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DIEUX OBSCURS

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DU MÊME AUTEUR

Pour Geneviève, Gallimard, 1978

Les Gardiens des pierres, Gallimard, 1980

Le Lieu des passants, Gallimard, 1982

Récit d'un geste, sur des peintures de Georges Adilon, MEM/Arte Facts, 1984

Le Gour des abeilles, Gallimard, 1985

Le Visiteur de hasard, Gallimard, 1987

Une chambre dans les bois, Gallimard, 1989

La Micheline, Hatier, 1990

L'Amour nomade, Gallimard, 1991

Huit Petites Études sur le désir de voir, Gallimard, 1991

Le Rire de Mandrin, Belfond, 1993

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P A T R I C K D R E V E T

DIEUX OBSCURS

Roman

belfond 216, boulevard Sa in t -Germain

75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Et, pour le Canada, à Edipresse Inc., 945, avenue Beaumont Montréal, Québec H 3 N 1W3.

ISBN 2.7144.3200.X

© Belfond 1994.

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Son visage reposait au creux de la main de Franck. Le pouce sur la joue en palpait par de mini- mes déplacements le satin. Solange n'épuisait pas les lignes de la face penchée vers elle et que ses yeux étincelants parcouraient avec une anxiété passion- née. Un élan la portait à s'y précipiter. Elle appuyait sa joue contre la paume qui la recueillait, elle cher- chait à en accentuer la pression.

Les deux amoureux semblaient fournir une attrac-

tion aux autres qui, dans le désœuvrement, avaient avancé leurs sièges jusqu'au parterre de gazon que le couple avait investi comme une île et occupait comme une scène. C'était un de ces dimanches de

printemps où fleurissent les premières réunions fami- liales. On déjeunait à l'intérieur mais on prenait le

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café et les digestifs dehors, sur le salon de jardin sorti à l'occasion. La rapidité avec laquelle tournaient les rayons du soleil encore bas obligeait à se déplacer au fur et à mesure qu'on était gagné par l'ombre. On se trouvait bientôt à la limite de la pelouse où une réticence irraisonnée, à moins que ce ne fût un souci de décence, fixait le terme de ces minuscules cara- vanages. La maison semblait tout à coup reculée à cause des branches qui échelonnaient les plans suc- cessifs de leurs palmes jusqu'à elle, recouverte déjà par les feuilles frémissantes de l'ampélopsis.

Dans un sursaut de révolte peut-être, d'impa- tience, ou pour sortir de l'engourdissement qui endolorit à la suite d'une contemplation trop longue, Solange s'écarta de Franck, elle secoua ses cheveux, ils inscrivirent une spirale dorée et fugitive sur le vert profond du gazon. Elle baissa les yeux, ils glissèrent au creux du berceau que dessinait le torse de Franck assis à demi renversé, appuyé sur un coude, remon- tèrent sur le fuseau cuivré de sa cuisse jaillie de l'ourlet fendu du short. Elle posa les doigts sur la rondeur du genou et les fit glisser le long du reflet qui lustrait la peau, pareil à l'émanation d'une force qu'elle chercha ainsi à capter.

A quelques pas du couple, Mamie Jeanne et Papy Charles constituaient les pôles autour desquels on se répartissait, femmes d'un côté, hommes de l'autre. Eux-mêmes intervenaient peu. Ils observaient une réserve d'arbitre. Dans la crainte de paraître incli- ner vers l 'un au détriment des autres, ils gardaient pour eux leurs opinions, au risque d'être tenus pour dépassés. Ils avaient plutôt à souci de concilier.

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Aussi était-il impossible de déterminer à la nature des regards que Mamie Jeanne portait tour à tour sur les deux jeunes femmes qui l'encadraient, selon que l'une ou l'autre prenait la parole, qu'Anne était sa bru et Clémence sa fille. Sourcils froncés, traits figés, bras croisés sur la poitrine, elle affichait une sévérité qui n'était pas l'effet d 'un mécontentement ou d'une désapprobation mais de la hantise d 'un conflit. Clémence était prompte à monter sur ses grands chevaux, elle la connaissait. Ou ne mesurait pas toujours la portée des vannes qu'elle laissait échapper en croyant plaisanter. Plus réfléchie, Anne ne manquait jamais non plus l'occasion d'ajuster une pique. Le souci de parer à une prise de bec tou- jours latente imposait à Mamie Jeanne une vigilance dont elle ne se départait pas, quand bien même les drôleries échangées lui arrachaient un rire. Elle le contenait alors en serrant les lèvres par des contrac- tions répétées qui lui donnaient l'air d'être affectée d 'un tic.

A intervalles réguliers, elle passait en revue le ser- vice sur les tables, désignait les bouteilles à ceux dont elle voyait le verre vide, faisait circuler les plateaux de gâteaux, pressait la paume sur la cafetière pour juger si le reste de café était consommable, deman- dait s'il fallait en refaire. Elle se rencoignait sur sa chaise non sans se révéler, par l'agitation de ses mains et la saillie de nerfs dans son cou, tourmen- tée de scrupules. Soudain, toutes ses préoccupations l'abandonnaient. Elle basculait contre le dossier de sa chaise. Elle calait son menton sur la fourche de

trois doigts dans une attitude méditative. Ses yeux

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petits et vifs cillaient comme si elle avait été prise d'éblouissements. Il s'élevait en elle une vague de plénitude qui la submergeait. Elle ne pouvait en finir avec un étonnement démesuré, comme si n'avait pas été à la taille de sa conscience de concevoir que toute une société d'individualités autonomes et diverses

était issue d'elle, ce dont lui venaient pourtant cette certitude stupéfiante et cette incontrôlable bouffée de bonheur. Une lumière écarquillait ses traits. Le sou- rire affleurait à ses lèvres. Du retrait où la joie la pla- çait, elle promenait les yeux de l'un à l'autre des membres de la famille. Elle les portait même sur Franck et Solange qu'elle incluait sans embarras dans son inventaire ravi.

Droite et nette, presque obtuse, la nuque de Franck se découpait sur le vert du gazon. Il y avait, dans la ligne de cette nuque, une provision de ten- dresse qui n'y était qu'à l'état de promesse mais si assurée, si entière, qu'elle faisait presque l'effet d'une menace. Les boucles denses des cheveux lais-

saient penser à un chaos de désirs fous, à un flot d'intentions violentes, elles ondulaient sur le som- met de la tête comme dans l'air agité d'un combat, quand des lutteurs étroitement enlacés s'obstinent à foncer encore l'un sur l'autre.

De nouveau Franck éleva la main et la porta d'un geste lent sur le cou de Solange, auquel ses doigts s'ajustèrent en s'insinuant sous la chevelure. Ils se regardaient avec une curiosité fiévreuse. On ne savait exactement ce que signifiait leur regard. On devinait leur vertige aux vacillements de Solange, à l'abandon où elle se laissait aller contre la paume de

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Franck, à la fixité que celui-ci au contraire s'effor- çait de garder. La maîtrise dont il témoignait le grandissait. Sa supériorité prenait un caractère fabu- leux. La montre qui ceignait son poignet, à proxi- mité de la poitrine délicate de Solange, semblait le précipité de cette puissance souveraine. Sur sa main parcourue de veines et plus encore le long de son bras tendu, la gaine immatérielle des poils indiquait pourtant une fragilité troublante, mousse légère qui se moirait à la lumière sans masquer la rigueur mobile des muscles et des tendons.

Un nerf souleva plus énergiquement la peau, Franck approchait enfin le visage de Solange en même temps qu'il penchait le sien vers elle. Cette évolution, à peine perceptible, transforma la jeune fille en une algue balancée entre deux eaux. Un bon- heur aigu la plongeait dans une région d'elle-même évanescente. Elle laissa aller sa tête au creux de

l'épaule de Franck qui se redressa. L'éventail de son dos composa une figure de tendre brutalité, une vague d'impétuosité dévorante.

La conversation qui mettait aux prises Hubert, Serge et Pierre ne permettait à Papy Charles aucune absence, mais il n'était pas non plus d 'un tem- pérament à y être conduit. Moulé dans l'arrondi de son fauteuil, les coudes sur les accoudoirs, les mains croisées sur son embonpoint, il pointait un regard acéré sur chacun des interlocuteurs, et le sou- rire figé qui lui donnait un air paterne, une expres- sion débonnaire de propriétaire assuré de ses biens, trahissait l'amusement qu'il prenait à percer les arrière-pensées, les intentions inexprimées, les aveux

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déguisés. Il arrivait qu'il fût pris à témoin ou qu'on sollicitât son avis. La plupart du temps, il se bornait à une moue dubitative, passait sa main sur le peu de cheveux blancs qui duvetaient son crâne, ou se risquait jusqu'à marmonner une réponse évasive. Mais il manifestait parfois avec énergie, en secouant la tête ou en balançant les épaules, voire en appuyant ses propos d'un geste du bras, son oppo- sition ou son accord.

Une nature docile et sa situation d'aîné portaient Pierre à se conformer aux opinions de son père. Ajouté à leur ressemblance physique, cela faisait de lui une version rajeunie de Papy Charles. Le statut de gendre et un tempérament peu porté à la discus- sion laissaient Hubert aux somnolences digestives qui de temps à autre ankylosaient ses paupières et l'eussent fait définitivement piquer du nez si Clé- mence, quand elle s'en apercevait, ne l'avait acca- blé de lazzis. Serge était à peu près le seul à parler. Ce ne lui était pas un problème. Il n'avait pas besoin d'être relancé par les autres pour renouveler son ins- piration. L'abondance et la vivacité de son débit ne leur réservaient d'ailleurs pas de pause dont ils auraient pu profiter pour prendre la parole à leur tour. Il allait de soi qu'on était là pour l'entendre. D'abord, la vie qu'il menait à Paris lui donnait de quoi raconter ; ensuite il espaçait à ce point ses visi- tes qu'elles en devenaient chacune un événement. Son statut de « Parisien » n'était pas non plus sans l'entourer d'une aura qui inspirait à son égard une défiance craintive, mais il était difficile de détermi- ner s'il la devait au fait d'habiter la capitale ou si

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c'était à cause de cette aura, inhérente à sa person- nalité, qu'il était parti, appelé à trouver un milieu plus apte à la faire valoir.

Il ne tranchait pas seulement par sa faconde, ses manières dégagées, ses idées volontiers provocatri- ces. Un ressort intime transformait les traits qu'il avait en commun avec Pierre, Clémence et Franck d'une façon si manifeste qu'il paraissait leur être étranger. Portés chez lui à un point extrême, ils frap- paient soit comme une monstruosité soit comme une perfection. La blondeur de sa chevelure retombant en faucille sur son front touchait à la pâleur du chaume ; dans l'ouverture des paupières bridées le bleu soutenu des iris rendait son regard d'une fixité alarmante ; l'enracinement un peu proéminent du nez lui façonnait un profil grec ; comprimées dans l'ogive du menton, ses lèvres gagnaient en renfle- ment ce qu'elles perdaient en largeur ; les lignes de son visage étaient nettes, l'impression presque bles- sante que produisait son évidence tenait à l'impec- cable rigueur de leur dessin.

Serge avait la réputation d'être indomptable. On n'avait pu venir à bout de ce que l'on tenait en lui pour de l'excentricité, on avait renoncé à réformer la bizarrerie de ses raisonnements, on ne s'étonnait plus de ce qu'à la singularité de son apparence cor- respondît une situation endurcie de célibataire. Cha- cune de ses visites annonçait des surprises que l'on attendait avec des dispositions variées : Mamie Jeanne s'inquiétait ; Clémence entrevoyait des occa- sions de rire ; Pierre et Papy Charles déjà haussaient les épaules ; Franck se réjouissait du souffle de liberté qui allait donner enfin à respirer un peu.

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Mais ce n'était pas à cette liberté-là qu'il se préoc- cupait alors de goûter. Tandis que Serge lancé dans l 'évocation de ce qu' i l avait vu ou fait à Paris s 'enflammait , Franck accolait ses lèvres aux lèvres de Solange et, avec elle enlacé, s 'abîmait dans une succion qui élargissait autour de leurs têtes pivotant l 'une contre l 'autre les cercles d ' u n silence moite de

chambre. Ils s 'abîmaient dans un plaisir q u ' o n ne pouvait imaginer. O n n ' en percevait que les effets ultimes, l'écho déformé, la répercussion énigmatique à la surface de leur enlacement : l 'oscillation molle

de la nuque de Franck, la contention de son corps autour d ' u n point infime, la pression des mains éperdues de Solange sur ses flancs. Cet accolement exigeait une application qui les faisait échapper à tout repère, elle se nourrissait d'elle-même et en elle- même se résorbait.

Les haies taillées des troènes et les frondaisons éta-

gées des marronniers observaient une distance défé- rente. Les amoureux donnaient l ' image d ' u n tel recueillement qu'ils engendraient le vide autour d 'eux, et seuls les insectes osaient le parcourir de leurs zigzags de feu. Une cloche de silence les iso- lait, ou bien était-ce l'indifférence des autres, à quel- ques pas pourtant, répartis sur les fauteuils de jardin autour des tables encombrées de verres, de tasses, de bouteilles de soda, et qui ne leur accordaient pas plus d ' importance que s'ils avaient été des animaux domestiques ou une corbeille de fleurs.

Ils n ' en étaient pas moins aux premières loges et ne manquaient pas de poser les yeux sur eux. Tan- tôt c'était le discours de Serge qui retenait l 'atten-

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tion, tantôt l ' insensible et silencieuse évolution du

couple. Les regards se posaient al ternativement sur l ' un et sur l 'autre. C o m m e ils ne le faisaient pas s imultanément, ils donnaient l ' impression de se relayer, établissant une sorte de tour de garde qui ne négligeait ainsi aucun des deux pôles d ' intérêt . Simplement, il arrivait que, revenant à l 'intérieur du cercle où Serge pérorait , des yeux en croisent qui venaient d 'observer aussi les amoureux : on échan-

geait alors un sourire indulgent ou, selon le degré de connivence, chargé d'allusions attendries, voire salaces. Ainsi Clémence allait-elle j u s q u ' à les dési- gner d ' u n mouvement du menton à Huber t , puis à en rire avec lui, ce qui déclenchait chez Mamie J eanne une crise de crispations précipitées de ses lèvres.

Quoique abandonnés à leur célébration intime, Franck et Solange ne sortaient pas du cercle fami- lial. Ils participaient même de son entrain tout dis- tingué. A considérer ce portrait collectif que le frissonnement des gestes et le marmonnemen t des voix voilaient d 'es tompe, le couple qui s 'étreignait n ' appor ta i t aucune touche grivoise, il s'inscrivait comme un élément nécessaire à l 'unité du tableau,

à sa fraîcheur, à sa plénitude.

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M a m i e J eanne préférait fixer son attention ail- leurs. Elle cherchait à distinguer dans les branches l 'oiseau dont retentissaient les trilles ; elle baissait

tout aussi bien le nez sur les graviers, y t raquant l 'éventuelle pelure ou le papier gras qu'elle se serait fait un devoir de ramasser ; elle examinait les fleurs qui, en pleine vigueur, ne présentaient rien qui réclamât ses soins ; son regard quêtait jusque dans les profondeurs du parc des motifs d 'occupation, ne fût-ce q u ' à p rogrammer dans sa tête ; elle s 'arrêtai t sur le groupe des enfants réunis eux aussi, de leur côté, en bordure de la pelouse, à l 'ombre du grand cèdre.

Les deux aînés avaient abandonné leurs vélos.

Pour une fois ils consentaient à la compagnie des

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deux filles et du petit dernier. Ils bavardaient sans éclats ni chamailleries. Une grâce particulière devait être descendue sur la propriété pour donner aux enfants eux-mêmes ces dispositions à la concorde. Mamie Jeanne ne put s'empêcher de le faire remar- quer à leurs mères. Anne y trouva de quoi les soup- çonner de préparer quelque sottise et fut sur le point de se lever pour aller l'enrayer alors qu'il en était encore temps. Sa suspicion indigna Clémence qui lui reprocha de manquer de confiance : les enfants n'étaient pas à ce point pervers qu'on ne puisse les croire capables de s'amuser tranquillement ! Anne haussa les sourcils, soupira, décroisa et recroisa les jambes, pianota sur son genou, mais elle resta assise.

Les enfants se trouvaient aussi bien sinon mieux

placés que les adultes pour observer les amoureux. Ils ne perdaient rien du spectacle. Ils n'allaient pas jusqu'à les considérer ouvertement, têtes tournées vers eux, mais, à l'image ni plus ni moins de leurs aînés, ils papotaient en donnant l'apparence d'un échange de propos captivants tout en restant d'une discrétion qui indiquait assez sur quoi en réalité s'exerçait leur vigilance. Ils ne voulaient pas se l'avouer à eux-mêmes. Ils s'étaient installés là d'un

accord seulement tacite, avec de petits sourires entendus. Ils avaient conscience d'être complices d'une initiative dont individuellement ils n'auraient jamais eu l'audace ; ensemble ils se découvraient une force dont ils ne savaient que faire. Ils rigolaient. De temps à autre il leur prenait de se ronger les ongles. Les deux filles tournaient le dos au couple sur lequel elles n'aventuraient que de furtifs coups d'œil par-

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dessus leurs épaules, ce qui leur suffisait pour pouf- fer. Autrement, elles s'en tenaient au compte rendu qu'Hugues se plaisait à leur faire sans desserrer les lèvres pour éviter que ses paroles ne soient devinées de loin. Il les assaisonnait des termes et des expres- sions les plus crus pour marquer la supériorité que lui conféraient ses douze ans. Peut-être cherchait-il aussi à les soustraire aux oreilles de Richard, censé n'être pas en âge de les entendre, mais celui-ci ne voulait pas moins participer que les autres et ne manquait pas de le manifester. Damien se tenait au contraire en retrait. Quand ses yeux revenaient du couple à ses congénères, il affichait un air renfrogné.

Comme Hugues s'était tu, Julie le crut requis par un changement dans l'attitude des amoureux mais n'osa s'en informer elle-même.

— Et maintenant, qu'est-ce qu'ils font? lui demanda-t-elle avec une sorte d'avidité.

— Continuent de se sucer la poire, susurra-t-il. — Encore ! ne put se retenir de soupirer Cathe-

rine, partagée entre l'ébahissement et une certaine impatience.

— C'est qu'elle est bonne poire, Solange ! com- menta Richard, assez fier de la stupéfaction qu'il provoqua. Ben oui, quoi ! Elle doit être juteuse ! crut-il bon d'expliquer.

Julie se crut quant à elle obligée de tancer son petit frère. Le masque sévère qu'elle lui opposa se fendilla bien vite pourtant. Le rire qu'elle tenta de retenir eut, à force de presser sur elles, raison de ses lèvres pincées. Il s'en fallut de peu que ses éclats ne retentissent bien au-delà de l'ombre du grand cèdre :

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elle parvint in extremis à l'étouffer dans ses paumes où elle précipita son visage, agitée dans tout son corps, jusqu'à ses épaules et à sa queue-de-cheval, de secousses hilares et communicatives car Cathe-

rine, puis Hugues, puis Richard et même Damien en furent semblablement agités.

— Tu as vu où elle lui a mis la main ? hoqueta Catherine à l'oreille de sa cousine en riant de plus belle après un coup d'œil sur le couple.

— Elle cherche son portefeuille, blagua Richard. Elle a oublié qu'il est en short !

— Ou son revolver, rectifia Hugues. Mais il n'est pas dans cette poche-là !

Les filles poussèrent une exclamation et replongè- rent illico la tête dans leurs mains. Elles allaient finir

par se faire remarquer et attirer la curiosité des parents. Hugues qui tenait à rester dans les parages sut qu'il fallait trouver un jeu pour le justifier et con- tenir les écarts auxquels conduiraient forcément les plaisanteries. Il proposa de jouer aux charades. Damien s'y montra peu enclin mais il fut sommé d'y participer comme les autres.

— On commence, dit Hugues. Mon premier est une interjection.

— Une quoi ? le coupa Catherine. — Mon deuxième a trois cent soixante-cinq

jours, poursuivit Hugues. Mon troisième est une let- tre de l'alphabet. Un homme et une femme sont mon tout.

— Fesses ! s'exclama Richard.

Julie haussa les épaules, son petit frère disait n'importe quoi.

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révélât, pour qu'il en vienne à ne pouvoir imaginer d'autre situation d'accomplissement que celle de ses parents, lesquels n'avaient pas agi d'autre manière. Alors que ce désir était assouvi, il s'apercevait qu'il ne lui appartenait pas. Cet assouvissement se réali- sait hors de lui, il ne lui procurait rien de ce qu'il en avait attendu.

Les sollicitations incessantes dont elle était l'objet de la part d'Anne et de Clémence plongeaient Isa- belle dans un état un peu soûl. Il lui arrivait de se laisser aller contre le dossier de sa chaise et de cher-

cher à inhaler le supplément d'air qui venait à lui manquer. Elle portait de temps à autre sur Serge un regard à la fois extasié et suppliant comme Damien avait vu Solange en porter à Franck quand ils n'étaient encore que fiancés. Le statut de ceux-ci avait maintenant changé. Leur intimité devenue quotidienne avait ôté toute urgence à leurs démons- trations amoureuses. Ils n'étaient plus imaginables dans les étreintes longues et fougueuses qu'on les avait vus se donner en plein jour, ni même dans les gestes affolés, étrangement nécessaires, où Hugues et Damien les avaient surpris au fond de la remise. Ils en auraient eu d'ailleurs plus de mal, du moins en ce qui concernait Solange dont la grossesse déjà bien avancée avait accentué la propension à la non- chalance. Tandis que Franck avait repris place du côté des hommes, elle avait quitté le strapontin dont il lui avait fallu se contenter jusque-là dans le groupe des femmes ; elle y disposait d'une place attitrée où elle installait du moins la dignité que lui conférait son grade de femme enceinte si son tempérament ne

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lui permettait pas de l'occuper avec l'autorité des autres.

Entre l'attention que réclamaient les enfants et ses allées et venues de la cuisine à la salle à manger, Mamie Jeanne ne cherchait pas à se manifester davantage. Damien ne pouvait en déduire qu'elle était contrariée. Rien ne lui aurait permis non plus de subodorer qu'Isabelle était d 'un genre à lui déplaire. Seulement elle gardait ses distances. Elle donnait l'impression de ne pas vouloir se mêler d'un appariement sur lequel on ne lui avait pas demandé son avis, et s'épargner même d'avoir à en penser quoi que ce soit. Sans doute était-elle moins sûre de Serge que d'elle-même. Ses regards sur le couple qu'il formait avec Isabelle exprimaient plus d'inquié- tude que d'étonnement. Ils se chargeaient d'une indéniable tristesse quand elle les ramenait sur le maigre contenu de son assiette qu'elle s'empressait d'ingurgiter en deux bouchées avant de se lever et d'aller vaquer ailleurs.

Damien sentit en elle des dispositions proches des siennes. Il crut, sans en avoir une conscience très claire, devoir trouver auprès d'elle une communion dans le chagrin. Devançant Julie et Catherine qui, en tant que filles, étaient préposées d'office à cette tâche, il se désigna pour aider sa grand-mère à rem- porter les couverts à la cuisine. Leurs regards s'y croisèrent. Mamie Jeanne s'apprêta à gratifier Damien d'un sourire, elle fut retenue par l'insistance fiévreuse de ses yeux. Elle se figea dans le mouve- ment qui la portait derechef vers la salle à manger. Elle dégagea la frange blonde qui lui tombait en fau- cille sur le front. Elle lui tapota l'épaule. Ils parta-

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gèrent une sorte de solidarité dans le regret. Ils se confondirent dans une identique nostalgie. Damien pensa qu'il lui faudrait montrer ses dessins à Mamie J

En attendant, il dut assister à la séance de pho- tographies qui se déroula dans les allées du parc. Encore eut-il sur sa grand-mère l'avantage de pou- voir s'y dérober. Il n'en fit pas moins, simultané- ment, deux découvertes. L'une était qu'Isabelle était enceinte, l'autre l'expression dont son cousin usa pour le lui faire remarquer.

— Tu as vu ? Elle a le ballon. — Quel ballon ? demanda Richard. Papy Char-

les interdit qu'on en joue dans le parc. Hugues considéra de haut le petit frère de

Damien.

— Il est pourtant facile de le voir avec le rayon de soleil qui rend sa robe transparente, fit-il.

— Ne lui dis pas cela, intervint Julie qui pouffait dans ses poings. Il est capable d'aller le lui réclamer !

Et elle remit ses poings sur ses lèvres, courbant le dos pour contenir son rire. Sa cousine, qui n'en comprenait pas la cause, crut faire diversion :

— Tu as vu, lui fit-elle remarquer, Isabelle et Solange ont le même ventre !

C'en fut trop pour Julie et pour Hugues qui lâchèrent la bride à leur hilarité.

— C'est ce que je me tue à te souffler depuis qu'Isabelle est arrivée, put enfin dire Julie à Cathe- rine, en s'essuyant les yeux. Hugues ne l'avait pas vu tout de suite.

— Je ne suis pas aveugle, répliqua le garçon. Et

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pour ce qui est de Solange, je sais même où elle l 'a attrapé, son ballon !

Julie n'en voulut rien croire. Elle savait Hugues capable de laisser traîner ses yeux partout mais jusque-là, c'était impossible.

— Dans la remise, ma vieille, finit-il par lui révé- ler. Oui, dans la remise !

Il s'apprêta à solliciter le témoignage de Damien. Richard le coupa en demandant si c'était là que leur grand-père cachait les ballons. Catherine ne voulut pas rester en retard d'un trait d'esprit. Elle se tourna vers Damien.

— Il faudra que tu lui fasses un dessin ! dit-elle. La saillie tomba à plat, si l'on peut dire. Damien

fit comme s'il ne l'avait pas entendue. Il enfourcha son vélo. Malgré l'avertissement de Julie qui lui rap- pela qu'il n'avait pas le droit d'aller sur la route, il s'y dirigea.

Il le fit à une allure modérée, comme rêveuse, en roue libre. Il n'avait aucun besoin de se cacher, il savait qu'autour des deux femmes porteuses des pro- messes de vies nouvelles les adultes se tiendraient

aux petits soins. Il avait déjà connu cela lors de la naissance de Richard. Avec l'effacement auquel il prévoyait que son rôle de père vouait Serge vis-à-vis de lui, il sentit qu'il disparaissait lui-même comme individu. Il compterait seulement pour faire nom- bre. La découverte que le sort d'un enfant est d'être oublié au profit des suivants le jeta d'abord dans un grand désarroi, puis elle le conduisit à constater que, par une sorte de compensation, elle le libérait. Il appuya sur les pédales. Il sortit de l'enceinte du parc.

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Il se lia à des camarades qu'il se fit par le village et au-delà au cours des virées qu'il multiplia, pro- longea, étendit. Anne et Pierre se lassèrent des puni- tions qu'ils lui infligèrent et qui n'étaient suivies d'aucun effet. Ils admirent qu'ils ne pouvaient se résoudre à l'attacher à une corde. Ils voulurent espé- rer que sans contraintes il redécouvrirait les vertus de la sédentarité. Il disait toujours que des copains lui avaient donné rendez-vous. Il n'allait pas tou- jours en retrouver. Il s'adonnait à de longues bala- des solitaires. Il comptait que ses résultats qui n'avaient jamais été aussi bons ôteraient tout argu- ment à ses parents pour lui refuser un scooter. Il rêvait déjà de moto. C'était l 'un des sujets favoris qu'il avait avec les garçons du village.

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C'était peut-être ce dont il parlait avec eux, pré- cisément, sur la place, devant l'église, un jour de mai, bien des mois après la visite de Serge et d'Isa- belle, quand un bourdonnement sourd et roulé, dont le timbre grave annonçait l 'un de ces deux-roues devenus légendaires, répercuta ses rodomontades par-dessus les toits. L'engin apparut. Il rutilait du feu de ses chromes. Les éclats amatis de sa laque sombre sur les parties bombées évoquaient le jeu des muscles sous le pelage soyeux d'un fauve. Son conducteur vêtu d'une combinaison de cuir et dis-

simulé sous les éclairs lancés par la visière d 'un cas- que intégral s'y fondait jusqu'à sembler amenuisé. Le petit attroupement d'adolescents au centre de la place attira son attention et il ralentit, hésita à bifur- quer vers eux, mais il laissa glisser sa monture sur son erre, il disparut dans l'enfilade des maisons.

Damien s'aventura en bordure de la place jusqu'au point d'où il pouvait suivre le trajet du motard. Il nota qu'il roulait toujours au ralenti. Peut-être cherchait-il une adresse. Le garçon fut tenté de gagner sa sympathie en lui proposant son concours. Les lazzis qui fusèrent dans son dos quand il se décida le laissèrent indifférent. Le motard pre- nait la direction de la propriété de ses grands- parents. Il s'arrêta devant les grilles closes. Il met- tait les pieds à terre quand Damien parvint à sa hau- teur. Au fond de la lunette du casque dont la visière venait d'être relevée, il reconnut, isolé dans la nuit des temps, le visage de Paulin.

Il faillit chuter de vélo. Il le laissa choir et

l'enjamba mais ne put aller plus loin, figé de stupeur

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devant l'ami de Serge devenu cet inconnu. Paulin le regardait. Il n'était pas fixé sur la suite à donner à cette rencontre. Le moulin produisait son ronron- nement impassible. Ses vibrations communiquaient un tremblement vif aux mains gantées encore sur les poignées. Le jeune homme se décida à couper le contact, à mettre l'engin sur béquille, à en descen- dre. Il ôta ses gants, il se défit de son casque. Il se tint face à Damien qui avait pris garde de ne per- dre aucun de ses mouvements, comme s'il avait assisté à l'incarnation d'un mutant ou d 'un ange.

L'être qui lui faisait face avait encore quelque chose d'hybride. S'il reconnaissait la tête et les mains de Paulin, celles-ci lui paraissaient indépendantes du reste du corps auquel la combinaison conférait l'aspect esquissé d 'un mannequin, en dépit du repoussé que les muscles imposaient au cuir, notam- ment sur les hanches et les jambes. Pour distinctes qu'elles fussent, à moins que ce ne fût justement en raison de cela, cette tête et ces mains le fascinaient. Jamais il n'avait eu la sensation de discerner si net- tement ce haut front dégagé par les cheveux coupés mi-ras, ces mâchoires carrées, ces joues un peu hâves et ombrées de barbe, la rectitude de ce nez aux ailes un peu pincées, la protubérance de ces

lèvres qui avaient le même caractère de scellés appo- sés que les ailes des libellules, et, sous la fine barre des sourcils, ces yeux d'opale. L'aspect sectionné de cette tête et de ces mains les plaçait dans un isole- ment qui contribuait, d'une manière identique à l'effet obtenu par les cadrages serrés sur un visage, sur un poignet, ou sur des yeux, à en exalter la

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précision intangible, hors du temps. Aussi bien la combinaison opaque donnait-elle l ' impression de garder le corps en otage, de le soustraire dans le car- can du châtiment ou de l'interdit, voire de le disper- ser dans les voiles de la nuit et de la mort. Le pas

qu ' amorça Paulin ne les rapprocha nullement. Il n ' avança pas davantage.

— Me reconnais-tu ? demanda-t- i l d ' u n ton triste.

Damien fit oui de la tête. Il s'efforça de mettre dans ce hochement comme dans la franchise de son

regard plus que ce que des mots auraient jamais exprimé. Ce fut de nouveau le silence. Ils ne pou- vaient s 'atteindre que par les yeux. Dans la distance qui les séparait, l 'air était d ' u n e inertie telle qu' i l absorbait la totalité de l 'élan qui les poussait l ' un vers l 'autre. Cette distance était celle aussi qu ' une coupure avait opérée entre eux, les privant de sujets de dialogue, les affectant d 'une lacune, d ' u n trou de mémoire, d ' une sorte d 'aphasie. Elle ne mettait à leur disposition que ce silence où ils se voyaient avec l 'acuité qu 'on suppose aux hallucinés ou aux lynx.

— Est-ce que tout le monde va bien ? hasarda le jeune homme.

Damien haussa les épaules. C o m m e n t pouvait-il répondre ?

— Mes grands-parents sont à Pa . . . , sont en voyage, bredouilla-t-il. Est-ce que tu voulais les voir ?

Paulin baissa la tête.

— Je passais dans les environs, j ' aura i s pu les saluer, dit-il.

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Il se tourna vers les grilles closes, les désigna d'un mouvement de la tête, haussa les bras en signe qu'il se résignait aux arrêts du sort.

— Ma mère est là, avança le garçon. Mais il laissa à Paulin la liberté de s'inviter ou

pas. Celui-ci sortit un paquet de cigarettes de la poche de son blouson.

— Tu veux bien rester avec moi le temps que j 'en fume une ?

Son ton émut Damien qui s'approcha et tourna autour de la moto. Elle fut l'objet de quelques répli- ques insignifiantes et pleines de trouble.

— Tu avais promis que tu m'apprendrais à pho- tographier, fit soudain remarquer le garçon.

Paulin expira une longue bouffée de fumée. — Je n'avais certainement pas promis cela,

objecta-t-il. En revanche je peux te donner le moyen d'apprendre tout seul.

Il lança son mégot sur la chaussée et s'approcha du coffre surélevé à l'arrière de la selle. Il sortit son

appareil. Il en débraya le mécanisme pour rembo- biner la pellicule qu'il délogea avant de la rempla- cer par une neuve.

— Voilà. Il est à toi.

— Je ne saurai pas m'en servir, grommela le garçon.

— Tu l'as déjà utilisé, rétorqua Paulin qui réen- filait ses gants. Il est armé ; quand tu auras pris les trente-six poses, tu demanderas conseil à un photo- graphe pour le reste.

Il s'apprêtait à remettre son casque, Damien l'arrêta. Il voulait lui demander de poser pour lui,

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il lui suggéra qu'il avait peut-être le temps de fumer une autre cigarette. Paulin lui passa la main dans les cheveux, acheva de se coiffer du casque et réenfour- cha l'engin. Le peu de temps qu'il lui fallut pour mettre le contact, escamoter la béquille et repartir suffit à peine à Damien pour régler sur ce qu'il per- cevait encore de son visage. La mise au point révé- lait un regard affolé. Au moment que Damien s'apprêtait à appuyer sur le déclencheur, il fut retenu par le violent frémissement des lèvres de Pau- lin qui s'efforçait de le réprimer en y plantant les dents. La paroi bombée du casque coulissa sur le visage qui disparut comme derrière le couvercle d'un sas. La moto était déjà à plusieurs mètres quand Damien abaissa l'appareil, et une brusque accéléra- tion la fit disparaître comme un mirage. Il ne res- tait de cette ultime rencontre que le mégot d'une cigarette, court embout blanc sur le gris du goudron. Damien s'en approcha et le prit en gros plan. Après quoi il le ramassa.

— Déjà là? s'exclama Anne. Le ton ironique de cet accueil ne cachait pas un

profond étonnement. Surgi sur les pas de son frère, Richard devança sa réponse :

— Damien a vu Paulin !

— Paulin ? fit Julie que la stupéfaction souleva de sa chaise alors qu'elle s'appliquait aux exercices d'un cahier de vacances entamé avant même la sortie des classes.

Anne fronçait les sourcils. Elle enjoignit Damien de la regarder dans les yeux.

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— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? fit-elle. Damien dut fournir la preuve que l'appareil était

bien celui de Paulin et que Paulin lui en avait bien fait cadeau. Il dut répondre à de nombreuses ques- tions sur les circonstances d'une rencontre si impré- vue. Il dut décrire dans le détail la tenue et la physionomie du jeune homme, comme si Anne avait cru devoir soupçonner une confusion.

— Et il a une moto, à présent ? reprit-elle. Elle tira une chaise et s'y assit, accoudée sur le

haut du dossier.

— Une Harley, si tu veux tout savoir, précisa Damien.

— C'est ringard, dit Richard. Les Yamaha et les Suzuki sont bien mieux !

— Tu ne sais pas ce dont tu parles, lui dit Julie. Tu ne sais même pas comment les noms que tu viens de prononcer s'écrivent.

— Harley ou autre chose, objecta Anne en balayant la remarque d'un revers de la main, je sup- pose que c'est un de ces engins avec lesquels certains écervelés pensent nous en jeter plein la vue.

Elle tourna la tête, elle ricana. — Moi qui accusais Serge d'avoir des goûts

douteux... Elle se leva, elle fixa de nouveau Damien. — Après la Porsche, la... comment dis-tu?

O 'Hara ?

— La Harley, martela Damien. La Harley Davidson, précisa-t-il.

— Inutile de hurler, je ne suis pas sourde ! De toute façon, c'est du pareil au même : des noms de snobs !

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Richard se crut autorisé à rire. — Pas de snobs, de mobs ! corrigea-t-il. — Il se moque de toi ! fit Julie. Il ne sait qu'à

moitié lire et il se permet de te donner des leçons ! Anne ne releva pas, elle fit volte-face pour venir

se planter devant Damien. — Pourquoi as-tu accepté cet appareil ? Richard trouva l'argument qu'il cherchait pour

surmonter l'envie qui lui broyait le ventre. — Pardi ! il te l'a refilé parce qu'il est cassé ! Anne revint sur Paulin. Elle s'étonna qu'il ne se

soit pas proposé de passer la voir. Elle trouva sau- grenu qu'il ait pensé plutôt à Mamie Jeanne.

— Comme si elle avait encore la tête à se souve-

nir de lui, soupira-t-elle. Rien ne compte plus pour elle que ses derniers petits-enfants...

Ce fut une soirée sans télévision. L'évanescent passage de Paulin suffit à donner leur dose d'ima- ginaire aux époux. Pour une fois c'était de leur pro- pre imagination qu'ils faisaient usage. De sa chambre, Damien aurait pu s'étonner qu'il leur en restât autant.

— En Harley..., reprenait Pierre. — On lui aurait donné le bon Dieu sans confes-

sion, prétendait Anne. Ils échangèrent leurs souvenirs du loft. Ils s'en

rappelèrent la disposition générale et les détails, tout ce qui leur était apparu bizarre, dénotant un genre de vie sans intimité, n'aménageant que la bohème.

— Et ils auraient voulu que nous leur confiions notre gosse ! fit Anne avec toute la fureur que peut

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insuffler une frayeur rétrospective. Tu te rappelles : ils se proposaient de le prendre en pension ! Ils pré- tendaient être capables mieux que nous de s'occu- per de ses études ! Ils nous reprochaient de lui fermer l'accès à l'art ! Parce qu'il dessinait : une lubie de gamin qui lui a déjà passé...

Pierre admettait que le résultat eût risqué d'être passablement désastreux.

— Passablement ? rétorquait Anne. Tu veux rire ! Il l'aurait été carrément ! A coup sûr ! Il suffit de voir comme ils me l'ont abîmé ! Et ils ne le

voyaient que de temps en temps ! Ah, que ne lui ont-ils raconté ! Que n'on.t-ils fait avec lui ! Je pré- fère ne pas y penser ! Le résultat est là ! Un gosse perturbé ! Dont on se demande ce qu'on va en faire ! Et tu me reprochais de rechigner à le leur laisser ! Tous se moquaient de mes craintes ! Vous me trai- tiez de mère poule ! Va, je savais bien de quoi j'avais peur !

— L'intuition féminine..., admettait Pierre. — Il ne faut pas exagérer, rétorqua Clémence

comme Anne reprenait sa tirade devant la famille après le retour des parents. Aujourd'hui même tu ne confierais pas davantage Damien à Serge, tout établi et père qu'il soit devenu.

Elle se tenait dans sa position favorite, affalée sur une chaise de jardin, les jambes étendues sur une autre, et elle mordillait les petites peaux du pourtour de ses ongles.

— La question ne se pose pas, répliqua Anne. Il n'est pas près de me le redemander.

— Il faut dire que le gosse ne trouve peut-être

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plus grand intérêt à se rendre chez son parrain, sug- géra Franck.

— Entre promener un mouflet en landau et être promené en Porsche avec un copain, poursuivit Hubert, il y a en effet une différence.

Clémence avouait n'avoir pas pensé que Paulin chercherait à revenir.

— Nous l'avons complètement laissé tomber, reconnut-elle.

— Il ne tient qu'à lui de continuer à nous voir, objecta Anne. Nous ne lui avons pas fermé la porte au nez !

Papy Charles se passa une main dans les quelques cheveux qui duvetaient son crâne.

— C'est la fatalité..., soupira-t-il. — Tout de même, reprit Anne, je ne me serais

jamais attendue à ce qu'il vire à ce point de bord. Se déplacer à moto...

— Il appartient à un milieu dont les mœurs sont fluctuantes, remarqua Pierre d 'un ton où il entrait une sorte d'absolution.

Franck leva le nez.

— Qu'est-ce que tu en sais ? lança-t-il à son frère avant de loucher de nouveau sur l'épine logée dans l 'un de ses doigts et qu'il tâchait d'extraire.

Mamie Jeanne décroisait les jambes, les recroisait, elle ne savait où se tourner, elle pinçait spasmodi- quement les lèvres. Clémence gloussait en jetant des coups d'œil à Hubert. Pierre et Anne baissaient la tête, ils remuaient les gravillons du bout de leurs souliers. Solange berçait le landau dans lequel s'agi- tait son bébé et, pendant un moment, on n'enten-

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dit que les crissements des lanières de suspension auxquels se mêlaient, par intermittence, les cris stri- dents des enfants jouant à cache-cache au fond du parc.

— Et que lui auriez-vous dit, se permit de reprendre Clémence en s'adressant aux parents, s'il vous avait trouvés, l'autre jour?

Papy Charles haussa les épaules. — Nous l'aurions accueilli comme avant ! — Vraiment? s'étonna Hubert.

— Que veux-tu qu'on lui dise ? commenta Anne. Ce qui s'est passé entre Serge et lui, cela ne nous concerne pas !

— En tout cas, il ne saurait nous en vouloir, ajouta Pierre. Peut-il même seulement en vouloir à Serge ?

— Autrement dit, jeta Clémence, il n 'a qu'à s'en prendre à lui-même ?

Papy Charles secoua la tête, il haussa de nouveau les épaules, tapota des paumes les accoudoirs de son fauteuil, mais il ne put que proférer :

— C'est la fatalité, je vous dis, la fatalité...

Mamie Jeanne se leva. Elle frictionna ses bras. Elle interpella Solange pour lui demander si le bébé était assez couvert, elle trouvait que le fond de l'air s'était rafraîchi. Elle dit qu'elle avait besoin d'une petite laine, elle gagna la maison. Dans l'entrée, elle surprit Damien qui se dandinait d 'un pied sur l'autre, désœuvré. Elle s'étonna qu'il ne soit pas en train de s'amuser. Il répliqua qu'il pouvait en dire autant d'elle. Elle lui prit les mains.

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— Ce que se disent les grandes personnes n'a pas l'importance qu'elles croient, lui assura-t-elle. Tu perds ton temps à épier ce qu'elles racontent.

Elle déposa un baiser dans la broussaille blonde des cheveux. Elle lui donna une petite tape sur la joue et le laissa. Il lui demanda où elle allait. Elle avait du tricot à commencer. Il la suivit. Elle lui fit

remarquer qu'il errait comme une âme en peine. Elle avait trouvé ses dessins très beaux. Elle l'invita

à dessiner. Il lui fit part de son désir, plutôt, de la photographier.

— Tu as des idées aussi bizarres que ton parrain, bougonna-t-elle.

Elle fouillait dans la boîte à ouvrage en quête d'aiguilles et de pelotes. Elle exprimait tout haut ses calculs et ses hésitations. L'allusion à Serge et l'image des escaliers que formaient les comparti- ments écartés de la boîte à ouvrage en vinrent à se conjuguer dans l'esprit de Damien pour y façonner une idée qui devint obsédante. Il finit par deman- der à sa grand-mère si elle l'autorisait à monter dans la chambre de son parrain. Elle se redressa, parut interloquée. Elle retourna à ses laines. Elle grom- mela que cette permission n'était pas de son ressort, mais, étant donné que Serge ne lui refusait rien, elle ne voyait pas comment ne pas la lui accorder.

Il monta dans la chambre. Il la connaissait assez

pour ne pas avoir l'impression de la découvrir, même plongée dans la pénombre des volets tirés. Il s'allongea sur le grand lit, bien au milieu, s'amin- cissant comme pour s'immiscer dans l'étroit inter- stice de deux corps qui s'effleurent en dormant, et

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il écarta les bras vers les oreillers, à l'emplacement qu'on pouvait estimer celui des nuques. Il ferma les yeux. Il se concentra. Il recourut aux souvenirs qu'il avait de Serge et de Paulin, du temps qu'ils venaient ensemble, pour les imaginer et les placer là, contre ses flancs et dans la saignée de ses bras. Il s'effor- çait de les arrêter au milieu des gestes par lesquels il les avait vus trahir leur communion exaltée, splen- dide. C'était sur le perron, au soir de la première venue de Paulin, leur face-à-face ému. C'était sur le quai de la gare, à la descente du train, leurs sil- houettes conjointes par le regard identique qu'ils portaient sur lui. C'était sur le scooter, au moment qu'ils revenaient de la baignade, leur nudité magni- fiée par la liberté de leur embrassement. C'était au bord de la rivière, dans l'indolence de la sieste, les figures de leurs acrobaties qui célébraient leur conni- vence. Il cherchait également à se rappeler les sen- sations que lui donnait le contact de leur chair quand il se trouvait compris entre eux comme à l'occasion des prises de vue confiées à Hugues, ou comme au cours de leurs trajets en Porsche. Il aurait voulu que ces sensations revenues alourdissent le vide qui repo- sait de chaque côté de lui, sur le lit et au creux de ses bras.

Durant plusieurs années il ne s'endormit jamais sans procéder à cet exercice de la mémoire devenu aussi rituel qu'une prière, avec l'intensité d'une incantation ou d'un vœu. L'image qui revenait le plus était celle des deux amis dans le sous-bois au soir du mariage de Franck et de Solange. Dans son ardent désir d'en effacer l'impression de séparation

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qui la voilait comme une souillure, il se servait du souvenir qu' i l avait par ailleurs des statues de Cas- tor et Pollux, dans les jardins du château de Versail- les, pour les dévêtir et fixer à jamais l'essence de leur lien. En classe de quatrième, comme il feuilletait son manuel d'histoire, il devait découvrir une reproduc- tion de ce groupe. La légende lui révéla qu' i l s'agis- sait des Dioscures. Pour lui, ils seraient toujours les dieux obscurs, comme il avait cru comprendre q u ' e n réponse à sa curiosité les avait nommés Serge, ou Paulin, il ne savait plus.