pour violon et piano

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1 RAVEL sonates pour violon et piano Brigitte Engerer Régis Pasquier HMA 1951364 Maurice ravel (1875-1937) sonates pour violon et piano Brigitte Engerer- Régis Pasquier Jeux et gageures sonores. En s’amusant à confronter deux instruments qu’il jugeait incompatibles, Ravel reste ici fidèle à son goût légendaire pour tout ce qui relevait de la gageure – qu’elle soit sonore ou compositionnelle. Œuvres sérieuses ou ludiques se côtoient sans contradiction apparente, une ambiguïté tout à fait typique du compositeur de L’Enfant et les Sortilèges. Comment ne pas voir dans les œuvres pour violon et piano de Ravel un certain goût pour le défi, un plaisir presque ambigu à traiter ensemble deux instruments jugés en même temps incompatibles par leur auteur ? Il ne serait alors pas interdit d’interpréter la naissance de chaque pièce comme le résultat d’une expérience particulière, une solution spécifique à cette contradiction instrumentale. Quoi qu’il en soit, ces œuvres diverses prennent – si l’on intègre les transcriptions de la main de Ravel – une place importante au sein de la musique de chambre du musicien. Révélation assez récente que la Sonate pour violon et piano dite “posthume” ; certes, l’œuvre a probablement été jouée dès 1897, année de sa composition, par l’auteur lui-même au piano et par Georges Enesco, son condisciple dans la classe de Fauré au Conservatoire de Paris, mais elle resta ensuite à l’état de manuscrit jusqu’en 1975. À l’occasion du centenaire de la naissance de Ravel, elle eut enfin droit aux égards de l’édition, et la création officielle eut lieu la même année à New York. Cette sonate se présente sous la forme d’un mouvement unique et ample, un Allegro moderato noté “très doux”. Ravel inaugure dans cet essai de jeunesse la confrontation des deux instruments dont il ne juge pas encore les natures incompatibles. La facture de cette pièce, construite et bien proportionnée, laisse apparaître une certaine empreinte de Fauré et de Franck. Mais au-delà des étirements lyriques, des crescendos emphatiques, de la substance mélodique quelque peu diluée qui trahissent leur modèle, on peut déjà déceler les tournures personnelles, l’irrégularité métrique et les prémices d’un univers harmonique tout en subtilité et en verdeur. Éloignée chronologiquement de la Sonate dite “posthume”, la deuxième Sonate l’est aussi d’un point de vue stylistique. C’est d’ailleurs par cet ouvrage d’une maturité accomplie et au contenu parfaitement maîtrisé que Ravel mit un point final à sa production de musique de chambre. L’élaboration en fut longue. Après une première ébauche en 1922, Ravel y travailla irrégulièrement pour l’achever finalement en 1927. La dédicataire, Hélène Jourdan-Morhange, ne put assurer elle-même la création de l’œuvre le 30 mai 1927 pour raison de santé et fut remplacée par Georges Enesco avec Ravel au piano. Ici, Ravel se plaît à jouer des essences inconciliables de l’instrument à cordes frottées et de l’instrument à cordes frappées comme pour mieux en éprouver l’hétérogénéité, en exploiter les contrastes de timbre. Il adopte une forme en trois mouvements, apportant comme contrepartie à la rigueur de cette construction la fantaisie d’un clin d’œil au jazz (2 e mouvement, “blues”) et l’émergence inattendue d’un mouvement perpétuel (3 e mouvement). Le premier mouvement, assez vaste, répond au schéma traditionnel du mouvement de sonate avec exposition, développement et réexposition. Il se caractérise par sa riche étoffe thématique – pas moins de quatre motifs principaux (où l’on peut repérer ici et là des idées qui alimenteront les turbulences toutes proches de L’Enfant et les Sortilèges), matériau qui trouvera un point d’équilibre et une lumineuse éloquence dans la partie centrale qui tient lieu de développement. La réexposition intervient alors, brève, à travers le lyrisme épuré d’un “cantabile” confié au violon ; celui-ci plane au-dessus des deux premiers thèmes et s’élude sur un son tenu et ténu, tandis que le piano égrène subrepticement un léger fugato sur le premier thème très fluide.

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RAVELsonates

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Brigitte EngererRégis PasquierHMA 1951364

Maurice ravel (1875-1937)

sonates pour violon et piano Brigitte Engerer- Régis Pasquier

Jeux et gageures sonores. En s’amusant à confronter

deux instruments qu’il jugeait incompatibles, Ravel

reste ici fidèle à son goût légendaire pour tout ce qui

relevait de la gageure – qu’elle soit sonore ou

compositionnelle. Œuvres sérieuses ou ludiques se

côtoient sans contradiction apparente, une ambiguïté

tout à fait typique du compositeur de L’Enfant et les

Sortilèges.

Comment ne pas voir dans les œuvres pour violon et piano de Ravel un certain goût pour le défi, un plaisir presque ambigu à traiter ensemble deux instruments jugés en même temps incompatibles par leur auteur ? Il ne serait alors pas interdit d’interpréter la naissance de chaque pièce comme le résultat d’une expérience particulière, une solution spécifique à cette contradiction instrumentale. Quoi qu’il en soit, ces œuvres diverses prennent – si l’on intègre les transcriptions de la main de Ravel – une place importante au sein de la musique de chambre du musicien.Révélation assez récente que la Sonate pour violon et piano dite “posthume” ; certes, l’œuvre a probablement été jouée dès 1897, année de sa composition, par l’auteur lui-même au piano et par Georges Enesco, son condisciple dans la classe de Fauré au Conservatoire de Paris, mais elle resta ensuite à l’état de manuscrit jusqu’en 1975. À l’occasion du centenaire de la naissance de Ravel, elle eut enfin droit aux égards de l’édition, et la création officielle eut lieu la même année à New York.Cette sonate se présente sous la forme d’un mouvement unique et ample, un Allegro moderato noté “très doux”. Ravel inaugure dans cet essai de jeunesse la confrontation des deux instruments dont il ne juge pas encore les natures incompatibles. La facture de cette pièce, construite et bien proportionnée, laisse apparaître une certaine empreinte de Fauré et de Franck. Mais au-delà des étirements lyriques, des crescendos emphatiques, de la substance mélodique quelque peu diluée qui trahissent leur modèle, on peut déjà déceler les tournures personnelles, l’irrégularité métrique et les prémices d’un univers harmonique tout en subtilité et en verdeur.Éloignée chronologiquement de la Sonate dite “posthume”, la deuxième Sonate l’est aussi d’un point de vue stylistique. C’est d’ailleurs par cet ouvrage d’une maturité accomplie et au contenu parfaitement maîtrisé que Ravel mit un point final à sa production de musique de chambre.L’élaboration en fut longue. Après une première ébauche en 1922, Ravel y travailla irrégulièrement pour l’achever finalement en 1927. La dédicataire, Hélène Jourdan -Morhange, ne put assurer elle-même la création de l’œuvre le 30 mai 1927 pour raison de santé et fut remplacée par Georges Enesco avec Ravel au piano.Ici, Ravel se plaît à jouer des essences inconciliables de l’instrument à cordes frottées et de l’instrument à cordes frappées comme pour mieux en éprouver l’hétérogénéité, en exploiter les contrastes de timbre. Il adopte une forme en trois mouvements, apportant comme contrepartie à la rigueur de cette construction la fantaisie d’un clin d’œil au jazz (2e mouvement, “blues”) et l’émergence inattendue d’un mouvement perpétuel (3e mouvement). Le premier mouvement, assez vaste, répond au schéma traditionnel du mouvement de sonate avec exposition, développement et réexposition. Il se caractérise par sa riche étoffe thématique – pas moins de quatre motifs principaux (où l’on peut repérer ici et là des idées qui alimenteront les turbulences toutes proches de L’Enfant et les Sortilèges), matériau qui trouvera un point d’équilibre et une lumineuse éloquence dans la partie centrale qui tient lieu de développement. La réexposition intervient alors, brève, à travers le lyrisme épuré d’un “cantabile” confié au violon ; celui-ci plane au-dessus des deux premiers thèmes et s’élude sur un son tenu et ténu, tandis que le piano égrène subrepticement un léger fugato sur le premier thème très fluide.

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Brigitte EngererRégis Pasquier

Dans le “Blues”, Ravel se complaît avec un sourire narquois et quelque peu insolent à nous exaspérer à force de glissandos insistants, de syncopes systématiques et d’ostinatos rythmiques : autant de traits qui, en se raidissant, laisseront percer quelque rage souterraine... L’usage de la bitonalité accentue encore le caractère grinçant et les inflexions parfois désabusées de ce Blues. Mais qu’on ne s’y trompe pas : en dépit de son caractère américain, le compositeur a bien écrit selon ses propres termes “de la musique française, du Ravel” !Le dernier mouvement fait la part belle au violon, dont la virtuosité frémissante apparaît comme une sorte de “vol du bourdon” à la Ravel, tandis que le piano, en retrait, s’obstine avec une certaine agressivité dans des réminiscences incessantes des mouvements précédents.

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En écrivant Deux Mélodies Hébraïques en mai 1914 sur une commande d’Alvina Alvi (soprano de l’Opéra de Saint-Pétersbourg que Ravel rencontra sans doute à Londres en 1913), Ravel poursuit la démarche déjà entreprise avec la Chanson Écossaise (1907), les Chansons Grecques (1909), les Chansons Populaires (1910), qui relève de l’exercice de style. On sait que l’attirance pour les échelles modales primitives et la couleur exotique a largement marqué l’esthétique vocale du compositeur. La difficulté consistait, ici, à mettre en valeur la magie primitive du mélodisme juif tout en l’intégrant dans l’univers ravélien.Kaddish est la première de ces Deux Mélodies Hébraïques. Il s’agit d’un chant liturgique, la prière des morts, dont l’origine remonte au xiiie siècle. De cette longue plainte qui s’enroule sur d’envoûtants mélismes, Ravel tirera plusieurs transcriptions, supprimant le texte en araméen pour ne retenir que la substance musicale. Dans la version orchestrale, il en élargit la vision ; ici, au contraire, il revient à une expression plus intérieure, en confiant au violon la lancinante mélopée, tandis que l’accompagnement pianistique, extrêmement dépouillé, le ponctue de quelques arpèges ou accords lointains.

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Pour Tzigane (1924), Ravel a puisé dans le folklore bohémien. Cette “Rhapsodie de concert” fut dédiée à la violoniste hongroise Jelly d’Aranyi qui la créa dans ses deux versions (la deuxième étant orchestrale). Elle constitue une redoutable épreuve de virtuosité, en explorant toutes les ressources techniques et expressives de l’instrument – véritable résurgence du “violon du diable” – tout en restant très colorée des sonorités tziganes. Plusieurs séquences libres se succèdent ; la pièce s’ouvre sur une longue cadence introductive, à l’allure sauvage, charmeuse et cabotine, où perce une intention parodique. Puis le mouvement s’anime (Allegro) avec un thème populaire proche de Bartók soumis à variations, auquel s’enchaîne un Meno Vivo Grandioso. Son motif s’impatientera peu à peu dans une accélération du rythme et une déstabilisation de la tonalité, avant de s’épuiser en un paroxysme de rage.

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Au cœur des sources étrangères de l’inspiration ravélienne, il y a l’Espagne. D’une Espagne que ce natif du pays basque ne cessera de célébrer tout au long de son œuvre, provient la habanera, danse à laquelle un rythme régulier caractéristique confère une nonchalance et une sorte d’intemporalité. La Habanera de Ravel fut composée à l’origine pour deux pianos, en 1895. C’est Fritz Kreisler qui en réalisa la présente transcription pour violon et piano. Cette courte page fut l’une des premières publications du compositeur, mais aussi une des fiertés de Ravel qui lui accorda un rôle décisif : “J’estime que cette œuvre contient en germe plusieurs éléments qui devaient prédominer dans mes compositions ultérieures”, devait-il déclarer un jour.

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Renouant différemment avec l’exercice de style et retrouvant le plaisir du jeu à travers la contrainte imposée, c’est un hommage tout en délicatesse que Ravel adressa en 1922 à son maître Gabriel Fauré, dans la Berceuse sur son nom, à l’instigation de la Revue Musicale qui lui consacrait un numéro spécial. Selon une pratique déjà utilisée dans le “Menuet sur le nom de Haydn”, celui de Fauré fut transposé en notation musicale anglo-saxonne (sol la sib ré sib mi mi / fa la sol ré mi) et fournit le motif principal de cette courte pièce. Il est d’abord énoncé en sourdine par le violon, puis le piano prend le relais dans une autre tonalité tandis que le premier poursuit le contrechant dans la sienne. Une subtile polyphonie viendra encore lier les deux instruments avant que la Berceuse s’achève dans un balancement indécis, enveloppée d’un voile d’irréalité...

ÉLISABETH BOURGOGNE