prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre...

27
PSYCHANALYSE DE L’ART SYMBOLISTE PICTURAL L’ART, UNE EROSGRAPHIE Cécile Croce L’Or d’Atalante CHAMP VALLON

Transcript of prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre...

Page 1: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

PSY

CH

AN

AL

YSE

DE

L’A

RT

SYM

BO

LIS

TE

PIC

TU

RA

LC

écil

eC

roce

L’OR D’ATALANTE

Atalante, c’est le mythe même de l’ambiguïté:prendre / être pris ; l’or, c’est le piège, le leurre. Les deux conduisent à la métamorphose.

Vouloir faire jouter art et psyché : course du désir au risque de l’œuvre.Tel est le but de cette collection où la clinique et l’esthétique

sont au même titre champs d’application de la pensée analytique.

PSYCHANALYSE DE L’ARTSYMBOLISTE PICTURAL

Comprendre une œuvre d’art ne consiste pas à lui appliquer une méthode toute prêteà porter. Au contraire, la proposer sous les feux de différentes approches permettraitd’en offrir quelques diverses parcelles de vérité. Une esthétique psychanalytiqueconsisterait à emprunter à la psychanalyse sa logique et ses objets afin d’éclairernotre réception de l’œuvre, tout en restant fondée sur son analyse plastique.L’art symboliste (pictural), apparu tout comme la psychanalyse au tournant du XIXe

et du XXe siècle, déploie les mêmes intérêts pour la psyché, découvre les mêmes pro-cès… mais autrement, bien sûr, c’est-à-dire par des œuvres.L’histoire de la pensée a aussi ses énigmes : ainsi, comment se fait-il qu’Œdipe, aprèsavoir dévoilé le Sphinx (après avoir pris sa question à un niveau symbolique), sejette tout de même dans les bras de sa mère ? En examinant Œdipe et le Sphinxde Gustave Moreau nous renverserons la problématique : et si c’était la rencontreavec ce monstre femelle envoyé des dieux qui le conduisit justement à l’inceste ?Le tableau n’en finit pas de receler de nouvelles voies de compréhension de cemécanisme de la psyché…D’autres notions connexes seront déployées sous l’habileté de F. von Stuck,A. Böcklin, E. Munch, F. Knopff, C. Schwabe, O. Redon, F. Rops, G. Klimtnotamment. La séduction (et le trauma), l’amour (et l’autre), l’angoisse (et la mort)la pulsion de savoir (et le corps), les destins pulsionnels en jeu (perversion,refoulement, sublimation), le deuil (et la mélancolie), le fonctionnement symboliquesont autant de thématiques travaillant leurs créations.De sa voix différente de la psychanalyse, l’art symboliste nous tend le miroir de notreâme, l’éclairant dans ses recoins les plus obscurs. Comme mû par une pulsion desavoir à peine suggérée, en Psyché visitée par Eros, l’art en continuera, obstinément,l’investigation.

Cécile Croce est maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux-III.

CHAMP VALLON 29 €

www.champ-vallon.com (TTC France)

PSYCHANALYSE DE L’ARTSYMBOLISTE PICTURALL’ART, UNE EROSGRAPHIE

Cécile Croce

L’Or d’Atalante

CHAMP VALLON

L’Ord’Atalante

Couv Psychanalyse de l'art…:Couv Psychanalyse de l'art… 12/01/12 16:19 Page 1

Page 2: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

L’OR D’ATALANTE

Collection dirigée parMurielle Gagnebin

1

Page 3: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

Illustration de couverture : Franz von Stuck, Le Péché, 1893.

© 2004, Éditions Champ Vallon, 01420 SeysselISBN 2-87673-410-9

www.champ-vallon.com

2

Page 4: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

CÉCILE CROCE

PSYCHANALYSEDE L’ART SYMBOLISTE

PICTURALL’ART, UNE ÉROSGRAPHIE

L’OR D’ATALANTECHAMP VALLON

3

Page 5: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

À Murielle Gagnebin

4

Page 6: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

OUVERTURES

Un mystère. Inaccessible à la raison, inexplicable, incompréhen-sible. Et pourtant. Il devrait bien exister une voie afin de l’approcher,y risquer un œil, y faire un petit tour, l’interroger, lui, qui nous ques-tionne, nous intrigue et nous tente. Excite notre pulsion de savoir.Comme si nous sentions la forme sous le voile, là, à portée de désirs.Et puis, il est trop tard pour faire machine arrière : nous avons laconscience. Il ne nous reste plus qu’à poursuivre, chercher, nous élevertoujours et sans répit.

Ah, si nous pouvions dépasser notre connaissance commune, notrefonctionnement habituel et résoudre tous ces douloureux écueils ! Maisimpossible de disséquer l’amour, de mettre la mort en équation, etencore moins de jouer sa souffrance cartes sur table. Puisque notreconscience est si limitée, si plate. Si nous pouvions changer de logique,réfléchir autrement, entendre d’autres chants inconnus, suivre des che-mins plus profonds, inconscients. L’art posséderait ce talent. Lecontempler, l’écouter, ouvrir les portes censurées de nos pensées ver-rouillées, et sans doute saurions-nous tirer quelques fils de ces véritéschéries qui nous échappent.

Voilà que les mythes sont censés offrir de belles Énigmes contantnotre humanité, nos filiations, nos destins retors et nos propriétés –mais si déguisées, si elliptiques ou métaphoriques que nous risque-rions parfois de les traduire abusivement. D’ailleurs voudrions-nous lesexpliquer, et nous tombons sur des absurdités. Ainsi, comment se fait-il qu’Œdipe ait deviné le Sphinx, accédé, donc, à l’ordre adulte symbo-

5

Page 7: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

lique et soit tout de même tombé illico et héroïquement dans les brasde sa mère ? Ce à quoi notre logique se heurte, l’art, avec son procèsdifférent, pourrait l’éclairer. Parmi quelques Œdipe et le Sphinx pictu-raux, celui de G. Moreau en 1864 nous tend une vérité du mythe,vérité psychanalytique, vérité humaine.

Première porte :La vérité de nos tourments

Lorsque Œdipe résout l’Énigme du Sphinx, assurément, il fut victo-rieux. Or, la suite de son histoire le montre entêté dans ses combatsaveugles, empêtré dans ses conflits incestueux et parricides. Œdipeface au Sphinx vu par Gustave Moreau n’apparaît pas triomphant maisau contraire attrapé dans l’engrenage de la séduction et de l’amour.Afin de mieux approcher ces notions soulevées par l’œuvre, nous nousautoriserons un détour par les figures de Narcisse, Don Juan, le mélan-colique, des comparaisons avec d’autres œuvres si séductrices commeLe Péché de von Stuck, ou retenant le souffle du temps ainsi que Herculeet l’Hydre de Lerne ou L’Apparition par Moreau. L’angoisse viendra sur-enchérir le trauma, étendre ses tyrannies apaisées au flan serein del’œuvre, reconnue encore dans L’Île des morts de Böcklin. L’art éveille ànouveau notre pulsion de savoir et nous donne pour réponse sonmiroir.

Tous ces thèmes interrogés dans la première partie de cet ouvragepeuvent sembler autant de détours, mais ils sont aussi des retours àcette œuvre énigmatique, des éclairages depuis les sentiments soule-vés ; autant d’associations libres mais toujours fondées sur la poïétiquede l’œuvre, son analyse plastique précise. Finalement, ils ne parlentpas d’autre chose que de l’œuvre choisie, et espèrent lui faire murmu-rer, très délicatement, une réponse à ce grand mystère de la destinéed’Œdipe que le mythe laisse en suspens. Dans le même temps, voiciqu’ils ont esquissé une particularité des œuvres de Moreau, au seuild’un symbolisme plus franc que l’on découvre chez d’autres artistes –un symbolisme qui sait cependant crever ses secrets si clos et nouslivrer un savoir psychanalytique tant espéré par nos esprits curieux. Lesecond temps de ce travail s’attellera à définir ce mouvement pris au

6

Ouvertures

Page 8: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

drame d’une histoire de l’art sans concession. L’art symboliste est unart de l’inconscient qui nous touche et nous parle, inscrivant dans sachair la marque d’Éros. Parce que l’Énigme dernière, par-delà la créa-tion artistique ou le mythe, demeure celle de nos tourments, nos fonc-tionnements, notre être.

Deuxième porte :Les voies de la pensée

La vérité est multiple : elle prend la voix de la philosophie, celle dela psychanalyse, du mythe, de l’histoire, de la sémiologie, et tantd’autres… Ces modes de pensée différents ne se tournent pas le dos : illeur arrive qu’ils se croisent, se rencontrent, s’accompagnent, se fontécho, s’appuient, s’élucident, s’épaulent. Oui, nous avons recours quel-quefois à des penseurs de diverses disciplines lorsque leurs investiga-tions sur le thème questionné semblent avoir été si profondes et si per-tinentes. Ainsi, comment ne pas convoquer la philosophie lorsque lanotion d’angoisse est sur la sellette ? L’île des morts dans laquelle nousreconnaissons le développement de l’angoisse conçu par la psychana-lyse ne saurait s’y résoudre : Charon mène sa barque mythologique, etla mort si profondément interrogée par Jankélévitch, Sartre ou Kierke-gaard, rôde. Plus encore : à sauter d’une discipline à l’autre, nous nousapercevrons vite que l’œuvre déborde les thèmes soulevés : douce, atti-rante, elle conte de surcroît un accès sublimatoire. À nouveau, nousinterrogerons la sublimation en psychanalyse, sans oublier un de sesancêtres, le sublime, déjà longuement visité par Kant.

Souvent, la présentation de mouvements artistiques, de styles oud’œuvres part de propositions supposées connues : « l’art symboliste »,par exemple. Comme si cela allait de soi ! Moi qui croyais que le sym-bole était plutôt du ressort de la langue ! Ah, bien sûr, il s’agit là d’unpoint de vue linguistique… Cependant, chaque approche recèle sa partde vérité et aucune ne saurait être totalement étrangère aux autres. Etpuisque le symbole fut aussi bien examiné par les sémiologues, prêtonsleur une oreille. Alors, nous reviendrons à Peirce et Cassirer, à la défi-nition même du Sumbolon posé auprès du mythe d’Aristophane et com-paré à des notions connexes (le fétiche, le symptôme) afin de saisir

7

Ouvertures

Page 9: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

quelque chose de cet assemblage étrange entre l’œuvre d’art et lui,entre le processus symbolique, le symbolisme et la création artistiquequi répond à un destin propre : la sublimation. Nous voulions interro-ger ce que pouvait engager l’art symboliste, non pas au sens défini-tionnel seulement, mais avec ses actes, ses réalisations. La théorie tou-jours questionnée apporte ses lumières, plus ou moins imprécises,flottant d’une discipline l’autre ; l’œuvre pointe quelques révélations.Dans cette approche diverse de l’œuvre d’art1, étonnamment, l’œuvreelle-même a la parole – la sienne, selon une analyse plastique. Elle-même apparaît, finalement, constituer une mise au monde d’un thèmegrave, une réflexion incisive.

Notre approche, esthétique, ne saurait se suffire d’une application àl’œuvre qui demande à être écoutée. Même le regard psychanalytique,retenant le plus notre attention, ne porte pas sur l’artiste, ni sur leprocessus créateur, mais essaie de se poser près de l’œuvre. C’est pour-quoi ce point de vue en croise d’autres ; c’est pourquoi aussi il estmultiple (la séduction est celle d’Emma selon Freud ou celle de DonJuan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendreautour de l’œuvre de G. Moreau…). L’œuvre saura en apprendre à lapsychanalyse, lui ouvrir des portes. Ces va-et-vient entre réflexionthéorique et regards des œuvres gagnent des unes et des autres diffé-rentes richesses fécondes. Prométhée est d’abord un mythe, puis uneœuvre ou une interprétation freudienne ; le tableau sera interrogé, enaccord avec l’approche psychanalytique, mais aussi de façon inédite,drainant sur le récit mythologique des données fraîches. Lorsque lapsychanalyse a déjà tiré quelques enseignements d’une œuvre (La Ten-tation de saint Antoine par Rops selon Freud), il nous semble aisé de laciter. Mais nous ne saurions nous en tenir là : en regardant plus lon-guement l’œuvre, l’interrogeant encore. Nous y décelons d’autresliens, d’autres procès. Ils s’insèrent souvent dans une ligne depensée qui témoigne du travail de l’artiste, et, plus loin, de sa placedans un mouvement.

Nous avons la prétention et l’obstination de vouloir regarder pluslongtemps les peintures mêmes déjà analysées ou citées, les écouter ensilence, leur dessiner des associations, y revenir encore. Alors, quelques-

8

Ouvertures

1. Nous devons à Murielle Gagnebin ce mode de pensée si riche et si respectueux deson objet, depuis, sans doute, sa Fascination de la laideur, l’Âge d’Homme, Lausanne, 1978.

Page 10: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

unes seront invitées plusieurs fois : l’œuvre de Böcklin qui, un temps,dessinera l’angoisse, au plus fragile de l’homme, reviendra sous notreplume avec la thématique de l’inquiétante étrangeté. Le Péché, telle-ment pertinent lorsque nous essayions de cerner la séduction, s’écritsous le destin des perversions. Et toujours Œdipe et le Sphinx, dont noussommes partis et que nous n’avons jamais fini de traiter, douce Énigmedélétère, mince et trouble, originelle.

Nous caressons même le rêve de réussir à dépasser une des impassesde l’esthétique psychanalytique ne se sentant bien à l’aise qu’avec lesœuvres figuratives sur lesquelles sait reposer l’interprétation. L’artsymboliste enfante des éléments plastiques signifiants qui viendrontdonner sens à ses figurations. De plus, ouvrant une histoire de l’artdéfiguré, il nous semble, dans son immense effort de dire encore, tra-cer une direction créative aux décennies à venir. Jetant à bas les ori-peaux des apparences, c’est le corps (de l’œuvre) que l’art symboliste,finalement, montre. Les voies de la pensée ne sont pas aussi figurativesqu’elles veulent bien se le laisser croire.

Troisième porte :L’art symboliste

Ce courant artistique emporte dans ses flots tant de diversité et decontroverses qu’il s’avère, finalement, fort difficile de le circonscrire etde le définir, le placer dans l’histoire de l’art et de la pensée. Il présenteune triple énigme, soulevant des questionnements fondamentaux.

Énigme, d’abord, du point de vue de l’histoire de l’art, ce mouve-ment de fin de siècle ressemble à une vieille Dame, la dernière de salignée, figurative, élaborée, profonde, désuète, héritière des roman-tiques, des obscurités graves hallucinées d’éclairs aveuglants deFriedrich aux délicatesses des femmes chasseriennes, en passant par lescorps en rébus de Blake ou de Füssli, amie des préraphaélites anglaisbaignés des légendes du temps passé et de nobles sentiments tra-giques, nostalgique. Enchanteurs, nymphes candides, chevaliers enarmures, Ophélie embarquée dans sa mort, escaliers de vierges ou delys blancs, si soignés de détails infinis, de formes accomplies, léchées,appliquées… et si traditionnelles face aux ambitions plastiques des

9

Ouvertures

Page 11: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

jeunes impressionnistes et réalistes, à leurs sujets modernes de la vieactuelle, des loisirs et des progrès industriels.

Conservateurs têtus contre les nouveautés techniques impression-nistes et post-impressionnistes ? Pourtant, même si certains d’entreeux témoignent de leur formation traditionnelle (Böcklin, von Stuck),d’autres prolongent nettement le pointillisme d’un Seurat (Segantini,Préviati), lancent des investigations plastiques synthétistes et cloison-nistes (les nabis), ou en direction de l’art nouveau (Klimt). Quant àleur archaïsme thématique, il apparaît bien souvent beaucoup pluscomme du décadentisme que comme un choix rétrograde poussiéreux1.C’est avec un goût de sang, de sexe et de ténèbres que les symbolistesressuscitent les Dieux troubles et les légendes humides. Et c’est avecleurs recherches multiples, parfois discrètes, qu’ils ouvrent les portesd’un art renouvelé.

Énigme en ce qui concerne l’approche esthétique, l’art symboliste,regroupant tant de styles différents, saurait-il seulement être qualifiéde « mouvement » ?2 Comment regrouper Munch, Mackintosch,Degouve de Nuncques, Denis, Toorop, et, en fin de compte, tous lesautres ? Sans doute, la force de ce lien qui file entre eux la trame d’unepréoccupation commune est celle de l’Idée – spirituelle, intérieure,comme un sentiment intense retiré de la vie moderne et de ses superfi-cialités, ses apparences, ses soucis matériels, l’observation de la nature,les conquêtes scientifiques, technologiques, capitalistes et bourgeoises,ce monde physique qui néglige tant l’âme. Elle seule émue des sensa-tions est traquée et bercée jusqu’en ses recoins retors, ses imaginairessecrets, ses espoirs inouïs. Idéistes, les artistes symbolistes se détour-nent du monde extérieur pour semblable quête intime, profonde etélevée.

C’est auprès du mouvement de l’âme qu’ils se penchent, tandis quecette écoute touche les domaines divers de la poésie et la littérature3

(Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Maeterlinck, Segalen, Huysmans), la

10

Ouvertures

1. Voir José Pierre, L’Univers symboliste. Fin de siècle et décadence, Somogy, Paris, 1991.2. Au contraire, par exemple, de l’impressionnisme qui réunit des artistes dans huit

expositions à Paris entre 1874 et 1886, comme le remarque Pierre-Louis Mathieu, LaGénération symboliste. 1870-1910, Skira, Genève, 1990.

3. Le mouvement symboliste commencerait d’ailleurs dans ces domaines, vers 1880, enFrance et en Belgique, avant d’être reconnu en d’autres arts.

Page 12: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

musique (Wagner, Debussy, Malher, Schumann, Brahms, Beethoven),la sculpture, la gravure ou la peinture, aux inspirations croisées, dansl’Europe entière, autour de grands pôles comme Paris, Berlin, Munich,Vienne, Bruges – sans compter encore l’impulsion de théoriciens(Aurier, Moreas, Mellerio, ou même Péladan)1. Face à cette ampleurétonnante, la critique saura encore les confondre avec des trop clas-siques peintres « pompiers » prenant prétextes mythologiques voirereligieux pour étaler de belles scènes érotiques aux nudités féminineslascives, tentantes, fatales2. Or, de ces « fleurs du mal » aux charmesvénéneux, les artistes n’exposent pas seulement les enveloppes allé-chantes mais tirent d’elles l’atmosphère la plus inquiétante que nousn’osions rêver : celle qui touche notre âme, bouclant étrangement laplus élégante des courbes au précipice obscur de la mort. « Une belletête exsangue avec des longs cheveux pailletés d’or, des yeux avivés parle crayon noir, des lèvres de pourpre ou de vermillon coupées en deuxpar un large coup de sabre, le charme alangui d’un corps morbide,entouré de triples bandelettes, comme une momie de Cléopâtre. Voilàl’éternelle charmeuse, la vraie fille du diable ! »3

Alors, l’art symboliste, apparemment conservateur et rétrograde,léger par ses propos érotiques, séducteur, mais aussi tellement innova-teur, profond, difficile à comprendre, si vaste que l’on ne sait s’il fautl’étendre infiniment ou en pulvériser les données à autant d’individua-lités, présente une Énigme dans l’histoire de l’esthétique. Invente-t-ilou reprend-il sans cesse la même chose ?

De cette éternelle question, l’art du tournant du siècle tenterait desoulever quelques voiles, grâce à deux apports fondamentaux. D’unepart, extrêmement proche de la psychanalyse, il rend sensible Psyché(depuis les processus inconscients) visitée par Éros (l’Amour fondé surla sexualité, susceptible de destins). Il ne s’agit pas seulement d’uneconcordance de dates mais d’une véritable co-naissance de l’art symbo-liste et de la psychanalyse. Poussés par semblables préoccupations,

11

Ouvertures

1. Voir Paradis perdus. L’Europe symboliste, Musée des Beaux Arts de Montréal, Flam-marion, 1995 ; Jean Cassou, P. Brunel, F. Claudon, G. Pillemont, L. Richard, Encyclopédiedu symbolisme, Peinture, Littérature, Musique, Gravure et Sculpture, Somogy, 1988 ; texte deR. L. Delevoy, Le Symbolisme, Skira, Flammarion, Genève, 1982.

2. Voir Yann le Pichon, L’Érotisme des chers maîtres, Denoël, 1986.3. Adoré Floupette, Les Déliquescences, poèmes décadents, 1885, cité par José Pierre,

L’Univers symboliste. Fin de siècle et décadence, op. cit., p. 9.

Page 13: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

ceux qui, pour reprendre les termes d’E. Munch et de C. Filinger,cherchent à « disséquer l’âme » ou à y « toucher » approchent aumême objet complexe articulé de lois autres que les analystes décou-vrent. Et si la méthode diffère, sur ce nouveau socle de pensée, chaquedomaine (des sciences humaines ou de l’art) apporte son éclairage spé-cifique qui devrait (c’est ce que nous essayerons de montrer) enrichirles autres. L’art symboliste révèle ici une nouvelle fonction de l’artselon l’attention au monde psychique, à cette part sans doute « trophumaine » à laquelle il parvient à donner des visages.

Voici que l’art s’intéresse au mystère de sa propre émergence, de cequi nous destine à agir, à pleurer et surtout à créer. Cependant, en sou-venir des amours bien charnels d’Éros et de Psyché, les travaux atta-quent le corps même de l’œuvre, l’investissent, l’interrogent.Indiquant le moteur de sa création (matériel et spirituel), l’art symbo-liste, d’autre part, apparaît comme un tournant décisif dans l’histoirede l’art et devine déjà les investigations futures.

Il crée ses monstres comme autant de miroirs de notre âme au fémi-nin, quelquefois accusé d’excès (décadents), d’autres fois si voilé qu’onne sait plus le voir. Juste à la limite du trop montrer et du pas assez,ces œuvres nous conteront l’Énigme et dessineraient pour nous la VoieRoyale de leur procès, sublime.

12

Ouvertures

Page 14: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

Première partie

L’ÉNIGME

13

Page 15: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

14

Page 16: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

CHAPITRE I

Œdipe et le Sphinx

Monstre fabuleux au corps de lion ailé, le Sphinx est l’allié du divin.Fils de Typhon et d’Échidna, envoyé des Dieux, il doit venger le

rapt impuni de Chrysippe par Laïos ; posté aux portes de Thèbes, ildévore tous les voyageurs incapables de résoudre ses énigmes1.

Condamnable Laïos qui n’obéit pas aux Dieux et se moque desoracles ! Drainant ses échecs jusqu’à la survie de l’enfant destiné àl’exécuter ! Cet enfant miraculé, porté jadis comme un animal les piedspercés, blessé, Œdipe-pieds-enflés, vient de se quereller avec uninconnu et de tuer l’importun : Laïos. À son tour, Œdipe se présentedevant la gueule vengeresse pour tenter de deviner le monstre.

L’Œdipe voyageur de 1888, en humble berger, pénètre le territoiresouverainement gardé par la femelle aux ailes magistrales dont lacourbe souple mime celle, lascive, du bras de sa dernière victime dontelle ne se détourne que pour s’enquérir de son prochain repas2. Œdipe

15

1. Le Sphinx grec se distingue du Sphinx égyptien, plus ancien, symbole de puissanceet de protection, image du Nil pendant ses inondations, lorsque le soleil parcourt lessignes de la vierge et du lion. Son visage humain ou animal évoque ainsi souvent le dieudu soleil mais aussi un roi ou un membre du Panthéon. Il n’est pas ailé et ne le deviendraque sous l’influence de l’Asie. On le retrouve en Grèce vers 1600 av. J.-C.

2. Gustave Moreau, Œdipe voyageur (ou L’Égalité devant la mort), v. 1888, h/t, 125 x95 cm, Metz, Musée d’Art et d’Histoire.

Page 17: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

serait-il promis à cette mort blanche aux seins volontaires et l’œil hal-luciné ? « L’Énigme est là pour tous. C’est l’épreuve dernière triom-phante ou fatale »1.

Rassurons-nous, les peintres ne peuvent pas changer la mythologie, etnous connaissons la fin de cet épisode : Œdipe vaincra. Il donnera saréponse et délivrera Thèbes.

LE HÉROS

Œdipe victorieux

Lorsque Jean Auguste Dominique Ingres réalise son Œdipe expliquel’énigme du Sphinx (Ill. 1), c’est bien l’éclatant triomphe de la solutionqu’assure son héros, cadré, centré, déployant le large espace de soncorps baigné de lumière, bien en équilibre sur l’angle droit de sajambe2. Il s’inscrit dans un double parallélépipède inversé (ou encoredeux trapèzes imbriqués l’un dans l’autre) comme un livre ouvertqu’on n’aurait su représenter fermé. Œdipe garde le pied ferme sur uneroche solide. Il compense la double diagonale de son dos et de son brasgauche par celles des lances et de l’avant-bras – attributs virils parexcellence : le jeune homme exhibe ainsi à la fois les armes métalliquesdu guerrier et les muscles de son corps aux rondeurs assouplies par lepinceau du maître des Odalisques. Au cœur triangulaire de son corpsreplié, entre l’aisselle et l’horizontale de la jambe, gardé « sous lecoude » se love l’étrange fleur de tissu rouge en repos depuis l’arctendu du dos jusqu’aux chutes en quelques plis entre les cuisses àl’accès interdit par les armes. La draperie discrète sert encore l’éclatmagnifique d’une chair nue lumineuse détachée sur fond sombre.Incontestablement, dans toute la majesté de la certitude, cet Œdipecartésien s’affirme.

La belle figure géométrique du héros s’inscrirait au centre de lacomposition si elle s’achevait à gauche sur la verticale du corps du

16

L’Énigme

1. Gustave Moreau, L’Assembleur de rêves, in Écrits complets de Gustave Moreau, Fata Mor-gana, 1984, « Œdipe voyageur », nov. 1897, p. 61.

2. J. A. D. Ingres, Œdipe explique l’énigme du Sphinx, 1808, h/t, 189 x 144 cm, Paris,Musée du Louvre.

Page 18: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

17

Œdipe et le Sphinx

1. Jean Auguste Dominique Ingres, Œdipe et le Sphinxou Œdipe explique l’énigme du Sphinx(1808, h/t, 189 x 144 cm, Paris, Louvre)

Page 19: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

Sphinx. La champ du tableau semble trop large pour proclamer l’affir-mation sans conteste de l’homme mais juste assez pour faire émergerde l’ombre la forme du danger. Le visage couvert par l’obscurité,confondu en l’arrière-plan si brun, le monstre laisse percer au jour sapoitrine agressive et la base de son aile. La longue courbe en C du dosviril désigne et dévoile dans un halo de lumière le sommet des seinsdu monstre tandis que son aile amorce une nouvelle courbe qui, enretour, redescendrait vers Œdipe. Entre l’homme et le Sphinx se des-sine une ellipse emportant le buste proéminent de l’un et le torsereplié de l’autre. Dès lors, la géométrie du héros se perçoit d’une toutautre manière. Pris dans cette ove terrible décentrée vers la gauche, leguerrier chercherait par ses membres et ses armes à redresser sonallure, à assurer sa stabilité, à retrouver ses repères. Tout son mériteréside en cet effort souverain qui invente un nouvel équilibre. En celail s’oppose à cet homme égaré aux yeux fous qui se détache par moitiésur le fond clair de l’ouverture de droite, agité dans une compositionde cercles décalés.

Au contraire, Œdipe tient bon. Aux gestes désordonnés du passantdont la main gauche en perspective amorçait déjà la fuite, il oppose uncalme mouvement des poignets. L’index de sa main droite, plus prochedu fond, se retourne vers lui, tandis que celui de la main gauche, dansun plan plus avancé, remonte vers le buste féminin. Œdipe est en trainde faire passer ses paroles, de lui, à elle. La profondeur de la scène offriraitici une mise en séquence narrative. Plus proche du fond encore, à peineperceptible, la patte tendue du Sphinx indiquerait son légitime et can-nibale espoir de la non-réponse et aurait laissé glisser jusqu’à sa proie laquestion de l’énigme. Plus lointain encore, le personnage agité dans ledésordre de ses mouvements manifesterait la terreur des habitants deThèbes, ville bleue dans la fente du roc. Voilà pour le passé. L’avenirest une menace ancrée dans la funeste pratique du monstre. Au bas dutableau, coupée en partie par le cadre, en rappel coloré et formel à l’ailedu Sphinx, se dresse une plante de pied verdâtre, au milieu d’osse-ments mêlés aux rochers. Ce récit pourrait tracer une autre ellipse sivaste qu’elle déborderait le champ de l’œuvre, entraînant dans sonmouvement d’arrière en avant le spectateur lui-même, confiné aumonde des victimes détruites. Or, de cette fin malheureuse, Œdipe serapréservé. Son histoire n’accède pas à ce premier plan atroce.

18

L’Énigme

Page 20: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

De fortes verticales l’enracinent au plan précédent. Il assure sa placedans l’ordre temporel du récit. La seule ligne de force qui conduise versces restes humains est celle des lances, celle du combat. Mais surtout,son double geste le sauve. Il oppose à la diagonale de la patte gauche duSphinx, noyée dans l’ombre, une diagonale inverse, tracée en pointilléspar ses index, descendant de lui vers le monstre. Tandis que la pattedroite de la Bête couvre le pied du cadavre, sa patte tendue en directiond’Œdipe oriente vers la rose d’étoffe rouge au centre du tableau, au cœurvide de la structure humaine, comme si elle désignait là une absenceféminine de phallus, consécutive à une impitoyable castration. À moinsqu’elle ne signale la mort de l’enfant mal accouché, celui qui demeuremarqué par un destin cruel avant même sa naissance… Ou bien encorel’onanisme coupable de cet Œdipe replié sur lui-même et autosuffisantdont la menace s’érige avec le pied cadavérique. La « livre de chair » exi-gée par le Sphinx se confond avec l’ultime castration de la mort. Or, nonseulement la ligne-réponse d’Œdipe s’oppose à cette diagonale, mais ellecoupe l’autre patte, la patte verticale, à sa base.

Le geste savant des poignets souples annule la rigidité de l’instinctbestial et du destin inextricable, dans le même temps qu’il donne unordre chronologique à la succession des plans. Œdipe articule un lan-gage, oppose à l’énigme brute une traduction symbolique. « Quel estl’être doué de la voix qui a quatre pieds le matin, deux à midi et troisle soir ? »1 Le Sphinx présente ici le masque d’une image, métapho-rique. À le prendre au pied de la lettre, plus d’une voyageur a perdu latête. Or Œdipe n’allait pas entendre ces paroles de la même oreille. Ildémonte le mécanisme de l’association comparative et devine le senscaché : les pieds ne sont que des appuis au sol, les repères temporelss’appliquent à la totalité de la vie. « L’homme », répondra-t-il.

Et le Sphinx deviné se précipite de son rocher2. Son corps lourd ani-

19

Œdipe et le Sphinx

1. Le Robert. Dictionnaire universel des noms propres, Paris, 1974, Article Sphinx. Il existede nombreuses variantes de cette formule. Mentionnons notamment celle d’Apollodored’Athènes, Bibliothèques, IIe siècle av. J.C. traduction Clavier, 1805 : « Quel est l’animalqui n’a qu’une voix et qui, d’abord quadrupède, devient successivement bipède et tri-pède ? » Pierre Grimal mentionne une autre énigme que pouvait également poser leSphinx : « Ce sont deux sœurs dont l’une engendre l’autre et dont la seconde, à son tour,engendre la première », Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, P.U.F., 1987, p. 324– une question portant encore sur un être variable et pourtant unique.

2. Gustave Moreau, Le Sphinx deviné, 1878, h/t, 105 x 62 cm, coll. part.

Page 21: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

mal l’entraîne par le fond sans que ses ailes trop maigres ne parvien-nent à le freiner. Jeté à son sort, il s’écrasera sans doute ou disparaîtra.Suspendu écartelé de terreur dans le tableau de Gustave Moreau, le couérigé dans la chute, il s’oppose à l’élévation d’un Œdipe curieux allon-geant la nuque et le visage jusqu’à l’horizontale de ses épaules douces.

… Mais qu’a-t-il fait ?

Quelle victoire superbe ! Il s’ensuivra l’entrée héroïque d’Œdipe dansThèbes délivrée, offerte à lui puisque la voici endeuillée de son roi.Thèbes-la-belle, pénétrée, aimée, mère patrie, oubliée et retrouvée parson vaillant conquérant. Pour punir Laïos, les Dieux avaient envoyé leSphinx ; Œdipe débarrasse le monde de l’impie. Ainsi accomplit-il lesdésirs jaloux des Dieux et déjoue la bête vengeresse en lui opposantl’ordre symbolique conquis. Cependant, Œdipe suit sa propre histoire :il obéit en tous points à l’oracle qui le prévoyait parricide et incestueux.Il croit, certainement, n’avoir éliminé sur sa route qu’un vieillard ano-din puis, bientôt, épouser la reine veuve d’une cité voisine. Sans douteest-il fort loin de deviner encore que l’une est sa vraie mère et quel’autre fut son père ! Mais ce qu’il méconnaît, son inconscient nel’ignore pas. Et l’enquête fastidieuse dont il se charge tout le long del’Œdipe roi n’a d’égal pour son souci acharné que ses défenses et sescolères1. Comme plus tard Hamlet, apparemment Œdipe décide devenger un crime porté sur le roi, le père. Venger Laïos devient pour luiune affaire personnelle : « Je combattrai pour sa cause comme s’il étaitmon propre père »2. Œdipe se trahit parce que au fond il sait. « Oùdonc un brigand, si le coup n’avait été monté ici même à prix d’argent,aurait-il puisé tant d’audace ? » Œdipe fanfaronne parce qu’aussi bien,au vu de tous, il ne sait pas. Mais bientôt, le « prix d’argent », c’est saconscience qui le paiera à l’innocence. Toujours en retard sur le lecteuret sur Jocaste elle-même, tandis que les indices s’accumulent, le héross’acharne à ne pas progresser. Il faudra bien qu’enfin remonte à la sur-face la vérité toute nue, reconstituée, entière, déjà donnée jadis par

20

L’Énigme

1. Sophocle, Œdipe roi, in Théâtre complet, Garnier Flammarion, 1964.2. Ibid., p. 108.

Page 22: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

l’oracle de Delphes, transmise par le devin Tirésias : ce jeune thébain aréalisé l’« Œdipe », il a tué Père et aimé Mère.

Jamais l’oracle n’avait nommé chacun de ses parents : c’est le petitŒdipe qui a déduit qu’il devait s’agir de Polybe et Mérope. Cette tra-duction abusive l’a en fait précipité… vers ses véritables parents.Comment un héros venant si magnifiquement de percer l’énigme duSphinx, d’opposer au monstre la Loi du Père par le langage souverain,peut-il encore se jeter à corps perdu dans son destin, se vautrer dans lelit de sa mère ? Comment comprendre l’assurance magistrale del’Œdipe de J. A. D. Ingres lorsque l’on connaît la suite ? Ne s’agit-ildans ce tableau que du point culminant de son égarement ? Ne se pré-sente-t-il pas ici dans le leurre de la victoire, au seuil d’une pénibleenquête qui démentira douloureusement sa superbe ? N’a-t-il, finale-ment, malgré l’intelligence de sa réponse, pas accédé à l’ordre symbo-lique, au Nom du Père, fondé sur le complexe de castration ?

L’iris humain se hausse jusqu’à la face monstrueuse. Pourtant, Ellene le regarde pas, la pupille rivée à l’extrémité de l’œil, vers la gauche,le hors-champ. Peut-être cette direction amorce-t-elle la défaite dumonstre, son retrait vers la mort (dans une autre version, Ingres repré-sente un Sphinx qui détourne la tête). Contrairement à Œdipe dontl’œil accompagne le geste, le Sphinx dissocie le fonctionnement de sessens dans une incohérence étonnante. Poitrine offerte, il évite le regardde l’homme et ne lui renvoie qu’un corps statique, immobilisé dans sapropre inscription hiératique, muette. Même le Thébain affolé au seuilde l’issue salvatrice, s’il ne regarde pas du côté indiqué par son gestedessine la logique de la fuite depuis la perception de l’objet effrayantjusqu’à la voie de liberté.

La patte tendue du Sphinx vers Œdipe pourrait signifier son désirde possession. Mais où court son regard ?

TENDRE ŒDIPE

Dans le regard, l’image

C’est au contraire rivé à celui d’Œdipe qui plonge en retour dans lesien que le regard du Sphinx s’abîme en l’œuvre célèbre de 1864 par

21

Œdipe et le Sphinx

Page 23: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

Gustave Moreau (Ill. 2). Le regard doux, scrutateur, attentionné, pro-fond, assombri par le modelé de la paupière terre de sienne jusqu’àl’ombre naturelle, la pupille dilatée du jeune héros accroche à l’œilgrand ouvert si clair, à la pupille fine comme une piqûre du bout dupinceau, aveugle aux apparences, halluciné, de la Bête. Sans doute icis’opposent la nature et l’humanité. « J’appelle l’attention sur la façondont l’œil lui-même et en soi n’est pas pour l’homme simplement unmiroir mort, passif, comme la surface de l’eau qui dort, le miroir fabri-qué par l’art, ou l’œil de l’animal »1. Le visage dressé, l’œil fixe, laFemelle propose en effet à Œdipe une morne surface grise comme leciel ou ses plumes soyeuses, précieuse comme l’éclat d’un bijou. Laface courbée féminine et le droit profil d’Œdipe entrent en tension,offrant un rythme régulier des pleins et du vide qui les sépare, mi bleutriste du ciel, mi brun tendre de la falaise. La diagonale passant par cesdeux yeux et la diagonale reliant l’œil du Sphinx à la pointe de sonsein forment une croix régulière dont l’intersection est à l’œil animal.Celui-ci occupe une place privilégiée au centre vertical de la composi-tion. Il bloque également toute issue, interdisant l’accès au creux de lafalaise où l’homme aurait pu encore y glisser son œil. Si le regardd’Œdipe s’arrête en celui du Sphinx, il y puise longuement comme s’ilvoulait y ouvrir une porte, pris dans une véritable contemplation.

« Nous ne nous contemplons pas nous-mêmes, écrit Gilles Deleuze,mais nous n’existons qu’en contemplant, c’est-à-dire en contractant cedont nous procédons […] Nous sommes tous Narcisse par le plaisirque nous éprouvons en contemplant (autosatisfaction) bien que nouscontemplions tout autre chose que nous-mêmes. Contempler, c’est sou-tirer »2. Semblablement à Narcisse, Œdipe s’est attaché à cette mare derencontre, à cette mer mystérieuse, non seulement afin de s’y mirer,mais pour y découvrir par lui seul « autre chose que lui-même ». SelonLacan, la perception de sa propre image dans le miroir permet au petitenfant l’anticipation imaginaire de son unité corporelle. Tandis qu’ilest encore incapable d’assurer la coordination globale de ses mouve-ments, il rencontre cet autre petit garçon si sympathique : un jeu demimiques et de regards s’engage tandis qu’il devra très bientôt se

22

L’Énigme

1. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science,1736, « Épiméthée », P.U.F., 1984.

2. G. Deleuze, Différence et répétition, 1968, P.U.F., pp. 101-102.

Page 24: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

rendre compte à la fois que ce petit être demeure prisonnier de la sur-face froide réfléchissante, ne se résume finalement qu’à elle et qu’ilenvoie directement par ce simulacre joué… à lui-même. Ainsi enallait-il pour le Narcisse des Métamorphoses d’Ovide, ignorant

23

Œdipe et le Sphinx

2. Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx(1864, h/t, 206,4 x 104,7 cm, New York, M.E.T.)

Page 25: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

d’abord la nature de ce qu’il voyait, prenant la « source fallacieuse »pour un corps, parvenant, à force d’essais désespérants dans l’espoir del’atteindre, de plaintes prenant à témoin la forêt, de vaines supplica-tions à l’égard de cet être attachant, à une certaine conscience qu’il nedevait s’agir en fait que du même être (Iste ego sum), qu’il rêverait enfinsavoir « se séparer de ce corps qui est le leur »1. Ce Narcisse ovidienjoue l’enfant lacanien à ceci près que la rencontre du premier nes’accompagne pas de jubilation, comme le rappelle justementDamisch, et que « d’avoir reconnu son erreur, (il) n’en continuera pasmoins de brûler pour l’objet de son désir », qu’il périra, consumé decet amour immobile2. L’enfant découvre un autre qui est soi. Le stadedu miroir serait la première ébauche du moi, investie par la libido,fondamentalement marquée par la césure. Dans ce « je est un autre »(Rimbaud) s’est inséré le tranchant de la vitre, cet « obstacle minime »(Ovide), la distance du voir. Selon Lacan, cette unification imaginaires’opère par identification à l’image du semblable3. Or notre tout pre-mier semblable n’est-il pas celui qui fut indistinct de soi, notre pro-longement naturel, notre univers : la mère ? Dès lors, l’enfantdécouvre avec Elle un soi qui se révèle autre – une autre version pourla formule « je est un autre ». À partir de l’urgence d’un tri entrel’extérieur et l’intérieur l’enfant devra, plus tard, redistribuer les don-nées afin d’appréhender l’objet en tant que tel (et de pouvoir l’aimerou retirer de lui la libido vers le moi selon un narcissisme secondaire).Enfin, telle découverte princeps recèle aussi sa césure interne, tran-chant au cœur de mon univers une partie qui devra devenir, bien plustard, Moi.

Le malheur des hommes est d’avoir été coupés en deux par un Jupi-ter intraitable. Sphères heureuses et vigoureuses à deux visages, quatreoreilles, autant de bras et de jambes grâce auxquelles ils roulaient àtoute vitesse, les hommes menaçaient les Dieux par leur force insou-ciante. Or les Dieux ne peuvent se résoudre à éliminer ceux qui entre-tenaient leur culte. Jupiter décida simplement de leur donner une

24

L’Énigme

1. Voir Hubert Damisch, « D’un Narcisse l’autre, Narcisses », N.R.P., n° 13, 1976,Gallimard, p. 119.

2. Ibid., p. 119.3. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1987, « Stade du

miroir », p. 453.

Page 26: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

leçon inoubliable. Son « jugement de Salomon » fut de partager lesboules insolentes, offrant à chaque moitié sa part de souffrance. Autre-fois munis de deux organes de la génération, les êtres sphériques se ran-geaient en trois catégories : mâles, femelle, ou androgyne. La maincruelle du Dieu les réduisit à deux seulement. Désormais privés deleurs moitiés, les hommes cherchèrent désespérément à les rejoindre etse fondre avec elles. Jupiter ne leur facilita pas la tâche. Peaufinant sonchâtiment, le Dieu fit pivoter les visages du côté de la coupure (duventre) tandis que les organes génitaux restaient de l’autre bord. Fousd’incomplétude, en détresse, les êtres s’étreignaient avec force sanspouvoir s’accoupler. Enfin, le Dieu ému adoucit la peine et replaça lesorganes sur le devant du corps. Ainsi Aristophane conta dans Le Ban-quet l’origine de l’amour. « C’est de ce moment que date l’amour innédes hommes les uns pour les autres : l’amour recompose l’antiquenature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la naturehumaine »1. Si les hommes reçurent l’inestimable présent d’Éros, ilsperdirent gros. À toute première vue, ils se virent privés de la moitiéd’eux-mêmes. Cependant, si Socrate s’applique dans son discours àmontrer que « ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque,voilà les objets du désir et de l’amour », il n’affirme pas que « ce qu’onn’a pas » est ce qu’on aurait perdu. Et, logiquement, l’être humain nepeut avoir perdu l’autre puisque ce dernier n’existe en tant que telqu’après la coupure. De même, l’unité disparue, tout comme sa parti-tion, n’est conçue qu’a posteriori : la sanction de Jupiter n’implique paspour chacun l’amputation d’une partie mais sa naissance ainsi que laconception nouvelle de l’ensemble. L’homme perd une unité chimé-rique en l’exacte proportion qu’il en gagne la conscience. « Je suis unedemi-sphère », peut désormais se plaindre l’homme dessillé, articulantun mot double dont jamais jusque-là il ne pouvait sans doute en soup-çonner les composants. L’apparence de perte ne sert que de support àl’enthousiasme qui saisit chaque être et le transporte vers l’autre, encette folie de vouloir faire avec du deux de l’un, tandis que l’Idéal, pro-jeté en arrière, est une fin si neuve qu’elle appartient à l’avenir. L’évé-nement qui fit des sphères des hommes fut marqué par une visée cer-taine, une poussée, un élan. L’homme d’ailleurs, muni d’un seul visage,n’a-t-il pas hérité d’un sens directionnel, une face qui décide de l’avant

25

Œdipe et le Sphinx

1. Platon, Le Banquet, Garnier Flammarion, 1964, pp. 50-51.

Page 27: prendre/êtrepris;l’or,c’estlepiège,leleurre ...excerpts.numilog.com/books/9782876734104.pdf · Juan selon M. Schneider puisque nous cherchons à la comprendre autour de l’œuvre

et un revers par lequel l’univers est caché ? Là-bas sont jetés les fan-tasmes des cercles du Narcisse heureux ou de l’enfant indissolublementuni à sa mère, son univers, comme autant de masques prêtés à l’inno-cence ; puis encore des sections, divisions supposées de ces sphères,jaillissent les parties à la façon peut-être dont le fantasme du corpsmorcelé se formerait, selon Lacan, à partir du stade du miroir. Œdipe etle Sphinx du tableau de Gustave Moreau forment un véritable blocvivant de deux êtres inséparables, trempé de la même chair tendre cara-mel, cadré. Les grandes courbes de la composition contribuent àjoindre ces deux êtres, à restreindre leurs libertés, cernés par trois côtésde lignes convexes. Si nous pouvons retrouver la structure des deuxparallélépipèdes inversés (ou du double trapèze) décelées dans letableau de J. A. D. Ingres, ce tracé construit ici l’ensemble des deuxpersonnages et devient un indice du jeu des relations qu’ils tissent.Lorsque le petit côté du trapèze est du côté du Sphinx, sa ligne supé-rieure accompagne celle des regards et l’animal perd la flamme sombrede son aile. Lorsque nous considérons l’autre trapèze, dont le grandcôté longe la figure du monstre, n’y entrent désormais que le torse etles cuisses de l’homme : juste la surface corporelle sur laquelles’accroche le Sphinx. Le bloc uni est en fait l’assemblage étrange dedeux êtres dissemblables : les pattes de l’un contre le corps de l’autre,comme les quatre isthmes lancés d’une presqu’île à sa côte. Assistons-nous à la désunion d’un ensemble heureux, ou bien à l’invention d’uneunion magnifique sous la caresse d’une douce lumière d’or par-delà lamonstruosité d’un tel assemblage et la disparité douloureuse de sesmorceaux ? Œdipe est-il en train de découvrir « autre chose que lui-même », de se constituer à son image naissante ou de rêver l’impossibleunion attribuée au temps où, simple voyageur, il ignorait la rencontreterrible en Narcisse ignorant et encore promis à une longue vie ?

Cependant, contrairement à ce que laisse supposer le stade dumiroir, Œdipe ne semble pas pouvoir obtenir de la belle Sphinx uneperception de l’unité du corps. Les visages sont en tension exclusive, lechamp du regard se restreint au regard de l’autre. Lorsque Narcisse secontemplait en cette fontaine limpide puisque « les Dieux le rendirentamoureux de sa propre image », apparue comme un reflet1, rien ne

26

L’Énigme

1. Mythologie Générale, Larousse, p. 159.