Pouvoirs et médiations de la statistique sur les médias informatisés : le cas des Cards

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    UNIVERSITE DE PARIS IV-SORBONNE

    Celsa

    Ecole Des Hautes tudes En Sciences De Linformation Et De La Communication

    MASTER 2meanne

    Mention : Information et Communication

    Spcialit : Mdias et Communication

    Pouvoirs & mdiations de la statistique sur les mdias informatiss :lenjeu des Cards

    Prpar sous la direction du Professeur Vronique RICHARD

    Nom, Prnom : Hmery Simon

    Promotion : 2013-2014Option : Mdias Informatiss et Stratgies de Communication

    Soutenu le : 14.10.2014

    Note du mmoire : 16

    Mention : Trs Bien

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    Remerciements

    Je tiens tout particulirement remercier ma rapporteuse universitaire, Pergia

    GKOUSKOU-GIANNAKOU, enseignante-chercheuse en Sciences de lInformation et

    de la Communication, pour ses conseils de lectures toujours trs aviss et le suivi de

    mes recherches, tout au long de lanne.

    Je tiens aussi adresser des remerciements chaleureux Samuel GOTA,

    doctorant Tlcom-ParisTech, pour la disponibilit permanente dont il a su faire

    preuve ainsi que pour les conseils prodigus dans llaboration thorique de ce

    mmoire.

    Enfin, jadresse mes remerciements aux personnes qui mont encourag et soutenu

    dans la dernire ligne droite : Annie, Camille, lise, Fred et Maxime.

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    Table des matires

    Remerciements..............................................................................................................3Introduction..................................................................................................................5

    Chapitre I. Objets dHistoire & histoires dobjets : les cards saisies par les discours......15

    A. Imaginer : des crits pris par la pense..................................................................151. Le regard institu................................................................................................................16

    2. Une simple traduction de la complexit ?.....................................................................18

    3. Des enjeux mtaphoriques distribus....................................................................................21

    B. Construire : un tout plus que la somme des parties........................................231. Une esthtique graphique de linformation...........................................................................23

    2. Des constructions cartographiques outilles.........................................................................26

    3. Une ncessaire pense de la mdiation.................................................................................28C. Dconstruire : Une perspective transdisciplinaire...................................................311. La signification comme explication du monde...............................................................31

    2. Une rgle du savoir.............................................................................................................33

    3. Conclusions partielles..........................................................................................................37

    Chapitre II. Une industrialisation entre appropriations et ruptures : Des cards en piles.38

    A. Mmoire des formes : une card pavlovienne ...................................................391. Des jeux de synchronicit....................................................................................................39

    2. Pour une mdiagnie de la card sur les mdias informatiss..........................................42

    3. De la trace linstitution, un processus symbolique.............................................................45

    B. Relativit et cartographie : linformation est-elle mathmatique ?..........................471. Pour une potique du temps et de lespace..........................................................................47

    2. Un mdiateur textuel...........................................................................................................51

    C. Un objet soluble dans une culture industrialise.....................................................551. Un discours rationalis, des effets de sens externaliss..........................................................55

    2. Une allgorie de la culture-mosaque ............................................................................60

    3. Conclusions partielles..........................................................................................................63

    Chapitre III. La mise en place dun nouvel ordre cartographique : les cards , un objet

    dinfluence..................................................................................................................65

    A. Imaginaires sur les rseaux, une diaspora dinspiration cyberntique......................66

    1. En finir avec la cration pure ........................................................................................662. Un ajustement (vraiment) programm ?..............................................................................71

    B. De la pense rticulaire la financiarisation : un nouvel ordre cartographique ?.....761. Convergence et diffusion, une thmatique rcurrente sur les mdias informatiss..................77

    2. Une liqufaction qui crerait des conversations ?.................................................................80

    Conclusion..................................................................................................................83

    Bibliographie...............................................................................................................88

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    Introduction

    Depuis quelques mois maintenant, de nombreux acteurs conomiques1, dont la

    plupart uvrent dans le domaine du numrique, prsentent des contenus leurs

    utilisateurs sous une forme particulire. Regroups sous le terme de Card , ils

    dsignent un regroupement, un amoncellement de contenus textuels prsents sous des

    formes et des modalits dexpression propres. Pourtant, chacun de ces acteurs

    revendique et sapproprie lappellation, lui donnant son caractre polychrsique2. Card est un terme anglophone, qui peut tre traduit, la fois par Fiche , mais

    aussi comme Carte , plus proche dun format dtermin (la carte de visite) quun

    concept fort (la carte gographique). Slabore ainsi propos de cette forme une

    interrogation. Si la Card savre proche de la carte , en quoi manifeste telle

    une pense de la cartographie sur les mdias informatiss ?

    Le point de vue qui nous intresse sur cette question est celui de limplication. En

    effet, nous tenterons de comprendre comment les acteurs utilisent les composantesmatrielles, idologiques et symboliques de la pratique cartographique afin de

    construire de limplication (Action par laquelle on attribue quelquun, un

    certain rle []3). Rsoudre ce problme, cest aussi mettre jour les enjeux des

    1 Google, Twitter, Tinder parmi les principaux, mais aussi dautres qui feront lobjet dun examen plus prcis dansnotre tude.

    2 WRONA Adeline, Dans la mle : ce que la socit fait aux ides ,Acta fabula, mars 2009, vol. 10, no3,coll. Essais critiques . ( Du greckreistein, user , la polychrsie dsigne la multitude des appropriationspossibles auxquelles se prtent les ides et les reprsentations )

    3 Dfinition de limplication, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2974689750;, consult le22 aot 2014.

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    imaginaires et rapports de pouvoir qui structurent la fois les mdias informatiss

    mais aussi la pratique cartographique, lui donnant une paisseur toute

    contemporaine, de nature agiter les pratiques et susciter les croyances les plus folles.

    Parmi celles-ci, une nouvelle forme, avenir du Web 4.

    Ds lors, lambition du projet que nous poursuivons dans cette tude nest pas de

    dcrire ce qui pourrait sapparenter une cartographie de la cartographie sur les

    mdias informatiss. Nous poursuivons plutt la perspective dtablir et de

    comprendre pourquoi, un moment de lhistoire, les acteurs ont tous pris une mme

    direction symbolique, mettant en uvres des ressources humaines et logistiques afin

    de parvenir la matrialisation dintentions. Nous tenterons alors de montrer que ces

    acteurs travaillent une certaine conception du processus cartographique grce desdiscours, formes et conceptualisations de pratiques.

    Afin de bien amener ce qui va se jouer plus aprs, il est ncessaire que nous posions

    le cadre dans lequel se situe notre tude et les objets qui la composent, en particulier

    les notions de carte, de mdias informatiss et de carte informatise . Ce recul

    thorique nous permettra denvisager prcisment les enjeux dans lesquels le recours

    la card sur les mdias informatiss est mobilis.

    La carte est une mtaphore, sinon une mta-forme5. Elle sinscrit dans une

    dimension symbolique, idologique et pragmatique qui la faite circuler dans les

    espaces sociaux depuis les premires cartographies. son sujet, on pourrait dire que

    cest un topos6 tant sa ralit renvoie des appropriations et des pratiques de

    natures diffrentes. En cela, elle est un objet issu de la trivialit7 comme catgorie

    danalyse cest--dire qui permet de penser que : les objets et les reprsentations

    circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes8. Elle a fait lobjet

    depuis de nombreuses annes dune appropriation thorique majeure, dune porteinterdisciplinaire. De faon trs brute , on pourrait dire que la pratique

    cartographique exige la rencontre entre le monde de la langue et celui de limage. Une

    4 ADAMS Paul,Why Cards are the Future of the Web, http://insideintercom.io/why-cards-are-the-future-of-the-web/, consult le 30 aot 2014.

    5 LABELLE Sarah et JEANNERET Yves, Le texte de rseau comme mta-forme , Universit de Thessalonique,2004.

    6 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,Mdiation etInformation, janvier 2011, vol. 32, coll. LHarmattan , pp. 31-40.

    7 JEANNERET Yves,Penser la trivialit, Lavoisier & Hermes-sciences., Paris, coll. Communication, mdiation etconstruits sociaux , 2008, vol.Volume 1, La vie triviale des tres culturels, 267 p.

    8 Ibid., p. 1.p.14

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    premire piste consiste alors considrer la carte comme technologie

    intellectuelle , notion introduite par Stphane Mallarm9puis r-appropri par

    lanthropologue Goody pour caractriser : Ces nouveaux moyens de communication

    qui transforment la nature mme des processus de la connaissance10. La carte prend

    alors un dtour fort et saffirme comme une vritable production, elle est issue dun

    processus. Fatalement approprie par les logiques gographiques ses dbuts, son

    origine tymologique dsigne selon que lon prenne lacceptation grecque (

    karts : feuille de papyrus) ou latine (charta : papier, crit, livre), la description

    du support dcriture. Seulement, on peut voir aussi dans le termePinax(Grec

    Ancien) la possibilit de dsigner la table , qui se traduit alors par :

    Une bibliothque gographique miniaturise, homogne, cohrente, matrisable par lil

    et par la mmoire, o toute linformation disponible a t inscrite sous une forme

    dsormais immuable, apte tre reproduite, diffuse, puis rectifie. La multiplicit des

    sources se rsorbe en un artefact unique11

    Apparat alors une liaison entre la pense de lcrit et une pense de lcran12

    dveloppe par Anne-Marie Christin dans sa thorie sur lcriture. Selon lauteure,

    lcrit nest plus une simple trace de pense prexistante mais bien un systme

    dexpression propre qui gnre des formes de pouvoirs et des jeux dinterprtation

    entre un lecteur et son support. Ainsi, une pense de lcran merge, laquelle

    donne aux hommes la possibilit de dsigner darracher un support matriel son

    seul statut dobjet peru pour le dsigner comme une surface sur laquelle vont venir

    sinscrire des signes13. Ces signes tant la fois des reprsentations figuratives et des

    signes dcriture, la perception fait de limage un prdcesseur lcrit par la

    disposition spatiale des lments. Selon la perspective de Christin et de Jacob, cest le

    rgimedefficacitqui prvaut dans lobjet carte, permettant en un regard de toucher

    la fois le monde de la langue et celui de limage . De lhritage du termePinax,

    9 SOUCHIER Emmanul et ROBERT Pascal, La carte, un mdia entre smiotique et politique. La carte aurivage des SIC ,Communication et langages, vol. 2008, no158, pp. 25-29.

    10 GOODY Jack,La Raison graphique. La domestication de la pense sauvage,, ditions de Minuit., Paris, coll. leSens commun , 1979, 272 p.

    11 JACOB Christian et BARATIN M., Lire pour crire : navigation alexandrine ,inLe pouvoir desbibliothques : la mmoire des livres en Occident, Albin Michel., 1996, pp. 47-83 ; cit dans JEANNERET Yveset FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique des crits dcran ,revue des interactions humaines mdiatises, 2010, vol. 11, no1.

    12 CHRISTIN Anne-Marie,LImage crite ou la draison graphique, Flammarion., Paris, 1995.13 JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

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    nous retenons aussi que la carte dsigne un objet de savoir dont les proprits

    seraient rvles de faon spectaculaire lil humain. Cet enjeu nous fait

    immdiatement basculer dans la possibilit de voir dans la carte un enjeu de pouvoir

    vritable. Souchier parlera ainsi dune criture dmiurgique14 pour caractriser cet

    objet tandis que Jeanneret voquera sa dimension mythique15. Dans ces deux

    acceptations, on retrouve lide dune carte rvle aux yeux des utilisateurs, qui

    cache pourtant les conditions ncessaires sa production, instituant de fait une

    mmoire de loubli16 et faisant basculer notre objet dans une politique de linfra-

    ordinaire17. Les enjeux font de notre objet de recherche un lieu privilgi o se joue

    lnonciation ditoriale18. La card sinstitue comme une petite forme aux

    grands desseins19

    pour paraphraser un article de Candel, Jeanne-Perrier et Souchier.Il convient alors den dcrire lexistence sur les mdias informatiss.

    Ainsi, lobjet card sur les mdias informatiss ne peut se penser sans la logique

    dcrit dcran20 dvelopp par Emmanul Souchier et Yves Jeanneret. Utilise

    pour caractriser ce qui se droule depuis le dbut de linformatique sur les crans, la

    notion suppose par ailleurs une continuit entre les poques, les supports et les

    pratiques. Nous nous plaons dans cette optique : comprendre les logiques de filiation

    qui ont amen la Card sinstituer progressivement. Nous chercherons de fait penser notre objet, non en termes rupturistes , mais bien conserver une posture de

    recherche afin de questionner ce qui se joue entre culture du texte et de lcran dans

    le temps long. Nous chercherons de fait lanalogue, lhybride et la transformation, qui

    construisent la Card sur les mdias informatiss plutt que de poser lhypothse

    dune cration pure. La card est aujourdhui prsente dans un rgime discursif de

    lordre de linnovation . Nous souhaitons prendre le contre-pied de ce point de vue

    en faisant de notre objet une filiation plutt que dun schisme, ne niant pas la

    14 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,inTraces numriques. De la production linterprtation, CNRS ditions, 2013, pp. 207-228.

    15 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,op. cit.16 SOUCHIER Emmanul, La mmoire de loubli : loge de lalination Pour une potique de linfra-ordinaire ,Communication et langages, vol. 2012, no172, pp. 3-19.

    17 Ibid.18 SOUCHIER Emmanul, Limage du texte. Pour une thorie de lnonciation ditoriale ,Communication etlangages, 1998, vol. 154, no6, coll. Les Cahiers de mdiologie , pp. 137-145.

    19 CANDEL Etienne, JEANNE-PERRIER Valrie et SOUCHIER Emmanul, Petites formes, grands desseinsDune grammaire des noncs ditoriaux la standardisation des critures ,inLconomie des critures sur leweb, Herms-Lavoisier, 2012, vol.volume 1 : Traces dusage dans un corpus de sites de tourisme, pp. 135-166.

    20 JEANNERET Yves et SOUCHIER Emmanul, Pour une potique de lcrit dcran ,Xoana, 1999, vol. 6, pp.97-107.

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    perspective socio-conomique des acteurs lorigine de ce format. Par ailleurs, ltude

    dun logiciel nous convie penser ce dispositif comme agissant et structurant les

    pratiques. Ainsi, on pourra avoir recours la notion darchitexte21 pour dcrire

    comment cet acteur utilise lacceptation card dans une dimension oprante. Selon

    les mots de Candel, les mdias informatiss sont des textes qui permettent et

    conditionnent la production de texte22. Ces rapports entre le processus

    cartographique et les mdias informatiss sur le Web nous font penser une

    configuration sociotechnique , telle quelle fut dveloppe par Franck Rebillard:

    Une modalit volutive dagencement social dune technologie rsultant des relations

    entre groupes sociaux engags dans sa conception, son utilisation, et sa reprsentation et

    (historiquement) structure par ses modalits antrieures comme par les logiques macro-

    sociales environnant son dveloppement23.

    Enfin, la carte informatise renvoie une description complexe, qui ncessite

    denvisager le statut de la trace comme forme danalyse. Dveloppe particulirement

    par les travaux de Louise Merzeau24dans le champ des SIC, elle nous permet de

    convoquer les rapports structurant qui stablissent entre technologie et mmoire(s).

    La notion de trace voque la rduction de faits symboliques une opration

    physique25. Ensuite, ce terme est utile pour penser la visibilit dune chose

    absente26, cest--dire les vnements, rflexions et changes qui ont pu conduire

    son apparition . Quand la card se prsente comme un support vecteur de

    conversation mais aussi de circulation, la notion de trace nous permet alors

    dinterroger la conception de notre objet comme participatif et cherche ainsi

    remonter lorigine de ce discours, pour en extraire certains enjeux communicationnels,

    en particulier limmdiatet et la simultanit.

    21 Ibid.22 CANDEL Etienne, Approche smiotique des mdias informatiss .23REBILLARD Franck,Le Web 2.0 en perspective : une analyse socio-conomique de lInternet, Paris,LHarmattan, coll. Question contemporaines / Les Industries de la Culture et de la communication .

    24 MERZEAU Louise,Prsence numrique : traces, ditorialisation, mmoire | Louise Merzeau,http://merzeau.net/presence-numerique-2/, consult le 31 aot 2014.

    25 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,op. cit.26 BARATS Christine, la recherche de la mmoire du web : sdiments, traces et temporalits des documentsen ligne ,inManuel danalyse du web en sciences humaines et sociales, Armand colin, coll. U Scienceshumaines et sociales , pp. 53-56.

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    Positionnement thorique

    Les travaux qui abordent la thmatique cartographique sont nombreux dans le

    champ des Sciences de lInformation et de la Communication (SIC). Les rcents

    travaux de Jean-Christophe Plantin sur la cartographie numrique27mais aussi ceux

    dEmmanul Souchier sur lcriture cartographique28constitueront une base solide

    pour notre tude. Si beaucoup de recherches sintressent au croisement entre

    pratiques cartographiques et numriques sous langle de la trivialit, peu en revanche

    traitent la logique dun processus cartographique comme possible mdiation

    limplication. Cest dans cette optique que nous nous positionnons.

    Nanmoins, notre recherche se placera au croisement de nombreuses disciplines. En

    effet, les dimensions symboliques de notre objet seront observes grce la notion

    dtre culturel29 dvelopp par Yves Jeanneret tandis que nous nous appuierons

    sur Latour et son mobile immuable30 afin de comprendre les logiques

    argumentaires qui peuvent le composer. Par ailleurs, nous chercherons mettre en

    perspective la circulation selon certaines thories conomiques. Ainsi, les crits de

    Scott Lash et Clia Lury31seront une aide prcieuse. De plus, si la card se

    manifeste par une grammaire visuelle intense, alors elle doit tre pense dans ses

    dimensions cognitives et logicielles. En la matire, les travaux de Jacques Bertin32

    mais aussi de Lev Manovich33sur la tradition du panneau de contrle

    reprsentent un clairage pertinent pour les besoins de notre analyse. Enfin, nous

    dconstruirons les imaginaires qui composent les prtentions communicationnelles des

    concepteurs. En consquence, lexamen de la pense cyberntique des cards sera

    inscrit dans la ligne des travaux de Philippe Breton34et Patrice Flichy sur lutopie

    des techniques35.

    27 PLANTIN Jean-Christophe,La cartographie numrique, London, ISTE editions, coll. Systmes dinformation,web et informatique ubiquitaire , 2014, 176 p.

    28 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,op. cit.

    29 JEANNERET Yves,Penser la trivialit,op. cit.30 LATOUR Bruno, Culture et technique. Les vues de lesprit ,Rseaux, vol. 5, no27, pp. 79-96.31 LASH Scott et LURY Celia,Global Culture Industry, Cambridge, coll. Polity Press , 2007.32 BERTIN Jacques,Smiologie graphique : les diagrammes, les rseaux, les cartes, Paris, Gauthier-Villars-Mouton,1967.

    33 MANOVICHLev,The language of New Media, MIT Press, 2001.34 BRETON Philippe,Lutopie de la communication. Le mythe du village plantaire , Paris, La Dcouverte,coll. Essais , 1997.

    35 FLICHY Patrice,Linnovation technique. Rcents dveloppements en sciences sociales. Vers une nouvelle thoriede linnovation, La Dcouverte, coll. Sciences et Socit , 2003.

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    Problmatique et Hypothses

    Aussi, la problmatique que nous avons souhait dvelopper se formule

    simplement :

    Dun point de vue communicationnel, quelles sont les conceptions du processus

    cartographique portes par les acteurs lorigine des cards ?

    Trois hypothses de recherche viennent soutenir ce questionnement :

    Tout dabord, nous postulons une approche communicationnelle de la pratique

    cartographique. Nous serions ainsi face des formes identifiables , lies la

    construction de discours dans le temps autour de ce dernier. Cela aurait des

    consquences sur les conditions de sa visibilit au sein des mdias informatiss et sur lactualit de cet objet.

    Notre seconde hypothse sintresse aux mdiations qui sincarnent dans les objets

    cards . Dpassant les postulats qui verraient dans cette forme une nouveaut36,

    nous souhaitons avancer le fait que lutilisation de cards double loprativit

    prtendue dun enjeu de pouvoir plus symbolique. Ainsi, les acteurs conomiques

    revendiqueraient par l le droit dincarner un pouvoir plus large, celui dune

    institution. Par voie de consquence, la card viendrait structurer une certainevision du monde.

    Enfin, nous postulons que les fabricateurs des cards , utilisant les

    composantes prcdemment dcrites, sinstaurent au sein dune conomie mdiatique

    qui dplace peu peu les enjeux symboliques dun croisement entre savoirs et

    technique vers le terrain des logiques marchandes.

    Prsentation du corpus

    Afin de rpondre de la manire la plus complte la problmatique et auxhypothses qui structurent notre travail, nous avons procd la ralisation de

    plusieurs travaux dans la priode couvrant novembre 2013 fin-juin 2014. Nous axons

    notre rflexion autour de 3 acteurs du numrique qui chacun ont utilis le terme

    card pour dcrire leur dispositif , pris dans la dfinition quen a propos

    Giorgio Agamben :

    36 JEANNERET Yves,Y-a-t-il (vraiment) des technologies de linformation, 2011ed., Presses Universitaire duSeptentrion, coll. Les savoirs mieux , 200 p.

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    Jappelle dispositif tout ce qui a la capacit de capturer, dorienter, de dterminer,

    dintercepter, de modeler, de contrler et dassurer les gestes, les conduites, les opinions

    et les discours des tres vivants (pas seulement les prisons, coles, confessions, usines

    mais aussi philosophie, agriculture, cigarette, navigation, ordinateurs, tlphones

    portables.)37

    Le premier est Google et plus particulirement son application Google Now38, dont

    la promesse se situe au niveauindividuel: une recommandation dinformations au

    moment souhait. Le second acteur est Citia39, une entreprise dveloppant des

    contenus partir de Cards , destination des acteurs conomiques (annonceurs,

    agences de publicit). Plus particulirement, nous nous pencherons sur le cas dune

    application dveloppe par cette entreprise : Snoop Lion Reincarnated40. Enfin, le

    dernier acteur est LiveCode41, un logiciel dvelopp par RunRev42qui se situe dansune logique dapprentissage, permettant de crer dans un temps rduit des

    applications Web. Ce logiciel sappuie sur une logique de card dans larchitecture

    des applications et sinspire directement dHyperCard, un logiciel dvelopp par

    Apple dans les annes 8043, qui utiliserait un langage de programmation proche du

    langage naturel. Nous justifions ltude de ces trois acteurs par plusieurs

    raisonnements successifs. Premirement, la richesse possible dans le fait dextraire de

    chacun deux une prtention, un regard, qui mis en perspective avec les autres

    donnera une argumentation non cantonne un seul acteur, vitant lexemplification

    sur cet objet de recherche. Deuximement, nous voyons dans les logiques

    dapprentissage (LiveCode), de mise disposition dinformation (Google Now) et de

    contenus mdiatiques (Citia) la possibilit daborder et dcrire des proccupations

    contemporaines qui donnent toute son importance aux cards . Enfin, ces trois

    acteurs voluant dans le domaine des industries de la culture et de la communication,

    nous discernons la possibilit dapporter ce dernier une catgorie danalyse

    supplmentaire, les formes structurantes qui sy dploient.

    Ainsi, notre corpus sest peu peu constitu dans trois directions :

    37 AGAMBEN Giorgio,Quest-ce quun dispositif ?, Rivages poche, 2007.38 Page de prsentation de google Now, http://www.google.com/landing/now/, consult le 22 aot 2014.39 Page daccueil de lentreprise citia, https://citia.com/content/title/citia, consult le 22 aot 2014.40 Snoop Lions Reincarnated: Track Notes App (Citia), https://itunes.apple.com/us/app/snoop-lions-reincarnated-track/id609019118?mt=8, consult le 30 aot 2014.

    41 Page daccueil du logiciel Livecode, http://livecode.com/, consult le 22 aot 2014.42 Prsentation de lentreprise RunRev, http://runrev.com/.43 Apple HyperCard, une des plus belles ides de linformatique, http://www.apple-collection.com/htmsysteme/hypercard.htm, consult le 22 aot 2014.

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    La premire regroupe une vingtaine de discours dits descorte sur les

    applications et logiciels cits ainsi que sur les cards . Nous retrouvons ainsi 5

    articles sur Google Now, 4 articles sur Citia, 5 articles sur les Cards et 5 sur

    lhritage dHyperCard (les articles sur LiveCode tant assez peu nombreux et peu

    propices lanalyse). Ils ont t slectionns parmi une cinquantaine darticles selon

    une segmentation visant une forte homognitintratextuelleet une forte

    htrognitintertextuelle. Ces textes ont fait lobjet dune analyse de discours44via

    la construction dune grille mettant successivement en valeur les cooccurrences de

    termes, formules valorisantes, mises en tension et description particulire du

    dispositif.

    Puis, nous avons slectionn 30 captures dcran (10 par dispositif), que nouscaractrisons par en fonctionnement dans la mesure o les cards sont

    prsentes sur celui-ci. Ces captures se sont droules selon un mode semi-automatique

    dans le cadre dune utilisation personnelle. La nature particulire dutilisation de ce

    dispositif est donc relativiser. Par ailleurs, les pratiques dutilisateurs ne

    reprsentent pas la partie la plus essentielle de notre tude. Ces visuels ont fait lobjet

    dune analyse de contenu rdige, visant comprendre la reprsentation de

    lutilisateur dans le dispositif.Enfin, nous avons souhait ajouter cette tude les discours promotionnels des

    acteurs la faveur de 5 captures dcran reprsentant tour tour, la page daccueil,

    la prsentation du dispositif, les tutoriels daide au fonctionnement, un exemple

    de fonctionnement ainsi quune prsentation de lentreprise. Nous avons aussi joint

    ce corpus, les visuels prsents sur le packaging du logiciel HyperCard, lequel constitue

    une forme de discours promotionnel, o la card tient une place toute particulire

    et nous permet de prendre conscience des mutations et dplacements en jeu. Ces

    lments ont fait lobjet dune analyse de discours, avec une emphase sur les

    descriptions textuelles successives du dispositif, de lutilisateur, de lobjet card et

    du concepteur. Nous avons conscience du caractre euphorique de ces discours, que

    nous plaons dans le registre dune technologie . Ils ont nanmoins la valeur

    dclairer les imaginaires luvre.

    44CHARAUDEAU Patrick et MAINGUENEAU Dominique,Dictionnaire dAnalyse du Discours, Seuil, 2002.

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    Dmarche mthodologique

    Nous avons procd dans le cadre de cette tude une dmarche de type de celles

    qui sont effectues en Sciences Humaines et Sociales (SHS). Plus prcisment, cest

    une tude qui convoque la fois les projets issus de la smiotique Barthsienne45et la

    socio-smiotique telle quelle est exprime chez Vern46.

    Plan de ltude

    La premire partie de notre mmoire vise comprendre comment lhistoricit des

    discours autour du processus cartographique en est venue faire de ce dernier untre

    culturelidentifiable, contribuant ainsi sa prgnance dans lactualit.

    Puis, nous tenterons de dlier les mdiations luvre dans la massification dela production dobjets cartographiques. Mlant logiques anthropologiques,

    mdiatiques et conomiques, la card cristalliserait la rationalit et le

    synchronisme comme mouvements conjoints au sein des industries de la

    communication.

    Enfin, le dernier temps de notre raisonnement tentera, dans une vise critique, de

    dnouer les prsupposs de circulation et de participation en jeu dans la pense des

    Cards afin de souligner les rgimes intermdiatiques en cours. De grands

    ensembles symboliques comme le savoir, on assisterait un dplacement progressif

    vers la sphre marchande, au moyen dune mise au travail des utilisateurs des

    cards .

    45 BARTHES, Rhtorique de limage ,Communications, 1964, no4, pp. 40-51.46 VERON Eliseo, Il est l, je le vois, il me parle ,Communications, 1983, pp. 98-120.

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    Chapitre I. Objets dHistoire & histoires

    dobjets : les cards saisies par lesdiscours

    La premire partie de notre tude se construit en trois temps distincts. Le premier

    tentera de donner la notion de card , bien avant sa construction physique ,

    une dimension imagine . Nous convoquerons la fois un regard anthropologique,

    mais aussi une analyse de la technologie intellectuelle quelle reprsente, pour

    enfin penser les mtaphores quelle suscite. Puis il sera temps de saisir la dimension

    physique et pragmatique que la card requiert dans sa construction : des

    donnes, des outils, des mdiations. Enfin, nous tenterons de prendre un peu de

    hauteur, envisageant notre objet dans une perspective pluridisciplinaire. Nous

    souhaitons ajouter en dernier point que la card ne peut se penser sans le recours

    thorique la carte gographique dont elle convoque certaines prtentions et dont

    ltude pralable dans de nombreux champs nous donnera de prcieux indices.

    A. Imaginer : des crits pris par la pense

    Tches, informations, donnes, lignes, relations La liste des pratiques

    scripturaires lies au processus cartographique dcrites et l par les diffrents

    genres dediscours(dordre scientifique et journalistique)permettent de dcrire,

    caractriser et ainsi donner au lecteur-utilisateur une certaine ide de ce que revt

    le corps cartographique.Notre but est de comprendre ce qui pourrait tre

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    lorigine de ce foisonnement,nous posons lhypothse dune liaison entre les

    expressions et les pratiques via une perspective anthropologique : le regard.

    1. Le regard instituAinsi, il sagira de comprendre et darticuler les crits autour de la carte en tant

    quobjet structurant de mmoire.

    La card mergerait dun regard. De ce point de vue, elle est pense dans un

    rapport son support dexpression. Bruno Latour, dans une perspective sociologique,

    lintroduit comme support sinscrivant dans une double dynamique : support et objet

    de connaissance :

    Il ny a rien que lhomme soit capable de vraiment dominer: tout est tout de suite trop

    grand ou trop petit pour lui, trop mlang ou compos de couches successives qui

    dissimulent au regard ce quil voudrait observer. Si! Pourtant, une chose et une seule se

    domine du regard: cest une feuille de papier tale sur une table ou punaise sur un mur.

    Lhistoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant

    damener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l'esprit le domine et le voit.

    Rien ne peut se cacher, sobscurcir, se dissimuler47.

    Cette observation peut marquer le point de dpart de notre rflexion. Dans cette

    citation, on voit bien comment les lments sassemblent pour tenir dans unesurface 48et dterminent dans le mme temps un positionnement cognitif : si lon

    peut compter la prsence dun phnomne alors on peut le comprendre. Cela amnera

    bien entendu un certain nombre de controverses, parmi lesquelles le problme de

    reprsentation de phnomnes que lon peut mesurer linverse de ceux qui ne le sont

    pas49.Apparait alors une autre observation lie au regard, qui rside dans

    lappariement entre des signes facilement apprhendables et un outil daide la

    dcision.

    Nous voyons de ce fait poindre des logiques liant les espaces de la nature (le

    regard) et ceux de la technique (la carte). Et cest dans une perspective

    anthropologique que nous allons tenter de lier ces complexes. Si la carte est un

    agencement complexe de signes, elle nen reste pas moins un texte, une pratique de

    lcriture (Souchier affirmera quant lui au dpart lhypothse dune rupture entre

    47 LATOUR Bruno, Culture et technique. Les vues de lesprit ,op. cit.48 PLANTIN Jean-Christophe,La cartographie numrique,op. cit.49 Ibid.

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    ces objets, lcriture tant lie selon lui la langue, ce qui nest en rien le cas de la

    cartographie50). Comment le regard et lcriture se sont-ils mls de manire

    fabriquer des espaces de sens ? Dans son ouvrage de rfrence :le geste et la parole,

    Leroi-Gouhran situe lhomme dans une histoire des espces et pose lhypothse dun

    individu, qui en dveloppant au fil des millnaires sa stature et en adoptant une

    position releve aurait alors libr ses mains, permettant la prhension51. Et de l

    serait venu lapparition des processus de communication connus actuellement : loue,

    le regard, le toucher, la parole. travers la vision de Leroi-Gouhran, la cration

    doutils rsulte dune ncessit dordre anthropologique. partir du moment o

    lHomme libre ses mains, une cration de sens peut stablir entre ces dernires et

    lil. Elle nat de signes visibles et produit une alliance entre matire et esprit.Lcriture est un exemple en particulier. Plus fondamentalement, les volutions

    anthropologiques auraient fait natre des objets de culture fondamentaux. En

    tmoignent ainsi lmergence dune croyance en la forme visuelle. Si lil capte trs

    rapidement des informations, cest la matire visuelle qui emmne vers la

    signification. Lcart par le signe cr du sens52. Les perspectives poses par Leroi-

    Gouhran nous permettent ainsi de poser la carte, puisquelle est un outil (dont les

    enjeux restent encore poser) comme :

    Une geste intellectuelle qui slabore essentiellement autour des instruments matriels,

    de la symbolique du processus et des relations tablies entre les diffrents univers que

    composent ces pratiques smiotiques singulires53.

    la suite de Leroi-Gouhran, Pascal Vernus, Egyptologue, dveloppera une thorie

    autour de la comprhension des signes gyptiens au sein des temples. Selon lauteur,

    lobjet prendrait un sens partir du moment o il acquiert une dimension iconique et

    symbolique54. Ainsi, pour percevoir une signification dans la relation entre les signes,

    le regard serait mobilis et manifesterait cette double dimension. Dabord, le

    spectateur doit assimiler quil se trouve face une organisation de signes et non de

    50 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,op. cit.

    51 LEROI-GOUHRAN Andr,Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, vol.technique et Langage.52 SOUCHIER Emmanul, Transformations du Texte et de lcriture .53 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,op. cit.

    54 VERNUS PASCAL, Les critures de lgypte ancienne ,inHistoire de lcriture : de lidogramme aumultimdia, Flammarion., PARIS, 2001, pp. 46-65.

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    simples motifs dcoratifs. Puis, une deuxime tape lui permet dassocier un univers

    de reprsentation narratif et une organisation signifiante : voir la place de

    hiroglyphes reprsentant une scne de guerre, une vritable criture de texte. cette

    image et reprenant les mots de Jeanneret, les espaces de reprsentation jouent un rle

    instituant pour :

    la mobilisation des ides [] leur cration dans la communication ; le fait que le signe

    crit (et non seulement sa mobilisation matrielle) produit du sens ; enfin la capacit

    quont les inscriptions dinstituer un jeu permanent entre le point de vue dune scne

    mimtique et celui dun texte lire55.

    Cette citation nous permet de complter la prcdente. La card se comprend

    dans une double-optique qui associe la modalit du faire celle du voir .Lexploitation du support servant la pratique cartographique donnerait lieu une

    certaine conomie du regard : le rgir et aider la cration de sens.

    Ainsi, les premiers lments danalyse, issus dun corpus de textes traitant plutt

    de lhistoire de lcriture ont permis de mettre en avant les potentialits et

    limportance du regard pouvant tre lorigine de processus que lon qualifiera de

    cognitif .

    2. Une simple traduction de la complexit ?

    La seconde perspective dans laquelle nous souhaitons nous inscrire est celle qui

    consiste penser la complexit dans les relations entre informations. Un regard

    candide nous poussait dans un premier temps penser la carte comme un

    amoncellement, un regroupement de donnes multiples issues de sources diffrentes.

    Roger Brunet parlera quant lui de combinaisons de structures lmentaires56.

    Quelle est la teneur vritable de ce cluster et en quoi sinscrit-il dans notre

    hypothse ? Nous souhaitons ainsi poser ici les conditions dans lesquelles la carte

    peut se voir ou non comme une technologie intellectuelle . Puis, dans un deuxime

    temps, comprendre dans quelle mesure ce discours permet daccompagner le processus

    cartographique dans sa gestation intellectuelle.

    55 JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

    56 BRUNET Roger,La carte, mode demploi, Fayard., Paris, 1987.

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    Jack Goody sinscrit dans la ligne de Leroi-Gouhran en instituant une thorie sur

    les effets cognitifs de lcriture liant les proprits matrielles a ses consquences. Il

    formalisera ce travail sous le nom de raison graphique57 (par exemple lire un livre

    ou utiliser un stylo naurait pas les mmes effets en termes de comprhension sur le

    lecteur). Cette thorie serait ainsi matrialise dans certaines formes particulires de

    lcriture : la liste, le tableau et le diagramme. Cest ce quil pose comme tant une

    technologie intellectuelle . Trs vite, la carte a t prsente comme une

    technologie de lintellect 58. Ds 1941, le gographe Arthur Robinson parlera le

    premier de la carte au sens gographique et des effets cognitifs quelle suscitait en

    tudiant, dans une logique mathmatique proche du modle de Wiener, la

    rception du support chez les utilisateurs59

    . Ses mthodes exprimentales, issuesdes sciences cognitives et de la psychologie le conduiront penser que leprocessus

    cartographique devrait inclure ds le dbut ces effets, via les questions de

    symbolisation et de design. Par la suite, partant dune comparaison entre Bell, Goody

    et Lvy, Pascal Robert introduira sa propre dfinition de technologie

    intellectuelle :

    outil rgul de gestion du nombre (de la complexit) oprant une traduction par

    enregistrement de lvnement en document grce lopration de conversion des

    dimensions60.

    Lauteur associe des logiques fonctionnelles et cognitives cet outil, tout en

    excluant ses proprits externes , charges simplement dassurer une forme

    dinterface avec le monde. Ainsi, il dtaillera plus tard les composantes internes dune

    telle dfinition, applique cette fois la carte61:

    Dans un premier temps, cettergulationdans le sens o un certain nombre doutils

    assurent la card la fois une structure, une organisation et une cohrence.Lauteur associe alors la prgnance des outils aux modles que prendrait la carte,

    opposant un modle symbolique un modle scientifique .

    57 GOODY Jack,La Raison graphique. La domestication de la pense sauvage,,op. cit.58 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,op. cit.59 ROBINSON Arthur,The Look of Maps : an examination of Cartographic Design, ESRI Press, coll. Redlands ,1952.

    60 ROBERT Pascal, Quest-ce quune technologie intellectuelle ? ,Communication et langages, trimestre 2000,no123, pp. 97-114.

    61 ROBERT Pascal, La raison cartographique, entre paradoxe de la simultanit et technologieintellectuelle ,Communication et langages, vol. 2008, no158, pp. 31-41.

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    Le second argument que pose Robert est la prtention de la carte dassurer un

    transfert du rel[] de lordre de la surface et de la superficie, sur une autre surface,

    rduite. . De ce point de vue, la carte gographique apparat comme prominente

    mais ne permet pas par exemple de traiter du cas des cartesheuristiquesou cartes

    mentales. Cest la suite de la dfinition qui permettra dajuster ce point de vue dans

    le sens o la carte assume [] la traduction des vnements qui affleurent la

    surface du monde par leurinscription-enregistrementsur un document, plus petit,

    plus lger, transportable62. Cest cette dimension qui nous intresse tout

    particulirement dans les formats que nous tudions.

    Enfin, le dernier argument dvelopp par Robert fait tat de lavue synoptiqueet

    de la multiplicit des objets qui peuplent la surface du monde ainsi dlimit []bref elle permet galement deffectuer une vritable gestion du nombre, au sens dune

    gestion de la complexit.

    Les hypothses fournies par Robert nous permettent dapprhender leprocessus

    cartographique sous un nouveau jour, celui de la logique documentaire (ncessitant un

    dispositif technique dans son laboration et le suivi de sa forme). Pour la premire

    fois, on voit apparatre des logiques dimplicationpuisque Robert parle de la

    possibilit dtre regarde en mme temps par plusieurs personnes . Cette assertionnous permet de mobiliser la notion dusager dun dispositif cartographique. De

    plus, larticulation entre le support et son utilit est de nature dfinir ce quest le

    processus cartographique puisque suivant les mots de Jeanneret, il ny a pas de

    reprsentation de linformation pour soi mais pour lautre, car linformation est une

    relation qui stablit entre un objet et un regard63. Dans cette optique, lauteur

    amne un point de vue, des rcritures des adaptations en mme temps quil

    imagine et se reprsente des comptences, des attentes et des interprtations de

    lutilisateur . Le processus cartographique stablit dans cette optique. Ainsi, Jean-

    Christophe Plantin dcrira le passage opr, de la carte topographique la carte

    thmatique64. Cela constituera le point de dpart du langage moderne de la

    cartographie thmatique65. la complexit des informations reprsentes sajoute

    62 Ibid.63 JEANNERET Yves,Y-a-t-il (vraiment) des technologies de linformation,op. cit.64 la carte des vents dEdmund Halley en tant lillustration principale, visible surhttp://bit.ly/1qYz95v,consult le 22/08/2014

    65 PLANTIN Jean-Christophe,La cartographie numrique,op. cit.

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    http://bit.ly/1qYz95vhttp://bit.ly/1qYz95v
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    ainsi une complexit des noms et fonctions donnes aux visualisations

    cartographiques. Cest tout lenjeu des mtaphores qui structurent et agitent les

    pratiques.

    3. Des enjeux mtaphoriques distribus

    Pour dcrire leur art, lexpression science cartographique66 est employe chez

    les gographes. Nous avons ds lors souhait comprendre comment les dimensions

    mtaphoriques autour dun discours de scientificit pouvaient tre de nature jouer

    des effets de sens diffrencis. Car la carte nest pas la reprsentation relle de ce

    quelle prtend reprsenter. Elle est toujours introduite par le regard de son auteur

    qui lui confre ses intentions. On assiste donc bien une dimension du processuscartographique qui sinscrit la fois dans la mtaphore de discours mais aussi

    dinterface. Les mtaphores, souligne Jeanneret :

    dsignent les objets, mais [] les masquent par le mme mouvement, puisquils ne nous

    donnent percevoir le nouveau que dans lassimilation de lancien. Mais il serait bien

    illusoire de penser que nous pourrions faire lconomie de la mtaphore pour qualifier les

    objets nouveaux67

    Les mtaphores actualisent les objets et les regroupent pour nous permettre de

    comprendre quoi nous faisons rfrence. Elles induisent cependant des effets de sens

    dans le discours et participent de ce fait la construction dune symbolique, jamais

    cite, toujours prsente.

    La card est une mtaphore dinterface. Elle conjugue la pense de lcran

    de Christin mais aussi des influences du design graphique. Ainsi, les textes tudis

    dans le cas des discours daccompagnement font rfrence de faon assez criante une

    construction graphique (cest le cas notamment chez Google Cards et Citia, de faon

    un peu moins prononce dans le cas de LiveCode). Certaines pratiques signifiantes

    construisent alors le faire-carte68 des acteurs. La mtaphore69de linterface

    66 JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

    67 JEANNERET Yves,Y-a-t-il (vraiment) des technologies de linformation,op. cit., pp. 72-76.68 MITROPOLOU Eleni,Mdia, multimdia et interactivit : jeux de rles et enjeux smiotiques, Universit deFranche-Comt, 2007.

    69 Une mtaphore est une figure de style qui consiste tymologiquement parlant voir quelque chose traversautre chose (Webdesign, sociale exprience des interfaces web)

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    card sinscrit dans une forme de support matriel et invite convoquer certaines

    formes de pratiques.

    Parler de carte comme dune interface ncessite de poser les bases dune telleapproche. Ainsi, en informatique, le terme dinterface dsigne un dispositif permettant

    des changes dinformation entre deux systmes70. Du point de vue des sciences de

    linformation et de la communication, Guy Barrier aborde cette notion pour dsigner

    lespace de reprsentation de linformation et du parcours dans linformation71 que

    sont les pages-crans . On aurait une mtaphore qui ferait rfrence la fonction

    incarne par la reprsentation graphique de linterface. Seulement, le corpus tudi

    nous conduit considrer plus que des fonctions, des formes de mdiations entre des

    dispositifs compltement diffrents. Il conviendra donc de dtailler ce que recouvreexactement la pense dune interface qui ferait carte en termes dingnierie

    documentaire , mais aussi de pratique de communication. Ainsi, nous pourrions

    tenter de dcrire les cartes prsentes dans le corpus grce aux proprits des

    mtaphores dinterface dcrites par Pignier et Drouillat : Potique ; Mta-discursive

    et argumentaires72 ; alimentant une relation entre les supports formels et matriels

    du texte.

    La premire partie de notre expos sur lhistoricit des discours et des controversesautour du terme de carte a permis de mettre jour diffrentes logiques cognitives

    du processus cartographique, la fois par le regard, sous un imaginaire outill et dans

    une composante mtaphorique. Ainsi, les regards dtermineraient et orienteraient

    les processus cognitifs en direction de notre objet. Par ailleurs, ltude de la

    complexit revisite sous le prisme des processus cartographiques nous a amen

    dpasser le regard pour aboutir la notion de technologie intellectuelle , faisant

    apparatre les composantes dimplication des individus dans le processus de

    construction (transfert, vue synoptique, rgulation). Enfin, la confrontation entre

    linterface et ses discours aura donn lieu a une approche fconde en termes de

    fonctionnalits. Elle permettra par la suite de mettre en perspective les discours

    daccompagnement dont notre card fait lobjet.

    70 La notion dInterface ,inDictionnaire encyclopdique Larousse, 1979, .71 BARRIER Guy,Cybercontrles. Veille numrique et surveillance en ligne, Apoge, 2003.72 PIGNIER Nicole et DROUILLAT Benot,Le Webdesign, Sociale Experience des interfaces web, Herms-Lavoisier,2008.

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    B. Construire : un tout plus que la somme des parties

    Il nous faut maintenant aller plus avant dans la rflexion et aborder notre

    processus en dur , avec une problmatique principale : Comment les formestextuelles (donnes) et logicielles (outils) lorigine du processus cartographique sur

    les mdias informatiss permettent-elles dalimenter un imaginaire reconnaissable

    de la carte ? Nous nous intresserons dans cette optique la raison statistique de

    la cartographie. Puis, il sera temps daborder les outils par lesquels se matrialise le

    texte cartographique en termes dimplications technicistes. Enfin, nous tenterons de

    rconcilier ces deux approches par une ncessaire pense des mdiations luvre.

    1. Une esthtique graphique de linformationNotre premire partie aborde la problmatique de la donne avec un angle

    particulier, li lmergence dune raison statistique dans le domaine cartographique,

    laquelle poussera le faire circuler sur des formats autres que gographique . Le

    topos devient le lieu dun investissement smantique et la pratique cartographique

    smancipe peu peu de ses aspirations premires. Ces dplacements oprent des

    changements, en particulier, inscrire le savoir-pouvoir73 dans la reprsentation

    graphique. Plusieurs influences se regroupent :Lorsque quen 1756, Joseph Priestley, historien reconverti en cartographe du

    temps, sapproprie les concepts visuels de Thomas Jefferys propos de la

    condensation de donnes historiques (A Chart of universal history), il a une vise

    synoptique. Chez ce dernier, les donnes taient reprsentes dans un plan continu

    que lil apprhendait dans son ensemble. Alors que les formes prcdentes attiraient

    lattention sur le contenu historique dun espace temps donn, Jefferys les dirigea vers

    les frontires temporelles des entits et vnements historiques74. Ce qui conduisit

    visualiser sa reprsentation du temps comme une carte gographique plutt quune

    matrice de lignes et de colonnes comme ctait le cas lpoque. Lapproche de

    Jefferys a eu des consquences notables. Priestley, notamment, sinspirant de ses

    travaux russit non seulement systmatiser le principe visant visualiser des

    informations historiques mais aussi conceptualiser la chronographie dans une forme

    73 JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

    74ROSENBERG Daniel et GRAFTON Anthony,Cartographie du temps. Des frises chronologiques aux nouvellestimelines, Paris, Eyrolles, 2013.

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    proche de lillustration scientifique. Lide de Priestley tait de toucher lesprit par le

    biais du sens. Ce dplacement est important, il donnait le sentiment de voir lHistoire

    en action75. En elles-mmes, ces cartes soulignaient le pouvoir de la graphique en

    action, dans une dimension esthtique.

    La science entre en action dans la chronologie et aprs Priestley, la plupart des

    lecteurs accepteront lanalogie entre temps historique et espace mesur (autrement dit

    entre chronographie et gographie), faisant de la carte un mdiateur textuel entre

    lespace et le temps. Ces travaux furent adapts et au cours du XIX sicle, envisager

    lHistoire sous la forme dune ligne du temps devint naturel. Dautres domaines

    bnficirent de linfluence de Priestley. Ce fut le cas notamment du domaine des

    statistiques graphiques. William Playfair, dans sonCommercial and political Atlas,reconnaissait les cartes historiques de Priestley comme anctres directs de ses courbes

    et graphiques barres. La chronologie tait une science des dates, laccumulation

    ainsi que le choix des donnes qui devaient apparatre taient donc de nature

    quantitative. Plus important encore, on voit merger luniformit des chelles comme

    caractristique courante. Cette notion dchelle permet aussi daffirmer une

    comptence logistique dans la cartographie : le passage de lespace rel sa

    reprsentation graphique. On opre ainsi une rduction mathmatique du monde.Cela est relativement important dans la mesure o partir du moment o

    luniformit est donne, on peut alors projeter tous types de contenus, en particulier

    de type statistique :

    Ltude de la chronologie a t grandement facilite par lutilisation de lespace pour

    reprsenter le temps, avec une ligne de longueur proportionnelle et de position correcte

    pour la vie dun homme, de faon nous montrer les personnalits remarquables du pass

    dans le temps et le lieu appropri76.

    Les diffrentes transitions expliques ici permettent denvisager le processus de

    cartographie comme une diffusion issue de sa grammaire graphique. On sapproprie,

    grce au langage des logiques qui smancipent du simple complexe gographique

    pour verser dans dautres objectifs. Symbole de la prgnance de cette grammaire

    graphique, le critique littraire W.J.T Mitchell qui dclare que la forme spatiale est

    la base perceptive de notre notion de temps, nous ne pouvons littralement pas

    75 Ibid.76 Ibid., p. 76.

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    exprimer le temps sans mdiation de lespace77. La chronologie et la gographie

    prsentaient une structure commune : sources dinformations prcises et irrfutables

    qui mettaient de lordre dans le chaos apparent des vnements78. Cette dclaration

    est intressante tudier. Elle met en avant le caractre polysmique de la carte (au

    sens de Bertin : un systme est polysmique quand la signification succde

    lobservation et se dduit de lassemblage des signes. La signification est alors

    personnalise et devient discutable79). Cest prcisment cette dimension qui amne

    considrer la carte selon un point de vue, des effets de spatialisation, un jeu de

    tracs.

    Si lon largit cette perspective, on peut aussi parler desthtique de linformation.

    Scott Lash80,mais aussi Gilles Lipovetsky81souligneront ainsi cette dimensionesthtique toute activit lie aux biens et services. Cela amnera Lev Manovitch

    poser la question du projet esthtique de linformation sous le terme dinfo-

    esthtique82. Ce paradigme ntant apparu selon lui que lorsque la socit a souhait :

    extraire du sens de linformation, travailler avec linformation, produire de la

    connaissance partir de linformation.

    En cela, Manovitch se place en hritier dAuguste Comte et de la notion de

    positivisme83. Des rminiscences de cette dernire notion pourraient tre prsentesdans une vision des donnes comme accs unique et objectif au rel sous la forme

    de mouvements contemporains : Big Data et Open Data par exemple. Cette

    perspective nous est transmise par des schmas qui souhaiteraient dmontrer

    limprialisme des donnes sur les formes de savoir : en particulier le data

    information knowledge84. Les donnes quantitatives seraient alors sources de toute

    sagesse. Or, suivant les mots de Goeta, la valeur dune donne est purement

    77 W.J.T Mitchell, Spatial FOrm in Litterature Toward a general Theory ,inThe Language of Images, W.J.TMitchel., University of Chicago Press, p. 274.

    78ROSENBERG Daniel et GRAFTON Anthony,Cartographie du temps. Des frises chronologiques aux nouvellestimelines,op. cit., p. 152.

    79 BERTIN Jacques,Smiologie graphique : les diagrammes, les rseaux, les cartes,op. cit.80 LASHScott, Reflexive Modernization: The Aesthetic Dimension ,Theory, Culture & Society, 1 fvrier 1993,vol. 10, no1, pp. 1-23.

    81 LIPOVETSKYGilles et SERROYJean,Lesthtisation du monde. Vivre lge du capitalisme artiste, Gallimard,2013, 517 p.

    82 MANOVICHLev,The Language of New Media, MIT Press, 2001, 404 p.83 Le positivisme chez Comte est la vision dune science qui parviendrait prdire les phnomnes par lanalyse desfaits, crant en cela une science quantitative. Le positivisme est reconnu comme tant lorigine de la sociologie.

    84 BELLINGERGene, CASTRODurval et MILLSAnthony, Data, information, knowledge, and wisdom ,URL:http://www. systems-thinking. org/dikw/dikw. htm, 2004, p. 47.

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    rhtorique85, une donne fausse reste une donne. Les diffrentes approches

    envisages permettent de poser lhypothse dun processus cartographique, hritier

    dun mouvement qui verrait dans la circulation de linformation la condition

    ncessaire pour que la socit fonctionne. Plus important encore, il convient de

    prciser ce qui est centre de la mesure dans le processus cartographique.

    Ainsi, Michel Foucault parlera de naissance de lhomme dans les sciences

    devenant ce quil faut penser et ce quil y a savoir86. Ici, on voit bien que

    lmergence dune pense statistique na pu merger sans un changement de

    perception. On est ainsi pass dexplication de faits de socit partir de faits divins

    et mtaphysiques la prise en compte du facteur humain sans utiliser les

    caractristiques prcdentes. Ce relativisme permet lmergence dune cartographiepropre certains corps de mtiers87.

    2. Des constructions cartographiques outilles

    Il nous faut maintenant aller plus loin en tentant de comprendre ce qui compose la

    carte ontologiquement sur les mdias informatiss. Le logiciel a apport, grce ses

    proprits formelles une part de circulation du sens de la carte. Ainsi, Dodge et

    Kitchin insistent bien sur lusage de la carte comme vecteur de sens88. Cest

    partir du moment o lindividu reconnat comme carte lassemblage techno-

    smiotique qui vient dtre ralis que lobjet existe. La carte en tant quentit

    ontologique nexisterait alors pas directement sous sa forme pure. On assisterait

    uniquement des cartographies. ce propos, certains auteurs parleront de

    chimres cartographiques89 pour expliquer le maillage entre diffrentes

    technologies intellectuelles qui ont volu paralllement les unes aux autres pour

    donner naissance une filiation entre mdias informatiss et cartographie. On pense

    dans ce cas lutilisation conjointe et simultane des listes, cartes gographiques proprement parler, diagrammes, tableaux et graphes (exemple de Google Maps90).

    85 GOTASamuel,Une petite histoire de louverture des donnes couter, http://coulisses-opendata.com/2014/06/16/une-petite-histoire-de-louverture-des-donnees-a-ecouter/, consult le 31 aot 2014.

    86 BLANCGuillaume LE, Linvention de lhomme moderne. Une lecture de Michel Foucault ,Philosophie, 1 avril2011, vol. 109, no1, pp. 60-73.

    87 Plantin pose ainsi ce relativisme comme explication lmergence dune carte des ingnieurs et dune cartedes mdecins .

    88 DODGEMartin et KITCHINRob,Mapping Cyberspace, Taylor & Francis, 2003, 284 p.89 JEANNERET Yves, Les chimres cartographiques sur lInternet ,inTraces numriques. De la production linterprtation, CNRS Editions, 2013, .

    90 Google Maps, https://www.google.fr/maps/, consult le 31 aot 2014.

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    En consquence, on passerait alors indiffremment dun rgime de visualisation

    lanalyse de linformation. Nous accderions lobjet reprsent et sa connaissance

    immdiatement : selon les mots de Jeanneret, le savoir comme un voir91. On dit

    alors que la card se distingue par son caractre phnomnologique . Cette

    caractristique ne rvle pas de lobservable, mais dune vision socialement partage.

    Elle est battue en brche par les historiens du travail cartographique, lesquels se

    battent pour rendre lisible les partis pris, les rductions et modlisations dont a fait

    lobjet le processus cartographique, luttant ainsi contre lobjectivit des

    ralisations proposes.

    Or, lutilisation massive de logiciels aux proprits dtermines et formelles, de

    sites de projet et de pdagogie cartographiques et lattribution des dfinitions(cartographie, mapping, atlas) des objets de nature trs diverse donnent naissance

    des productions de nature dceptive, en particulier du point de vue des cartographes.

    Ainsi, lexemple de Google maps rvle que cet outil ne permet pas de voir des cartes

    proprement parler, mais des photographies satellitaires. On distingue ainsi92:

    - Le cadre-objet (espace du support qui structure lespace o sopre la communication) du ;

    - Le cadre-logiciel (espace du systme dlimit par le cadre logiciel qui dlimite lui-mme une

    zone daction sur la reprsentation).

    Dans le cas des cartographies tudies au sein de notre corpus on voit un

    enchevtrement de ces cadres cadre-objets (tour tour lespace du tlphone et de

    lcran informatique) et des cadres logiciels (une application, une page-cran et un

    architexte en reprsentation). Le travail grce lordinateur permet de faire

    apparatre les mdiations (techniques lorsque lon peut zoomer sur des contenus,

    statistiques mais aussi smiotiques) mais aussi de les faire disparatre.

    La nature de ces objets, que les acteurs nomment cartographie , mapping ,

    card sontsujets de mmoirede la forme carte et en mme temps apparaissent

    comme des objets auxproprits nouvelles.Affranchis de la technique qui verrait

    dans la carte un objet rgl , nous avons ainsi affaire des mta-formes93. Ce qui

    explique les diffrences de vision entre un gographe qui verrait dans la carte un

    91 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,op. cit.92 SOUCHIERE., Rapports de pouvoir et potique de lcrit lcran propos des moteurs de recherche surInternet , 1998.

    93 LABELLE Sarah et JEANNERET Yves, Le texte de rseau comme mta-forme ,op. cit.

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    construit et le journaliste qui la considrerait comme une image, aux modalits de

    traitement cognitif diffrent. Toujours est-il que lon peut considrer que la carte

    sinscrit dans une forme de communication participative. Elle repose sur la

    production, la collecte et la mise en visibilit de production dinternautes94. Les

    cards de Google ncessitent ainsi quun parcours de navigation soit pralablement

    ralis afin que loutil accomplisse sa promesse.

    Les conceptions technicistes lies la pratique cartographique nous amnent aussi

    penser la reprsentation comme instrument daction. Lev Manovitch posera dans

    cet objectif lide dune carte dinformation manipulable travers la mtaphore du

    panneau de contrle95. lide de contrle vientparlutilisateur. Ainsi, la prise en

    charge rsulterait dune tension entre un repre (venu de conventions mais aussi de lasituation de pratique dans laquelle se trouve lutilisateur) et des pratiques localises.

    Lutilisateur chercherait par ce procd possder une prise sur son environnement

    Les critures de la carte ont ainsi dvelopp avec linformatisation de lcriture un

    rapport troit avec la prtention une immatrialit du signe96. Linterface

    informatique convoque dans le mme instant le rel et les signes qui lui sont

    associs , procdant de ce fait une conomie de la rflexion et du recul critique sur

    les signes et leurs rapports aux rfrents. En consquence, la carte se pose dans uneprtention mdiatique : celle dtre neutre .

    3. Une ncessaire pense de la mdiation

    Comment est-il possible de dterminer si une pratique mdiatique est nouvelle ?

    ce point du travail, il nous a t permis dobserver comment les regards, les outils

    mais aussi les discours thoriques autour de lobjet carte permettaient de dfinir

    non pas une forme reconnaissable mais unprocessusidentifiable. Or un objet nest

    jamais compris dans sa forme pure mais sinscrit bien dans une dynamique culturelle,

    en particulier dans le cas des crans. Ainsi, le support possderait des proprits

    techniques capables dagir sur la construction des textes (architexte). Pour cette

    raison, il est ncessaire de penser les mdiations luvre et les caractriser, de faon

    94 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,op. cit.

    95 MANOVICHLev,The Language of New Media,op. cit.96 JEANNERET Yves,Y-a-t-il (vraiment) des technologies de linformation,op. cit., p. 23.

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    dcrire ce qui se joue au niveau potique, cest--dire dans linvention et la cration

    de formes dcriture de la carte.

    La graphique des cartes a amen repenser progressivement cette notion mesure quelle investissait diffrents espaces de mdiation (numrique en particulier).

    Tentons dlargir la perspective au niveau des mdiations de lengagement .

    Jeanneret souligne ainsi une sortie du domaine topographique, pour sengager du

    ct du social, de lthique, du cognitif97. Le corpus tudi fait tat dagencement

    darchitextes aux perspectives varies. Par exemple, on peut voir lapparition de

    cartes blanches (sous LiveCode par exemple). Par ailleurs, une mise en ordre sopre

    dans la slection des contenus montrs lutilisateur de la carte. Cette

    hirarchisation implique ce que Lev Manovitch appelle un double plan de laforme98. Ainsi, se dveloppe une relation la fois sur le plan logique (proprits de

    traitement de la machine) mais aussi culturel (moyens dinterprtation des hommes et

    codes partags).

    La circulation de la notion a de telles consquences que, dsormais, on parle dune

    carte que lon pense habite par des vertus. La mise en forme de donnes aurait le

    pouvoir de rvler les ralits, de nature sociale, politique et idologiques. Ce qui fait

    lobjet carte, cest aussi donc une prtention communicationnelle. Cest lexemple icides Cards de Google lesquelles prtendent pouvoir organiser grce au dispositif,

    une forme dconomie comportementale absolue de la vie des individus.

    lorigine de ces prtentions, une forme de rcriture qui synthtise sous un

    rgime doptimisation, des donnes jusque-l prsentes sous des formes a priori

    irrconciliables. Ce dernier se caractrise par trois composantes: miniaturisation,

    homognisation smiotique, slection invisible mais essentielle des lments, lis des

    reprsentations imaginaires, morales et politiques. Ainsi, lactivit cartographique sepenserait comme une lecture et non une criture99. Pour aller plus en prcision, la

    mdiation dans le domaine cartographique fait la part belle au concept

    dnonciation ditoriale , cest--dire aux conditions matrielles, humaines et

    symboliques qui ont rendu possibles la cration de ces contenus. En cela, nous

    rappelons limportance fondamentale de penser les crits dcran comme rsultant

    97 JEANNERET Yves, Les harmoniques du Web : espaces dinscription et mmoire des pratiques ,op. cit.98 FRANCECULTURE,Lev Manovich, culture logiciel - Information - France Culture, coll. Place de la toile .99 SOUCHIER Emmanul, Voir le Web et deviner le monde. La cartographie au risque de lhistoire delcriture ,op. cit.

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    dune opration de mmoire de loubli100(processus qui consiste enregistrer des

    routines vitales, des langages, des procdures qui permettent la comprhension du

    monde naturel et du monde que lhomme sest forg), caractristique du

    fonctionnement des pratiques de communication.

    Finalement, les espaces dinscription, de la pratique, de la communication et des

    projections imaginaires ont permis de faire de cette forme mdiatique un tre

    culturel dont lexistence, la base topologique, sagrmente de constructions

    documentaires. Elles ncessitent dtre dconstruites afin de dterminer comment le

    processus cartographique senrichit et se dveloppe. Retenons ainsi la dfinition de la

    carte propose par Jeanneret :

    La carte doit tre aborde comme une rcriture unifiante de documents de toute nature

    appartenant des formes smiotiques, narratives et techniques multiples, des rgimes

    discursifs htrognes et des intrts de connaissance diffrents101.

    Seulement, cette discussion est de porte limite. En effet, dlimiter les contours

    dune criture cartographique ne parat pas suffisant pour comprendre en quoi le

    processus cartographique ainsi que ses pratiques sont capables de modifier notre

    rapport au monde. Nous risquons ainsi de tomber dans une forme de collection

    daccumulation dobjets disparates dans aucune autre perspective que celle derationaliser arbitrairement certains contenus.

    La seconde partie de notre expos aura permise de mettre en valeur les

    implications symboliques des circulations lorigine des pratiques technosmiotiques

    ncessaires la matrialit du signe carte . laune de la thorie des crits

    dcran et des conditions dmergence de la pense statistique, nous avons pu

    mettre en valeur la faon dont le processus cartographique tait identifiable un

    certain arsenal technosmiotique mis en uvre. Mlant des outils et des informationsdans une dynamique complexe , lhistoire des discours cartographiques nous

    montre combien la pense de la mdiation est assez peu prsente chez les

    fabricateurs , se limitant une pense de lutilisateur en termes de rception de

    linformation.

    100SOUCHIER Emmanul, La mmoire de loubli : loge de lalination Pour une potique de linfra-ordinaire ,op. cit.

    101JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

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    Cela nous conduit envisager dans une troisime partie une certaine forme de

    dconstruction de la carte. Les nombreux discours qui construisent notre objet de

    recherche tmoignent de son succs indniable dans de nombreux champs. Nous

    posant dans la ligne des travaux de Gustavo Gomez sur lidentit102, nous souhaitons

    alors comprendre comment sarticulent les proccupations intellectuelles associes

    une demande de discours exprime dans les milieux mdiatiques, politiques,

    acadmiques et dans le cadre de nos vies quotidiennes. De ce fait, nous nous plaons

    au niveau des productions discursives sur la carte, qui auraient pu engendrer une

    demande de recherche et de thorisation son sujet. Notre hypothse est ici

    dapprhender les logiques sociales capables dinfluencer la manire de penser le

    processus cartographique. Nous tenterons de mettre jour les objetstransdisciplinaires qui pourraient tre lorigine de la motivation thorique autour du

    concept de carte et qui a amen modliser ses tentatives de conceptualisation. Il

    sera ainsi question dtudier la question de la signification et la prtention de la

    card la scientificit, dans sa dimension imaginante .

    C. Dconstruire : Une perspective transdisciplinaire

    La premire partie de ce travail nous conduit donc comprendre et analyser les

    crits thoriques raliss sur la carte dun point de vuetransdisciplinaire.Ces derniers

    corrleraient une certaine prgnance du processus cartographique dans les discours et

    pratiques contemporains. Ainsi, nous voquons le casde la signification comme

    pralable lactualit cartographique.

    1. La signification comme explication du monde

    En effet, ltude de diffrents crits thoriques issus de diffrents champs

    (cartographie, sociologie, communication) mettent en avant la volont de trouver, dednouer, de rvler ce qui se cache derrire certains phnomnes sociaux. Il y aurait

    un sens cach en chaque vnement ayant cours dans le social. Ltude de la

    carte merge alors au croisement dinfluences distinctes qui envisagent la

    signification comme nouvel pistm103 : Barthes et sa rthorique de limage104,

    102GOMEZ-MEJIA Gustavo,De lindustrie culturelle aux fabriques de soi ? Enjeux identitaires des productionsculturelles sur le Web contemporain,Celsa, 499 p.

    103FOUCAULTMichel,Les mots et les choses, Flammarion et Cie, 1966, 428 p.104BARTHES, Rhtorique de limage ,op. cit.

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    Latour et les mobiles immuables105 dans le domaine de la sociologie, Am et la

    pense du dcryptage106 dans le champ des SIC. Examinons ainsi comment la

    signification envisage la carte travers deux cas particuliers. Dun ct, le

    rapport entre pense de lusager et logiques de pouvoir et de lautre, le dcryptage

    comme transparence rvle .

    La pluralit des actants possibles dans lutilisation dune carte donne cette

    dernire la possibilit dtre investie constamment par de nouveaux discours

    dappropriation. La carte est transposable dans le temps. Intemporelle, elle peut

    sans cesse revenir dans lactualit . Plantin parlera de la carte des ingnieurs

    et des mdecins pendant que Latour dans saPetite sociologie des sciences

    voquera la dlgation des actions dans les objets107. Les dispositifs humains commenon-humains sont susceptibles dexclure aussi bien quinclure des actants du

    dispositif. Les acteurs en prsence sont dans un renouvellement constant.

    En consquence, lon se dispute pour savoir dans quelle mesure les programmes

    daction108 (dans le domaine de la sociologie en particulier) sont susceptibles davoir

    des effets cognitifs sur la rception . Latour parlera ainsi de la carte comme

    mobile immuable109 dans le sens o ellesert convaincredautres individus de

    choses inhabituelles. De nouvelles logiques lies la pluralit des acteurs apparaissentconstamment et confrent la carte son actualit. Les enjeux changent alors, selon le

    contexte dargumentation. Le journaliste aussi bien que le citoyen pourront convoquer

    une forme similaire pour btir des argumentations et des rhtoriques aux objectifs

    sensiblement diffrentes. On assiste ds lors une rfrence la carte vau-leau afin

    dy faire un instrument de dmonstration dun savoir en place. Notre tude met bien

    en avant ce programme dacteurs dans des rhtoriques traitant de lapprentissage

    (LiveCode), du programme marketing (Citia) et de lconomie comportementale

    (Google Now). Les enjeux dcrits nous donnent ainsi voir une signification permanente dans les discours qui vise faire parler les objets .

    105LATOUR Bruno, Culture et technique. Les vues de lesprit ,op. cit.106AM Olivier, Les mdias saisis par le dcryptage . Diffusion ou diffusionnisme des SIC ? , Bordeaux, 2006.107LATOURBruno,Petites leons de sociologie des sciences, Seuil, 1996, 260 p.108AKRICHMadeleine, Les objets techniques et leurs utilisateurs. De la conception laction ,inMichel CALLONet Bruno LATOUR(ds.),Sociologie de la traduction : Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines,coll. Sciences sociales , 2013, pp. 179-199.

    109LATOUR Bruno, Culture et technique. Les vues de lesprit ,op. cit.

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    Par ailleurs, la pense de lusage dveloppe par les diffrents auteurs fait tat de

    la ncessit de construire lopinion des utilisateurs dans le dispositif cartographique.

    On cartographie pour exprimer un point de vue, une opinion, un regard personnel

    dans lapprhension de la ralit . Dans le domaine mdiatique, cela se manifeste

    travers les crits sur le dcryptage et la transparence . De ce fait,

    datajournalisme et fact-checking permettraient de lever le voile sur le

    monde tel quil serait en vrit. Par ses caractristiques phnomnologiques la card

    sinscrit dans cette logique. Constamment utilise dans les pratiques mdiatiques, elle

    alimente une actualit des discours thoriques et des demandes sociales sur sa

    pratique. Cette tendance nous donne voir la card dans un jeu de

    rappropriations thoriques permanentes. Parce quelle fait de la technique sonmoteur principal, elle encourage dautant plus les diffrents champs sintresser sa

    pratique, parmi lesquels la smiologie. La dimension mythique du processus

    cartographique sera de fait alimente par des discours autour de la volont de faire-

    signifier , cher au projet smiologique. Roland Barthes dfinissait son art comme la

    reprsentation en surface de signes naturaliss110. Au sein de ce dernier, le mythe,

    qui aurait pour condition de faire oublier les conditions de sa fabrication, soulignant

    par l des enjeux de pouvoir ( toute mythologie est une smioclastie ). Un parallle

    stablit donc entre smiologie et dcryptage pour traduire lvolution des discours

    thoriques autour de la pratique cartographique. La card devient un rfrent dans

    le discours et les pratiques. Elle cristallise une volont commune de faire-signifier .

    Par consquent, la pense de lusage nous a permis de mettre jour une

    actualit de la carte dans la vie quotidienne un niveau marginal, mais aussi

    dans les allocutions mdiatiques, politiques un niveau plus prgnant. Cette

    caractristique transdisciplinaire jouait la fois sur une tendance faire parler les

    objets permanente, prsent dans de nombreux discours. Le regard analytiquedevient alors le centre de toute analyse, ncessaire ltablissement dun discours de

    scientificit.

    2. Une rgle du savoir

    Nombreux sont les discours thoriques qui investissent la carte et la visualisent

    comme une forme de scientificit. Ainsi, Plantin souligne que le courant scientifique

    110BARTHESRoland,Mythologies, Ed. du Seuil, 2007, 275 p.

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    maintient la volont de confrer une scientificit la carte111 quand Jeanneret

    analyse cette scientificit en termes de jugements pistmologiques :

    lhistoire scientifique des cartes, qui constitue en ralit un travail permanent pourexpliciter des partis pris, assumer des rductions et des modlisations, accompagner la

    reprsentation visuelle des lments de distanciation qui, seuls, lui donnent sa

    scientificit112.

    Enfin Christian Jacob traduira la scientificit de la carte par le discours quelle

    produit insistant sur le fait que : la mtaphore et la rhtorique sont omniprsentes

    dans le discours cartographique113. Pose cette scientificit, nous nous questionnons

    pour savoir comment et pourquoi ce besoin a merg ? Ainsi nous posons lhypothse

    de la carte et la pratique cartographique qui sensuit, comme matre-mot .Dvelopp par Etienne Balibar, cette notion engage une description prcise : elle vient

    boucher un trou, dans la pense, combler un vide. Au sens de Balibar, la fonction du

    matre-mot est dordre logistique, cest un signifiant pratique114, dans le sens

    o il ordonne un comportement rhtorique tout en faisant souffrir un autre terme

    (dans le sens o il remplace ce terme).

    Nous souhaitons dvelopper lhypothse que la carte en tant que matre-mot

    engage la prtention une certaine scientificit de la carte. Cela, par une formedinjonction qui demande ce discours scientifique. Dautre part, il est aussi

    intressant de se demander ce que ne demande pas la carte comme matre-mot.

    On parlera alors de savoir pourquoi la notion de carte ne nous demande pas comment

    sest tablit cette scientificit dans le discours ?

    De ce fait, notre raisonnement premier tente dtablir les relations entre ce

    signifiant pratique et une forme dinjonction au scientifique. Dans son trait

    thologico-politique, Spinoza parle indirectement des usages en fonctionnement. Il ydveloppe la notion de connaissance rvle115, cest--dire la croyance immdiate

    et spontane la connaissance, par les lectures de certains textes. Ceux-ci, par leur

    dimension sacre feraient ainsi autorit et incluraient pour les lecteurs une forme

    111PLANTIN Jean-Christophe,La cartographie numrique,op. cit.112JEANNERET Yves et FLON milie, La notion de schme organisateur, outil danalyse smio-pragmatique descrits dcran ,op. cit.

    113JACOBChristian,LEmpire des cartes: approche thorique de la cartographie travers lhistoire, Editions AlbinMichel, 1992, 572 p.

    114BALIBARtienne,Lieux et noms de la vrit, Editions de lAube, 1994, 228 p.115SPINOZABaruch,Trait thologico-politique, Flammarion, 1965, 380 p.

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  • 8/10/2019 Pouvoirs et mdiations de la statistique sur les mdias informatiss : le cas des Cards

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    dobissance, voire dobdience dans leur application directe. Le processus

    cartographique, en ce quil entrane une forme de connaissance rvle et inclut

    des logiques daction est donc tenu de fournir une scientificit sa pratique. Les effets

    de croyance dans la rvlation de phnomne nous ont fait passer dans une forme de

    relativisme dans lequel le messianisme scientifique et technique116 a succd un

    monde de croyances religieuses ou de superstitions117. La question de la croyance

    reste ici fondamentale, car le processus cartographique rvle dune exhibition de la

    technique. Or cette dernire doit revtir les apparats dune forme de scientificit pour

    saffirmer comme technique . En consquence, le processus cartographique circule

    dans le corps social et demande produire des discours de nature scientifique sur les

    techniques ncessaires son laboration afin daffirmer et dtre affirm comme formede scientificit. Cela conduit les acteurs au sein de notre corpus produire des

    schmas affirmant leur bonne foi (exemple de Citia) mais aussi prtendre la carte

    pour un vritable concept . De ce fait, on assiste des discours de type Keynote

    dans lesquels Mathias Duarte, patron du Design chez Google promeut ses cards

    comme vecteurs dun projet plus global : le material design118. On voit ici poindre

    un lment important du processus cartographique et les problmatiques quil pose

    la notion de concept . On constate ainsi, linstar dIsabelle Stengers, quune part

    importante des sciences chappe la norme pistmologique. Les concepts voyagent

    entre les disciplines au gr de rseaux dintrt et sinstituent en formes de rcits, de

    fictions :

    La fin vise par chaque controverse est la rptition du miracle qui fait que, contre toute

    raison, la raison scientifique permet de juger la n