrices. Au contraire, il tend vers une source située en

dehors de la culture européenne — en l’occurrence, dans l’Antiquité gréco-latine » (p. 158)15. L’Europe en un mot est comme son père fondateur Charlemagne (cf. l’épopée Karolus et Leo papa)16, « un continent d’illettrés qui a appris à lire ailleurs, qui a appris à lire non le gaulois, le germain, etc., mais le latin et le grec » (p. 167).

Donc pour conclure, le propre de l’Europe est paradoxalement de n’avoir rien en propre. Son identité est excentrique ou excentrée. Disant cela, on peut parler d’identité européenne sans refermer l’Europe sur une identité substantielle, puisque l’Europe n’existe que par l’héritage et par la préservation de l’altérité de la source.

14 Inversement, la renaissance en islam est plutôt la reviviscence (salafiyya) de sa propre source, le désir de retrouver une pureté plus ou moins fantasmée (celle de la période de Médine, de la période des califes « bien guidés » avant les déchirements). 15 Si l’on évoque le cas de Byzance, qu’on oublie peut-être trop dans l’histoire de l’héritage grec et juif, la situation est différente de l’Europe et du monde musulman : l’hellénisme est leur propre passé. Comme dit Théodore Métochite (XIII-XIVè s.): « Nous sommes les compatriotes des anciens Hellènes par la race et par la langue ». Donc il s’agit ici de s’approprier mieux le fond commun. 16 L’aventure de l’empire carolingien tourne court. Mais surtout le premier projet européen se développe à partir de la comparaison avec Byzance qui a tous les signes de la légitimité : « richesse matérielle (“l’or de Byzance“), une dynastie, le nom romain (la seconde Rome), des manuscrits et des érudits pour les lire, de nombreuses reliques de saints, signe de la continuité de l’Eglise à partir de sa fondation apostolique » (p. 164). Une anecdote est éloquente. Charlemagne a légué quatre tables représentant des cartes de ville et une carte du monde (avant Christophe Colomb). Or de manière significative manquent le plan d’Aix-la-Chapelle (car la capitale de l’empire carolingien ne peut rivaliser avec Rome et Byzance) et la carte de l’Europe, c’est-à-dire de l’empire d’Occident nouvellement bâti. Le centre du monde se situe quelque part au Moyen Orient : le centre religieux des musulmans c’est la Mecque, pour les juifs et les chrétiens Jérusalem ; le centre de la culture pour les musulmans c’est Bagdad, pour les chrétiens c’est Byzance.

Page 24: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

24

Mais la modernité aura-t-elle été une autre renaissance ? A nouveau, nous sommes contraints de reconnaître combien il est difficile de commencer par l’époque moderne ou de la faire apparaître comme un nouveau commencement…

7. Le moderne ou l’impensable selon l’antique Pourtant, il y a bien une originalité de la pensée moderne. Sous les mêmes mots (science, démocratie…) se cachent des réalités ou des définitions différentes. Si l’on veut une preuve (plus convaincante) que non seulement on ne vit plus dans le même monde mais que la culture antique est impuissante à penser ce monde qui est le nôtre et les défis qu’il soulève, il suffit d’envisager notre rapport à la technique et à la nature. Notre monde est mondialisé. Un monde mondialisé est précisément impensable pour la culture antique. Un monde mondialisé est, pour ainsi dire, un monde qui se démondanise, un monde qui ne fait plus monde, c’est-à-dire qui ne forme plus une totalité harmonieuse (cosmos), mais un monde du bruit permanent, qui entre en résonance perpétuelle avec chacune de ses parties — à la musique des sphères s’est substitué le bruitage global de ses parties. La mondialisation met fin à l’idée de monde et par là fait peut-être sortir définitivement de la culture antique17. Elle pose en tous cas des problèmes tout à fait inédits que le « trésor pour toujours » (Thucydide) de la culture antique ne peut ni résoudre ni même formuler. J’emprunte la thèse au philosophe allemand H. Jonas dans son ouvrage Le principe Responsabilité (trad. française 1990) — où il théorise ce qu’on appelle depuis le « principe de précaution ». Face aux menaces que la puissance technologique fait peser directement sur la nature et indirectement sur l’humanité, la culture antique est-elle un recours ou devient-elle subitement inactuelle ? On pourrait citer, comme le fait d’ailleurs H. Jonas lui-même le célèbre chœur d’Antigone de Sophocle : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. Il est l’être qui sait traverser les flots gris, à l’heure où soufflent les vents du Sud et ses orages. et qui va son chemin au creux des hautes vagues qui couvrent l’abîme. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont sans répit la sillonnant chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

17 Le monde qu’Heidegger nomme le quadriparti (Geviert) : « Le quadriparti uni du ciel et de la terre, des divins et des mortels, qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu'à elles-mêmes des choses, nous l'appelons le Monde ». Le monde unit ensemble le rapport terre-ciel/hommes-dieux. Le monde est précisément cette unité. La mondialisation est à rebours ce qui fait sortir du monde ainsi défini.

Page 25: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

25

Oiseaux étourdis, animaux sauvages, poissons peuplant les mers, tous, il les enserre et les prend dans les mailles de ses filets, l’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins, il est le maître des bêtes indomptées qui courent par les monts, et, le moment venu, il ploiera sous un joug enveloppant leur col et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte, échapper aux traits du gel, de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autre toit que le ciel. Bien armé contre tout, il n’est désarmé contre rien de ce que lui peut offrir l’avenir. Contre la mort seule il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su, contre les maladies les plus opiniâtres, imaginer plus d’un remède. Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien. Qu’il fasse donc, dans ce savoir, une part aux lois de sa ville, et à la justice des dieux à laquelle il a juré foi ; il montera alors très haut dans sa cité ; tandis qu’il s’exclut de cette cité, du jour où il laisse le crime le contaminer, par bravade » (trad. P. Mazon, 1950, p. 87-88)

Que dit ce chant ? Il rend un hommage au pouvoir de l’homme, à son intelligence, à son obstination à tirer des entrailles de la terre, des profondeurs des mers les moyens de sa subsistance. L’homme est de toutes les merveilles du monde la créature la plus merveilleuse. Mais ce pouvoir a quelque chose d’inquiétant, car l’action de l’homme sur l’homme et sur nature peut suivre la route du mal comme celle du bien, céder à l’excès (hubris). Ainsi les Grecs auraient déjà, eu conscience des dommages de la puissance technique sur la nature et pour l’humanité : l’homme est inquiétant parce que par la technique il peut sortir de l’ordre du monde, désordonner le monde. C’est pourquoi la merveille de l’homme suscite à la fois l’admiration et la crainte. La sagesse grecque aurait ainsi déjà parlé pour nous, aurait devancé nos peurs, elle qui, dans son inspiration profonde, cherche depuis toujours la juste mesure, fuit l’excès comme la source de tous les maux (hubris). Cette sagesse prudentielle grecque demeurerait à jamais actuelle et utile contre ce mal que la culture grecque a su identifier : le prométhéisme. Mais il se pourrait que toute cette sagesse prudentielle qui pense le mal comme hubris (la domination de la nature comme l’excès de la violence technique) nous soit inutile. D’abord Zeus n’est plus là pour châtier l’hubris de Prométhée. Seul un dieu pourrait nous sauver mais croyons-nous assez à la possibilité qu’un dieu puisse nous sauver ? Ensuite l’humanité est devenue prométhéenne mais sans Prométhée. Prométhée n’est plus un dieu, c’est l’homme. Ou alors en devenant l’homme Prométhée s’est déchaînée. L’humanité c’est un nouveau Prométhée, un Prométhée que le mythe n’a pas prévu, Prométhée déchaîné donc, qui ne cesse de se retourner contre la terre, déesse primitive, de disperser ses ressources, sans qu’aucune justice supérieure (divine) vienne châtier cette démesure. Mais il y a encore autre chose dans ce chœur. Le pouvoir de l’homme a quelque chose d’admirable puisqu’il signifie l’auto-éducation de l’humanité et la construction d’un monde humain (polis). Or l’homme n’est pas admirable par lui-même. Pourtant qu’est-ce qui est admirable dans cette puissance ? Qu’est-ce qui est digne d’admiration en elle ?

Page 26: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

26

Paradoxalement, ce n’est pas le pouvoir de l’homme qui est admirable mais l’impuissance de ce pouvoir. Le chœur au fond célèbre l’audace de l’espèce humaine qui brave la toute puissance de la nature. C’est cette par d’héroïsme, non pas individuel, mais spécifique, collectif qu’il honore. Ce qui rend l’homme valeureux, ce qui fait la grandeur de l’humanité, c’est la disproportion du pouvoir de l’homme par rapport à la puissance de la nature. C’est pourquoi y a quelque chose de non-dit dans le chant et ce non-dit est, en quelque sorte, le plus essentiel, ce qui porte cela même qui est dit (la merveille terrible de l’homme)18. Certes l’homme est un prodige même si c’est un prodige inquiétant. Tout ce pouvoir humain est comme rien par rapport à la nature elle-même : toutes les actions des hommes, toute la violence faite aux éléments n’affectent pourtant pas l’essence de la nature. Qu’est-ce que l’homme pour les Grecs ? Un être capable d’introduire du désordre dans la nature, et d’abord en lui-même en s’éloignant de la nature19 — c’est pourquoi toutes les éthiques grecques reposent sur le même principe : imiter la nature. Mais ce pouvoir de perturbation est limité, enveloppé, repris, par avance englouti par la nature. La nature est le fond imperturbable, permanent, substantiel de toutes les agitations humaines. Les hommes font l’histoire, se racontent leur histoire, sur le fond de la nature éternelle. Donc ce qui donne sens au chœur et à toute éthique antique, c’est ce qui n’est pas dit, à savoir l’immutabilité de la nature. Or l’humanité contemporaine ne se tient plus dans un tel rapport à la nature. La nature n’est plus la puissance d’un ordre intangible que l’homme doit imiter quand il se sent désemparé, mais l’otage de sa puissance technologique. Dans ces conditions l’éthique fondée sur l’inscription de l’homme audacieux dans la nature intangible ne peut plus orienter l’homme moderne dans un monde où il subit les effets de l’assujettissement qu’il impose à la nature elle-même. C’est pourquoi se référer à la culture antique pour éclairer nos choix éthiques c’est ne pas avoir compris que l’agir humain a changé radicalement de forme : non pas un surplus de pouvoir (excès), mais une surpuissance qui annihile la puissance de la nature. La nature est l’objet de la technique et non plus la puissance qui en relativisait le pouvoir. Dans ces conditions s’inspirer de la culture antique, c’est

18 « Ce qui est non dit, mais ce qui lui est sous-jacent comme allant de soi à cette époque, c’est le savoir que nonobstant toute la grandeur de son ingéniosité illimitée, l’homme, comparé aux éléments, est toujours encore petit ; c’est cela qui donne toute son audace à ses incursions dans ceux-ci et ce qui leur permet de tolérer son impertinence. Toutes les libertés qu’il prend avec les habitants de la terre, de la mer et de l’air laissent pourtant inchangée la nature englobante de ces règnes et ne diminuent pas leurs forces créatrices. Il ne leur fait pas vraiment mal lorsqu’il découpe son petit royaume dans leur grand royaume. Eux perdurent alors que ses entreprises prennent leur envol éphémère. Même si année après année il accable la terre de sa charrue — elle est sans âge et infatigable — il peut et il doit faire confiance à sa patience persévérante et se plier à son cycle » (Jonas, Le principe responsabilité, p. 19-20). 19 L’homme doit en quelque sorte retrouver par méthode ou discipline ce que l’animal accomplit par instinct. L’homme est l’animal qui désobéit à la nature, et il ne peut y obéir que par méthode ou discipline. L’éthique a ici un caractère “involutif“ marqué.

Page 27: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

27

chercher le sens (éthique) sur un contre-sens. La culture antique est définitivement la culture d’un monde passé ou un objet qu’on peut cultiver avec nostalgie. Mais est-ce seulement la pensée antique qui est subitement déclassée par la nouvelle époque de la technologie humaine ? Pour être tout à fait honnête, la situation de détresse et de catastrophe où se trouve l’humanité contemporaine que décrit H. Jonas, ne condamne pas seulement la culture antique mais aussi la pensée moderne (XVII-XXè). Aucune morale moderne (morale par provision cartésienne, éthique de la connaissance spinoziste ou morale du devoir kantien) n’est davantage armée pour relever les défis éthiques et politiques de la domination technologique du monde. Si la technologie contemporaine, qu’on peut aussi appeler “techno-science“, a produit « une transformation de

l’essence de l’agir humain », alors les morales des époques passées, sont toutes inadaptées. C’est pourquoi il faudrait, selon Jonas, reformuler l’impératif kantien, au moins sous ces deux formes : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie. »

Mais pour ainsi dire la modernité est moins inactuelle que l’antiquité pour fonder l’éthique adaptée à la transformation de l’agir humain, et c’est pourquoi Jonas propose une reformulation de l’impératif kantien20. Car la culture antique est doublement inactuelle : a) éthiquement et b) cosmologiquement : a) l’éthique grecque est une éthique du conseil, de “l’impératif hypothétique” et ne commande rien de manière obligatoire, inconditionnelle et universelle — et c’est en quoi elle n’est pas moderne ; b) elle raisonne dans le cadre d’une cosmologie où le monde est fini, éternel, harmonieux que l’homme ne peut perturber en profondeur. Mais si ce nouvel âge de la technologie défie toutes les éthiques passées, alors est peut-être la réalité même de ce qu’on nomme le contemporain et qui tranche à la fois avec l’antique et avec le moderne. La domination technologique de la nature est ce qui rend toute contemporain (l’opérateur de contemporanéité) : tout est contemporain sous le rapport de cette domination. Dans ces conditions, e contemporain ne désigne pas l’ultra-moderne, le moderne d’aujourd’hui, mais peut-être sa réfutation. Le contemporain (pensé

20 A moins que la modernité, pour moderne qu’elle soit, reste trop liée au liée à un modèle ancien, à la fois philosophique et religieux. Cette permanence dans nos discours de l’idée que le monde est pour toujours, que les conditions de l’existence humaine demeureront les mêmes sur le fond d’une nature intelligible, est peut-être ce qui rend aveugle à la nouvelle configuration de l’histoire contemporaine. Autrement dit, il faut peut-être pour relever le défi de la techno-science savoir oublier la culture antique, y renoncer, s’en détacher, séparer dans la pensée moderne ce qui relève encore de la pensée antique, pour fonder une éthique adaptée à cette domination.

Page 28: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

28

comme ou à partir de la domination technologique du monde) ne signifie-t-il pas, outre la mort de la culture antique, aussi la fin du projet de la modernité ? Cet inventaire de la modernité a été fait et refait par de nombreux philosophes “contemporains”, souvent pour souligner les faillites ou les impasses de la Modernité (relativisme, historicisme, culte du nouveau pour le nouveau…). On ne portera pas un jugement d’ensemble sur la moderne et sur l’attitude à avoir envers lui (être « résolument » moderne ou anti-moderne ?). On se contentera d’une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, avec cette conviction malgré tout que le monde contemporain est largement inintelligible si ignore l’histoire de la philosophie moderne qui, pour le meilleur ou pour le pire, en a constitué les prémisses.

8. Philosophie ou histoire de la philosophie ? Plus ça va, plus je vois l’objet de ce cours s’éloigner. Vous faites ici concrètement l’expérience de ce qui distingue la philosophie et les autres disciplines, au moins dans les sciences humaines : en philosophie aborder un objet c’est le voir s’éloigner. Pourquoi ? Parce qu’en philosophie la réflexion ne consiste pas à étudier un objet déjà là, donné, pas même à le constituer, mais à s’interroger sur la possibilité de sa constitution. Pour le dire autrement, le premier problème philosophique est de savoir (comment, par où) commencer. Du moins ce problème du commencement domine précisément la philosophie moderne depuis Descartes jusqu’à Hegel ou Husserl au moins. Commencer par le commencement est la chose la plus difficile en philosophie si le commencement ne doit pas être quelque chose d’arbitraire. Comment prétendre à une démarche rationnelle sans la fonder dans un commencement lui-même justifié ? Mais comment se fonder dans un commencement fondé ? On peut appliquer cette question à notre propre travail. En effet, avant de faire une histoire de la philosophie moderne, encore faut-il se demander ce que peut signifier pour la philosophie une histoire de la philosophie. J’expose ici un peu dans le désordre les problèmes. On peut dire que l’histoire de la philosophie est un objet possible de la philosophie. Mais est-ce pour elle un objet comme un autre ? Car on peut dire aussi que toute réflexion philosophique sur l’histoire de la philosophie présuppose l’histoire de la philosophie : l’histoire de la philosophie précède et rend possible toute philosophie et donc une philosophie de l’histoire de la philosophie. Alors qu’on peut faire de l’histoire ou de la géographie simplement sans se demander s’il ne serait pas requis de faire une histoire de l’histoire ou une histoire de la géographie. L’historien ou le géographe n’ignore pas l’histoire de sa science, mais il ne se sent pas obligé pour faire de l’histoire ou de la géographie de faire de l’histoire de l’histoire ou de l’histoire de la géographie. Donc on doit s’étonner du fait que le philosophe fasse toujours de l’histoire de la philosophie quand il élabore philosophiquement un problème. Ainsi si l’on s’en rapporte à la pratique,

Page 29: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

29

l’histoire de la philosophie a beau ne pas être une partie de la philosophie comme la morale, la politique, l’épistémologie, la métaphysique, l’enseignement secondaire y fait constamment référence : le professeur de philosophie traite son programme en commentant des textes et apprend à ses élèves à les commenter à leur tour ; et l’enseignement universitaire pour une large part s’y ramène, parce qu’on suppose que (cf. Ch. Giolito, Comprendre l’histoire de la philosophie, A. Colin, 2008, p. 7) : a) la philosophie se trouve dans les œuvres des philosophes : où est la philosophie sinon dans l’œuvre des philosophes, donc dans l’histoire de la philosophie ? ; b) ces œuvres forment une doctrine et que chaque doctrine contient une philosophie, c’est-à-dire une conception du monde ; c) La conclusion serait alors à peu près celle-ci : si la philosophie est contenue dans les philosophies, alors l’histoire des philosophies, c’est-à-dire l’histoire de la philosophie est la philosophie. Mais la philosophie est-elle seulement un objet historique ? Une philosophie ne prétend-elle pas à un contenu de sens, à pouvoir produire, même sur un mode seulement réflexif, des énoncés susceptibles d’être vrais, dont la connaissance peut être accessible indépendamment du contexte historique de son énonciation — c’est d’ailleurs le présupposé de l’épreuve d’explication de texte au baccalauréat, puisque la visée de la philosophie est d’apprendre à penser par soi-même ! Toute philosophie semble posséder une actualité qui dépasse sa propre historicité et celle de sa réception. On ne s’intéressera pas à la question de savoir comment faire de l’histoire de la philosophie — en tous cas pas tout de suite — mais si le lien entre philosophie et histoire de la philosophie est nécessaire ou pas. On peut sans doute admettre qu’on fait de la philosophie en lisant des textes philosophiques. Mais faut-il reconnaître finalement que la philosophie transcende sa propre histoire et que donc on peut faire de la philosophie sans faire de l’histoire de la philosophie, ou bien que l’histoire de la philosophie constitue toute la philosophie ? Voici une remarque anecdotique faite par le philosophe contemporain Roger Pouivet sur ses années d’études qui en dit assez long sur la confusion qui règne sur ces questions : «On nous parlait de “La Philosophie”. Nous étions censés l’étudier. Mais sur ce qu’est la philosophie, comment on en fait, ce qui est important et ce qui ne l’est pas, des choses cruciales donc, le silence complet était pesant. Nous pouvions seulement constater l’absence d’accord, troublant et même inquiétant, entre les professeurs. J’entendis un jour un étudiant dire à l’un d’eux : “Ce qui m’intéresse en philosophie, c’est de découvrir par moi-même ce qui est vrai, en réfléchissant sur des problèmes“. Le professeur fronça les sourcils, et répondit : “Il serait préférable que vous lisiez Platon, Descartes et Kant. La philosophie est là, dans leurs textes, nulle part ailleurs. Elle n’est pas dans votre tête, en tous les cas.“ Cependant, l’un de ses collègues expliquait que Platon avait tort et que Kant ne valait guère mieux. Il parlait des derniers articles de Foucault, des livres de Derrida. “La philosophie c’est cela, affirmait-il, même quand on parle de philosophes du passé.“ Ce qui voulait dire : la philosophie consiste à réfléchir par soi-même, et non exclusivement à lire les grands auteurs et à leur vouer un culte. Cependant, un troisième professeur sous-entendait que tout commence (et finit) avec Husserl, alors qu’un quatrième ne jurait que par Carnap. A l’en croire, toute la philosophie semblait avoir émigré aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Honte à ceux qui n’en savaient rien ou ne voulaient rien en savoir. D’autres encore ne parlaient que d’herméneutique, et pour eux la philosophie était

Page 30: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

30

allemande ou n’était pas. Un autre encore avait saisi le sens de l’histoire et le faisait savoir. On trouvait aussi, en vrac, des nietzschéens, des kierkegaardiens, des historiens des sciences, des amateurs d’esthétique, des revenus de tout. Tous étaient savants. Certains étaient sympathiques. Nous apprenions des choses passionnantes. Mais la seule chose vraiment sûre, c’est qu’il n’y avait aucun accord entre eux au sujet de la philosophie, ce qu’elle est et comment elle marche. Nous étions souvent dubitatifs, voire perdus et dépités. Il nous manquait une explication. Certains de mes camarades avaient cependant une vie intellectuelle nettement plus apaisée. Ils étudiaient en classe préparatoire. Ils n’avaient alors qu’un unique professeur de philosophie. Pour eux, la question de savoir ce qu’est la philosophie ne semblait pas se poser, au moins pas de façon inquiétante. C’était ce que faisait leur professeur, et c’est tout. Et puis, avec toutes les dissertations qu’ils avaient à rendre, ils n’avaient pas le temps de se poser des questions oiseuses d’étudiants d’université. Pour moi, ils étaient un peu comme des gens pour lesquels l’espèce chien ne comprendrait que des teckels à poils durs ou des bergers allemands » (R. Pouivet, La philosophie contemporaine, PUF, 2008, p. 7-8).

Donc qu’est-ce que l’histoire de la philosophie par rapport à la philosophie ? Peut-on distinguer la philosophie de l’histoire de la philosophie ? Si on peut les distinguer, quel peut être l’intérêt philosophique d’une histoire de la philosophie ? La philosophie rend inutile, du moins accessoire l’histoire de la philosophie. A l’inverse, si on ne le peut pas, la philosophie consiste dans l’histoire de la philosophie. On voit se dessiner deux options. La première consiste à dire que la philosophie est essentiellement une manière de construire des problèmes, de répondre à des questions, de développer des modes d’argumentations. Dans ces conditions, l’histoire de la philosophie ne concerne pas l’essence même de la pensée philosophique. Cette conception de la philosophie est assez ordinaire : la philosophie consiste à réfléchir à des questions qui par leur généralité et/ou par leur abstraction semblent anhistoriques, comme si l’humanité était condamnée à toujours se poser les mêmes questions. Donc derrière les systèmes philosophiques et les écoles philosophiques, il y aurait quelque chose comme une philosophia perennis — sinon à titre de contenu comme chez Leibniz, du moins formellement par les questions qui en relèvent. Cela revient à dire que les différences entre les écoles philosophiques, si l’on s’y applique avec attention, restent superficielles et ne font qu’exprimer sous un certain point de vue des vérités identiques qu’il faudrait parvenir à dégager dans leur pleine universalité : c’est le contenu pérenne (perennis, durable) dont les philosophies ne sont que les visages particuliers. La philosophie pérenne repose donc sur la conviction qu’il y a, au-delà des oppositions doctrinales et des évolutions historiques, une permanence de la pensée, une splendeur intemporelle de la sagesse, parce que la vérité est une et éternelle. En particulier on cherche à réconcilier l’Antiquité et le christianisme, comme le souligne Leibniz dans cette Lettre à Rémond, datant de 1714 (Philosophische Schriften, Gehardt, III, p. 624-625) — en reprenant l’expression de Augustinus Steuchus dit Eugubinus dans son De perenni philosophia de 1540 : « La vérité est plus répandue qu'on ne pense, mais elle est aussi enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens (ou, pour parler plus généralement, dans les antérieurs), on tirerait l'or de la boue, le diamant de sa mine et la lumière des ténèbres ; et ce serait, en effet, perennis quaedam philosophia ».

Page 31: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

31

Leibniz est ainsi un philosophe moderne, mais il refuse d’opposer la philosophie moderne et la philosophie ancienne : il y a des vérités propres à la philosophie antique qu’il ne faut pas mépriser (par exemple l’usage des causes finales) ou il y a dans la philosophie ancienne des traces de vérité qui doivent être préservées. De manière plus simple et plus commune, on considère qu’une question philosophique c’est une question que tout le monde se pose ou est amené à se poser : sur la liberté, sur la mort, etc. de sorte que l’histoire de la philosophie n’est rien d’autre que l’ensemble des formulations ou des réponses variables et différentes à ces questions toujours les mêmes. La philosophie pérenne ce serait donc au moins l’ensemble des questions invariables que traitent les écoles philosophiques au cours de l’histoire, parce que ce sont les questions que tout homme se pose. La philosophie pérenne se situerait du côté de cette pérennité des questions : l’histoire de la philosophie du côté de l’élaboration particulière de ces questions. Cette conception de la philosophie pourrait sembler caduque. Puisque le monde change, les questions changent. L’histoire fait évoluer les questions, en supprime certaines, en fait émerger d’autres. Pourtant rien n’est moins sûr. Les réponses changent évidemment, mais en va-t-il aussi de même des questions ? Du moins, la philosophie se distingue peut-être sur ce point de la science : pérennité des questions et historicité des réponses (philosophie) — aucune réponse ne supprime aucune question — vs historicité des questions et des réponses (science) — ou plutôt historicité des réponses et des questions puisque chaque réponse supprime une ancienne question pour poser une nouvelle question. Encore que cette différence soit discutable : peut-être que certaines questions demeurent toujours en suspens dans la science fondamentale (la matière est-elle continue ou discontinue, le monde a-t-il un commencement et une fin ?). Ce qui est une autre manière de se demander jusqu’où l’histoire mord la philosophie. Pourtant cette façon de faire de la philosophie comme si l’histoire ne comptait pas, de manière pour ainsi dire “pérenne“, loin d’être inadaptée ou dépassée possède une plein actualité : elle correspond à la méthode (ou largement utilisée) dans la philosophie dite “analytique“, par opposition à la philosophie dite “continentale“. Que faut-il entendre par là ?

9. Philosophie analytique vs philosophie continentale On croit souvent que l’une est anglosaxonne (philosophie analytique), l’autre (philosophie continentale) allemande, française, etc. La division de la philosophie correspondrait à des aires géographiques. En réalité la philosophie analytique est née à la fois en Angleterre (B. Russell et Moore à Cambridge) et en Europe centrale (Carnap à Vienne, Prague, Varsovie)

Page 32: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

32

et la philosophie continentale a toujours été enseignée en Angleterre21. Aussi s’agit-il plutôt d’une différence de méthode et d’attentes à l’égard de la philosophie. « Les philosophes continentaux restent marqués par un projet d’herméneutique de toute la réalité, un projet hérité d’une partie de la philosophie allemande, puis repris et transformé chez Heidegger ; il s’appuie fréquemment sur une réinterprétation de l’histoire de la philosophie, en termes de jugements sur les illusions des philosophes du passé, la mort ou la fin de certains de leurs projets, particulièrement s’ils supposent la possibilité de la métaphysique. En revanche, les philosophes analytiques pensent que les questions philosophiques sont transhistoriques, qu’il nous appartient de développer des techniques d’explication et parfois de résolutions de ces questions, y compris celles que les philosophes continentaux jugeraient désespérément métaphysiques » (R. Pouivet, Philosophie de la religion, préface, p. 26-27).

Donc pour les philosophes analytiques, il est possible de faire de la philosophie sans passer (nécessairement) par l’histoire de la philosophie. Autrement dit, il est encore possible et légitime de traiter des questions métaphysiques (que la tradition “continentale“ peut avoir abandonnées après les différentes critiques massives de la métaphysique depuis Kant), en se concentrant sur les arguments eux-mêmes, sur leur cohérence interne, sur leur construction. Ainsi par exemple il y a une philosophie analytique de la religion qui n’hésite pas à reprendre la question « de savoir si Dieu existe, quels sont ses attributs, quelle est la valeur cognitive des affirmations fondamentales des religions : savoir si l’argument du mal est imparable ou non, comment Dieu peut se manifester dans la Révélation, s’il est rationnel de croire en la résurrection des corps » (ibid., p. 29).

Ainsi non seulement la philosophie analytique peut revenir sur des questions métaphysiques mais aussi aborder des dogmes religieux (sur le mal, la révélation, la résurrection). Par exemple, elle ne se laisse pas impressionner par la réfutation kantienne de l’existence de Dieu ou par le fait que toute preuve de l’existence de Dieu entraînerait la raison dans un abîme de contradictions. Il y a pour ainsi dire une actualité logique des questions et des arguments. On doit ici insister sur cette opposition entre les deux styles de philosophie. La philosophie qui s’enseigne institutionnellement ou se pratique (dans les médias et les cafés philo) en France est principalement “continentale“. Le terme “continental“ a été forgé par les philosophes analytiques pour désigner la philosophie qui se pratique sur le continent, c’est-à-dire qui ne recoure pas à la méthode d’analyse logique du langage ou à la philosophie du langage (Dummett). Pour plus de clarté on peut dresser une liste (non exhaustive) de philosophes analytiques et continentaux (cf. R. Pouivet, Philosophie contemporaine, p. 29)

21 Pour ce 9ème point, nous reprenons et suivons les analyses de R. Pouivet dans La philosophie contemporaine.

Page 33: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

33

philosophes analytiques Philosophes continentaux

Frege (allemand) Bergson (français)

Russell Peirce (américain)

Ayer Merleau-Ponty (français)

James (américain) James (américain)

Husserl (allemand) Husserl (allemand)

Wittgenstein (autrichien) Wittgenstein (autrichien)

Carnap (allemand Heidegger (allemand)

Goodman (américain) Arendt (allemande)

Strawson (britannique) Derrida (français)

Dummett (britannique) … Foucault (français) …

Héritiers de : Héritiers de :

Descartes Descartes

Kant Kant

Locke Hegel

Hume Fichte

Mill… Marx…

On s’aperçoit que certains auteurs peuvent être revendiqués par les deux traditions : Husserl (pour ses Recherches logiques) par la philosophie analytique, pour ses Ideen, ses Méditations cartésiennes … par la philosophie continentale — de même pour Wittgenstein… Par ailleurs les deux traditions peuvent partager le même héritage : Descartes ou Kant (métaphysique descriptive de Strawson/idéalisme allemand). Il faut approfondir cette distinction. On peut la préciser comme le fait encore Pouivet par un nouveau tableau :

Philosophes analytiques Philosophes continentaux

Primat de l’argumentation Primat des “visions“

Page 34: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

34

Caractère direct des problématique Caractère oblique, historique des problématiques

Clarté, précision Profondeur, largeur de vue

Littérarité des énoncés Métaphore, style

Visée alèthique Visée interprétative La première opposition (Argumentation vs vision) porte sur le primat de l’argumentation ou de la vision. Pour être plus précis, il s’agit de deux manières d’argumenter — car la “vision“ de la philosophie continentale relève d’une démarche argumentative. Mais l’argumentation est plus démonstrative ou plus manifeste dans un cas que dans l’autre. Un philosophe analytique formule une thèse et s’emploie à l’établir en rejetant les arguments adverses et en construisant les arguments positifs en sa faveur. Par exemple, le philosophe américain David Lewis commence son ouvrage De la pluralité des mondes ainsi : « Ce livre prend la défense du réalisme moral. Selon le réalisme moral, le monde dont nous faisons partie n’est qu’un monde parmi une pluralité de mondes, et nous ne sommes, nous qui l’habitons, qu’un petit nombre de

ceux qui habitent tous les mondes » (2007, p. 11). Lewis veut dire qu’il y a une infinité de mondes possibles, que ces mondes possibles et les choses dans ces mondes existent, la seule différence avec notre monde étant que nous l’habitons et que nous pouvons nous y référer, contrairement à tous les autres. La réalité désigne la somme totale de tous les mondes possibles. La thèse ordinaire ou mentaliste consiste à dire que seul le monde actuel existe en dehors de l’imagination, et que les autres mondes sont seulement possibles, donc inactuels. Le réalisme modal soutient au contraire que tous les mondes possibles (la logique modale traite de ce qui est nécessaire ou possible) sont réels et existent objectivement. Tout ici peut surprendre le lecteur habitué à la philosophie continentale : prendre un problème métaphysique (la réalité des mondes possibles) qui passera volontiers pour dépassé (Leibniz) et pour insoluble (puisque métaphysique), le poser clairement, dans le langage le moins technique, comme objet d’argumentation soumis à la discussion. Par comparaison, on aura du mal à trouver l’équivalent dans un ouvrage de philosophie continentale. Pouivet prend l’exemple de Les Mots et les choses (1966) de M. Foucault. Quelle est la thèse de Foucault dans cet ouvrage ? Voici comment débute la préface : « Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borgès. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie —, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre » (p. 7). Rien de moins analytique ! D’abord l’origine (au moins prétextée) du livre n’est pas un problème, mais un livre ou l’émerveillement que sa lecture suscite. D’emblée la dimension

Page 35: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

35

herméneutique de la philosophie est manifeste. Bien entendu ce dont le texte de Borgès traite c’est du problème de la classification des choses selon le même et l’autre. Mais il est caractéristique que ce problème de la taxinomie, c’est-à-dire de la mise en ordre des choses par le savoir soit abordé par le détour d’une fiction, obliquement comme on dira plus loin. L’approche est encore très indirecte par le style, l’écriture baroque. Enfin ce qui est mis en avant dans l’ « encyclopédie chinoise » c’est son effet déconstructeur : elle ébranle « les familiarités de la pensée, la nôtre … qui a notre âge et notre géographie », c’est-à-dire la pensée occidentale, pour en marquer la limite : « l’impossibilité nue de penser cela ». L’exercice philosophique est ainsi situé dans le champ de l’histoire de la philosophie (la pratique millénaire du Même et de l’Autre de Parménide jusqu’à Hegel et même Heidegger ou Lévinas (Totalité et infini, 1961), mais en elle et contre elle. La suite de l’ouvrage permet-il davantage de déterminer son objet ? Il commence par la description et l’interprétation des Ménines de Vélasquez. Sur ce tableau-ci, mais dont la structure est complexe (jeux de regard, de perspectives), ou sous lui il dégage le sens profond d’une mutation dans l’ordre du savoir, l’avènement d’une nouvelle époque du savoir — ce qu’il nomme épistémè. Jusqu’au XVIè siècle, la connaissance du monde repose sur un principe de ressemblance (microcosme/macrocosme). Au XVIIè une nouvelle épistémè, c’est-à-dire une nouvelle manière comprendre le monde et le savoir (l’un par l’autre) apparaît qui repose sur la représentation et où le langage occupe une place centrale. Or le tableau de Vélasquez dit et montre plus que ce qu’il montre (les suivantes) : il est « peut-être … comme la représentation de la représentation classique » (p. 31). Mais cet ordre épistémologique de la pensée classique sera à son tour supplanté par une autre épistémè, sous le signe de l’histoire au sein de laquelle un fait capital se produit : l’entrée de l’homme dans le champ du savoir. Autrement dit, Foucault montre que l’homme est une invention et une invention récente comme il le dit à la toute fin, de sorte qu’on peut parier qu’il est promis à disparaître quand émergera une autre configuration du savoir : « comme à la limite de la mer un visage de sable » (p. 398). C’est là sans doute la thèse principale de l’ouvrage. Mais nulle part Foucault ne la pose comme telle, et surtout pas initialement. Même quand elle est formulée, elle reste indissociable de l’histoire où elle s’inscrit et de son récit par Les Mots et les choses (« En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint — la culture

européenne depuis le XVIe siècle — on peut être sûr que l’homme y est une invention récente »). Ainsi la thèse se dégage progressivement du texte dont elle n’est pas détachable, de toutes les remarques historiques, de l’interprétation que Foucault donne de l’histoire qu’il constitue. Dans ces conditions, on serait bien en peine d’indiquer exactement les arguments de Foucault, faute de pouvoir vraiment les isoler. Si Foucault avait énoncé la thèse : l’homme n’apparaît qu’au XVIIIIè siècle, elle aurait paru ridicule. Foucault dit bien cela, mais il le dit en un sens plus profond. Ce sens est indissociable de toute l’épaisseur de la démarche et de l’écriture de Foucault. Dans les termes de Pouivet, on a affaire à une vision de la modernité (« les familiarités de la pensée, la nôtre … qui a notre âge et notre géographie »/ « la culture

européenne depuis le XVIe siècle »). Or cela n’aurait pas de sens de demander si cette vision du monde est vraie ou non, de même que cela n’aurait pas de sens à demander si

Page 36: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

36

l’interprétation des Ménines est vraie ou non. D’ailleurs Foucault s’était bien garder de dire que les Ménines sont la représentation de la représentation classique, mais qu’elles sont « comme » la représentation de la mise en représentation des choses à l’âge classique. Impossible de dégager aucun énoncé analytique (ou atomique) et défini. Pouivet écrit ainsi à propos de la philosophie continentale : « On introduit une thèse complexe qui n’est que rarement énonçable sous une forme condensée sans caricature. La compréhension de la thèse suppose qu’on fasse le parcours herméneutique de l’auteur, qu’on entre dans ses interprétations, destinées à modifier l’image de la réalité souvent historique. La finalité est d’offrir une vision globale de la réalité et de l’histoire, non pas de proposer sur une thèse claire et limitée des arguments à examiner. La thèse défendue renverse généralement les idées reçues et elle est censée provoquer un salutaire bouleversement dans la pensée » (La philosophie contemporaine, p. 33-34)22. La deuxième opposition (Direct vs oblique) est encore assez marquée. Le philosophe analytique expose un problème à partir de lui-même, donc sans être inscrit particulièrement dans un moment historique et tente d’y répondre par des arguments ou de contre-arguments (cf. David Lewis). Le philosophe continental au contraire problématise de manière “oblique“ : il traite un problème à travers un moment historique, à partir d’une œuvre philosophique ou littéraire ou picturale (cf. Foucault). Le second

22 Rien n’est moins “analytique“ que cette manière (a) de se donner comme point de départ un texte littéraire pour souligner un problème (b) qui n’est pas directement exposé comme tel, à savoir la discontinuité du savoir des choses et de leur mise en ordre (épistèmè). « L’ordre sur don duquel nous pensons n’a pas le même mode d’être que celui des classiques » (p. 13) comme il est impossible de penser selon l’énumération de l’apologue chinois. Donc la thèse fondamentale est que chaque époque est sous-tendue par un socle épistémologique, une sorte de soubassement inconscient que Foucault nomme épistémè, c’est-à-dire « l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés » (L’Archéologie du savoir). La thèse est bien historique mais ce n’est ni une histoire d’historiens — ni une histoire des idées ou des mentalités, car les idées changent avec chaque nouvelle configuration du savoir —, ni une histoire des sciences — par exemple l’histoire naturelle est plus proche de la Grammaire générale qui appartiennent à la même épistémè (âge classique) que de la biologie (âge moderne) — ni une histoire de la philosophie — les philosophes ne sont que les figures individualisés des discours qui les rendent possibles plutôt qu’elles ne rendent possibles ces discours (les philosophes pensent à l’intérieur de l’épistémè qu’ils ne façonnent pas). Disons qu’il s’agit d’une histoire des ruptures et des discontinuités des discours qui constituent chaque époque. Le propos de Foucault, en marge donc de l’histoire et de la philosophie, de l’histoire des idées, des sciences de la philosophie, est d’examiner les conditions de problématisation, c’est-à-dire de constitution comme objets de pensée dans l’ordre du savoir :

la folie (Histoire de la folie) la maladie (Naissance de la clinique) la vie, le travail, le langage (Les mots et les choses)

dans l’ordre des relations de pouvoir la délinquance (Surveiller et punir) la sexualité (La volonté de savoir)

dans l’ordre de la conduite individuelle L’usage des plaisirs

Le souci de soi

Page 37: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

37

reproche au premier l’illusion de sa position : abstraire une problématique de sa formation historique. La thèse implicite est celle-ci : tout n’est pas possible (pensable) à n’importe quel moment de l’histoire. Donc en dernier ressort, tout problème philosophique appartient à son temps. Mais peut-on dire que le problème de David Lewis sur le réalisme modal est porté par un certain moment historique de la philosophie contemporaine ? La philosophie analytique reste convaincue qu’à tout le moins certains problèmes (donc peut-être pas tous) sont indépendants de toute historicité. Par exemple : existe-t-il une réalité indépendante de nous ? ; la causalité est-elle dans les choses ou dans l’esprit ? ; les théories scientifiques sont-elles des descriptions de la réalité ou seulement des instruments de prédiction ?23 La philosophie analytique, pour traiter ces questions qu’elle prétend an-historiques utilise bien l’histoire de la philosophie, mais non pas comme processus de formation des problèmes, mais comme “réservoir“ d’arguments (elle fait un usage topique ou conception dialectique, au sens aristotélicien, de l’histoire de la philosophie). L’usage de l’histoire de la philosophie par le philosophe continental est au contraire encore historique et “herméneutique“. En s’intéressant aux philosophies du passé : - il commente essentiellement des œuvres ; - en se demandant comment un problème y a été posé ; - en quoi nous héritons ou non de cette problématique ; - en quoi cette problématique est donc encore pour nous actuelle (il en évalue la “modernité“) et comment se situer par rapport à elle. Ce qu’il ne fait pas, c’est de se demander si tel philosophe a eu raison ou non, de soutenir ou tel argument : il ne s’intéresse pas à l’argument lui-même et à sa valeur possible de vérité mais seulement pourquoi, à tel moment (de l’histoire, notamment de son évolution), il a dit ce qu’il a dit. Un philosophe continental est ainsi celui qui a “une“ philosophie, c’est-à-dire dont le discours contient une conception du monde. En ce sens-là, le dernier philosophe aura peut-être été Sartre. Au contraire un philosophe analytique est le spécialiste d’un type de questions philosophiques (logique, éthique, esthétique). Mais aujourd’hui, l’opposition est moins nette : un philosophe continental a renoncé à la construction d’un système philosophique du monde, même quand il ne pratique pas la méthode de la philosophie analytique. En général, il devient un historien de la philosophie, et partir de cette position peut engager des recherches sur d’autres domaines ou d’autres questions (champ social

23 Mais évidemment les mots et les concepts ont une histoire. La question sur le statut des théories scientifiques ne se pose pas vraiment avant la science moderne, donc avant la constitution de la dualité sujet/objet, avant l’idéalisme moderne. Le véritable enjeu serait alors de savoir s’il y a des questions, et lesquelles, qui sont an-historiques ? A moins que l’an-historicité des questions procèdent seulement de la manière “abstraite“ de les formuler, et toujours a posteriori — de sorte que ces questions prétendument an-historiques ne feraient qu’exprimer notre propre historicité.

Page 38: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

38

par exemple). Faire de l’histoire de la philosophie est devenu la manière la plus commune de faire de la philosophie. On peut aller plus vite sur les autres critères. La philosophie analytique privilégie l’exigence de clarté et de précision dans les arguments afin qu’ils soient en quelque sorte “contrôlables“. Par exemple, en épistémologie (c’est-à-dire dans la théorie de la connaissance en général, sans être une histoire des sciences comme en France), elle propose cette définition de la connaissance. S sait que P si et seulement si

a) P est v b) S croit que P c) S a de bonnes raisons de croire que P.

Quel est l’avantage de cette définition ? On peut vérifier si oui ou non ces trois conditions sont non seulement nécessaires mais suffisantes pour définir la connaissance. On peut tenter de trouver des contre-exemples pour la contester ou pour tester sa validité. Ainsi la philosophie analytique se concentre sur des énoncés ou des questions simples. Au contraire la philosophie continentale préfère traiter des questions plus générales, plus ambitieuses en elles-mêmes et dans leur formulation (sur la vie, la société…). Elle conteste à la philosophie analytique son ambition de précision et de rigueur. Comme Aristote le faisait déjà remarquer : « Un homme éduqué a pour principe de réclamer, en chaque genre d’affaires, le degré de rigueur qu’autorise la nature de l’affaire. On donne, en effet, à peu près la même impression lorsqu’on accepte un mathématicien qui débite des vraisemblances et lorsqu’on exige d’un rhéteur des démonstrations » (Ethique à Nicomaque, 1094b 24-25). Autrement dit la rigueur vaut pour les mathématiques et la logique, pas pour la philosophie et donc il est vain de viser la même chose en philosophie qu’en mathématiques. Or c’est ce que proposerait la philosophie analytique. D’où le procès que la philosophie continentale peut faire de la logique, présentée comme une sorte de camisole ou mécanique de la pensée. Le cas d’Heidegger est sans doute exemplaire qui — bien qu’il ait très tôt consacré ses premiers travaux à la logique (Qu’est-ce que la logique ?) — procède à une destruction de la logique, en n’en faisant pas le lieu originaire de la vérité. « Penser contre “la logique“ ne signifie pas rompre une lance en faveur de l’illogique, mais seulement : revenir dans sa réflexion au logos et à son essence telle qu’elle apparaît au premier âge de la pensée, c’est-à-dire se mettre enfin en peine de réparer une telle ré-flexion » (Lettre sur l’humanisme, p. 127). Quand il déclare que la raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée, on pourrait remplacer “raison“ par “logique“ — la citation exacte est celle-ci : « la pensée ne commence pour la première fois que si nous avons éprouvé que la raison glorifiée depuis des siècles est l’ennemie (Widersacher) la plus acharnée de la pensée » (Chemins qui ne mènent nulle part, 1950).

Page 39: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

39

Mais on peut relever d’autres déclarations qui prêtent à la logique (dont la philosophie analytique se sert et renouvelle) une haine de la philosophie, par exemple Deleuze et Guattari : « C’est une véritable haine de la philosophie qui anime la logique, dans sa rivalité ou sa volonté de supplanter

la philosophie » (Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991, p. 133). La philosophie continentale choisit plutôt que la clarté, la précision, la rigueur : la profondeur. En effet la profondeur c’est à la fois le contraire de la superficialité et de la platitude, et le fondement. Ainsi la philosophie continentale cherche toujours à être une interprétation profonde des choses ou des événements : pour elle la philosophie est une herméneutique conceptuelle profonde. Cet écart engendre des styles et des attentes différents. La philosophie analytique représente plutôt un modèle scientifique de philosophie, la philosophie continentale un modèle plutôt littéraire. Ou plus précisément, le philosophe continentale est toujours plutôt un écrivain et un intellectuel engagé. Le philosophe ne peut pas ne pas prendre position dans le monde, ou du moins sa pensée philosophique doit pouvoir éclairer le présent du monde. Et celui dont la pensée n’a pas ce pouvoir, n’est pas un philosophe ou pas un philosophe majeur. On pense évidemment à la figure de Sartre ou de Foucault (même s’il revendique de ne pas être un philosophe). Le philosophe analytique qui bien sûr peut signer une tribune dans la presse, se présente plutôt comme le spécialiste d’un type de questions, comme l’est le savant. C’est donc plutôt un universitaire, en discussion avec les autres spécialistes des mêmes questions. Peut-être que la philosophie en position intermédiaire d’une ligne dont les polarités extrêmes seraient représentées par la métaphore radicale et la littéralité radicale des énoncés : Littéralité radicale —> sciences —> Philosophie <— Littérature <—poésie <— métaphoricité radicale.

Or la philosophie continentale tend vers la gauche, la philosophie analytique vers la droite du schéma.

<— philosophie analytique / philosophie continentale —> On a pu accuser la philosophie analytique d’être une « philosophie scientifique », alors que la poésie a fasciné la philosophie depuis l’idéalisme allemand. Par exemple Schelling dans le Plus ancien programme de l’idéalisme, .prévoit que la philosophie est appelée à revenir se fondre avec la science « dans l’universel océan de la poésie ». Quant à Nietzsche, très

Page 40: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

40

tôt il critique dans le concept (philosophique) l’oubli de la métaphore (un concept a son concept dans une métaphore et dans l’oubli de cette origine)24. C’est pourquoi finalement la différence culmine dans la visée respective des deux philosophies : la vérité ou le sens. Pour la philosophie analytique, la philosophie est analyse des concepts (ce qui suppose des règles communes d’analyse) et discussion serrée sur les arguments pour en vérifier la vérité. Au contraire, la philosophie continentale s’intéresse davantage au sens, ce qui signifie que la validité de l’argument ou le concept sont négligés au profit de l’histoire (des concepts) et que l’activité philosophique consiste à produire (créer) des concepts (Deleuze) et/ou à modifier le programme de la philosophie en présentant toute l’histoire ou une partie de l’histoire de la philosophie comme une erreur ou une illusion). Par exemple, le philosophe continental ne se demande pas : Dieu

24 Cf. Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore. Cf. Le Livre du philosophe : « La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une autre sphère tout autre et nouvelle. (…) Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. (…) L’X énigmatique de la chose en soi est pris une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé.(…) L’omission de l’individuel et du réel nous donne le concept comme elle nous donne aussi la forme, là où au contraire la nature ne connaît ni formes ni concepts, donc pas non plus de genres, mais seulement un X, pour nous inaccessible et indéfinissable. » « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible (…). Nous ne savons toujours pas encore d’où vient l’instinct de vérité : car jusqu’à présent nous n’avons entendu parler que de l’obligation qu’impose la société pour exister : être véridique, c’est-à-dire employer les métaphores usuelles ; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Sur ce sentiment d’être obligé de désigner une chose comme « rouge », une autre comme « froide », une troisième comme « muette », s’éveille une tendance morale à la vérité : par le contraste du menteur en qui personne n’a confiance, que tous excluent, l’homme se démontre à lui-même ce que la vérité a d’honorable, de confiant et d’utile. (….) Tout ce qui distingue l’homme de l’animal dépend de cette capacité de faire se volatiliser les métaphores intuitives en un schème, donc de dissoudre une image dans un concept. Dans le domaine de ces schèmes est possible quelque chose qui jamais ne pourrait réussir au milieu des premières impressions intuitives : construire un ordre pyramidal selon des castes et des degrés, créer un monde nouveau de lois, de privilèges, de subordinations, de délimitations, monde qui s’oppose désormais à l’autre monde, celui des premières impressions, comme étant ce qu’il y a de plus ferme, de plus général, de plus connu, de plus humain, et, de ce fait, comme ce qui est régulateur et impératif. »

Page 41: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

41

existe-t-il ? — ce qui situe la philosophie analytique plutôt du côté d’une conception continuiste de la philosophie (les mêmes questions) mais comment les philosophes ont-ils pu se poser cette question et quelle conception de la rationalité se dégage de ce type de questions (conception discontinuiste de la philosophie) ? Un philosophe continental trouvera légitime et particulièrement philosophique de se demander quel est le sens des attentats du 11 septembre ? 25— quand le philosophe analytique préférera examiner la question : est-il légitime de tuer des innocents pour une cause politique ? Dans une position sans doute extrême, on peut lire sous la plume de Deleuze-Guattari ceci : « La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la réussit ou de

l’échec » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 80). Et encore : « De beaucoup de livres de philosophie, on ne

dira pas qu’ils sont faux, car ce n’est rien dire, mais sans importance ni intérêt » (ibid.). Sans doute l’opposition des deux philosophies est moins tranchée et les relations entre les deux traditions sont pacifiées. Mais peut-être qu’elle révèle que le choix est encore pour le philosophe contemporain entre le pari de la vérité ou celui du sens. La vérité passera pour un idéal dépassé pour les uns : le sens pour un objet insaisissable pour les autres. La poésie est une longue hésitation entre le son et le sens : la philosophie est une hésitation entre la vérité et le sens.

25 Ainsi, quelques semaines après le 11 septembre, Derrida et Habermas dialoguent sur l’attentat et le résultat de leurs entretiens ainsi que deux textes personnels sont publiés. Le titre initial de l’ouvrage d’abord sorti aux Etats-Unis, Philosophy in a Time of Terror, 2003, devient pour l’édition française : Le “concept“ du 11 septembre. Tout est ici caractéristique de la philosophie continentale. (a) Ainsi de la décision de penser la signification du présent, voire de le penser conceptuellement depuis que Kant s’interroge sur ce que sont les Lumières : la philosophie s’applique à l’histoire et tente de se comprendre elle-même dans la compréhension du présent. Ici Derrida est convaincu que le 11 septembre est un événement qui requiert une réponse philosophique, qui demande à être élevé au plan du concept. Ainsi ce qui est dénommé simplement par une date « 11 septembre » est ici présenté sous la forme d’un concept, mais les guillemets suggèrent que l’opération est difficile, en tous cas non simple, et si c’est un concept il faut prendre conscience que le 11 septembre signifie une mutation en cours dans l’histoire et dans la manière de penser l’histoire (b) En effet, une réponse philosophique à un tel événement ne peut être qu’une pensée qui mette à distance non seulement les manières d’en parler (journalisme, politique), mais aussi les présuppositions conceptuelles. Derrida écrit : « on ne sait pas, on ne pense pas, on ne comprend pas, on ne veut pas comprendre ce qui s’est passé à ce moment-là ». En quoi cet événement rompt-il avec l’histoire connue de la guerre (guerre interétatique, guerre civile), avec la terreur (qui n’est plus la peur de la philosophie politique classique), avec le droit international … et finalement en quoi le 11 septembre est-il un événement majeur. Mais qu’est-ce qu’un événement majeur, ce qui conduit à s’attarder sur l’Ereignis (la donation libre de l’être à la présence qui se dissimule derrière ce qui est présent) chez Heidegger ? Ainsi dégager le sens profond ou philosophique du 11 septembre c’est encore faire de l’histoire de la philosophie : la philosophie est questionnée par l’histoire et pour problématiser cette interrogation elle réfléchit de manière critique à sa propre histoire. La philosophie, l’histoire, l’histoire de la philosophie sont constamment mêlées.

Page 42: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

42

10. La philosophie comme déconstruction A l’inverse, donc la philosophie continentale est largement dominée par l’idée que la philosophie est indissociable de l’histoire de la philosophie. Cette conception repose sur une double conviction :

(a) la philosophie c’est essentiellement la métaphysique ; (b) l’histoire de la philosophie n’est donc rien d’autre que l’histoire de la métaphysique. (c) Or la métaphysique est dans la philosophie moderne est entrée en crise, elle est parvenue

à son terme, achevée dans son inachèvement ou dans son impuissance à s’achever comme science.

(d) Donc la fin ou la mort de la métaphysique est désormais l’unique présent et tout le futur de la philosophie : c’est à partir de la méditation de cette fin que la philosophie a encore un avenir. Ainsi la philosophie continentale contemporaine a-t-elle tendance à ne pouvoir traiter une question philosophique que d’un point de vue historique et philosopher consiste alors à « déconstruire » la teneur métaphysique des énoncés et des concepts philosophiques. C’est Heidegger qui utilise le terme destruktion au § 6 de Sein und Zeit, pour dire la tâche à accomplir pour retrouver un accès à une expérience plus originaire de l’être avant l’institution philosophique (Platon). De son côté Husserl avait déjà utilisé Abbau dans Expérience et jugement, comme le moyen de dégager (désédimenter) la source vive, c’est-à-dire l’expérience anté-prédicative (doxa) du rapport de la conscience au monde. Finalement (à partir d’une traduction de G. Granel) s’est imposé le terme « déconstruction » pour caractériser l’entreprise de relecture et de déprise par Heidegger de l’histoire de la métaphysique et surtout la manière revendiquée de faire de la philosophie par Derrida. Le mot déconstruction ou déconstructionnisme est en effet communément attaché au nom de Derrida. Difficile de définir ce qu’est la déconstruction, plus facile de dire ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas ni une méthode (de lire les textes) ni même un acte, mais plutôt un événement qui déjoue par avance tout effort de remonter à une quelconque origine — de sorte que le sens du terme chez Derrida s’écarte de Husserl et d’Heidegger : (a) il ne concerne pas exclusivement une opération sur/contre l’histoire de la métaphysique mais joue contre toute espèce de structures : philosophiques, mais aussi politiques, sociales, institutionnelles ; (b) sans prétendre revenir à quelque chose d’originaire. La déconstruction veut dire exactement le contraire : l’impossibilité de toute origine et de toute positivité, de tout signifié ultime, de toute référence susceptible d’arrêter la chaîne des signes (d’où les concepts d’écriture, de différance, de trace… ) Le propre de la déconstruction est en quelque sorte de rendre impossible toute définition, à commencer par celle de déconstruction. Aussi a-t-on pu parler à propos de la déconstruction chez Derrida de l’équivalent d’une théologie négative : ni…ni, mais plutôt un événement

Page 43: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

43

(comme l’Ereignis chez Heidegger). C’est ce qu’il confie dans « Lettre à un ami japonais », Psychè : la déconstruction « a lieu partout où ça a lieu, où … ça se déconstruit » (p.13). Là encore rien n’est moins analytique que cette affirmation d’un concept qui se refuse à la définition, qui est en lui-même l’acte de ce refus : impossible de dire “la déconstruction c’est X“, sans contradiction, car la déconstruction défait l’assignation possible d’un terme à une signification positive et définie. Pour l’anecdote, en 1992, l’université de Cambridge doit remettre le titre de Doctor Honoris Causa à Derrida. Une campagne de presse fait alors rage contre lui. Le philosophe Quine signe une lettre publié dans le Time pour peser sur la décision, faisant valoir que Derrida ne respecte pas les normes de clarté et de rigueur attendues d’un philosophe, que sa pensée est surtout enseignée dans les départements de cinéma ou de littérature (French Theory, cf. Fr. Cusset), et qu’il use de procédés rhétoriques proches des jeux de mots dadaïstes. De quoi s’agit-il ? Les textes de Derrida sont justement des textes sur des textes, des textes qui déconstruisent les textes. L’énigme n’est pas un problème formulable dans une langue logique (philosophie analytique) mais le texte qui est toujours autre chose que ce qu’il paraît dire : plus précisément encore le texte philosophique n’est pas seulement de la pensée qui s’écrit mais de l’écriture et l’écriture est ce qui défait les identités qu’on peut attribuer aux concepts et aux genres mêmes, par exemple la différence entre la philosophie et la littérature26. Aussi Derrida se voit-il reprocher de lire et d’interpréter les textes philosophiques comme si c’était des textes littéraires. Le déconstructionnisme est sans doute la version très continentale de ce qu’on appelle le linguistic turn. La philosophie contemporaine est en effet marquée par une inflation du langage (contre la conscience, le sujet) : le transcendantal est passé du côté du langage qui contient la possibilité de tout, mais surtout qui en réalité n’a pas de dehors. Tout se pense dans le cercle du langage : les limites du pensable sont les limites du dicible. Le

26 Par French Theory on désigne la réception et l’enseignement dans le contexte américain des années 70 des philosophes ou théoriciens français (Foucault, Derrida, Deleuze, Barthes …). Le résultat à peu près incontestable du déconstructionisme est d’abandonner le discours de vérité, de délier le lien séculaire qu’on croyait assuré entre le discours et la vérité. Ou plutôt la vérité est toujours un effet de discours, qui lui-même est une fonction, un dispositif. Donc l’idée d’objectivité (de vérité objective) est illusoire. La philosophie ne se produit pas comme quête de la vérité mais elle produit des discours, et plus exactement des textes. Donc les thèses philosophiques méritent d’être littérarisées : on lit et on doit lire les œuvres philosophiques comme des textes, les textes philosophiques comme des textes littéraires. Ainsi on enseigne les théories des philosophes (français) dans les départements de littérature tandis que, d’un autre côté, la littérature est toujours plus arrimée à la théorie de la littérature. Ainsi se développe ce qu’on peut appeler un pan-textualisme (tout est texte, tout phénomène culturel est un (dys-)fonctionnement du langage), et aussi bien un pan-narrativisme (la théorie est encore un récit : « Mon avis est que les théories sont elles-mêmes des récits, mais dissimulés ; qu’on ne doit pas se laisser abuser par leur prétention à l’omnitemporalité » écrit J.-F. Lyotard dans Instruction païennes). Mais on peut aller plus loin encore dans la déconstruction, ou déconstruire le caractère encore trop littéraire de la déconstruction littéraire de la philosophie. L’objectivité déconstruite (par la théorie du texte) n’est peut-être que la “subjectivité du mâle blanc“. Le déconstructionnisme a participé à la caution théorique des Cultural Studies aux Etats-Unis et à leur infléchissement vers les questions identitaires.

Page 44: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

44

philosophe se débat dans le langage avec le langage. Le langage est à la fois fini et infini : fini parce qu’on ne dépasse pas la barrière des mots, infini parce qu’on ne pense qu’en produisant des chaînes de signes sur des chaînes de signes. Le nouvel infini n’est pas cosmologique mais herméneutique (comme l’avait déjà dit Nietzsche au § 374 du Gai savoir — «le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la

possibilité de se prêter à une infinité d’interprétations »). Or le langage est cela même que la philosophie a toujours occulté et dévalorisé. Tout se passe comme si le philosophe pensait sans médiation linguistique. Aussi pour Derrida toute l’histoire de la philosophie occidentale se caractérise-t-elle par ce qu’il appelle le « logocentrisme ». Logos signifie ensemble le langage et la raison. Mais la philosophie dissocie les deux ou se rend aveugle à la constitution linguistique de la pensée. La philosophie privilégie la raison contre le langage. Cette cécité au langage procède pour Derrida du privilège accordé à l’expérience de la voix. Parler c’est viser le sens, traverser le signifiant comme s’il n’avait quasiment aucune réalité. Le signifiant est si proche de celui qui parle, si transparent qu’il semble qu’il n’y ait que la conscience pensante et les significations, qu’un cogito et son vouloir-dire27. Ainsi le sujet est immédiatement présent à soi et au sens qu’il vise : cette double illusion de la présence sujet/sens, qui implique l’absence du langage dans sa matérialité, constitue ce que Derrida nomme le « phonocentrisme »28. « Quand je parle, non seulement j’ai conscience d’être présent à ce que je pense, mais … le signifiant semble s’effacer ou devenir transparent pour laisser le concept se présenter lui-même, comme ce qu’il est, ne renvoyant à rien d’autre qu’à sa présence. L’extériorité du signifiant semble réduite. Naturellement, cette

expérience est un leurre » (Positions, éd. Minuit, 1972). Mais il en va ici comme de la question de l’être chez Heidegger : l’oubli de la médiation du langage, le leurre de la conscience du sens est structurel — ce n’est pas un défaut d’attention. La pratique de la parole a construit tout un monde (le monde de la pensée, des idéalités, de l’esprit) et toute une forme de vie (la vie théorétique, la vie pensante, la vie scientifique). L’homme parce qu’il parle (animal doué de logos), parce qu’il n’a pas conscience de la médiation du langage quand il parle, parce qu’il croit qu’en parlant il ne

27 C’est en lisant la 1ère Recherche logique de Husserl, que Derrida formule cette hypothèse générale — Husserl expliquant que dans le soliloque (discours intérieur) l’esprit ne fait usage d’aucun langage puisqu’il s’agit d’expression pure et non d’indication et de communication (le sujet ne se parle pas comme il parle à autrui pour indiquer quelque chose, pour communiquer) : l’inutilité du langage provient, de « la non-altérité, la non-différence dans l’identité de la présence comme présence à soi » (La voix et le phénomène, p. 65). 28 L’expression orale paraît se tenir au plus près de l’intention de sens, se confondre par sa légèreté, son immatérialité éphémère, avec le sujet, n’existant que par lui, comme son acte de signification, et c’est pourquoi elle est inévitablement oubliée, méconnue au profit de la conscience pensante et des significations qu’elle vise (vouloir-dire). C’est cette illusion de l’absence de médiation linguistique du sens qui constitue le « phonocentrisme » de la tradition métaphysique de la philosophie : la conscience se croit immédiatement présente à elle-même et immédiatement présente au sens qu’elle vise. Cf. La voix et le phénomène, p. 86-88.

Page 45: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

45

fait que penser, qu’animer le sens de ses phrases, qu’à viser la vérité intelligible, projette sa vie dans une dimension idéale où toutes les contradictions sont susceptibles d’être dépassées et en fait le modèle de sa vie. La vérité est la vraie nature de l’homme (l’âme) et de la vraie partie de l’âme (l’intellect). Plus précisément le phonocentrisme implique une dévalorisation systématique du langage qui culmine avec l’oubli de l’écriture. Si parler c’est penser, alors l’écriture est une opération marginale, secondaire. L’écriture est seulement un moyen pour conserver le sens qui s’est produit en dehors d’elle, dans une pensée pleinement vivante (la pensée c’est le dialogue de l’âme avec elle-même). L’écriture est bien le tombeau de la pensée : to sôma sèma (Phédon, 66). Le corps est le signe-tombeau de l’âme. Inversement le signe est le corps de la pensée. Le signe signe la mort de la pensée : le signifiant livre le signifié à la misère et au hasard de la matérialité. Ainsi tout un système hiérarchique traverse toute l’histoire de la pensée occidentale — inaperçu et pourtant opératoire :

Sé ou Ré > l’expression orale > écriture. De 1 à 3, on s’éloigne de la « chose même ». L’écriture est le plus bas degré de la réalité, ce que la pensée occidentale a systématiquement refoulé. Derrière le logocentrisme, c’est-à-dire en réalité le logo-phono-centrisme, c'est l'idéalisme et le spiritualisme sous toutes ses formes qui est visé : «Le logocentrisme est, aussi, fondamentalement un idéalisme. Il est la matrice de l'idéalisme (…) le démontage du logocentrisme est simultanément une déconstitutionnalisation de l'idéalisme ou du spiritualisme dans toutes leurs variantes» (Positions).

La critique de l'idéalisme dans l'histoire de la philosophie est insuffisante ou manque encore de radicalité, car elle se tient encore au niveau des systèmes. L'idéalisme n'est vraiment déconstruit que si on s'attaque à ce qui le rend possible, c’est-à-dire l'hypothèse non critiquée que le monde est ma représentation, et donc que le langage ne disperse pas, n'affecte pas le rapport de la pensée à elle-même. Même la déconstruction heideggerienne est insuffisante (l'impensé de l'être) puisqu'en lisant les textes de l'histoire de la métaphysique elle oublie la textualité elle-même et reconduit ou renouvelle le logo-phonocentrisme. La déconstruction désigne donc le procédé qui consiste à déstabiliser, à déplacer les textes qui sont (invisiblement souvent) idéalistes, à montrer que la matérialité de l'écriture et du non-sens produisent des effets qu'on ne veut pas considérer. La déconstruction derridéenne prolonge la déconstruction heideggerienne (se déprendre des catégories de la pensée métaphysique, pour penser en deçà d’elle-même l’être). Comme elle, elle s’engage dans un travail en quelque sorte infini de déplacement. On ne sort jamais complètement de la philosophie, de la métaphysique, de l’idéalisme, du phonocentrisme. Faire de la philosophie contre la philosophie c’est encore lui appartenir, mais sans être tout à fait en elle, prise par elle. Ce qu’il faut retenir de la déconstruction, c’est essentiellement deux idées :

Page 46: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

46

(1) l’autonomisation de l’écriture par rapport au sujet : c’est l’écriture qui est, en réalité, l’opérateur de l’idéalisation du sens, de sa transformation en une idéalité objective, permanente, à disposition du sujet. Or la philosophie, notamment la phénoménologie (mais aussi la linguistique29), inverse la priorité, oublie le processus ou la constitution du sens dans et par l’écriture. Le sens serait donné et la pensée tenterait de le rejoindre en négligeant le travail de l’écriture considéré comme contingent et dérivé ; (2) l’illusion d’un Ré ou d’un Sé hors langage, en première ou en dernière instance comme fondement de la chaîne des signes et que la pensée représenterait grâce au langage et subsidiairement par l’écriture. Or pour Derrida, il n’y pas de présence de l’être, du sens ; il n’y a jamais, toujours déjà que des signes, sans origine ni fin : impossible de fonder ou d’achever la signification. Ca se répète, ça se déplace, ça dérive indéfiniment. Ce qui est premier, paradoxalement, c’est le second. La secondarité est première : on ne pense jamais la chose même, on commente un texte, on ajoute un texte à un texte, tout signe est

29 Sans doute on peut considérer qu’en affirmant le caractère indissociable du Sa et du Sé, en faisant des différences diacritiques la condition de toute signification (p. 17-18), la linguistique constitue une puissante source de critique de la métaphysique (de l’idéalisme, du logo-phono-centrisme) du signe. En refusant l’analogie Sa/sé = corps/âme (Cours de linguistique générale, p. 145), la linguistique prend ses distances par rapport à une conception métaphysique et théologique du signe. L’arbitraire du signe par ailleurs nie toute supériorité d’un système linguistique sur un autre et justifie l’intérêt de la traduction. Mais en distinguant aussi radicalement le Sa et le Sé, c’est-à-dire en fait en réactualisant l’opposition principielle de la métaphysique entre le sensible et l’intelligible, elle laisse « en droit la possibilité de penser un concept signifié en lui-même, dans sa présence simple à la pensée, dans son indépendance par rapport à la langue, c’est-à-dire par rapport à un système de signifiants » (p. 30). Donc elle « fait droit à l’exigence classique [d’] … un “signifié transcendantal”, qui ne renverrait en lui-même, dans son essence, à aucun signifiant, excéderait la chaînes des signes, et ne fonctionnerait plus en lui-même, à un certain moment comme signifiant » (ibid.). Enfin, même si le Sa n’est pas d’essence phonique (= l’image acoustique, la trace psychique du son – cf. Cours de linguistique générale, p. 164), la linguistique continue de privilégier la parole sur l’écriture : le signifiant est psychique comme le signifié mais comme la trace psychique du signifié. Le signifiant est le fantôme du signifié. Par exemple dans ce passage tout à fait caractéristique : « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage » (Cours de linguistique générale, p. 45). Quant à l’arbitraire du signe, il conduit malgré tout à une forme d’ethnocentrisme linguistique : le modèle de l’arbitraire c’est le système alphabétique : la langue alphabétique est le modèle de toute langue. On peut enfin ajouter que si tout est arbitraire dans la langue, on n’a aucune raison de privilégier la parole sur l’écriture. Au contraire il s’agit de libérer en quelque sorte la sémiologie de la linguistique, reconduisant l’histoire logo-phono-centrique du signe. Cette science générale qui doit unifier les sciences des signes, Derrida l’appelle « grammatologie » : il s’agit d’orienter l’étude du signe vers le signe écrit, ou considérer que tout signe est en réalité écrit, c’est-à-dire trace, que l’écriture est le modèle de la signification. « Science de l’ « arbitraire du signe », science de l’immotivation de la trace, science de l’écriture avant la parole et dans la parole, la grammatologie couvrirait ainsi le champ le plus vaste à l’intérieur duquel la grammatologie dessinerait par abstraction son espace propre. (…) On devrait remplacer sémiologie par grammatologie dans le programme du Cours de linguistique générale » (Grammatologie, p. 74).

Page 47: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

47

l’interprétant d’un autre (cf. la sémiotique de Peirce). Il n’y a que des Sa de Sa, des effets de Sé, un processus de différence. Ainsi la déconstruction du phonocentrisme concerne également la linguistique structurale de Saussure qui pourtant est une source principale d’inspiration pour Derrida (« Grâce à

Saussure et contre lui », Grammatologie, p. 86). Ce qu’il retient de Saussure, c’est fondamentalement que la signification (Saussure dit plutôt valeur) d’un signe est toujours différentielle : - la valeur ou d’identité d’un phonème est l’ensemble de ses différences avec les autres phonèmes de la langue (chaque langue a retenu un nombre variable de phonèmes avec leurs oppositions spécifiques : voyelles (fermées, ouvertes, semi-fermées), semi-consonnes, consonnes (nasale, m…, occlusive, p, b,…) - la signification (cette fois) d’un morphème est l’ensemble de ses différences avec les autres morphèmes de la langue. Un signe n’a pas de sens en lui-même, mais seulement dans le système de la langue. Mais la linguistique reste finalement phonocentrée et limite le jeu de la différence au système de la langue. Ainsi pour Derrida, la linguistique saussurienne, en distinguant aussi radicalement le Sa et le Sé, réactualise l’opposition principielle de la métaphysique entre le sensible et l’intelligible. Sans doute n’y a-t-il pas de Sé sans Sa, mais le rapport Sé/Sa étant arbitraire ou immotivé, la linguistique laisse « en droit la possibilité de penser un concept signifié en lui-même, dans sa présence simple à la pensée, dans

son indépendance par rapport à la langue, c’est-à-dire par rapport à un système de signifiants » (p. 30). Donc elle « fait droit à l’exigence classique [d’] … un “signifié transcendantal”, qui ne renverrait en lui-même, dans son essence, à aucun signifiant, excéderait la chaînes des signes, et ne fonctionnerait plus en lui-même, à un certain moment comme signifiant » (ibid.).

Ensuite, même si le Sa n’est pas d’essence phonique (= l’image acoustique, la trace psychique du son – cf. Cours de linguistique générale, p. 164), la linguistique continue de privilégier la parole sur l’écriture : le signifiant est psychique comme le signifié mais comme la trace psychique du signifié. Le signifiant est le fantôme du signifié. Par exemple dans ce passage tout à fait caractéristique, la linguistique reconduit le préjugé du phonocentrisme : « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage » (Cours de linguistique générale, p. 45). Enfin, pour Derrida il faut substituer Sé = Sa à Sé ≠ Sa. C’est ici que la sémiotique de Peirce intervient pour corriger la linguistique de Saussure. Il faut considérer que tout signe est le représentant d’un objet, mais pour ce faire, il suppose un interprétant, qui n’est pas

Page 48: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

48

un acte subjectif mais la propriété d’un autre signe : tout signe est l’interprétant d’un autre et inversement, donc le représenté est le représentant (en termes saussuriens, le Sa est le Sé). Si je dis « eau », le Sé reste en quelque sorte indéterminé (lac, rivière, H2O…) et c’est un autre signe (Sa) qui le précise, mais lui-même étant signifiant que parce qu’un signe l’interprète. Aucun Sa ne contient par lui-même la référence à un Sé désigné. Ce qui permet l’assignation du Sé au Sa c’est d’autres signes (Sa), et ce jeu de renvoi ou de signification est en lui-même indéfini. Il n’y a pas une chaînes de signes (Sa/Sé) mais seulement une chaîne de Sa. Cela revient donc à dire :

(a) Sa = Sé (b) Sa est premier, c’est-à-dire la trace précède la signification ou est toujours son effet,

autrement dit l’écriture est première (ce que Derrida nomme pour cette raison « archi-écriture)

(c) le sens est un jeu de différences mais ce jeu est sans fin (non clôturé par le système de la langue)

(d) la science des signes doit être renommée « grammatologie » : « Science de l’ « arbitraire du signe », science de l’immotivation de la trace, science de l’écriture avant la parole et dans la parole, la grammatologie couvrirait ainsi le champ le plus vaste à l’intérieur duquel la grammatologie dessinerait par abstraction son espace propre. (…) On devrait remplacer sémiologie par grammatologie dans le programme du Cours de linguistique générale » (Grammatologie, p. 74).

Ainsi la décontruction est une philosophie radicale. Elle remet en cause le désir d’origine du sens qui hante la pensée philosophique et peut-être toute pensée. Le déconstructionnisme pose en effet qu’au commencement il y a le signe (non pas le Logos). Mais cela revient à dire qu’il n’y a pas de commencement du tout, et qu’incidemment il n’y a aucune identité nulle part. Il n’y a pas le signe et la chose, le signe comme représentation de la chose, ce qui lui tient lieu de présence. Le signe c’est la loi de la secondarité, ou la primauté de la postérité (Grammatologie, p. 16) : le signifié est principiellement trace (p. 108), la trace est différance (p. 92), il y a la trace avant l’étant (p. 69), la signification au cœur de la différance (p. 101). Originarité du secondaire, c’est-à-dire originalité de la trace, donc originalité de l’écriture (archi-écriture), donc impossibilité d’achever ou de refermer la signification, de constituer des identités substantielles. Le déconstructivisme est vraiment radical puisqu’il prend le contre pied du sens commun qui voit dans l’écriture un dérivé (on apprend d’abord à parler puis à écrire ; l’humanité a parlé (pré-histoire) avant d’écrire (histoire), du récit de la civilisation elle-même : Socrate et Jésus n’ont rien écrit, Dieu est parole consignée dans un texte ou le texte saint est la parole éternellement vivante de Dieu. Finalement, le sens se fait dans l’absence et non dans la présence. Même quand nous parlons à autrui, en sa présence, il ne nous est pas plus présent que nous ne sommes présents à nous mêmes. Les signes s’interposent entre moi et moi, entre moi et lui, flottent entre nous, sans qu’on puisse évaluer leur portée exacte. Cette expérience de l’absence au cœur de la présence, de l’opacité du discours, de cette impuissance à atteindre son

Page 49: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

49

destinataire est inlassablement reprise par exemple dans les romans de Nathalie Sarraute. Les phrases s’interrompent, faute d’être entendues, de s’accomplir comme présence ou dans une présence. Tout langage est d’abord écriture (archi-écriture) mais ce préalable est déjà une suite. Le sens est ce qui ne peut jamais prendre la forme de la présence. Autrement dit, « il n’y a pas de hors-texte » (De la grammatologie, p. 227).

11. La philosophie antique : un cas d’écoles Qu’est-ce que la philosophie contemporaine ? Cette question est sans doute incongrue. La question "qu'est-ce que" paraît inactuelle où partout domine la dispersion (des savoirs, des pratiques…). Ensuite il y a tant de lieux, de voix en philosophie contemporaine que toute unification est dépourvue de sens. La philosophie se fait à l'université, dans les médias, au café-philo, dans la presse, l'édition et désormais la blogosphère. Or est-ce jamais la même philosophie, la même manière de comprendre, de diffuser la philosophie ? Même au plan institutionnel, il n'y a pas vraiment de dénominateur commun entre la philosophie analytique et la philosophie continentale — mais seulement pour ainsi dire un rapport d'homonymie. Il y a de la philosophie contemporaine et non une philosophie contemporaine. Pour autant la philosophie à l’époque contemporaine conserve quelque chose de la philosophie moderne : être une activité essentiellement théorique. Un philosophe hier était un savant, un professeur ; c’est aujourd’hui un chercheur, un intellectuel. Sans doute la philosophie moderne et la philosophie (à l’époque) contemporaine diffèrent-elles sur point, capital : la systématicité. La philosophie moderne se présente comme un système ou voit dans le système son idéal. La philosophie est un arbre (Descartes), se déploie more geometrico. C’est la systématicité qui achève pour Kant la science, ce qu’il nomme architectonique (art de la systématisation). Enfin Hegel (mais aussi Schelling ou Fichte) voit dans le système la forme même de la science (ou de la philosophie comme science). Il écrit dans l’addition du § 7 de L’encyclopédie des sciences philosophiques : « Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique ; outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime davantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a un présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le

principe d’une philosophie vraie, que de contenir en soi tous les principes particuliers » (p. 180-181).

Page 50: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

50

La philosophie sans le système c’est la pensée subjective ou l’opinion — donc une philosophie qui n’est pas conforme à son concept ou à sa vérité (science). Et par système philosophique il ne faut pas entendre un ensemble organisé de thèses autour d’un principe particulier (la substance infinie chez Spinoza, la durée chez Bergson), mais la totalité organisée des principes particuliers. Autrement dit (§ 15), il n’y a de système philosophique que sous une forme encyclopédique (les parties de la philosophie forment des totalités contenues par/dans le Tout de la philosophie ; autrement dit, la philosophie est un cercle de cercles). Or cette exigence du système et de l’encyclopédie a aujourd’hui déserté les attentes et les esprits. La philosophie a renoncé à être scientifique (Husserl le dernier) et la science elle-même est ouverte. Non seulement la philosophie contemporaine n’est pas une philosophie systématique mais elle est plutôt systématiquement anti-systématique, comme l’implique le déconstructionisme. Néanmoins reste que la philosophie contemporaine est comme la philosophie moderne toujours un discours théorique. Mais la philosophie fut-elle toujours cela ? Ce concept de la philosophie vaut-il pour toute l’histoire de la philosophie ? Autrement dit, que fut la philosophie antique et qu’était un philosophe antique ? Une fois encore le pas en arrière est la condition de la bonne distance avec la modernité vers laquelle nous cherchons à avancer. Si donc la différence dans l’histoire de la philosophie ne concernait pas le rapport contemporain/moderne, mais antique/moderne-contemporain ? Peut-être pour comprendre ce qui fait l’originalité de la philosophie antique faut-il se déprendre de l’habitude qui consiste à concevoir l'histoire de la philosophie comme une histoire de doctrines ou de systèmes. Selon cette manière, Socrate sert de repère commode. Il y a ainsi ce qui précède Socrate (les présocratiques), sa postérité (âge classique) et ce qui s’éloigne de cette postérité même (période hellénistique). Cette manière téléologique de présenter la philosophie antique pourrait recevoir la caution d’Aristote lui-même. Le livre A de la Métaphysique où domine la question de la causalité, se présente comme la première histoire (philosophique) de la philosophie, et cette histoire est téléologique : les recherches partielles des physiciens et de Platon sur la causalité trouvent leur résolution dans la théorie aristotélicienne des 4 causes. Ainsi se succéderaient au cours de l’histoire de la philosophie antique diverses écoles diffusant des doctrines différentes (sur la phusis) et les philosophes seraient identifiables en fonction de leur appartenance à ces écoles : les socratiques, et parmi eux, les cyniques (Antisthène, Diogène), les cyrénaïques (Aristippe), les platoniciens, les aristotéliciens, les sceptiques, les stoïciens, les épicuriens. Mais si la philosophie antique fut une affaire d’écoles, fut-elle pour autant une affaire de doctrines ? L’école philosophique est-elle avant tout une doctrine théorique ou une doctrine de vie ? Qu’est-ce qu’un philosophe ? On pourrait dire, c’est un penseur qui pose des questions radicales — là où les autres ajoutent des discours aux discours, surtout soucieux de déduire ou d’induire et peut-être de conclure ? Qu’est-ce qu’une question radicale ? C’est une question première ? Qu’est-ce qu’une question première ? C’est sans doute la question qui s’interroge sur ce qui est premier (fondement, principe) : l’être, Dieu, le sujet.

Page 51: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

51

Mais il y a plus radical encore si l’on veut : c’est la question “qu’est-ce qu’une question première“ ? Et il y a plus radical enfin : qu’est-ce qu’une question ? La question du questionnement est le vrai « point de départ » dit Michel Meyer qui depuis des années développe cette philosophie qu’il nomme la « problématologie » — car mettre en question la question comme point de départ, ce serait encore questionner. Car la question : qu’est-ce que Dieu, qu’est-ce que le sujet, le monde… est déjà une réponse à la question : qu’est-ce qu’une question ? Finalement, le questionnable est omniprésent et en même temps constamment dissimulé par le discours. Tout énoncé est la réponse à une question qui fait oublier la question. X est Y. Mais qu’est-ce que X et qu’est-ce que Y ? Qu’est-ce qui m’autorise à dire que X est Y ? Toutes les catégories (essence, lieu, moment, manière, modalité, quantité) sont des questions : quoi, où, quand, comment, combien … ? « "Napoléon est le vainqueur d'Austerlitz" est une phrase qui se réfère implicitement — et en cela elle est bien une réponse malgré les apparences — à qui est Napoléon, ce qu'il a fait, où il a été et quand, ou encore comment il s'est comporté. Le monde ne se donne pas, il faut l'interroger pour découvrir de quoi il est fait et en connaître quoi que ce soit. La réalité est ce dont il est question dans toute réponse sur le réel, comme le beau l'est pour les oeuvres d'art ou le bien, pour l'action envers autrui. La réalité ne cesse de poser problème, malgré les réponses obtenues – ou peut-être à cause d'elles –, et aucune réponse ne peut abolir la différence problématologique. » (M. Meyer, “Qu’est-ce que la problématologie ?”, p. 12). Le philosophe est donc celui qui décèle le questionnable en tout énoncé, qui révèle le questionnable sous tout énoncé, la dimension problématique du réel et donc, aussi paradoxal que cela puisse paraître, celui qui réenchante en permanence le réel (les choses ne sont pas seulement ce qu’elles se donnent à voir et à être ; il y a encore quelque chose à penser, il y aura toujours à penser). Ce qui est décevant c’est la réponse, jamais la question — comme si le philosophe vivait toujours dans la genèse du monde. Or pourquoi Socrate pourrait-il mériter cette place de choix dans l’histoire de la philosophie ? Non pas parce que toute la postérité des grands systèmes philosophiques pourrait s’y rattacher, mais parce que la question de la question, c’est-à-dire ce que Michel Meyer nomme le « problématologique », ne se laisse pas refermer, parce qu’il reste pour toute l’histoire de la philosophie, celui qui n’esquive pas l’aporie de la pensée, et qui constitue pour cette raison-là le modèle du philosophe. Pour ainsi dire, il y a comme un malentendu entre le philosophe et la philosophie. Une philosophie c’est le discours produit par un philosophe : chaque philosophe a une philosophie. Et une philosophie c’est toujours une réponse, ou la tentative pour construire une réponse susceptible d’être comprise universellement. A propos de l’origine de la philosophie on cite volontiers Aristote, reprenant sur ce point encore Platon dans le Théétète : la philosophie commence avec l’étonnement. Le philosophe s’étonne de ce que les choses sont ce/comme elles sont, ou ce qui revient au même, aperçoit une difficulté — là où la majorité des hommes n’en voient pas et se contentent d’user des choses sans prendre conscience de leur ignorance. Autrement dit, les choses sont en elles-mêmes problématiques. Mais ce qui

Page 52: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

52

peut expliquer que les choses sont telles, c’est aussi ce qui permet de supprimer le problématique et l’étonnement lui-même. Le philosophe vise ainsi la constitution d’un savoir ou d’une réponse par lequel se referme le problématique. Donc en philosophie, l’étonnement est le commencement. Mais le commencement doit être dépassé dans une réponse théorique et finalement doctrinale (une philosophie). Voici le passage d’Aristote : « C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement (to thamazein) porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner (o aporôn kai thaumazôn), c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire » (Métaphysique, A, 2, 982b).

Philosophie

commencement étonnement problématique aporétique

fin savoir désintéressé suppression du problématique et de l’aporétique

Mais on peut aborder les choses par un autre biais. Pourquoi donc Socrate est-il le prince des philosophes ? Par qu’il ne se dérobe pas à la problématicité sans doute (au moins sur les questions éthico-politiques), qu’il ne la refoule pas, mais aussi parce qu’il fait du questionnement son mode de vie. Il questionne sans relâche, et passe sa vie à questionner. Or c’est cette liaison entre le questionnement et la vie qui fait le motif original de la philosophie antique. Quelle est la question radicale ou philosophique pour un philosophe antique ? Peut-être pas la question de la question, mais plutôt la question de savoir comment vivre ou qu’est-ce que vivre une vie digne de l’humanité ? La position de Socrate dans l’histoire de la philosophie (antique) n’est certainement pas usurpée. Merleau-Ponty a cette formule dans Eloge de la philosophie : « il faut se rappeler

Socrate ». Voici l’ensemble du passage : « Le philosophe moderne est souvent un fonctionnaire, toujours un écrivain, et la liberté qui lui est laissée dans ses livres admet une contrepartie : ce qu’il dit entre d’emblée dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les occasions de la pensée voilées. Sans les livres, une certaine agilité de la communication aurait été impossible, et il n’y a rien à dire contre eux. Mais ils ne sont enfin que des paroles plus cohérentes. Or, la philosophie mise en livres a cessé d’interpeller les hommes. Ce qu’il y a d’insolite et presque d’insupportable en elle s’est caché dans la vie décente des grands systèmes. Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins

Page 53: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

53

dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate. La vie et la mort de Socrate sont l’histoire des rapports difficiles que le philosophe entretient, – quand il n’est pas protégé par l’immunité littéraire, – avec les dieux de la Cité, c’est-à-dire avec les autres hommes et avec l’absolu figé dont ils lui tendent l’image. Si le philosophe était un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien que cela soit écrit, pour l’honneur de l’humanité, quitte à l’oublier quand on retourne aux affaires. La révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate, c’est autre chose. Il enseigne que la religion est vraie, et on l’a vu offrir des sacrifices aux dieux. Il enseigne qu’on doit obéir à la Cité, et lui obéit le premier jusqu’au bout. Ce qu’on lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le motif. Il y a dans l’Apologie un mot qui explique tout, quand Socrate dit à ses juges : Athéniens, je crois comme aucun de ceux qui m’accusent. Parole d’oracle : il croit plus qu’eux, mais aussi il croit autrement qu’eux et dans un autre sens. La religion qu’il dit vraie, c’est celle où les dieux ne sont pas en lutte, où les présages restent ambigus – puisque, enfin, dit le Socrate de Xénophon, ce sont les dieux, non les oiseaux, qui prévoient l’avenir, – où le divin ne se révèle, comme le démon de Socrate, que par une monition silencieuse et en rappelant l’homme à son ignorance. La religion est donc vraie, mais d’une vérité qu’elle ne sait pas elle-même, vraie comme Socrate la pense et non comme elle se pense. Et de même, quand il justifie la Cité, c’est pour des raisons siennes et non par les raisons d’État ».

Il faut se rappeler Socrate donc, parce qu’il faut se rappeler que la philosophie même quand elle partage l’opinion ou la croyance de la société ne le fait pas pour les mêmes raisons. Autrement dit le philosophie est un citoyen qui dérange la cité. Mais il faut se rappeler Socrate pour une autre raison, exposée d’abord par Merleau-Ponty. La philosophie doit se rappeler avec Socrate ce que fut la philosophie, ce qu’elle était pour un philosophe antique : non pas une activité théorique où la pensée s'abstrait de l'existence pour produire un discours conceptuel sur le monde mais une activité qui se fonde dans l'existence, creuse l'existence, qui éprouve le paradoxe d'une pensée existentielle ou d'une existence pensante. P. Hadot dirait qu’il faut se rappeler que la philosophie antique fut essentiellement un « art de vivre » (cf. P. Hadot, Exercices spirituels ; Qu'est-ce que la philosophie antique ?). La thèse générale d’Hadot est de redécouvrir ou de réunifier toute la philosophie antique sous le concept d’art ou de manière de vivre — même pour les auteurs où cela paraît moins évident (Aristote) puisque même la vie théorétique reste un idéal (pratique) de vie — même si c’est à partir des écoles hellénistiques et romaines qu’on peut l’établir le mieux. Il faut inverser notre lecture de l’histoire de la philosophie antique : elle ne change pas à l'époque hellénistique et romaine, en compensant la liberté intérieure par la perte de la liberté politique après la domination macédonienne, mais elle est déjà chez Socrate « un mode de vie, une technique de la vie intérieure » (Exercices spirituels, 1987, p. 222). Autrement dit « la philosophie n’a pas changé d’essence au cours de son histoire dans l’Antiquité » (ibid.).

Donc la philosophie antique se laisse pleinement saisir à partir de sa fin : « C’est dans les école hellénistiques et romaines de philosophie que le phénomène est plus facile à observer. Les stoïciens, par exemple, le déclarent, explicitement : pour eux, la philosophie est un “exercice“. A leurs yeux, la philosophie ne consiste pas dans l’enseignement d’une théorie abstraite, encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l’existence. L’acte philosophique ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais dans l’ordre du “soi“ et de l’être : c’est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs. C’est une

Page 54: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

54

conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l’aitre de celui qui l’accomplit. Elle le fait passer d’un état de vie inauthentique, obscurci par l’inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l’homme atteint la conscience de soi, la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures » (Exercices

spirituels, p. 15-16). L’expression d’ « art de vivre » ne renvoie pas à une école en particulier mais au phénomène culturel et historique (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 16) que nous nommons “philosophie“, c’est-à-dire une vie orientée vers la sophia. Dans un cours d’introduction à la philosophie, on commente souvent l’étymologie de philosophie (cf. Pythagore) ; on marque l’écart entre philosophie (humaine) et sagesse (divine). Mais ce faisant on manque la singularité de la philosophie antique, c’est-à-dire la définition antique de la philosophie. La philosophie fut pour la philosophie antique autre chose que ce qu’elle est (devenue) pour nous. “Il faut se rappeler Socrate”, mais se rappeler Socrate c’est rompre avec notre compréhension intellectualiste et savante de la philosophie, c’est-à-dire se rappeler que si Socrate est « la figure même du philosophe », c’est parce qu’il est celui qui « s’exerce à la Sagesse »

(p. 9). Mais alors que signifie ou qu’enveloppe cette définition antique de la philosophie — ou cette définition de la philosophie antique ?30 Elle implique de : 1) replacer la philosophie à l’origine d’un choix et d’une conversion de vie, 2) redonner toute sa place à la notion d’exercices spirituels, 3) concevoir ce mode de vie philosophique comme un ensemble de pratiques discursives justifiant cette option existentielle — en n’opposant pas la vie et le discours comme la pratique et la théorie puisque le discours transforme le sujet et que la vie peut être “contemplative“ (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 20). “Manière de vivre” ne signifie donc pas simplement que la philosophie est une certaine conduite éthique, mais bien « une manière d’exister dans le monde qui doit être pratiquée à chaque instant, qui doit transformer la

vie » (Exercices spirituels, p. 218). 1) Le choix de vie distingue la vie philosophique des autres genres de vie et distingue les écoles philosophiques entre elles. Il faut en effet rappeler que la vie philosophique commençait toujours au sein d’une école. Etre philosophe cela impliquait une conversion à un autre genre de vie (philosophique) — l’opposition entre le sage et l’insensé est un lieu commun de la philosophie antique, notamment le stoïcisme hellenistique (par exemple le De beata vita de Sénèque), lui-même associé à la thèse générale de la philosophie comme thérapeutique de l’âme — c’est-à-dire au souverain bien promu par chaque école. Autrement dit, devenir philosophe c’est un choix existentiel et un choix “scolaire“, de sorte que la philosophie n’est ni une exercice purement réflexif et intellectuel, ni une activité solitaire. Pour Hadot, le discours (la doctrine) est subordonné à ce choix existentiel : il le précède au lien d’en être la fin et pour l’essentiel consiste à le justifier et à le pratiquer plus profondément et plus facilement.

30 Nous suivons dans la suite l’article de D. Desroches, « La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot », L’Encyclopédie de L’AGORA, 2011

Page 55: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

55

« Au moins depuis Socrate, l’option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, comme une sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine, dans une complexe interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même ; et cette option détermine jusqu’à un certain point la doctrine elle-même et le mode d’enseignement de cette doctrine. Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse. En second lieu, cette décision et ce choix ne se font jamais dans la solitude : il n’y a jamais un philosophe ni philosophes en dehors d’un groupe, d’une communauté, en un mot d’une “école“ philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d’une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine option existentielle, qui exige de l’individu un changement total de vie, une conversion de tout l’être, finalement un désir d’être et de vivre d’une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où par sa force logique et persuasive, par l’action qu’il veut exercer sur l’interlocuteur, il incite naîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d’un certain idéal de vie » (Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 17-18).

Donc l’école philosophique est bien une école de vie plutôt que de science — ou du moins le savoir est ordonné à la vie. Le maître est avant tout un maître de vie plutôt qu’un savant. Et le disciple qui pratique les préceptes du maître devient par là même lui-même philosophe. Ce primat de la vie et de la pratique est constant dans la philosophie antique. Ainsi le discours philosophique est divisée en parties (physique, logique ou canonique, éthique). Or d’une part la physique et la théorie de la connaissance ne sont que les moyens de l’éthique, c’est-à-dire de la visée du souverain bien (cf. infra). D’autre part la philosophie est en quelque sorte un acte unique qui unit ces parties du discours philosophique. « Selon les Stoïciens, les parties de la philosophie, c’est-à-dire la physique, l’éthique et la logique étaient en fait non pas des parties de la philosophie elle-même mais des parties du discours (…) Mais la philosophie elle-même, c’est-à-dire le mode de vie philosophique, n’est plus une théorie divisée en parties mais un acte unique qui consiste à vivre la logique, la physique et l’éthique. On ne fait plus alors la théorie de la logique, c’est-à-dire du bien parler et du bien penser, mais on pense et on parle bien, on ne fait plus la théorie du monde physique, mais on contemple le cosmos, on ne fait plus la théorie de l’action morale, mais on agit d’une certaine manière droite et juste » (Exercices spirituels, p. 219-220).

2) Cette vie philosophique implique la mise en œuvre d’ « exercices spirituels » selon l’expression retenue par Hadot (cf. Exercices spirituels, p. 13-14) parce que seule elle rend compte de tous les aspects de la vie philosophique antique (exercice intellectuel, éthique mais qui en plus implique une métamorphose complète de soi-même. On n’a conservé que des listes incomplètes de ces exercices, pratiqués seuls ou avec le maître. Mais on sait qu’ils étaient variés : exercices d’abstinence pour éprouver la maîtrise de soi, ascèse mentale (maîtrise des représentations, anticipation des maux…), méditation sur la mort, examen de conscience, mais aussi le dialogue, l’écriture ou la mémorisation des notes personnelles (cf. Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 289 sq).

Page 56: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

56

3) Enfin cette vie philosophique supposait un usage du discours. Celui-ci a pour principale fonction de justifier le choix de vie et de s’approprier les règles doctrinales. Autrement dit, le discours dans la philosophie antique aurait une dimension essentiellement pragmatique et non pas seulement théorique (justification de la théorie). Il s’agissait non d’informer mais de former un disciple. En dehors du cas de Socrate, de Diogène ou de Pyrrhon (qui n’ont rien écrit), le discours écrit était utilisé par les académiciens, les épicuriens, les stoïciens, sous la forme de lettres, d’exhortations, de courts traités pour procurer une assise inébranlable de la vérité dans l’âme. Plus précisément le discours a pour visée de traduire et de transformer une vérité formulée par le maître en une manière d’être chez le disciple. On en a un bon exemple avec les Lettres d’Epicure — chaque lettre se présente comme un résumé pour garder en mémoire les principes, les méditer et les mettre en pratique pour qu’ils deviennent fermes dans l’âme et lui permettent d’atteindre le souverain bien : « Epirure à Hérodote, salut. Pour ceux, Hérodote, qui ne peuvent pas se consacrer à l’étude détaillée de ce que j’ai écrit sur la nature … j’ai préparé un résumé de tout le système (epitomhn tes olhs prgmateias) pour leur permettre de retenir d’une manière suffisante dans la mémoire les opinions les plus fondamentales (qewrias), afin qu’en chaque occasion, dans les questions les plus importantes, ils puissent s’aider eux-mêmes, toutes les fois qu’ils toucheront à l’étude de la nature. Et ceux aussi qui ont avancé suffisamment dans l’examen des ouvrages complets, il faut qu’ils gardent en mémoire le schéma, réduit aux éléments, du système entier ; car nous avons un besoin fréquent de la saisie de l’ensemble, non autant de celle des parties » (35) « Epicure à Ménécée, salut. Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé (ugiainovn) de l’âme. (…) Il faut méditer (meletan crh) sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir. Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et médite-les (tauta te pratte kai meleta), en comprenant que ce sont les éléments du bien-vivre (stoiceia tou kalis zhvvn) » (122-123) « Epicure à Pycthoclès, salut. Cléon m’a apporté une lettre de toi, dans laquelle tu demeures en amitié avec nous, juste retour de notre intérêt pour toi ; tu essaies, non sans succès, de te rappeler les raisonnements (mnhmoreuein. . . dialogismwn) qui tendent à la vie heureuse, et enfin tu me demandes de t’envoyer, au sujet des météores, un exposé concis et récapitulatif (suntomon kai euperigraphon dialogismon), afin de t’en souvenir facilement (radiws mnhmoeuhs). (…) Tâche donc de bien saisir ce qui suit, et, le tenant en mémoire, fais-en l’objet d’un étude diligente, ensemble avec les autres points traités dans le petit abrégé envoyé à Hérodote ».

On trouve chez les Stoïciens l’usage de carnets de notes (hypomnêmata) consacrés à cette appropriation des règles de vie, permettant de se remémorer la doctrine du maître et ainsi de pouvoir se conduire en toute circonstance de la manière la plus sage possible. Appartiennent à ce type d’écrit toujours sous la main pour une méditation philosophique quotidienne qui ne laisse jamais au dépourvu, le Manuel d’Epictète, les Pensées de Marc-Aurèle et même les Lettres de Sénèque.

Page 57: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

57

La différence des écoles se fait ensuite sur la définition du souverain bien, les exercices et la pratique du discours. On peut passer rapidement en revue la doctrine des écoles philosophiques antiques : socratisme, cynisme, scepticisme, épicurisme, stoïcisme.

(1) Socratisme On ne pourra sans doute jamais savoir quelles étaient les idées philosophiques de Socrate. Car de son activité philosophique, nous avons des descriptions diverses et parfois contradictoires entre ce qu’on appelle les grands (Platon) et les petits socratiques (cyrénaïques, cyniques…). Le socratisme a son point de départ dans la réflexion de l’individu sur ses actions et sur les valeurs qu’elles impliquent et qui sont souvent ignorées. Quel est le mal à éviter, quel est le bien à rechercher ? Pour le mal, c’est l’ignorance de l’ignorance de la situation morale qui empêche à chercher à devenir meilleur ou vertueux. Pour le bien, c’est le souci de soi ou le souci de l’examen de soi. Epimeleia heautou : la formule de Socrate sera à l’origine de toute la philosophie antique (comme art de vivre) — cura sui en latin. Le souci de soi est le souci de son âme. Ainsi une vie sans examen de soi (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ), donc insouciante est une vie insensée ou indigne de l’homme (Apologie de Socrate, 38a). Et la méthode propre à la vie philosophique, c’est-à-dire la vie s’examinant elle-même mais au contact des autres, est l’elenchos — terme difficile à traduire, entre “réfutation“ (trop restrictif) et “examen“ ou “mise à l’épreuve“ (trop large) comme le note J.-F. Balaudé (Le savoir philosophique, Grasset). La mise à l’épreuve de la vérité ou du discours d’autrui est toujours une mise en question de soi-même. L’elenchos pose comme exigence pour soi et pour autrui de ne pas être en désaccord avec soi-même, de ne pas démentir par ses actes et sa vie son discours. La vérité cherchée est une forme de cohérence, mais une cohérence plus pratique que théorique.

(2) Cynisme Le philosophe cynique (le “philosophe-chien“ du nom du gymnase Cynosargès fréquenté par les disciples d’Antisthène) retient du socratisme l’option existentielle, la voie courte vers la vertu au lieu de la voie longue prônée par la dialectique platonicienne. Il hérite directement du socratisme la vocation du philosophe à examiner les valeurs morales des autres citoyens. Mais Diogène de Cynope choisit une subversion complète des valeurs traditionnelles et une autarcie maximale, retenant de Socrate principalement sa capacité à se maîtriser. Quel est donc ici le bien souverain ? Rien d’autre qu’une vie indépendante. La vie philosophique impose de réduire la vie à la conformité avec la nature (vie naturelle) en rejetant toutes les conventions et tous les artifices de la vie sociale et en limitant les biens extérieurs. Toutes les commodités de la société sont autant de chaînes dont le philosophe doit se délivrer. Diogène ne possédait selon la légende qu’un bâton, une besace et un manteau.

Page 58: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

58

Il y a bien un radicalisme du cynisme (cf. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 170) : il s’écarte non seulement de la vie commune (insensée) mais aussi des autres écoles philosophiques qui ne se distinguent de la vie commune que par la recherche théorétique (aristotéliciens) ou par une vie simple et retirée (épicuriens). Le philosophe cynique heurte les règles élémentaires, les valeurs partagées de propreté, de tenue, de politesse. Le philosophe cynique est « sans cité, sans maison, privé de patrie, miséreux, errant vivant au jour le jour »

(Diogène Laërce, VI, 38). Diogène se masturbe (« Il se masturbait constamment en public et disait : “Ah !

si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim” ») ou fait l’amour en public : le plaisir sexuel est entièrement naturel et les normes sociales ne font que l’entraver. L’état de nature (phusis) qu’on peut reconnaître dans le comportement animal ou enfantin est supérieur à toute la civilisation (nomos). Sur le plan du discours, le cynisme cultive le franc-parler, la liberté de parole (parrhesia) en toute situation, sans craindre les puissants. Il privilégie la forme concise, le sarcasme ou la boutade plutôt que l’argumentation logique : à celui qui affirme que le mouvement n’existe pas, Diogène se contente de se lever et de marcher. Le dialogue entre le jeune Alexandre et le vieux Diogène est resté dans la légende : « - Je suis Alexandre - Et moi Diogène, le Cynique - Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai - Alors : ôte-toi de mon soleil - Comment ? N’as tu donc pas peur de moi ? - Et alors : Qu’est-tu donc ? Un bien ou un mal ? - Un bien évidemment ! - Qui donc, pourrait craindre le bien ? »

La vie philosophique est donc ici essentiellement pratique, constituée par les exercices pour supporter la faim, la soif, les intempéries, c’est-à-dire pour acquérir l’indépendance, la liberté, la tranquillité de l’âme requises. Platon se serait exclamé (cf. Diogène-Laërce, VI, 22) à propos de Diogène : « C’est Socrate devenu fou ». La vie authentiquement philosophique est pour la cité la vie la plus scandaleuse. Mais le scandale social est le signe d’une vie indépendante.

(3) Scepticisme Le scepticisme est un art de vivre qui consiste dans une règle simple : «une indifférence

parfaite à l'égard de toutes choses». Diogène-Laërce soutient que la source de sa philosophie vient de sa découverte, au cours de son voyage en Inde avec Alexandre, des gymnosophistes et brahmanes (Calanos en particulier). Il en tira peut-être l'idée de l'irréalité de tout ce qui semble réel c’est-à-dire de l'universalité de l'apparence. L'être n'existe pas mais n'est que la réification illusoire d'une apparence. Le sceptique reconnaît que nous n'avons aucun moyen de savoir si les choses qui se présentent sont en elles-mêmes des biens ou des maux. Et ne pouvant accéder jamais

Page 59: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

59

qu'aux apparences des choses toujours changeantes, les jugements que nous portons sur elles occasionnent des troubles dans l'âme au lieu de la quiétude. Donc tout le malheur tient au jugement que l'esprit ajoute aux apparences. Inversement toute la sagesse se réduit à retrancher le jugement, donc la croyance et l'adhésion aux choses pour s'en tenir à l'égalité des apparences. Ainsi l'exercice fondamental de la vie philosophique sceptique consiste dans la suspension du jugement (épochè) : il faut laisser apparaître les choses comme elles sont, c’est-à-dire les laisser se présenter d'elles-mêmes pour les recevoir dans leur adiaphora (indifférence) et à agir en conséquence de cette indifférence. Cette règle seule est susceptible de produire la sérénité, la quiétude de l'âme. Peu importe ce qu'on fait, l'essentiel est de le faire avec indifférence, avec la disposition intérieure de ne pas valoriser ce qu'on fait (pour en tirer une vaine satisfaction) ou ce qu'on ne fait pas (pour le regretter). Cette totale indifférence ou impassibilité est la manière humaine d'atteindre la nature du bien ou du divin qui est de demeurer toujours la même (cf. Les vers de Timon dans Sextus Empiricus, Contre les moralistes, 20). Diogène Laërce raconte ainsi comment Pyrrhon voyant son ami Anaxarque tombé dans un marais ne lui porte pas secours ; et celui-ci de le féliciter pour son insensibilité. Par ailleurs, il mène une vie simple — très éloignée du scandale du philosophe cynique : «Il vivait pieusement avec sa sœur qui était sage-femme ; quelque fois il allait vendre au marché de la volaille et des cochons de lait et, avec indifférence, il faisait le ménage ; et on dit aussi qu'il faisait, avec indifférence, la toilette du cochon».

P. Hadot signale qu'on trouve à peu près la même anecdote, sans qu'on puisse établir aucun lien entre les deux textes, par Tchouang-tseu à propos de Lie-tseu (maître taoïste) : «Trois années durant, il s'enferma, faisant des besognes ménagères pour sa femme et servant la nourriture aux cochons, comme il l'aurait servie à des hommes ; il se fit indifférent à tout et il élimina tout ornement pour retrouver la simplicité» (in Qu'est-ce que la philosophie antique ?, p. 175).

L'usage du discours est ici évidemment très limité, restreint à la répétition de quelques formules (phonai) : «pas plus ceci que cela», «je ne définis rien», «à tout argument s'oppose une argument de force égale» (cf.

Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, 194-204). Au fond, il s'agit pour le sceptique de vivre la vie sans le jugement sur la vie : éprouver la vie sans y ajouter son opinion. Le sceptique «prenait la vie pour guide» comme dit Sextus à propos de Pyrrhon : non pas se guider dans la vie mais faire de la vie le guide de l'homme. Le scepticisme est bien une vie philosophique (un art de vivre) tant il est difficile d'accéder à cet état d'indifférence, de poser que tout est indifférent sauf l'indifférence, que le bien est l'indifférence même — ce qui n'implique pas contradiction précisément parce que ce n'est pas un principe théorique mais une règle pratique dont l'application permet l'ataraxie recherchée. Il s'agit d'un dépouillement total pour accéder ainsi à un point de

Page 60: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

60

vue sur le monde, qui révèle l'égalité de toutes les différences. La vie sceptique consiste à vivre la vie dans son unité ou sa simplicité originelle, en deçà de toutes les distinctions que l'opinion des hommes lui attribue.

(4) Epicurisme L'épicurisme est une quête du plaisir. C'est pourtant un art de vivre parce qu'il ne s'agit pas pour le sage de rechercher le plaisir des «gens dissolus» et que le plaisir doit durer toute la vie. Or une vie de plaisir ne va pas sans philosophie — ce qui n'a rien d'un idéal “ascétique” (ce point est bien établi par J. Salem, in Tel un dieu parmi les hommes) puisque si l'on pouvait vivre heureux, c’est-à-dire sans trouble, en éprouvant sans limite toutes les sortes de plaisirs, il ne faudrait pas s'en priver. L’épicurisme illustre parfaitement une idée générale de la définition antique de la philosophie : que la philosophie est un sagesse immédiatement pratique, que la connaissance produit sans délai ses effets pour transformer la vie, par exemple dans la Sentence vaticane 27 : « Dans l’exercice de la sagesse (philosophie), le plaisir va de pair avec la connaissance. Car on ne jouit pas

après avoir appris, c’est tout ensemble qu’on apprend et qu’on jouit ». Etre heureux, ça commence dès l’instant où on commence à philosopher : la conversion à la philosophie est la conversion au bonheur qui vaut pour chaque âge de la vie (cf. début de la Lettre à Ménécée). Tout le malheur humain procède de la douleur du corps et des craintes de l'âme. Aussi toute l'éthique épicurienne et toute la thérapeutique tient dans le tetraphramakon : il n'y a rien à craindre des dieux : la mort n'est rien par rapport à nous : le bien est facile à obtenir (par la maîtrise et la hiérarchie des désirs) : la douleur est facile à supporter (ou brève et mortelle). Il s'agit ainsi de supprimer les craintes par la connaissance de la nature (les dieux sont matériels et indifférents à l'égard des hommes ; la douleur suppose la vie, or la mort est la destruction atomique du lien entre l'âme (matérielle) et le corps, condition de la vie et de la perception, donc la mort ne peut être un mal à redouter) et de s'exercer à distinguer les types de désirs selon leur capacité à conduire au bonheur, c’est-à-dire renoncer aux désirs vains (ni naturels ni nécessaires), maîtriser les désirs intermédiaires (désirs naturels non nécessaires) et réduire sa vie autant que possible aux désirs naturels et nécessaires qui assurent des plaisirs stables. Ce n’est pas le corps qui est mauvais, mais l’opinion qui oublie la nature. Si le désir limité est le désir naturel-nécessaire, inversement tout ce qui s’oppose à la limite s’oppose à la nature. C’est pourquoi Epicure ne propose pas une police des mœurs mais une hygiène de vie : réguler les désirs ce n’est pas la même chose qu’éradiquer certains désirs. Si l’on se fixe sur cette équation nature = limite, alors la modération des désirs conduit à une «pauvreté joyeuse» selon l’expression de Sénèque. L’hédoniste se satisfait de peu parce que

Page 61: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

61

la vie est comblée par peu de choses. Ainsi Epicure invite-t-il finalement à la frugalité et à la sobriété. Diogène-Laërce et Sénèque rapportent ce propos du maître : «ayons de l’eau, de la polenta, rivalisons de félicité avec Zeus lui-même». « La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer ; mais celle des opinions vides tombent dans l’illimité » (Maximes capitales, XV). Il y a renoncement, mais sans ascétisme. Car renoncer à l’inutile aliénant n’est pas renoncer, soustraire mais augmenter, affirmer. Certes le plaisir vient après un désir et donc un manque. Mais il y a désir et désir, manque et manque. On peut étancher sa soif, manger à satiété. Mais qui désire l’ambition, la gloire désire à perte, sans fin. Ainsi la priorité est de discriminer les désirs, ce qui revient finalement à simplifier sa vie autour de ce qui est naturel et nécessaire (variante épicurienne de « ce qui dépend de nous » dans le stoïcisme). La sentence vaticane 71 dit : « A tous les désirs, il faut appliquer cette question : que m’arrivera-t-il si est accompli ce qui est recherché conformément à mon désir, et quoi si ce n’est pas accompli ? » La philosophie répond à cette exigence en proposant de distinguer trois sortes de désirs, ce qu’expose le § 129 de la Lettre à Ménécée : « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement.

désirs naturels désirs vains

désirs naturels-nécessaires désirs naturels non-nécessaires désirs ni naturels ni nécessaires illimitation des désirs naturels non nécessaires

pour le bonheur le bien-être du corps la vie

pour le désir sexuel pour les désirs esthétiques

préoccupations anxieuses désir des richesses désir des honneurs désir de gloire

passion amoureuse raffinement

Enfin, l’exercice d’une sorte de gratitude envers la vie, par remémoration des plaisirs passés, notamment du plaisir de l’amitié et du plaisir de la discussion avec le maître et entre les disciples, permet de supporter la douleur (cf. la lettre d’Epicure mourant à Idoménée : « A ces douleurs, j’ai opposé la joie de l’âme que j’éprouve au souvenir de nos entretiens philosophiques »). La vie philosophique consiste ainsi à vivre pleinement la vie dans son unicité, à partir de la conscience qu’elle est le produit d’un pur hasard, situé entre deux néants, en méditant jour et nuit les enseignements du maître pour être comme un dieu parmi les hommes, en

Page 62: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

62

pratiquant un discours conforme à la nature (phusiologia), pour chercher à partir de la sensation des contenus d’expérience capables d’apaiser l’âme inquiète. La vie philosophique est une vie bornée au simple plaisir d’exister.

(5) Stoïcisme La source d’inspiration du stoïcisme est sans doute le tragique de la vie. Ce n’est pas une philosophie tragique mais une philosophie en réponse au destin qui accable les hommes. La seule manière de le supporter c’est de veiller à la manière de recevoir les choses et de les juger. La liberté est seulement là. Les choses sont ce qu’elles sont, ni bonnes ni mauvaises en soi. Le malheur n’est pas une structure objective du monde. Il provient exclusivement du rapport de l’homme au monde, c’est-à-dire fondamentalement d’une inadéquation entre les désirs humains avec les choses, entre l’individu et lui-même. Aussi le stoïcisme propose-t-il un principe simple : maîtriser ce qui dépend de nous et consentir (ce qui dépend également de nous) à ce qui relève de l’ordre du monde (qui ne dépend pas de nous). Citons la célèbre distinction d’Epictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous, il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous ce sont nos jugements, nos tendances et nos désirs (…) Ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la

richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toute les œuvres qui ne nous appartiennent pas » (Manuel, I, 1). Par conséquent le souverain bien pour le stoïcien implique que « l’âme reprenne possession

d’elle-même » (Sénèque, Lettre 93, 2-3) pour vivre en plein accord avec soi et avec le monde. Les exercices de la vie philosophique stoïcienne s’organisent autour de trois disciplines (cf. P. Hadot, Exercices spirituels) : discipline des désirs (physique) (consentir à l’univers en accueillant avec joie les événements comme ils arrivent), discipline de l’action (éthique) (pratiquer la justice), discipline du jugement (logique) (distinguer ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de soi). Le sage pouvait s’exercer à cette triple discipline notamment grâce aux hypomnêmata dans le but de fortifier la vie intérieure de l’âme et en faire une « citadelle

imprenable » selon l’expression d’Epictète (qui a servi de titre à Hadot pour son introduction à Marc Aurèle). Pour résumer voici un schéma des écoles philosophiques de l’Antiquité issues du socratisme (à l’exclusion d’autres écoles majeures, les grands socratiques comme le platonisme et l’aristotélisme, ou la nouvelle académie et le néoplatonisme) :

Page 63: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

63

socratisme cynisme scepticisme épicurisme stoïcisme

bien recherché arétè vertu morale ou cohérence

autarcie Indépendance

ataraxie par indifférence

ataraxie par sérenité

apathie par indifférence et accord avec soi

option existentielle vie qui s’examine vie naturelle vie détachée vie réjouie vie intérieure

exercices maîtrise de soi Examen dialectique

ascèses Epreuves

Epochè Silence

Maîtrise et ascèse des désirs, usage des plaisirs

Maîtrise de soi Ascèse mentale Contemplation

discours Elenchos Dialogue

Parrêsia

Phonaï Rappel des formules

Phusiologia Hypomnêmata Textes à méditer

Mais la philosophie peut-elle encore être ce qu’elle fut ? Qu’est-ce que la philosophie antique pour nous ? La philosophie comme art de vivre est-elle encore possible ? Avant d’essayer d’apporter une réponse à ces questions, on doit rappeler que l’idéal de la philosophie antique n’a pas disparu de l’histoire de la philosophie. On observe facilement une permanence, une fidélité à la « dimension existentielle et vitale de la philosophie antique » (Hadot,

Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 392). On n’en pas finirait pas de citer cette persistance chez les auteurs les plus divers au cours des siècles. D’abord chez les auteurs de la Renaissance : Pétrarque dans on De vita solitaria, Erasme dans son Adagia, Montaigne avec cette forme unique d’hellénisme curieux, cultivé, éclectique : « mon métier et mon art,

c’est vivre ». Il part du stoïcisme pour aboutir à l’épicurisme en passant par le scepticisme : « je n’ai rien fait d’aujourd’hui. — Quoi ? avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations (…) Notre grand et laborieux chef d’œuvre, c’est vivre à propos. C’est une

absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être » (Essais, III, 13). Le choix de la meditatio par Descartes est évidemment une référence à l’exercice spirituel antique et chrétien : une pensée par jour, un jour à travailler sur soi-même une pensée (le doute, le moi pensant, séparer l’entendement des sens, prouver Dieu). Le thème de la précipitation est d’origine stoïcienne plutôt que thomiste comme le croit Gilson et les Lettres à Elisabeth même si elles commentent et corrigent Sénèque représentent une forme de « direction spirituelle » (Hadot, p. 399). Enfin l’idéal de la sagesse et même l’idée ou le modèle du philosophe reste chez Kant la fin de la philosophie. Le philosophe allemand écrit : « Une Idée cachée de la philosophie a depuis longtemps été présente parmi les hommes. Mais soit ils ne l’ont pas comprise, soit ils l’ont considérée comme une contribution à l’érudition. Si nous prenons les anciens philosophes grecs, comme Epicure, Zénon, Socrate, etc., nous découvrons que l’objet principal de leur science a été la destination de l’homme et les moyens de l’atteindre. Ils sont donc restés beaucoup plus fidèles à l’Idée vraie du philosophe, que cela n’est arrivé dans les temps modernes, où l’on ne rencontrer le philosophe que comme artiste de la raison. (…) Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu’il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il

Page 64: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

64

faut aussi une bonne fois penser à l’exercice effectif. Mais aujourd’hui on prend pour un rêveur celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne » (Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, cité par Hadot, p. 399). C’est cette inspiration de la pensée kantienne prend appui sur la distinction entre les deux concepts de la philosophie (cf. Logique) : le concept scolaire ou scolastique et le concept cosmique ou cosmopolitique. Il y a la philosophie comme spéculation, attachée à la perfection logique de la connaissance : celui qui s’en tient à cette conception n’est pas un philosophe mais un artiste de la raison ou seulement un « philodoxe » (juxtaposant les concepts sans parvenir à ce qui unifie universellement la philosophie). L’idée cosmique de philosophie provient sans doute de l’idée de philosophie populaire défendue par les Lumières (Sulzer) mais elle se réfère à l’idéal du sage antique qui représente le véritable « législateur de la raison ». La conception cosmique de la philosophie intéresse tout homme parce qu’elle concerne en lui sa destination (sagesse). Pour autant la philosophie moderne est bien irréductible à la philosophie antique. Derrière ou à côté du thème encore antique, une autre conception du savoir, de la vérité se déploie qui relativise toujours plus sûrement ses assises anciennes. Ainsi selon Foucault, avec Descartes apparaît ce qu’il nomme un nouveau régime de la vérité. Dans L’herméneutique du sujet, il montrer que la philosophie moderne s’est affranchie des conditions et des idéaux de la spiritualité antique, ce qu’il nomme « le moment cartésien » : « on peut dire qu’on est entré dans l’âge moderne (…) le jour où on a admis que ce qui donne accès à la vérité, les conditions selon lesquelles le sujet peut avoir accès à la vérité, c’est la connaissance, et la connaissance seulement. Il me semble que c’est là où ce que j’ai appelé le moment cartésien prend sa place et son sens, sans vouloir dire du tout que le dessein de Descartes qu’il s’agit ici, qu’il en a été exactement

l’inventeur, qu’il a été le premier à faire cela » (6 janvier 1982). Le moment cartésien c’est la recherche du “connais-toi toi-même“ dans l’oubli du souci de soi. Foucault oppose en fait quelque chose comme la philosophie et quelque chose comme la spiritualité : la philosophie c’est une forme de pensée qui interroge la possibilité d’accéder à la vérité, qui s’interroge sur les conditions et les limites de l’accès du sujet à la vérité tandis que la spiritualité est la recherche, l’expérience, la pratique par lesquels le sujet « opère sur lui-même les transformations nécessaires pour accéder à la vérité » (L’herméneutique du

sujet). La philosophie pose un droit du sujet à la vérité et vise la vérité de telle sorte que le sujet ne soit pas transformé par sa connaissance ; au contraire la spiritualité postule que la vérité n’est pas accessible en droit par un simple acte de connaissance et donc vise l’être du sujet (sa transformation) plutôt que la connaissance même. La thèse de Foucault pose deux questions qui engagent le débat avec Hadot (interrompu prématurément par la mort du premier) :

a) la question du rapport, de la transition entre le christianisme dans l’historie du souci de soi (cf. Le souci de soi) avec la philosophie antique. Le Christ ne fut-il pas une sorte de philosophe ? Les exercices monastiques ne prolongent-ils pas les exercices philosophiques ?

Page 65: prepasaintSernin — Laurent Cournarie...prepasaintSernin — Laurent Cournarie 2 1. Projet d’une archéologie de la modernité Ce cours se veut un cours d’histoire de la philosophie,

prepasaintSernin — Laurent Cournarie https://prepasaintsernin.wordpress.com

65

b) Foucault en (re-)construisant le souci de soi en direction d’une esthétique de soi n’oublie-t-il pas une dimension essentielle (cosmologique) de la vie philosophique antique ?

…/…