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Prendre le tribalisme (très) au sérieux : Notes sur Eboussi Boulaga Extrait du AEUD.INFO : L'action prend corps http://aeud.fr/Prendre-le-tribalisme-tres-au.html Prendre le tribalisme (très) au sérieux : Notes sur Eboussi Boulaga - OPINIONS - Sur l'Afrique - Date de mise en ligne : jeudi 18 juillet 2013 AEUD.INFO : L'action prend corps Copyright © AEUD.INFO : L'action prend corps Page 1/5

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Prendre le tribalisme (très) au sérieux : Notes sur Eboussi Boulaga

Extrait du AEUD.INFO : L'action prend corps

http://aeud.fr/Prendre-le-tribalisme-tres-au.html

Prendre le tribalisme (très) au

sérieux : Notes sur Eboussi

Boulaga- OPINIONS - Sur l'Afrique -

Date de mise en ligne : jeudi 18 juillet 2013

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Prendre le tribalisme (très) au sérieux : Notes sur Eboussi Boulaga

Écrit par Paul-Aarons Ngomo | Njanguipress

" Le tribalisme n'existe pas, mais il tue. Plus il est dépourvu de fondements, plus il se fait virulent et se déchaîne "(1).Ces propos sont de Fabien Eboussi Boulaga, une figure de la république des lettres et des idées qu'on ne présenteplus, tout au moins au Cameroun. Sitôt que sa réflexion s'est cristallisée sur la question du politique en postcolonie,la critique du tribalisme y a pris une place centrale ; Il y est notamment décrit comme un mode funeste de productiondu politique et saisi conceptuellement comme une catégorie-repoussoir, un schème incapacitant dont les effetspernicieux hypothèquent la possibilité d'un vivre-ensemble pacifique. En ce sens, la critique du tribalisme est bienl'un des piliers normatifs de l'éthique de la fondation du politique de Fabien Eboussi Boulaga.

Lorsqu'il évoque le tribalisme, comme c'est souvent le cas, Fabien Eboussi Boulaga est coutumier de sentencesaux résonances lugubres, comme s'il tentait, par l'hyperbole à peine feinte, de convier à une sorte d'exorcismecollectif, pour neutraliser la bête tribale tapie dans la texture de la cité, au-dedans de nous, comme si elle employaitsont industrie à défaire un lien politique ténu. " Le Rwanda, disait-il, en 1997, est au-dedans de nous ! ". Et d'ajouter,s'agissant toujours du tribalisme : " il n'a cessé de jouer ce rôle instrumental de manipulation, de diversion,d'accoucheuse de violence stérile, absurde. Il empêche de s'unir, de joindre ses forces contre les exploiteurs et envue de bâtir le présent et l'avenir, à hauteur des défis de notre siècle "(2). Le tribalisme hante littéralementEboussi Boulaga, suffisamment, en tous cas, pour qu'il l'élève en objet constant d'interrogation qu'il thématisedirectement ou obliquement, depuis au moins les premiers textes consacrés à cette question, jusque, et y compris,dans les interstices de l'analytique de ce qu'il nomme « système du global » dans la Crise du Muntu.

1-Patrice Nganang, critique intrigué de Fabien Eboussi Boulaga

Paradoxalement Patrice Nganang s'est récemment étonné de ce qu'il tient pour une absence détonante etsurprenante d'une critique théorique des mécanismes performatifs du tribalisme dans la pensée de Fabien EboussiBoulaga (3). À l'en croire, il y aurait, chez Eboussi Boulaga, comme une oblitération complète du tribalismecomme objet théorique alors qu'il est pourtant l'un des modes de production politique du (non) sens auCameroun. Je partage sans réserve l'identification théorique du tribalisme comme enjeu moral et politique qui doitconvoquer impérativement la pensée critique, celle à laquelle Patrice Nganang assigne la tâche de démystificationsdes catégories institutionnelles de cette pratique. La tâche est donc urgente, ne serait-ce que parce que lescliques qui dirigent L'Etat camerounais en ont fait subrepticement une confédération de bantoustans tribauxet érigé politiquement le tribalisme en ce que Fabien Eboussi Boulaga qualifie opportunément d' « idéologiepouilleuse ». Lecteur et exégète amateur du corpus de celui qui écrit et pense en " témoin radical ", l'interpellationde Patrice Nganang à propos du silence supposé de Fabien Eboussi Boulaga sur le tribalisme m'a intriguésuffisamment pour que je m'exerce à en comprendre les enjeux. S'agirait-il d'une incompréhension, d'une

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mécompréhension, ou, plus simplement, d'un jugement hâtif, rendu comme par dépit, au terme d'une instructionphilosophique bâclée, donc, à ce titre, à la pertinence descriptive et analytique limitée ?Tout commence par un constat surprenant. On lit que l'oubli théorique supposé du tribalisme débuterait chezEboussi Boulaga par une sorte d'ascèse qui efface ce qui le situerait d'emblée, comme tout le monde, au Cameroun,comme un être tribal, ou, à tout le moins, identifiable comme tel. Patrice Nganang croit avoir des vérités à dire surEboussi Boulaga. Une pièce à charge assène : " tout aussi vrai est [il] qu'il restera l'un des rares penseurscamerounais dont l'identité tribale sera toujours floue. Poser la question d'où il vient, c'est-à-dire de quelle tribu ilvient, Eboussi Boulaga, résonne comme une pire hérésie ". Tout aussi vrai, il faut y insister, pour marquerl'expression d'une certitude, celle de Patrice Nganang. Mais d'où vient donc cette vérité ? Aux yeux de qui est-ilune hérésie de s'interroger sur les origines tribales de Fabien Eboussi Boulaga, dont la trajectoire de vie retrace unprocessus qui va du lieu de provenance, brode sur les temps de berger chez les jésuites, ceux de l'erranceassumée, puis revient, comme en un retour du refoulé, sur le sol natal, celui où s'est enracinée une citoyenneté quimet en relief ce qu'il nomme l'allégorie d'une crise personnelle ?Au miroir du constat précédent, le propos de Patrice Nganang est étrange, voire intrigant. Il laisse pantois, pantelant.À quoi tient donc une identité tribale floue dans un contexte où, comme le rappelle pertinemment Nganang, le nomest un identifiant faisant quasiment fonction de fiche signalétique tribale qui situe tout le monde, géographiquement,et d'autres suggéreront politiquement, dans un espace où prévaut la suspicieuse certitude qu'« être » de tel ou tellieu, de telle ou telle provenance, suffirait à décliner ses préférences et ses sensibilités politiques ? " L'identitétribale " de Fabien Eboussi Boulaga n'est floue qu'à condition de présupposer qu'il existe un impératif politique des'attester publiquement comme sujet tribal, pour en faire le fondement d'une praxis d' « homme révolté » quiretournerait contre ses agresseurs, le quolibet avilissant choisi pour le cantonner à une existence infra-civique,comme si les aléas de l'origine exerçaient sur nous un pouvoir concentrationnaire auquel il serait impossibled'échapper. " Je réclame pour ma face la louange éclatante du crachat ! " La parole du poète, ici Césaire, est pleinede sagesse. Mais encore faudrait-il qu'elle mesure le coût politique d'une identification à soi, et pour soi, dans lestermes d'opprobre choisis par le dominateur. On peut certes dialectiser les labels lancés à d'autres comme descamisoles incapacitantes, transformer " Nigger " et " Nègre " en point normatif de ralliement, muer " Bamiléké ", "Belolobo ", " Gadamayo ", en termes positifs d'attestation d'un droit de présence civique nié par d'autres.

2-Une critique excessive et imprécise

Mais le pouvoir du négatif a ses limites et ses coûts : on ne peut pas absolument être par soi, pour soi, un sujet libre,simplement en s'appropriant des termes de dénégations choisis par ceux qui se croient supérieurs aux autres. Bienpenser le tribalisme ne signifie pas forcément enfiler sa tribalité en bandoulière, l'afficher publiquement enobjet de fierté, comme si une telle affirmation était la condition de possibilité du salut civique. PatriceNganang reproche à Fabien Eboussi Boulaga de ne pas affirmer sa subjectivité tribale pour en faire lefondement d'une critique radicale du tribalisme au Cameroun. À l'appui de son propos, il évoque en parallèleHannah Arendt. Il s'étonne que la dette de l'un, Eboussi Boulaga, envers l'autre, Hannah Arendt, n'ait pas fécondéune pensée critique radicale contre le tribalisme.La référence à Arendt est intéressante ; mais l'usage qu'en fait Nganang l'est beaucoup moins. Il laisse entendrequ'Eboussi Boulaga aurait " vidé les concepts d'Arendt sur le racisme de leur potentiel d'interprétation pour letribalisme ". Ce faisant, nous dit-on " Eboussi a laissé le fondement de cet Etat dans le tribalisme impensé ". Je mesuis demandé, en lisant ces passages, s'ils étaient une simple transcription d'une interview donnée un peulégèrement ou d'une sérieuse position interprétative sur l'usage qu'Eboussi fait des concepts d'Hannah Arendt. Parcequ'il saute hâtivement d'une intuition à l'autre sans étayer la moindre de ses interprétations, le propos de Nganangen reste à un niveau de superficialité qui dessert et décrédibilise sa lecture d'Eboussi.De quels concepts d'Arendt s'agit-il et pourquoi doivent-ils forcément orienter une critique du tribalisme au Cameroun? Curieusement, Nganang projette dans les textes des attentes et un projet théorique qui reflètent sespropres préoccupations. Il n'est donc pas surprenant qu'il trouve un manque à penser ou des impensésquand le propos qu'il évalue à l'aune de ses attentes, plutôt qu'à celle du texte, ne valide pas ses attentes.Plus sérieusement, la critique de Nganang suscite deux inquiétudes.

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- En premier lieu, elle surévalue l'apport des emprunts théoriques de Fabien Eboussi Boulaga à Hannah Arendt et nes'aperçoit pas que le concept du politique que mobilise Eboussi est aristotélicien plutôt qu'Arendtien, lasource à laquelle Hannah Arendt a également eu recours pour (re)conceptualiser la nature du lien politique.

- En second lieu, une lecture attentive des textes D'Eboussi aurait justement permis de déceler que sa critiquedu tribalisme déjoue les réductionnismes identitaires sans jamais se dissoudre dans un universel abstrait.Arendt ne pense pas le racisme comme juive ; si elle en fait l'expérience en tant que juive, elle saisit vite qu'il n'estpossible d'en comprendre le principe qu'en se décentrant de soi et de toute clôture identitaire.

Le racisme devient, de cette manière, l'essence d'une crise, celle du politique, quand disparait l'espace où lesexistants politiques s'apparaissent comme égaux. Arendt n'a donc pas eu besoin de s'attester comme juived'abord, en dépit d'un activisme sioniste important. Elle sait que la judéité est ce par quoi la shoah estdevenue pensable et exécutable. Mais, plus encore, elle a bien compris que la restauration d'un espacepolitique authentique secondarise l'affirmation identitaire, qu'on peut être juive sans en faire le fondementde son existence politique. Le livre que cite Nganang, Eichmann à Jérusalem, donne justement l'illustration de ladémarche d'Arendt qui saisit la banalité du mal et fait apparaitre l'urgence de dissocier l'identité de l'objet de lacritique, pour le mettre à distance et saisir son essence. Ce n'est plus comme juive qu'elle comprend Eichmann etdécouvre la figure du mal sous l'anonymat du fait fonctionnaire. Gershom Sholem a bien saisi la nuance encomprenant qu'Arendt ne dissociait l'identité de l'objet d'investigation que pour manifester l'impossibilité decomprendre Eichmann en tant que juive, parce qu'il n'y a pas de compréhension, mais seulement empathie ouantipathie radicales quand la pensée ne se dégage pas assez de la gangue identitaire. " Tu es sans coeur, tu n'aspas l'amour du peuple juif ", lui écrivit alors Gershom Sholem, pour désapprouver sa répudiation du racismeantisémite comme fondement analytique possible si on voudrait donner un sens au " système totalitaire "À lire Eboussi, on retrouve une démarche similaire : celle du décentrement par lequel le tribalisme devientpensable, sans qu'il soit pour autant nécessaire de s'affirmer soi-même comme sujet tribal, prendre fait etcause pour sa tribu, comme si elle pâtissait d'une victimisation collective incapacitante qui frappeindistinctement tous les membres d'un groupe, par la seule vertu de leur origine. On trouve ici la limite del'analyse de Nganang à propos de Fabien Eboussi Boulaga. Prétendre, comme le fait Nganang que Fabien EboussiBoulaga « aura donc laissé un des piliers de 'l'Etat de violence' qui étrangle le citoyen camerounais intouché par sacritique, au grand soulagement de cet Etat », est, tout au plus, un malentendu analytique et une conclusion hâtivedesservie par une lecture rapide.

Le parallèle que Nganang fait entre Eboussi et Sindjoun Pokam illustre justement l'ampleur de lamécompréhension. Il laisse penser que Sindjoun Pokam aurait pris à tâche l'Etat tribal plus décisivement encorequ'Eboussi dont les manquements supposés passent sous silence les enjeux du tribalisme. Or, si Sindjoun Pokamest devenu depuis son Monofascisme le déconstructeur majeur de l'Etat tribal, c'est paradoxalement au prixd'un rétrécissement de l'espace discursif de la critique du tribalisme qui est soudain absorbée, comme parune ruse de la raison tribale d'Etat, dans les catégories étriquées d'un entendement politique. On ne peut plusfaire sens qu'en s'attestant comme sujet tribal, revendiquant une universalité qu'on nie, dans les termes du discoursqui, justement, nous ravalent au rang de sujet tribaux. La critique d'Eboussi montre précisément qu'il est possible deproduire une pensée critique du tribalisme en échappant aux catégories réductionnistes dans lesquelles l'Etat tribalveut confiner le débat.

3-Penser le tribalisme avec/À partir de Patrice Nganang

Quelques esquisses, en guise d'annonce d'un investissement théorique et pratique plus conséquent. Il faut saluerl'effort politique de Patrice Nganang et son interpellation, lancée à tous, comme à la cantonade, pour prendre letribalisme au sérieux. On pourrait envisager deux pistes :

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- 1)- l'identification des structures institutionnelles de l'Etat tribal, et pas seulement le fumeux (dés) équilibre national,mais, aussi, et surtout, toute l'organisation administrative de la distribution tribale du pouvoir. L'histoire de la créationd'unités administratives, à l'échelle municipale, comme départementale, est, sous Paul Biya, l'histoire del'inscription du principe tribal dans le corps tribalisé de la nation. Mairies et départements sont maintenant,d'une manière ou d'une autre, des fiefs tribaux, simples circonscription du grand Etat suzerain pantribal du roi tribalPaul Biya.

- 2)- l'articulation d'une alternative au principe tribal, sous figure d'une conception inclusive de la justice politique etd'un socle citoyen fort. De telles tâches sont urgentes, importantes. Les mener à bien permettrait de commencer àdéconstruire l'Etat tribal, l'hydre qui s'arroge le droit d'imposer à chacun un statut tribal supposé fonder sonrapport à la citoyenneté. Il n'y aura pas de république tant que la tribu en demeurera le principe normatif. Ilm'a semblé que l'invitation de Patrice Nganang à penser le tribalisme passait aussi par cette voie ; mais je doute quesa critique de Fabien Eboussi Boulaga soit un moment glorieux de la croisade qui interpelle ceux qui croient en lapossibilité d'une république sans assignation tribale obligatoire, envers et contre un Etat tribal qui s'arroge le droitd'imposer la tyrannie des origines tribales qui, en son principe, nie ce que nous sommes en tant que citoyens.

Notes :

(1) Fabien Eboussi Boulaga, Lignes de résistance. Editions Clé, Yaoundé, 1999.(2) Fabien Eboussi Boulaga (s/d), La démocratie à l'épreuve du tribalisme. Friedrich-Ebert Stiftung, Yaoundé, 1997.(3)http://www.camer.be/index1.php?art=27386&rub=11:1

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