Première partie : LE FEU SOUS LA CENDRE la liberté absolue à la dictature parfaite, un meilleur...

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Première partie : LE FEU SOUS LA CENDRE De la liberté absolue à la dictature parfaite, un meilleur des mondes possibles. Roman d’anticipation. ONLR EDITIONS

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Première partie : LE FEU SOUS LA CENDRE

De la liberté absolue à la dictature parfaite, un meilleur des mondes

possibles. Roman d’anticipation.

ONLR EDITIONS

2131 DICTATURE PARFAITE

I - Le feu sous la cendre

Du même auteur :

ONLR EDITIONS

[email protected]

Nouvelle France – Les Mouffettes pour tous (2013)

« Je commence avec la liberté absolue et j'aboutis

à la dictature parfaite »

(Fiodor Dostoïevski)

« C’est le rêve français que je veux ré-enchanter,

celui qui a permis à des générations durant toute la

République de croire à l’égalité et au progrès »

(François Hollande)

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis »

(Fiodor Dostoïevski)

« Les hommes n’obéissent aux lois que s’ils les

pensent justes »

(Blaise Pascal)

2131 DICTATURE PARFAITE

I - Le feu sous la cendre

Henri Fortilly

ONLR Editions

Tous droits réservés

Henri Fortilly

www.dictaturepourtous.wordpress.com

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant-cause, est illicite et constitue une

contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. »

2014 © ONLR Editions

Ce roman est d’abord un hommage à François Hollande,

Christiane Taubira, Manuel Valls, Najat Vallaud-Belkacem, à

l’oligarchie financière mondialiste, et à un certain nombre de lobbies

libertaires ultra-minoritaires mais surpuissants. A eux seuls, mais

bien d’autres pourraient se joindre à eux, ils ont été capables de

rendre crédible le « changement de civilisation » glaçant qui vous est

décrit dans les lignes qui suivent. Bravo !

Mais surtout, ils ont été capables de déclencher le formidable

et inattendu réveil de cette France Résistante qui s’est soudainement

levée, souvent de jeunes catholiques bien ancrés spirituellement, bien

formés intellectuellement, de cette France des Veilleurs prête à

affronter répression, persécutions, arrestations, procès, insultes et

sarcasmes pour défendre les plus faibles, le bien commun et le bon

sens. Bravo !

A elles-seules, cette France des Veilleurs et cette génération

de jeunes catholiques ont été capables de rendre crédible ce « feu sous

la cendre » qui, tôt ou tard, dans 10 ans, 30 ans, ou dans un siècle

comme décrit dans les lignes qui suivent, pourra redonner vie à nos

sociétés humaines tuées par l’orgueil, la bêtise, le mensonge,

l’inversion des valeurs, la culture de mort, et la quête sans limite de

l’argent, du pouvoir, et de la jouissance. Ils sont l’âme de la

Reconquête. Ils sont l’Espérance.

Henri Fortilly 20 avril 2014, Jour de Pâques

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Table des matières

Tome 1 – LE FEU SOUS LA CENDRE

Introduction .......................................................................... 13

Chapitre 1 – Le blog perdu. ................................................... 17

Chapitre 2 – Les séditieux. ................................................... 25

Chapitre 3 – Mission spéciale .............................................. 35

Chapitre 4 – Le township ..................................................... 45

Chapitre 5 – L’école ...............................................................51

Chapitre 6 – Subversion ....................................................... 57

Chapitre 7 – L’invitation ...................................................... 67

Chapitre 8 – Les Veilleurs .................................................... 77

Chapitre 9 – La rafle ............................................................. 87

Chapitre 10 – Orion 3999 ..................................................... 95

Chapitre 11 – La vengeance des dieux ................................ 101

Chapitre 12 – Disgrâce ........................................................ 113

Chapitre 13 – Les prisons de verre .................................... 123

Chapitre 14 – L’interrogatoire ............................................ 131

Chapitre 15 – Gabriel ........................................................... 141

Chapitre 16 – Le bal des Sardaukars ................................. 149

12

Chapitre 17 – Affrontement ................................................ 159

Chapitre 18 – Postmodernité .............................................. 171

Chapitre 19 – Ténèbres et lumière. .................................... 181

Chapitre 20 – Au-delà du miroir. ....................................... 191

13

Introduction

Cette histoire est une œuvre de fiction. Toute référence à un

personnage public ou privé serait donc parfaitement fortuite.

Nous sommes en l’année 2131. Aletheia est une jeune femme

employée au Ministère de la Pensée et des Libertés comme

responsable du département Surveillance du Web. Elle découvre un

blog clandestin datant de plus d’un siècle, et ayant survécu sans

dommage à toutes les purges et les crises du 21ème siècle. Une

«bouteille à la mer ». Ce blog perdu est un témoignage de l’aventure

des premiers résistants à la société libérale-libertaire post-moderne où

règne l’hyper-individualisme et le relativisme au service de l’argent,

des pulsions et du pouvoir sans limites.

Ce blog, lancé en 2013, essayait de relater et de comprendre la

soudaine révolte du peuple des familles françaises lors du vote d’une

loi ayant vocation à changer la civilisation selon le vocable même de

ses promoteurs. Et se promettait de continuer la lutte jusqu’à la

victoire.

Cette loi, promise par le Président de la République française,

Séraphin Porcinet, se contentait de transformer la signification du

mariage, en ne faisant plus reposer cette institution, sur l’organisation

de la filiation et la fondation d’une famille. Elle prétendait la faire

reposer uniquement sur la seule volonté des parties. De ce fait, il

n’était plus nécessaire de former un couple homme-femme, à priori

fécond jusqu’à preuve du contraire. Cette loi, ouvrait donc l’institution

du mariage aux personnes de même sexe, ce qui semblait être une

mesure d’égalité et de justice, à condition d’admettre la

transformation profonde du sens de l’institution. En outre, cette loi

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permettait à tous ces nouveaux couples d’adopter des enfants, en

concurrence avec les autres couples candidats à l’adoption et fondés

sur la parité homme-femme.

Enfin, il était évident qu’à partir du moment où les techniques

de procréation artificielle, telles que bébés-éprouvettes et mères-

porteuses, seraient pleinement autorisées comme moyens

thérapeutiques pour les couples inféconds par accident ou par volonté

délibérée, la conséquence immédiate en serait une inégalité radicale

entre les enfants : ceux qui auraient droit à une famille fondée sur

l’altérité des sexes, et ceux qui n’y auraient pas droit. Pas de père, ou

pas de mère, mais deux pères ou deux mères. Les orphelins adoptés

resteraient donc orphelins, de père ou de mère, et comme il n’y aurait

jamais suffisamment d’enfants à adopter, alors, ces orphelins seraient

fabriqués. Et donc achetés, puisque toute industrie mérite

rémunération.

Tandis qu’une partie de l’opinion, dûment conditionnée par

les medias, considérait cette inégalité comme négligeable, l’idéologie

du Gender, venue d’Amérique, prétendant que l’altérité des sexes

n’avait qu’une importance toute relative, et était même nuisible, une

autre partie de l’opinion se révolta à la stupeur des dirigeants

politiques et des medias faisant bloc avec le pouvoir. Elle devint

majoritaire tout en projetant des centaines de milliers de personnes

dans les rues pendant des mois. Ces manifestations, d’une ampleur

encore jamais vues dans ce pays, se déroulèrent toujours sans casse ni

blessés, surtout si l’on compare aux graves conséquences du moindre

match de football…

C’est alors, qu’à travers la réaction du pouvoir, fut révélé le

vrai visage de la société libérale-libertaire…

15 Confrontée à la découverte de cette phase de l’Histoire qu’elle

ignorait, Aletheia fut d’abord scandalisée par le motif de cette révolte,

et la remise en cause de tout ce à quoi elle croyait et avait été éduquée

depuis sa petite enfance. Elle-même membre de l’oligarchie dirigeante

de la société libérale-libertaire du 22ème siècle, elle ne pouvait

qu’adhérer aux principes fondateurs de sa société politique. Une

«superclasse mondiale» représentant moins de 1% de de la

population et 80% de la richesse mondiale, et dirigeant le monde

grâce à un ultra-libéralisme financier absolu et complétement détaché

de l’économie réelle, avait néanmoins réussi à imposer par la force une

ère d’égalité et d’austérité médiocre au reste de la planète. Le système

tenait désormais sa stabilité, d’une part d’un libertarisme des mœurs

non moins absolu, associé à un individualisme hypertrophié, et d’autre

part d’un régime de dictature parfaite ayant fait disparaître tous les

corps intermédiaires entre l’Etat et l’individu (nations, familles,

religions, medias…).

Bouleversée et curieuse, Aletheia se lança néanmoins dans

une enquête dans l’underground des townships entourant la capitale

afin de comprendre. Et ce qu’elle vit l’ébranla…

17

Chapitre 1 – Le blog perdu.

Une légère vibration emplit le plateau de travail du 67ème

étage de la tour sud du Ministère de la Pensée et des Libertés. Les têtes

des nombreux travailleurs du Département Surveillance d’Internet, le

Firewall, assis devant leurs consoles se relevèrent furtivement. Au-

delà de la vaste baie vitrée qui enveloppait la totalité du plateau, la

silhouette massive d’un gros porteur spatial en approche terminale

apparut brusquement. L’énorme engin fuselé survola sans retenue la

zone urbaine de Demonya, l’immense cité de plastique et d’acier,

capitale de la province fédérée Europa-West de la République

Universelle de Terra-Nova. Les vibrations s’amplifièrent

graduellement. L’astronef était tellement volumineux qu’il paraissait

bien faire du vol stationnaire. En fait, il évoluait maintenant à une

distance déjà considérable, au-delà de la Seine, juste au-dessus des

quartiers nord de Demonya…

Un peu contrariée par la distraction, le Directeur du

Département, rattachée directement au Ministre, le Docteur Aletheia,

PhD de Contrôle Social de l’Université de Beijing, et Diplômée de

l’Ecole Mondiale d’Administration (EMA) de Demonya, promotion

Harlem Désir, leva néanmoins la tête. A son tour, elle s’arracha à son

travail et se mit à contempler le puissant astronef. D’où venait-il, de

quelle planète de notre système rapportait-il métaux rares et

molécules complexes ? Car il s’agissait clairement d’un Prométhée II,

un cargo long courrier. Et non pas d’un élégant transport de voyageurs

de type Osprey, tel que celui qui avait permis à la jeune femme, il y

avait maintenant un an, de s’offrir un séjour d’une semaine dans la

station spatiale Chroma. Le rêve ! Mais juste de quoi lui donner l’idée

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et l’envie de visiter d’autres mondes. Il lui faudrait pour cela gagner

encore plus… Pourtant, ses deux précédentes années de travail intensif

comme trader dans une des grandes banques de la place, passage

obligé pour tout nouveau décideur d’envergure, lui avaient permis

d’amasser un sérieux petit magot. Et d’y avoir pris goût.

Le transport déploya alors largement ses quatre ailes

d’approche, et vira lentement à environ 1500 mètres au-dessus de la

capitale hérissée de tours et d’éoliennes à perte de vue. Les vibrations

et le grondement sourd des seize propulseurs à plasma montèrent

d’un ton pendant la durée du virage, puis s’atténuèrent lentement.

Aletheia savait combien le bruit et l’onde de choc d’une telle machine

étaient intolérables à cette altitude pour des piétons non protégés.

Heureusement, tous les usagers de la tour restaient bien protégés

dans leur cocon de plastosynthèse. Et puis, de toute façon, elle ne

marchait jamais à pied dans la cité. Pourquoi faire ? A la différence des

travailleurs de la Classe Inférieure des Contributeurs, elle ne prenait

jamais le jumbo collectif, et n’avait jamais à sortir à l’air libre en ville.

Non, elle avait sa movibulle qui la conduisait directement à sa superbe

maison, dans la banlieue chic de Demonya 4.

Elle s’était souvent demandé pourquoi les plans de vols des

astronefs passaient au-dessus de la ville. Un ami pilote, avec qui elle

avait couché une fois ou deux, ce qui n’est pas beaucoup, lui avait

révélé, un jour, que c’était la trajectoire la moins coûteuse pour la

compagnie, pour atterrir sur la grande astroplateforme internationale

Séraphin Porcinet, située bien au nord du district métropolitain de

Demonya. Cela préservait soigneusement toutes les banlieues de gens

bien, au détriment des townships du bas peuple. Elle soupira de

satisfaction d’être ainsi préservée du vacarme et du stress.

19 Le transport s’éloigna en direction du nord, et Aletheia reprit

son travail. Non sans jeter un coup d’œil sur son ami habituel

Gorgonov qui contemplait toujours l’aéronef. Peut-être se souvenait-il

des nuits, et des journées torrides passées avec elle dans la station

spatiale… Elle-aussi s’en souvenait. C’était vraiment sympa. Le seul

problème, c’est que Gorgonov avait également pris quelque plaisir

avec un de leurs amis communs, et Aletheia avait eu du mal à

supporter cette concurrence. Elle passa la main dans sa longue

chevelure rousse. Ce n’était pas bien de ne pas supporter. Chacun

s’appartient et nous sommes tous à tous, sans différence de genre.

Aletheia se pencha à nouveau sur sa console. Elle avait encore

beaucoup de boulot avant de partir. Un peu irritée, elle laissa entrer

une femme de ménage dans son box, ce qui la dérangea quelque peu.

Elle ne chercha même pas à regarder la femme, ni à croiser son regard.

A quoi bon s’intéresser à une Contributeur… Elle se plongea donc

dans son programme de recherche des sites interdits. Cela faisait des

semaines qu’avec son équipe, elle traquait tout un réseau de sites de

propagande séditieuse. Le curseur de pointage glissait en douceur à

l’intérieur de l’espace holographique flottant au-dessus de la console.

Elle aimait beaucoup cette technologie des psychoprotoplasmes, ces

organismes vivants artificiellement assemblés et sensibles aux ondes

cérébrales. Elle pensait la trajectoire du curseur, et celui-ci évoluait à

l’intérieur de l’espace 3D qu’elle faisait pivoter et basculer à sa guise.

Toujours par la pensée. Une fois prise l’habitude, c’était beaucoup plus

rapide et fiable que la technique encore très répandue de repérage du

mouvement des pupilles de l’opérateur, surtout en 3D.

Elle fronça les sourcils. Elle venait de faire une touche. Une

zone rougeoyante apparaissait, là, par derrière. Le cube de lumière

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pivota aussitôt, et elle zooma. Oui, c’était bien ça. Ce doit être un site.

Non répertorié. Celui qu’elle cherchait depuis… On va rigoler…

Elle se recula quelque peu, se pencha en arrière en s’appuyant

sur le dossier moelleux de son siège pneumatique, et passa à nouveau

la main dans sa chevelure. Elle allait avoir du travail! A ce moment

précis, la femme de ménage passa devant elle. Aletheia frémit

d’horreur. La femme était enceinte ! Comment pouvait-on permettre à

une Contributeur de se montrer ici dans cet état si provoquant ! On

aurait dû la renvoyer chez elle. De toute façon, le Ministère de la

Solidarité verse une pension aux femmes enceintes des Contributeurs,

une fois dans leur vie. C’est très bien ainsi, puisqu’elles sont autorisées

à n’engendrer qu’un seul rejeton. Parfois deux. Heureusement

d’ailleurs, car la caste inférieure laisse encore la conception de ses

enfants se faire au hasard de la nature. Quelle horreur ! Cela donne

n’importe quoi comme progéniture. Des dégénérés. Et sans parler de

cette chose dégoûtante qui consiste à procréer comme le font les

animaux, en mélangeant le plaisir du sexe avec la procréation.

Heureusement que la Science avait enfin pris les choses en main après

des millénaires d’obscurantisme. Heureusement qu’Aletheia vivait

dans cette Nouvelle Civilisation parfaite enfin délivrée de la Nature.

Car tout était si bien pensé ! Il y avait besoin de beaucoup de

gens du peuple. Les Contributeurs. Le Ministère de la Vie décidait de

leur nombre nécessaire. Lorsque le quota était atteint, il fallait

stopper. Les contrevenantes étaient forcées de procéder à une

terminaison, ou alors elles devaient céder gratuitement leurs

embryons pour usage dans les laboratoires pharmaceutiques, qui

depuis qu’on avait interdit les animaux de laboratoire, se plaignaient

toujours de manquer d’embryons. Dans tous les cas, elles étaient

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sanctionnées. Car elles avaient coûté de l’argent à l’Etat qui leur

distribuait pourtant leurs contraceptifs gratuitement et à profusion. Et

depuis leur plus jeune âge. Heureusement. Les Contributeurs sont

déjà si nombreux !

Quant aux Modérateurs, la classe supérieure et peu

nombreuse dont Aletheia faisait partie, tout était différent pour eux.

Le Ministère de la Vie décidait également des besoins, et planifiait les

conceptions en sélectionnant soigneusement les codes génétiques des

gamètes. Cela produisait des individus parfaits.

Oui la Civilisation était parfaite. Les Modérateurs étaient

parfaits, intelligents, beaux. Ils avaient le savoir et le pouvoir. Donc la

richesse. Ils étaient élevés dès leur naissance dans les pouponnières de

la Fédération, puis confiés aux écoles monitorales dès deux ans. Là, ils

pouvaient acquérir le Savoir. A dix ans, ils étaient inscrits dans un des

deux seuls Partis autorisés. Ils étaient indispensables à Terra Nova, la

grande Fédération qui couvrait la Planète et avait mis fin aux guerres

et aux famines. Et à la plupart des maladies.

Quant aux Contributeurs, même s’ils n’étaient pas agréables à

fréquenter, ils étaient utiles aussi. Tout le monde est utile et apporte à

la Civilisation. C’est l’Egalité parfaite. Ils étaient utiles pour tous les

travaux moins intellectuels, ou fatigants, ou dangereux. Leurs femmes

étaient ravies lorsqu’elles étaient sélectionnées comme porteuses des

embryons des Modérateurs. A cette pensée, Aletheia fit une petite

grimace. Cela lui était désagréable de penser qu’elle avait dû passer

neuf mois dans le ventre d’une Contributeur. En fait, elle ne savait

pas… Certains embryons des Modérateurs étaient mis en gestation

dans les nouvelles incubatrices artificielles, mais on ne leur disait pas.

C’était en tout cas, un merveilleux apport de la Science à l’humanité.

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Mais ces machines étaient encore bien chères, et cela était toujours

plus rentable d’avoir recours à des femmes de la classe des

Contributeurs. Il n’y avait que les embryons au patrimoine génétique

le plus précieux qui étaient confiés aux machines. Aletheia pensait que

dans la Civilisation Parfaite, il faudrait un jour délivrer toutes les

femmes de cette corvée. En attendant, le boulot de porteuse était bien

rémunéré et restait attrayant pour des femmes aux faibles revenus.

C’était bien ainsi, pensa Aletheia, car la jeune femme avait un cœur

généreux.

Elle passa à nouveau la main droite dans sa lourde chevelure

de feu. Elle ressentit alors une vague tristesse. Sans l’avouer, elle

aurait voulu connaître cette femme qui avait connu l’épreuve de la

grossesse pour la porter pendant les neufs premiers mois de sa vie. A

quoi pouvait-elle ressembler ? Et elle aurait aussi aimé connaître les

deux personnes qui avaient fourni les gamètes dont elle avait été

conçue. Elle chassa rapidement ces pensées rétrogrades. Elle avait été

conçue par une machine qui avait déterminé l’assemblage parfait des

gamètes la concernant. Et elle avait été élevée par du personnel archi-

compétent, dévoué, et précieux collaborateurs de la Fédération. Ainsi,

elle avait été soustraite à toutes les imperfections et les horribles

déterminismes d’une éducation dans une famille, tels que le subissent

encore un peu les Contributeurs, ce qui peut donner n’importe quoi.

Et au moins, elle avait passé toute une enfance stable dans le même

établissement d’éducation, parfaitement soustraite aux aléas de

familles qui se fracturent et se recomposent. C’était bien mieux ainsi.

La société idéale, c’est lorsque tous les enfants appartiennent à l’Etat.

La femme de ménage quitta son box. La zone rouge du cube

holographique se décomposa rapidement en une série de fenêtres. Des

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fichiers. A l’ancienne. Cela devait être un très vieux site internet.

Actuellement incompatible avec les navigateurs modernes. Elle scanna

les codes sources. Oui ! Très vieux. Du php et du html5. Des langages

obsolètes depuis des lustres. Donc, sans doute, seconde décade du

siècle dernier, le vingt-et-unième. Mais cela expliquait aussi qu’il eut

été si difficile à détecter. Elle savait d’ailleurs que c’était une tactique

des séditieux : mettre en ligne des sites à l’aide de technologies

dépassées. D’un ordre transmis directement par ses ondes cérébrales,

le curseur actionna l’ouverture d’un second cube holographique, qui se

mit également à flotter au-dessus de la console. Elle pointa quelques

outils utiles qui lui permettraient de décrypter les codes antiques.

Après quelques essais infructueux, elle trouva la combinaison correcte.

Et soudain, la fenêtre d’un blog à l’ancienne se mit à flotter

devant ses yeux. Il y avait du texte, beaucoup trop, et des photos, et

des vidéos. Même pas en relief, mais en couleur, quand même. Mais

vraiment trop de texte, marque de son ancienneté. Il y a cent ans, on

lisait beaucoup plus qu’aujourd’hui.

Bon, il fallait évaluer rapidement la nocivité de ce blog avant,

soit de le détruire, soit de le confier aux archives fédérales de Terra-

Nova. L’étude de l’Histoire était interdite depuis plusieurs décennies,

car subversive et inutile, mais quelques personnes avaient néanmoins

accès à ces archives. On ne sait jamais, certaines pourraient être utiles.

Elle tiqua. Le texte était en français. Pas en globish, la langue

véhiculaire de toute la planète. Beaucoup trop de mots, beaucoup trop

de concepts. Elle avait un peu étudié le français, ce patois local qui

restait parfois utilisé par les Contributeurs les plus âgés. Si au moins

cela avait été de l’anglais, cette langue, qui, une fois suffisamment

appauvrie et adaptée à un usage international, était devenue la langue

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pour tous, sous la forme du globish ! Mais non ! Du français ! Avec son

orthographe, et sa grammaire compliquées… Seul point positif, il ne

devait pas y avoir grand monde capable de lire ses éventuels propos

factieux.

Mais Aletheia était intelligente, très intelligente. C’est ainsi

que l’ordinateur de conception l’avait programmée, car la Fédération

avait besoin de modérateurs intelligents. Aletheia avait donc étudié le

français, et un peu laborieusement, elle commença à décrypter.

25

Chapitre 2 – Les séditieux.

Le blog s’appelait « Dictature pour tous ».

C’était donc politique. Les consignes étaient claires. Ne pas en

chercher plus, ne pas lire. Simplement, essayer de trouver à qui la

conservation de ces archives interdites pouvait profiter. Et

comprendre les dégâts qu’elles pouvaient faire. Puis, découvrir le lieu

de résidence des éventuels utilisateurs illégaux de ces informations, ou

la localisation du serveur. Puis, alerter le Ministère de l’Intérieur et de

toutes les Polices. En peu de temps, une douzaine de movicars de

combat, transportant chacun soixante Sardaukars armés jusqu’aux

dents, seraient vomis par les larges portes du Quartier Manuel Gaz,

l’immense caserne et centre d’entraînement des Sardaukars, située à

quelques blocs de son ministère, à l’autre extrémité du boulevard

Christiane Taubira. Ceux-ci pourraient ainsi fondre sur les terroristes,

les gazer, capturer les survivants, et les transporter au centre de

Recyclage et de Reprogrammation. Dans une société parfaite, on ne

peut laisser l’information entre les mains de séditieux asociaux et

malveillants. Aletheia le savait bien. Pas de liberté pour les ennemis de

la liberté… C’était Saint-Just qui avait dit cela. Elle ne savait plus qui

était ce Saint-Just. Sans doute un bienfaiteur de l’humanité, comme

devaient l’être Manuel Gaz et Christiane Taubira. Par contre, elle ne

savait plus s’ils avaient tous vécus à la même époque, ou pas. Elle avait

si peu étudié l’Histoire !

Donc, il fallait parcourir ce blog, et en savoir plus sur ceux qui

l’avaient mis en ligne, il y a plus d’un siècle, et surtout ceux qui avaient

caché le serveur et ses fichiers. Et qui pouvaient vouloir s’en servir.

26 Une enquête comme elle aimait.

Le blog parlait de ce qui semblait être un mouvement

populaire. Cela s’appelait le « Printemps français ». Pourquoi le

printemps ? On parlait aussi de « la Manif pour tous ». « Manif » ?

Quelle pouvait être la signification de ce mot inconnu ? Elle lança une

petite recherche de vocabulaire. Manifestation. Cela devait être cela.

Manifester quoi ? Ah ! Oui. Une manifestation, c’est un cortège

populaire qui défile dans les rues, en vue de réclamer au

gouvernement de modifier sa politique, de faire une loi, ou d’en

annuler une…

C’était, paraît-il, une étrange coutume très répandue dans la

partie de la province qui s’appelait autrefois « France » : que la rue

demande l’annulation des lois, et leur remplacement.

Aletheia avait du mal à comprendre. A quoi cela pouvait-il

servir ? Le gouvernement avait la connaissance et savait bien qu’elles

devaient être les lois utiles au peuple. C’était donc un défilé inutile. Et

contre-productif. Une violence intolérable. Et les manifestants avaient

l’air de trouver anormal d’être gazés par les policiers ! Pourtant bien

plus doux que les Sardaukars. Et comble de tout, ils encadraient des

enfants, dans cette manif ! Au lieu de les laisser à l’école, entre les

mains de l’Etat si bienveillant. Au risque de les faire gazer. De bien

mauvais parents, sans doute des familles ! Elle était même étonnée

que ces familles ne se soient pas faites immédiatement condamnées

pour mauvais traitements à enfants, et que leur garde ne leur en soit

pas retirée sur le champ. Le gouvernement faisait sans doute preuve

d’une bien trop grande mansuétude.

27 Aletheia avait beaucoup de qualités, et était une investigatrice

redoutable. Mais elle avait deux gros défauts. D’abord, elle était

curieuse. Et ensuite, elle avait quand même bon cœur. Manifestement,

la machine qui avait programmé l’assemblage de ses gènes, n’avait pas

vu le coup venir. En fait, Aletheia n’était pas parfaite, elle le savait, et

passait pas mal de temps et d’énergie à le cacher. Car elle tenait

beaucoup à son job de haut responsable au Ministère de la Pensée et

des Libertés. Et à ses émoluments généreux qui en faisaient une loyale

servante du Board de Terra-Nova, l’autorité suprême sur toute la

Terre, un conseil de vingt personnes où étaient représentées les

autorités financières, les banques, les grandes sociétés internationales

et quatre représentants des deux seuls partis politiques autorisés sur

toute la Terre : le Parti Social Libéral Libertaire et le Parti Populaire

Libertaire Libéral. Elle-même adhérait au premier des deux, en raison

de sa fibre altruiste…

Mais elle était curieuse, et elle décida tout de même de

parcourir le blog, et pas seulement pour en dénicher un indice qui

l’aiderait à le localiser. Après tout, il y avait les consignes, mais

rattachée au Ministre, elle était au-dessus des consignes. Si quelqu’un

dans le Département devait lire ce blog afin d’en évaluer la nocivité et

surtout de pourchasser les contrevenants, c’était à elle de se dévouer.

En plus du texte, trop abondant, avec des tas de

considérations qui lui semblaient un peu incompréhensibles, on

trouvait des photos et des liens. Les liens renvoyaient sur d’autres

blogs, certains inaccessibles, d’autres stockés en mémoire. Il devait y

avoir longtemps que ces blogs n’existaient plus, mais à un moment

donné, ceux qui avaient archivé le blog « Dictature pour tous »

avaient « aspiré » et archivé les autres blogs. Cela faisait donc un

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apport d’informations considérable. Et particulièrement pervers, si

elle en jugeait par la nature des textes.

On trouvait des photos de jeunes gens. Qui n’avaient pas l’air

bien méchant. Et même d’enfants. Et des vidéos montrant des

policiers frappant et gazant ces jeunes pas bien méchants. Malgré elle,

Aletheia fut prise de pitié. Elle savait que ce n’étaient pas des gaz

mortels, mais des dérivés de gaz de combat, des produits visqueux

adhérent aux muqueuses et provoquant beaucoup de détresse. Utilisés

sur des enfants !

Par contre, elle fut très surprise par le mobile de ces

manifestations. Quoi ? Ces gens s’opposaient à une loi autorisant le

mariage des personnes de même gender ? Pas possible ! Comment, à

l’époque, pouvait-on être opposé à quelque chose d’aussi naturel ?

Bien sûr, elle savait un peu ce qu’était le mariage, une antique

coutume pour ligoter les amoureux ensemble et leur permettre de

procréer et d’élever des enfants dans une famille. Une institution, qui

était déjà en train de disparaître à cette lointaine époque, et qui avait

maintenant disparu depuis plusieurs générations, car totalement

inutile. Mais il y avait un siècle, c’était encore un acte important de se

marier, et imaginer qu’autant de gens manifestent dans la rue pour

s’opposer à un acte d’égalité entre personnes, elle avait du mal à

concevoir qu’on puisse être aussi haineux. Après tout, chacun fait ce

qu’il veut, chacun choisit d’aimer un homme, une femme, et même

d’être un homme ou une femme, si tant est que les mots « homme »

ou « femme » aient encore une signification. Et puis, on change !

Rester avec la même personne, quel ennui ! Donc, non seulement, elle

trouvait bizarre qu’un nombre aussi important de personnes

manifestent contre le mariage pour tout le monde, mais en plus, elle

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ne comprenait pas vraiment pourquoi on attachait autant

d’importance au mariage !

Car les photos montraient vraiment beaucoup de monde !

Bon, les chiffres comptés par la police et par les manifestants

semblaient très différents. Dans les 300 000 pour la police, un à deux

millions pour les manifestants. Dans un premier élan légitimiste,

Aletheia pensa que seule la police pouvait dire la vérité. Mais elle

disposait de quelques outils rapides d’analyse des photographies, et il

lui sembla vite que ces chiffres fussent très supérieurs au million de

personnes, compte-tenu des surfaces occupées. Le monde à l’envers !

Les factieux qui diraient la vérité et la police qui mentirait !

Elle frissonna en passant sa main droite au cœur de sa

chevelure rousse. Une police qui ment, c’était pour elle inconcevable.

Ou alors, cela voulait dire qu’à cette époque, ce fut possible que la

police mente. Elle n’aurait pas voulu vivre dans cette société-là. Et

puis, franchement, qu’il y eut plus d’un million de gens qui

détestassent les homosexuels, des « homophobes », c’était bien la

preuve que cette société heureusement disparue était épouvantable.

Aletheia était bien aise de vivre au vingt-deuxième siècle.

Aletheia savait que cette société corrompue passée avait été

combattue par une série de gouvernements généreux qui l’avaient peu

à peu transformée en une société libérale-libertaire parfaite : aucune

limite au sexe, heureusement, aucune limite à l’argent non plus, et

aucune limite au pouvoir pour préserver l’égalité pour tous. Les

fondements de la société de Terra-Nova actuelle avaient été posés par

les Grands Ancêtres, tels Séraphin Porcinet, un grand président

français qui avait enfin reconnu la normalité de la société libertaire et

30

libérale parfaite. A son époque, un peu partout dans le monde, tous les

gouvernements éclairés travaillaient également dans le même sens.

L’ennui, c’est que les hommes ne sont pas parfaits, qu’ils ont

du mal à s’adapter à la perfection, et qu’ils se révoltent contre elle. Du

coup, cette première société parfaitement libérale et libertaire du

21ème siècle avait rencontré des oppositions croissantes, et l’oligarchie

qui la dirigeait avait cherché sa survie dans un système subtil qui

faisait croire aux gens qu’ils vivaient toujours en démocratie, mais qui

en fait, devenait de plus en plus autoritaire, jusqu’à tourner à la

dictature. Puis la crise économique incontrôlable avait fait son œuvre,

et cette société libérale et libertaire, victime de toutes ses

contradictions, ruinée et profondément déchirée entre

communautarismes, avait fini par sombrer quelques décennies plus

tard dans la guerre civile, puis dans une guerre mondiale des

civilisations. Grâce à sa technologie et à son armement supérieur, la

civilisation libérale-libertaire avait néanmoins eut le dessus et son

emprise politique s’étendit sur toute la planète sous la forme du

gouvernement mondial de la Fédération de Terra-Nova, dirigé par un

Board.

Après la Guerre, l’ancienne capitale de cette province qu’on

appelait la France fut reconstruite et renommée Demonya afin de faire

table rase du passé. Les grands principes des Grands Ancêtres

libéraux-libertaires furent restaurés, non sans prendre quelques

précautions majeures : élimination du mariage et de l’institution

familiale, obstacles au développement de la société parfaite et à

l’action de l’Etat, conception des humains désormais gérée par l’Etat,

en vue de fournir en nombre adéquat, soit des individus parfaits pour

gérer la société, soit parfaitement soumis pour travailler. Et enfin,

31

interdiction complète de toutes les religions, sources de désordre de la

Raison, de passions désordonnées, obstacles à la société parfaite.

Enfin ! Seule ne pouvait subsister que la religion mondiale d’Etat,

source de la morale officielle de Terra-Nova. Une religion où l’Homme

s’était enfin fait dieu. Le Bien et le Mal, c’était au Board de le dire, à

personne d’autre.

Oui, Aletheia était heureuse de vivre à son époque. Mais elle

était aussi curieuse de découvrir les passions qui animaient ces

lointains ancêtres qui lui semblaient si différents.

Apparemment, les auteurs du blog étaient vraiment des

opposants. Des gens très néfastes. Des séditieux. La preuve, ils

n’aimaient pas leur Président de la République, Séraphin Porcinet,

pourtant un bienfaiteur de l’humanité. Aletheia était en tout cas très

choquée que l’on puisse ainsi décrier son Chef d’Etat, et trouvait

normal que les Sardaukars, enfin, les policiers de l’époque, aient des

consignes de grande sévérité à l’égard des opposants et des

manifestants.

Oui, car les Sardaukars n’avaient été créés qu’un peu après la

Guerre, par un ministre de la Police dont elle avait oublié le nom. Ce

corps d’élite de répression policière s’appelait le S.A.R.D, pour

sections armées de répression démocratique, mais très vite tout le

monde se mit à les appeler Sardaukars, en référence aux féroces

combattants mentionnés dans le roman de science-fiction Dune, écrit

au 20ème siècle par un certain Frank Hébert, et dont le ministre était

connu pour en être un lecteur passionné. Le S.A.R.D formait une sorte

de garde prétorienne du Board chargé d’administrer Terra-Nova. En

fait, la seule force militaire encore nécessaire au gouvernement,

puisque les guerres étrangères avaient disparu. Ce ministre fondateur

32

était aussi un grand admirateur de son lointain prédécesseur, Manuel

Gaz, autre bienfaiteur de l’humanité, que certains, dans ce blog de

factieux, appelaient Manu le Chimique, Manu le Gazogène ou Manuel

Iznogaz. Ce qui scandalisa Aletheia. Et c’est ce ministre, qui avait crée

l’immense caserne et centre d’entraînement des Sardaukars au cœur

de la capitale et qui l’avait appelé Quartier Manuel Gaz en l’honneur

de ce génial précurseur, expert reconnu dans la pacification des foules

par l’emploi intensif des gaz de combat non létaux.

Aletheia continua néanmoins à parcourir le blog.

En fait, les opposants semblaient combattre davantage le fait

que des homosexuels puissent avoir des enfants, soit par adoption,

soit par des procédés artificiels. Elle ne comprenait pas pourquoi cette

opposition. Ils invoquaient des raisons psychologiques. Et parfois

religieuses. Ou philosophiques. Cela les choquait qu’une femme porte

un enfant pour un autre. Et qu’on la paye !

Pourtant tout travail mérite sa rémunération. On paye bien un

ouvrier pour la force de ses bras dans une usine, pourquoi alors ne pas

payer une femme pour la location de son ventre? C’est d’ailleurs à peu

près ce qu’avait dit, à cette époque, un autre bienfaiteur de l’humanité,

un milliardaire nommé Pierre Lebon-Berger, et contemporain de

Séraphin Porcinet. Aletheia était tout à fait d’accord avec l’approche de

cet homme qui lui semblait si sensé et si utile. Il avait passé sa vie à

s’enrichir grâce à la force des bras de ses ouvriers, il savait donc de

quoi il parlait. Il avait compris que s’enrichir grâce à la location des

utérus de porteuses pauvres ouvrait encore de nouvelles perspectives,

à une époque où la croissance était en panne. Il avait été un homme

d’affaire très avisé, et il avait bien vu que cela permettrait à de

nombreuses personnes de travailler, et d’avoir une rémunération.

33

Gagnant-gagnant ! C’est d’ailleurs à peu près à cette époque que la

multinationale I2T, Incubi International Trust, avait été fondée.

Aletheia possédait plusieurs centaines d’actions de cette société tout à

fait prospère et maintenant centenaire. D’ailleurs, tout comme

Séraphin Porcinet, ce milliardaire avait sa momie exposée dans le

Grand Mausolée, et chaque année, des milliers de pèlerins venaient lui

rendre visite et hommage.

De toute façon, dans la nouvelle civilisation d’aujourd’hui,

tous ces problèmes avaient été résolus. Mariage et famille avaient

disparu car institutions rétrogrades, la conception et la gestation

artificielles des enfants était la règle, au moins pour les Modérateurs,

chacun choisissait d’avoir des partenaires sexuels du même gender ou

d’un autre gender, et pouvait d’ailleurs changer de mode plusieurs fois

dans sa vie, tandis les religions étaient éradiquées. Elle se dit que ces

oppositions devaient donc venir de l’incohérence entre les reliquats de

l’ancienne civilisation et les aspirations nouvelles. Cette incohérence

n’était plus, mais c’était quand même dommage d’avoir eu à subir la

Crise et la Guerre pour arriver à la civilisation parfaite, celle de la

Dictature Parfaite et pour tous. Ceux qui savent gouverner gouvernent,

ceux qui savent travailler travaillent.

35

Chapitre 3 – Mission spéciale

« Salut Aletheia, que fais-tu ce soir ? »

Gorgonov venait de passer la tête dans le box de la jeune

femme. Un peu contrariée d’être ainsi tirée de son travail et de ses

pensées, elle leva la tête et sourit néanmoins. Elle aimait bien

Gorgonov.

« Bon, grommela-t-elle doucement, j’ai pas mal de boulot… Je

viens de trouver un nouveau gibier. Faut voir comment je vais le

mettre hors d’état de nuire.

— Un site clandestin. Des factieux ? Des fachos ? Tu as

averti les équipes d’intervention ?

— Pas encore. Il s’agit d’un site archive. De plus d’un

siècle. Sans doute des « homophobes » de la pire espèce. Tu te rends

compte, ils avançaient le fait qu’un enfant doit avoir un père et une

mère. Les deux à la fois !

— Pas de problème, ricana Gorgonov, maintenant on

n’en a plus ! Ni l’un ni l’autre. Enfin libres !

— Ouais !

— Il vaudrait mieux, ma chère, que personne n’ait pu le

consulter. C’est tellement obscurantiste et subversif.

— J’en doute. Sa technologie est trop ancienne.

— Tu as pu localiser le serveur ?

36 — Justement. Pas encore. Mon programme de recherche

y travaille. Mais j’ai besoin d’un peu de temps ce soir. »

Gorgonov fit la moue. Il avait l’air déçu…

« J’aurais bien passé la nuit chez toi, dit-il en souriant

doucement.

— Tu t’es lassé de ton copain, répondit Aletheia sur un

ton neutre ?

— Pas vraiment, mais j’ai envie de toi…

— Qu’est ce qui te prouve que j’ai envie de toi ? »

Le ton d’Aletheia était glacial. En fait, elle aimait beaucoup

Gorgonov. Il était bel homme, de la même classification de QI qu’elle,

et ils se donnaient mutuellement beaucoup de plaisir. Mais elle était

jalouse des autres relations qu’il pouvait avoir avec d’autres

personnes. Tout particulièrement, quand il s’agissait d’hommes

comme lui. Aletheia cachait soigneusement ce sentiment

particulièrement asocial. Elle était blessée d’avoir à partager son ami.

Quelque chose de bizarre la poussait à vouloir se donner à lui dans la

durée. Afin de pouvoir se donner pleinement. Afin de l’aimer. Mais

elle savait depuis toute petite que ce sentiment d’exclusivité n’était que

pur égoïsme. En pensant cela, elle touchait à la liberté de son

partenaire, or rien n’est plus sacré que la liberté. En fait, elle luttait

depuis toujours contre cette tendance condamnable et anormale. Rien

n’était plus normal que cette liberté des relations sexuelles avec tout

partenaire, de même sexe ou de sexe différent.

Après tout, elle-même ne se gênait pas trop. Bien qu’elle ait

une préférence pour faire l’amour avec un homme, elle ne trouvait pas

37

désagréable d’avoir également des relations entre filles.

Ponctuellement. Et puis cela l’aurait marquée socialement de s’y

refuser, ce qu’elle ne voulait à aucun prix.

N’empêche qu’au fond d’elle-même, elle aurait bien aimé un

grand amour… pour toujours, et avec un homme. Comme dans les

histoires fantastiques et un peu rétro qu’on pouvait parfois visionner

en sous-main. Mais c’était son petit secret, et elle savait bien que

jamais elle n’oserait le faire savoir… Faire son coming-out à ce sujet

était impensable ! Rattachée au Ministre de la Province !

« Rien, répondit le jeune homme, mais cela vaut le coup

d’essayer… Au risque de se casser les dents… »

Aletheia sourit. Elle ne pouvait rester indifférente bien

longtemps à Gorgonov. Mais elle voulait avancer sur son travail. La

découverte de ces gens si bizarres du siècle passé titillait sa curiosité.

Elle ne mentit pas. Elle n’aimait pas mentir. Heureusement

d’ailleurs, car « Aletheia » voulait dire « vérité » dans l’antique langue

grecque. Ce nom lui avait été proposé par sa « sponsor », la

responsable de son école alors qu’elle avait six ans. Car jusqu’alors, et

depuis sa naissance, elle n’avait eu pour nom que son matricule de

sécurité sociale, « 458967HQD83 ». Bon, à l’école monitorale, on

l’appelait quand même par un diminutif sympa, « 458 ». Et elle

trouvait que c’était tout à fait normal. Cela évitait de donner des noms

sexués aux petits enfants, et donc de les enfermer précocement dans

des rôles de gender. Elle n’avait compris qu’assez tard qu’elle était une

fille, et c’était ce gender là qu’elle avait librement choisi d’adopter à six

ans. C’est donc à ce moment-là qu’elle avait reçu son nom. « 458 »

était devenue Aletheia. Nom qu’elle avait accepté –elle aurait pu

38

refuser-, parce qu’il était joli et qu’elle n’aimait pas mentir. De toute

façon, le jour où elle voudrait changer, de nom comme de gender, elle

pourrait le faire. Sa seule vraie identité, c’était le matricule.

« Ecoute, on verra demain soir, répondit-elle. Je voudrais en

finir avec ce blog, et puis j’aurais peut-être à faire une intervention sur

le terrain. Une aventure amoureuse ce soir tombera mal, j’aurais

l’esprit ailleurs. OK ? »

Gorgonov hocha la tête, déçu. Il savait qu’il n’obtiendrait pas

gain de cause s’il insistait. Il sourit, et se détourna.

Aletheia passa sa main dans sa chevelure, puis se pencha à

nouveau sur la console. Elle allait plonger à nouveau dans la lecture

des articles du blog lorsque le programme de détection du serveur

passa au vert. Il avait trouvé ! Plus rapide que prévu.

Le cube holographique virevolta. Elle zooma, et aussitôt une

carte apparut. C’était tout proche. Dans la zone du township

Demonya8. Un quartier très populaire, où les gens vivaient un peu

entassés, à une vingtaine de kilomètres à l’est. Manifestement, ce

serveur était consulté assez régulièrement. Pour la plupart, il s’agissait

de sites autorisés, parfaitement répertoriés et monitorés par le

Ministère des Libertés. Mais d’autres sites semblaient y être également

hébergés, et de façon clandestine. Et étaient fréquemment consultés.

Illégalement. Par contre, le blog en question, Dictature pour tous, n’y

était qu’un ensemble dormant de fichiers entreposés là. Si ça se

trouve, les opérateurs du serveur en avaient oublié l’existence. Cette

archive avait toutefois bien due être consulté au moins une fois, sinon

son programme ne l’aurait pas détectée. Et comme il s’agissait d’une

39

vieille technologie, ce site ne disposait d’aucune protection de furtivité.

A la différence des autres sites clandestins.

Aletheia réfléchit.

Elle détenait maintenant les coordonnées du serveur. Elle

pouvait et devait le dénoncer immédiatement et passer le relais aux

Sardaukars. Elle l’avait fait maintes fois sans se soucier des

conséquences pour les asociaux et factieux qui transgressaient la loi.

Des ennemis de la civilisation parfaite. Mais c’était la première fois

qu’elle tombait sur une archive aussi ancienne. Dévorée de curiosité

elle voulait en savoir plus. Elle aurait pu aspirer la totalité du site pour

le consulter chez elle à loisir, mais elle-même pouvait être surveillée.

C’était dangereux. Elle se dit alors que le mieux était sans doute d’aller

voir sur place. Cela arrivait d’avoir à lancer une enquête. Elle pouvait

prétexter vis-à-vis du ministre ou du chef des équipes de terrain

qu’elle craignait de semer l’alerte en envoyant les Sardaukars. Ce

serveur pouvait faire partie d’un réseau. Il valait mieux commencer

par une enquête subtile. Poursuivre la recherche des sites actifs

clandestins depuis le Ministère était également imprudent. Ses

requêtes à distance pouvaient être détectées par les factieux.

Elle allait ruser. Sans le moindre état d’âme, elle injecta un

virus dans le serveur. Les sites légaux et illégaux auraient rapidement

quelques soucis. Et elle serait fondée à intervenir.

Cela ne tarda pas. En quelques minutes, le serveur fut saturé

et se mit automatiquement hors service. Le monitoring des sites

envoya une alerte.

Aletheia appela le chef du Help Desk sur son mobile.

40 « Panne dans le secteur 43014ZC. J’ai provoqué par virus.

J’aimerais bien intervenir personnellement ?

— Votre boulot c’est la surveillance, citoyen Directeur,

pas l’intervention.

— Justement, je voudrais enquêter directement. Sur

place. Pour approfondir la surveillance. Je ne considère pas l’enquête

terminée. Mais il faut réparer, sinon ce serait louche… Pouvez-vous

canceller l’équipe d’intervention du Help Desk, qui doit déjà être en

train de se préparer. Je vais y aller moi-même.

— Faites attention, si ce sont des factieux, ils peuvent

être dangereux. Un de nos hommes peut vous accompagner.

— Je préférerais faire ça avec mon service. Et puis, ils ne

sont sans doute pas au stade de danger. Ils ont surtout besoin qu’on

les dépanne. Leur antivirus ne peut traiter le 1589 spécial que je leur ai

injecté. Ils ont besoin de nous. Je vais partir de suite, sinon, cela ne

serait pas crédible.

— OK ! Soyez prudente. Je cancelle le Help Desk, mais je

lance un préavis au quartier Manuel Gaz. Au cas où.

— Comme d’hab. Vous me connaissez, je sais faire. »

Elle coupa et se leva rapidement.

En fait, elle avait bien l’intention d’y aller seule. Elle n’avait

pas peur, et crevait d’envie de pouvoir lire ce blog tranquillement. Il ne

fallait pas être accompagné d’un de ses employés. Et surtout pas

Gorgonov !

Quelques minutes plus tard, Aletheia pénétrait dans le garage

des véhicules et s’installa dans sa movibulle. Les commandes

41

holographiques de psychoprotoplasmes du véhicule se déployèrent

aussitôt. Bien calée dans son fauteuil, elle lança quelque ordre mental.

L’engin glissa alors dans le parking au milieu des rangées de

dizaines de movibulles. Une porte extérieure coulissa lentement,

laissant la lumière pénétrer au fin fond du silo en béton.

Un nouvel ordre, et la movibulle s’avança en direction de

l’ouverture, puis bascula dans le vide. L’appareil plongea le long de la

tour, puis, en s’approchant du sol, commença à se redresser. Il

effectua une ressource, et posa en douceur ses six pneumatiques sur le

tarmac de l’autostrade tracée au cordeau entre deux rangées de tours.

Le véhicule s’inséra alors dans la circulation dense du boulevard, et

conduit automatiquement, progressa rapidement en direction de l’est.

Tranquillement installée, la jeune femme n’avait plus aucune

action sur son véhicule automatique. A une trentaine de mètres au-

dessus de sa verrière, trois movibulles officielles portant le logo d’une

grande banque d’affaires passèrent en volant à toute vitesse. En fait,

toutes les movibulles étaient équipées de propulseurs légers à plasma,

ce qui leur donnait la possibilité d’évoluer dans les trois dimensions,

mais pour les trajets normaux à courte distance, le mode nominal de

circulation restait la progression au sol, sur roues. Comme dans le bon

vieux temps. Question d’économie d’énergie et de préservation de la

planète. D’autant que survoler les tours de la cité pouvait être

dangereux, en raison du nombre d’éoliennes surmontant chaque

bâtiment.

En quelques minutes, la movibulle atteignit l’immense place

Caroline Furax, au centre de laquelle trônait le monumental Temple

de la Laïcité dont la cité de Demonya était si fière. L’appareil décolla

42

de quelques mètres, quitta le boulevard Christiane Taubira en virant

autour de la place et revint se poser sur l’avenue Noel Mamère qui

allait conduire Aletheia jusqu’à une boucle du fleuve.

A travers la verrière, la jeune femme détailla avec ennui le

style lourd et empâté du Temple. De l’architecture néo-porcinienne

typique. Au sommet du temple, une statue représentait une célèbre

bienfaitrice de l’humanité, Caroline Furax, juchée à plus de soixante-

dix mètres au sommet d’une énorme colonne de plastique noir et

luisant de forme phallusoïdale. Il paraît qu’à l’époque de la

construction du Temple, le tout-Demonya s’extasiait devant l’audace

de son design. En passant là, à chaque fois, Aletheia avait plutôt

l’impression que la malheureuse Caro allait se casser la gueule dans le

vide, tant sa pose semblait contorsionnée et grotesque. Il parait que

l’artiste qui avait conçu ce monument avait également voulu exprimer

la bienfaitrice en train d’exhorter le monde entier. Mais Aletheia, qui

avait quelque esprit impertinent – encore une erreur de

programmation génétique – ne voyait là qu’une malheureuse

basculant dans le vide, perdant son sang-froid, battant des ailes

comme une volaille, et hurlant de terreur quelques secondes avant de

s’écraser au pied d’un zizi. Question de point de vue artistique. Au pied

de la colonne, tout autour de sa base, était gravé également un étrange

bas-relief représentant douze jeunes femmes aux torses nus

badigeonnés d’inscription à la peinture noire, des louanges à la laïcité.

Aletheia avait lu un jour qu’il s’agissait d’une représentation pieuse

des premières recrues d’une congrégation de religieuses de la Nouvelle

Religion laïque, suivant la Règle de Saint-Vincent-Payons, encore un

bienfaiteur de l’humanité, et dont Caroline Furax avait été la première

Mère Supérieure et co-Fondatrice. On les appelait les Payonnettes.

43

Aletheia n’était plus très sûre de savoir dater l’époque où avaient vécu

ces personnages. Elle hésitait entre l’époque du Président Séraphin

Porcinet ou alors de celle de Messieurs Saint-Just et Robespierre. Il

faudrait qu’elle vérifie. Mais était-ce important ? L’Histoire n’a pas

d’importance. Elle ne connaissait d’ailleurs vraiment le nom de

Robespierre que parce qu’il s’agissait d’une station de jumbo collectif,

unique vestige des anciennes stations du métro du Paris d’avant la

Guerre. Pour avoir donné son nom à une station, il fallait

certainement que ce Robespierre fut également un bienfaiteur de

l’humanité. Il faudrait qu’elle vérifie.

45

Chapitre 4 – Le township

L’appareil atteignit enfin le fleuve. Les propulseurs à plasma

s’allumèrent à nouveau et la movibulle prit une altitude de vol à

environ cinquante mètres. Sur sa droite, Aletheia eut un regard pour le

nuage de gaz toxique qui s’échappait de l’immense caserne et centre

d’entraînement des Sardaukars, le Quartier Manuel-Gaz. Les

robocops de la Fédération s’entrainaient nuit et jour au combat de rue

et à la répression par les gaz. La jeune femme eut une pensée gênée

pour les riverains. D’autant que leurs plaintes ne parvenaient jamais

au Tribunal. Pas étonnant que les prix des logements du secteur soient

nettement meilleur marché qu’ailleurs !

En dessous de son appareil, s’étendaient maintenant les

nombreuses industries qui s’étaient établies là dès la fin de la Guerre

civile. En fait, conformément au plan des Grands Ancêtres libéraux-

libertaires, le salaire moyen des ouvriers d’Europe et d’Amérique du

Nord avait enfin rejoint le niveau des salaires asiatiques, africains et

sud-américains, aussi les industries étaient revenues peu à peu

s’implanter près des centres de consommation. Normal, économiser le

transport était important, et ce qui comptait, après tout, c’était bien la

maximisation du profit. La mondialisation avait délocalisé les

industries de pays riches afin de faire plonger les coûts salariaux, mais

une fois les niveaux de salaires mondialement nivelés, logiquement, la

mondialisation avait relocalisé une partie de ces industries.

Après les zones industrielles, les townships. Les longues

barres grisâtres des bâtiments d’habitation de Demonya8 apparurent.

46

Le soleil était déjà fortement incliné à l’ouest en cette fin d’après-midi,

et les façades s’illuminaient de reflets. Ce n’était pas vilain.

La movibulle toucha le sol à nouveau. Elle roula encore un

kilomètre le long d’une triste artère bordée de barres de dix étages

surmontées, elles-aussi d’éoliennes. Entre les immeubles et la route

s’étendaient de vastes parkings. La circulation était plutôt réduite.

Arrivé près de son but, le véhicule quitta la route et roula lentement

afin de trouver une place. Aletheia se dégagea du cockpit, saisit une

petite mallette et mit pied à terre. Puis elle se dirigea en direction d’un

immeuble bien précis au milieu des véhicules garés. Il y avait là

quelques movibulles assez vétustes, mais surtout des automobiles.

Incapables de voler, ces véhicules de conception ancienne, ne

servaient surtout qu’à des promenades hors de la ville. Elles ne

pouvaient franchir les rivières démunies de ponts, ni les zones sans

routes. En fait, le mode de transport des habitants de ces townships

était principalement le jumbo. Ces gros véhicules collectifs d’une

capacité de deux-cents passagers semblaient d’ailleurs sillonner le

quartier dans tous les sens.

Aletheia croisa plusieurs gamins qui jouaient au ballon entre

les voitures sur le parking ou sur une aire d’approche des bâtiments.

La balle plongea dans un buisson et un rat gros comme le bras en

sortit. Aletheia poussa un cri de surprise tandis que les enfants

lancèrent des cailloux au pauvre animal qui plongea dans un caniveau,

puis se réfugia dans les égouts.

La jeune femme se demanda ce que faisaient ces gosses à

jouer ici, au lieu de faire leurs devoirs. Elle frissonna. Elle n’aimait pas

venir dans les townships. Elle mesurait l’écart qui séparait son mode

de vie de Modérateur de celui de ces gens-là, les Contributeurs. Elle-

47

même vivait dans une belle villa, avec piscine et jardin. Dans un

environnement agréable au milieu d’une forêt odorante. Le week-end,

elle pouvait partir se promener sur son cheval anglo-arabe dont

l’écurie était construite tout contre sa maison. Des années d’éducation

lui avait fait admettre comme rationnelle l’organisation de la société.

Chaque habitant de Terra-Nova devait économiser les ressources et

vivre dans une certaine austérité. L’important, c’était l’égalité. Bien

sûr, il fallait une élite pour gouverner, les Modérateurs. Une élite peu

nombreuse, internationale et dont les responsabilités particulières

étaient rémunérées en conséquence. Tout cela, la jeune femme le

savait. C’était normal. Mais ces différences sociales la mettaient

malgré tout mal à l’aise, preuve qu’elle n’était pas parfaite et que son

programme génétique n’avait pas tout prévu !

Elle se retourna en entendant le bruit rythmé de bottes

claquant sur le béton. Une patrouille de Sardaukars passait par là. Les

soldats-policiers, caparaçonnés d’une épaisse cuirasse noire, luisante

et ornée au centre de la poitrine des armoiries de Terra-Nova, étaient

lourdement équipés de boucliers, de bonbonnes de gaz, de

désintégrateurs, et de tasers à neutrons, les neutrinos. Chacun portait

sur le dos un mat vertical d’environ un mètre, surmonté d’un radôme :

radar anti-personnel et caméra. Aucun de leur visage n’était visible

derrière l’écran verrière de leur casque lourd. Les gamins cessèrent de

jouer, mais évitèrent de les regarder. Il n’y eut néanmoins aucune

manifestation d’hostilité. Mais ils ne purent dissimuler la peur.

Avaient-ils quelque chose à se reprocher, pensa la jeune

femme ? Mais elle dût avouer qu’elle aussi n’était pas très à l’aise, or,

elle n’avait rien à se reprocher…

48 Le pas rythmé de la patrouille se fondit dans le lointain, alors

qu’elle tournait à l’angle de la rue la plus proche pour disparaître à sa

vue.

« Putains de Sarks, lança un petit d’environ neuf ans. » Une

petite fille à peine plus âgée lui fit signe de se taire. Elle jeta un regard

en coin à Aletheia qui crut y discerner à nouveau de la peur.

Que craignaient-ils ? La police était là pour assurer leur

sécurité. C’était ce que « 458 » avait toujours appris depuis la

pouponnière, à l’âge de deux ans.

Aletheia monta sur le trottoir longeant le bâtiment grisâtre.

Elle passa devant un sex-shop unigenre sans porter attention aux

quatre femmes nues qui y étaient exposées, puis devant un shoot-

center aux vitrines illuminées. Une affiche rouge y annonçait des

soldes sur la cocaïne.

Elle fut frappée par l’odeur écœurante de cannabis qui se

dégagea de la boutique alors qu’un adolescent hébété en poussait la

porte. Le gamin trébucha et manqua une des marches du seuil tout en

vomissant. Aletheia le retint par le bras, puis, révulsée de dégoût, elle

l’aida à s’asseoir par terre. Au moins il n’était pas dangereux…

Elle allongea le pas et fit encore une cinquantaine de mètres,

avant de s’arrêter devant une entrée. Elle tira son cellulaire et consulta

ses notes…

« L’appartement 10002, ce doit être ici, grommela-t-elle.

Allons-y. »

Elle pénétra sous le porche. Tout était assez sale, ici. Le 10002

était situé au neuvième sous-sol. Les loyers des appartements

49

souterrains étaient en général moins élevés que ceux des

appartements situés en hauteur. Et puis, s’il y avait des installations

techniques, c’était normal.

Elle prit l’ascenseur, un ascenseur qui sentait l’urine… Un peu

angoissée et tout en se bouchant le nez, elle se sentit plonger au cœur

de la Terre. Le palier désiré atteint, elle sortit de la cabine avec

soulagement et sonna devant une des huit portes qui se présentaient à

elle.

51

Chapitre 5 – L’école

La porte s’ouvrit et un homme d’un certain âge et au visage

marqué passa la tête. Aletheia perçut immédiatement comme une

méfiance dans son regard, mais aussi une profonde bonté. Ce qui

l’intrigua.

« Bonjour citoyenne, dit l’homme en langue française. Je

m’appelle Alexandro. Que puis-je pour vous ?

Elle répondit alors en langue globish et se présenta aussitôt

comme une employée du Help Desk central. Leur serveur avait un

problème.

« La panne m’a été signalée, répondit l’homme, tout en

continuant à utiliser le français. Entrez donc. »

Il s’effaça et laissa entrer la jeune femme dans son

appartement. Tout était très propre. Ils empruntèrent un couloir étroit

et passèrent devant une pièce garnie de chaises où attendaient

quelques femmes accompagnées d’enfants. L’homme anticipa la

question d’Aletheia :

« Je suis médecin. Après ma journée d’hôpital, j’ai mes

consultations du soir… Mais la panne du serveur me pose problème.

Vous êtes donc bienvenue. »

Il la laissa entrer dans un étroit local technique au bout du

couloir. Il y avait là une console éteinte.

Aletheia prit une chaise et s’installa. Il faisait vraiment chaud.

Pas de climatisation. Une simple ventilation. A cette profondeur !

52

Tandis qu’Alexandro restait appuyé contre le chambranle de la porte,

la jeune femme se mit au travail. Rapidement la console fut activée.

Elle mit au moins une minute à s’adapter aux psychoprotoplasmes

intégrés. Puis, maîtresse des commandes, elle commença à travailler.

Rapidement, elle injecta l’antivirus antidote dont elle avait le secret.

Cela marcha parfaitement. Normal, c’était son équipe qui avait aussi

mis au point le virus !

Elle nota de suite qu’il n’y avait plus aucune trace des sites

clandestins, hormis le blog politique qui l’intéressait. Ces bougres

avaient sûrement réussi à en déménager physiquement les mémoires.

Elle fit mine de ne pas s’étonner. Par contre, elle fit remarquer à

Alexandro l’existence des fichiers du blog.

« Je sais, dit-il calmement. J’ai toujours vu ces fichiers ici.

Mais nous ne savons pas les décrypter. Nous ne savons pas à quoi ils

servent. Par prudence, nous n’avons rien effacé. Allez-vous

rapidement remettre en service les sites ? Plusieurs me servent sur le

plan médical.

— Ils marchent à nouveau, annonça-t-elle calmement…

Mais êtes-vous sûr que ces fichiers archives ne soient jamais

consultés?

— A priori oui. Excusez-moi, mes patients m’attendent.

Si vous avez besoin d’autre chose, voyez mon assistante, Marie. »

L’homme s’éclipsa, laissant Aletheia seule. Elle se dit in petto :

« Marie, Alexandro. Ce sont des noms anciens, comme on n’en

donne plus. Des noms confessionnels… Une infraction à la laïcité… Et

puis ils parlent toujours en français…»

53 Elle se remit au travail en pensant que les Contributeurs

étaient vraiment des gens bizarres et attardés. Comme s’ils refusaient

le progrès…

Etant seule, elle alla jusqu’à ouvrir la console afin d’y

examiner les mémoires. Il lui semblait bien qu’une des plaques de

mémoires ne fusse pas du même modèle que les autres. On avait dû la

remplacer récemment. Comme la disparition des autres sites

clandestins n’était pas possible sous forme de transfert de fichier

pendant que le serveur était paralysé par le virus, le plus probable était

que la mémoire qui les contenait eut été ôtée physiquement et

remplacée par une neuve. A moins d’une fouille minutieuse de

l’appartement, il lui serait difficile de prouver l’infraction. Elle imagina

appeler les Sardaukars. Certes, dans un appartement avec beaucoup

de va-et-vient comme celui d’un médecin, il y avait toute chance que

l’objet délictueux ait déjà été exfiltré. Mais les Sardaukars avaient

aussi des moyens pour faire parler les gens… Sans même les torturer,

sous simple injection d’un produit. Après on devenait très volubile.

Mais cette pensée la révulsa. Elle n’aimait pas ça. Et en plus, elle se

sentait coupable de ne pas aimer. Son devoir d’employée du Ministère

de la Pensée et des Libertés était bel et bien d’employer tous les

moyens pour réprimer les mauvaises pensées ennemies de la liberté.

Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! avait dit Saint-Just.

Toujours est-il qu’elle n’appela pas le Quartier Manuel-Gaz du

S.A.R.D. Parce qu’elle n’aimait pas, et peut-être aussi parce qu’elle

crevait d’envie de lire d’autres articles du blog si pervers.

Ce qu’elle fit en lançant son navigateur spécial. Continuant à

parcourir le blog « Dictature pour tous », elle continuait à essayer

d’imaginer la mentalité des gens du début du 21ème siècle.

54 Au bout de vingt minutes, Alexandro réapparut et lui

demanda si elle avait pu tout régler. Elle mentit, ce qu’elle n’aimait

pas, et lui expliqua qu’elle avait besoin de tester tout le système pour

être sûr qu’il ne puisse plus être atteint par ce virus. Il lui fallait du

temps, et de la tranquillité. Le médecin n’insista pas.

Soudain, après quelques minutes, elle entendit un chant…

Avec des voix enfantines et d’autres d’adultes. C’était très étouffé, mais

cela était quand même audible. Elle se leva, poussa la porte, et écouta

en collant l’oreille à la porte voisine dans le couloir. Bizarre.

Elle pesa lentement sur la poignée, poussa le battant de deux

centimètres et glissa un regard prudent. Elle resta bouche bée.

Elle avait l’impression de se trouver à l’entrée d’une minuscule

salle de classe. Des chaises, des tables. Une jeune fille semblait être

l’enseignante. Une quinzaine de personnes étaient là, et elles

semblaient apprendre un texte en chantant. Par cœur. C’était en

français, et elle comprit qu’il s’agissait de récits sur des événements

passés. Vraisemblablement de l’Histoire. Une discipline sous contrôle

du Ministère de la Pensée, car facilement subversive et poussant à des

réflexes nationalistes rétrogrades et antisociaux. Elle demeura ainsi

plantée à écouter, tout en restant sur le qui-vive. Il ne fallait pas se

faire surprendre par le docteur ou des patients. Mais pourquoi un

enseignement subversif chez un médecin ? Déjà, des consultations à

domicile en soirée, c’est un peu limite. L’hôpital ne suffit-il pas ? Sans

doute que ce médecin a besoin d’argent.

Tout en réfléchissant, et en surveillant le couloir, elle ne vit

pas l’institutrice s’approcher. Celle-ci ouvrit la porte en grand.

« On écoute aux portes ? Qui êtes-vous ? »

55 La jeune fille avait l’air plus inquiète qu’en colère.

Aletheia, se redressa. Froidement, et avec l’assurance d’une

Modérateur, elle toisa la jeune institutrice et répliqua avec quelque

dédain :

« Je suis la réparatrice de votre système d’information. Vous

étiez bloqués. Je suis du Help Desk. J’ai entendu vos chants. J’ai

l’impression que ce que vous faites n’est pas très conforme à la

morale… »

La jeune fille ne se démonta pas.

« Ecouter aux portes n’est pas moral non plus. Je donne des

cours supplémentaires pour les loisirs. Je suis bénévole.

— C’est de l’Histoire ? Etrange comme loisir.

— De l’Histoire ancienne. Pas d’implication politique.

Cela rend les gens plus intelligents. Mais nous n’en faisons pas de

mauvais citoyens. En se sentant mieux, ils travaillent mieux.

— Il y a des enfants.

— Avec l’accord de leurs parents.

— Parce qu’ils ont des parents ? A notre époque !

— A votre avis, un gosse, ça se fait comment lorsqu’on

n’a pas d’éprouvette ?

— Pas de grossièreté citoyenne. Un géniteur n’a pas

vocation à être parent. C’est une atteinte à la liberté de l’enfant.

— Vous nous les piquez à deux ans pour en faire vos

esclaves. On peut s’en occuper un peu, non ? Et ce ne sont pas mes

enfants. Je suis leur éducatrice.

56 — Vous avez un diplôme ? Dans quelle école enseignez-

vous ?

— Je suis assistante infirmière du docteur Alexandro.

Mais je sais faire beaucoup de choses. Dans les townships, nous

devons nous entraider.

— Pourquoi faire, l’Etat s’occupe de tout ?

— Pas de tout, ça coûterait bien trop cher en impôts aux

grandes entreprises qui siègent au Board. »

Aletheia n’aimait pas la tournure des événements. Cette fille

semblait très sûre d’elle. Beaucoup trop pour sa caste. D’ordinaire les

Contributeurs étaient plutôt soumis.

Le docteur arriva sur ces entrefaites.

« Que se passe-t-il Marie ?

— Cette dame écoutait à la porte de la salle de classe. Je

n’aime pas cela.

— Bon, nous ne faisons rien de mal, citoyenne, dit-il à

Aletheia. Marie est très généreuse. Vous avez fini votre boulot ?

— Oui, admit Aletheia.

— Très bien. Mais, pouvez-vous me suivre dans mon

bureau, citoyenne ? Quant à vous, Marie, il vaudrait peut-être mieux

que votre cours reste surtout centré sur la santé publique. »

Aletheia accepta, tandis que Marie, un peu renfrognée,

retourna dans sa classe.

57

Chapitre 6 – Subversion

Le bureau du docteur était petit et croulait sous les bouquins.

« Il y a beaucoup de livres, dit-elle. Normalement, les livres

ont été remplacés par les sites internet. C’est beaucoup plus

commode.» Et en plus, pensa-t-elle, cela permet de surveiller ce que

les gens lisent.

— On ne trouve pas tout ce dont on a besoin sur internet.

Dans notre monde des townships, il y a besoin de beaucoup de lien

social. Et d’amour. L’apport de ce qui a été écrit par les générations

passées est utile.

— Mais ce peut-être malsain, docteur. Et puis, l’amour, il

suffit de le faire…

— Ne croyez-vous pas que ce n’est peut-être pas tout à

fait suffisant, citoyenne ? Faire l’amour, c’est un instant, mais être

amour, c’est donner plus de vie pendant toute une vie.

— Ce n’est pas très médical…

— Il faut tout faire ici. On vous l’a dit. Nous devons nous

aider et nous aimer, si nous voulons supporter la vie de ces townships.

— Vous avez à manger, vous avez de la drogue, vous avez

liberté totale de sexe, vous avez un emploi. Que voulez-vous de plus ?

— Cela vous suffirait, à vous ?

— Je suis une Modérateur, j’ai plus de besoins.

— Nous sommes des êtres humains, comme vous.

58 — Mais j’ai plus de responsabilités !

— Certainement, citoyenne. Plus qu’un médecin… Je

pense même que vous n’êtes pas une employée du Help Desk, mais

une Modérateur de haut rang. Pourquoi cherchez-vous à nous

tromper ?

— Je ne vous permets pas…

— Je ne doute pas de votre rang… Que venez-vous faire

ici ? Nous sommes heureux de vivre. Enfin, nous essayons. Vous êtes

venus visiter notre serveur parce que vous avez repéré ce fameux blog

archive. J’en suis sûr. Vous auriez pu le dire franchement. Mais est-ce

vraiment si important au point de faire déplacer un Haut

Fonctionnaire au lieu d’un simple employé de surveillance ?»

Le regard d’Alexandro plongea dans celui d’Aletheia. Il ne

manquait pas d’assurance, lui-aussi. Pour un Contributeur…

Aletheia reprit froidement : « Je vais vous dire les choses

franchement. Je suis sûre que vous hébergez des sites clandestins.

Répréhensible, mais classique. Vous n’avez pas l’air de rebelles

dangereux, mais vous êtes tout de même hors limites. Ces sites, vous

les avez retirés du système sur des cartes mémoires, mais en fait, je

m’en fiche. Ils sont maintenant hors circuit, c’est l’essentiel. Si je suis

venue, c’est pour le blog historique. Il m’intéresse.

— L’Histoire est subversive d’après vous. Vous n’allez

tout de même pas faire une chose aussi immorale ?

— Je ne vous conseille pas de continuer avec ce ton. Les

Sardaukars du Quartier Manuel-Gaz sont prêts à venir vous rendre

visite. Je suppose que vous savez ce que cela signifie…

59 — Vous ne ferez pas cela. Notre blog archive, vous ne

pourriez pas le lire tranquillement. Pourquoi vous intéresse-t-il ? Pour

sa dangerosité ? Un blog qui a été mis en ligne il y a plus d’un siècle !»

Aletheia secoua la tête et se détendit quelque peu. L’homme

avait l’air de se détendre également.

« Je n’aime pas ce qui y est écrit, mais c’est effectivement trop

vieux pour être dangereux.

— Comment en êtes-vous sûre ? Les écrits de Platon sont

très dangereux. Et la Bible aussi. C’est ancien… »

La jeune femme cligna un peu des yeux et tenta de jauger son

interlocuteur. Il était provoquant, surtout en parlant d’un livre

religieux comme la Bible. Elle ne l’avait jamais lue, c’était vraiment

interdit, et quelque chose lui disait qu’Alexandro, lui, l’avait lue. Elle

répondit donc :

« Ces livres sont anciens, mais ce qu’ils disent est intemporel,

car ils parlent de l’Homme…

— Vous n’avez pas tort citoyenne, ils parlent de

l’Homme. Et c’est dangereux ?

— Ce n’est pas la vision de l’Homme qu’il faut avoir dans

notre société. C’est subversif. Et erroné.

— Comment le savez-vous. Les avez-vous lus ?

— Je sais ce qu’on m’en a dit, citoyen. Et je sais ce qu’a

dit le grand Saint Vincent Payons des religions de la Bible, il y a plus

d’un siècle.

— Qu’a-t-il dit, ce saint homme ?

60 — Vous devriez le savoir. Il a dit que la Liberté ne pourrait pas

exister tant que ces religions ne seraient pas extirpées du cerveau des

hommes. Heureusement, les religions sont aujourd’hui extirpées.

— Oui, la Liberté existe vraiment, mais plus personne

n’est libre.

— Je ne vous permets pas, citoyen.

— Vous voyez, citoyenne, je ne suis même pas libre de

vous dire que je ne suis pas libre. Vous devriez lire mes livres.

— Ils sont subversifs et dangereux. Je crains fort que

vous ne les ayez lus…

— Exact. Je les ai lus. Et plusieurs fois.

— Et cela ne vous gêne pas de dire cela à une Haute

Fonctionnaire de la Fédération ? Je pourrai vous faire arrêter et

recycler sur le champ.

— Je n’en doute pas. Vous pourriez, mais vous ne le ferez

pas, car vous mourrez d’envie de lire le blog.

— D’où vient votre assurance, citoyen ?

— Pourquoi le blog vous intéresse-t-il ?

— Il parle d’une autre époque. De la naissance de notre

civilisation.

— Et quelle importance pour vous ?

— J’ai… j’ai l’impression que cela m’aiderait à

comprendre notre époque. J’aimerais savoir d’où nous venons… »

61 Aletheia se mit aussitôt à regretter de s’être ainsi dévoilée.

Surtout devant un inférieur. D’autant que l’inférieur en question se

mit à sourire. Mais il n’y avait aucun mépris ni triomphe dans ce

sourire. C’est un sourire… bon… oui, cela devait être le mot. Elle était

un peu gênée, car elle butait sur le manque de mots pour affiner sa

pensée. En globish, ils n’existaient pas, en français, ils existaient sans

doute, mais elles ne les connaissaient pas ou mal. De fait, elle avait

senti ce corsetage mental depuis toute petite. Comment peut-on

supporter d’être intelligente comme elle l’était, et ne pas pouvoir

l’exprimer par les mots de sa langue habituelle ? Et en même temps,

elle n’avait jamais pu se résoudre à parler et penser couramment en

français, car elle avait trop peur d’être jugée rétrograde et

réactionnaire. La société néo-porcinienne était complétement

verrouillée par le regard des autres et depuis son enfance, elle en avait

subi le conditionnement. Elle fit néanmoins un effort, et avec quelque

répugnance, chercha les équivalents en français. Paradoxalement, ce

patois en voie d’extinction lui semblait beaucoup plus large, plus apte

à lui procurer une respiration intellectuelle que le globish qu’elle

utilisait en permanence. En outre, elle décida de jouer très franc jeu.

Elle reprit donc en français :

« Oui, mon nom est Aletheia 458967HQD83. Je suis adjointe

au Ministre de la Pensée, et j’ai besoin de pouvoir penser. Et pour cela,

il me faut connaître l’histoire de la Pensée. Pour mieux la contrôler

bien sûr… »

Alexandro resta un moment silencieux en la regardant avec

attention. Puis, il murmura :

« Je suppose que si vous me dites cela, c’est que vous me faites

confiance. Je dois donc, sans doute, vous faire également confiance.

62

Réalisez-vous, Aletheia 458 quelque chose, que vous venez de

m’exprimer d’une part à quoi sert l’étude de l’Histoire, et d’autre part

que vous gardez cela pour vous. Contrôler la pensée dites-vous ?

— Oui, parce que si tout le monde se met à penser, la

société n’y survivra pas. Comme dans le passé je crois.

— Moi, je crois, que si tout le monde se mettait à penser,

chacun deviendrait plus Homme, et que la société s’améliorerait. Mais

si vous souhaitez m’empêcher de penser, je ne peux collaborer avec

vous…

— Je ne veux pas vous empêcher. J’ai d’une part un

boulot, une mission, d’autre part, je veux comprendre.

— Vous n’êtes pas heureuse ? »

La jeune femme resta bouche bée. Quelque chose vibrait en

elle. Elle avait envie de parler avec cet homme. C’était une personne

qui semblait faite pour écouter. Non, il avait raison, elle n’était pas

heureuse. Et elle allait lui dire.

« Je ne suis pas heureuse, lâcha-t-elle en secouant la tête d’un

air dépité… »

Alexandro sourit légèrement. Il se pencha vers elle, et il lui

répondit :

« Je ne comprends pas… Vous avez tout. La richesse, le

pouvoir, et je suppose, amants et amantes. Les deux, bien sûr… Vous

n’avez pas de contrainte. Vous vivez confortablement. Que peut-on

souhaiter de mieux, citoyenne ? »

63 Aletheia réfléchit. En fait, elle ne savait pas vraiment pourquoi

elle n’était pas si heureuse que ça. Mais elle savait qu’il lui manquait

quelque chose sans savoir quoi. Alors elle répliqua :

« Je vis bien, mais je suis comme seule. J’ai beaucoup

d’amants, et même parfois des amantes. J’ai même un amant assez

suivi qui est gentil. Mais je me sens seule, venue de rien et allant nulle

part. Un peu comme un météore qui arrive d’un coup du néant, fait

des étincelles, puis se désintègre. J’ai du pouvoir, mais je sens que je

ne suis rien. Je suis intelligente, je n’en ai pas d’orgueil, j’ai été

programmé pour, mais je ne sais pas à quoi cela sert. J’aime rendre les

gens heureux, mais j’ai un travail qui ne me rend pas heureuse. On m’a

dit que j’étais une gardienne de la Nouvelle Civilisation, mais je ne sers

qu’à veiller sur l’ignorance des gens. Qu’est-ce qu’une civilisation

parfaite où les gens sont des robots parfaits ? Je ne comprends pas. Je

veux savoir. Ces gens, dans le blog, ils se battent pour quelque chose.

Sans doute ont-ils tort, mais pourquoi ? Et ont-ils vraiment tort ? Je

veux comprendre, Alexandro. Je veux comprendre qui je suis et

pourquoi je vis ?

Elle réalisa à quel point elle se livrait. Etait-ce parce qu’il était

médecin ? Et qu’elle était malade ?

« Vous voulez comprendre pour quoi vous vivez ?

« Aletheia », vous savez ce que cela signifie en grec ?

— Oui, la Vérité…

— Vous vivez pour la Vérité. Parlez-vous grec ?

— Non, je ne connais que ce mot.

64 — Moi, je connais des livres… Je lis le grec ancien. Il y en

a qui disent des choses intéressantes qui pourraient vous concerner.

Je suis fort occupé ce soir, et sans doute vous aussi, mais vous

pourriez revenir. Je pourrais vous dire ces choses en français, langue

que vous avez l’air de bien maîtriser… Pour un Modérateur bien sûr…

Vous voulez bien ? »

La jeune Modérateur nota bien évidemment la pointe

d’humour… Et elle se sentit également comme en état d’infériorité. Ce

contributeur qui en savait plus qu’elle. Qui lisait le grec ! Ce n’était pas

normal. Elle faillit se mettre en colère. Car elle était orgueilleuse. Mais

elle était également terriblement curieuse. Et cet homme qui lui

semblait supérieur n’était pas quelqu’un qui voulait en faire sa chose.

Il ne profitait pas de sa position intellectuelle. Il ne prenait pas. Il lui

semblait qu’il voulait donner. Il avait une attitude… elle chercha le

mot, d’autant que le concept était terriblement abstrait pour elle, car

elle n’en avait aucune expérience… Cet homme lui semblait…

paternel… Oui… Amical, ça elle connaissait, mais il lui semblait que

paternel devait être le mot. Quelqu’un qui donne et fait grandir. Qui

donne de lui-même. Elle cherchait. Ce n’était pas une expérience

qu’elle connaissait. Elle venait des éprouvettes à gamètes du régime

parfait néo-porcinien. Elle ne pouvait avoir vécu le fait d’avoir un père.

Mais elle avait lu… Pas toujours des récits autorisés d’ailleurs. Oui, en

présence d’Alexandro, elle se sentait face à un homme qui la regardait

comme femme, et qui n’avait, en aucune façon, l’envie de la posséder.

Cela aussi c’était confus. Elle avait toujours appris qu’il n’y avait pas

de différence entre un homme et une femme, sauf quelques menues

spécificités biologiques sans importance. Et pourtant, elle avait

l’intuition qu’il y avait plus que des différences de constructions

65

sociales et artificielles. Son expérience dans la vie, lui avait appris

combien les gens pouvaient réagir différemment suivant qu’ils avaient

le genre H ou le genre F. Mais elle avait aussi appris que ses relations

intimes entre personnes devaient toujours se terminer par la

consommation réciproque. Que son partenaire soit homme ou femme.

Alexandro ne restait pas sur ce plan-là. Il la regardait vraiment comme

une femme. Et cela la mettait à l’aise. Son sentiment d’infériorité

disparut alors.

« Oui, dit-elle, je veux bien. Je reviendrai. Vous pourrez

raconter vos livres grecs. »

67

Chapitre 7 – L’invitation

« Ecoutez, reprit Alexandro, peut-être apprécieriez-

vous de rester un peu ce soir. Dans une heure, nous sortons dans un

parc de la ville…

— De nuit, s’inquiéta Aletheia ?

— Oui, c’est mieux, c’est plus discret.

— Des activités criminelles ?

— Presque. Nous nous réunissons, nous allumons des

petites bougies pour nous éclairer, nous nous asseyons par terre et

nous veillons pendant une partie de la nuit. Nous veillons sur la

civilisation. La vraie. Celle du passé, pour faire éclore celle du futur.

— Celle d’aujourd’hui ne vous préoccupe-t-elle pas ?

— Pas vraiment, répondit Alexandro en souriant et en

hochant la tête. Il est difficile d’appeler notre société néo-porcinienne

une « civilisation ». Elle aurait plutôt quelque chose de décivilisé…

— Vous ne reculez devant aucune impudence, citoyen…

Et quelles sont vos activités subversives si civilisatrices ?

— Un peu de musique, de chants. Nous lisons des textes

de philosophie d’auteurs anciens ou modernes. Nous appelons cela les

soirées de Veilleurs.

— C’est autorisé ?

— Non… Cela arrive que la police locale vienne. Dans

d’autres townships, certains groupes de Veilleurs ont été dispersés par

68

les Sardaukars, sans trop de conséquences. Contrôles d’identité,

parfois un peu de garde-à-vue. Pas d’interrogatoire chimique. Ils

doivent nous juger inoffensifs, et dans notre secteur les policiers

laissent faire. Ils doivent également penser que c’est un peu une

soupape de sécurité dans nos conditions de vie difficile. Nous avons

été parfois agressés par des bandes de jeunes idéologues plus ou

moins fanatiques qui s’appellent des Anticas, des « anti-cathos ». Des

gens de votre bord.

— Je ne dirais pas ça, Alexandro. Ce sont des écervelés

qui en rajoutent par rapport à ce que fait le gouvernement. Des

jusqu’au-boutistes serviles du pouvoir. Je les appelle les « lèches-

bottes ». Ils sont pour une dictature plus parfaite que parfaite. Je ne

vois pas vraiment à quoi ils servent, puisqu’il n’y a plus de cathos.

Beaucoup entrent chez les Sardaukars, à des grades subalternes. Ils

aiment la violence. Gazer et matraquer, cela doit les aider dans leur

sexualité…

— Nous pas. Mais jusqu’à présent nos policiers nous ont

protégés. Nous ne faisons pas de choses illégales.

— Enfin presque…

— Tout est dans le presque, Aletheia… Est-ce qu’une

proche du Ministre de la Pensée et des Libertés accepterait de se

joindre à une de nos soirées Veilleurs ?

— Ne craignez-vous pas que je puisse vous dénoncer à…

mon ministre ?

— Non. Vous êtes trop curieuse. Et vous avez besoin de

vérité. Je suis certain que vous ne pensez pas que nous puissions être

subversifs pour l’ordre public. Avez-vous faim ? Je suis désolé, mais

69

j’ai encore du travail. Je vais vous faire apporter une assiette de

charcuterie, en attendant de sortir, vous pourrez parcourir un peu le

blog qui vous préoccupe. Et vous verrez, vous comprendrez mieux ce

que racontent ces résistants du 21ème siècle avec l’expérience de cette

soirée Veilleurs. »

Aletheia, se leva, et prit congé du docteur, non sans avoir

dissimulé un minuscule microémetteur sous le rebord de son bureau.

Elle le fit très professionnellement, sans le moindre état d’âme. En

fait, elle éprouvait estime et reconnaissance pour cet homme affable,

et en même temps, elle voulait en savoir plus. Sans intention

particulière de le dénoncer, ce qui pour elle était déjà un écart par

rapport à l’éthique de son métier de « protecteur » de la République de

Terra-Nova de toute tentative de subversion et de déstabilisation. Elle

se promit même de ne pas enregistrer ni écouter ce qui lui paraîtrait

par trop privé et personnel.

Revenue devant la console du serveur, elle envoya un discret

message à son secrétariat, au Ministère. Tout allait bien, dit-elle, rien

de méchant sur ce serveur, mais elle se faisait admettre chez ce groupe

de Contributeurs afin de vérifier si on ne lui cachait rien de plus. Elle

redonnerait des nouvelles le lendemain matin.

Elle avait encore au moins une heure à attendre avant le début

de la veillée. C’était amplement suffisant pour continuer à se faire

tranquillement une idée sur le blog de 2013, Dictature pour Tous.

Tout en visionnant articles et vidéos, une chose la frappa. Là

aussi, on parlait de « veillées », avec des groupes appelés « les

70

Veilleurs ». Etait-il possible qu’ils eussent un lien avec la veillée à

laquelle elle allait être conviée ?

C’est alors que sa console lui signala une activité du

microémetteur. Dans le bureau du docteur, une vive conversation

venait de prendre naissance. Elle accrocha son oreillette…

Rapidement, elle reconnut la voix de Marie, l’assistante du

docteur. Elle n’avait pas l’air contente du tout. Intéressant…

« … sans avoir aucune idée de qui elle est vraiment ! Et vous

l’invitez à notre veillée ! C’est une « Modérateur », elle est proche du

ministre, et elle vient nous espionner ! J’hallucine !

— Ecoutez, Marie, cette jeune femme est sans doute une

fonctionnaire zélée, mais c’est aussi un être humain sensible. Je serais

bien étonné qu’elle simule. Elle veut en savoir plus, mais je ne pense

pas qu’elle nous veuille du mal. Et nous ne faisons pas de mal.

— Certes docteur, mais vous ne pouvez pas prendre à ce

point des risques en vous fondant sur des impressions. Elle est venue

examiner nos serveurs.

— Il n’y a rien de bien méchant. Et le blog archive est une

archive. Un témoignage du passé…

— Qui nous aide à comprendre ce que nous vivons

maintenant. Ce sont nos racines. Et les Modérateurs ne souhaitent pas

que nous puissions avoir des racines. La Table Rase, c’est leur

philosophie. Comme tous les révolutionnaires !

— Chaque Modérateur est une personne. Et de plus en

plus, nombre d’entre eux se tournent vers nous, parce que leur société

néo-porcinienne, consumériste, nihiliste et libertaire ne nourrit pas

71

leur esprit. Vous le savez bien Marie. Et cela se passe bien. Nous

invitons Aléthéia à la Veillée. Je suis sûr qu’elle appréciera nos textes.

L’âme de cette jeune femme a soif. Je le sens. Je veux lui donner à

boire. C’est mon boulot.

— Dites, mon Père, vous ne comptez quand même pas…

— Chaque chose en son temps, Marie, et un temps pour

chaque chose. Je sais ce qui est dangereux. Et vous allez m’aider.

— Je n’ai pas confiance…

— En moi ?

— O mon Père, vous savez bien que je vous fais

confiance, et que je vous donnerais tout. Mais cette fille…

— Regardez-là avec les yeux du cœur, comme vous savez

bien faire, Marie. Soyez image du nom que vous portez. Vous l’êtes si

souvent. A propos, vous savez qu’Aléthéia veut dire «Vérité»?

— C’est le comble ! Je suis sûre qu’elle nous ment.

— Peut-être, mais la vérité, ce doit être son programme

de vie. C’est ce qu’elle cherche ? Voulez-vous m’aider ?

— Je vous aiderai mon Père, mais je resterai sur mes

gardes.

— Comme vous voulez, mais soyez aimable avec elle. Et

voulez-vous me rendre un petit service : allez lui apporter une assiette

de charcuterie. Euh ! Marie ! Pas du n’importe quoi plastifié de chez

Cosmos Market. Pas du cyber-cochon ! Prenez sur nos réserves venues

d’Auvergne. Vous savez…

72 — Il ne manquerait plus que ça. Les Modérateurs, ça

bouffe de la merde très chère et ça nous laisse la merde pas chère.

— C’est pour cela que nous avons aussi nos petits

approvisionnements. Faites-lui découvrir la vraie vie… Avec du vrai

cochon…

— En parlant de cochon. C’est vraiment de la confiture

donnée aux cochons.

— Marie ! »

La porte claqua. Aletheia déconnecta et posa son oreillette, de

fort méchante humeur. Cette Marie ne l’aimait pas. Elle devrait se

méfier d’elle. Et puis, elle ne savait pas pourquoi elle appelait le

docteur « mon Père ». Etait-ce son géniteur ? Ils ne se ressemblaient

pas. Ou alors un éducateur… Elle ne savait.

Un peu vexée, elle se remit sur son blog, en ruminant à propos

des cochons et de la confiture… Cette Marie, elle lui revaudrait ça !

Elle lui montrerait la différence entre une Modérateur et une vulgaire

Contributeur !

Après quelques minutes, on frappa à la porte, et Marie

apparut, portant un plateau avec une assiette et un verre de vin.

L’assistante ne souriait pas, mais n’avait pas d’allure hostile.

Aléthéia resta elle-aussi impassible. Marie avait reçu

l’instruction d’être aimable. Elle était aimable. Ad minima…

« Je vois que vous vous intéressez à ce vieux blog archive, lui

dit Marie tout en déposant son plateau. Il vous choque ?

73 — Je ne comprends pas tout, répondit la jeune

Modérateur… Les gens étaient bizarres, avec des idées violentes. Ils

s’opposaient au progrès…

— Ils se doutaient que le progrès n’en serait pas un,

citoyenne. Mais goûtez ce plateau de cochonnaille comme autrefois. Le

docteur a insisté… C’est la preuve de ce que je vous dis. Le progrès

n’est pas ce qu’on croit.

— Du cochon ? Du vrai ? Vous pensez que je vais

apprécier ?

— Essayez…

— L’odeur m’en semble assez forte.

— Le goût aussi. Désolé, ce n’est pas édulcoré.

— Dites-moi, à part assistante du docteur, et … un peu

institutrice, que faites-vous dans la vie. Vous avez des amis ?

— Ce sont mes affaires.

— Mais… avez-vous une famille ? Beaucoup de

Contributeurs en ont…

— J’ai des parents, mais je leur ai été enlevée très jeune

par les services d’éducation de l’Etat. Ils n’avaient pas pu obtenir le

permis d’élever des enfants… Je ne les connais pas. Et ça ne vous

regarde pas… »

Aletheia soupira et regarda la jeune assistante avec attention.

Elle était plutôt jolie et pas mal faite. Et elle ne semblait pas bête.

C’était dommage de laisser son patrimoine génétique aux aléas du

n’importe quoi…

74 « Vous, … on vous a déjà prélevé des gamètes ?

— L’impôt génétique déjà trois fois. Que voulez-vous à

mes ovules ?

— Vous semblez intelligente. Ce peut être apprécié. Avez-

vous déjà été enceinte ? Mère ? Ou porteuse ?

— Je ne suis pas une pute de Terra-Nova avec un code

barre sur le nombril. Et je n’ai pas de copain, si c’est ce que vous

voulez dire. Pourquoi ces questions ?

— Vous avez des qualités. Vous devez donc offrir une

descendance à la société. Vous pourriez même en avoir une chez les

Modérateurs.

— L’amour dans les éprouvettes, merci. Si un jour j’ai des

enfants, ils seront avec moi.

— Vous savez bien que vous ne pourrez en avoir qu’un

seul. Après, c’est contraception obligée. Et de toute façon, les enfants

ne sont pas à vous, mais à l’Etat.

— Mouais, on peut contourner…

— La loi ?

— Vous savez bien qu’il y a des millions d’enfants sans

papiers.

— Des clandestins. Vous en connaissez ?

— Qui n’en connaît pas ? Bon, je n’aime pas cette

conversation. A tout à l’heure, je viendrai vous chercher pour la

veillée. Avez-vous un vêtement de pluie ?

75 — J’ai bien peur que non… Je n’en ai pas emporté dans

ma movibulle. C’est en plein air ?

— Vous verrez. Je vous en prêterai un.

— Vous ne m’aimez pas vraiment, Marie.

— Je ne vous connais pas, Aletheia. Je suis sensée vous

aimer… Malgré vos questions d’inquisiteur sur mes ovules. Enfin, on

verra. Bon appétit citoyenne. »

L’assistante fila sans attendre de réponse. Restée seule,

Aletheia resta songeuse. Elle se demandait bien ce que ces gens

avaient encore à cacher de si « dangereux ». Marie lui semblait

suspecte, mais son « père », afin ce qu’elle imaginait, était au contraire

confiant. Or, il n’avait pas l’air naïf. Etrange. Et pourquoi affirmait-il

qu’elle avait soif. Sur quoi se fondait-il ?

Du coup, elle but une gorgée du vin. Assez bon ! C’était peut-

être ça. Puis elle goûta à la cochonnaille. Un peu fort, elle n’avait pas

l’habitude. Mais elle avait faim et fit un effort. Au bout d’un moment,

cela lui parut vraiment agréable. Ces Contributeurs savaient vivre.

Mais ils devaient avoir de l’argent pour trouver ça. Sans doute mal

acquis…

Une fois la collation finie, elle prit la précaution de transférer

le blog archive « Dictature pour tous » sur une de ses cartes mémoires.

Mieux valait le mettre à l’abri, y compris d’éventuelles perquisitions.

Elle trouverait une manière de le redonner au docteur. Puis elle effaça

les fichiers du serveur. Effacement complet, bien sûr. Aucune trace.

77

Chapitre 8 – Les Veilleurs

Le docteur vint chercher Aletheia au bout d’un moment.

« C’est l’heure dit-il ». Marie qui l’accompagnait tendit un

poncho de plastique que la jeune femme attrapa à la volée.

L’appartement s’était vidé de ses occupants.

En passant devant le bureau du docteur, elle demanda à voir si

elle n’y avait pas oublié son sac à main. Sans attendre de réponse, elle

poussa la porte, se pencha vers la chaise où elle avait été assise, et d’un

geste rapide et furtif, décolla le minuscule émetteur du rebord de la

table sans que personne ne s’en doute.

Satisfaite, elle retourna donc dans le local informatique et

ramassa le sac qu’elle avait volontairement oublié. Après ce petit

manège, elle se sentait mieux. Espionner le docteur ne lui avait pas

vraiment plu, même si cela était utile. Elle ne voulait plus poursuivre.

Les trois personnes remontèrent à la surface dans l’ascenseur

aussi puant au retour qu’à l’aller, puis sortirent dans la rue. La nuit

était noire, le ciel couvert.

Rasant les murs, ils bifurquèrent rapidement dans une ruelle

obscure. Marie marchait en tête avec assurance. Aletheia craignait

plutôt de poser le pied sur un rat… Après plusieurs changements de

direction et vingt bonnes minutes de marche, ils arrivèrent le long

d’un secteur industriel bordé par un grillage électrifié. Au-delà, les

silhouettes de plusieurs bâtiments, entrepôts ou ateliers.

Aletheia s’aperçut qu’un nombre important de silhouettes

sombres convergeaient vers un large portail. Ils se joignirent au

78

groupe et en rangs serrés, ils pénétrèrent dans l’enceinte. Elle

reconnut le parking d’un supermarché dégagé de tous véhicules. Ils

contournèrent le bâtiment principal.

Là, plusieurs centaines de personnes étaient déjà assises à

même le béton. Elle nota parmi elles un grand nombre de jeunes gens.

Devant chacune d’entre elle, une petite bougie répandait sa lueur

fantomatique. Au premier rang, de grandes banderoles étaient étalées

à même le sol. Aletheia lut rapidement les quelques citations qu’elles

rappelaient…

« Bienvenue chez les Veilleurs, lui murmura Alexandro en se

retournant vers la jeune Modérateur. Depuis plus d’un siècle, nous

veillons sur la civilisation et la dignité de la personne humaine. Et sur

le refus de toute violence. »

Tranquillement, ils allèrent prendre leur place au dernier

rang. Dans les minutes qui suivirent, encore une centaine d’autres

personnes vinrent s’asseoir à leur côté, puis derrière.

Il régnait un silence impressionnant. Aletheia nota que le

bâtiment commercial les cachait complétement de la route. Puis un

garçon d’environ vingt ans se leva et fut rapidement rejoint par une

fille du même âge. Leur visage était éclairé par une triple rangée de

bougies disposées près des banderoles.

Les deux animateurs commencèrent par entonner le chant de

l’Espérance. Aletheia avait découvert cette lente mélodie mélancolique

sur le « blog archive » une heure plus tôt.

« Même le plus noir nuage a toujours sa frange d’or… » était-

il répété. Aletheia se sentit émue d’entendre cet hymne tout simple à

l’Espérance.

79 Qu’espérait-elle, à part le pouvoir, l’argent et le sexe ?

Puis le garçon, muni d’un micro et d’un porte-voix, commença

en français :

« Bonsoir à tous, je suis Rémi… Et voilà Aude qui

m’accompagne ce soir. Si les policiers de Démonya8 ne viennent pas

nous déloger, nous comptons bien rester jusqu’à 1 heure. Pour nous

mettre en jambe, je voudrais vous lire ce petit texte de Vaclav Havel…

Aletheia se creusa la tête, mais ne put se rappeler qui était ce

monsieur…

Au cours de la lecture, un vacarme assourdissant vint tout

envahir. Un gros porteur spatial en approche sur l’astroport Séraphin

Porcinet venait de crever la couche des nuages bas. L’orateur se tut.

Tout le monde se colla les mains sur les oreilles. C’était épouvantable.

Brusquement, il fit jour comme en milieu de journée tant la luminosité

crachée par les propulseurs à plasma de l’énorme astronef était

intense. Cela dura une ou deux minutes, fort longues, le temps de

permettre à l’intrus de disparaître au nord.

Rémi sourit et reprit son discours…

Il y eut ensuite un passage de guitare, puis un autre de violon.

Il faisait plutôt froid et bien qu’il ne pleuve pas, Aletheia enfila son

poncho. De fortes bourrasques balayaient l’assistance et de

nombreuses bougies furent soufflées.

La veillée se poursuivit sans que la pluie n’éclate. Aude lut du

Nietzsche, du Soljenitsyne…

Soudain, on entendit des cris tout autour du groupe des

Veilleurs.

80 « Fachos, homophobes, pétainistes, antisémites,

réactionnaires, cathos, handicapés mentaux… »

Les intrus étaient munis de sifflets, de tambours, et de

trompes. Ce fut bientôt une cacophonie épouvantable, mais Aude

tentait de continuer à lire, imperturbable.

Aletheia se pencha sur Marie et demanda : « Qui sont ces

tordus ?

— Des Anticas, répondit sa voisine. Ils voient des

fascistes ou des cathos partout où ils n’y en a pas. Un peu comme

certains voient des Martiens. Des hallucinés à la cervelle d’huître. Et

encore, pas une huître creuse… L’infirmière qui a mélangé leurs

gamètes d’origine dans la machine devait être sous dose intense

d’héroïne… Notre non-violence est une horrible provocation pour eux.

Pour le côté intellectuel, ça les dépasse complétement. Parfois ils

viennent cogner. Parfois les flics nous séparent. Ce soir, pas de flic.

Cela pourrait être dur. »

Il devenait impossible d’entendre tout discours des orateurs.

Les hallucinés se mirent alors à brayer des slogans du type :

« Pas de cathos dans nos quartiers !

Pas de quartier pour les cathos ! »

Ou alors :

« Un facho, une balle, une famille, une rafale ! »

Plusieurs jeunes, sans doute séchés au cannabis,

s’approchèrent et donnèrent des coups de pieds dans les rangées de

bougies. C’est vrai qu’ils avaient des gueules de dérangés, ces Anticas.

Aletheia en avait entendu parler, mais n’en avait encore jamais

81

rencontrés. Au Ministère, on les appelait les « anticorps » de la

société, et on les jugeait utiles. La police les contrôlait pour ses basses

œuvres ou comme provocateurs. La jeune femme se demanda si c’était

vraiment judicieux. Le chant de l’Espérance monta à nouveau

paisiblement, et cela exaspéra un peu plus les agresseurs. Deux types

se précipitèrent sur la banderole de Gandhi et la mirent en pièce.

Alexandro se leva alors, remonta le long du groupe, et vint s’interposer

au premier rang entre Rémi et Aude d’une part, les Anticas d’autre

part. Aletheia crut bien qu’il allait recevoir un coup de poing, mais cela

n’arriva pas. « Voulez-vous vous asseoir avec nous, dit-il ? Nous lisons

des textes intéressants. Nous ne sommes pas ce que vous croyez… »

Un des gars l’insulta et le repoussa en arrière. Alexandro

tomba à la renverse sur les premiers rangs. Il resta assis au milieu

d’eux.

« Mais vous ne vous défendez pas, clama Aletheia indignée ?

Vous êtes au moins dix fois plus nombreux qu’eux.

— Oui, mais si nous optons pour la violence, nous faisons

leur jeu, et nous avons perdu, chuchota Marie.

— Perdu quoi ?

— La non-violence est une provocation contre le pouvoir

que nous contestons, la société qu’il nous impose. Il nous veut bête,

nous nous cultivons. Il nous prive de cours d’histoire et de littérature,

nous nous enseignons les uns les autres. Et en public. Et lorsqu’il y a

des policiers, au lieu de nous réprimer, ils nous protègent. Les flics ont

autant de bon sens que n’importe qui et ils voient bien qui fait le bien

et qui fait le mal. Le pouvoir est mis face à son impuissance. Contre

nous, il ne peut qu’opposer violence à la non-violence.

82 — Donc vous contestez le pouvoir.

— Oui Aléthéia, lui dit Marie. Oui nous le contestons car

il nous conteste notre dignité d’hommes et de femmes. Cela fait plus

de cent ans que ça dure. Cette dégradation de la société a même cent

soixante ans. Vous avez entendu parler de mai 1968 ? Alors, après

avoir pris conscience du trou noir dans lequel nous étions tombés,

depuis un siècle, nous combattons ainsi.

— Vous contestez un pouvoir légal…

— Est-il légitime ? A quoi obéissez-vous, Aletheia ? A la

légitimité ou à la force de la loi ?

— Aux deux. Et je suis chargée de faire appliquer la loi.

— Ici, qu’allez-vous faire ? Défendre les Anticas et le

pouvoir qui les entretient, car ils le servent bien, ou défendre notre

groupe ? »

Un type venait de donner un coup de pied dans le ventre d’une

jeune fille. Les garçons tout autour s’interposèrent en bouclier

humain, tandis que d’autres aidaient la jeune victime. Bientôt une

cinquantaine de veilleurs debout formèrent une barrière humaine

devant les agresseurs Anticas.

Aletheia voulut appeler les flics. Marie l’en empêcha.

« Nous avons prévenu le commissariat du township de notre

veillée. S’ils ne sont pas là, c’est qu’ils ne le veulent pas. On va gérer.

Cela n’est pas la première fois. »

Alexandro se releva à nouveau, et Marie le rejoignit. Celle-ci,

avec un culot impressionnant se posta devant le groupe des Anticas

qui suivaient leur leader et leur cria : « Assez rigolé, vous vous asseyez

83

ici, et on va causer, et laissez-nous faire. Si vous vous tenez bien, nous

vous acceptons dans notre groupe.

Il y eut un silence, puis le chef des Anticas lança à Marie :

« T’es bonne à baiser tu sais. Tu es prête ?

— A te les couper, tout à fait, répondit Marie en

souriant.»

Elle n’avait pas ajouté « connard », mais c’était vraiment

implicite. La « cervelle d’huître » blêmit et lança sa main en avant

pour frapper. Vive comme l’éclair, la jeune fille leva le bras, pivota sur

elle-même et saisit le bras de son agresseur en porte-à-faux. Puis elle

relâcha la clef avant qu’il ne puisse avoir mal. Marie reprit son calme

olympien. Et sourit. Le type cracha à terre.

La rangée des Veilleurs protecteurs s’avança en silence et

entoura Marie. Celle-ci se retourna, saisit le mégaphone des mains

d’Aude, puis le tendit en direction du groupe des Anticas tout en

disant :

« Si quelqu’un a quelque chose à dire qui ne soit pas une

connerie, il peut le faire. Sinon, asseyez-vous ici en face de nous… »

Un premier Antica s’accroupit. Un autre le suivit. Peu à peu,

sous le regard furieux de leur chef, la plupart avaient pris place. Leur

leader semblait décontenancé. Il hurla à nouveau :

« Fachos, cathos, nazis, homophobes, extrême-droite,

intégristes, racistes ! Vous aurez de mes nouvelles. »

En donnant un coup de pied dans un verre de bougie, il

s’éloigna en hurlant.

84 La veillée continua, Marie et Alexandro s’étant assis face aux

Veilleurs et dos aux Anticas. Ceux-ci faisaient de moins en moins de

bruit, et semblaient écouter de plus en plus. Certains s’étaient avancés

petit à petit, et se retrouvaient maintenant assis aux côtés de Marie et

Alexandro. L’apprivoisement des sauvages commençait…

Aude et Rémi avaient repris le fil de leurs lectures. Un autre

astronef les interrompit pendant deux minutes. Il ne pleuvait toujours

pas. Et les flics n’arrivaient pas non plus afin de les faire évacuer avec

plus ou moins de vigueur, comme ils en avaient coutume. Le

cérémonial, quoi !

Brusquement, ils virent arriver à nouveau le chef des Anticas

qui, toujours en hurlant comme une brute, ordonna à ses troupes

d’évacuer et de le suivre. Comme à regret, les gars se relevèrent et le

suivirent. Deux minutes plus tard, ils avaient tous disparu.

Alexandro et Marie, déçus, revinrent reprendre leur place

auprès de la jeune Modérateur.

« Je ne sais pas trop si c’est bon signe chuchota Marie à

Alexandro.

— Oui, je ne sais pas ce qu’ils nous réservent, répondit-

il.»

Le docteur eut sa réponse assez rapidement. Une lueur

éclatante venue du ciel vint soudain balayer le groupe de Veilleurs, et

une voix déchira les nuages :

« Que personne ne bouge ! Sardaukars ! Vous êtes tous en

état d’arrestation pour activité illégale. Ne bougez pas ! »

85 Aveuglée par les projecteurs, Aletheia devina néanmoins la

présence de deux movicars de combat qui se rapprochaient du sol afin

d’y déposer leurs hommes à quelque distance du groupe assis. Les

Veilleurs ne bougèrent pas. Aletheia entendit alors un claquement

suivit d’un cri de douleur et vit nettement une jeune fille à ses côtés

comme frappée par la foudre. Horrifiée, Aletheia comprit aussitôt

qu’elle ne pouvait être que morte. Ses yeux étaient grands ouverts, et

sa bouche semblait avoir été brûlée, de même que l’extrémité noircie

de ses doigts. Les radiants, ils utilisaient les radiants ! Des armes de

guerre ! D’autres claquements, d’autres cris. Rémi s’effondra à son

tour, foudroyé. Aude se jeta sur lui en criant et éclatant en sanglots.

Alors la foule se leva en hurlant et partit dans tous les sens. Le haut-

parleur aboya ! « Tentative de fuite ! Arrêtez les tous ! Vivants ou

morts. »

87

Chapitre 9 – La rafle

Les Sardaukars bondirent des movicars et se ruèrent en

direction des Veilleurs. Les soldats utilisaient maintenant des

paralysants. Calmement, ils visaient leur cible qui se figeait sur place,

puis tombait mollement au sol. Plusieurs dizaines de jeunes fuyaient

en panique totale. Puis ce fut toute la foule qui s’égaya dans tous les

sens. Marie hurlait tout en courant et pleurant :

« Assassins, assassins ».

Aletheia courait, elle-aussi en compagnie de Marie, Alexandro,

et d’au moins une centaine de Veilleurs. Une petite fille qui ne devait

pas faire plus de huit ans, fut bousculée et jetée au sol. Aletheia se

baissa, lui attrapa la main, et énergiquement la souleva comme une

plume. Puis elle l’entraîna dans sa course vers un abri. Aude avait

également été enlevée et jetée sur les épaules d’un grand gaillard. Elle

continuait à pleurer. De temps en temps, l’un d’entre eux s’effondrait

sous les rayons paralysants. Dans leur fuite éperdue, les rescapés se

retrouvèrent rapidement au milieu d’un dédale d’entrepôts situés au-

delà du parking. La jeune Modérateur, à bout de souffle, tentait de

retrouver ses esprits. Il fallait arrêter cela. Aller trouver les

Sardaukars. Leur dire d’arrêter ce massacre. Mais elle réalisa qu’elle

ne pourrait même pas les atteindre avant d’être elle-même touchée.

Elle se retourna pour examiner la situation. Apparemment, les

Sardaukars n’utilisaient plus les mortels radiants, mais uniquement

les rayons paralysants. Ils avaient provoqué la panique en tuant

quelques Contributeurs sans valeur à leurs yeux, et maintenant ils

raflaient tout le monde afin de les reprogrammer. Déjà une

88

ramasseuse était en action. Il s’agissait d’une grosse machine qui

s’était posée au sol en même temps que les movicars, et qui progressait

comme un mille-pattes sur au moins une bonne dizaine de pieds

mécaniques installés de chaque côté de l’engin. Equipée de tentacules

préhensibles, elle saisissait et avalait à toute vitesse les corps

paralysés, tout en évitant de les piétiner. Pour gagner du temps, les

Sardaukars rabattaient maintenant les Veilleurs en groupes compacts,

puis déclenchaient leurs paralysants dans le tas. Les jeunes gens

s’effondraient les uns sur les autres, alors la ramasseuse arrivait pour

les avaler. Systématiquement, méthodiquement, les Sardaukars

s’étaient répandus sur toute la zone industrielle et ratissaient

impitoyablement.

Aletheia tenta d’appeler son Ministère sur son téléphone mais

le signal était brouillé. Connexion impossible.

« Notre seule solution de fuite, c’est par le hangar du côté

ouest cria Alexandro. On peut grimper sur le toit, puis sauter sans

toucher la clôture. Venez vite. »

Le groupe reprit alors sa course folle le long d’une allée

sombre entre deux bâtiments. Un movicar plana au-dessus d’eux, en

balayant la zone de son projecteur. Tous plaqués sous un appentis, ils

purent échapper à la détection. La movicar s’éloigna. Ils reprirent leur

progression jusqu’à l’extrémité de l’allée.

« Bon dit le docteur, le hangar ouest est de l’autre côté de

cette cour. Cinquante mètres à courir. C’est le moment. »

Ils allèrent s’élancer, lorsqu’une haute silhouette apparut

devant eux et leur barra le passage. Un Sardaukar en armure

complète et armé jusqu’aux dents.

89

Le soldat s’approcha d’eux. Au lieu de brandir son arme, il

leva la visière de son casque. A ce moment-là, le rayon horizontal du

projecteur du movicar qui survolait la zone à plus de deux cents

mètres vint illuminer son visage. C’était un garçon jeune, aux traits

fins.

« Ne craignez pas, dit-il en levant une main apaisante. Désolé

pour ce qui se passe.»

C’était un officier, un capitaine des Sardaukars. Il avait l’air

bouleversé. Aletheia, qui se tenait au côté du docteur lui cria : «

Capitaine, aidez-nous ». Elle allait ajouter : « Je suis une

Modérateur», mais elle n’en eut pas le temps. Il tira son arme et fit

fondre la serrure de la porte de l’entrepôt contre lequel ils se tenaient.

« Cachez-vous ici, ordonna-t-il. »

Ils ne se firent pas prier, et la centaine de personnes se rua à

l’intérieur. Aletheia, restée dehors à côté de Marie et Alexandro, le

temps de voir tout le monde pénétrer à l’abri du hangar, put

apercevoir le capitaine retourner sur ses pas en courant, et crier à ses

hommes qui arrivaient en groupe :

« Venez vite, ils sont partis vers le hangar ouest ».

Il entraîna sa troupe de soldats à sa suite, loin des Veilleurs.

A l’intérieur du hangar, le groupe attendit dans l’angoisse

pendant une heure ou deux.

Au milieu de l’obscurité, le silence n’était entrecoupé que par

des sanglots.

90 « Que s’est-il passé, demandait Aletheia à Alexandro ?

Pourquoi cette agression soudaine ? Ne saviez-vous pas que c’était

dangereux ? Que faites-vous de si terrible ?

— Je ne sais pas répondit le docteur, manifestement

effondré. Le chef des Anticas a dû aller raconter n’importe quoi. Les

policiers locaux nous arrêtent parfois, mais nous relâchent aussitôt. Je

sais que dans la région de Lyon, un groupe de Veilleurs a été arrêté.

Mais sans meurtre, ni paralysants, ni ramasseuse. Ici, ils nous traitent

comme des terroristes. Ce sont eux les terroristes.

— Vous qui êtes des leurs, vous avez une idée, lança

Marie, avec agressivité et des larmes dans les yeux ?

— Je ne suis pas de ceux qui tuent, protesta Aletheia.

Même si le pouvoir juge que ce que vous faites est provoquant, cela ne

vaut pas ce traitement. Ils veulent certainement faire un exemple.

— Sans doute, un responsable local a cru bon d’alerter

les Sardaukars et de faire une fausse dénonciation, estima Alexandro.

— Mais pourquoi s’enfermer dans cet enclos, c’est un

piège.

— Pour la police locale, c’est une garantie de notre bonne

foi. Que nous ne cherchons pas à nous protéger de quoi que ce soit. Et

que nous ne cherchons pas trop de visibilité. Cela a bien marché ainsi

depuis des années.»

Puis, devant l’effondrement de la plupart des membres du

groupe, le docteur se leva et déclara d’une voix douce :

« Mes amis, je sais que vous souffrez. Beaucoup d’autres

hommes et femmes souffrent également. Et nous trouvons que tout

91

cela est trop injuste. C’est peut-être le moment de se rappeler que nous

ne sommes pas seuls. Nous pouvons lever les yeux, et nous unir aux

souffrances de Notre-Seigneur, qui lui-aussi, a subi l’injustice… Nous

pouvons prier. Et prier pour nos frères et sœurs qui viennent de

perdre la vie. Et pour leur famille.

— Assez Père, lança un homme. Je suis un Veilleur, mais

je ne crois pas. J’adhère à votre approche non-violente, mais là, c’est

trop. Vos prières ne nous servent à rien.

— Azus, je ne prétends pas que nos prières nous servent

dans ce que nous faisons au jour le jour. Ce ne sont pas des médecines

douces.

— Si Dieu existe, pourquoi permet-Il le mal ? Un mal

comme ça.

— Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est qu’Il s’est livré

lui-même au Mal. Et qu’Il l’a vaincu !

— Pour lui, pas pour nous.

— Qu’en sais-tu ?

— Mais c’est de la religion, ça, interrompit Aletheia. C’est

interdit, et ça n’existe plus.

— C’est interdit, mais ça existe beaucoup lui lança Marie.

Allez, on y va, les Veilleurs ! Ceux qui sont cathos !»

Elle commença une prière. Cela commençait par « Notre

Père… » La suite, Aletheia ne comprit pas trop. Encore un père ? Ils en

voient partout ! Puis elle continua en disant « Je vous salue Marie… ».

Tiens elle parlait d’elle ? Marie et « mon Père ». Cela devait faire

référence à elle et Alexandro. Ils devaient être des leaders. Les autres

92

prirent le relais : « Sainte Marie, mère de Dieu… Maintenant et à

l’heure de notre mort. » Et Marie reprit : « Je vous salue… »

Que font-ils ? C’est ça la religion ? Mais si c’est cela, pourquoi

est-ce interdit ? Aletheia se dit qu’il lui faudrait encore répondre à bien

des questions avec ces gens-là…

Un peu avant l’aube, deux jeunes partirent en éclaireur à

l’extérieur.

Profitant des derniers moments de nuit, ils traversèrent

furtivement en direction du hangar ouest. Comme prévu, ils purent

passer sur le toit, puis se laisser glisser à l’extérieur sans toucher au

grillage électrifié.

De retour dans la rue principale, Aletheia prit congé du

docteur et de ses amis.

« Je suis désolée… je reviendrai.

— Vous êtes bienvenue, lui dit Marie. J’aurais préféré

d’autres circonstances pour vous accueillir.

— Je vais faire un rapport sur cette attaque, affirma

Aletheia.

— Ce n’est pas forcément une bonne idée. Le remède

pourrait être pire que le mal, dit le docteur. En tout cas, je vais avoir à

visiter de nombreuses familles. Ce que vous pouvez faire, c’est essayer

de faire libérer ceux qui sont capturés. Et surtout leur éviter la

«reprogrammation ». C’est horrible. Ce ne seront plus les mêmes

personnes.

— Je vais voir, promit la jeune femme. »

93 Elle monta dans sa movibulle. Encore tremblant de colère et

de peur, elle fila vers sa maison du beau quartier de Demonya4, au

milieu des bois et des parcs. Mais ils ne perdaient rien pour attendre,

les Sardaukars !

95

Chapitre 10 – Orion 3999

A près d’un million deux cents mille kilomètres de là, tout

était noir. Absolument noir. Tout était glacé. Absolument glacé. A

l’exception d’une lente rotation autour de son axe longitudinal,

l’immense cylindre bleuté de titano-vanadium semblait comme

immobile dans le vide intersidéral. Rien ne se passait depuis des mois

autour et à bord de l’ultra-croiseur TNS1 Tycho. Le poste de

commandement du puissant astronef de guerre de la Fédération de

Terra-Nova était plongé dans la pénombre. Les nombreux cubes-

écrans de psychoprotoplasmes affichaient en permanence les

paramètres de vol du navire. Assise dans son confortable fauteuil de

quart, le lieutenant de vaisseau Maïa 743112DJM32 soupira. Cela

faisait plus de deux ans que l’équipage du TNS Tycho avait quitté la

Terre. Une fois la mission accomplie, le vol retour depuis l’espace

cosmique de Saturne avait duré près de douze mois, l’astronef ayant

parcouru les deux milliards de kilomètres à la vitesse stabilisée de

deux cents trente mille kilomètres à l’heure. La trajectoire à travers le

système solaire avait été plutôt tendue, l’Amirauté considérant que le

temps d’occupation de ses unités était précieux. Le voyage aller vers

Titan, principale lune de Saturne avait été encore plus rapide. Pas plus

de neuf mois.

Il faut dire que l’Amirauté avait le feu aux fesses. Les colonies

de la planète Titan s’étaient révoltées dix-huit mois auparavant, et rien

n’allait plus. La garnison de Sardaukars avait été massacrée jusqu’au

dernier (il faut avouer que leur premier raid de répression avait fait au

1 Terra-Nova Service-Préfixe des astronefs de la Fédération

96

moins trois mille victimes parmi la population civile), et le corps

expéditionnaire aussitôt envoyé en représailles sur Titan était tombé

sur des milices parfaitement organisées, équipées en matériel lourd, et

décidées à prendre leur indépendance. Le Board de Terra-Nova avait

été catégorique et avait exclu d’accepter toute négociation. Il n’était

pas question d’envisager la sécession de Titan. Cette colonie, peuplée

maintenant d’un million six-cents mille habitants, exploitait de

nombreux gisements de ressources précieuses, à commencer par l’eau.

Son commerce était indispensable à l’industrie de la Fédération. De

plus, l’atmosphère de Titan, composée essentiellement d’ammoniac et

d’azote, était tout à fait représentative de ce qu’avait pu être

l’atmosphère terrestre avant l’apparition de la vie. Un vaste

programme de conversion accélérée de cette atmosphère avait été

engagé par la Fédération. On espérait ainsi synthétiser l’oxygène et

rendre la planète réellement habitable d’ici deux siècles, malgré une

température qui l’apparenterait toujours aux conditions de

l’Antarctique. Cet investissement à si long terme restait une véritable

exception sous un régime économique et politique exclusivement

tourné vers le profit et la jouissance à court terme. Cela laisse deviner

les extraordinaires espoirs que la Fédération tirait de cet

investissement. Une nouvelle Terre de peuplement ! D’ailleurs, le

cours en bourse du titre de la société BioTitan avait toujours été au

plus haut. Mais depuis la révolte, la bulle financière s’était effondrée,

et ça, c’était un casus belli absolu. Par ailleurs, l’exemple de Titan

pouvait fort bien donner des idées à d’autres colonies. Inacceptable !

Maïa se concentra à nouveau sur son travail. Le drone

d’inspection externe qui flottait à quelques mètres de la coque de

l’astronef, venait de quitter la zone de stockage des navettes de

97

service, et se dirigeait maintenant vers l’hémisphère de proue. La

caméra toujours braquée en direction de la poupe permettait de

contempler les huit-cent vingt-cinq mètres de longueur de l’ultra-

croiseur. Le cube de psychoprotoplasmes de la console continuait à

afficher les résultats de l’examen de la coque, en particulier, les

photographies aux rayons-x des micro-impacts de météorites. En

temps réel, aidé en cela par la rotation de la coque, le bilan de surface

du navire était réactualisé. Maïa savait que le Pacha ne prendrait

jamais la décision de lancer le propulseur principal sans cet examen

complet de la coque de son bâtiment.

Un peu plus loin sur sa gauche, l’enseigne de vaisseau Korpsk

était aux commandes de navigation. En fait, rien d’autre à faire que de

contrôler les paramètres de la trajectoire interstellaire. Mais c’est lui

qui actionnerait le ralentissement d’ici quatre ou cinq heures de temps

terrestre, en démarrant l’énorme propulseur principal de l’astronef.

Sur sa droite, l’ensemble des consoles de tir étaient désertes.

Cela faisait donc près d’un an que l’impressionnant canon-radiant à

particules lourdes (HPRG) de quarante-cinq mille Téra joules, intégré

au cœur du navire était au repos. Il s’en était pourtant donné à cœur

joie au-dessus de Titan. La mission du TNS Tycho avait été claire. Le

Board avait signé l’ordre d’extermination de la population de Titan. Le

Tycho était alors à peine sorti des chantiers circumlunaires Korolev.

Sa croisière inaugurale d’entraînement avait été soudainement

commuée en une terrifiante expédition punitive.

Installé en orbite au-dessus de Titan, l’astronef avait alors

basculé sur son centre de gravité, et tel un doigt mortel, le cylindre de

plus de huit-cents mètres de longueur s’était braqué en direction de la

surface de la planète. Pendant quatorze jours terrestres, l’astronef

98

changeant à plusieurs reprises l’inclinaison de son orbite, le canon

HPRG installé à l’avant et dans l’axe de l’ultra-croiseur avait

désintégré les installations indispensables à la vie sur Titan. Les ordres

de l’Amirauté étaient clairs. Pas de destruction massive des villes, des

usines, des unités métallurgiques ou des générateurs

thermonucléaires. Et surtout, surtout, ne pas toucher aux générateurs

bio-atmosphériques qui étaient destinés à convertir lentement

l’atmosphère de méthane et d’azote de Titan en oxygène. Trop

précieux. Non. Les ordres avaient été de se concentrer sur les

régénérateurs d’air respirable alimentant les dômes d’habitation, et

surtout d’anéantir les dômes agronomiques permettant l’alimentation

de la population. Le travail avait été exécuté avec zèle. Tandis que les

radars du Tycho traversaient l’épaisse atmosphère de la planète,

fournissant à l’équipage les données de tir avec une précision du

centimètre, les puissants rayons de particules lourdes pulvérisaient

les cibles à plus de trente mètres de profondeur dans le sol. A l’heure

qu’il était, presque un an après la campagne, la totalité de la

population de Titan devait être morte depuis des mois. Ceux qui

n’avaient pas été asphyxiés rapidement devaient être morts de faim ou

alors de froid. Maïa savait que plusieurs transports militaires et civils

avaient récemment quitté la Terre pour Titan. Cela permettrait de

remettre en marche l’activité économique en installant de nouveaux

colons. Les candidats, sur une Terre surpeuplée, ne manquaient pas.

Transporter un million de colons sous hibernation ne posait plus de

problème technique.

Maïa n’avait pas eu le moindre remords devant l’effroyable

génocide auquel elle avait participé. Elle n’avait rien vu du visage des

hommes, femmes et enfants qui avaient dû connaître une fin horrible.

99

C’était bien fait pour eux. Ils avaient eu une chance extraordinaire de

participer à cet enthousiasmant programme de colonisation, et ils

avaient tenté d’en tirer profit uniquement pour eux-mêmes. Ils

n’avaient pas eu un comportement républicain. Il y avait beaucoup de

Contributeurs sur Titan, donc sans valeur, et c’était réellement juste

de punir ainsi les Modérateurs qui avaient trahi la Fédération à qui ils

devaient tout, y compris la conception et la naissance.

Non, la première mission du Tycho ne lui avait posé aucun

problème de conscience. Tout simplement, elle était satisfaite que tout

se soit bien passé. Et puis, les messages de félicitations envoyés par

l’Amirauté en même temps que l’ordre de retour sur Terre, étaient

clairs : les rebelles étaient une humanité dégénérée. En les éliminant,

l’équipage du Tycho avait contribué à purifier la race des hommes.

Seule une humanité régénérée et nouvelle méritait de vivre dans la

République. Maïa était fière d’en faire partie.

Elle fut soudain tirée de ses pensées par un message d’alerte

sur sa console. Il semblait que le programme de pilotage du drone

d’inspection présentât quelques soucis. Elle lança aussitôt un autotest

du système. Le compte-rendu ne tarda pas. C’était comme si un virus

s’était emparé du programme interne au drone. L’antivirus se

déclencha aussitôt. En quelques secondes, le diagnostic apparut sur la

console. Aucun virus en activité. Le programme fonctionnait

parfaitement. L’ennui, c’est que le drone ne manœuvrait plus comme

prévu. Maïa le vit dériver lentement dans l’espace et s’éloigner de la

proue de l’astronef. Elle lança un nouveau test tout en passant en

commande manuelles. Le drone n’était plus sensé obéir à l’ordinateur,

mais aux ordres propres du lieutenant de vaisseau. Les propulseurs

d’air comprimé ne se déclenchèrent pas pour autant, et la petite

100

sphère automatique continua à se fondre dans l’obscurité de l’espace.

Elle ne fut bientôt qu’un point sur le radar. Le compte-rendu détaillé

de l’autotest l’informa alors qu’un circuit électronique était

défectueux, et qu’aussitôt, le système l’avait contourné et remplacé par

un autre circuit, qui lui aussi avait pris un comportement aléatoire.

Elle appela le compte-rendu d’anomalie et l’examina de plus près. Il

s’agissait d’un comportement erratique d’un micro-processeur de type

Orion 3999. Une méga-puce hyperpuissante de dernière génération

équipant désormais tous les appareillages sortis depuis quelques

années. Les dix-huit usines de la société Intercalc, dispatchées sur

toute la surface de la Terre et de la Lune, en produisaient des milliards

pour l’industrie civile comme militaire. Cela allait depuis les astronefs

jusqu’aux pistolets radiants, en passant par les innombrables appareils

de télécoms, les movibulles et les ordinateurs. Il était rare de trouver

maintenant un appareil récent qui ne comportât pas sa puce Orion

3999. Ce processeur était presque considéré comme la brique

élémentaire de la Civilisation Parfaite de Terra-Nova. Il y en avait

donc des millions à bord du Tycho. Utilisés aussi bien pour la gestion

des propulseurs que de celle des toilettes ! L’avantage, c’est qu’il était

facile d’en remplacer un par un autre, et la conception moderne du

Tycho permettait à des équipements différents de se « prêter »

mutuellement la puissance de leurs puces Orion et de fonctionner par

redondance. Par contre, cette mutualisation des ressources n’existait

pas vraiment sur le petit drone d’inspection. Un coup d’œil sur la

console radar lui confirma que l’engin échappait à tout contrôle et se

perdait définitivement dans l’espace. Consciencieuse, Maïa prépara un

rapport, puis lança un nouveau drone. Elle eut néanmoins comme un

pressentiment… Et si cette perte de contrôle d’un équipement arrivait

lors du ralentissement de l’astronef et de sa mise en orbite terrestre?

101

Chapitre 11 – La vengeance des dieux

Le Pacha, le capitaine de corvette Millers pénétra en baillant

dans le poste de commandement, suivi des huit autres membres

d’équipage. Tout le monde était maintenant sorti des hibernators.

Plus ou moins en forme, plus ou moins en titubant…

Le TNS Tycho s’approchait du système terrestre, et il fallait

maintenant ralentir, puis se mettre en orbite terrestre, et pour cela,

passer à une vitesse comprise entre quarante mille kilomètres à

l’heure, et vingt-huit mille kilomètres à l’heure.

Après un bref entretien avec Maïa à propos du drone perdu et

des résultats de l’inspection de la structure de l’astronef, le Pacha

décida de déclencher la manœuvre. Chaque membre de l’équipage prit

sa place et se sangla sur un siège. L’enseigne de vaisseau Korpsk lança

l’arrêt de la rotation du navire, rotation destinée à procurer une

gravité artificielle de zéro virgule huit G par l’effet de la force

centrifuge. En quelques secondes, les propulseurs latéraux

stabilisèrent le Tycho. Aussitôt, chacun se sentit sans aucun poids.

Une canette métallique de boisson se mit à flotter tranquillement au-

dessus des têtes des astronautes. C’était Korpsk qui avait oublié de la

plaquer sur son support magnétique. Puis Maïa lança le dispositif de

basculement du module du poste de commandement. Celui-ci se mit à

pivoter sur son système à cardans. Peu à peu, le plancher de la cabine,

au lieu d’être tourné vers la paroi extérieure de l’astronef, s’orienta en

direction de la poupe.

Puis, Korpsk déclencha la séquence de retournement de

l’astronef. Il fallait orienter le propulseur principal de poupe vers

102

l’avant de la trajectoire. On ne sentit presque rien, tant l’accélération

et la rotation du navire étaient discrètes. La canette changea

subtilement de direction. En deux minutes, l’immense astronef avait

pivoté sur son centre de gravité, poupe vers l’avant, proue vers

l’arrière.

Le Pacha ordonna alors le compte à rebours. Chacun se

pencha sur ses consoles de psychoprotoplasmes. Dix minutes de

travail s’écoulèrent. Maïa était presque rassurée. Aucun problème

dans les systèmes de contrôle. Pas le moindre souci de programme.

Elle donna son feu vert.

L’ingénieur des machines Krepkon valida alors la dernière

séquence du processus de démarrage du propulseur principal. Le

système automatisé fit monter la charge du générateur nucléaire au

neptunium. Fascinée, Maïa regarda l’indicateur graphique de la

température du plasma s’étirer vers le plafond de la cabine. Elle

mordit ses lèvres et ferma les yeux. Au cas où tout exploserait et les

transformerait tous en chaleur et lumière… Il y eut une vibration

brutale. Elle se sentit alors plaquée sur son siège. La canette fut jetée

au sol et roula entre ses jambes. Le propulseur principal venait de se

mettre en marche, lançant un jet de lumière vive de plusieurs

centaines de mètres. Une nouvelle étoile venait d’apparaître dans le

ciel terrestre, et devait très certainement être visible depuis la Lune.

L’indicateur de G se stabilisa. Gravité terrestre de un G. Chacun défit

les sangles de son siège. Pendant une heure et demie, le Tycho

perdrait de la vitesse, et la pesanteur artificielle serait fournie par le

propulseur.

Maïa observa alors la console radar longue portée. Elle

jubilait : là cette boule, c’était la Terre, et à côté, la Lune. On ne

103

pouvait encore distinguer le trafic d’astronefs et les nombreuses

stations spatiales. Un bruit sourd venu de la poupe était perceptible

jusqu’au poste de commandement. Tout le monde restait silencieux. Il

y avait quelque chose d’émouvant de rentrer au bercail après deux ans.

Même pour des personnes sélectionnées pour leur absence totale

d’émotivité…

La jeune lieutenant de vaisseau se pencha sur l’hologramme

de navigation. La trajectoire était affichée en 3D. La Pacha avait décidé

de ne pas perdre de temps. Il s’agissait d’une trajectoire tendue, assez

gourmande en énergie. Mais qu’importe. Ils avaient hâte d’arriver.

Maïa pensait à toutes les partouzes qui l’attendaient sur Terre. Elle

allait baiser comme jamais, plusieurs fois par jour et par nuit, des

hommes, des femmes, tout y passerait. Et elle allait se shooter à

l’extasium. Non mais ! Enfin du plaisir !

Une bouteille fut débouchée, et debout autour d’un minibar,

tout l’équipage trinqua à leur mission bientôt achevée.

Les minutes s’écoulaient. Une fois la phase de propulsion

achevée, le vaisseau serait capturé par la gravité terrestre et maîtrisant

l’incidence de son approche, serait doucement installé en orbite

allongée. Là, il serait abandonné aux équipes d’entretien, et une

navette viendrait ramener l’équipage sur Terre.

Le compte à rebours annonça la prochaine fin de la phase de

décélération. La vitesse de quarante mille kilomètres à l’heure

approchait.

Le Capitaine de Corvette Millers donna l’ordre de reprendre

son poste d’opérations. Chacun se sangla donc à nouveau sur son

104

siège. L’enseigne Korpsk immobilisa soigneusement sa cannette de

boisson ainsi que son verre à pied.

Les chiffres défilaient inexorablement sur la console centrale.

Sur ordre du Pacha, l’enseigne Korpsk valida alors la phase d’arrêt du

propulseur. Trois, deux, un, Zéro. Ils allaient à nouveau flotter.

La vibration continua pourtant, imperturbable. Le propulseur

ne s’était pas arrêté, et la vitesse continuait à tomber.

Maïa observa alors sur sa console le même message d’alerte

que celui émit lors de l’incident du drone. Rapidement, elle identifia

un disfonctionnement d’un processeur. Un Orion 3999 !

Automatiquement, le système bascula sur un autre processeur, mais

le second se mit, à son tour, à ne plus répondre aux instructions.

« Malfonction informatique, cria-t-elle à l’adresse du Pacha.

— Korpsk, passez en mode deux. Maintenant ! »

L’enseigne ne l’avait pas attendu et venait déjà de changer de

mode de pilotage. Mais le propulseur continuait à fonctionner.

La vitesse tomba à trente mille kilomètres à l’heure. Le globe

bleu et blanc de la Terre envahissait désormais tous les écrans. Le

Tycho était irrésistiblement attiré vers la planète mère et sa trajectoire

le conduisait directement à un plongeon à forte incidence dans

l’atmosphère.

« Arrêt de la centrale, hurla le Pacha. »

L’ingénieur des machines Krepkon coupa aussitôt le

générateur au neptunium. Privé d’énergie, le propulseur s’éteignit

aussitôt. Toute pesanteur cessa également à bord de l’ultra-croiseur

qui continuait à foncer vers la Terre.

105 Le Pacha prit la situation en main.

« Maïa, donnez-nous une trajectoire de mise en orbite. Now !

Korpsk, propulseurs auxiliaires. Now ! »

Maïa actionna mentalement la procédure de calcul qui fut

aussitôt insérée dans le processeur de navigation. Ils allaient pouvoir

se mettre en orbite.

Korpsk déclencha la séquence de démarrage des propulseurs

auxiliaires. En vain. Rien ne se passa, mais une centaine de messages

d’alerte arrivèrent sur la console 3D de Maïa :

« Orion 3999 malfunction »

« Orion 3999 malfunction »

« Orion 3999 malfunction »

« Orion 3999 malfunction »…

« Lancement manuel », glapit le commandant.

Le bruit des propulseurs se fit entendre, puis stoppa

instantanément.

Maïa était submergée par les messages d’erreur du système.

Des milliers de processeurs Orion 3999 cessaient tout

fonctionnement. L’énorme vaisseau de huit cents mètres de long

plongeait désormais en chute libre vers la surface terrestre. Les haut-

parleurs du poste de commandement étaient maintenant envahis par

les messages radio du Centre de Contrôle spatial Luna 3 qui gérait le

trafic aux approches de la Terre :

« TNS Tycho que se passe-t-il ? Mettez-vous en orbite !

Now ! »

106 Un choc. L’astronef venait de pulvériser un satellite de

télécom.

La température extérieure commença à monter. L’ultra-

croiseur commençait à pénétrer dans les couches supérieures de la

stratosphère terrestre. Maïa savait que même si l’épais épais blindage

de l’astronef cuirassé lui permettrait sans doute de résister en partie

au choc thermique de la rentrée dans l’atmosphère à haute vitesse,

l’ultra-croiseur n’était absolument pas conçu pour y pénétrer et qu’il

était tout à fait incapable de faire autre chose que de tomber comme

une pierre. D’autant qu’il était impensable de lancer le propulseur

principal dans l’atmosphère terrestre, en raison du dégagement de

plasma hautement radioactif. Si celui-ci daignait maintenant

redémarrer…

« Commandant, on ne peut plus contrôler notre navire, hurla

Maïa.

— Evacuation immédiate lança le Pacha. Tous aux navettes. »

Quatre officiers se levèrent de leur siège, et tout en flottant

maladroitement dans la cabine, ils se ruèrent hors du poste de

commandement. Déjà, le bâtiment était aux prises avec des

instabilités et commençait à osciller tout en déchirant la stratosphère.

Maïa demeura assise et attachée à son siège face à sa console. Elle

cherchait désespérément une solution. Il fallait savoir… Oui ! C’était

cela. Il y avait un virus. Un virus qui n’était pas logé dans les

programmes, mais au cœur de chaque processeur Orion. Dans tous les

processeurs Orion. Un virus indétectable car intégré physiquement au

processeur et non aux programmes. Elle en était sûre. Les processeurs

étaient piégés ! Il fallait avertir…

107 « Dehors, tous, hurla Millers ! Now !»

Quatre autres membres d’équipage quittèrent aussitôt le poste

de commandement. A contrecœur, Maïa se détacha et se redressa

alors tout comme l’enseigne Korpsk. En s’agrippant aux sièges

abandonnés, elle tenta d’atteindre la sortie de la cabine. Elle vit alors

sur un écran la première navette s’éjecter de l’astronef. Mais c’est à ce

moment précis qu’un énorme panneau métallique fut arraché de la

coque et heurta le véhicule de secours. En un éclair, la navette fut

précipitée vers l’astronef et fut pulvérisée. Maïa hurla. La navette

venait de se désintégrer. La porte de la soute fut alors arrachée. Elle

aussi se désintégra dans une gerbe d’étincelles. L’enseigne Korpsk

voulu ouvrir la porte blindée du poste. Celle-ci résista. Il insista, puis

désespéré, il tendit la main vers la manette d’éjection de la porte.

« Non ! Stop ! Pas ça ! hurla le Pacha »

Trop tard. L’enseigne venait de basculer la manette. Les

boulons pyrotechniques se déclenchèrent et la porte s’ouvrit avec

violence en heurtant la cloison. Un souffle brûlant issu de la coursive

transforma en une seconde le pauvre officier en un morceau de chair

carbonisée, puis l’air pressurisé du poste de commandement

commença à s’échapper. La jeune femme se propulsa au sol juste

derrière une console. La langue de feu passa au-dessus d’elle, mais

n’épargna pas le commandant Millers. Brûlé au dernier degré, le

malheureux s’effondra sur son siège en criant de douleur. La coque

était entr’ouverte et le Tycho transformé en météore !

Le hurlement du dispositif de compensation atmosphérique se

déclencha, libérant des centaines de mètres cubes d’air dans la cabine

afin de compenser la perte. Maïa se mit à glisser et flotter d’obstacle

108

en obstacle, puis, ayant atteint la cloison, elle tenta de refermer la

porte en se protégeant derrière le battant déjà porté au rouge. Pour ce

faire, elle arracha le surcot de sa tunique, l’enveloppa sur le verrou de

porte, et poussant sur ses jambes, se lança de tout son poids contre le

battant. La porte claqua et se verrouilla, aidée par la surpression de la

cabine. Malgré le tissu, les mains de la jeune femme étaient

maintenant gravement brûlées, et elle ne put retenir ses larmes.

L’ingénieur Krepkon surgit de derrière sa console. Il était livide. Il

tenait à la main une combinaison de vol et un casque. Maïa s’approcha

de lui en rampant le long de la cloison. Tout comme l’ingénieur, et tout

en flottant dans la cabine, elle revêtit péniblement son scaphandre. Ce

qu’elle avait mal aux mains ! Il fallait maintenant s’asseoir sur un siège

et attendre… On sentait déjà le ralentissement impressionnant exercé

sur l’astronef en perdition. Ils étaient à nouveau soumis à une certaine

pesanteur. La température intérieure au poste de commandement

était maintenant de soixante-cinq degrés. Les deux astronautes

enclenchèrent leur circuit autonome de refroidissement et de

respiration. Le Tycho continuait sa chute vertigineuse vers l’Océan

Pacifique. Le thermomètre intérieur de la cabine indiqua bientôt

quatre-vingt degrés.

Allongée sur siège, Maïa attendait. Devant ses yeux toute sa

jeune vie défilait à toute vitesse… L’école monitorale. Le choix de son

nom d’usage, Maïa. Ses diplômes à l’Académie navale de Buenos Aires.

Son premier embarquement sur l’aviso Proto, puis sa mission sur

l’astronef d’exploration La Pérouse. Elle vit aussi passer ses nombreux

amants et amantes. On ne voyait rien. Tous les capteurs extérieurs

étaient hors d’usage. La cabine vibrait et oscillait. La mort, c’était

comment ? Est-ce que cela faisait mal ? Est-ce que… elle aurait

109

toujours mal aux mains, comme maintenant ? Et que se passait-il…

après ? Rien ? Elle revit la féerie des anneaux de Saturne. Et tout près,

la planète Titan. Elle pensa alors à l’impitoyable bombardement. Elle

vit défiler des centaines de visages, tels des fantômes. Elle « voyait »

des femmes, des enfants et des hommes. Avec précision. Des gens

qu’elle n’avait jamais vus, jamais connus… Et là, leurs traits étaient

tout à fait déterminés. Ils appelaient au secours. Elle « vit » une

femme porter un bébé qui hurlait de faim. Qu’est-ce que cela voulait

dire ? Elle n’avait fait que son devoir. Oui, son devoir. Elle devait en

être fière. Mais elle allait mourir. Des larmes coulèrent qu’elle ne

pouvait sécher derrière la vitre de son casque. Elle dit alors à haute et

intelligible voix : « Pardon ! ». Elle aussi méritait de mourir. Cela

faisait comment quand on mourait ? Le choc allait-elle la tuer

immédiatement ? Sa conscience hurla à nouveau… « Pardon ». Cela lui

fit du bien. Elle répéta : « Pardon ». Puis elle hésita quelques instants,

et comme si cela lui arrachait les entrailles, elle hurla dans le vase clos

de son scaphandre : « Pardon… Mon Dieu ! »

Elle se sentit alors en paix. Elle sourit. Brusquement, elle

suffoqua. L’alimentation en air… Quelque chose ne marchait pas

bien… L’air manquait… Mais elle n’avait plus peur.

Un témoin d’alerte apparut sur la verrière du casque de Maïa :

«Orion 3999 malfunction».

Talika Vanu quitta placidement l’abri du rideau de cocotiers.

Vêtu de son pagne vert et jaune et de sa chemise rouge, il descendit en

direction du rivage tout en faisant crisser le sable chaud sous ses

pieds. Au bout de la plage, sa pirogue à balancier l’attendait. Il allait

110

passer une journée de pêche au-delà de la barrière de corail de son

atoll de Mutu Hiva. Le pécheur polynésien, loin de toute civilisation

parfaite, allait nourrir sa famille. Car il avait une famille. Personne ne

s’occupait de lui. Ses enfants étaient parmi les rares habitants de la

Terre à bénéficier d’un père et d’une mère. Pour lui, c’était

élémentaire. Ils formaient une famille. Ils ne demandaient rien à

personne, et personne ne leur demandait rien. Il n’avait même jamais

entendu parler de la théorie du genre et n’avait jamais envisagé qu’il

lui soit nécessaire de déconstruire ses stéréotypes de genre pour que

son épouse devienne son égale. Mais il fallait pêcher tous les jours. Et

jeûner les jours de tempête. Soudain il s’arrêta. Il y avait quelque

chose de bizarre dans le ciel. Et comme un bruit. Il leva les yeux. Là

comme un morceau du firmament arraché par les dieux, une énorme

chose en flammes tombait, tombait, tombait. Elle tombait en direction

de la mer suivit d’un sillage de feu et de fumée noire. Elle lui fit penser

aux pierres de lave qu’il avait vu crachées par le volcan Hira Tavu.

Mais c’était tellement plus gigantesque. Et il ne savait pas dire, si

c’était proche ou lointain. La chose s’engloutit dans l’océan. Il y eut

une immense gerbe d’étincelles lors de l’impact. Une large colonne de

vapeur s’éleva à l’horizon. Puis, Talika Vanu aperçut la vague. Une

énorme vague qui se levait et se précipitait vers lui. Il tourna alors les

talons et remonta la plage au pas de course. Il entendait le

rugissement de l’eau, puis le fracas sur le récif. Il tourna la tête. La

vague, blanche de colère, était maintenant haute comme un cocotier.

Justement, il venait d’atteindre le rideau d’arbres. Il se jeta au sol

derrière un tronc et un talus de sable. Il vit sa pirogue soulevée comme

un fétu de paille, puis la vague arriver vers lui. Il se cramponna comme

il put à une racine qui courait au ras du sable. Alors la vague le

submergea. Sous le choc, il crut qu’il allait se laisser emporter, mais il

111

pensa à ses quatre enfants, et à sa chère petite épouse. Ils avaient

besoin de lui. Il tint bon. Puis l’eau se retira. Suffoquant, appuyé sur le

tronc, il se releva en toussant et en crachant. La pirogue avait disparu.

La mer reprenait peu à peu sa place. Une fois de plus, il avait survécu à

ses pièges. Le soleil continuait à prodiguer sa douce chaleur et l’alizé

continuait à agiter les palmes. Comme si rien ne s’était passé. A

l’horizon, la colonne de vapeur poursuivait son ascension vers le ciel,

en témoignage d’un terrible holocauste offert aux dieux.

113

Chapitre 12 – Disgrâce

« Nous avons douze milliards d’êtres humains sur cette

planète, ma chère Aletheia… Franchement, dites-moi bien ce que

quelques dizaines de Contributeurs en plus ou en moins peuvent bien

changer. Nous arrivons à peine à nourrir ceux qui travaillent et restent

à leur place, alors pourquoi vous inquiéter pour la mort d’une poignée

de Veilleurs à moitié factieux qui passent leur nuit à refaire un monde

moyenâgeux qui n’existe plus, au lieu de se reposer en vue de leur

prochaine journée de travail citoyen. Vous n’avez pas mieux à faire? Je

ne vous ai pas donné ce poste sensible de responsable du Firewall pour

que vous perdiez votre temps à vous apitoyer sur ces réactionnaires

minables. Ils nous font perdre du temps, perdre de l’argent, et ils sont

ennemis du progrès. Ils ne sont pas dans le sens de l’Histoire.

Oubliez ! C’est un ordre ! »

Il y eut un grand silence. La réponse de Nachat-Belkhazem,

matricule 545997MPK14, ministre de la Pensée et des Libertés de la

Province Europa-West avait été cinglante. La petite femme au teint

mat que redoutaient tant de personnes, même haut placées, était

fidèle à sa réputation. Cruelle et totalement dénuée de sensibilité…

Debout, malgré sa petite taille, elle dardait son regard noir et

dominateur sur Aletheia et lançait ses phrases comme autant de coups

de poignard. Elle aimait parler en un globish assez riche, histoire de

marquer la différence avec ses subordonnés, et exigeait d’eux le

contraire : ils devaient émettre des phrases courtes avec peu de mots,

sous peine de passer pour des intellectuels réacs et des fonctionnaires

inefficaces. Aletheia l’admirait néanmoins beaucoup, car depuis son

114

enfance, elle avait été conditionnée à obéir aveuglément à ce genre de

personne.

Celle-ci ne baissa cependant pas les yeux. Elle avait obtenu

cette entrevue avec le ministre, en urgence, et après avoir franchi

toutes les barrières du cabinet, elle était entrée dans ce bureau depuis

cinq minutes. Franchement gonflée à bloc, emportée par sa passion,

elle avait tout de suite protesté contre ce qu’elle avait qualifié de

meurtre de la part des Sardaukars à l’égard des Veilleurs. Elle savait

que cette police fédérale ne dépendait pas de l’administration de la

Province, mais en fait, les Sardaukars n’intervenaient guère sans un

blanc-seing du pouvoir politique local. Elle était sûre que Nachat-

Belkhazem ne pouvait pas ne pas être informée de l’intervention

meurtrière des forces de police, et ne pouvait pas ne pas l’avoir

préalablement approuvée. Dominant tous ses conditionnements, elle

répliqua :

« Je maintiens que c’est un meurtre, citoyenne ministre, et il

déshonore notre police. Et en plus, j’ai failli être tuée par un des tirs.

Ces gens, surtout des jeunes, ne faisaient pas de mal. J’en suis témoin.

— Ce n’était pas votre place, citoyenne. Vous êtes chargée de

surveiller les débordements du web, de les bloquer, de les dénoncer.

Vous êtes chargée de vérifier que seule la pensée utile s’y exprime.

Vous êtes chargée d’alerter sur les pensées non-conformes.

— C’était ce que je faisais.

— Il fallait envoyer des policiers infiltrés dont c’est le travail,

et qui auraient pu pratiquer les arrestations nécessaires.

115 — Ces groupes de Veilleurs étaient tolérés par les policiers

locaux, citoyenne ministre. Et surveillés. Ils se contentent de parler

philosophie et littérature.

— Ce qui est subversif. Ils parlent d’Histoire également, je le

sais. Cela fait un siècle que cette engeance essaie de reconstituer une

identité à leur peuple, identité que nous avons eu tant de mal à

déconstruire. Un siècle que nous tergiversons avec ces réacs. Je

n’approuve pas la tolérance à leur égard, sous prétexte qu’ils ne

perturbent pas l’Ordre Public. Ils perturbent l’Ordre Moral. Un siècle

qu’ils profitent des différences d’appréciation entre pouvoir local et

fédéral. Il n’y aurait que moi, chaque Veilleur serait immédiatement

arrêté, et reprogrammé. Au passage, après avoir dénoncé ses copains.

Que l’on me donne un an, pas plus, et je vous débarrasse des Veilleurs.

C’est vital pour l’avenir de notre société. N’avez-vous pas appris,

citoyenne Aletheia qu’une société ne peut survivre que si elle est

composée de citoyens sans identité, de citoyens atomisés ? N’avez-

vous pas appris que la société ne peut survivre qu’avec des citoyens

sans famille, sans nation, sans lieu géographique propre, sans

Histoire, sans langue, sans religion, sans pensée propre, sans genre,

sans généalogie, sans descendance ni ascendance ? Copuler et jouir

sans procréer, consommer sans limite et travailler pour le plus petit

salaire possible, voter sagement pour les deux seuls partis politiques

qui ont fondé notre chère République de Terra-Nova, sont les seuls

actes citoyens acceptables. Terra-Nova, notre république parfaite ! Ce

sont là, les seules valeurs républicaines. Les Modérateurs que nous

sommes peuvent consommer plus que les Contributeurs parce que

nous travaillons plus et mieux, mais sur le fond, c’est la même chose.

Vous devez obéir sans réfléchir, tout comme les Contributeurs le

116

doivent. Penser, c’est déjà contester. Contester, c’est être ennemi de la

liberté. Ils ont la liberté totale du plaisir charnel et des mœurs, que

veulent-ils de plus ? Cette liberté, nous l’avons arrachée aux forces

réactionnaires et obscurantistes, et nous leur avons donnée. Que

veulent-ils de plus ? Et que voulez-vous de plus ?

— Ces Veilleurs sont des hommes et des femmes, comme vous

et moi. Et leur liberté, c’est de pouvoir penser.

— Qu’ils pensent ce qu’ils veulent, mais qu’ils ne s’expriment

pas. Vous verrez d’ailleurs, que lorsqu’on ne s’exprime plus, on finit

par ne plus penser, et c’est mieux ainsi. La fonction crée l’organe.

Supprimez la fonction, l’organe s’atrophie, et on est bien plus heureux.

Il faut qu’ils se taisent. D’autant qu’ils ne se gênent pas en matière de

prosélytisme, ces factieux. Je suis sûre que ces groupes de Veilleurs

sont infiltrés par des cathos. Vous voulez vraiment que notre société

retourne sous le joug liberticide des cathos, comme pendant les deux

mille ans des Ages noirs ?

— Non bien sûr, citoyenne ministre, mais être catho, c’est

interdit… et c’est bien… Mais…

— Il n’y a pas de « mais », citoyenne Aletheia. Les cathos sont

nos pires ennemis, les pires ennemis de la Société et du Progrès. Ceci a

été très bien exprimé par un penseur de haut vol du début du siècle

dernier, Vincent Payons. Il avait été ministre sous un gouvernement

du Vénérable et Bien-Aimé président Séraphin Porcinet, Que Grâce

soit éternellement rendue à Séraphin Porcinet…

— Que Grâce lui soit éternellement rendue…

— Et ce Vincent Payons avait eu l’occasion de s’exprimer

clairement sur les cathos. Il avait dit qu’aucune société vraiment libre

117

ne serait possible tant que les cathos existeraient… Et il avait fondé

une religion de la liberté, où l’homme n’a pas d’autre maître que lui-

même. Une religion, où ce qui est bien ou mal ne dépend que de nous.

La seule religion vraiment acceptable est celle de ce qui est réel :

l’argent, le sexe et le pouvoir pour nous, le sexe, le travail et les plaisirs

chimiques pour les Contributeurs. Chacun sa place dans le grand

ordre mondial, et tout ira mieux. Et en supprimant les Veilleurs, au

passage, on supprimera les derniers cathos.

— Mais…

— Il n’y a pas de « mais », Aletheia. Car nous avons perdu

assez de temps avec ces Veilleurs. Ceux qui sont morts sont morts,

ceux qui vont être reprogrammés seront reprogrammés…

— Justement…

— Justement quoi ?

— Et bien, citoyenne Ministre, faut-il vraiment qu’ils soient

reprogrammés ? Ne trouvez-vous pas qu’ils ont eu assez peur comme

cela. Je doute fort qu’ils ne recommencent.

— Et les autres Veilleurs, qu’en faites-vous ? Ils penseraient

que nous sommes laxistes. Il est nécessaire qu’ils soient mis en

conformité avec les valeurs de la République. Et vous me voyez bien

inquiète de constater, que celle que j’ai honorée du poste envié de

responsable du Firewall, vienne maintenant m’étaler ses états d’âme.

Reprenez-vous, Aletheia. Et si vous ne vous sentez plus capable de

veiller à la sécurité de la République, dites le moi. Les candidats pour

vous remplacer ne manquent pas. Y compris dans votre service. »

118 Aletheia rougit légèrement. Elle savait que Gorgonov, bien que

son ami et amant, avait toujours eu envie du poste de chef du Firewall.

C’était un sujet sensible. Belkhazem était vraiment une garce, car elle

le savait trop bien…

« De plus, ajouta la perfide ministre, j’ai un petit travail pour

vous. Cela vous éloignera peut-être quelque peu de la surveillance du

Web et des esprits pernicieux, mais cela mettra en valeur vos autres

compétences… »

Aletheia observa sa supérieure avec curiosité et crainte.

Qu’allait-elle lui dénicher ?

« Avez-vous entendu parler de la catastrophe du Tycho,

continua Nachat-Belkhazem ?

— Oui citoyenne ministre, les derniers flashs d’information en

parlaient en boucle.»

En fait, de retour chez elle, puis en se rendant au travail, elle

n’avait entendu parler que de ça. Un astronef de combat tout neuf, le

dernier cri de la série des ultra-croiseurs, avait eu une panne de son

propulseur principal, et de retour de mission, n’avait pu éviter d’entrer

dans l’atmosphère terrestre au lieu de se stabiliser en orbite. Il s’était

écrasé dans le Pacifique. Les dernières nouvelles faisaient état de

l’évacuation de quelques groupes de population locale afin de les

mettre à l’abri de la radioactivité issue de l’épave. On disait même que

certains de ces autochtones étaient tellement arriérés qu’ils vivaient en

famille ! C’était presque aussi extraordinaire que le crash du vaisseau

spatial. Il n’empêche que la mort soudaine de onze astronautes était

particulièrement traumatisante, d’autant qu’il s’agissait tous de

119

Modérateurs parfaits. Leur conception avait coûté cher à la

République.

« Mais quel rapport avec mon travail, demanda alors

Aletheia ?

— Vous êtes une experte en cyber virologie, citoyenne. Les

derniers rapports envoyés par l’astronef en perdition faisaient état de

dysfonctionnements dans le système d’information et de contrôle.

Nous n’en savons pas plus. Les premières conclusions de la cause de

l’accident font état d’une attaque virale. Vous ne travaillez pas dans

l’astronautique, mais pour vous, un programme, c’est un programme.

— Je ne suis pas si sûre, citoyenne. Suivant leur objet, les

programmes sont très différents, et les virus destinés à les attaquer

également…

— Vous saurez vous adapter. Le Board veut absolument savoir

ce qui s’est passé sur le Tycho. N’oubliez pas que son sistership le

Daedalus, va bientôt sortir des chantiers, et qu’il n’est pas question de

le laisser appareiller sans en savoir davantage sur l’accident.

— Je suppose qu’une commission d’investigation va s’occuper

de ça, non ?

— Ils sont déjà sur les lieux et entreprennent de plonger pour

examiner l’épave. Mais la radioactivité ne facilite pas les choses… En

attendant, le doigt a été mis sur les programmes, et il n’y a aucun

besoin d’aller sur place pour les examiner. Des copies de tous les

programmes de navigation du Tycho vont vous être transférées. Je

vous décharge de votre activité au Firewall, je pense que cela vous fera

du bien. C’est peut-être un peu stressant, ce travail qui consiste à

espionner les autres. J’ai l’impression que vous n’arrivez pas à vous

120

abstraire de votre conscience. Je vous confie une bonne énigme, et

sachez-le, le Board attend des résultats très vite. Je suis sûre que vous

saurez isoler un virus s’il existe, si furtif soit-il.

— En somme, vous m’écartez citoyenne ministre… Suis-je en

disgrâce ?

— Prenez-le comme vous voulez. Cela m’est bien égal. Vous

avez besoin de changer de travail. Au moins temporairement. Je vous

charge donc de cette mission importante : vous trouvez ce qui ne va

pas dans les programmes du Tycho ! Now !

— Et qui va s’occuper du Firewall ? »

Nachat-Belkhazem lui lança son cruel regard de biche

perverse : « Ma chère, je crois que votre grand ami Gorgonov se fera

un plaisir de vous dépanner… Mais vous pouvez lui piquer quelques

spécialistes, si vous en avez besoin, dans votre nouvelle mission. Vous

pouvez garder votre bureau aussi. Et vos émoluments. Et votre titre.

Vous voyez, vous n’avez pas à vous plaindre. Mais le Board veut une

réponse. Il y-a-t-il un virus dans les programmes du Tycho?

— Mais citoyenne ministre, ces programmes ne sont que des

copies, ce ne sont pas les programmes embarqués sur le Tycho.

— Ne me prenez pas pour moins avisée que je ne suis,

citoyenne. Vous savez bien mieux que moi que nos astronefs sont

surprotégés, et que l’introduction d’un virus une fois le programme

installé à bord est impossible. L’intrusion aurait été repérée. Non, seul

un défaut ou un virus dormant préinstallé dans le programme peut

être admis. »

121 Aletheia savait que la ministre avait raison. Mais elle était

furieuse d’avoir été écartée, et encore plus de ne pouvoir intervenir

davantage pour les Veilleurs arrêtés. Elle manquait à sa parole, et elle

était sur le point d’en pleurer de rage. Elle salua donc froidement, et

partit presque en claquant la porte. Et la dernière chose au monde

qu’elle cherchait, c’était de se retrouver en face de Gorgonov. Son

amant devenait son rival !

123

Chapitre 13 – Les prisons de verre

Aletheia avait de la suite dans les idées. Pour la première fois

de sa vie, elle désobéissait à sa hiérarchie. D’une part, elle ne s’était

pas sentie capable de retourner à son bureau et d’y affronter le regard

de ses collaborateurs, d’autre part, elle n’acceptait pas d’abandonner

les Veilleurs emprisonnés. Elle savait qu’une fois expédiés au Centre

de reprogrammation, elle ne pourrait plus faire grand-chose. Ils ne

sortiraient du Centre qu’avec leur personnalité profondément

modifiée et à moitié amnésiques. Ils ne seraient plus les mêmes

personnes. Elle trouvait ça horrible, bien qu’on lui ait toujours

expliqué que c’était très humain : des individus asociaux et nuisibles

redevenaient utiles et assimilables dans la société parfaite de Terra-

Nova. Son seul espoir, c’était que les Sardaukars aient souhaité garder

quelque peu leurs captifs afin de les faire parler… C’était évident

qu’une fois reprogrammés, les malheureux « parleraient » aussi, mais

cela prenait plus de temps, et pour les policiers fédéraux, leur

réactivité et leur rapidité avait toujours été un atout.

Elle parqua sa movibulle devant l’énorme et sinistre bâtisse de

style néoporcinien qu’était le Quartier Manuel Gaz, centre névralgique

du S.A.R.D pour la province Europa-West. Elle frissonna, tant les

approches en étaient lugubres. En outre, une pluie battante jaunâtre

tambourinait sur la verrière de plastosynthèse transparente qui

recouvrait le vaste parking extérieur. Le stationnement à l’intérieur

des buildings était interdit pour tout véhicule n’appartenant pas à un

Sardaukar, ou à un membre du Ministère Fédéral de l’Intérieur. Elle

traversa donc le parking encombré, puis s’approcha du porche

monumental. Elle leva le regard et frémit en contemplant la statue de

124

l’homme qui avait donné son nom au Quartier. Le regard glacé de

Manuel Gaz se posait sur elle. L’homme était petit, mais si impérieux !

Il tenait d’une main une matraque, et de l’autre une grenade à gaz

lacrymogène. Il était célèbre pour cette marotte des gaz, et c’est avec

ce sobriquet de « Gaz » qu’il était entré pour toujours dans l’Histoire.

Rares devaient être ceux qui étaient capables de se rappeler son vrai

nom. On sentait dans cet être, l’ambition, la cruauté et l’absence totale

de scrupules. Elle ne savait pas si le modèle original avait été ainsi,

mais c’est manifestement ce que le sculpteur avait voulu traduire pour

la postérité. Manifestement, cela devait être considéré comme des

qualités…

Elle passa le porche, puis se fraya un chemin dans le dédale de

couloirs, non sans s’arrêter fréquemment en face des lecteurs

psychométriques, afin de s’identifier. Il n’y avait rien à faire, puisque

le lecteur analysait les ondes mentales, mais il ne fallait pas trop

bouger tout de même, faute de quoi, la barrière restait fermée. Sans

arrêt, elle croisait des patrouilles de Sardaukars en tenue de combat.

Accueillant ! Elle était déjà venue plusieurs fois ici, mais ne pouvait se

défaire du malaise qu’elle ressentait systématiquement dans cet antre

des forces du régime de dictature parfaite de Terra Nova.

A une borne d’accueil, elle demanda à rencontrer le Général

Boucauld, patron de cette unité d’élite pour tout le district

métropolitain de Demonya. Elle fut reçue rapidement, eut égard à son

titre de Responsable du Firewall. Ses services collaboraient souvent

avec ceux du général.

Elle fut introduite dans son bureau. Elle n’avait jamais

rencontré de visu cet homme. Borgne et crâne rasé, l’homme de

125

soixante-six ans n’avait pas l’air commode. Il portait en permanence

une imposante casquette.

Il l’accueillit froidement, professionnellement.

Aletheia lui exposa le motif de sa visite. Elle voulait lui faire

part de ses regrets d’avoir été interrompue dans son enquête. Elle

protesta contre les tirs en aveugle de la nuit dernière qui avaient failli

la toucher. Elle lui expliqua qu’elle avait réussi à capter la confiance

des Veilleurs, et qu’elle aurait pu en savoir bien plus. Elle lui demanda

de bien vouloir surseoir aux Reprogrammations afin de pouvoir poser

tranquillement les questions qui, elle, l’intéressaient, et qui

concernaient les réseaux clandestins d’information du web. Elle lui

demanda si ce n’était pas trop tard…

Le Général lui répondit sèchement.

Oui, il avait encore sous sa garde la totalité des Veilleurs

appréhendés la nuit dernière. Oui, certains étaient déjà soumis aux

interrogatoires. Oui, il y avait de nouveaux noms qui étaient donnés, et

oui, un movicar de Sardaukars était sur le point de décoller afin de

procéder à de nouvelles arrestations. Il avait déjà obtenu trente

nouveaux noms et de nombreux aveux. Non, les prévenus n’avaient

pas souffert, non les Sardaukars n’étaient ni des sauvages, ni des

brutes. Non, il ne regrettait pas d’être intervenu, et oui, elle était sortie

de ses prérogatives en voulant mener l’enquête elle-même. Il lui

proposa d’assister à des interrogatoires, ce qui lui permettrait

d’orienter certaines questions à sa guise.

Aletheia accepta. Tout ce qui pouvait gagner du temps était

bon à prendre.

126 « Vous savez, dit-il, parmi les interpellés, il y a de nombreux

cathos. Vous connaissez la loi qui vise ces criminels de la pensée.

Comme toutes les personnes encore soumises aux superstitions

religieuses, et qui sont en fait des malades bien souvent incurables, ils

ont le choix entre la reprogrammation ou l’euthanasie. Notre régime

est extrêmement humain. Les gens peuvent choisir leur manière de

devenir conforme et de ne plus nuire à la société. Ce qui n’est pas le

cas des autres types de criminels. Les uns sont reprogrammés, les

autres, considérés comme malades incurables, sont euthanasiés. Il

vaut mieux qu’ils partent dignement, que de continuer à manifester

l’indignité de leurs crimes à la face du monde et surtout de leurs

victimes. On ne leur demande pas leur avis. C’est bien ce que nous

faisons d’ailleurs avec d’autres types de malades, les vieux, les

enfants… Ils nous quittent dans la dignité, car rester à la charge de la

société, ça, c’est indigne. Et notre régime parfait est très attaché à la

dignité de l’homme. En ce qui concerne les cathos et autres malades

coupables de crimes politiques, la plupart acceptent la

reprogrammation. Cathos, mais pas fous ! Il y en a bien quelques-uns

qui jouent au martyr, mais lorsqu’ils sont face à la seringue

d’euthanasie dans le Dignity Center, ils ont l’air de le regretter… Des

personnes pas très avisées…

— Ne serait-il pas plus simple de maintenir ces personnes en

prison, objecta alors la jeune femme ?

— Vous n’y pensez pas ? Savez-vous ce que ça coûte de

maintenir un condamné en prison pendant des années ? Il est

économiquement bien préférable et plus rationnel de le reprogrammer

ou de l’éliminer. Avec douze milliards d’êtres humains sur Terre, nous

ne manquons pas de main d’œuvre, que diable ! Et puis où est la

127

dignité du prisonnier ? Non, la prison n’est qu’une salle d’attente d’un

traitement sérieux et définitif et économiquement responsable ! Et

c’est le moment privilégié où les services de police peuvent faire le

plein d’informations faciles à extraire…»

Cette idée le mit de bonne humeur, malgré le masque

impersonnel qu’affichait son interlocutrice.

Accommodant, le général proposa alors à Aletheia de

l’accompagner au centre des interrogatoires. Après avoir franchi

plusieurs contrôles psychométriques, elle put emprunter un

ascenseur, escortée par deux Sardaukars, dont un lieutenant. Les

policiers saluaient respectueusement le général, et restaient très

déférents devant la jeune femme à qui le général faisait l’honneur de

l’accompagner. Elle devait être importante !

Le véhicule s’enfonça verticalement dans les sous-sols du

Quartier Manuel Gaz.

Puis, ils empruntèrent un long couloir nu où chaque pas

résonnait sinistrement. Encore des grilles, des portes blindées, des

lecteurs psychométriques. Et encore des gardes.

Le petit groupe parvint enfin devant une double porte blindée.

Deux Sardaukars déverrouillèrent l’obstacle et tirèrent un seul battant.

Cela rappela à Aletheia sa récente visite d’une centrale au neptunium…

Les détenus devaient être sacrément radioactifs…

Elle entra, et demeura quelques secondes, bouche bée. Elle

n’avait jamais vu la prison du Quartier Manuel Gaz. Devant elle

s’étendait une salle immense, dont il était difficile de détailler les murs

opposés. Il s’agissait de béton brut. Sa hauteur devait correspondre à

au moins celle de deux étages normaux. Des projecteurs ultra-

128

lumineux éclairaient violemment toute la salle. Rien ne s’opposait au

regard. Car on aurait dit un immense vivarium. La salle était

subdivisée en un certain nombre de cages de verre aux cloisons

parfaitement transparentes. Des centaines de prisonniers, des

hommes, des femmes, des enfants, étaient assis à même le sol, ou

debout en train d’arpenter leurs cellules. Nombreux étaient ceux qui

marchaient le long des cloisons et parcouraient inlassablement le

périmètre transparent de leur cage. Chacune de ces cellules avait

environ dix mètres de côté, et des allées étaient ménagées entre elles,

afin de permettre aux gardes de circuler et de surveiller. Au milieu de

chaque cellule, un cabinet de toilette, lui-aussi totalement transparent,

avec une douche et un WC. La jeune femme estima qu’il devait y avoir

une cinquantaine de détenus par cellule. Elle reconnut un couple

aperçu chez les Veilleurs. L’absence totale d’intimité semblait être le

principe directeur de cette prison. Une prison de verre aux parois

lisses.

« Les projecteurs fonctionnent 24 heures sur 24, expliqua le

Général. Les détenus perdent donc toute notion du temps. De plus, de

façon aléatoire, nous déclenchons des stroboscopes pendant plusieurs

minutes. Cela permet de ramollir les défenses psychologiques de nos

détenus, et ils sont tout contents de sortir pour être conduits à

l’interrogatoire, ou au traitement final.

— Il ne semble pas y avoir de porte, à ces cellules, fit

remarquer Aletheia.

— Pas besoin expliqua le général. Regardez. Nous venons

d’avoir une livraison fraîche.»

129 Il tendit le doigt vers le plafond. Les cages de verre étaient

toutes surmontées d’un genre de pont roulant équipé de bras

télescopiques et préhensibles. A ce moment précis, un détenu était

serré à la taille entre deux pinces garnies de mousse. Il agitait bras et

jambes, mais en vain. Le bras avait été le saisir à l’étage supérieur, et

maintenant, la machine le transportait délicatement au-dessus des

cages. Lorsqu’elle eut trouvé la cage d’affectation, le bras plongea

entre les parois de verre, s’abaissa jusqu’au sol, les pinces s’écartèrent,

et le malheureux fut libéré. Le bras se souleva aussitôt et partit se

livrer à une nouvelle séquence.

« Regardez, poursuivit le général. Nous allons maintenant

saisir une personne pour l’interrogatoire. »

Le bras se déplaça à nouveau au-dessus des cages, puis

s’immobilisa au-dessus d’une autre cellule, et plongea au milieu,

pinces écartées. Les détenus affolés se relevèrent et allèrent se plaquer

contre les parois. Sans hésiter, la pince s’approcha d’un homme. Celui-

ci tenta d’esquiver, la pince fit alors jaillir un bref jet de gaz. Tout le

monde se mit à tousser, et les mâchoires s’emparèrent délicatement

du prisonnier. Une jeune femme s’accrocha à lui en pleurant.

L’homme lui cria quelque chose, mais le verre faisait obstacle au son.

Le bras souleva sa victime. La jeune femme fut, elle aussi soulevée,

puis elle lâcha prise.

Le prisonnier, enserré par les coussins des pinces, fut

transporté au-dessus des cages, puis il disparut dans une ouverture

béante du plafond.

« Venez-vous, dit le général ? Nous allons assister à son

interrogatoire. C’est un de vos Veilleurs…

130 — Ce ne sont pas… les miens grommela Aletheia,

complétement révulsée par ce qu’elle avait vu. »

131

Chapitre 14 – L’interrogatoire

Aletheia et le général Boucauld quittèrent cet espace de

cauchemar, et empruntèrent l’ascenseur. Nouveaux gardes, nouvelles

grilles, nouveaux lecteurs psy…

Ils parvinrent devant une porte où était affiché le mot

« Q&A », pour Questions and Answers…

Galamment, car c’était un homme du monde, le général

Boucauld s’effaça pour laisser entrer Aletheia… Celle-ci se dit in petto

qu’elle pourrait bien le dénoncer pour stéréotypes de genre

insuffisamment déconstruits… Encore un qui n’avait pas dû lire les

ouvrages si raffinés du fameux Vincent Payons, le grand humaniste du

siècle dernier. Il n’était donc qu’une brute.

Le local des interrogatoires ne ressemblaient pas à une salle

de torture. Il y avait déjà quatre autres personnes, trois hommes et

une femme, allongés sur des lits. Ils étaient sanglés, mais auraient pu

se détacher s’ils l’avaient voulu. Ils semblaient dormir paisiblement.

Tous étaient recouverts d’électrodes de la tête aux pieds.

Des cris provenant de la pièce voisine se firent alors entendre.

« Notre client a été livré par le convoyeur à la salle de

préparation, commenta le général. Il n’a pas l’air d’accord, mais il s’y

fera. »

De fait, les cris cessèrent rapidement, et le détenu apparut

bientôt allongé et endormi sur une civière roulante qu’un infirmier

poussait.

132 « Il reste conscient, précisa le général. Il est simplement

incapable de toute action volontaire autre que ce qu’on lui

demandera. »

Il fut installé sur un lit vide, puis des électrodes lui furent

grées rapidement sur tout le corps.

« Vous lui… envoyez des… décharges, demanda la jeune

femme avec dégoût ?

— Je vous ai dit que nous ne sommes pas des sauvages,

répondit le général avec quelque irritation. Non, ce sont des capteurs

et des stimulateurs, mais à aucun moment notre client ne souffrira. Sa

seule souffrance sera de savoir qu’il va répondre inéluctablement à

toutes nos questions. Et avec précision. C’est un malade, il nous faut

un diagnostic fiable avant de prescrire le traitement… »

Une infirmière lui injecta alors une piqûre. Cela devait être

quelque chose comme un sérum de vérité. Plusieurs hologrammes

s’allumèrent. Ils affichaient des diagrammes 3D du cerveau du

prisonnier.

Pendant ce temps, des policiers s’étaient assis aux côtés des

autres captifs allongés, et ils leur posaient des questions à voix basse.

Aletheia nota que les prisonniers répondaient doucement après

quelques secondes.

« Les informations les plus précieuses ne nous parviennent

qu’après quelques heures. Nous leur posons une question, et celle-ci

fait son chemin. Si l’individu n’a vraiment pas envie de répondre, il lui

faut bien une heure ou deux avant de se décider.

— Ils ne souffrent pas ?

133 — Non, rien de physique. Ils savent simplement qu’ils ne

peuvent nous cacher la vérité. Et au bout d’un moment, ils la disent.

Nous sommes toujours les vainqueurs pour le bien-être de notre

société de liberté et pour leur bien à eux. Lorsque nous sommes sûrs

qu’ils ont tout dit, ils retournent dans leur cage de verre, en attendant

la décision sur leur traitement médical et leur transfert, soit au Centre

de Reprogrammation, soit au centre d’euthanasie, le Dignity Center.

S’ils ne sont pas malades, ils sont aussitôt relâchés. Mais tout bien-

portant est un malade qui s’ignore. Lorsque nous arrêtons quelqu’un,

il a toujours quelque chose à se reprocher. Ne serait-ce qu’avoir

souhaité nous échapper ! »

Pour Aletheia, l’envie de nausée était maximum. Mais il fallait

faire son boulot. Elle se pencha alors vers le « patient » qui venait

d’être préparé, et elle lui demanda doucement :

« Citoyen, quel est votre nom ? »

L’homme donna son numéro et son pseudo, son prénom. Il

s’appelait Marc. Un nom catho. Cela promettait !

Puis, un policier lui fit part de ce qu’on lui reprochait. Avoir

été trouvé dans un rassemblement de Veilleurs. Il lui demanda de

confirmer sa présence. L’homme acquiesça. Il n’avait rien à cacher.

Alors Aletheia commença à lui demander s’il était utilisateur

de sites web clandestins.

Il répondit oui. Et à la question suivante, il donna le nom des

sites. Il indiqua que les clés d’accès à ces sites étaient sur son

ordinateur. Chez lui. Il donna son adresse, ce qui était déjà connu de la

police.

134 Le policier lui demanda alors s’il connaissait les webmasters

de ces sites. L’homme dit oui, mais il ne donna pas de nom.

« Il résiste, fit remarquer le général. Regardez, sur

l’hologramme, plusieurs zones du cerveau sont rouges. Nous allons

attendre tranquillement. Il va se détendre. Il sait qu’il faudra parler.

Lorsque tout sera vert sur son cerveau, nous reprendrons… la

conversation… Mais posez d’autres questions, ordonna le général au

policier.

L’examen de la vie privée de l’individu continua alors.

Soudain, le général lui demanda brusquement : « Etes-vous catho ? »

Le cerveau devint à nouveau tout rouge.

« Etes-vous allé à la messe ? » Nouvelle rougeur, nouveau

silence.

Aletheia devait avouer ne pas être trop au courant, elle ne

savait même pas en quoi cela consistait, « aller à la messe ». Ce n’était

pas son boulot. Et elle ne connaissait personne qui « allait à la

messe ».

Le général la prit en aparté :

« Lorsqu’il nous aura dit s’il va à la messe, nous lui

demanderons qui préside cette messe. Il finira bien par nous

répondre.

— Mais qu’est-ce qu’une messe, demanda alors la jeune

femme ?

— Une sorte de cérémonie clandestine des cathos. Ce serait

paraît-il un sacrifice. Ils affirment qu’il y a de la chair et du sang.

135 — Mais c’est horrible !

— C’est bien pour cela que c’est criminel. Ce sont de vrais

malades ! Nous ne faisons pas n’importe quoi. Et puis, ils prétendent

que cela leur donne des forces. Effectivement, se priver de toute

jouissance, que ce soit l’argent, le pouvoir, le sexe, cela doit être

difficile.

— Ils se privent de ça ? Mais c’est inhumain !

— Et antisocial. Vous comprenez pourquoi ce sont de vrais

dangers pour la société. Il nous faut être impitoyable.

— Et ceux qui… président les « messes ». Que font-ils ?

— Ce sont les sacrificateurs. On les appelle des « prêtres ».

Comme dans d’autres religions. Et ils exhortent les autres. Et ils leur

disent que même s’ils sont malheureux sur Terre, ils vivront après la

mort à condition de rester cathos. Un peu comme des morts-vivants.

C’est terrifiant. Du coup, les cathos ne cherchent même plus à

améliorer leur sort en devenant des citoyens soumis aux règles de la

société. Ils restent des révolutionnaires, des malades, et ils contestent

les valeurs républicaines : l’individualisme, la primauté de la matière,

du désir individuel, de la liberté sans entrave. Et ils leur disent qu’il

faut faire souvent des sacrifices pour être toujours capables de

contester nos valeurs. Et ils affirment même qu’il faut protéger « la

vie », de la conception à la mort naturelle.

— N’importe quoi !

— Je vous le disais citoyenne. Vous m’avez paru avoir quelque

sympathie pour eux. J’espère que vous comprenez maintenant. Et

puis, franchement, j’ai bien vu qu’en entrant ici, vous vous attendiez à

136

voir des chaines, des fers rouges, des chevalets, des gégènes et autres

horreurs. Je vous l’ai dit : nous ne sommes pas des sauvages… Nous ne

sommes pas des brutes ! Nous sommes le dernier rempart de la

Nouvelle Civilisation Parfaite contre la barbarie des réacs des âges

obscurs ! »

Le général Boucauld avait l’air content de sa dernière sortie.

Le problème, c’est que même si Aletheia pouvait partager ses idées,

elle n’avait pas confiance en lui. Ce n’était pas rationnel, c’était comme

cela…

Il lui proposa cependant d’interroger à son tour le patient. Elle

s’assit à son chevet, et enchaîna une série de questions sur le web et les

façons de détourner les surveillances. Peu à peu, le malheureux lui

avouait de plus en plus d’informations. Elle apprit qu’un certain

nombre d’antivirus étaient clandestinement produits et destinés à

contrer les virus espions du gouvernement. Cela l’intéressa. Elle

comprit bientôt qu’il y avait tout un trafic de logiciels clandestins, et

qu’une des sources de production de ces logiciels pirates semblait

tourner autour d’un des centres de développement de la société

Intercalc, la société qui avait conçu et produisait en masse la fameuse

série des processeurs Orion. C’est sûr, il devait y avoir de nombreux

spécialistes dans ce genre de société. Le centre de développement était

situé dans la banlieue industrielle de Demonya 10, et Aletheia nota

qu’il lui faudrait sans doute y lancer une enquête. Elle était assez

satisfaite de récolter ce genre d’information. C’était utile pour pouvoir

reprendre son poste, car enquêter sur un accident spatial ne

l’intéressait absolument pas. Elle poursuivit les questions, mais

malheureusement, le détenu n’en savait guère plus. C’est alors qu’elle

eût l’idée de lui demander s’il était catho. Le gars avait dû se ramollir,

137

car il répondit sans hésiter. Oui, il était catho. Et le cerveau en 3D

avait viré au rose pâle.

Les autres policiers la laissaient tranquille avec son patient. Ils

devaient juger que l’interrogatoire sur l’informatique serait

certainement mené avec davantage de compétence par la propre

responsable du service du Firewall. Penchés sur les autres « clients »

ils continuaient à les « cuisiner » tranquillement.

Elle retourna alors à sa question initiale : « Qui produit les

logiciels pirates chez Intercalc ? »

Le patient parut soulagé de la question, et dit qu’il ne savait

pas. L’imagerie du cerveau restait au vert. Alors Aletheia décida de le

prendre par surprise, et lui demanda : « Et qui est celui qui préside les

messes ? »

L’image passa au rouge vif.

« Qui est le… président… le prêtre ? »

L’homme afficha un visage crispé et désespéré. Quelques

larmes perlèrent sous ses paupières. L’image du cerveau demeura

rouge, puis pâlit…

« Je suis une amie, chuchota la jeune femme. Qui est le

prêtre ? Dites-le moi, rien qu’à moi…

— Le… le d….

— Le d… ?

— Le do… doc… Le docteur… »

Les larmes coulaient abondamment. Aletheia était épouvantée

par ce qu’elle avait fait. Elle regarda autour d’elle. Personne n’écoutait.

138 « Le docteur ? Quel docteur ? »

Le patient restait silencieux. L’intensité de l’imagerie du

cerveau témoignait de la terrible lutte qu’il livrait.

« Le docteur Alexandro, suggéra-t-elle ?

« Oui ».

Nouvelles larmes.

« Mais, dit-elle, cet homme est bon !

— Oui, répondit à nouveau le patient.

— Il est bon. Ce n’est donc pas un catho ! »

Il n’y eut pas de réponse.

Elle réfléchit rapidement. Le docteur Alexandro ne pouvait

pas être méchant. Un sacrificateur ! Un manipulateur. C’était

impossible ! Elle était sûre de son jugement. Elle ne devait rien dire, et

il lui faudrait chercher à en avoir le cœur net toute seule. Elle se

pencha à nouveau vers l’homme et murmura :

« Je sais que cet homme est bon. Je ne dirai rien ».

Une amorce de sourire sembla illuminer le visage du

malheureux. Apitoyée, elle lui passa doucement la main sur le visage.

Puis elle se leva et annonça aux policiers :

« Je crois que je sais maintenant ce dont j’ai besoin, en

matière de logiciels pirates. Cet homme m’a l’air épuisé. Vous devriez

le laisser tranquille.

— Il est catho ?

139 — Non. Il en a connu, d’où son embarras, mais il n’est pas un

catho. Par contre, il m’a appris pas mal de choses sur le trafic de

logiciels interdits. Ce n’est qu’une victime sans importance. Vous

devriez le laisser aller…

— On verra citoyenne. Ce sera au diagnostic final de décider. »

Aletheia était embarrassée. Elle voulait fuir ce lieu malfaisant.

Elle avait l’impression que détenir un tel secret ici ferait bientôt d’elle

un des « clients » des policiers. Elle pivota, baissa la tête et fonça vers

la sortie. Elle faillit emboutir une large poitrine à l’uniforme chamarré.

Un capitaine des Sardaukars lui barrait la route.

141

Chapitre 15 – Gabriel

Aletheia leva la tête. Elle le reconnut. C’était l’officier

Sardaukar qui les avait sauvés pendant la rafle, dans la zone

industrielle. Un bel homme, aux larges épaules… Même sans son

équipement de « robocop ».

« Citoyenne dit-il doucement, avez-vous entendu ceci… »

Il lui tendit un intercom. Intriguée elle le connecta. Un petit

cube de lumière bleuté se mit à flotter à quelques centimètres de

l’appareil. Une voix se fit aussitôt entendre. C’était la sienne.

« Qui est le… président… le prêtre ? »

« Je suis une amie… Qui est le prêtre ? Dites-le moi, rien qu’à

moi…

C’était aussi la voix du patient…

Le… le d….

Le d… ?

Le do… doc… Le docteur…

Le docteur ? Quel docteur ?

Le docteur Alexandro ?...

Elle coupa l’appareil et regarda le Sardaukar avec un air

courroucé.

« Vous m’espionnez !

142 — C’est un travail que vous connaissez très bien, je crois, et

moi-aussi. C’est notre travail. Cela vous étonne ? »

Le capitaine la regardait droit dans les yeux. Elle devinait une

pointe d’amusement.

« Vous n’avez pas le droit, siffla-t-elle !

— Ici, les écoutes clandestines sont une institution, citoyenne.

Tous nos interrogatoires sont écoutés et les enregistrements

communiqués au Ministère de l’Intérieur. Si vous n’aviez pas coupé

l’appareil, vous vous seriez entendue mentir au policier. Ce n’est pas

bien ça… Heureusement, j’ai immédiatement effacé l’enregistrement

central, tout comme sa copie sur le cloud. J’effacerai cet

enregistrement aussi.

— Pourquoi le feriez-vous, capitaine ?

— Je ne suis pas sûr que vous aimeriez avoir davantage

d’ennuis. Vous en avez déjà avec la belle Belkhazem… »

Aletheia se sentait déjà piquée un peu au vif. Il était culotté ce

soudard ! Et comment était-il déjà au courant ? Les écoutes, sans

doute… Ils écoutent même la Ministre de la Pensée et des Libertés. Il

s’appelle comment? Ah ! Oui ! Gabriel. C'est marqué sur sa veste.

Encore un nom catho ! Sans doute difficile à porter chez les

Sardaukars. Mais il paraît qu’ils aiment le risque. Il est mignon, pensa-

t-elle. Mais c’est un goujat !

« Je répète ma question, capitaine. Pourquoi cherchez-vous à

me rendre ce service ?

— Nous sommes dans une salle d’interrogatoire, alors je vais

répondre à vos questions. Je n’ai pas le choix. Parce que je sens que

143

vous risquez de faire des bêtises. Cacher les résultats d’un

interrogatoire, par exemple. Et puis, continuer une enquête toute

seule sans ordres. C’est aussi une bêtise. Car, je serais vous, je

laisserais le docteur Alexandro tranquille.

— Pourquoi ?

— Vous l’avez dit, c’est un homme bon.

— Parce que les Sardaukars sont sensibles à la bonté ?

— Le général l’a dit, nous ne sommes pas des sauvages…

— Vous vous moquez de moi ! Je ne vous permets pas.

— En colère, vous êtes encore plus jolie !

— Vous n’êtes qu’un goujat ! Un sauvage ! Une brute !

— Encore ! Oui ! Dans cette salle on peut tout se dire… »

Aletheia était en fait rouge de colère. Encore plus rouge que sa

chevelure… D’autant que le capitaine avait l’air de s’amuser follement.

Dans cette salle de tortures ! Elle décida de contre-attaquer.

« Vous me semblez un sacré faux Sardaukar. Il faudrait ne pas

s’occuper du cas d’un… prêtre ? Seriez-vous donc catho, capitaine ?

— Ouf ! Cela est dur à imaginer, citoyenne… Vous pensez

vraiment que l’on recrute des cathos chez les Sardaukars ? Vous êtes

révolutionnaire ! »

Aletheia ne répondit pas… Il s’en tirait par une pirouette… Elle

le coincerait une autre fois…

« Dites, citoyenne, reprit-il d’un air énigmatique, dans

l’enregistrement, que je vais effacer, il y a aussi mention de la société

144

Intercalc… Vous savez, la boîte qui fait son beurre en inondant le

marché de ses puces miracles. La gamme Orion. Je serais vous, je ne

m’intéresserais pas trop à cela… Vous voyez ce que je veux dire ? »

Aletheia sourit. Elle allait enfin pouvoir le tenir. Il devait avoir

des intérêts financiers dans cette société. Cela devait faire son beurre à

lui, aussi. Sardaukar, mais corrompu !

« Je vois bien, dit-elle d’un air enjoué. Il ne faut pas regarder

de ce côté-là.

— Exactement.

— Et il ne faut pas regarder non plus du côté du docteur

Alexandro.

— Tout à fait.

— Vous êtes un sacré Sardaukar, vous ! Et pourquoi donc ?

— Je m’assure que vous ne perdiez pas votre temps. J’ai cru

comprendre que votre mission était maintenant… différente de ce

qu’elle était il y a peu…

— Comment le savez-vous ?

— Les Sardaukars savent tout.

— Ils écoutent tout le monde. C’est odieux.

— C’est pour la sécurité de la République. Et je répète : votre

mission n’est plus de vous occuper de la sécurité du web ou de trouver

les groupes factieux. Vous n’avez pas besoin de vous occuper de ce

qu’on vous dit sur Intercalc ou sur Alexandro.

145 — Je reste responsable du Firewall, même si j’ai une autre

mission. Je suis en droit de poursuivre l’enquête sur les groupes

factieux.

— En faisant cela, citoyenne, vous faites avancer l’enquête de

la personne qui est en train de prendre votre place. Vous lui faites un

beau cadeau. Pour avoir intrigué contre vous. »

Aletheia resta bouche bée. Cela lui était déjà pénible de se voir

supplanter par Gorgonov, son amant, mais aussi un intriguant. Et

voilà ce soudard qui jouait avec elle à ce sujet. Elle ne dit rien et

réfléchit. Elle se dit qu’en fait, il ne souhaitait pas qu’elle s’intéresse à

Intercalc et à ses puces Orion. Un vrai corrompu… Elle le prouverait,

elle le ferait chanter, et il changerait vite d’attitude. Pour le docteur,

elle ne comprenait pas. Le fait que le docteur fût un leader de cathos

l’ennuyait un peu, car elle avait de l’estime pour lui. Mais elle n’arrivait

pas à savoir pourquoi ce Sardaukar tentait de la détourner de lui.

Pourtant, une fois dénoncé, le docteur devait être arrêté. Peut-être ce

« prêtre » était aussi un trafiquant et un corrompu. Un complice du

Sardaukar. Il avait l’air honnête, mais allez savoir. Pour un peu plus

d’argent, que ne ferait-on pas ?

« Et puis-je savoir, Citoyen, en quoi cela vous intéresse-t-il ?

Mes relations avec mon subordonné sont mon affaire.

— Certes. Elles le sont. Savoir si vous devez l’aider à briller

devant la belle Belkhazem, c’est tout à fait votre affaire…

« Et je suppose, capitaine, que si j’allais voir le docteur, je ne

le trouverais pas.

— En effet.

146 — Je pourrais peut-être trouver son assistante, alors…

— Cela m’étonnerait… Les gens qui s’attendent à être

dénoncés évitent en général de moisir sur place. J’ai mes raisons pour

qu’on les laisse tranquille. Ne m’en demandez pas plus. Et j’ai mes

raisons pour que vous n’ayez pas d’ennuis avec nos services. Accusée

de mensonge et de dissimulation de preuves.

— Et ces raisons sont ?

— Accepteriez-vous de venir jeudi prochain au bal des

Sardaukars. Vous savez, le grand gala à l’Académie militaire. Je peux

vous obtenir une invitation. »

Aletheia était suffoquée. Voilà qu’il la draguait maintenant. Ce

rustre, ce goujat, ce mufle, ce soudard, cette brute, ce sauvage, ce

corrompu et ce traître… et… mais c’est vrai qu’il était bel homme !

« Je ne sais pas danser, lâcha-t-elle !

— Moi non plus. Mais j’ai de bonnes chaussures. Vous pouvez

me piétiner les pieds.

— Pourquoi accepterais-je, capitaine ?

— Parce que vous avez du mal à cacher vos sentiments.

— Je vous déteste.

— Certes. Mais c’est ce qu’on dit lorsqu’on commence à avoir

de l’intérêt pour un homme.

— Petit prétentieux.

— Acceptez-vous mon invitation ? Je vous en prie.

— Cela vous ferait plaisir ?

147 — Je crois. Nous pourrions apprendre à danser. Je sais

résister à la douleur. Et je ne suis pas une brute… ni un sauvage.

— Je n’ai jamais dansé avec un goujat.

— Je n’ai jamais dansé avec une rousse. Mais j’aimerais être

accompagné, au bal des Sardaukars, par la jolie rousse que vous êtes.

J’aimerais…

— Je ne sais pas, répondit Aletheia, troublée. »

D’habitude, hommes ou femmes étaient plus directs avec elle.

Ils avaient envie de jouir avec son corps, elle en avait envie, et aussitôt

dit, aussitôt fait. C’était cela, le comportement citoyen. Elle était

curieuse. Elle avait envie de dire oui, mais ne voulait surtout pas

céder. Alors elle eut une idée.

« Cela peut s’envisager capitaine. Mais je voudrais être sûr que

vous êtes sérieux. Pourriez-vous alors m’aider ?

— De quelle manière ? Je crois que je vous aide déjà.

— En fait, ce n’est pas moi, qu’il faut aider. Tous ces Veilleurs

qui ont été arrêtés. C’est trop injuste. Ce ne sont pas des factieux.

Comment peut-on leur éviter la Reprogrammation ? Ce ne seront plus

les mêmes personnes. C’est horrible. J’ai… j’ai pitié. Vous les avez

aidés une fois, déjà… »

Elle crut deviner comme de la détresse dans le regard du

capitaine Gabriel. Il secoua la tête.

« Je ne maîtrise pas tout, ici. Je ne suis qu’un pion. Je ne peux

intervenir sur tous les interrogatoires, comme avec vous. C’est le

Conseil de Diagnostic qui va décider s’ils sont malades, et s’ils le sont,

ils seront reprogrammés. Je suis désolé, mais une fois arrêtés, je ne

peux guère faire grand-chose. Ce que j’ai fait avec vous est

148

exceptionnel. N’oubliez que la dictature que nous servons est une

dictature parfaite.

— C’est pour cela que vous voulez éviter la capture du

docteur ? »

Il ne répondit pas et sourit tristement. Puis il ajouta :

« Si ces Veilleurs sont vos amis… sachez qu’ils sont aussi les

miens… »

On sentait que le jeune militaire luttait pour garder son calme.

Aletheia le comprit à bout de nerfs. Il souffrait, c’était évident.

Derrière sa carapace, il y avait… une personne.

— Je ne sais pas s’ils sont mes amis, souffla Aletheia. Ils sont

si bizarres. Et vous aussi. Si j’accepte pour le bal… vous seriez… moins

triste ?

— Vraiment moins triste, citoyenne. »

149

Chapitre 16 – Le bal des Sardaukars

Enveloppée de son drap de bain, Aletheia s’extirpa de la

torpeur de son spa. Elle étira doucement son corps détendu et se

planta devant sa console-miroir connectée à toute une batterie de

caméras installées dans la pièce. Aussitôt, le nuage holographique lui

renvoya son image en 3D, puis pivota, lui permettant de se contempler

sous tous les angles. Une image flatteuse, dont elle était fière. Elle

aurait du succès, ce soir, au bal des Sardaukars. Tous ces beaux

militaires n’auraient d’yeux que pour elle. Et Gorgonov, le traître,

serait jaloux comme un pou. Car elle avait appris, que lui-aussi serait

présent à ce rendez-vous ultra-chic de l’oligarchie.

A la pensée de Gorgonov, la colère lui remonta à la gorge. Il

fallait qu’elle se calme ! Trop tard pour retourner tremper ses humeurs

pendant deux heures dans l’eau tiède ! Mais c’était quand même un

salaud. Avec tout ce qu’elle lui avait donné du plus intime d’elle-

même, se comporter comme un tel arriviste ! Qu’il sorte avec d’autres

filles, ou même des gars, c’était son affaire, mais qu’il lui pique son

poste de responsable du Firewall au ministère de la Pensée et des

Libertés, c’était trop ! Et tout ça à cause de la Ministre, cette garce de

Belkhazem.

Du coup, depuis trois jours, elle avait travaillé d’arrache-pied

sur le dossier de la catastrophe de l’ultra-croiseur Tycho. Elle allait

montrer qu’elle était la meilleure ! Mais elle était restée chez elle, dans

sa belle demeure de Demonya 4. Histoire de ne pas croiser qui elle

n’avait surtout pas envie de rencontrer.

150 Elle laissa choir son drap de bain sur le sol en mosaïque dorée,

puis franchit toute nue le seuil de la salle de bain de quatre-vingt-cinq

mètres carrés, sans se soucier le moins du monde de la réaction de son

domestique 499671QATW98, « 499 » pour ses familiers. C’était bien

sûr un Contributeur, et l’identification des Contributeurs comprend

toujours une lettre de plus que celle des Modérateurs. Cela permet de

les distinguer, et comme ils sont plus nombreux, c’est adapté.

L’homme était en train de piloter le nettoyeur à vapeur dans le

couloir. Il abaissa la télécommande de l’engin automatique, s’arrêta

une seconde, brossa de la main gauche sa chevelure blanche, mais il

ne marqua pas la moindre surprise à voir déambuler ainsi sa patronne

dans son plus simple appareil. Plus rien ne l’étonnait, et comme la

retraite pour les Contributeurs n’existait pas, il était bien content de

pouvoir continuer à travailler. Cela valait mieux que de terminer sa vie

au Dignity Center, le Centre d’Euthanasie, et de partir « dans la

dignité » sous l’effet de la dernière piqûre. Et il ne se plaignait pas.

D’abord, la jeune femme n’était pas désagréable à regarder… Avec ou

sans vêtement. Dommage qu’elle soit une Modérateur… Ensuite,

Aletheia était fantasque et arrogante, mais elle était une bonne

patronne qui payait bien, qui l’hébergeait dans sa confortable maison

au milieu des bois, et manifestait parfois des réflexes d’humanité

inattendus lorsqu’il était malade. Il se souvenait de sa semaine

d’alitement suite à une bronchite virant à une infection généralisée.

Aletheia était restée près de lui jour et nuit. Elle s’était occupée de lui

comme d’un bébé. Et pour la première fois, elle avait été jusqu’à

l’appeler par son nom, Louis. Elle avait refusé de l’hospitaliser, par

crainte de le voir transféré au Dignity Center. Elle avait même acheté

des médicaments de ses deniers. Louis était parfaitement conscient

151

qu’elle lui avait sauvé la vie. Et puis, à peine son domestique guéri, elle

s’était drapée dans son arrogance habituelle, comme si elle se

reprochait son humanité. Elle clamait même avec désinvolture qu’elle

avait fait cela uniquement parce que ça l’ennuyait de chercher un

nouveau domestique. Et elle avait repris son habitude de l’appeler par

son matricule. Mais cette semaine restait gravée dans la mémoire du

vieil homme. Il n’avait jamais connu ce que cela pouvait être d’avoir

une fille, mais il considérait Aletheia comme telle. Et il avait pitié de

cette jeune femme déchirée entre son conditionnement et sa nature.

Aletheia entra dans sa chambre et claqua la porte. Plume, sa

chienne bouvier bernois, qu’elle adorait tant, leva les yeux. Sa lourde

queue noire prolongée d’une touffe de poils blancs frappa en cadence

le sol de parquet ciré. Elle aussi adorait sa maîtresse. D’une affection…

pesante. Elle aimait également bien le domestique qui lui servait ses

repas, et la faisait sortir lorsque la propriétaire n’était pas disponible,

ce qui était souvent le cas. Mais il ne la caressait qu’assez peu, et un

bouvier bernois ne vit que de caresses. Aletheia se courba et flatta le

sommet noir et blanc de la tête du gros animal, puis passa sa main

dans la fourrure du large poitrail blanc. Plume lui lança le plus

sympathique des regards que puisse lancer un bouvier bernois, et elle

se dressa aussitôt sur ses grosses pattes afin de quémander encore

d’autres caresses. L’amplitude du mouvement de la queue était alors

au maximum.

Aletheia sortit triomphalement sa robe de soirée de la garde-

robe. Ce soir, elle porterait exceptionnellement une robe, et celle-ci, en

soie fine, et de couleur vert d’eau, la mettrait incontestablement en

valeur, elle et son abondante chevelure rousse. Cette robe, Gorgonov

ne l’avait jamais vue. Il allait en crever de jalousie. Surtout lorsqu’elle

152

se laisserait courtiser par des Sardaukars. Courtiser, et plus, si affinité,

car c’était ainsi que se prolongeaient toutes les soirées.

Elle poussa un petit cri de surprise lorsque Plume lui planta sa

truffe froide sur la fesse droite. Elle rit, et caressa à nouveau la bonne

bête noire. Puis, elle lui ordonna d’aller se coucher. Plume obéit

aussitôt, car manifestement, rien n’était trop beau pour faire plaisir à

sa maîtresse, mais tout en posant son gros museau sur une de ses

pattes avant, elle continua à ne pas la perdre de vue une seule demi-

seconde.

Une demi-heure plus tard, magnifiquement vêtue de sa robe

longue et d’un surcot de velours carmin, après avoir caressé à nouveau

son chien, et sans même jeter un regard à Louis – à quoi bon, elle lui

faisait confiance, il saurait s’occuper du chien et du cheval, elle

embarqua à bord de sa movibulle. En avant pour Demonya !

L’appareil filait sous une pluie battante au-dessus de la vallée

de Chevreuse. Elle serait vite arrivée. N’ayant rien d’autre à faire,

Aletheia se replongea dans ses réflexions. En fait, elle avait du mal à

ne plus penser à son enquête sur l’accident du Tycho. C’était un sacré

sac de nœuds. Tout d’abord, elle avait reçu les originaux des

programmes qui avaient été installés à bord. Elle avait eu beau faire,

aucune trace de possibilité de virus n’avait pu être mise en évidence.

Puis, elle avait reçu les premiers hologrammes filmés de l’épave. Celle-

ci avait été retrouvée par quatre mille mètres de fond. Disloquée et en

quatre tronçons. Une des huit « boîtes noires » de l’astronef avait été

récupérée rapidement par le robot d’exploration, mais elle semblait

avoir cessé d’enregistrer les données du bord un peu avant la

catastrophe. Par contre, elle avait enregistré la panne du drone

d’inspection de la coque, ainsi que le rapport du lieutenant de vaisseau

153

Maïa. Celle-ci semblait incriminer un processeur de type Orion 3999,

ce qui lui sembla, au prime abord, une erreur d’analyse. Comment un

processeur produit en série, testé des millions de fois, dans des

millions d’appareils pouvait ne pas fonctionner correctement ? Le

message d’erreur devait en fait porter sur des données en sortie du

processeur. Mais s’il ne pouvait y avoir déformation du signal par la

puce, cela signifiait que c’étaient donc des données en entrée qui

avaient un problème et qui ressortaient avec le même problème. On

avait déjà vu ça. Dommage de ne plus avoir le drone sous la main. Elle

espérait bien en savoir plus avec les autres boîtes noires, lorsqu’elles

seraient retrouvées. Et peut-être faudrait-il malgré tout enquêter chez

Intercalc, le concepteur et fabricant des processeurs Orion, du côté de

leurs procédures de contrôle qualité.

En s’intéressant à ce qui s’était passé dans le poste de

commandement, elle avait également demandé qu’on lui produise les

résultats concernant l’équipage. Car on avait trouvé quatre corps dans

le poste de commandement. Deux carbonisés, dépourvus de

scaphandre et disloqués, et deux autres, en partie protégés par leur

scaphandre. L’autopsie avait établi que le lieutenant de vaisseau Maïa

était décédée d’asphyxie respiratoire près d’une minute avant l’impact,

tandis que l’ingénieur Krepkon n’avait été tué que par le choc. Tous les

deux avaient été arrachés de leurs sièges à ce moment-là, et fracassés

contre la cloison. Cependant, Aletheia avait visionné des hologrammes

des cadavres, et avait été frappée par l’air paisible et presque souriant

du visage du lieutenant de vaisseau Maïa. Comme si elle s’était

endormie. Elle n’avait pas d’explication à cela.

La Seine était en vue. La movibulle survolait à basse altitude

les quartiers sud de Demonya, se frayant un passage entre les tours et

154

les éoliennes. L’appareil perdit de l’altitude. La pluie avait cessé. Sur la

gauche, Aletheia admira le Dôme de Laïcité, ce vaste sarcophage de

vitro-synthèse installé au milieu de la plus grande des îles de la Seine,

appelée Ile de la Laïcité. Elle aimait bien cette colline artificielle de

verre qui, s’élevant à près d’une centaine de mètres, renvoyait comme

un miroir le ciel et tout le paysage environnant de la mégapole. Elle

était par endroit parsemée de quelques îlots de verdure et sillonnée

par de petits sentiers de promenade escarpés. Elle recouvrait toute

une portion de cette île que l’on appelait autrefois « Ile de la Cité ».

On disait que le dôme-miroir abritait d’horribles constructions des

Ages obscurs qu’il fallait cacher au public. N’étaient autorisés à y

pénétrer, pour des raisons très sérieuses, qu’une poignée

d’archéologues triés sur le volet et idéologiquement fiables. Aletheia

n’avait jamais pu satisfaire sa curiosité à ce sujet, et elle ignorait

toujours ce que le sarcophage pouvait bien dissimuler de si horrible.

Mais elle ne doutait pas une seule seconde que ce ne fut une horreur

absolue.

La movibulle pénétra alors dans le parking, situé au trentième

étage d’une tour. Les Sardaukars avaient le bon goût de ne pas

organiser leur fête au Quartier Manuel Gaz, bien trop sinistre.

Quelques minutes plus tard, c’est une Aletheia dans toute sa

splendeur qui pénétra dans la vaste salle de bal. Très vite, plusieurs

hommes et plusieurs femmes, en pantalons, en jupe longue ou en

robe, jetèrent des œillades de connaisseurs à la belle rousse. Car, en

cette époque d’égalité parfaite, où tous les stéréotypes de genre avaient

été soigneusement déconstruits depuis longtemps, porter une robe

n’était en rien un signe d’appartenance ou non au genre féminin. Il y

avait donc, suivant les goûts, des hommes en robe ou en pantalons.

155

Même chose pour les femmes. Et ce n’était pas davantage une

caractéristique de l’attirance sexuelle, puisque tout le monde se faisait

un devoir d’être successivement attiré par les hommes et les femmes.

Le contraire eut été très mal vu et signe d’une homophobie latente et

intolérable. Par contre, tous les militaires, hommes ou femmes,

portaient des pantalons. Question d’uniforme et de commodité

guerrière.

Aletheia était parfaitement habituée à cela. D’ailleurs, les

robes pour hommes n’étaient pas coupées de la même façon que pour

les femmes. Elles cherchaient davantage à mettre en valeur la largeur

des épaules, la puissance des pectoraux. Par contre, c’était exigeant.

Rien n’était considéré comme plus laid qu’un homme en robe à la

taille trop épaisse. Dans ce cas, un homme avisé se mettait vite aux

pantalons et à la veste longue. Mais pour les jeunes hommes à la

silhouette sportive, dans les soirées habillées, la robe était souvent un

costume très seyant, voire attirant.

L’orchestre électronique jouait une symphonie de musique

concrète imitant les bruits de l’industrie. C’était très apprécié. Aletheia

en connaissait bien le troisième mouvement, en forge et martelage. Le

hurlement des soufflets en était célèbre. Depuis toute petite, elle avait

appris à trouver cela beau. Le long des murs, de nombreuses œuvres

d’art conceptuel étaient accrochées et mises en valeur. On y trouvait

des carrés blancs, des cercles vides, des balayettes en métal gris, des

pissotières pour singe en carton, et un pénis d’orignal en plâtre non

peint. Un superbe étron d’éléphant peint en rouge vermillon était

accroché au plafond et pivotait doucement sur son fil en soie

d’araignée tropicale. Aletheia savait que cette collection valait des

millions de dollars Terra-Nova et appartenait à un homme d’affaire de

156

vingt-cinq ans ayant fait fortune sur les marchés financiers. Dans sa

demeure, elle possédait avec fierté une petite reproduction de l’étron

rouge, en taille réduite, ainsi qu’une paire de testicules de bélouga

recouverts de soie bleue, et cela lui avait déjà coûté la peau du dos.

Mais il fallait toujours posséder un peu d’art conceptuel, pour ne pas

paraître plouc et surtout pauvre. Elle avait été très choquée lorsque

son domestique Louis, enfin… 499, lui avait dit qu’il s’agissait là de

l’art de la fumisterie, du non-être et du vide. Mais ce n’était qu’un

Contributeur, et un vieux, donc totalement inculte et inintéressant.

Furieuse, elle l’avait renvoyé à ses balais. Et tous les jours, il aspirait

consciencieusement la poussière de ces œuvres d’art. C’était sa

punition, pour ne pas savoir apprécier ce que le régime de Dictature

Parfaite de la République de Terra-Nova avait décrété beau. Et qui

donc était beau. Parce que cher…

Sans daigner faire attention aux regards portés sur elle, mais

tout en en étant parfaitement consciente… et fière, la jeune femme

fendit la foule et s’approcha du buffet. Elle picora négligemment un

canapé de foie gras de synthèse. Elle avait entendu dire qu’autrefois,

en des temps manifestement barbares, le foie gras était obtenu par

l’engraissement forcé d’oies ou de canards. Heureusement, cette

pratique douteuse avait été abolie depuis longtemps par décision du

Board de Terra-Nova, et les volailles pouvaient désormais vivre et

mourir dans la dignité, les ressources de l’industrie permettant

désormais de fournir un excellent foie gras de synthèse à base d’algues

et de colorants parfumés sophistiqués.

Puis, elle fit quelque peu la queue devant la machine à

boisson, et après avoir avalé un verre d’eau, elle se prépara une flûte

157

de champagne au cannabis. L’appareil pilotait très finement le débit

afin d’optimiser la mousse.

Quelques couples commençaient à se trémousser sur la piste.

L’orchestre électronique en était au quatrième mouvement :

« Usinage ». Elle aimait moins, car moins mélodieux que le troisième.

Une de ses amies, Nerphenya, qu’elle avait connue lors d’une

compétition équestre, et qui travaillait dans une grande banque,

s’approcha en souriant et lui proposa une danse. Aletheia, peu sûre de

son pas et de son adresse, faillit refuser, mais n’osa pas. Elle ne voulait

pas passer pour homophobe. Elle s’élança donc courageusement sur

la piste, et par chance, son amie lui montra patiemment quelques pas.

Ce n’était pas si difficile, et comme Nerphenya portait un short en

tressage métallique argenté et de longues bottes blanches, cela était

assez commode d’observer le moindre de ses mouvements de jambes.

Assez instinctivement, Aletheia calqua son attitude sur sa compagne et

parvint à l’accompagner sans trop de maladresses. Sans jamais poser

le pied sur le bas de sa robe.

Comme de très nombreux couples, les deux femmes ne

tardèrent pas à s’embrasser tendrement tout en pivotant sur la piste.

Pour Aletheia, c’était surtout un geste convenu et mondain, mais il

était tout à fait possible d’y trouver de l’agrément. Et peut-être une

introduction à plus, si affinité, car la grande brune aux jambes

parfaites était tout à fait séduisante. D’autant que le champagne et son

additif euphorisant y contribuaient quelque peu.

C’est alors qu’elle aperçut Gabriel. Le bel officier Sardaukar ne

dansait pas et restait négligemment appuyé au buffet tout en discutant

avec d’autres militaires. D’une main, il s’enfilait canapés sur canapés,

158

de l’autre il vidait une flûte. Elle en oublia son baiser et après une

minute, elle prétexta un peu de fatigue pour s’arrêter. Sa compagne

sembla déçue. Aletheia sourit et la remercia.

« A plus tard, et merci beaucoup, lui dit-elle. Tu es une vraie

amie.» Tout en observant discrètement, mais intensément Gabriel. Il

était beau…

159

Chapitre 17 – Affrontement

Depuis quelques minutes, Gabriel avait repéré Aletheia, mais

il était évident pour lui qu’il valait mieux ne pas se précipiter… Il

continua donc à ne s’occuper visiblement que de ses canapés et de ses

collègues officiers. Puis, manifestement affamé, il se mit à progresser

le long du buffet de canapé en canapé – on en était au caviar de

méduse.

Peu à peu, il gagnait du terrain en direction de la jeune

femme. Sans en avoir l’air, bien sûr. Car manifestement, Aletheia ne

l’avait pas vu du tout. C’était évident pour lui. Et c’est par le plus pur

des hasards qu’il la rencontrerait.

Le nez plongé dans son champagne, Aletheia surveillait la

progression du Sardaukar.

Et ce qui devait arriver arriva.

« Aletheia ! Vous avez fini par venir. C’est une bonne

surprise !

— Je m’en serais voulu de contribuer à votre tristesse,

capitaine. Mais c’est heureux qu’au milieu de toute cette foule nous

puissions nous rencontrer.

— Le hasard fait bien les choses, citoyenne…

— Le hasard… Le hasard a voulu, capitaine, qu’une de mes

amies fusse venue m’apprendre à danser. Elle est manifestement un

peu lesbienne et je dois lui plaire. Et elle est gentille. Il faudra que je

160

vous la présente. J’espère que vous ne la ferez pas fuir. Et donc, je ne

déchirerai pas ma robe avec mes pieds.

— Ce serait dommage. Elle vous va très bien. Vous êtes

superbe.

— Merci… officier. Voulez-vous que je vous enseigne ce que

j’ai appris en matière de… danse ?

— Je veux bien. Mais veuillez bien attendre que je vous invite,

citoyenne.

— Vous êtes vieux-jeu, capitaine. Comment peut-on être aussi

réac ? A votre âge ? Je suis choquée.

— Alors citoyenne Aletheia, acceptez-vous de danser avec un

Sardaukar vieux-jeu, réac, et balourd. Pour m’apprendre.

— Uniquement pour vous apprendre, et afin que vous puissiez

mieux vous comporter en société. On y va Gabriel ? »

Elle sourit, et il lui rendit son sourire. Une minute après, le

cours de danse battait son plein.

« Un, deux, trois, Un, deux, trois, Un, deux, trois, Un, deux,

trois… mais garez donc vos sabots, capitaine ! Il n’y a pas que dans vos

manières que vous êtes lourd ! Vous avez l’approche cavalcade de mon

cheval anglo-arabe !»

A l’issue de quelques minutes supplémentaires, et après

quelques explications circonstanciées exprimées avec la délicatesse

que l’on devine, le couple parvint néanmoins à trouver son rythme de

croisière. Désormais détendue, Aletheia s’attendait à ce que son

partenaire commençât à l’enlacer plus fort, et à l’embrasser. Elle avait

besoin de la tendresse d’un homme. Elle patienta vainement. Jusqu’à

161

l’impatience. Gabriel était sans doute encore trop absorbé dans son

apprentissage. Puis, elle se demanda si vraiment, il nourrissait un

quelconque intérêt pour elle. Peut-être n’était-elle pas suffisamment

séduisante… Ou alors, peut-être préférait-il les hommes…

Elle balaya les couples voisins du regard. Tout le monde

s’embrassait goulûment. Pourquoi n’en faisait-il pas autant ?

Elle se pencha vers lui et étira son cou. Bouche levée en un

grand sourire, il n’y avait pas d’ambiguïté. S’il ne devinait pas...

Gabriel sourit aussi, mais resta bien droit. Délicatement, il caressa

d’un doigt léger les lèvres de la jeune femme, comme pour en dessiner

les contours délicats. Puis il continua à danser. De mieux en mieux.

La danse une fois achevée, Gabriel et Aletheia firent une pause

et se rendirent vers le buffet. Un peu énervée par son échec, Aletheia

se servit un verre d’eau gazeuse de Valls, et décida de changer de sujet.

Il ne voulait pas l’embrasser, elle parlerait boulot. Il finirait bien par

craquer à la prochaine danse…

Elle aborda alors le sujet de son enquête sur la catastrophe du

TNS Tycho. Lorsqu’elle lui eut révélé les soupçons jetés par une des

astronautes sur les processeurs Orion 3999, Gabriel sembla écarter

tout doute à ce sujet.

« Ces processeurs sont le dernier cri de la technologie,

remarqua-t-il en secouant la tête. Nos propres services de la Police ont

même renoncé à les piéger pour procéder à des écoutes. Ils sont

beaucoup trop complexes. Nous préférons piéger d’autres matériels.

Et vous m’avez bien dit que cette panne n’avait eu lieu que sur un

drone d’inspection.

162 — Oui, pour le moment, c’est la seule piste que nous ayons. Ce

drone. Nous n’en savons pas plus pour les événements de la

catastrophe proprement dite. J’attends que l’on retrouve d’autres

boîtes noires. On doit aussi me fournir de très nombreuses

photographies. Je sais également qu’il est impossible à un virus de

pénétrer ces processeurs. Il n’empêche qu’il paraissait également

impossible qu’ils ne fonctionnassent pas. Imaginez que d’autres

processeurs, ceux du système de pilotage de l’ultra-croiseur fussent

tombés en panne. Cela expliquerait assez facilement la catastrophe. Il

faudrait alors comprendre pourquoi ces pannes. Et à mon avis, il n’y a

que deux solutions : soit ce sont des données d’entrée qui ont mal

informé les puces, soit les puces comportent un vice-caché dès leur

construction, peut-être même leur design.

— Attendez de voir. Aletheia. Il ne faut pas être parano et

généraliser cette panne du drone. Le plus probable c’est effectivement

une information défectueuse d’entrée.

— Je le pense aussi. Mais si je pouvais prouver d’autres

dysfonctionnements des puces de la société Intercalc, je devrais

creuser cette piste. Mais dites-moi, Gabriel, pourquoi semblez-vous

toujours gêné lorsque je parle de problèmes possibles avec la société

Intercalc et ses fameux processeurs ? Franchement, n’y auriez-vous

pas quelque intérêt… »

La rousse fixait l’officier droit dans les yeux. Elle attendait une

réaction. Qui ne vint pas.

« Je n’y ai pas d’intérêt personnel, se contenta-t-il de

répondre. J’essaie simplement d’écarter les fausses pistes. Mais vous

pouvez attendre d’autres informations.

163 — Il y aussi quelque chose d’autre qui m’a étonnée, continua la

jeune femme. J’ai vu des photos hologrammes du cadavre de l’officier

qui était en charge de la surveillance des systèmes. Une femme. Elle

n’avait pas été trop abîmée par le crash et le bref séjour dans l’eau. En

tout cas le visage. Et justement, celui-ci semblait serein et souriant.

J’avoue ne pas comprendre. Face à la mort, j’aurais peur. Pas vous,

Gabriel ?

— Je ne sais pas. Sans doute. Mais c’est surtout une peur… de

la douleur, du passage…

— Du passage ? Vers quoi ?

— On verra.

— On disparaît, et c’est tout. C’est fini. Il n’y a pas de quoi

sourire. La mort, c’est… un mur. Vous ne croyez pas ? »

Gabriel sourit.

« Moi je ne serais pas sereine, insista-t-elle. Et vous ? Vous

auriez quelque… croyance en un au-delà ? C’est de la pure spéculation,

et cela peut tourner au religieux. C’est très malsain.

— Je vous le dit Aletheia. On verra. Ce n’est pas bien le lieu

pour en parler. Je n’ai pas tout à fait votre approche. »

Les yeux bleus de la jeune femme plongèrent dans le regard de

Gabriel. Elle cherchait à comprendre. Il ne semblait pas fait comme les

autres. Mais après tout, c’était un militaire. Ils ont peut-être une

familiarité avec la mort au combat qui les rend différent, estima-t-elle.

Soudain, Aletheia se figea. Gorgonov l’avait repérée et se

dirigeait vers elle et Gabriel. Son ancien amant et rival était souriant,

mais la jeune femme décela du triomphe dans son regard. Elle ne

164

pouvait plus le voir en peinture! Il portait une superbe robe noire aux

allures très masculines.

Elle tenta alors de s’éloigner sans le regarder, mais cela tourna

à la catastrophe.

« Alors Aletheia, tu ne reconnais plus tes amis, clama-t-il un

peu trop fort. C’est vrai que je ne suis pas un officier… »

Elle s’arrêta et le toisa de bas en haut.

« Je choisis qui je veux, susurra-t-elle. J’aime les hommes que

l’ambition n’étouffe pas.

— Apparemment, certains ont tellement peu d’ambition, qu’ils

ne cherchent même pas à te manifester quelque intérêt. A mon avis,

celui-ci préfère embrasser les hommes.

— Il ne sera pas le seul. Tu ne t’es jamais privé.

— C’est mon droit. Je ne suis pas homophobe.

— Moi non plus. Je ne t’ai jamais rien dit à ce sujet. Mais

franchement, je n’ai plus d’intérêt à sortir avec toi. Tu m’as déçue.

— Dommage. J’avais justement suggéré à Belkhazem de te

reprendre dans l’équipe. Tu es efficace. A nous deux, nous pouvons

faire un tandem formidable.

— Je ne crois pas, Gorgonov. Tu adores jouer en solo. Et bien,

reste seul.

— Tu ne veux pas danser avec moi, ma chère ? En souvenir de

tout ce que nous avons vécu ensemble ?

— Justement, il est temps de changer… Mon cher. »

165 Il n’écouta pas, lui prit la main d’autorité, et la tira vers la

piste. Aletheia n’osa pas faire d’esclandre. Il y avait déjà trop de gens

autour d’eux qui avaient dû entendre.

Elle vit alors Gabriel les rattraper. Il se planta devant

Gorgonov mais sans daigner le regarder. Puis il dit à la jeune femme :

« Cela va comme vous le souhaitez ? Personne ne vous

ennuie ?

— Personne Gabriel. Tout va bien. »

Sur ces entrefaites, Gorgonov lâcha la main de la jeune

femme. Il s’inclina devant le jeune officier.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, capitaine. Je crois que

je manquerais à mes devoirs, si je ne vous invitais pas sur le champ.

Puis-je vous inviter pour la danse suivante ? »

En fait, au lieu de regarder Gabriel, lui-aussi jetait un regard à

Aletheia. Difficile dialogue.

« Non, merci, citoyen, répondit le Sardaukar d’une voix

glacée… Je venais justement proposer cette danse à la citoyenne. »

Ensuite, Gabriel resta de marbre.

« Il m’a pourtant semblé que pendant la danse précédente,

vous n’appréciez pas vraiment la compagnie de cette

citoyenne, continua Gorgonov. C’est pourquoi…

— Gardez vos sentiments et vos observations pour vous,

citoyen.

— Une soirée dansante, c’est fait pour exprimer les

sentiments, citoyen, poursuivit Gorgonov. Et il est facile d’observer les

166

autres. J’aimerais danser avec la citoyenne, mais j’aimerais aussi

danser avec vous.

— Pas moi…

— Vous êtes homophobe !

— Prenez-le comme vous le voulez. Je ne joue pas dans ce

genre de chantage.

— Vous êtes homophobe ! »

Gorgonov répéta son insulte à haute et perceptible voix. Tout

le monde aux alentours se retourna. Aletheia s’interposa. Il fallait

calmer tout le monde. Cela pourrait attirer des ennuis à Gabriel. La

Police de la Pensée n’était jamais loin. Elle le savait bien, ils étaient le

bras armé de son ministère.

« Calmez-vous, répéta le Sardaukar. Je choisis de danser avec

qui je veux.

— Non, je ne me calmerai pas, répartit Gorgonov, montant en

pression. Vous avez peur d’embrasser Aletheia. Et vous avez peur de

danser avec moi. Vous n’aimez que les champs de bataille, les gaz et

tout et tout. C’est facile derrière une armure et un radiant ! Mais être

un homme, un vrai, c’est autre chose. »

Ce fut brutal. Le choc du poing de Gabriel sur le menton de

Gorgonov fut imparable. Projeté en arrière, l’ancien collègue

d’Aletheia s’étala de tout son long en travers du buffet dans un grand

fracas de verres renversés. Heureusement incassables. Il glissa en

arrière, tomba à la renverse et se retrouva assis dans la caisse à glace

située de l’autre côté du comptoir.

167 Il y eut un grand silence. Seul Gabriel souriait. Tout le monde

autour était sidéré. Aletheia comprise.

Ce fut un Gorgonov transfiguré qui se releva. Il était assez

difficile de discerner si c’était le coup sur le visage ou la colère qui le

rendait aussi rouge. Son nez commençait à couler, et sa robe

dégoulinait d’eau de glacière. Comme une furie, il saisit une bouteille

et se rua sur Gabriel.

Tout se passa très rapidement. Une fraction de seconde plus

tard, c’est en glissant, cette fois-ci, dans le sens de la longueur du

buffet que le malheureux Gorgonov fut projeté tête la première dans la

coupe de caviar de méduse. Comme la substance était teintée de

rouge, il devenait de plus en plus difficile de faire la part entre

l’hémorragie, la colère, et la méduse. Par contre, Gorgonov venait de

comprendre qu’il était urgent de changer de stratégie.

« Vous aurez de mes nouvelles ! Homophobe ! Vous verrez, je

suis un proche de la Ministre. Et toi aussi Aletheia. Tu n’es plus une

personne fiable. Tu n’es bonne qu’à être Contributeur. Retourne avec

ton soudard. Je vous ferai reprogrammer ! L’un et l’autre !»

Cohérent avec sa nouvelle stratégie, il n’alla pas jusqu’à se

rapprocher de Gabriel. Ensanglanté, maculé de caviar rougeâtre, et

robe trempée, surtout autour du derrière, il se replia sur des positions

certainement préparées d’avance.

Plusieurs policiers de service étaient déjà sur les lieux. Mais il

fut assez aisé à Gabriel d’expliquer que Gorgonov, sans doute par dépit

sentimental, s’était livré à des insultes inconsidérées. Malgré le fait

que dans la Dictature Parfaite de Terra-Nova, l’accusation

d’homophobie fusse une accusation dont il était assez difficile de se

168

défausser, Gabriel dut sans doute à sa position d’officier de Sardaukar

et à ses collègues présents de ne pas être embarqué. Pourtant,

connaissant la rivalité entre police locale et fédérale, embarquer un

Sardaukar n’aurait pas déplu aux policiers. Mais ils étaient au Bal des

Sardaukars, donc, ils ne jouaient pas vraiment à domicile…

Haussant les épaules, le capitaine s’éloigna en direction de

l’extrémité de la salle, et s’arrêta près des baies vitrées. Aletheia le

rattrapa. Gabriel avait l’air de contempler le paysage nocturne de

Demonya. Devant eux s’étalait le Dôme de l’île de la Laïcité,

réfléchissant les innombrables lumières urbaines jusqu’à l’image

déformée des tours voisines illuminées, puis au-delà, les quartiers

rénovés de la Rive Gauche, avec leurs tours et leurs éoliennes.

« Merci de m’avoir assisté, lui dit-elle. Mais vous auriez pu

être plus prudent. Gorgonov a l’oreille de la Ministre de la Pensée et

des Libertés, et il a le bras long.

— Je lui ai montré que moi-aussi. Physiquement. Long et fort.

Et vu son odeur de poisson, je serais bien étonné qu’il ait également le

nez de la ministre… Je n’aime pas ce genre de type. Même si j’étais

homo, ce n’est pas avec un gars comme ça que je sortirais.

— Je suis sorti longtemps avec lui, Gabriel.

— Pardonnez-moi, ce n’est pas contre vous et vos goûts. Ce

n’est que perso.

— Vous auriez pu danser avec lui. Il faisait ça pour me

provoquer. Et il était jaloux. Il n’aurait certainement pas été bien loin.

— Justement, je n’aime pas que l’on vous provoque.

— Mais danser, cela n’engage à rien !

169 — Cela engage tellement peu, que tout le monde s’embrasse.

— Mais ce n’est rien ! S’embrasser non plus n’engage à rien.

C’est tendre et agréable, c’est tout. Mais une rixe, cela fait tellement…

soudard !

— Soudard ! C’est ainsi que vous me voyez… Vous auriez

préféré me voir indifférent.

— Non, Gabriel. Vous n’êtes pas un Sardaukar ordinaire. Cela

m’a même prouvé que vous aviez quelque intérêt pour moi. Malgré

votre refus de m’embrasser…

— Puisque cela n’engage à rien…

— Ne jouez pas sur les mots, Gabriel. Mais vous m’avez

refusé… le minimum.

— Je ne refuse pas, Aletheia. Mais il s’agit pour moi d’un acte

intime, que je n’ai pas envie de banaliser sur une piste de danse. Je ne

mélange pas tout.

— Vous êtes vraiment réac… On n’est plus au Moyen Age !

— Avez-vous lu un roman courtois du Moyen Age ?

— Qu’est-ce que c’est ? C’est autorisé ?

— Je ne sais pas. On trouve des tas de choses intéressantes

chez le docteur.

— Je sais. Du grec. Mais ne fuyez pas dans la littérature.

Pourquoi ne pas m’embrasser ? C’était un peu un affront public, pour

moi…»

170 Il ne répondit pas et retourna dans la contemplation du

paysage urbain. Puis, il se retourna, regarda la jeune femme avec

intensité, et lui dit :

« Ne restons pas ici. J’étouffe. Sortons. Vous

m’accompagnez ? »

Elle ne répondit pas non plus, mais elle lui emboîta le pas,

d’autant plus volontiers qu’il se dirigeait non pas vers les parkings,

mais vers les « backrooms ».

171

Chapitre 18 – Postmodernité

Gabriel et Aletheia longèrent les baies vitrées de la salle de

réception, puis passèrent dans les salles voisines. Comme dans toutes

les soirées de cette époque éclairée par l’esprit libertaire de la

postmodernité, on ne pouvait envisager de soirée dansante sans

« backrooms ». Il était en effet important de penser à l’agrément des

invités, et il était considéré comme plus que normal de pouvoir

prolonger le bal par des ébats un peu plus intimes. Aletheia était

presque rassurée. Il n’avait pas voulu l’embrasser, mais c’était sans

doute un garçon réservé, et là, ils allaient passer de très bons

moments. Cela n’engageait à rien, mais ils allaient se faire plaisir.

Ils empruntèrent donc un large couloir bordé sur chacun de

ses côtés par deux rangées d’alcôves, d’où s’échappaient rires et

surtout gémissements. La plupart de ces alcôves étaient déjà fermées

par des portes coulissantes translucides en plastosynthèse teintée.

L’identité des occupants en était, de ce fait, occultée, mais rien n’était

caché en ce qui concernait la nature plus ou moins excentrique des

ébats, permettant ainsi un voyeurisme de bon aloi, considéré comme

tout à fait normal en cette époque éclairée. Cela permettait de

constater, que si les couples représentaient la plus grande partie des

occupants, trouples, quadrouples et même pentouples

(respectivement trois, quatre ou cinq partenaires) n’étaient pas rares.

Cela expliquait la progressive raréfaction des danseurs de la salle

voisine, et l’aisance relative pour y évoluer. Aletheia fut néanmoins un

peu gênée lorsqu’elle aperçut deux personnes en pleine activité,

suffisamment indifférentes à leur intimité pour avoir négligé de tirer

leur porte.

172 Gabriel marchait donc d’un pas vif sans s’attarder, tandis

qu’Aletheia était à l’affût d’une alcôve libre. Bon, si tout était pris ici,

ils trouveraient sans doute des places disponibles aux étages

inférieurs. Et puis, les gens n’y passaient pas forcément toute la nuit.

La vue d’une porte ouverte laissant apercevoir un lit super

king-size la rassura rapidement. Elle fila sur la droite, et s’apprêtait à

pénétrer dans l’alcôve lorsqu’elle vit Gabriel passer son chemin.

Qu’est-ce que ?…

Il se retourna alors, constatant qu’elle s’attardait…

« Venez-vous Aletheia, demanda-t-il ? Nous allons sortir.

Dehors. J’ai une promenade à vous proposer. Quelque chose que vous

n’avez jamais vu. »

Incrédule, la jeune femme s’arrêta net. Ce n’était pas

possible ! Qui était ce type ? Qu’il ne soit pas du genre Don Juan, elle

comprenait, mais qu’il gâche ainsi une belle soirée dansante à négliger

une partenaire comme elle, au point de ne pas vouloir lui témoigner

tendresse et lui procurer plaisir, elle ne suivait plus. Après l’avoir

invitée ! Ou alors, il n’était qu’homo, mais alors pourquoi s’occupait-il

d’elle? Et jamais un homo sincère ne l’aurait invitée. C’était si

incorrect !

« Mais que voulez-vous Gabriel, éclata-t-elle ? Je ne vous plais

pas ? Vous n’avez pas envie de…

— De ça ? Baiser comme des castors ? A la chaîne ? Non, ça ne

me convient pas, Aletheia.

173 — Mais comment voulez-vous ? Pourquoi m’avez-vous

invitée ? Je ne vous intéresse pas ? Auriez-vous alors souhaité venir

chez moi ?

— Je vous ai dit que si vous veniez à ce bal, je serais moins

triste. Et je vous le dis encore. Accompagnez-moi dehors. Je souhaite

vous montrer quelque chose.

— Mais on peut trouver un autre jour pour visiter Demonya !

Cette nuit, c’est le bal. Il faut faire l’amour. J’en ai besoin. Pas vous ?

— Avez-vous besoin de faire l’amour, ou avez-vous besoin de

vivre d’amour, Aletheia ?

— J’ai besoin de tendresse. Et de plaisir. Et dans une soirée

dansante, c’est ce qu’on fait. On danse, on s’embrasse, puis on fait

l’amour. De toutes les manières possibles et les plus excitantes.

— Et puis après, on oublie ?

— Non, on peut recommencer si ça plait.

— Jusqu’à l’ennui.

— Oui… Après on change de partenaire. C’est comme cela qu’il

faut faire. Et j’ai toujours fait ainsi, Gabriel.

— Moi aussi. C’est ainsi qu’on m’a appris. Mais j’ai réalisé

qu’aimer… c’est tout donner. Je ne donne plus en série. Et je ne me

donne pas provisoirement… Ces « backrooms » me dégoûtent.

Regardez, là-bas, cette fille qui se tient à genoux aux pieds de son

homme pour le faire jouir. Elle n’a même pas fermé sa porte. Elle a

l’impression que ça ne l’engage pas, alors elle s’expose. En fait, elle en

est au comble de la soumission de la femme à l’homme. Et elle se veut

libérée, alors qu’elle ne joue qu’à l’esclave. Je veux être libre, et je veux

174

aimer une femme libre. Aletheia, vous avez une tête de femme libre. Je

me trompe ?

— Je suis libre, Gabriel… Mais pour rester libre, il faut ne pas

s’attacher…

— Je suis libre, Aletheia. Et c’est librement que je veux

m’attacher.

— D’accord, d’accord. Alors attachons nous dans cette alcôve

et…

— J’ai besoin de vous montrer quelque chose de beau,

Aletheia. De beau et de vrai. Et donc quelque chose de bon. A l’image

de ce que j’éprouve pour vous. Me faites-vous confiance ? Me suivez-

vous ? »

Aletheia hésita. Cela faisait plusieurs jours qu’elle n’avait pas

pratiqué de rapport amoureux. Avec Gorgonov. Cela lui manquait

cruellement. Gorgonov ne lui manquait plus, mais elle avait pensé que

Gabriel était bien mieux. Plus droit. Plus beau, plus fort. Et donc

encore plus agréable. Elle lui avait fait confiance, même si leurs

rapports initiaux avaient été un peu tendus. Mais c’était normal. Au

début, Aletheia était toujours encline à s’enfermer dans sa citadelle

d’insensibilité. Elle avait été éduquée comme cela. Elle avait peur de sa

fragilité et de sa tendresse. Elle se savait en permanence déchirée

entre sa nature et son conditionnement. Elle avait donc coutume de

décourager les hommes afin d’évaluer leur résistance. Gabriel avait

passé l’épreuve initiale. Il était digne d’elle. Mais là, elle ne le

comprenait plus.

Il sourit, et lui répéta : « Faites-moi confiance… Vous allez

être étonnée. »

175 Elle serra les dents, ne répondit pas, et s’avança vers lui.

Ils quittèrent la « backroom » et pénétrèrent dans l’ascenseur

principal.

A peine sortis de la tour, Gabriel et Aletheia furent agressés

par l’atmosphère polluée de la ville et le bruit ambiant. Un astronef en

phase d’approche, et pourtant distant, fit bourdonner leurs oreilles

jusqu’à la douleur.

Au loin, dépassant des toits, on pouvait apercevoir dans la

nuit, la silhouette du miroir de la colline de verre de l’Ile de la Laïcité.

A cette heure nocturne, les rues étaient désertes. Seuls

quelques movicabs jaune vif effectuaient leurs courses. Un Jumbo

collectif passa au loin.

Gabriel entraîna alors sa compagne en direction de la Seine.

Empruntant quelques rues secondaires, ils parvinrent sur la

rue Denis.

Changement de décor. Il y avait foule, et plus que foule. D’un

trottoir à l’autre, et sur toute sa longueur visible, cette rue célèbre était

envahie par un saisissant spectacle. Partout, sur la chaussée comme

sur les trottoirs, espacés seulement de quelques mètres, se déplaçaient

des hologrammes représentant des prostitués, femmes ou hommes.

Plus vrais que nature. Les habitants de Demonya les appelaient de

façon familière les holopoules ou les holocoqs, utilisant en cela la

langue française, et non le globish. On y trouvait des images en relief

de femmes vêtues de vêtements très provoquants et très courts, tandis

que les hommes étaient surtout représentés torse nu et en pantalons

ultra-moulants. De nombreux passants et passantes déambulaient

176

également en déchirant les images de lumière lorsqu’ils entraient en

collision avec un hologramme. Même les movibulles et les movicabs

ne ralentissaient pas lorsqu’ils traversaient les projections lumineuses.

Sans jamais se lasser, une synthèse sonore en relief appuyait le

réalisme jusqu’à donner l’illusion de parole à ces fantômes de lumière.

Aletheia et Gabriel entreprirent de descendre la rue Denis. Ils

se frayaient un passage au milieu des figurines de synthèse, sans

chercher à les éviter. Sans jamais se lasser, les hologrammes leur

prodiguaient d’abondants « Chéri, tu viens ? Et toi-aussi, chérie. Là

où il y a de la place pour deux, il y en a pour trois ». Régulièrement,

on pouvait constater que les personnes sollicitées de la sorte se

mettaient à suivre un des hologrammes, et pénétraient dans les

nombreuses boutiques bordant la rue Denis. En effet, alternant avec

les sex-shops, d’authentiques Maisons Libres (terme en usage à

l’époque pour désigner le genre d’établissement appelé autrefois

« maisons closes ») proposant de consommer de vrais prostitués ou

prostituées, accueillaient la clientèle ainsi attirée par la cohorte

pressante des hologrammes. Ces commerces affichaient sur leur

fronton de nombreux enseignes multicolores où se déployaient des

slogans tels que « Yes, you can », ou « Interdit d’interdire », ou même

« On peut louer les bras d’un ouvrier, pourquoi pas le corps d’une

femme ? »

Il n’était néanmoins guère difficile d’avancer et de distinguer

les hologrammes des vrais passants, ceux-ci étant en général plus

habillés que les images… Temporairement… Ce harcèlement

permanent devint néanmoins pesant et Aletheia commença à se

plaindre.

177 « Gabriel, tout ceci est de si bas de gamme. Ces Maisons

Libres, c’est pour les Contributeurs. Cela me dégoûte un peu. C’était

cela votre promenade pour découvrir le beau, le bon et le vrai ? Je suis

servie ! Et puis, nous aurions pu partir en movibulle. Ou alors héler un

de ces movicabs. Ils n’attendent que ça !

— Désolé, c’est le chemin le plus rapide vers la Seine et cela

vous permettra d’en mieux goûter le contraste avec ce que je veux vous

faire découvrir. Il suffit de ne pas faire attention. Ce ne sont que des

fantômes lumineux. Rien n’est vrai.

— Oui, Gabriel, mais il faut faire attention de ne pas heurter

les vrais personnes. »

Gabriel éclata de rire :

« Voyons, voyons, il n’y a pas beaucoup de doute pour savoir

distinguer le vrai du faux, et la qualité de la marchandise. Regardez ce

que je fais à cet hologramme. »

Joignant le geste à la parole, l’officier avança sa main gauche

et fit mine de pincer les fesses d’un hologramme représentant une

prostituée plus vraie que nature, cuissardes vernies aux talons

démesurés, short moulant et nuisette flottante, et apparemment

remarquablement charnue du postérieur…

Un cri perçant. « L’hologramme » se retourna, affichant un air

courroucé, et envoya sur le visage du malheureux Gabriel une gifle

cinglante qui n’avait rien de virtuel.

« Je vous en fournirais des hologrammes, espèce de goujat,

hurla la fille. Et vous, lança-t-elle à Aletheia, si vous n’êtes pas une

holopoule, vous lui trouvez quoi, à ce soudard ?

178 — Je, madame, euh… citoyenne, bredouilla Gabriel, je vous

prie de m’excuser et…

— Et en plus, il en rajoute. Incapable d’assumer ses pulsions !

Vicieux personnage ! Qu’est-ce que tu attends pour aller soulager tes

instincts derrière ces murs ! On ne peut plus se promener

tranquille ? »

Confus, et décidé à en finir, Gabriel saisit la main d’Aletheia,

et fendant les fantômes lumineux, l’entraîna plus loin, poursuivit

encore par les quolibets outranciers de la femme, l’accablant de

« lâcheté ».

Aletheia se blottit contre le Sardaukar, leva des yeux

moqueurs, et lui susurra :

« Gabriel. Cette gifle. J’en ai rêvé. Elle l’a fait. Car vous la

méritiez, n’en doutez point. Votre éducation est vraiment à reprendre

à partir de zéro.

— C’est vraiment gentil de votre part. Vous savez, j’aurais pu

la lui rendre, à cette garce, et l’envoyer s’étaler sur le trottoir après

avoir traversé trois ou quatre hologrammes.

— C’est quand même bien de ne pas l’avoir assommée comme

le pauvre Gorgonov. C’est plus galant.

— Vous êtes bien vieux-jeu, ma chère Aletheia. Nous ne

sommes plus au Moyen-Age ! Mais je lis dans vos yeux que vous ne

pensez pas un seul mot des méchancetés que vous m’infligez. Fais-je

fausse-route ? »

Aletheia sourit, et ne répondit pas.

179 Ils approchaient de la place du Châtelet. On pouvait déjà

apercevoir le sommet de l’Extasodrome, la plus grande salle de shoot

de la Province Europa-West. Chaque nuit, des milliers de

consommateurs d’extasium, majoritairement des Contributeurs,

venaient y oublier les soucis présents de leur vie médiocre et sans

avenir, et se plonger dans le monde des rêves et de l’érotisme de

synthèse. Tout en y dépensant des fortunes.

En arrivant sur une place du Chatelet noire de monde, Gabriel

se dirigea vers une construction antique en fer forgé. « Venez vite, dit-

il, entrons là, nous serons à l’abri. »

Ils s’engouffrèrent dans une rampe d’escalier s’enfonçant dans

le sol. Aletheia reconnut une des anciennes stations du métro,

désormais désaffecté, trop cher à entretenir et moins rapide que le

jumbo collectif aérien. Certaines stations n’avaient pas été

déconstruites. On ne sait jamais. En cas de guerre, ou de catastrophes

diverses, cela peut servir. Et puis, cela permettait d’abriter des mal-

logés en hiver. S’ils étaient jeunes, c’était peut-être dommage de les

euthanasier trop vite. Dans la dignité, bien sûr. Car ils pouvaient

resservir au printemps et se contenter de salaires laminés.

Au bas des escaliers noirs de crasse, une lourde grille fermait

la station. Sans hésiter, Gabriel sortit son téléphone, activa un code. La

grille glissa lentement vers le haut.

« Où nous conduisez-vous, demanda Aletheia.

— Voir ce qui est beau, et bon. Venez. »

181

Chapitre 19 – Ténèbres et lumière.

Aletheia et Gabriel pénétrèrent dans la station de métro. La

torche puissante du téléphone du Sardaukar éclairait les couloirs.

C’était la première fois qu’Aletheia visitait une station de l’ancien

métropolitain parisien. L’odeur était épouvantable. Bien pire que là-

haut ! Elle se flanqua un mouchoir devant le nez. Mais au moins, il ne

faisait pas trop chaud, et il n’y avait plus de bruit.

Gabriel aida la jeune femme à passer par-dessus les barrières

de contrôle, puis ils continuèrent à s’enfoncer dans les couloirs

obscurs.

Soudain Aletheia hurla. Un rat venait de lui passer entre les

jambes, tout en frottant le bas de sa robe.

« Mais c’est horrible, cria-t-elle, vous m’avez promis du bon et

du beau et du vrai ! Et je vois de vrais rats. Manifestement, pour vous,

les rats, c’est ça qui est vrai.

— Ce ne sont pas des holorats, hélas. Peut-être pourriez-vous

soulever légèrement le tissu de votre robe. Inutile de la salir…

— Comme cela je pourrai en plus sentir leur douce fourrure

contre mes mollets…Vous auriez pu me le dire. Pour les expéditions de

spéléologie, je m’équipe en général différemment.

— Je sais. Moi-aussi. Mais cette nuit, après la danse, j’ai pensé

que c’était le moment de vous montrer ce que je vais vous montrer.

— Des rats et des couloirs.

— Vous verrez. »

182 Après avoir parcouru un véritable labyrinthe de couloirs

voûtés, ils parvinrent alors sur les quais d’une des lignes désaffectées.

Aletheia se demandait bien comment l’officier faisait pour s’y

retrouver.

Une rame rouillée et sortie des rails, était à moitié couchée sur

le flan. La voiture de tête portait le numéro quatre. Une autre voiture,

aux tôles noircies et tordues, avait le flan complétement éventré sur la

moitié de sa longueur. L’intérieur était encore noir et couvert de débris

de verre. On pouvait à peine distinguer les sièges déformés par ce qui

fut sans doute la chaleur des flammes.

« La guerre civile a fait des ravages, commenta doucement

Gabriel. Il parait qu’on ne comptait plus les attentats à la bombe. Tout

a été abandonné, il y a des décennies. Venez ! Encore un peu de

courage. »

Arrivés au bout de la plate-forme, ils ne purent que constater

que le passage était barré. Le tunnel qui s’enfonçait sous terre était à

nouveau fermé par une grande grille. Qui ne s’ouvrait pas.

Gabriel sauta alors sur les voies.

« Il n’y a plus de courant électrique depuis belle lurette, dit-

il. C’est sans danger.»

Tendant les bras, il aida sa compagne à descendre. La jeune

rousse s’accroupit et se laissa saisir la taille par l’officier qui la déposa

délicatement entre les voies.

Puis, il s’approcha de la grille, dégaina son radiant de service,

le braqua sur les barreaux, et tira. En quelques coups soigneux, il put

183

ainsi ménager une ouverture. D’un coup de pied, il fit tomber le

panneau encore fumant découpé dans le métal.

« Si vous imaginez maintenant que je vais vous suivre, vous

vous méprenez, capitaine, clama alors la jeune femme.

— Dommage, répondit l’officier. Nous sommes près du but. Il

suffit de suivre ce tunnel. Mais si vous voulez rentrer, libre à vous…

— Vous vous payez ma tête !

— Courage, vous verrez que je ne moque pas de vous. Venez. »

Furieuse, elle souleva sa robe longue jusqu’à mi- mollet, et

enjamba l’ouverture.

Ils se mirent à suivre le tunnel au beau milieu des rails. Le

conduit descendait en pente douce. De l’eau suintait le long des murs.

Au fur et à mesure qu’ils descendaient, ils ne pouvaient éviter les

nombreuses fuites d’eau du plafond, et Aletheia se retrouva bientôt

avec robe et cheveux mouillés. Le sol était maintenant recouvert de

flaques peu engageantes. Les rats fusaient de droite et de gauche.

« Ga… Gabriel, je n’en peux plus. Vous êtes en train de me

détruire ma robe, ma coupe de cheveux et maintenant mes

chaussures. Je fais demi-tour ! »

Gabriel ôta sa veste d’officier et la passa sur les épaules de la

jeune femme.

« Nous sommes maintenant sous la Seine, expliqua-t-il. C’est

bientôt fini, et la voie va remonter. Acceptez-vous que je vous porte

dans mes bras ? Vous épargnerez au moins vos chaussures. »

184 C’est en ronchonnant qu’elle se laissa prendre et soulever dans

les bras de l’officier. Celui continua sa route.

Il ajouta.

« C’est le passage de l’eau. C’est un peu comme passer la mort.

C’est la condition pour atteindre la Vie et le Beau.

— La vie des rats, et la beauté des ténèbres. Je suis servie,

bredouilla Aletheia. »

Lorsque le niveau de l’eau monta un peu trop, toujours

portant la jeune femme allongée sur ses bras, il grimpa en équilibre

sur le rail d’électrification, puis continua ainsi sa route. Au bout d’un

moment, il put en descendre, puis déposa Aletheia sur le sol redevenu

à peu près sec. Mais les rats étaient toujours là… Et l’odeur.

Bientôt, ils parvinrent au bout du tunnel. A nouveau, une

grille en barrait la sortie, mais celle-ci était à moitié détruite. Ils

purent ainsi grimper sur le quai de la station, tout aussi obscure que la

première. Dans le faisceau de la torche, Aletheia put lire les lettres

« CITÉ ».

Ils suivirent un nouveau dédale de couloirs sales entrecoupés

de montées et de descentes d’escaliers à la surface glissante. Puis,

Gabriel tira sur la poignée d’une porte métallique flanquée dans le

mur de dallages blanchâtres. Celle-ci s’ouvrit sans difficulté, mais en

grinçant et raclant le sol.

« C’est le chemin de la sortie, dit-il. Serrez-vous contre moi.

— Qu’est-ce que ce couloir, demanda Aletheia avec méfiance ?

Ce n’est plus un couloir normal du métro.

185 — C’est un conduit de service. Relié aux égouts. Mais c’est le

chemin le plus simple pour entrer où je veux vous conduire. Faites-

moi confiance. »

Toujours en maugréant, la rousse se blottit contre lui. Le sol

était glissant, voire gluant, le boyau étroit, sale et bas de plafond.

Gabriel devait courber la tête pour ne pas heurter celui-ci. Par chance

les araignées avaient dû trouver l’endroit inhospitalier…

Puis, ils longèrent un égout en avançant

précautionneusement sur les berges empierrées du canal. Çà et là,

quelques rats pointaient leurs museaux inquiétants. Aletheia était

tellement terrorisée de tomber dans l’égout, qu’elle n’osait plus rien

dire. Mais elle lui ferait payer cette humiliation, à ce Sardaukar !

Pourtant Gabriel n’était pas avare d’encouragements, et il

progressait avec adresse.

Il stoppa bientôt devant une échelle de fer qui s’élevait dans

un puits vertical. Il regarda l’heure, puis leva la tête.

« Dernière partie de votre épreuve, dit-il. Le jour s’est levé, et

nous allons bientôt en profiter. Je ne peux vous porter. Attendez-moi,

je monte en premier pour ouvrir le passage, puis je redescends et vous

montez devant moi.

— Ne m’abandonnez pas aux rats… »

Gabriel gravit les échelons, puis, parvenu sans doute au

sommet du puits, donna une série de coups sourds dans ce qui

semblait être une plaque métallique. Il poussa et la plaque glissa en

raclant. Une ouverture lumineuse circulaire apparut au-dessus de lui.

186 L’officier redescendit, non sans veiller à essuyer les barreaux

avec un mouchoir, puis il invita Aletheia à grimper. Encouragée par la

lumière, celle-ci s’exécuta sans mot dire. Tout valait mieux que cet

univers souterrain et dégoûtant, même s’il fallait gravir ces barreaux

métalliques avec des chaussures de bal à talons et une robe longue.

Gabriel la suivait de près, un mètre juste en dessous d’elle.

Elle parvint enfin à passer la tête par l’ouverture supérieure,

poser les mains au sol, puis se redresser. Gabriel, la rejoignit aussitôt.

« Où sommes-nous, demanda-t-elle ? »

Ils étaient parvenus sous une espèce de porche voûté en

pierres de taille noires. La lumière du jour provenait en abondance

d’une toute petite cour pavée, sur laquelle donnait le porche, à une

dizaine de mètres d’eux. On fond de la cour, on distinguait une

muraille massive de pierres. Gabriel l’entraîna dans la direction

opposée, au fond du porche, et ouvrit sans difficulté une petite porte

de bois, située juste à côté d’un énorme portail à double vantail

apparemment verrouillé par une grosse serrure électronique à code.

« Vous allez voir, répondit-il, prenant un air mystérieux. »

Ils empruntèrent alors un petit couloir plutôt propre et éclairé

par une rangée de fenêtres étroites, hautes et colorées. Aletheia

reconnut ce qu’on appelait des « vitraux », sortes de fenêtres dont le

verre, disposé en petits morceaux, pouvait former des motifs. Dans le

cas présent, il s’agissait de motifs abstraits, et plusieurs fenêtres

étaient simplement recouvertes de verre incolore. A plusieurs

endroits, le verre manquait tout simplement.

Puis Gabriel s’arrêta devant une porte. Solennellement, il se

retourna, tira le battant, et annonça :

187 « Voici un autre monde, citoyenne, rien que pour nous ! Après

vous ! »

Aletheia passa la porte et dévorée de curiosité s’avança.

Levant la tête, elle resta bouche bée pendant plus d’une minute. C’était

incroyable. Incroyablement beau.

Gabriel, lui saisit la main, et murmura :

« Bienvenue dans ce qui s’appelait la Sainte-Chapelle. Pour le

moment, nous sommes dans la chapelle inférieure. »

La jeune rousse gardait toujours le silence. Jamais de sa vie,

elle n’avait vu pareille chose. Jamais de sa vie, on ne lui avait dit que

pareille beauté pouvait exister.

Le souffle court, tête levée, elle s’avança sous les voûtes

gothiques peintes de couleurs vives de la vaste nef. Ses talons

claquaient régulièrement dans le silence absolu du monument oublié.

Sous son sein gauche repoussant le corsage de soie, elle percevait

l’accélération du rythme de son cœur. De la main droite, elle porta la

main à son cou. Elle put sentir le flot sanguin montant sous pression

dans une de ses artères. Quelques larmes lui montèrent aux yeux…

Elle se retourna : « Ga… Gabriel ! C’est trop beau. C’est pour

moi ? C’est pour cela que vous m’avez fait traverser… les ténèbres.

— Pas seulement les ténèbres, mais aussi le miroir…

— Le miroir ?

— Oui, figurez-vous que nous sommes sous la colline de

verre…

— Sous le Dôme de la Laïcité ? Mais c’est… interdit.

188 — Sûr ! C’est interdit de voir cela. De voir ce qui est beau. Et il

n’y a pas que ça !

— Sous le miroir, répéta la jeune femme, incrédule… »

Elle fronça les sourcils, souleva d’une main le bas de sa robe

longue, et partit comme une flèche en direction de la porte qu’ils

avaient empruntée. Gabriel entendit la rafale de claquements de talons

dans le couloir. Il la rejoignit à pas souples.

Aletheia s’était figée au milieu de la petite cour pavée. Elle se

trouvait-là au pied d’un des contreforts du monument emprisonné au

milieu de ce qui fut le Palais de Justice. Au-dessus du toit, on pouvait

clairement distinguer la voûte de verre. Elle aperçut même la

silhouette fugitive d’une movibulle survolant l’édifice à la verticale.

Cette colline artificielle n’était pas un miroir ordinaire, mais un miroir

sans tain. Le verre laissait pénétrer la lumière tout en réfléchissant

une grande part de la chaleur solaire. Et abritait de tout regard

extérieur ce qu’il recouvrait.

« Ce dôme a été construit durant la seconde moitié du siècle

dernier expliqua Gabriel. Après la guerre civile. Initialement, il fallait

protéger les bâtiments historiques de l’île, tout en y autorisant les

visites culturelles, mais en retirant la vue publique de ce qui pouvait

rappeler la religion, désormais proscrite. Ce n’est qu’ensuite que

même les visites ont été interdites. Il fallait aussi nier ce qui fut notre

passé. C’est devenu le miroir de l’oubli. Un avantage : les édifices ne

sont plus entretenus, mais ils ne sont plus exposés aux

intempéries. En tout cas, jamais personne n’a osé détruire ces

merveilles. Elles sont à nous deux. »

189 Aletheia ne l’écoutait plus. Elle retourna dans la nef de la

Chapelle. Elle continua à déambuler entre les piliers et les magnifiques

vitraux. Toujours le cœur battant, elle se sentait à la fois amoureuse de

ce qu’elle contemplait, éperdue de reconnaissance pour l’homme qui

l’avait conduite ici, et furieuse de s’être laissée privée de cette

connaissance. Pour la première fois de sa vie, elle doutait de la

Civilisation Parfaite qui l’avait fait naître et qui l’avait éduquée.

Observant les statues et les vitraux, elle cherchait

désespérément à en comprendre la signification. Qui étaient ces

personnages ? Et que représentaient ces scènes colorées et lumineuses

s’élevant jusqu’aux voûtes où s’entrecroisaient les arcs de pierre.

Elle se retourna vers Gabriel.

« Vous avez parlé d’une chapelle inférieure… Il y en a donc

une autre supérieure ?

— Suivez-moi. Préparez-vous à nouveau à découvrir quelque

chose d’improbable. »

Ils empruntèrent un escalier.

Parvenue dans la nouvelle chapelle, Aletheia se figea à

nouveau. Devant elle, s’étalait un immense espace de lumière cerné de

vitraux. De minces piliers délicatement découpés s’envolaient

légèrement vers des voûtes bien plus élevées que dans la chapelle

inférieure, et ne parvenaient pas à rompre l’unité lumineuse de la

vaste nef allongée aux proportions parfaites. Cela donna le tournis à la

jeune femme. C’était de plus en plus beau. Et c’était vrai. Elle ne

pouvait plus dominer son émotion. Elle pleura et murmura :

190 « Gabriel… Merci. Après les ténèbres, c’est une… une… une

résurrection.

— En l’honneur de la Résurrection, Aletheia. Et de notre

Résurrection à tous deux. »

Elle ne comprit pas vraiment. Gabriel venait de la saisir

tendrement dans ses bras. Elle leva le visage vers le sourire de

l’homme.

Debout, en plein milieu de la nef, baigné de la lumière

transmise par l’immense verrière colorée, le couple s’enlaça. A l’instar

des arcs d’ogive formés par les minces et délicates colonnes de pierre

et s’épaulant mutuellement dans l’infini de la voûte, enfin unis l’un à

l’autre, Gabriel et Aletheia joignirent leurs lèvres et s’embrassèrent

longuement sous le sourire des anges.

191

Chapitre 20 – Au-delà du miroir.

Toujours enlacés, les deux jeunes gens s’étaient assis côte à

côte au pied d’un pilier. « M’expliquerez-vous un jour ce que signifient

toutes ces histoires que semblent raconter ces vitraux, demanda

Aletheia ? Et ces dessins, ils sont si petits. Et il y en a tant ! Ils

semblent s’envoler jusqu’au ciel.

— Je ferai de mon mieux, répondit Gabriel. Mais je ne sais pas

tout de ce chef d’œuvre de l’art chrétien. Elevé en l’honneur de Dieu.

— De dieu ? C’est fait par les cathos ?

— Ce fut construit au 13ème siècle, en plein Moyen-âge, par le

roi Saint-Louis. Pour y abriter la Couronne d’épines du Christ. Il ne

fallut que sept années pour élever cet ouvrage, alors que nombre de

cathédrales furent édifiées parfois en un siècle. Cela explique

l’extraordinaire homogénéité de style de la Sainte-Chapelle.

— Tout ici respire la beauté, l’amour, le vrai, Gabriel. Mais j’ai

peine à croire que les cathos y sont pour quelque chose… Ils sont si

horribles. M’a-t-on dit… Et je ne connais rien à tous ces symboles. A

toutes ces histoires.

— Catho, c’est le surnom péjoratif que nous donnons aux

chrétiens de religion catholique. Dans notre société, les seuls cathos

acceptables sont des cathos qui ne croient pas en Dieu et qui ne prient

pas. Un bon catho est un catho athée. Ou alors c’est un catho mort.

— Que veut dire « Catholique » ?

— « Universel » en grec.

192 — Encore du grec ! Mais cette religion n’existe plus vraiment,

non ? Elle est de toute façon interdite.

— Aletheia, toute la Civilisation, la vraie, pas l’imposture de

civilisation que les libertaires du début du 21ème siècle nous ont

imposée, s’est édifiée à l’abri de cette religion qui en fut la matrice. A

travers l’Histoire, elle a laissé d’innombrables témoignages en Europe

comme dans le monde. Cette religion nous parle de Dieu et de son

projet d’amour sur l’humanité. Selon elle, Dieu veut notre vie et notre

bien, mais il nous laisse libres.

— Par désintérêt ? Chacun chez soi ?

— Par amour. Comme des parents aiment leurs enfants.

— Je ne sais pas ce que c’est que d’aimer des enfants. Ils sont

conçus par l’Etat. Et élevés par lui. Et je n’ai pas de parents.

— Ce qui rend plus difficile de comprendre combien Dieu nous

aime. Mais il est tellement grand et puissant, que s’il se manifestait à

nous tel qu’il est, nous ne pourrions que nous jeter à ses pieds pour le

servir. Mais il serait alors impossible de savoir si nous agissons par

amour, par crainte ou par intérêt. Alors Dieu se fait discret. Il se

contente de signes, et inspire les hommes. C’est entre humains, de

proche en proche, que nous nous parlons de Dieu. Il nous aime en

premier, mais attend que nous répondions librement à son amour.

L’ennui, c’est qu’ainsi, nous sommes libres de nous laisser détourner

de lui. En particulier par notre orgueil. Et cela a même permis que

nous puissions le rejeter radicalement et pervertir complétement son

projet. Voilà où nous en sommes, dans cette putain de « Civilisation

Parfaite » que nous a pondu la Postmodernité, et qui est une inversion

193

de la Civilisation voulue par Dieu. Voilà pourquoi cette Sainte-

Chapelle doit être cachée aux hommes par un miroir.

— Je ne comprends pas Gabriel. J’ai toujours appris que la

religion était un esclavage. Maintenant, nous sommes libres.

— Ils sont libres ceux que vous surveillez sur le web et que

vous dénoncez ? Ils sont libres ceux que je suis chargé d’arrêter et

reprogrammer ? Ils sont libres ceux qui n’ont pour seul choix

qu’oublier leur vie médiocre dans les backrooms ou dans l’extasium ?

Ils sont libres ceux qui se font euthanasier dès qu’ils ne sont plus

utiles ? Ils sont libres ceux qui n’ont pas le droit d’avoir plus d’un

enfant? Ils sont libres, ces enfants conçus par des programmes

d’ordinateur ? Ils sont libres, ces parents à qui l’Etat arrache les

enfants à deux ans sous le prétexte qu’ils n’appartiennent pas aux

parents mais à l’Etat ? Ils sont libres…

— Assez ! Gabriel ! Vous détruisez mon rêve de liberté…

— Pour vous offrir une vraie liberté, Aletheia. Avec le Christ.

— Et qui est le Christ ? Qu’est-ce que cette Couronne

d’épines ? Je trouve ça glauque !

— Le Christ est le fils de Dieu, il est Dieu, devenu également

homme. Il est notre Roi. Mais les hommes l’ont torturé et n’ont rien

trouvé de mieux qu’une couronne de dérision et de souffrance pour le

couronner. Puis, ils l’ont tué. Vous voyez, ces croix, qui reviennent

fréquemment dans les motifs des histoires de ces vitraux. Ou sur les

murs. Il s’agit de l’instrument de torture qui l’a tué. Cela nous rappelle

que nous avons voulu tuer Dieu et qu’il a permis cela pour nous

sauver.

194 — Pour nous sauver de quoi ?

— De la mort.

— Mais le Christ est mort !

— Oui. Il le fallait. Il devait passer par notre chemin à nous. Il

devait tout connaître de nous, de la torture psychologique de l’Agonie,

à la torture physique et la mort la plus cruelle. Il est un de nous. Mais

il est ressuscité. Pour nous montrer le chemin de Vie éternelle qu’il

nous prépare. La croix, d’instrument de supplice est devenue

l’instrument de notre salut.

— Comment croire cela, Gabriel ?

— M’aimez-vous Aletheia ?

— Je vous aime Gabriel.

— Je vous mentirais ?

— Non. Je ne le pense pas.

— Alors je vous le dis, parce que je crois aussi ceux qui ont vu

et cru. Parce que ce sont des personnes qui aiment… Par-delà les

siècles et l’espace, de proche en proche, ils aiment et témoignent de la

Vérité. Je crois.

— Gabriel, dites-moi tout ! Êtes-vous catho ?

— Pas encore.

— Je préfère. Je crois que c’est trop dangereux.

— Tant pis. Je suis un soldat. J’aime le danger. Je me prépare

au baptême, mais je ne suis pas encore baptisé.

— Le baptême ? Qu’est-ce que c’est ?

195 — Un passage. Du mal et du laid, à ce qui est beau et vrai. A

travers l’eau et la mort. Vers la lumière.

— Ce que nous avons fait cette nuit, Gabriel ? Dans les

ténèbres et au milieu des rats ?

— Ce pourrait être une image. Le baptême, c’est la mort de

notre ancienne vie, et notre naissance à la vie de Dieu. Il s’agit d’une

belle cérémonie où le baptisé se plonge dans l’eau pour en ressortir

vivant et enfant de Dieu. Le baptême a une conséquence : nous ne

sommes plus du monde, tout en vivant bien dans le monde.

— J’ai l’impression, moi-aussi, d’avoir franchi une porte

symbolique, Gabriel. Je suis dans cette chapelle, sous la cloche en

verre, et je me sens désormais comme une étrangère au monde que

j’habite. Je suis passée de l’autre côté du miroir.

— Vous allez commencer à apprendre à aimer, Aletheia…

— Gabriel, j’ai l’impression de ne plus savoir ce que veut dire

aimer.

— Parce qu’à l’extérieur de ce dôme de verre, l’amour s’est fait

bien rare, Aletheia. Tout comme la vérité. Or, vous portez le nom de la

Vérité. Il vous reste à la découvrir. Vous avez le temps. Je veux vous

aider. Et vous aimer. »

Aletheia se demanda alors si c’était le moment de faire

l’amour avec Gabriel. Mais elle n’osa pas en parler. Elle sentait que ce

n’était en tout cas pas le lieu. Une fois de plus, elle ressentait en elle la

cruelle dualité de sa personnalité qui la déchirait depuis l’enfance. Elle

était une fille parfaite d’une civilisation qui lui paraissait de plus en

plus déshumanisée, et en même temps, elle était pétrie de chair et de

196

sensibilité. Elle avait été conçue par des machines, par des

ordinateurs, mais elle était bien faite de matériaux humains. Qui

étaient donc ses géniteurs, ses parents ? Qui avait bien pu l’aimer ?

Qui pourrait-elle aimer vraiment ? C’était peut-être cela, être dans le

monde ou du monde. Cela la dépassait.

« Que faisons-nous, maintenant, Gabriel, demanda-t-elle

doucement ?...

— Allons rendre visite à une autre merveille, répondit-il. Mais

nous reviendrons ici, c’est promis.»

Il la conduisit vers la sortie de la chapelle. Ils empruntèrent

alors un autre souterrain, et elle le suivit docilement, malgré les

échelons, les boyaux étroits et humides. Malgré les rats. Puis ils

remontèrent. Ils parvinrent derrière une grille enchâssée au pied d’un

mur épais. Gabriel travailla cinq minutes à la déceler délicatement.

Apparemment, ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait ici.

Puis, il se faufila à l’extérieur du conduit par le soupirail ainsi

dégagé, se retourna, s’accroupit, et lui tendit les bras. Saisissant

Aletheia par la taille, il la souleva, lui fit délicatement passer le

soupirail, et la déposa à ses côtés.

Elle leva la tête et observa son nouvel environnement. Rien

dans sa mémoire ne lui permettait de savoir où elle se trouvait. Ils

étaient environnés d’épais piliers de pierre. Gabriel l’entraîna au

centre d’une nef immense recouverte de dalles. C’était stupéfiant,

moins lumineux, mais bien plus vaste que la Sainte-Chapelle. Aletheia

tournait sur elle-même. Il y avait des vitraux, et des statues, et des

piliers, et des ogives se croisant au sommet de voûtes vertigineuses. A

197

une des extrémités de l’édifice, était percée une immense rosace en

vitrail. A nouveau, Aletheia fut saisie d’émotion.

« C’est une autre chapelle, s’enquit-elle?

— C’est une cathédrale. Parmi les plus belles. Vous êtes

privilégiée, Aletheia. Vous visitez Notre-Dame de Paris. Pratiquement

personne n’en a contemplé l’intérieur depuis au moins soixante ans.

— Notre-Dame de Paris ? De Victor Hugo ?

— Si vous voulez, répondit-il en riant.

— Je pensais que ce bâtiment avait été détruit pendant la

guerre civile.

— Endommagé. Une des tours a été touchée, et un flan devra

être reconstruit. Mais l’essentiel est là, comme témoignage des siècles,

et prisonnier de son écrin de verre. Vous voyez le symbole, Aletheia.

De l’extérieur du miroir, les hommes ne peuvent apercevoir que leur

propre image. Narcissique et stérile. Et de ce côté-ci, nous pouvons

voir ce qui nous dépasse.

Ils passèrent un moment à déambuler dans la nef, dans les

transepts, dans les chapelles latérales, autour du chœur. Tout mobilier

avait disparu. La brèche d’un des murs latéraux touché par une salve

d’obus avait été comblée sommairement par des panneaux de béton,

afin de maintenir l’édifice bien clos.

Ils s’approchèrent ensuite de l’autel situé en avant du chœur.

Gabriel gravit une marche et s’agenouilla quelques secondes.

Aletheia ne savait quoi dire ni penser. Il était bel et bien catho, et elle

était amoureuse d’un catho! Elle resta donc en arrière, debout et

silencieuse. Comme si c’était contagieux…

198 Puis l’officier se releva et marcha jusqu’à l’autel. Ensuite il se

retourna.

D’une voix quelque peu émue, il appela la jeune femme. Celle-

ci gravit les marches et s’approcha à son tour de l’autel. L’officier en

uniforme d’apparat souillé, et la femme en robe de soirée déchirée se

tenaient face à face, juste devant le plateau de marbre gris recouvert

d’une fine poussière de plâtre.

« Aletheia, dit alors Gabriel. J’ai quelque chose de très

important à vous demander. M’aimez-vous vraiment ? »

Aletheia sentait que cette demande n’avait rien d’ordinaire.

« Aimer » n’avait pas le sens commun pour Gabriel. Elle leva les yeux

vers lui. Elle se pinça les lèvres et murmura.

« Je suppose que pour vous, aimer, c’est… tout donner.

— Et se donner soi-même Aletheia. Cette phrase n’est pas de

moi, mais je la fais mienne. Et vous êtes heureuse d’avoir su dire cela.

Aimer, c’est décider de vivre jusqu’à la mort avec la personne objet de

cet amour. Aletheia je vous aime. Dès le premier moment que je vous

ai vue, pendant la rafle des Veilleurs, j’ai su que je vous aimais. J’ai su

que vous étiez celle que j’attendais, celle qui pouvait combler ce qui me

manque. J’ai su que c’est avec vous que je voulais vivre. Toujours.

Vivre et mourir.

— Gabriel, vous m’attendiez ? Comment est-ce possible ?

— Aletheia, j’ai une belle histoire qui vient de la Bible. Vous

allez comprendre. Au commencement, il est écrit que Dieu créa

l’Homme de la glaise après avoir créé l’Univers, la Terre, les plantes et

les animaux. Il avait fait l’homme parfait, donc complet. Autonome. Il

199

l’appela Adam. Mais il se dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit

seul ». Alors il endormit Adam, et lui enleva de la chair de son côté.

— J’espère qu’il a refermé soigneusement ce pauvre Adam.

— J’en suis sûr. A tel point que sur le moment, Adam ne s’est

aperçu de rien. Puis Dieu, utilisant cette chair tirée d’Adam, créa la

Femme, qu’il nomma Eve, la vivante. Alors Adam, à la vue de Eve

s’écria « Voici l’os de mes os, la chair de ma chair. » Il venait de

découvrir ce qui lui manquait, ce que Dieu lui avait enlevé. Sa propre

chair. Il l’avait perdue, et voilà qu’il la retrouvait. Il était incomplet, et

voilà qu’avec la Femme, ils pourraient, à eux deux, retrouver cette

perfection originelle. Et avec Eve, la vivante, ils pourraient engendrer

la vie. J’aime beaucoup cette histoire, car elle aide à comprendre que

Dieu nous a fait incomplets à dessein. Seul l’amour d’un homme et

d’une femme peut combler nos manques et créer la vie.»

Aletheia apprécia cette histoire. Cela pointait du doigt ce

manque qu’elle ressentait aussi dans sa vie. N’avoir véritablement

besoin de personne… C’est lorsqu’on est mort, qu’on n’a plus besoin de

qui que ce soit.

« Aletheia, reprit Gabriel m’aimez-vous comme je vous

aime ? »

La jeune femme était prête à défaillir. Sous son corsage, le

cœur battait à rompre. Un terrible combat entre son conditionnement

et sa nature se livrait en elle. Elle ne comprenait pas tout. Aimer, c’est

vouloir jouir, et puis jouir, et puis c’est tout. Et on recommence chaque

fois qu’on veut. Ce qui compte, c’est sa volonté et le court terme. Ce

qui compte, c’est repousser toute limite comme intolérable. C’est ce

qu’elle avait toujours su. Toujours appris ! Et désormais, cela ne

200

comptait plus ? Ce qui comptait, c’était d’abandonner sa volonté à

quelqu’un d’autre. Qui abandonnait aussi la sienne et qui la lui offrait.

Il fallait accepter d’être la limite de l’autre, et de l’accepter comme

limite… Un peu comme les piliers de cette cathédrale ou de la Sainte-

Chapelle se rejoignaient en croisée d’ogive et s’appuyaient les uns sur

les autres. Comme cela, ensemble et complémentaires, ils étaient plus

forts et pouvaient lancer cet extraordinaire défi à la pesanteur et à la

lumière que sont les édifices gothiques. La comparaison lui plut

d’autant mieux que ces piliers étaient à la base fort éloignés les uns des

autres. Ce n’était qu’en s’élevant vers le ciel qu’ils parvenaient à se

rejoindre et à conjuguer leurs complémentarité. Elle comprenait aussi

que l’être solitaire et se pensant complet qu’elle avait toujours été,

même lorsqu’elle se livrait aux bras d’un homme, ou parfois d’une

femme, cet être allait disparaître. Ce qu’elle allait répondre allait

l’engager pour toujours. Elle en était sûre… Alors elle se jeta à l’eau.

« Je vous aime Gabriel. Plus que moi-même. Je veux être la

chair de votre chair. Ce qui vous manque. Mais j’ai peur de moi. J’ai

encore du mal à saisir ce qui manque. Il faudra m’aider… Que voulez-

vous que je fasse ?

— Aletheia, c’est tout simple. J’ai envie de vivre avec vous, de

me donner à vous. De tout vous donner. J’ai envie de donner la vie

grâce à vous, qui êtes ma Vivante. Aletheia, voulez-vous m’épouser ? »

Aletheia resta pétrifiée. Epouser. Cela voulait dire

certainement « se marier ». Mais il n’y a plus de mariage. Cela ne se

fait pas. C’est même interdit. Et à quoi cela peut-il servir ? S’aimer

n’est-ce pas suffisant ? Et en plus, s’aimer pour toujours, n’est-ce pas

déjà énorme ?

201 Et puis, donner la vie, qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle

n’osait formuler la réponse…

Elle resta silencieuse un moment. Gabriel attendait, lui-aussi

silencieux. Elle sentit alors qu’il souffrait terriblement de cette attente,

mais qu’il la respectait. Il ne dirait rien. Elle devait parler. Elle ferma

les yeux, les rouvrit, et lui dit doucement :

« Je vous aime Gabriel. Je comprends que vous voulez vivre

avec moi. Je trouve qu’il s’agit d’une folle aventure, mais je suis prête à

m’y engager. Je comprends qu’en vivant ensemble, nous pourrons

faire grandir notre amour en nous apprivoisant. Je veux me donner à

vous, puisque vous voulez vous donner à moi. Mais j’ai peur. D’abord,

c’est si mal vu, et même interdit, de vivre toujours avec la même

personne. Surtout si elle est de sexe différent. Il faut affronter le

regard des autres. Mais je suis prête.

Par contre, je ne comprends pas pourquoi vous voulez lier cela

à « donner la vie ». Que voulez-vous dire ? Vous comme moi, nous

donnons nos gamètes à l’Etat. Il en fait des enfants. Il y a des

Porteuses ou des incubateurs artificiels pour cela. Il n’y a pas besoin

de vivre ensemble… Alors que voulez-vous dire ? »

Angoissée, elle baissa les yeux. Elle avait peur de sa réponse,

peur de comprendre. Donner la vie…

Il lui prit la main, et s’assit sur une des marches de l’autel. Elle

se blottit à ses côtés.

« Aletheia, donner la vie, c’est accepter que notre amour soit

créateur. Comme celui de Dieu. Notre amour s’exprime, entre autre,

par nos rapports charnels. Mais ce ne sont pas de simples séances de

plaisir, comme un bon repas, une bonne bouteille, ou un bon holofilm.

202

Il s’agit d’une union de nos corps tellement profonde que nous

acceptons qu’il sorte de nous une nouvelle vie. Une autre vie, qui est

de notre chair, mais qui n’est pas nous. La chair de notre chair. Une

vie qu’il nous faudra élever, éduquer, aimer. Une vie qui nous

comblera ou nous fera souffrir. Une vie qui fera de nous un père et

une mère, une vie qui sera notre enfant.

— Une vie qui sera conçue au hasard ? Mais c’est dangereux !

Et dont l’ADN ne sera pas optimisé !

— Une vie que notre amour optimisera. Nous serons co-

créateurs avec Dieu. Il en a pris le risque. On peut le prendre, nous-

aussi.

— Une vie qui… Gabriel. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas

devenir difforme, voir mon corps envahi par celui d’un autre, je ne

veux pas gonfler comme une Porteuse. Etre malade. Je… je… je ne suis

pas une bête !

— Aletheia, si vous saviez comme c’est beau, une mère qui

porte son enfant. C’est aussi un acte d’amour. Ce sont deux êtres qui

dépendent l’un de l’autre et qui s’apprivoisent l’un et l’autre. C’est une

vie qui se développe en la femme, et qui lui prend nourriture et

affection, qui entend ce qu’elle chante, qui supporte la vie qu’elle

mène. Depuis l’aube de l’humanité, les femmes portent leurs enfants.

Par la maternité elles sont maîtresses du Temps. Elles créent l’avenir.

La maternité, c’est parfois pénible, souvent une épreuve, mais savez-

vous pourquoi les Porteuses sont si frustrées de ne pas garder l’enfant

qu’on leur a implanté et qu’elles doivent rendre à son propriétaire?

Parce qu’elles ont appris à l’aimer. Charnellement. Il s’agit du degré le

203

plus élevé de l’intimité. Deux corps l’un dans l’autre. Elles aussi, on

leur prend la chair de leur chair.

— Je pourrais dire que vous êtes bien un homme, et qu’il vous

est facile de vanter ce qui ne vous arrivera jamais. Mais je vous sens

sincère et dénué d’égoïsme. Vous me semblez vraiment avoir envie de

porter un enfant Gabriel…

— Je regrette de ne jamais avoir connu de mère. J’aurais voulu

lui dire merci. Et je regrette de ne jamais avoir connu de père. J’aurais

voulu l’imiter. Je regrette de ne jamais avoir bénéficié de la

complémentarité d’un homme et d’une femme autour de moi. Je

voudrais réparer cela. Je voudrais pouvoir aimer une femme et notre

enfant, Aletheia. Je voudrais fonder une famille avec vous. C’est cela,

« épouser ».

— Vous êtes fou, Gabriel. Et je sens que je vais devenir aussi

folle que vous. Mais je ne suis pas encore sûre de pouvoir dire « oui » à

tout ça.

— Alors laissons-nous un peu de temps. Donnons-nous un

temps d’observation, d’apprentissage, de réflexion avant de nous

marier. Un temps que l’on appelait autrefois des fiançailles. Vous

pouvez prendre le temps de réfléchir. Mais j’aimerais vous dire que

moi, je vous attendrai. Je ne me donnerai pas à d’autre femme que

vous.

— Et moi, je vous promets que moi-aussi, je ne me donnerai

pas à d’autre homme que vous. J’accepte d’être votre fiancée, Gabriel.

Celui-ci se releva, plongea la main dans sa poche, puis en

sortit un petit objet qu’il déposa sur le plateau de marbre de l’autel.

L’objet posé sur l’autel était un petit écrin de cuir beige.

204

« C’est pour vous, Aletheia, comme signe de notre

engagement. Acceptez-vous de porter cela ?

Elle se leva à son tour, ouvrit la boîte. Une petite bague en or

garnie d’un minuscule diamant brillait sur l’autel.

A nouveau, son cœur battait à rompre. Elle avait compris le

symbole. A cette époque, les bagues n’avaient plus du tout d’autre

signification que la coquetterie, mais elle avait bien compris.

« Je suppose, dit-elle, que si je porte cette bague, c’est un

signe de mon engagement. Et si je désirais le rompre avant le mariage,

je devrais vous la rendre.

— C’est cela.

— Et de moi, que porterez-vous, pour vous rappeler votre

engagement vis-à-vis de moi?

— Je ne sais pas…

— Vous êtes bien un homme. Mais moi, je sais. Je vais vous

tresser un petit bracelet d’une de mes mèches de cheveux roux.

Bracelet que vous porterez. Mais puisqu’ici-même, je ne peux

facilement prélever ces cheveux, ni confectionner le bracelet, nous

allons attendre un peu avant d’échanger nos cadeaux. Mais cela

n’empêche pas que nos vœux soient échangés dès maintenant. »

Gabriel reprit l’écrin. Puis, ils se donnèrent la main, et

descendant les marches du chœur, retournèrent dans la nef.

« Nous voilà tous deux libérés dit alors Gabriel, passons

maintenant à l’étape suivante…

— Quelle est-elle, demanda Aletheia ?

— La libération pour tous les autres ! Une nouvelle aventure !»

2131– DICTATURE PARFAITE

Tome I - Le feu sous la cendre

Nous sommes en l’année 2131. Aletheia est une jeune

femme employée au Ministère de la Pensée et des Libertés. Elle

découvre un blog clandestin datant de plus d’un siècle, une

«bouteille à la mer». Ce « blog perdu » est un témoignage de

l’aventure des premiers résistants à la société libérale-libertaire

où règne l’hyper-individualisme et le relativisme au service de

l’argent, des pulsions et du pouvoir sans limites.

Membre d’une oligarchie ayant imposé un régime de

dictature libertaire, de culture de mort impitoyable, et d’ultra-

libéralisme financier sans frontière, un régime ayant éradiqué

religions, nations, Histoire, identité, famille, complémentarité

des sexes, reproduction naturelle, filiation, Aletheia sera

scandalisée par cette contestation radicale de tout ce qui sous-

tend sa civilisation post-moderne du 22ème siècle. Pour mener

son enquête, elle plongera donc dans l’underground des

townships entourant la capitale afin de comprendre. Sa

rencontre avec un groupe de Veilleurs ayant survécu depuis plus

d’un siècle à toutes les persécutions et à la guerre civile, puis

avec un jeune officier, l’ébranleront et transformeront sa vie.

Une vision glaçante du « changement de civilisation »

actuellement imposé par les idéologues, les politiques, les

medias, les lobbies libertaires ultra-minoritaires mais

surpuissants, et bien sûr, l’économie financière mondialiste.

Une intrigue amoureuse, un cheminement de Foi, un feu

sous la cendre, une quête de libération, une raison d’espérer.

Car ON NE LÂCHE RIEN ! JAMAIS !