Politique

467
Le Politique Platon Publication: Source : Livres & Ebooks

description

Livre de Platon

Transcript of Politique

Page 1: Politique

Le Politique

Platon

Publication:Source : Livres & Ebooks

Page 2: Politique

, traduction Dacier etGrou

SOCRATE, THEODORE, L’ÉTRANGER, SOCRATELE JEUNE.

SOCRATE.

Non, je ne te dois pas peu de reconnaissance,Théodore, pour m’avoir fait entrer en relation avecThéétète , ainsi qu’avec l’Étranger .

THÉODORE.

Et qui sait, Socrate, si tu ne m’en devras pas troisfois plus, lorsqu’ils t’auront expliqué et le politique et

1

Page 3: Politique

le philosophe ?

SOCRATE.

À merveille ! Ainsi, voilà comment parle, mon cherThéodore, un homme qui excelle dans les calculs etla géométrie ?

THÉODORE.

Que veux-tu dire, Socrate ?

SOCRATE.

Que tu mets sur la même ligne des espècesd’hommes qui diffèrent par leur mérite bien au delàdes proportions connues dans notre art.

THÉODORE.

Très bien, Socrate, par notre Dieu, par Ammon ! Onne saurait avec plus de justice et d’à-propos me re-procher une faute de calcul. Sois tranquille, quelquejour je prendrai ma revanche. - Pour toi, ô Étranger,ne te fatigue pas de nous être agréable, et tout de

2

Page 4: Politique

suite, soit que tu préfères continuer par le politiqueou le philosophe, choisis, et poursuis ton discours.

L’ÉTRANGER.

C’est, en effet, Théodore, ce qu’il me faut faire.Puisque nous avons mis la main à l’œuvre, nous nedevons pas nous arrêter que nous ne soyons arrivésau terme de nos recherches . Mais Théétète que voici,comment me conduirai-je avec lui ?

THÉODORE.

Qu’entends-tu par là ?

L’ÉTRANGER.

Le laisserons-nous reposer, en prenant à sa placece cher Socrate, son compagnon d’exercices ? ouserais-tu d’un autre avis ?

THÉODORE.

3

Page 5: Politique

Comme tu l’as dit, prenons-le à sa place ; jeunescomme ils sont, ils peuvent facilement supportertoute espèce de travail, avec des intervalles de repos.

SOCRATE.

Aussi bien ces deux jeunes gens, ô Étranger, onttout l’air d’avoir avec moi une sorte de parenté. L’un,si je vous crois, me ressemble par les traits du visage,l’autre porte mon nom, et cette communauté éta-blit entre nous comme un lien de famille. Or, si noussommes parents, eux et moi, nous devons avoir àcœur de faire connaissance ensemble par un échangede discours. Pour Théétète, j’ai eu moi-même avec luiune longue conversation hier, et je viens à l’instant del’entendre te répondre ; mais Socrate ne nous a en-core rien dit, ni à l’un ni à l’autre. Cependant, il fautque nous l’examinions aussi. Une autre fois, ce sera àmoi ; aujourd’hui, c’est à toi qu’il va répondre.

L’ÉTRANGER.

C’est cela. Socrate, entends-tu, Socrate ?

LE JEUNE SOCRATE.

4

Page 6: Politique

Oui.

L’ÉTRANGER.

Souscris-tu à ce qu’il vient de dire ?

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement.

L’ÉTRANGER.

De ton côté, il ne paraît donc pas qu’il y ait d’obs-tacle, et il conviendrait moins encore qu’il y en eût dumien. Or, après le sophiste, c’est, à ce qu’il me semble,le politique qu’il faut chercher. - Dis-moi donc, lemettrons-nous, lui aussi, au nombre des savants, ounon ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nous l’y mettrons.

L’ÉTRANGER.

5

Page 7: Politique

Il nous faut donc diviser les sciences, comme nousfaisions en examinant le premier.

LE JEUNE SOCRATE.

Peut-être bien.

L’ÉTRANGER.

Mais, Socrate, il ne faut pas suivre le même modede division.

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

Il en faut suivre un autre.

LE JEUNE SOCRATE.

Il me semble.

L’ÉTRANGER.

6

Page 8: Politique

Comment donc trouverons-nous le chemin de lascience politique ? Il nous faut, en effet, le trouver ;puis, après l’avoir séparé des autres, lui donner pourmarque une seule idée, puis, désignant les autressentiers qui en éloignent par une autre idée, uniqueaussi, amener notre esprit à concevoir toutes lessciences comme formant deux espèces.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est là, je pense, ton affaire, ô Étranger, et non lamienne.

L’ÉTRANGER.

Il faudra bien que ce soit la tienne aussi, Socrate,quand nous y verrons clair.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien dit.

L’ÉTRANGER.

7

Page 9: Politique

Eh bien donc, l’arithmétique et quelques autressciences du même genre ne sont-elles pas indépen-dantes de l’action, et, ne se rapportent-elles pas uni-quement à la connaissance ?

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

L’architecture, au contraire, et tous les arts ma-nuels impliquent une science qui a pour ainsi direson origine dans l’action, et ils produisent des chosesqui n’existent que par eux, et n’étaient pas aupara-vant.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

8

Page 10: Politique

Il faut donc, d’après cela, diviser toutes les sciencesen deux catégories, et nommer les unes pratiques, lesautres exclusivement spéculatives.

LE JEUNE SOCRATE.

Soit ; distinguons dans la science en général cesdeux espèces.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, le politique, et le roi, et le maître d’es-claves, et même le chef de famille, les embrasserons-nous tous à la fois dans une unité, ou compterons-nous autant d’arts différents que nous avons cité denoms ? mais plutôt suis-moi dans cette pensée.

LE JEUNE SOCRATE.

Par où ?

L’ÉTRANGER.

9

Page 11: Politique

Par ici. S’il se trouvait un homme en état de don-ner des conseils à un médecin exerçant publique-ment son art, quoique simple particulier lui-même,ne faudrait-il pas le nommer, cet homme, du mêmenom que celui qu’il conseille, en l’empruntant aumême art ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? celui qui est capable de diriger le roid’un pays, tout en n’étant qu’un simple particulier, nedirons-nous pas qu’il a lui-même la science que de-vrait posséder celui qui exerce le commandement ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nous le dirons.

L’ÉTRANGER.

Or la science d’un vrai roi est une science royale ?

10

Page 12: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Celui donc qui la possède, chef ou particulier, de-vra à cette science d’être appelé avec raison véritable-ment royal.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est juste.

L’ÉTRANGER.

Et le chef de famille et le maître d’esclaves pareille-ment.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

11

Page 13: Politique

Mais quoi ? l’état d’une grande maison et celuid’une petite ville sont-ils différents au regard du gou-vernement ?

LE JEUNE SOCRATE.

Pas du tout.

L’ÉTRANGER.

Par conséquent, relativement à l’objet de notreexamen, il est évident qu’une seule science embrassetoutes ces choses : qu’on l’appelle royale, ou poli-tique, ou économique, peu nous importe.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Ce qui est encore évident, c’est qu’un roi ne se sertguère des mains et du corps en général pour retenirle commandement : il en est tout autrement de l’in-telligence et de la forme de l’âme.

12

Page 14: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

C’est clair.

L’ÉTRANGER.

Veux-tu donc que nous disions que le roi est bienplus voisin de la science spéculative que des arts ma-nuels, et généralement de la pratique ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans difficulté.

L’ÉTRANGER.

La science politique et le politique, la scienceroyale et le roi, nous réunirons donc tout cela en uneseule et même chose ?

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

13

Page 15: Politique

Ne procéderions-nous pas avec ordre en divisantmaintenant la science spéculative ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Examine attentivement si nous n’y découvrironspas quelque distinction naturelle.

LE JEUNE SOCRATE.

Quelle distinction ?

L’ÉTRANGER.

Celle-ci. Il y a une science du calcul.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

14

Page 16: Politique

Et, je pense, elle fait partie des sciences spécula-tives ?

LE JEUNE SOCRATE.

Le moyen de le nier ?

L’ÉTRANGER.

Le calcul ayant pour objet de connaître la dif-férence dans les nombres, lui attribuerons-nousquelque autre objet que de juger ce qu’il connaît ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

Mais un architecte ne travaille pas lui-même ; ilcommande seulement aux travailleurs.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

15

Page 17: Politique

L’ÉTRANGER.

Ce qu’il prête, c’est sa science, ce n’est pas son bras.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Il est donc juste de dire qu’il participe de la sciencespéculative.

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

Mais il ne doit pas, je pense, quand il a porté sonjugement, considérer sa tâche comme finie, et se re-tirer, à l’exemple du calculateur ; il faut encore qu’ilordonne à chacun des ouvriers ce qui convient, jus-qu’à ce qu’ils aient exécuté ses ordres.

16

Page 18: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Si donc toutes ces sciences sont spéculatives, aussibien que celles qui se rapportent au calcul, il n’y ena pas moins là deux espèces de sciences qui différentde la différence du jugement et du commandement ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il paraît.

L’ÉTRANGER.

Si donc nous divisons la science spéculative engénéral en deux parties, nommant l’une science decommandement, l’autre science de jugement, nouspourrons nous flatter de l’avoir parfaitement divisée.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, à mon avis.

17

Page 19: Politique

L’ÉTRANGER.

Mais il suffit à ceux qui discutent ensemble de s’ac-corder entre eux.

LE JEUNE SOCRATE.

Certainement.

L’ÉTRANGER.

Aussi longtemps donc que nous nous entendrons,ne nous mettons pas en peine des opinions desautres.

LE JEUNE SOCRATE.

Volontiers.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, voyons, dans laquelle de ces deux classesplacerons-nous le roi ? Est-ce dans celle du juge-ment, comme un simple théoricien ? ou bien ne le

18

Page 20: Politique

placerons-nous pas plutôt dans celle du commande-ment, puisqu’il domine ?

LE JEUNE SOCRATE.

Dans cette dernière, sans doute.

L’ÉTRANGER.

Examinons à présent si la science du comman-dement ne comporte pas quelque division. En voiciune, ce me semble. Autant il y a de différence entrel’art du revendeur et celui du marchand fabricant, au-tant il y en a entre l’espèce royale et l’espèce des hé-rauts.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Les revendeurs, après s’être procuré les produitsdes autres, qui leur ont d’abord été vendus, lesvendent à leur tour une seconde fois.

19

Page 21: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

C’est tout à fait cela.

L’ÉTRANGER.

Et c’est encore ainsi que les hérauts, prenant lesordres d’un supérieur, et recevant la pensée d’autrui,donnent ensuite des ordres aux autres à leur tour.

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER.

Quoi donc ? confondrons-nous la science royaleavec celles de l’interprète, de l’ordonnateur, du de-vin, du héraut, et beaucoup d’autres de la même fa-mille, lesquelles ont toutes trait au commandement ?ou bien veux-tu que nous nommions d’un nom nou-veau le roi et tous ceux qui lui ressemblent, puisquel’espèce de ceux qui commandent d’eux-mêmes estencore innommée ; que, par une nouvelle division,nous mettions l’espèce royale dans la catégorie du

20

Page 22: Politique

commandement direct ; et que, sans nous soucier dureste , nous laissions au premier venu le soin de luitrouver une autre appellation ? car c’est sur le chefque porte notre recherche, et non sur son contraire.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans nul doute.

L’ÉTRANGER.

À présent donc que nous avons nettement distin-gué cette classe des autres, et que, la dégageant de cequi lui est étranger, nous avons déterminé sa propreessence, ne faut-il pas encore la diviser à son tour, sielle renferme elle-même quelque complexité ?

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

Or, il semble bien qu’elle en renferme. Suis-moidonc, et divisons ensemble.

21

Page 23: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Représentons-nous tous les chefs possibles dansl’exercice du commandement, n’est-il pas vrai quec’est pour faire naître quelque chose qu’ils com-mandent ?

LE JEUNE SOCRATE.

Impossible de le nier.

L’ÉTRANGER.

Or on peut, sans nulle difficulté, partager en deuxespèces toutes les choses qui deviennent.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

22

Page 24: Politique

Les unes sont nécessairement inanimées, lesautres animées.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, la partie de la science spéculative qui atrait au commandement, si nous voulons la diviser,nous la diviserons de cette manière.

LE JEUNE SOCRATE.

De quelle manière ?

L’ÉTRANGER.

Nous rapporterons l’une de ces espèces à la pro-duction des êtres inanimés, et l’autre à celle des êtresanimés. Le tout se trouvera ainsi divisé en deux.

LE JEUNE SOCRATE.

23

Page 25: Politique

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Laissons donc l’une de ces espèces, prenonsl’autre, et après l’avoir prise, faisons deux parties decet autre tout.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle veux-tu que nous prenions ?

L’ÉTRANGER.

Sûrement celle qui commande aux êtres animés.La science royale n’exerce pas son empire sur lasimple matière, comme l’architecture ; plus grande etplus noble, elle a pour objet les êtres animés, et c’estdans cette sphère que triomphe sa puissance.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

24

Page 26: Politique

Mais pour la formation et l’éducation des êtres ani-més, il y a lieu de distinguer l’éducation solitaire dessoins donnés en commun à ceux qui vivent en trou-peaux.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Or, nous ne trouverons pas que le politique s’oc-cupe d’éducation individuelle, comme celui quin’élève qu’un seul bœuf ou un seul cheval ; il res-semble bien plutôt à un chef de haras et à un bouvier.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est ce qui me semble, à présent que tu l’as dit.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, donc, cette partie de l’art d’élever lesêtres animés qui consiste dans l’éducation commune

25

Page 27: Politique

d’un grand nombre, l’appellerons-nous éducationdes troupeaux ou éducation en commun ?

LE JEUNE SOCRATE.

L’un ou l’autre, au gré du discours.

L’ÉTRANGER.

À merveille, mon cher Socrate. Si tu évites deprendre trop de souci des mots, tu en deviendras plusriche en sagesse dans tes vieux jours. Quant à pré-sent, ce que tu conseilles, il faut le faire. Conçois-tucomment, après avoir montré que l’art d’élever lestroupeaux comprend deux parties, on pourrait arri-ver à ne plus chercher que dans l’une d’elles seule-ment ce que tout à l’heure on cherchait dans leurréunion ?

LE JEUNE SOCRATE.

J’y aiderai de tous mes efforts. Pour moi, je mettraisd’un côté l’éducation des hommes, et de l’autre celledes bêtes.

26

Page 28: Politique

L’ÉTRANGER.

On ne saurait diviser avec plus de zèle et de cou-rage. Cependant, ne retombons pas, s’il est possible,une seconde fois dans la même faute.

LE JEUNE SOCRATE.

Quelle faute ?

L’ÉTRANGER.

Ne séparons pas une petite partie pour l’opposerseule au nombre et à la multitude, sans qu’elle formeune espèce ; mais que chaque partie soit en mêmetemps une espèce. Rien de plus beau, en effet, que dedistinguer d’abord de tout le reste ce qu’on cherche,quand on le fait avec succès. C’est ainsi que toi, toutà l’heure, pensant tenir la vraie division, tu t’es em-pressé de saisir le terme du discours, quand tu as vuqu’il allait vers les hommes. Mais, mon cher, il n’estpas sûr de procéder par de petites parties ; le mieuxest de diviser par moitiés : c’est la vraie méthode pourtrouver les espèces. Or, c’est là l’essentiel dans nos re-cherches.

27

Page 29: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Que veux-tu dire, ô Étranger ?

L’ÉTRANGER.

Je vais essayer de m’expliquer plus clairement paramour pour toi, mon cher Socrate. Présentement, ilest impossible d’éclaircir ce sujet de manière à nerien laisser à désirer. Il nous faut faire quelques pasde plus pour trouver la lumière qui nous manque.

LE JEUNE SOCRATE.

En quoi donc prétends-tu que pèche notre divi-sion ?

L’ÉTRANGER.

Voici. Nous avons fait comme un homme qui,se proposant de diviser en deux le genre humain,procéderait à la manière des gens de ce pays ; ilsdistinguent les Grecs de tous les autres peuples,comme une race à part, après quoi réunissant toutesles autres nations, quoique en nombre infini, sans

28

Page 30: Politique

contact ni relations entre elles, ils les désignent parle seul nom de barbares, s’imaginant, parce qu’ils lesdésignent par un terme unique, qu’elles forment unerace unique. Ou comme un homme qui croirait divi-ser le nombre en deux espèces, en mettant à part dixmille et le considérant comme une espèce, et en don-nant à tout le reste un seul nom, persuadé, à cause decette appellation unique, qu’il a bien une seconde es-pèce, différente de la précédente, unique aussi. Com-bien ne diviserait-on pas avec plus de sagesse, et plusvéritablement par espèces et par moitiés, si l’on par-tageait le nombre en pair et impair, la race humaineen mâle et en femelle, attendant, pour distinguer lesLydiens, les Phrygiens, ou tel autre peuple, et les op-poser à tous les autres, de se trouver dans l’impossibi-lité de diviser tout à la fois par espèces et par parties !

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement. Mais cela même, ô Étranger ! que tuappelles la partie et l’espèce, comment reconnaîtreque ce n’est pas une même chose, mais deux chosesdifférentes ?

L’ÉTRANGER.

29

Page 31: Politique

Homme excellent ! Sais-tu bien que ce n’est paspeu de chose ce que tu demandes là, Socrate ? Nousne nous sommes déjà que trop égarés loin du butque nous poursuivons ; et tu veux que nous nouségarions davantage encore. Non, revenons, commeil convient, sur nos pas. Une autre fois, quand nousen aurons le loisir, nous suivrons ces traces jusqu’aubout ; mais prends bien garde de croire, Socrate, quetu m’as entendu m’expliquer clairement sur ce point.

LE JEUNE SOCRATE.

Lequel ?

L’ÉTRANGER.

Que l’espèce et la partie sont choses fort diffé-rentes.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

30

Page 32: Politique

L’espèce est nécessairement aussi une partie de lachose dont on dit qu’elle est une espèce ; mais il n’ya aucune nécessité que la partie soit en même tempsune espèce. Sache bien, Socrate, que je procède parla première méthode plutôt que par la seconde.

LE JEUNE SOCRATE.

Je m’en souviendrai...

L’ÉTRANGER.

Dis-moi donc à présent.

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

De quel point nous sommes partis pour venir nouségarer jusqu’ici. Le voici, je pense. Je t’avais demandécomment il convenait de diviser l’éducation des trou-peaux, et tu m’as dit, dans ton ardeur précipitée, qu’il

31

Page 33: Politique

y a deux espèces d’êtres animés, l’une qui ne com-prend que les hommes, l’autre qui embrasse toutesles bêtes en général.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Et tu m’as paru croire qu’ayant mis à part une par-tie, tout le reste des animaux devait former une seuleet même espèce, parce que tu avais un même nom àleur donner à tous, les ayant appelés des bêtes.

LE JEUNE SOCRATE.

Il en a bien été ainsi.

L’ÉTRANGER.

En quoi, ô le plus brave des hommes ! tu as agicomme agirait quelque autre animal doué de raison,la grue, par exemple, si, distribuant les noms suivant

32

Page 34: Politique

ton procédé, elle opposait les grues comme une es-pèce distincte à la multitude des animaux, et se faisaitainsi honneur à elle-même, tandis que, enveloppanttous les autres êtres, y compris les hommes, dans unemême catégorie, elle les confondrait tous sous le nomde bêtes. Tâchons donc de nous tenir désormais engarde contre ces sortes d’erreurs.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

En ne divisant pas le genre animal tout entier, depeur de nous tromper.

LE JEUNE SOCRATE.

Ne le faisons donc pas.

L’ÉTRANGER.

C’est cependant la faute que nous avions commise.

33

Page 35: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Toute la partie de la science spéculative qui se rap-porte au commandement, nous avons dit qu’elle apour objet l’éducation des animaux, des animaux quivivent en troupeaux. N’est-il pas vrai ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Nous avons donc déjà en ceci divisé le genre ani-mal tout entier, mettant d’un côté les animaux sau-vages, de l’autre ceux qui s’adoucissent. Car ceux quisont susceptibles de s’adoucir, on les nomme appri-voisés, et les autres sauvages.

LE JEUNE SOCRATE.

34

Page 36: Politique

Bien.

L’ÉTRANGER.

Or, la science que nous pourchassons, c’est parmiles animaux apprivoisés qu’elle se trouvait et setrouve encore, et c’est dans la catégorie de ceux quivivent en troupes qu’il faut la chercher.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Ne divisons donc pas comme tout à l’heure, en em-brassant tout à la fois, et en nous hâtant d’arriver à lascience politique. Car cette précipitation nous a faitéprouver ce que dit le proverbe.

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

35

Page 37: Politique

Pour n’avoir pas divisé avec une sage lenteur, nousarrivons plus tard au but.

LE JEUNE SOCRATE.

Et nous n’avons que ce que nous méritons, Étran-ger.

L’ÉTRANGER.

Soit. Essayons donc de diviser l’éducation com-mune, en la reprenant dès le commencement. Peut-être le discours, en se développant, mettra-t-il de lui-même dans un meilleur jour ce que tu as à cœur desavoir. Dis-moi...

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

Ceci, que tu dois avoir souvent entendu dire. Car jene sache pas que tu aies assisté en personne aux opé-rations de ceux qui apprivoisent les poissons dans le

36

Page 38: Politique

Nil et dans les lacs royaux. Mais peut-être as-tu vuquelque chose de semblable dans les fontaines ?

LE JEUNE SOCRATE.

J’ai observé, en effet, ce qui se passe dans les fon-taines, et le reste, je l’ai appris de plusieurs.

L’ÉTRANGER.

Et les troupes d’oies et les troupes de grues, bienque tu n’aies pas parcouru les plaines de la Thessalie,tu en as ouï parler, et tu crois qu’elles existent.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Si je t’ai fait ces questions, c’est que parmi lesanimaux qui s’assemblent en troupes, les uns viventdans l’eau, les autres sur la terre ferme.

LE JEUNE SOCRATE.

37

Page 39: Politique

Il en est ainsi.

L’ÉTRANGER.

Ne te semble-t-il donc pas qu’il faut partager endeux la science qui se rapporte à l’éducation com-mune, et, assignant à chacune de ces parties unobjet particulier, nommer l’une éducation des ani-maux aquatiques, l’autre éducation des animaux ter-restres ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Or, nous ne chercherons pas à laquelle de ces deuxsciences se rapporte la science royale ; c’est chosetrop claire pour tout le monde.

LE JEUNE SOCRATE.

Certainement.

38

Page 40: Politique

L’ÉTRANGER.

Et tout le monde encore divisera la partie de l’édu-cation commune que nous avons appelée éducationdes animaux terrestres...

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

En distinguant ceux qui volent et ceux quimarchent.

LE JEUNE SOCRATE.

Rien de plus vrai.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? y aurait-il lieu d’examiner si la sciencepolitique se rapporte aux animaux qui marchent ? Nete paraît-il pas que le plus insensé même ne sauraitêtre d’un autre avis ?

39

Page 41: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Mais l’éducation des animaux qui marchent, il fautla diviser comme le nombre et y signaler deux parties.

LE JEUNE SOCRATE.

Évidemment.

L’ÉTRANGER.

Je crois apercevoir deux chemins qui conduisentégalement à la partie où tend notre recherche : l’unplus court, qui met en regard une grande partie et unepetite ; l’autre qui satisfait mieux à la règle que nousavons énoncée, de diviser autant que possible par lamoitié, mais qui est plus long. Nous pouvons, à notregré, prendre l’un ou l’autre.

LE JEUNE SOCRATE.

40

Page 42: Politique

Eh quoi ? est-il donc impossible de les prendre tousles deux ?

L’ÉTRANGER.

À la fois, oui, mon merveilleux ami ; mais tour àtour, cela n’est évidemment pas impossible.

LE JEUNE SOCRATE.

Je les prends donc tour à tour tous les deux.

L’ÉTRANGER.

Cela est facile, ce qui reste étant fort court. Aucommencement, ou même au milieu du voyage, tademande eût pu nous embarrasser ; mais à présent,puisque tel est ton désir, engageons-nous dans laroute la plus longue. Frais et dispos comme noussommes, nous la parcourrons sans peine. Voici donccomment il faut procéder.

LE JEUNE SOCRATE.

J’écoute.

41

Page 43: Politique

L’ÉTRANGER.

Tous les animaux qui marchent, parmi ceux quisont apprivoisés, et qui vivent en troupes, se divisentnaturellement en deux espèces.

LE JEUNE SOCRATE.

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER.

Les uns n’ont pas de cornes, les autres en sontpourvus.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Dans ces divisions de l’éducation des animaux quimarchent, il faut avoir recours à des périphrases pourdésigner les diverses parties ; car vouloir donner à

42

Page 44: Politique

chacune un nom propre, ce serait prendre plus depeine qu’il n’est nécessaire.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment donc faut-il dire ?

L’ÉTRANGER.

De cette façon. L’éducation des animaux quimarchent étant divisée en deux parties, l’une se rap-porte à l’espèce des animaux vivant en troupes quiont des cornes, l’autre à l’espèce de ceux qui en sontdépourvus.

LE JEUNE SOCRATE.

Qu’il soit dit ainsi ; c’est un point sur lequel il n’y apas à revenir.

L’ÉTRANGER.

Or, il est clair que le roi conduit un troupeau dé-pourvu de cornes.

43

Page 45: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ne serait-ce pas clair ?

L’ÉTRANGER.

Décomposons donc cette espèce, et faisons ensorte de lui rendre ce qui lui appartient.

LE JEUNE SOCRATE.

D’accord.

L’ÉTRANGER.

Veux-tu donc que nous la divisions selon que lepied est fendu, ou d’une seule pièce ; ou bien selonque la génération a lieu entre espèces différentes, ouseulement dans la même espèce ? Tu comprends.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

44

Page 46: Politique

Par exemple, les chevaux et les ânes engendrentnaturellement ensemble.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Au contraire, les autres animaux apprivoisés quivivent en troupes engendrent chacun dans son es-pèce et sans mélange.

LE JEUNE SOCRATE.

Il faut en convenir.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? le politique te paraît-il prendresoin d’une espèce qui engendre en commun avecd’autres, ou d’une espèce qui ne se mêle pas ?

LE JEUNE SOCRATE.

45

Page 47: Politique

Évidemment d’une espèce qui ne se mêle pas.

L’ÉTRANGER.

Or, cette espèce, il nous faut, comme précédem-ment, ce me semble, la diviser en deux parties.

LE JEUNE SOCRATE.

Il le faut, en effet.

L’ÉTRANGER.

Voilà donc tous les animaux apprivoisés et vivanten troupes, à l’exception de deux espèces, complète-ment divisés. Car les chiens ne doivent pas être misau nombre des animaux qui vivent en troupes.

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes. Mais comment obtiendrons-nous nosdeux espèces ?

L’ÉTRANGER.

46

Page 48: Politique

En procédant comme il convient que vous le fas-siez, Théétète et toi, puis que vous vous occupiez degéométrie.

LE JEUNE SOCRATE.

De quelle manière ?

L’ÉTRANGER.

Par la diagonale, et encore par la diagonale de ladiagonale.

LE JEUNE SOCRATE.

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER.

La propre nature de l’espèce humaine, en ce quiconcerne la marche, n’est-ce pas d’être comme la dia-gonale sur laquelle peut se construire un carré dedeux pieds ?

LE JEUNE SOCRATE.

47

Page 49: Politique

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Et la nature de l’autre espèce, relativement aumême objet, n’est-elle pas comme la diagonale ducarré de notre carré, puisqu’elle a deux fois deuxpieds ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il le faut bien. Je comprends à peu près ce que tuveux dire.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, oui ; mais ne nous apercevons-nous pas,Socrate, qu’il nous est encore arrivé quelque chose deridicule dans nos précédentes divisions ?

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

48

Page 50: Politique

Voilà notre espèce humaine réunie et courant deconcert avec l’espèce d’êtres la plus noble à la fois etla plus agile.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est là, en effet, je le vois, une conséquence ab-surde.

L’ÉTRANGER.

Mais, quoi ? celui-là ne doit-il pas arriver le dernierqui est le plus lent ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, sans doute.

L’ÉTRANGER.

Et ne concevons-nous pas que c’est une chose plusridicule encore de se représenter le roi courant avecson troupeau, et luttant à la course avec l’homme lemieux exercé au métier de coureur ?

49

Page 51: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

On ne peut plus ridicule, en effet.

L’ÉTRANGER.

C’est à présent, Socrate, que paraît dans toute sonévidence ce que nous avons dit dans nos recherchessur le sophiste.

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Que cette méthode ne fait pas plus de cas de ce quiest noble que de ce qui ne l’est pas, et, sans s’inquié-ter si le chemin est long ou court, marche de tout sonpouvoir à la vérité.

LE JEUNE SOCRATE.

Il paraît.

50

Page 52: Politique

L’ÉTRANGER.

Eh bien, après tout cela, afin que tu ne me pré-viennes pas en me demandant quelle est cette routeplus courte dont je parlais pour arriver à la définitiondu roi, si je me hâtais d’aller de moi-même en avant ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, va.

L’ÉTRANGER.

Je dis donc qu’il fallait commencer par diviser lesanimaux qui marchent en bipèdes et quadrupèdes ;puis, parce que la première catégorie ne comprendque les oiseaux avec l’homme, partager l’espèce desbipèdes en bipèdes nus et bipèdes emplumés ; enfin,cette opération faite, et l’art d’élever ou de conduireles hommes mis en lumière, placer le politique etle roi, à la tête de cet art, en lui confiant les rênesde l’État, comme au légitime possesseur de cettescience.

LE JEUNE SOCRATE.

51

Page 53: Politique

Excellente discussion, ô Étranger, dont tu t’es ac-quitté envers moi comme d’une dette, en ajoutantpour les intérêts une digression accomplie !

L’ÉTRANGER.

Eh bien, donc, résumons notre discours du com-mencement à la fin, et donnons ainsi l’explication dece mot, la science du politique.

LE JEUNE SOCRATE.

D’accord.

L’ÉTRANGER.

Dans la science spéculative, nous avons toutd’abord distingué la partie du commandement ; etnous avons appelé une portion de celle-ci la sciencedu commandement direct. L’art d’élever les animauxnous a paru être une espèce importante de la sciencedu commandement direct. Dans l’art d’élever les ani-maux, nous avons considéré l’art d’élever les ani-maux qui vivent en troupes ; et dans celui-ci, l’artd’élever les animaux qui marchent ; et dans celui-ci,

52

Page 54: Politique

l’art d’élever les animaux dépourvus de cornes. Dansce dernier art, il faut saisir d’une seule prise une par-tie qui n’est pas moins que triple, si l’on veut la résu-mer en un seul nom, en l’appelant l’art de conduireles races qui ne se mêlent pas. Encore une division, etnous voici arrivés à cette partie de l’éducation des bi-pèdes, qui est l’art de conduire l’espèce humaine. Or,c’est précisément là ce que nous cherchions, et quenous avons appelé à la fois la science royale et poli-tique.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Mais es-tu bien sûr, Socrate, que ce que tu viens dedire nous l’ayons réellement fait ?

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

53

Page 55: Politique

Notre question, l’avons-nous complètement réso-lue ? ou bien notre recherche n’a-t-elle pas ce défaut,que nous avons bien défini le politique, mais noncomplètement et parfaitement.

LE JEUNE SOCRATE.

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER.

Voyons, je vais tâcher de t’expliquer plus claire-ment ce que j’ai dans l’esprit.

LE JEUNE SOCRATE.

Parle.

L’ÉTRANGER.

Est-ce que la politique n’est pas l’un de ces artsd’élever les troupeaux qui se sont présentés en foule ànotre pensée ? est-ce qu’elle n’est pas l’art de prendresoin d’une certaine espèce de troupeaux ?

54

Page 56: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, certainement.

L’ÉTRANGER.

C’est pourquoi nous l’avons définie l’art d’éleveren commun, non des chevaux ou d’autres bêtes, maisdes hommes.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est cela.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, examinons en quoi diffèrent les rois ettous les autres pasteurs.

LE JEUNE SOCRATE.

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

55

Page 57: Politique

Dans la foule des autres hommes, ne s’enrencontrerait-il pas quelqu’un, qui, tout en prenantson nom d’un autre art, prétendrait concourir àl’entretien du troupeau, et se donnerait pour tel ?

LE JEUNE SOCRATE.

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

Par exemple, les marchands, les laboureurs, ceuxqui travaillent à l’alimentation publique, et encore lesmaîtres de gymnastique, l’espèce entière des méde-cins, ne sais-tu pas que tous ces gens-là seraient ca-pables de s’armer du raisonnement contre ces pas-teurs d’hommes que nous avons appelés les poli-tiques, et de démontrer que ce sont eux qui prennentsoin de la vie humaine, et qui veillent, non seulementsur la foule et le troupeau, mais sur les chefs eux-mêmes ?

LE JEUNE SOCRATE.

Et n’auraient-ils pas raison ?

56

Page 58: Politique

L’ÉTRANGER.

Peut-être. Nous examinerons cela ; mais nous sa-vons du moins que personne n’entre en contestationavec le bouvier, au sujet de ses fonctions. C’est luiqui pourvoit à l’entretien du troupeau et qui en estle nourricier, lui qui en est le médecin, lui qui s’entre-met dans les unions, et qui, versé dans l’art de l’ac-coucheur, surveille les enfantements et les nouveau-nés. Et pour les jeux et la musique à la portée desjeunes animaux qu’il élève, nul autre n’est plus ha-bile à leur plaire, et à les apprivoiser en les charmant,tant il a l’art d’exécuter, soit à l’aide d’instruments,soit avec la bouche seule, la musique appropriée àson troupeau. Or, on en peut dire autant des autrespasteurs, n’est-il pas vrai ?

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER.

Il n’y avait donc ni justesse ni vérité dans ce quenous disions du roi, lorsque nous le proclamions pas-teur et nourricier du troupeau des hommes, le met-

57

Page 59: Politique

tant seul à part, entre mille autres qui prétendent aumême titre.

LE JEUNE SOCRATE.

Non, en aucune façon.

L’ÉTRANGER.

N’avions-nous donc pas raison de concevoir descraintes, il n’y a qu’un instant, et de soupçonner quenous pourrions bien rencontrer quelques traits ducaractère royal, mais non pas exposer une défini-tion exacte et complète du politique, si, écartant tousceux qui l’entourent et prétendent concourir avec luià l’éducation des hommes, nous ne l’en séparions,pour le montrer seul dans la pureté de son essence ?

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

58

Page 60: Politique

Voilà donc ce qu’il nous faut faire, Socrate, si nousne voulons, arrivés à la fin, rougir de notre discours.

LE JEUNE SOCRATE.

Eh ! prenons bien garde qu’il en soit ainsi.

L’ÉTRANGER.

Il nous faut donc prendre un autre point de départ,et suivre une route différente.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

Introduisons ici une sorte de badinage. Emprun-tons une partie considérable d’une longue fable, et,séparant toujours, comme précédemment, de la par-tie qui nous reste une partie nouvelle, faisons en sortede trouver au terme l’objet de notre recherche. N’est-ce pas ainsi que nous devons procéder ?

59

Page 61: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Très certainement.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, donc, écoute attentivement ma fable,comme les enfants. Tu n’es pas d’ailleurs si loin desannées de l’enfance.

LE JEUNE SOCRATE.

Parle.

L’ÉTRANGER.

Entre les antiques traditions dont on se souvientencore, et dont on se souviendra longtemps, est celledu prodige qui parut dans la querelle d’Atrée et deThyeste. Tu as entendu raconter et tu te rappelles cequ’on dit qui arriva alors.

LE JEUNE SOCRATE.

60

Page 62: Politique

C’est peut-être de la merveille de la brebis d’or quetu veux parler ?

L’ÉTRANGER.

Pas du tout, mais du changement du coucher et dulever du soleil, et des autres astres, lesquels se cou-chaient alors à l’endroit même où ils se lèvent aujour-d’hui, et se levaient du côté opposé. Voulant témoi-gner sa présence à Atrée, le dieu, par un changementsoudain, établit l’ordre actuel.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est, en effet, ce qu’on rapporte également.

L’ÉTRANGER.

Nous avons aussi entendu souvent raconter lerègne de Saturne.

LE JEUNE SOCRATE.

Très souvent.

61

Page 63: Politique

L’ÉTRANGER.

Eh quoi ? ne dit-on pas encore que les hommesd’autrefois étaient fils de la terre et ne naissaient pasles uns des autres ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, c’est aussi un de nos vieux récits.

L’ÉTRANGER.

Tous ces prodiges se rapportent à un même état dechoses, et avec ceux-là mille autres plus merveilleuxencore ; mais la longueur du temps qui s’est écouléa fait oublier les uns, et a détaché de l’ensemble lesautres, qui donnent lieu désormais à autant de ré-cits séparés. Quant à l’état de choses qui est la causecommune de tous ces phénomènes, personne n’en aparlé, et il faut maintenant l’exposer. Cela nous serad’un grand secours pour faire connaître quel est leroi.

LE JEUNE SOCRATE.

62

Page 64: Politique

On ne saurait mieux dire ; parle donc sans rienomettre.

L’ÉTRANGER.

Écoute. Cet univers, tantôt Dieu lui-même le di-rige dans sa marche, et lui imprime un mouvementcirculaire ; tantôt il l’abandonne, lorsque ses révo-lutions ont rempli la mesure du temps marqué ; lemonde alors, maître de son mouvement, décrit uncercle contraire au premier, car il est vivant, et il areçu l’intelligence de celui qui, dès le commence-ment, l’ordonna avec harmonie. Quant à la cause decette marche rétrograde, elle est nécessaire, innée enlui, et la voici.

LE JEUNE SOCRATE.

Voyons.

L’ÉTRANGER.

Être toujours de la même manière, également, etle même être, c’est le privilège des dieux par excel-lence. La nature du corps n’est pas de cet ordre. Or,

63

Page 65: Politique

l’être que nous nommons le ciel et le monde a reçu deson principe une foule de qualités admirables, maisil participe en même temps de la nature du corps. Delà vient qu’il lui est absolument impossible d’échap-per à toute espèce de changement, mais qu’il se meutautant que possible dans le même lieu, dans la mêmedirection, et d’un seul mouvement. Voilà comment lemouvement circulaire se trouve être le sien, étant ce-lui qui s’éloigne le moins du mouvement de ce qui semeut soi-même. Se donner le mouvement de touteéternité, c’est ce qui ne peut guère appartenir qu’àcelui qui mène tout ce qui se meut ; et cet être-là nesaurait mouvoir tantôt d’une façon, tantôt d’une fa-çon contraire. Tout cela prouve qu’il n’est permis dedire ni que le monde se donne à lui-même le mou-vement de toute éternité, ni qu’il reçoit de la divi-nité deux impulsions et deux impulsions contraires,ni qu’il est mis tour à tour en mouvement par deuxdivinités de sentiments opposés. Mais, comme nousdisions tout à l’heure, et c’est la seule hypothèse quinous reste, tantôt il est dirigé par une puissance di-vine, supérieure à sa nature, et il recouvre une vienouvelle, et il reçoit du suprême artisan une nouvelleimmortalité ; tantôt, cessant d’être conduit, il se meutde lui-même, et il est ainsi abandonné pendant toutle temps nécessaire pour accomplir des milliers de

64

Page 66: Politique

révolutions rétrogrades, car son immense étendue,dans un équilibre parfait, tourne sur un point d’ap-pui très étroit.

LE JEUNE SOCRATE.

Tout ce que tu viens de dire là paraît fort vraisem-blable.

L’ÉTRANGER.

Poursuivons donc, en considérant, parmi les faitsqui viennent d’être cités, l’événement que nousavons dit être la cause de tous les prodiges. C’est biencelui-ci.

LE JEUNE SOCRATE.

Lequel ?

L’ÉTRANGER.

Le mouvement du monde qui tantôt décrit uncercle dans le sens actuel, et tantôt dans le senscontraire.

65

Page 67: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment cela ?

L’ÉTRANGER.

Il faut croire que ce changement est de toutes lesrévolutions célestes la plus grande et la plus com-plète.

LE JEUNE SOCRATE.

Il semble bien.

L’ÉTRANGER.

Il faut donc penser que c’est alors aussi qu’arriventles plus grands changements pour nous qui habitonsau milieu de ce monde.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela est encore vraisemblable.

L’ÉTRANGER.

66

Page 68: Politique

Mais ne savons-nous pas que la nature des ani-maux supporte difficilement le concours de chan-gements nombreux, considérables et de diversessortes ?

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ne pas le savoir ?

L’ÉTRANGER.

Alors il y a nécessairement de grandes mortalitésparmi les autres animaux, et dans la race humaineelle-même, un petit nombre d’individus subsistent.Ces derniers éprouvent mille choses étonnantes etnouvelles ; mais la plus extraordinaire est celle qui ré-sulte du mouvement rétrograde du monde, lorsque,au cours actuel des astres, succède le cours contraire.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

67

Page 69: Politique

Dans cette circonstance, on vit d’abord l’âge desdivers êtres vivants s’arrêter soudain : tout ce quiétait mortel cessa de s’avancer vers la vieillesse, etpar une marche contraire devint en quelque manièreplus délicat et plus jeune. Les cheveux blancs desvieillards noircissaient ; les joues de ceux qui avaientde la barbe, recouvrant leur poli, rendaient à chacunsa jeunesse passée ; les membres des jeunes gens de-venant plus tendres et plus petits de jour en jour et denuit en nuit, reprenaient la forme d’un nouveau-né,et le corps et l’âme se métamorphosaient ensemble.Au terme de ce progrès, tout s’évanouissait, et rentraitdans le néant. Quant à ceux qui avaient péri violem-ment dans le cataclysme, leurs corps passaient par lesmêmes transformations avec une rapidité qui ne per-mettait de rien distinguer, et disparaissaient complè-tement en peu de jours.

LE JEUNE SOCRATE.

Mais comment avait lieu alors, ô Étranger,la génération, et comment les êtres animés sereproduisaient-ils ?

L’ÉTRANGER.

68

Page 70: Politique

Il est évident, Socrate, que la reproduction des unspar les autres n’était pas dans la nature d’alors ; maissuivant ce qu’on dit qu’il y eut autrefois une race defils de la terre, les hommes revenaient du sein de laterre qui les avait reçus ; et le souvenir de ces chosesnous a été transmis par nos premiers ancêtres, voi-sins de la révolution précédente, et nés au commen-cement de celle-ci. Tels sont les auteurs de ces ré-cits, que beaucoup de gens refusent à tort de croireaujourd’hui. Car il faut considérer, selon moi, com-bien cela est rationnel et conséquent. Si les vieillards,en effet, revenaient aux formes de l’enfance, il étaitnaturel que ceux qui étaient morts et couchés dansla terre se relevassent et vécussent de nouveau, poursuivre le mouvement qui ramenait la génération ensens contraire ; de sorte qu’ils étaient nécessairementfils de la terre, conformément à leur nom et à la tra-dition, ceux-là du moins que les dieux ne réservèrentpas à une destinée plus haute.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela, en effet, s’accorde parfaitement avec ce quiprécède. Mais ce genre de vie que tu rapportes durègne de Saturne appartient-il aux autres révolutionsdu ciel, ou aux révolutions actuelles ? Car pour le

69

Page 71: Politique

changement des astres et du soleil, il est évident qu’ila dû s’accomplir à l’une et l’autre époque.

L’ÉTRANGER.

Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant autemps dont tu parles, où toutes choses naissaientd’elles-mêmes pour les hommes, il n’appartient pasà l’état actuel de l’univers ; il appartient, lui aussi, àl’état qui a précédé. Alors, Dieu, veillant sur l’universentier, présidait à son premier mouvement. Comme,aujourd’hui, les différentes parties du monde étaientdivisées par régions entre les dieux qui y présidaient.Les animaux, partagés en genres et en troupeaux,étaient sous la conduite de démons, qui, commedes pasteurs divins, savaient pourvoir à tous les be-soins du troupeau confié à leur garde ; de sorte qu’onne voyait pas de bêtes féroces, que les animaux nes’entre-dévoraient pas, et qu’il n’y avait ni guerre nirixe d’aucune sorte. Tous les autres biens résultant decet ordre de choses seraient infinis à raconter. Quantà ce qu’on rapporte de la facilité que les hommesavaient à se procurer la nourriture, en voici l’origine.Dieu lui-même conduisait et surveillait les hommes,tout comme ceux-ci aujourd’hui, à titre d’animauxd’une nature plus divine, conduisent les espèces infé-

70

Page 72: Politique

rieures. Sous ce gouvernement divin, il n’y avait ni ci-tés, ni mariage, ni famille. Les hommes ressuscitaienttous du sein de la terre, sans aucun souvenir du passé.Étrangers à nos institutions, ils recueillaient sur lesarbres et dans les forêts des fruits abondants, quen’avait pas fait naître la culture, et que la terre produi-sait par sa propre fécondité. Nus et sans abri, ils pas-saient presque toute leur vie en plein air : les saisons,tempérées alors, leur étaient clémentes, et l’épais ga-zon dont la terre se couvrait leur offrait des lits moel-leux. Voilà, Socrate, tu viens de l’entendre, la vie quemenaient les hommes sous Saturne. Celle à laquelleon dit que Jupiter préside, celle d’aujourd’hui, tu laconnais par toi-même. Pourrais-tu décider quelle estla plus heureuse, et le voudrais-tu ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, vraiment.

L’ÉTRANGER.

Veux-tu donc que je prenne ta place, et que je dé-cide en quelque manière ?

LE JEUNE SOCRATE.

71

Page 73: Politique

Je ne demande pas mieux.

L’ÉTRANGER.

Si donc les nourrissons de Saturne, dans un sigrand loisir, avec la faculté de communiquer par lelangage, non seulement entre eux, mais avec les ani-maux, usaient de tous ces avantages pour l’étude dela philosophie, vivant dans le commerce des animauxet de leurs semblables, s’informant auprès de tousles êtres si quelqu’un d’entre eux n’aurait pas, parquelque faculté particulière, fait quelque découvertequi pût contribuer à l’avancement de la science, ilest facile de juger que les hommes d’alors jouissaientd’une félicité mille fois plus grande que la nôtre. Quesi, au contraire, ils attendaient d’être gorgés de nour-riture et de boisson pour converser entre eux et avecles animaux, selon les fables qu’on en raconte encoreà l’heure qu’il est, la question est encore, à mon avis,très simple à résoudre. - Mais laissons cela, jusqu’àce qu’un messager se présente à nous, qui soit enétat de nous apprendre de laquelle de ces deux ma-nières les hommes de ce temps-là manifestaient leurgoût pour la science et la discussion. Pour quelle rai-son nous avons remis cette fable au jour, voilà ce qu’ilnous faut dire, afin d’aller ensuite en avant. Lorsque

72

Page 74: Politique

l’époque qui comprend toutes ces choses fut accom-plie, qu’une révolution dut avoir lieu, que la race is-sue de la terre eut péri tout entière, que chaque âmeeut passé par toutes ses générations, et livré à la terreles semences qu’elle lui devait, il arriva que le maîtrede cet univers tel qu’un pilote qui abandonne le gou-vernail, se retira à l’écart, comme en un lieu d’obser-vation, et que la fatalité, aussi bien que son proprepenchant, emporta encore une fois le monde dansun mouvement contraire. Tous les dieux qui gouver-naient, de concert avec la divinité suprême, les di-verses régions, témoins de ces faits, abandonnèrentà leur tour les parties de l’univers confiées à leurssoins. Celui-ci, revenant sur lui-même dans un mou-vement rétrograde, poussé dans les deux directionsopposées de l’ordre de choses qui commence et decelui qui finit, et s’agitant à plusieurs reprises sur lui-même avec violence, causa une destruction nouvelledes animaux de toute espèce. Ensuite, après un inter-valle de temps suffisant, le trouble, le tumulte, l’agita-tion cessèrent, la paix se rétablit, et le monde recom-mença avec ordre sa marche accoutumée, attentif àlui-même et à tout ce qu’il renferme, se rappelant au-tant qu’il pouvait les leçons de son auteur et de sonpère. Au commencement il s’y conformait avec exac-titude, et à la fin avec plus de négligence. La cause de

73

Page 75: Politique

cela, c’était l’élément matériel de sa constitution, le-quel a son origine dans l’antique nature, livrée long-temps à la confusion, avant de parvenir à l’ordre ac-tuel. C’est, en effet, de celui qui l’a composé que lemonde tient tout ce qu’il a de beau ; et c’est de sonétat antérieur qu’il reçoit, pour le transmettre auxanimaux, tout ce qui arrive de mauvais et d’injustedans l’étendue du ciel. Tandis qu’il dirige de concertavec son guide les animaux qu’il renferme, il produitpeu de mal et beaucoup de bien. Mais quand il vientà s’en séparer, dans le premier instant de son isole-ment, il gouverne encore avec sagesse ; mais à me-sure que le temps s’écoule, et que l’oubli survient,l’ancien état de désordre reparaît et domine, et à lafin le bien qu’il produit est de si peu de prix, et laquantité de mal qu’il y mêle est si grande, que lui-même, avec tout ce qu’il renferme, est en danger depérir. C’est alors que le dieu qui a ordonné le monde,le voyant dans ce péril, et ne voulant pas qu’il suc-combe à la confusion, et aille se perdre et se dis-soudre dans l’abîme de la dissemblance, c’est alorsque le dieu s’assied de nouveau au gouvernail, réparece qui a souffert et s’est altéré dans l’univers, en ré-tablissant l’ancien mouvement auquel il préside, leprotège contre la vieillesse et le rend immortel. Voilàtout ce qu’on raconte. Mais cela suffit pour la défi-

74

Page 76: Politique

nition du roi, si l’on se reporte à ce qui précède. Carle monde étant rentré dans le chemin de la généra-tion actuelle, l’âge s’arrêta de nouveau, et l’on vit re-paraître la marche contraire. Ceux des animaux qui,par leur petitesse, étaient presque réduits à rien, semirent à croître ; ceux qui venaient de sortir de terreblanchirent tout à coup, moururent et revinrent à laterre. Tout le reste changea de même, imitant et sui-vant toutes les modifications de l’univers. La concep-tion, la génération, la nutrition s’accommodèrent né-cessairement à la révolution générale. Il n’était pluspossible qu’un animal se formât dans la terre par lacombinaison d’éléments divers : comme il avait étéordonné au monde de modérer lui-même son mou-vement, ainsi il fut ordonné à ses parties de se re-produire elles-mêmes autant qu’elles le pourraient,de s’enfanter et de se nourrir, par un procédé sem-blable. Mais nous voici enfin arrivés au point où tendtout ce discours. Car, en ce qui concerne les autresanimaux, il y aurait beaucoup de choses à dire, et ilfaudrait beaucoup de temps pour expliquer le pointde départ et les causes de leurs changements : ce quiregarde les hommes est plus court, et dans un rap-port plus direct à notre sujet. Privés de la protectiondu démon, leur maître et leur pasteur, parmi des ani-maux naturellement sauvages, et devenus féroces, les

75

Page 77: Politique

hommes faibles et sans défense étaient déchirés pareux. Ils étaient de plus dépourvus d’arts et d’indus-trie dans ces premiers temps, car la terre avait cesséde leur fournir d’elle-même la nourriture, sans qu’ilseussent les moyens de se la procurer, parce qu’au-paravant ils n’avaient jamais senti la nécessité de leschercher. C’est pourquoi ils étaient dans une grandedétresse. De là vient que les dieux nous apportèrent,avec l’instruction et les enseignements nécessaires,ces présents dont parlent les anciennes traditions,Prométhée le feu, Vulcain et la déesse qui présideaux mêmes travaux les arts, d’autres divinités les se-mences et les plantes. Voilà comment parurent toutesles choses qui aident les hommes à vivre, lorsque lesdieux, comme il a été dit, cessèrent de les gouverneret de les protéger directement, lorsqu’il leur fallut seconduire et se protéger eux-mêmes, comme fait cetunivers, que nous imitons et que nous suivons, nais-sant et vivant tantôt d’une manière, tantôt de l’autre.Mettons donc fin à notre récit, et qu’il nous serve à re-connaître à quel point nous nous sommes précédem-ment trompés en définissant le roi et le politique.

LE JEUNE SOCRATE.

76

Page 78: Politique

Trompés, comment ? et quelle est cette grande er-reur dont tu parles ?

L’ÉTRANGER.

En un sens elle est plus légère, en un autre beau-coup plus grave et de plus grande conséquence quecelle de tantôt.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

On nous demandait le roi et le politique de la révo-lution et de la génération actuelle, et, cherchant dansl’époque contraire, nous avons exposé le pasteur dela race humaine d’alors, c’est-à-dire un dieu, au lieud’un mortel ; en quoi nous ne nous sommes pas peuégarés. De plus, en lui attribuant le gouvernement del’État entier, sans expliquer quel gouvernement, nousavons bien dit la vérité, mais pas complètement niclairement ; c’est encore une faute, quoique plus lé-gère que la précédente.

77

Page 79: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

C’est donc seulement, ce semble, après avoir dé-terminé la nature du gouvernement de l’État, quenous pourrons croire avoir complètement défini lepolitique.

LE JEUNE SOCRATE.

Fort bien.

L’ÉTRANGER.

En introduisant cette fable nous n’avons pas eupour but unique de montrer que tout le monde dis-pute l’éducation des troupeaux à celui qui est l’ob-jet de notre présente recherche ; nous avons vouluaussi nous représenter plus clairement celui qui, àl’exemple des bergers et des bouviers, veillant seul ausalut de l’espèce humaine, est seul digne du titre depolitique.

78

Page 80: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Mais je crois, Socrate, qu’elle est trop grande pourun roi cette image du divin pasteur, et que les po-litiques de nos jours ressemblent bien plus à ceuxqu’ils gouvernent par leur nature, comme ils s’en rap-prochent bien davantage par leur instruction et leuréducation.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est fort juste.

L’ÉTRANGER.

Mais il ne nous faut ni plus ni moins rechercherleur vrai caractère, quels qu’ils soient.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

79

Page 81: Politique

L’ÉTRANGER.

Reprenons donc. L’art que nous avons dit être l’artde commander de soi-même aux animaux, et quiprend soin, non des individus, mais de la commu-nauté, nous l’avons appelé sans hésiter l’art de nour-rir les troupeaux. Car tu ne l’as pas oublié ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

Mais nous avons fait là quelque erreur. Nousn’avons, en effet, ni saisi, ni nommé le politique, et,à notre insu, il s’est dérobé à nos recherches, grâce àla dénomination dont nous nous sommes servis.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

80

Page 82: Politique

Nourrir son troupeau est le devoir de tous les pas-teurs, sauf le politique, auquel nous avons ainsi attri-bué un nom qui ne lui convient pas : il fallait lui endonner un qui fût commun à tous les pasteurs à lafois.

LE JEUNE SOCRATE.

Tu dis vrai, s’il en existe de tel.

L’ÉTRANGER.

Donner des soins, sans spécifier ni la nourriture,ni aucune autre action particulière, n’est-ce donc pasune chose commune à tous les pasteurs ? Et en di-sant l’art de conduire les troupeaux, ou de les servir,ou d’en prendre soin, expressions qui conviennent àtous, n’étions-nous pas certains d’embrasser le poli-tique avec les autres, comme la discussion a prouvéqu’il faut faire ?

LE JEUNE SOCRATE.

Bien. Mais ensuite comment fallait-il procéderpour diviser ?

81

Page 83: Politique

L’ÉTRANGER.

De même que tout à l’heure nous avons distingué,dans l’art de nourrir les troupeaux, celui de nourrirles animaux terrestres, les animaux sans plumes, lesanimaux sans cornes, les animaux qui ne se mêlentpas à d’autres espèces ; ainsi, en divisant semblable-ment l’art de conduire les troupeaux, nous eussionségalement compris dans notre discours et la royautéactuelle et celle du temps de Saturne.

LE JEUNE SOCRATE.

Je le crois ; mais après ?

L’ÉTRANGER.

Il est évident que la royauté étant nommée l’artde conduire les troupeaux, personne n’eût été reçuà contester que la royauté prenne soin de quelquechose, comme tout à l’heure on nous objectait avecraison qu’il n’est pas d’art parmi les hommes qui mé-rite d’être appelé nourricier, et que s’il en était, il ap-partiendrait à beaucoup d’autres, à bien plus justetitre qu’au roi.

82

Page 84: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Relativement au soin à prendre de la société hu-maine, il n’est pas d’art qui puisse rivaliser avec laroyauté, soit pour la douceur, soit pour la puissance.

LE JEUNE SOCRATE.

On ne saurait mieux dire.

L’ÉTRANGER.

À présent, Socrate, ne voyons-nous pas combiennous nous sommes trompés dans nos dernières di-visions ?

LE JEUNE SOCRATE.

En quoi ?

L’ÉTRANGER.

83

Page 85: Politique

Voici. Eussions-nous établi qu’il existe un art denourrir les troupeaux d’animaux à deux pieds, ce neserait pas une raison de déclarer que c’est là vérita-blement l’art royal et politique.

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Parce qu’il fallait d’abord, ainsi que nous l’avonsdit, changer le nom, et parler de soin au lieu denourriture ; parce qu’il fallait ensuite diviser l’art deprendre soin, car il ne comprend pas un petit nombrede divisions.

LE JEUNE SOCRATE.

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER.

84

Page 86: Politique

Il faut mettre d’un côté le pasteur divin, et del’autre celui qui, n’étant qu’un homme, prend soind’un troupeau.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Ensuite, cet art humain de prendre soin, il est né-cessaire de le partager en deux.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Selon qu’il s’impose avec violence, ou qu’il est li-brement accepté.

LE JEUNE SOCRATE.

Tu dis ?

85

Page 87: Politique

L’ÉTRANGER.

Que nous avons encore eu la simplicité de tomberdans l’erreur de confondre le roi et le tyran, si diffé-rents par eux-mêmes et par leur manière d’exercer lepouvoir.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Prenons donc la peine de nous corriger encore,ainsi que je viens de le dire, et partageons en deuxl’art humain de prendre soin, selon qu’il y a violenceou accord mutuel.

LE JEUNE SOCRATE.

À la bonne heure !

L’ÉTRANGER.

86

Page 88: Politique

Appelons donc l’art de gouverner par la violencetyrannie, l’art de gouverner volontairement des ani-maux bipèdes qui s’y prêtent volontiers, politique ; etproclamons que celui qui possède cet art est le vrairoi et le vrai politique.

LE JEUNE SOCRATE.

Il semble bien, Étranger, que nous avons mainte-nant complètement exposé le caractère du politique.

L’ÉTRANGER.

Il serait fort à désirer qu’il en fût ainsi, Socrate.Mais il ne suffit pas que tu sois satisfait, il faut queje le sois moi-même aussi bien que toi. Or, je necrois pas que la figure du roi soit encore complète-ment dessinée. Comme il arrive que les statuaires,par une précipitation intempestive, font certainesparties trop grandes, certaines autres trop petites, etse retardent en se hâtant, ainsi nous-mêmes, voulantmontrer promptement et d’une manière magnifiquel’erreur de notre précédente discussion, jugeant qu’ilconvenait de comparer le roi aux plus grands mo-dèles, nous avons soulevé la masse extraordinaire de

87

Page 89: Politique

cette fable, et nous nous sommes mis dans la néces-sité d’en employer une partie plus grande qu’il n’étaitbesoin. De la sorte, notre exposition s’est trouvée troplongue, et nous n’avons pu mener à fin notre fable.Notre discours ressemble véritablement à l’imaged’un animal dont les contours paraîtraient suffisam-ment marqués, mais qui manquerait du relief et dela distinction que donne le mélange des nuances etdes couleurs. Notez que le dessin et les procédés ma-nuels, quand il s’agit de représenter un animal, sontloin de valoir la parole et le discours, pour ceux dumoins qui savent en faire usage ; car pour les autres,les procédés manuels sont préférables.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille ! Mais, dis-nous donc ce qui n’a pas étésuffisamment éclairci.

L’ÉTRANGER.

Il est difficile, mon cher, d’expliquer suffisammentles grandes choses, sans recourir aux exemples. Ilsemble, en effet, que nous connaissions tout commeen un rêve et rien à la façon de gens éveillés.

88

Page 90: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment dis-tu cela ?

L’ÉTRANGER.

Mais, en vérité, c’est à moi une étrange sottise deremuer maintenant la question de la manière dont lascience se forme en nous.

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Mon exemple, ô mon excellent ami, a lui-mêmebesoin d’un exemple.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment donc ? parle, je te prie, sans rien retran-cher à cause de moi.

L’ÉTRANGER.

89

Page 91: Politique

Je vais parler, puisque te voilà tout disposé à mesuivre. Nous savons que les enfants, lorsqu’ils com-mencent seulement d’apprendre à lire...

LE JEUNE SOCRATE.

Eh bien ?

L’ÉTRANGER.

Savent assez bien reconnaître chacune des lettresdans les syllabes les plus courtes et les plus faciles,et sont capables de les énoncer comme elles doiventl’être.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Mais, au contraire, ils hésitent sur ces mêmeslettres, quand ils les voient dans d’autres syllabes, setrompent et disent mal.

90

Page 92: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

C’est fort juste.

L’ÉTRANGER.

Ne serait-il donc pas très facile et très beau de lesconduire de cette manière à ce qu’ils ignorent en-core ?

LE JEUNE SOCRATE

De quelle manière ?

L’ÉTRANGER.

En les ramenant d’abord aux syllabes où ils ontsu reconnaître ces mêmes lettres, en plaçant à côtédans le même instant les syllabes qu’ils ne savent pasencore, en leur montrant, par la comparaison, queles lettres ont même forme et même nature dans lesdeux composés : de la sorte, les mots connus, pla-cés auprès des inconnus, apparaîtraient clairement,et, en apparaissant clairement, seraient comme au-tant d’exemples qui leur apprendraient pour chacune

91

Page 93: Politique

des lettres, dans toute espèce de syllabes, à énon-cer comme différentes celles qui sont différentes, etcomme identiques celles qui sont identiques.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille !

L’ÉTRANGER.

Nous le savons donc à présent, il y a exemple,lorsque le même se trouvant dans deux choses sépa-rées, nous le reconnaissons pour le même, et, conce-vant son unité au sein même de la diversité, nousnous en formons une seule opinion et une opinionvraie.

LE JEUNE SOCRATE.

Il paraît.

L’ÉTRANGER.

92

Page 94: Politique

Nous étonnerons-nous donc si notre âme, qui estnaturellement dans le même état par rapport aux élé-ments de toutes choses, tantôt rencontre la vérité surchacun d’eux dans certains composés, et tantôt sefourvoie en les méconnaissant en d’autres sujets, lesprenant pour ce qu’ils sont quand ils se montrentdans telles combinaisons, et ne sachant plus les re-connaître dans les longues et difficiles syllabes queforment les choses ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il n’y a pas lieu de s’étonner.

L’ÉTRANGER.

Le moyen, en effet, mon cher, quand on part d’uneopinion fausse, d’atteindre à la moindre parcelle devérité et d’acquérir la sagesse ?

LE JEUNE SOCRATE.

C’est à peu près impossible.

L’ÉTRANGER.

93

Page 95: Politique

Or, s’il en est ainsi, nous ne ferions pas mal, toiet moi, de procéder de la sorte : étudier d’abord lanature du type royal en général dans quelque petitexemple particulier, puis nous élever de là à l’idéedu roi, qui, toute grande qu’elle est, ne diffère cepen-dant pas de celle que nous aurons examinée sous deplus faibles proportions ; arriver ainsi à reconnaîtrerégulièrement en quoi consiste le soin des choses del’État, et passer du rêve à la veille.

LE JEUNE SOCRATE.

Ou ne saurait mieux dire.

L’ÉTRANGER.

Il faut donc revenir à ce que nous avons dit ci-devant, que mille autres disputant à la race des roisle soin des villes, il est nécessaire de les écarter tous,et de mettre le roi seul à part. Et pour cela faire, nousavons reconnu que nous avons besoin d’un exemple.

LE JEUNE SOCRATE.

Fort bien.

94

Page 96: Politique

L’ÉTRANGER.

Quel exemple pourrions-nous introduire qui, ren-fermant sous de très étroites proportions les mêmeséléments que l’art politique, nous ferait clairementconnaître l’objet de notre recherche ? Veux-tu, par Ju-piter, Socrate, si nous n’avons rien de mieux sous lamain, que nous prenions l’art du tisserand ? et pasmême, si bon te semble, cet art tout entier ? Je croisbien que l’art de tisser la laine nous suffira ; et sansdoute cette partie préférée aux autres nous appren-dra ce que nous voulons savoir.

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER.

Pourquoi donc, ayant précédemment divisé notresujet et distingué les parties, et les parties des par-ties, pourquoi n’agirions-nous pas de même encoreà l’égard de l’art de tisser ? Pourquoi ne parcourrions-nous pas toute l’étendue de cet art le plus rapidementpossible, pour revenir ensuite à ce qui peut nous ai-der à découvrir la vérité ?

95

Page 97: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

C’est en me mettant à l’œuvre que je vais te ré-pondre.

LE JEUNE SOCRATE.

Fort bien.

L’ÉTRANGER.

Toutes les choses que nous faisons ou que nouspossédons sont ou des instruments pour agir, ou despréservatifs pour ne pas souffrir. Les préservatifs sontou des remèdes divins et humains, ou des moyens dedéfense. Les moyens de défense sont ou des armespour la guerre, ou des remparts. Les remparts sontou des voiles contre la lumière, ou des abris contrele froid et la chaleur. Les abris sont ou des toits oudes étoffes. Les étoiles sont les unes des tapis, lesautres des vêtements. Les vêtements sont ou d’une

96

Page 98: Politique

seule pièce ou composés de plusieurs parties. Ceuxqui sont composés de plusieurs parties sont ou ou-verts ou ajustés sans ouverture. Ceux qui sont sansouverture sont faits ou de nerfs des plantes de la terreou de poils. Ceux qui sont faits de poils sont ou col-lés avec de l’eau et de la terre, ou enchaînés fil à fil.Or, à ces préservatifs et à ces étoffes qui sont ainsi for-mées par le simple entrelacement des fils, nous avonsdonné le nom d’habits ; et quant à l’art qui se rap-porte à la confection des habits, comme tout à l’heurenous avons appelé celui qui se rapporte au gouverne-ment des villes, politique, appelons-le, du nom de lachose même, art de l’habillement. Disons enfin quel’art du tisserand, étant de beaucoup la portion laplus considérable de l’art de confectionner les habits,ne diffère que par le nom de cet art de l’habillement,absolument comme nous avons dit que l’art du roidiffère de celui du politique.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

97

Page 99: Politique

Maintenant, comprenons bien une chose, c’estque l’art de tisser les habits, ainsi défini, ne paraîtraitl’être avec une clarté suffisante qu’à celui qui ne se-rait pas capable de concevoir qu’il n’est pas encoredistingué des arts les plus voisins qui lui prêtent leurconcours, tout en étant séparé de beaucoup d’autresarts de la même famille.

LE JEUNE SOCRATE.

De quels arts ? dis-moi.

L’ÉTRANGER.

Tu n’as pas suivi mon discours, paraît-il. Il fautdonc encore, si je ne me trompe, revenir sur nos pas,en commençant par la fin. Car si tu réfléchis à la pa-renté des espèces, en voici une que nous venons deséparer de l’art de tisser les habits, savoir, la fabrica-tion des tapis, en distinguant ce qu’on met autour desoi de ce qu’on met dessous.

LE JEUNE SOCRATE.

J’entends.

98

Page 100: Politique

L’ÉTRANGER.

Nous avons également écarté les arts qui em-ploient le lin, la sparte et généralement tout ce quenous avons appelé avec raison les nerfs des plantes.L’art de fouler a été éliminé à son tour, ainsi que l’artde fabriquer en perçant et cousant, et dont la partiela plus considérable est l’art du cordonnier.

LE JEUNE SOCRATE.

Fort bien.

L’ÉTRANGER.

La pelleterie, qui apprête des couvertures d’uneseule pièce, la construction des abris, tous les artsqui, dans l’architecture et dans l’art de bâtir en gé-néral, ont pour objet de nous préserver de l’eau et del’humidité, nous les avons écartés tous ensemble ; etde même, les arts qui nous défendent par des clôturescontre le vol et la violence, ceux qui nous apprennentà façonner des couvercles, ceux qui assemblent soli-dement les différentes pièces des portes, et qui sontdes parties de l’art de clouer ; nous avons mis de côtéla fabrication des armes, qui est une division de l’art

99

Page 101: Politique

si vaste et si divers de préparer des moyens de dé-fense ; nous avons sans hésiter et tout d’abord éli-miné la magie, qui a pour objet la confection desremèdes ; de sorte que nous n’avons conservé, dumoins à ce qu’il semble, que l’art cherché par nous denous garantir des intempéries de l’air par un rempartde laine, et qui se nomme l’art du tisserand.

LE JEUNE SOCRATE.

Il semble, en effet.

L’ÉTRANGER.

Et cependant, mon enfant, ce n’est pas complet,ce que nous venons de dire. Car tout au commence-ment, celui qui met la main à la confection des vê-tements paraît faire tout le contraire de ce qu’on ap-pelle tisser.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

100

Page 102: Politique

Tisser, c’est entrelacer.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Or, l’autre opération consiste à séparer ce qui estréuni et entrelacé.

LE JEUNE SOCRATE.

Quelle opération ?

L’ÉTRANGER.

Celle du cardeur. Ou bien oserions-nous appelerl’art de carder art de tisser, et le cardeur un tisserand ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

101

Page 103: Politique

Et la confection de la chaîne et de la trame, peut-onl’appeler art de tisser, sans se servir d’une dénomina-tion fausse et impropre ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, sans doute.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? l’art du foulon en général et l’artde coudre, nierons-nous qu’ils s’occupent et s’in-quiètent des vêtements, ou bien dirons-nous qu’ilssont tous des arts de tisser ?

LE JEUNE SOCRATE.

Pas le moins du monde.

L’ÉTRANGER.

Il n’en est pas moins vrai qu’ils disputeront tous lesoin et la confection des vêtements à l’art du tisse-rand, et que, tout en accordant la part principale à

102

Page 104: Politique

celui-ci, ils s’en attribueront encore une très grandeà eux-mêmes.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Outre tous ces arts, qu’on le sache bien, ceux quifabriquent les instruments qu’emploie l’art de tisserne manqueront pas de prétendre qu’ils concourent àla formation des tissus.

LE JEUNE SOCRATE.

Cette remarque est fort juste.

L’ÉTRANGER.

Eh bien donc, la définition de l’art du tisserand, oude la partie que nous avons choisie, sera-t-elle suffi-samment précise, si nous le déclarons le plus beau etle plus grand de tous les arts relatifs aux vêtementsde laine ? ou plutôt, nos paroles, tout en étant vraies,

103

Page 105: Politique

ne seront-elles pas obscures et imparfaites, jusqu’à ceque nous ayons distingué les autres arts de celui-là ?

LE JEUNE SOCRATE.

Très bien.

L’ÉTRANGER.

N’est-ce donc pas là justement ce qu’il nous fautfaire à présent, si nous voulons que notre discussionprocède avec ordre ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Donc, distinguons tout d’abord en tout ce quenous faisons deux arts différents.

LE JEUNE SOCRATE.

Lesquels ?

104

Page 106: Politique

L’ÉTRANGER.

Celui qui aide à produire et celui qui produit.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-même,mais qui préparent pour ceux qui la fabriquent lesinstruments sans le secours desquels aucun art n’exé-cuterait ce qu’il doit faire, ceux-là sont seulement desarts auxiliaires ; mais ceux qui exécutent la chose elle-même sont des arts producteurs.

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà qui est fort raisonnable.

L’ÉTRANGER.

105

Page 107: Politique

Les arts donc qui façonnent les fuseaux, les na-vettes, et tous les instruments qui se rapportent à lafabrication des vêtements, nommons-les arts auxi-liaires, et ceux qui ont pour objet la confection desvêtements, arts producteurs.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Parmi les arts producteurs, il convient de réunir lesarts de laver, de raccommoder, tous ceux qui s’oc-cupent d’opérations analogues, et qui font partie del’art si vaste de l’ornement, et de les appeler tous d’unnom commun, art du foulon.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

106

Page 108: Politique

Et les arts de carder, de filer, tous ceux qui onttrait à cette confection des vêtements dont il s’agit,ils forment par leur réunion un art unique, celui quetout le monde appelle l’art de travailler la laine.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment le nier ?

L’ÉTRANGER.

Or, l’art de travailler la laine a deux divisions, dontchacune fait elle-même partie de deux arts différents.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

D’un côté, l’art de carder, la moitié de l’art de tis-ser, ceux qui séparent ce qui était assemblé, tout cela,pour le désigner par un seul mot, fait partie de l’art detravailler la laine ; et il y a pour nous en toutes chosesdeux vastes arts, celui qui divise et celui qui réunit.

107

Page 109: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Or, c’est à celui qui divise qu’appartiennent l’artde carder et tous ceux qui viennent d’être nommés ;car, lorsqu’il s’exerce sur la laine et les fils, soit avec lebattant, soit avec la main seule, l’art qui divise reçoittous les différents noms que nous énoncions tout àl’heure.

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement.

L’ÉTRANGER.

D’un autre côté, prenons à présent une partie del’art de réunir qui soit en même temps comprise dansl’art de travailler la laine. Ainsi négligeons toutes lesautres parties de l’art qui divise, et distinguons dansl’art de travailler la laine celui qui divise et celui quiréunit.

108

Page 110: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, faisons cette distinction.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, Socrate, c’est, dans l’art de travailler lalaine, l’art qui réunit qu’il te faut maintenant diviser,si nous devons arriver à concevoir clairement cet artdu tisserand que nous nous sommes proposé commeexemple.

LE JEUNE SOCRATE.

Il le faut.

L’ÉTRANGER.

Sans doute, il le faut. Disons donc que l’art quiréunit comprend l’art de tordre et l’art d’entrelacer.

LE JEUNE SOCRATE.

T’ai-je compris ? tu m’as l’air de rapporter laconfection du fil de la chaîne à l’art de tordre ?

109

Page 111: Politique

L’ÉTRANGER.

La confection non seulement du fil de la chaîne,mais de la trame aussi. Saurions-nous un moyen deformer la trame sans la tordre ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

Divise encore ces deux parties, car peut-être cettedivision te sera-t-elle bonne à quelque chose.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment cela ?

L’ÉTRANGER.

Voici. Ce que produit l’art de carder, et qui a lon-gueur et largeur, nous l’appellerons filasse ?

LE JEUNE SOCRATE.

110

Page 112: Politique

Oui.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, cette filasse tournée au fuseau et devenueun fil solide, nomme-la fil de la chaîne, et l’art quipréside à cette opération, nomme-le l’art de formerle fil de la chaîne.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

D’autre part, tous les fils qui reçoivent une faibletorsion, et qui, entrelacés dans la chaîne, deviennent,par l’opération du foulon, mous et lisses dans unejuste mesure, appelons-les trame lorsqu’ils sont jux-taposés, et l’art préposé à ce travail, appelons-le l’artde former la trame.

LE JEUNE SOCRATE.

Très bien.

111

Page 113: Politique

L’ÉTRANGER.

Mais à présent la partie de l’art du tisserand quenous nous étions donnée à examiner est dans un jourparfait. Lorsque, en effet, la portion de l’art de réunirqui se rapporte à l’art de travailler la laine, par l’entre-lacement perpendiculaire de la trame et de la chaîne,forme un tissu, nous nommons ce tissu un vêtementde laine, et l’art de le fabriquer l’art du tisserand.

LE JEUNE SOCRATE.

Très bien.

L’ÉTRANGER.

Soit. Mais pourquoi, au lieu de répondre d’abordque l’art du tisserand est celui d’entrelacer la trameet la chaîne, avons-nous tourné en cercle et fait milledivisions inutiles ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il me semble, à moi, Étranger, que rien de ce qui aété dit n’a été dit inutilement.

112

Page 114: Politique

L’ÉTRANGER.

Je ne m’en étonne pas. Mais peut-être une autrefois, mon cher, cela ne te semblera-t-il plus. Écoutedonc contre cette maladie qui pourrait te prendredans la suite plus d’une fois, - je ne m’en étonne-rais pas non plus, - écoute un raisonnement qui s’ap-plique à tous les cas de cette sorte.

LE JEUNE SOCRATE.

Voyons, dis.

L’ÉTRANGER.

Commençons par considérer d’une manière géné-rale l’excès et le défaut, afin d’apprendre à louer etblâmer avec raison ce qui est trop long ou trop courtdans les discussions comme celle-ci.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER.

113

Page 115: Politique

Un raisonnement qui roulerait sur ce sujet ne seraitpas, que je sache, un raisonnement superflu.

LE JEUNE SOCRATE.

Sur quel sujet ?

L’ÉTRANGER.

La longueur et la brièveté, et en général l’excès et ledéfaut. Car toutes ces choses appartiennent à l’art demesurer.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Divisons-le donc en deux parties ; cela est néces-saire au but que nous poursuivons.

LE JEUNE SOCRATE.

Mais comment faire cette division, dis ?

114

Page 116: Politique

L’ÉTRANGER.

Voici. L’une considérera la grandeur et la petitessedans leurs rapports réciproques, l’autre dans leur né-cessaire essence, qui les fait être ce qu’elles sont.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

Est-ce qu’il ne te paraît pas naturel que le plusgrand ne soit dit plus grand que relativement à ce quiest plus petit, que le plus petit ne soit dit plus petitque relativement à ce qui est plus grand ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il me le paraît.

L’ÉTRANGER.

115

Page 117: Politique

Mais quoi ? ce qui va au-delà ou reste en deçà dela juste mesure dans les discours et dans les actions,est-ce que nous ne dirons pas que cela existe. Véri-tablement, et que c’est en cela que diffèrent surtoutparmi nous les bons et les méchants ?

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Il nous faut donc poser cette double nature et cedouble jugement du grand et du petit, et, au lieu denous borner, comme nous l’avons dit tout à l’heure,à les observer dans leurs rapports, les comparer tourà tour, comme nous le disons actuellement, l’un àl’autre et à la juste mesure. Pourquoi ? veux-tu le sa-voir ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

116

Page 118: Politique

S’il n’était permis de considérer la nature du plusgrand que par rapport au plus petit, on ne tiendraitaucun compte de la juste mesure, n’est-il pas vrai ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il est vrai.

L’ÉTRANGER.

Or, ne supprimerions-nous pas, en procédant de lasorte, les arts eux-mêmes et tous leurs ouvrages, et neretrancherions-nous pas et la politique, objet de nosprésentes recherches, et cet art du tisserand dont ilvient d’être parlé ? Car tous ces arts ne supposent pasdu tout qu’il n’existe rien ni en deçà ni au delà de lajuste mesure ; ils s’en défendent au contraire commed’une faute difficile à éviter dans leurs opérations ; etc’est par ce moyen, en conservant la juste mesure,qu’ils produisent tous leurs chefs-d’œuvre.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

117

Page 119: Politique

L’ÉTRANGER.

Or, si nous retranchons la politique, commentpourrons-nous, après cela, rechercher en quoiconsiste la science royale ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nous ne le pourrons.

L’ÉTRANGER.

Eh bien donc, comme dans le Sophiste nous avonsdémontré l’existence du non-être, parce que autre-ment le discours nous échappait, ainsi ne nous faut-ilpas démontrer à présent que le plus et le moins sontcommensurables non seulement l’un avec l’autre,mais avec la juste mesure ? Car il est impossibled’admettre que ni le politique ni qui que ce soit semontrent savants et habiles dans leurs actions, si cepoint n’est d’abord accordé.

LE JEUNE SOCRATE.

Il nous faut donc l’expliquer à l’instant même.

118

Page 120: Politique

L’ÉTRANGER.

Voilà, Socrate, une nouvelle besogne plus grandeque l’autre, quoique nous n’ayons pas oublié com-bien l’autre a été longue. Mais il est une chose qu’onpeut supposer ici en toute justice.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

Que nous pourrons avoir besoin quelque jour dece dont il vient d’être parlé pour exposer en quoiconsiste l’exactitude. Mais en attendant, dans la dé-monstration claire et complète de la vérité que nouscherchons, ce nous sera un merveilleux secours d’en-visager que les arts ne pourraient exister si le plusgrand et le plus petit n’étaient commensurables nonseulement l’un avec l’autre, mais avec la juste me-sure. Car si cette juste mesure existe, le plus et lemoins existent ; et si ceux-ci existent, celui-là existeégalement ; mais que l’un ou l’autre de ces termes pé-risse, ils périssent tous deux à la fois.

119

Page 121: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Bien ceci ; mais après ?

L’ÉTRANGER.

Il est évident que nous aurons divisé l’art de me-surer conformément à ce qui a été dit, si nous le sé-parons en deux parties, mettant dans l’une tous lesarts qui mesurent par leur contraire le nombre, lalongueur, la largeur, la profondeur et l’épaisseur ; etdans l’autre, ceux qui prennent pour règle la justemesure, la convenance, l’opportunité, l’utilité, et gé-néralement le milieu placé à égale distance des ex-trêmes.

LE JEUNE SOCRATE.

Tu cites là deux vastes divisions, et profondémentdifférentes.

L’ÉTRANGER.

C’est que, Socrate, ce que beaucoup d’habileshommes déclarent, avec la persuasion d’énoncer une

120

Page 122: Politique

sage maxime, à savoir, que l’art de mesurer s’étend àtout ce qui devient dans l’univers, oui, cela est pré-cisément ce que nous disons maintenant. Tous lesouvrages de l’art en effet participent en quelque ma-nière de la mesure. Mais parce que ceux qui divisentn’ont pas l’habitude de procéder par la considéra-tion des espèces, ils se hâtent de réunir ensemble leschoses les plus diverses, les jugeant semblables, et,par une erreur contraire, ils distinguent en plusieursparties des choses qui ne diffèrent pas. Pour bienfaire, il faudrait, quand on a reconnu dans une mul-titude d’objets des caractères communs, s’y arrêterjusqu’à ce qu’on ait aperçu sous cette ressemblancetoutes les différences qui se rencontrent dans les es-pèces ; et il faudrait, quand on a constaté des dis-semblances de toute sorte dans une multitude, n’enpouvoir pas détourner les regards avant d’avoir ras-semblé tous les objets de même famille sous une res-semblance unique, et de les avoir enfermés dans l’es-sence d’un genre. Mais en voilà assez sur ces choses,comme aussi sur le défaut et l’excès. Prenons gardeseulement que nous avons trouvé deux espèces del’art de mesurer, et souvenons-nous de ce que nousen avons dit.

LE JEUNE SOCRATE.

121

Page 123: Politique

Nous nous en souviendrons.

L’ÉTRANGER.

À ces réflexions, ajoutons-en une dernière sur l’ob-jet de nos recherches, et généralement sur ce qui alieu dans toutes les discussions analogues.

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Si quelqu’un, au sujet des enfants qui se réunissentpour apprendre leurs lettres, nous demandait : lors-qu’on interroge l’un d’eux sur les lettres dont se com-pose un mot, n’a-t-il eu d’autre but en étudiant quede pouvoir satisfaire à cette question, ou a-t-il vouluse rendre capable de résoudre toutes les questionsanalogues ? que répondrions-nous ?

LE JEUNE SOCRATE.

122

Page 124: Politique

Qu’il a évidemment voulu se rendre capable de ré-soudre toutes les questions analogues.

L’ÉTRANGER.

Mai quoi ? cette recherche sur le politique, nous ylivrons-nous seulement pour apprendre quel est lepolitique, ou pour devenir plus habiles dialecticienssur toutes choses ?

LE JEUNE SOCRATE.

C’est encore évidemment pour devenir plus ha-biles dialecticiens sur toutes choses.

L’ÉTRANGER.

Assurément, il n’est pas un homme sensé qui vou-lût rechercher la définition de l’art du tisserand pourelle-même. Mais ce qui, selon moi, échappe à la mul-titude, c’est que pour certaines choses facilementaccessibles, il existe des images sensibles qu’il estcommode de présenter à celui qui demande compted’une chose, lorsqu’on veut la lui faire connaîtresans travail ni recherche, comme aussi sans le se-cours du raisonnement ; tandis que, au contraire,

123

Page 125: Politique

pour les choses très grandes et très relevées, il n’estpas de simulacre qui porte l’évidence dans l’espritdes hommes, et qu’il suffise de montrer à celui quiinterroge et auquel on veut répondre, pour le satis-faire, en parlant à tel ou tel de ses sens. C’est pour-quoi il nous faut travailler à nous rendre capablesd’expliquer et de comprendre chaque chose par leseul raisonnement. Car les choses incorporelles, lesplus belles et les plus grandes qu’il y ait, c’est par leseul raisonnement, et par nul autre procédé, qu’onles peut clairement concevoir, et c’est à elles que serapporte tout ce que nous disons ici. Mais en tout, ilest plus aisé de s’exercer sur de petites choses que surde grandes.

LE JEUNE SOCRATE.

Très bien parlé.

L’ÉTRANGER.

Pourquoi avons-nous dit tout ceci ? Rappelons-nous-le.

LE JEUNE SOCRATE.

124

Page 126: Politique

Pourquoi ?

L’ÉTRANGER.

C’est bel et bien à cause de l’ennui que nous a faitéprouver la longueur de nos discours sur l’art du tis-serand et sur la révolution de l’univers, et dans le So-phiste, sur l’existence du non-être. Nous avons penséque nous nous étions oubliés, et nous nous sommesfait des reproches, dans la crainte d’avoir perdu letemps en paroles superflues. C’est pour ne pas re-tomber dans la même erreur que nous avons dit toutce qui précède, sache-le bien.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est entendu. Continue seulement.

L’ÉTRANGER.

Je continue, et je dis que nous devons, toi et moi,nous souvenir de ce qui vient d’être dit, et avoir soindésormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièvetéou à la longueur de nos discours, en prenant pourrègle de nos jugements, non pas la longueur relative,

125

Page 127: Politique

mais cette partie de l’art de mesurer que nous avonsdit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit, et quirepose sur la considération de la convenance.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Cependant nous ne rapporterons pas tout à cetterègle. Nous ne nous interdirons pas une longueuragréable, à moins qu’elle ne soit un hors-d’œuvre.Et pour ce qui est de trouver le plus facilement et leplus promptement possible la solution du problèmeagité, c’est une considération que la raison nous re-commande de mettre en seconde ligne, et non enpremière. L’honneur du premier rang appartient in-contestablement à la méthode qui nous met en étatde diviser par espèces, et nous apprend, si une dis-cussion développée doit rendre l’auditeur plus in-ventif, à nous y livrer sans nous impatienter de cettelongueur ; et s’il vaut mieux être court, à préférer demême la brièveté. Ajoutons que s’il se rencontre unhomme qui, dans ces sortes de conversations, blâmeles longs discours, et n’approuve pas ces perpétuels

126

Page 128: Politique

circuits et ces cercles, il ne faut pas permettre qu’ilparte immédiatement après avoir blâmé la longueurde ce qui a été dit ; il faut exiger qu’il montre claire-ment comment une discussion plus courte eût renduceux qui discutent meilleurs dialecticiens et plus ha-biles à trouver la démonstration des choses par le rai-sonnement. Quant aux autres reproches ou éloges, iln’en faut prendre nul souci, et ne pas même paraîtreles entendre. Mais en voilà assez sur ce sujet, s’il tesemble comme à moi. Revenons au politique, pourlui rapporter l’exemple de l’art du tisserand dont ilvient d’être question.

LE JEUNE SOCRATE.

Très bien ! Faisons ce que tu dis.

L’ÉTRANGER.

N’est-il pas vrai que le roi a été précédemmentséparé des arts nombreux qui ont pour objet l’édu-cation et la nourriture, ou plutôt de tous les artsqui s’occupent des troupeaux ? Restent donc, disons-nous, dans l’État, les arts auxiliaires et les arts produc-teurs, qu’il nous faut premièrement distinguer les unsdes autres.

127

Page 129: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Sais-tu qu’il est difficile de les diviser en deux ?Pourquoi ? C’est ce qui deviendra, je pense, plus clairlorsque nous serons plus avancés.

LE JEUNE SOCRATE.

Avançons donc.

L’ÉTRANGER.

Divisons-les par membres, comme les victimes,puisque nous ne pouvons les partager en deux ; caril faut toujours préférer le nombre le plus voisin decelui-là.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment donc allons-nous nous y prendre ?

128

Page 130: Politique

L’ÉTRANGER.

Comme tout à l’heure, lorsque nous avons mis tousles arts qui fournissent des instruments au tisseranddans la classe des arts auxiliaires.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Ce que nous avons fait alors, il est encore plus né-cessaire de le faire ici. Tous les arts qui fabriquentpour l’État quelque instrument, petit ou grand, il fautles considérer comme des arts auxiliaires. Sans eux,en effet, il n’y aurait ni État, ni politique ; et cepen-dant aucun d’eux ne rentre dans la science royale.

LE JEUNE SOCRATE.

Non, certes.

L’ÉTRANGER.

129

Page 131: Politique

Nous allons tenter une difficile entreprise, en es-sayant de distinguer des autres espèces celle-ci. Carcelui qui dirait qu’il n’est rien qui ne soit l’instrumentde quelque autre chose paraîtrait énoncer une propo-sition fort probable ; et cependant, entre les posses-sions de l’État, il en est une qui n’a pas ce caractère.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

Une chose qui n’a pas cette vertu. En effet, elle n’estpas formée, comme un instrument, pour produire etamener à l’existence, mais pour conserver ce qui a étéproduit et façonné.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle donc ?

L’ÉTRANGER.

130

Page 132: Politique

Cette espèce multiple et diverse, composée d’élé-ments secs et humides, chauds et froids, que nousappelons, d’un seul mot, celle des vases ; espèce trèsétendue, et qui n’a, que je sache, aucun rapport avecla science que nous cherchons.

LE JEUNE SOCRATE.

Aucun, assurément.

L’ÉTRANGER.

Il faut aussi considérer une troisième espèce d’ob-jets, différente des précédentes, très variée, terrestreet aquatique, mobile et immobile, noble et vile, maisqui n’a qu’un nom, parce qu’elle n’a qu’une destina-tion, qui est de nous fournir des sièges pour nous as-seoir.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

131

Page 133: Politique

C’est ce que nous appelons véhicule ; et ce n’estnullement l’ouvrage de la politique, mais bien plutôtde l’art du charpentier, du potier et du forgeron.

LE JEUNE SOCRATE.

J’entends.

L’ÉTRANGER.

N’y a-t-il pas lieu de signaler une quatrième es-pèce ? Ne faut-il pas dire qu’il y a une espèce diffé-rente des précédentes, laquelle comprend la plupartdes choses dont il vient d’être parlé, les vêtements detoute sorte, un grand nombre d’armes, les murs, lesremparts en terre et en pierre, et mille autres objetsanalogues ? Toutes ces choses étant faites pour nousprotéger, il serait de toute justice de les désigner gé-néralement sous le nom d’abris, et il y aurait beau-coup plus d’exactitude à les rapporter pour la plupartà l’art de l’architecte et du tisserand qu’à la sciencepolitique.

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà qui est certain.

132

Page 134: Politique

L’ÉTRANGER.

Ne rangerons-nous pas dans une cinquième es-pèce l’art de l’ornementation, la peinture, la mu-sique, toutes les imitations qui s’accomplissent avecle concours de ces arts, qui visent uniquement auplaisir, et qu’on pourrait justement réunir sous uneseule dénomination.

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

Celle du divertissement.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

133

Page 135: Politique

Voilà donc le nom qui convient à toutes ces choses,et par lequel il faut les désigner ; car pas une n’aun objet sérieux, et le divertissement est le seul butqu’elles se proposent.

LE JEUNE SOCRATE.

J’entends à peu près cela.

L’ÉTRANGER.

Mais ce qui fournit la matière sur laquelles’exercent tous les arts susnommés pour la façon-ner, cette espèce multiple, originaire d’autres arts dif-férents de ceux-là et en grand nombre, n’en ferons-nous pas une sixième espèce ?

LE JEUNE SOCRATE.

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER.

134

Page 136: Politique

L’or, l’argent et tous les métaux que l’on extrait desmines, tout ce que l’art de couper et de tailler lesarbres fournit à la charpenterie et à la vannerie, l’artqui enlève aux plantes leur écorce, celui du corroyeurqui dépouille les animaux de leur peau, tous les artsanalogues qui nous préparent du liège, du papyrus,des liens, tout cela nous met en mesure de formerdes espèces composées avec des genres qui ne le sontpas. Appelons tout cela ensemble propriété primitivede l’homme, de nature simple, et parfaitement étran-gère à la science royale.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

La possession des aliments, et tout ce qui en se mê-lant à notre corps a le pouvoir d’entretenir par sesparties les parties de ce corps, faisons-en une sep-tième espèce, et désignons-la dans toute son étenduepar le nom de nourriture, si nous n’en trouvons pasde plus beau à lui donner. Or, c’est à l’agriculture, àla chasse, à la gymnastique, à la médecine et à la cui-

135

Page 137: Politique

sine, que nous la rapporterons avec bien plus de rai-son qu’à la politique.

LE JEUNE SOCRATE.

Impossible de le nier.

L’ÉTRANGER.

Tout ce qu’on peut posséder, sauf les animaux ap-privoisés, me paraît être compris dans ces sept es-pèces. Examine, en effet. C’est d’abord ce qu’il eût étéjuste de placer tout au commencement, l’espèce desmatières premières ; et, après cela, les instruments,les vases, les véhicules, les abris, les ornements, lanourriture. Nous omettons ce qui a pu nous échap-per, qui est de peu de conséquence, et rentre dans lesprécédentes divisions, par exemple, les monnaies, lescachets et en général les empreintes. Car toutes ceschoses ne s’unissent pas entre elles de manière à for-mer un nouveau genre ; les unes se rapportent auxornements, les autres aux instruments, non sans ré-sistance peut-être, mais en les tirant énergiquementvers l’une ou l’autre espèce, elles finissent par s’y ac-commoder. Quant à la possession des animaux ap-privoisés, les esclaves mis à part, l’art d’élever les

136

Page 138: Politique

troupeaux que nous avons précédemment distinguéles embrasse évidemment tous.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER.

Il ne nous reste donc plus que l’espèce des es-claves, et, en général, des serviteurs, parmi lesquelsvont se montrer, je le devine, ceux qui le disputent auroi sur la confection du tissu même qu’il est appeléà former, comme tout à l’heure les tisserands avaientaffaire à ceux qui filent, qui cardent ou qui font quel-qu’une des choses que nous avons dit. Quant à tousles autres, que nous avons appelés des auxiliaires,nous les avons écartés avec tous les ouvrages dont ilvient d’être parlé, et nous leur avons positivement re-fusé la fonction royale et politique.

LE JEUNE SOCRATE.

Il me le semble, du moins.

137

Page 139: Politique

L’ÉTRANGER.

Eh bien, examinons ceux qui restent, en nous ap-prochant d’eux davantage, afin de les voir plus sûre-ment.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, faisons cela.

L’ÉTRANGER.

Nous trouvons, autant qu’on en peut juger d’ici,que les serviteurs par excellence ont des occupa-tions et une condition toutes contraires à ce que nousavions soupçonné.

LE JEUNE SOCRATE.

Quels serviteurs ?

L’ÉTRANGER.

138

Page 140: Politique

Ceux qu’on achète à prix d’argent, et qu’on ac-quiert de cette manière. Nous pouvons sans diffi-culté les nommer esclaves, et ils ne participent pas lemoins du monde à la science royale.

LE JEUNE SOCRATE.

Il est incontestable.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? Tous ceux des hommes libres qui serangent volontairement avec ceux dont il vient d’êtreparlé dans la classe des serviteurs, transportant et separtageant entre eux les produits de l’agriculture etdes autres arts ; ceux-ci s’établissant sur les places pu-bliques, ceux-là achetant et vendant de ville en ville,par terre et par mer ; les uns échangeant la monnaiecontre les objets, et les autres contre elle-même ; leschangeurs, les commerçants, les patrons de navires,les trafiquants, comme nous les nommons, tous cesgens-là ont-ils des prétentions à la science politique ?

LE JEUNE SOCRATE.

À la science des marchands, oui, peut-être.

139

Page 141: Politique

L’ÉTRANGER.

Mais ceux que nous voyons qui reçoivent desgages, et se tiennent à la disposition du premier venuqui réclame leurs services, nous ne trouverons pasqu’ils participent en quoi que ce soit à la scienceroyale.

LE JEUNE SOCRATE.

Il n’y a pas moyen.

L’ÉTRANGER.

Et ceux qui ne cessent de remplir pour nous cer-taines fonctions ?

LE JEUNE SOCRATE.

Quelles fonctions, et quels hommes ?

L’ÉTRANGER.

140

Page 142: Politique

La classe des hérauts, les hommes habiles à rédigerdes actes et qui nous prêtent fréquemment leur mi-nistère, et tant d’autres fort versés dans l’art de s’ac-quitter de certaines fonctions auprès des magistrats ;que dirons-nous de tous ces gens-là ?

LE JEUNE SOCRATE.

Ce que tu as dit tout à l’heure, que ce sont des ser-viteurs, et non les chefs de l’État.

L’ÉTRANGER.

Cependant je n’étais pas, que je sache, le jouet d’unsonge, lorsque j’ai dit que c’était dans cette catégo-rie que nous verrions paraître ceux qui ont les plusgrandes prétentions à la science politique, quoiqu’ilpuisse sembler étrange, en vérité, de les chercherdans la classe des serviteurs.

LE JEUNE SOCRATE.

Très étrange, en effet.

L’ÉTRANGER.

141

Page 143: Politique

Approchons-nous donc, et regardons de plus prèsceux que nous n’avons pas encore passés à la pierrede touche. Il y a les devins, qui ont une partie de lascience du serviteur ; car on les considère comme lesinterprètes des dieux auprès des hommes.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Il y a aussi la classe des prêtres qui, selon l’opi-nion reçue, savent présenter de notre part nos pré-sents aux dieux dans les sacrifices, et les leur rendreagréables, et qui savent demander pour nous à cesmêmes dieux, dans leurs prières, les biens que nousdésirons. Or, ce sont là deux parties de la science duserviteur.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela paraît clair.

L’ÉTRANGER.

142

Page 144: Politique

Si je ne me trompe, nous avons enfin mis le piedsur une trace que nous pouvons suivre. En effet,l’ordre des prêtres et celui des devins ont d’eux-mêmes une haute opinion, et inspirent un profondrespect, à cause de la grandeur de leurs fonctions.C’est ainsi qu’en Égypte personne ne peut exercer laroyauté sans appartenir à la classe sacerdotale et si unhomme d’une classe inférieure s’empare du trône parviolence, il faut nécessairement qu’il finisse par en-trer dans cet ordre. Chez les Grecs, en mille endroits,ce sont les principaux magistrats qui président auxprincipaux sacrifices. Et ce n’est pas chez vous qu’onvoit le moins clairement ce que j’affirme. Car c’està celui qui est désigné roi par le sort qu’est confié,assure-t-on, le soin d’offrir les sacrifices antiques lesplus solennels, singulièrement ceux qui remontent àvos ancêtres.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Ces rois tirés au sort, ces prêtres et leurs serviteurs,voilà donc ce qu’il nous faut considérer à présent,

143

Page 145: Politique

aussi bien qu’une autre foule très nombreuse, quinous apparaît manifestement après les éliminationsprécédentes.

LE JEUNE SOCRATE.

De qui veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER.

D’êtres tout à fait étranges.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

C’est un genre très multiple et varié, comme ilme semble au premier examen. Beaucoup de ceshommes ressemblent à des lions, à des centaures etautres animaux semblables ; un plus grand nombreà des satyres, à des bêtes sans force, mais pleines deruses. En un clin d’œil, ils changent les uns les autres

144

Page 146: Politique

de formes et d’attributs. Il me semble enfin, Socrate,que je viens d’apercevoir nos gens.

LE JEUNE SOCRATE.

Parle ; car tu as l’air de voir là quelque chose de fortétrange.

L’ÉTRANGER.

En effet ; on trouve toujours étrange ce qu’on neconnaît pas. C’est ce qui vient de m’arriver à moi-même. J’ai eu un moment de stupeur à la premièrevue du chœur qui s’occupe des affaires publiques.

LE JEUNE SOCRATE.

Quel chœur ?

L’ÉTRANGER.

Entre tous les sophistes, le plus grand magicien etle plus versé dans cet art il nous faut le distinguer, sidifficile que soit cette distinction, des vrais politiques

145

Page 147: Politique

et des vrais rois, si nous voulons y voir clair dans l’ob-jet de notre recherche.

LE JEUNE SOCRATE.

Mettons-nous donc à l’œuvre.

L’ÉTRANGER.

C’est aussi mon avis. Dis-moi ?

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

La monarchie n’est-elle pas l’un des gouverne-ments politiques ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

146

Page 148: Politique

Et après la monarchie, on peut citer, je pense, la do-mination du petit nombre.

LE JEUNE SOCRATE.

Certainement.

L’ÉTRANGER.

Une troisième forme de gouvernement, n’est-cepas le commandement de la multitude, la démocra-tie, comme on l’appelle ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Mais ces trois formes n’en font-elles pas cinq enquelque manière, deux d’entre elles s’engendrant àelles-mêmes d’autres noms ?

LE JEUNE SOCRATE.

147

Page 149: Politique

Quels noms ?

L’ÉTRANGER.

En considérant ces gouvernements par rapport à laviolence et au libre consentement, à la pauvreté et à larichesse, aux lois et à la licence, qui s’y montrent, onles divise en deux, et comme on trouve deux formesdans la monarchie, on l’appelle de deux noms : la ty-rannie et la royauté.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

De même tout état gouverné par le petit nombres’appelle aristocratie et oligarchie.

LE JEUNE SOCRATE.

À la bonne heure.

L’ÉTRANGER.

148

Page 150: Politique

Quant à la démocratie, que la multitude gouvernepar force, ou avec leur consentement, ceux qui pos-sèdent, qu’elle observe scrupuleusement les lois ounon, on n’a jamais eu coutume de lui donner desnoms différents.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? devons-nous croire que le vrai gouver-nement se trouve au nombre de ceux que nous ve-nons de déterminer par ces termes : un seul, plu-sieurs, la multitude, et où se rencontrent la richesseet la pauvreté, la force et le libre consentement, leslois écrites et l’arbitraire, exclusif des lois ?

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER.

149

Page 151: Politique

Examine encore, et, pour plus de clarté, suis-moipar ici.

LE JEUNE SOCRATE.

Par où ?

L’ÉTRANGER.

Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons ditd’abord, ou nous en écarterons-nous ?

LE JEUNE SOCRATE.

De quoi s’agit-il ?

L’ÉTRANGER.

Nous avons dit que le gouvernement royal est unescience, je crois.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

150

Page 152: Politique

L’ÉTRANGER.

Et non pas une science quelconque ; mais nousavons distingué entre toutes une science du juge-ment et une science du commandement.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Et, dans cette dernière, nous avons distingué unescience qui commande à des corps sans vie, uneautre qui commande aux animaux ; et, procédanttoujours suivant cette méthode de division, nousnous sommes avancés jusqu’ici, sans jamais perdrede vue notre science, mais aussi sans être en état d’endéterminer suffisamment la nature.

LE JEUNE SOCRATE.

On ne saurait mieux dire.

L’ÉTRANGER.

151

Page 153: Politique

Ne comprenons-nous donc pas que ce n’est nidans le petit nombre ou dans le grand nombre, nidans le libre consentement ou dans la contrainte, nidans la pauvreté ou dans la richesse, que nous devonschercher notre définition, mais bien dans la science,si nous voulons être conséquents avec nous-mêmes ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nous ne pouvons certainement pas agir autre-ment.

L’ÉTRANGER.

C’est donc une nécessité d’examiner maintenantdans lequel de ces gouvernements se rencontre lascience de commander aux hommes, la plus difficilepeut-être et la plus belle qui se puisse acquérir. C’est,en effet, cette science qu’il nous faut considérer, afinde reconnaître quels hommes il nous faut distinguerdu sage roi, qui se donnent pour des politiques, et lepersuadent à la foule, sans l’être aucunement.

LE JEUNE SOCRATE.

152

Page 154: Politique

Voilà bien ce qu’il convient de faire, comme celanous a déjà été démontré.

L’ÉTRANGER.

Est-ce qu’il te semble que la multitude dans uneville est capable de posséder cette science ?

LE JEUNE SOCRATE.

Et par quel moyen ?

L’ÉTRANGER.

Mais dans une ville de mille hommes se peut-il quecent, ou seulement cinquante, la possèdent d’unemanière suffisante ?

LE JEUNE SOCRATE.

Ce serait à ce compte de tous les arts le plus facile.Nous savons certainement que sur mille hommes, onne trouverait pas cent joueurs d’échecs supérieurs àtous ceux de la Grèce ; et on trouverait cent rois ! Car

153

Page 155: Politique

celui qui a la science royale, qu’il gouverne ou non,doit, d’après ce que nous avons dit, être appelé roi.

L’ÉTRANGER.

Voilà un utile souvenir. Il suit de là, si je ne metrompe, que c’est dans un seul homme, ou deux, outout au plus un petit nombre, qu’il faut chercher levrai gouvernement, s’il existe un vrai gouvernement.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est évident.

L’ÉTRANGER.

Et ces chefs de l’État, qu’ils commandent de gré onde force, avec ou sans lois écrites, riches ou pauvres,il faut croire, comme nous le pensons maintenant,qu’ils exercent le commandement selon un certainart. Tout de même les médecins qu’ils guérissentleurs malades de gré ou de force, en tranchant, brû-lant ou infligeant quelque autre douleur, selon desrègles écrites ou sans règles, étant riches ou pauvres,nous ne les en nommons pas moins médecins ; et

154

Page 156: Politique

cela tout le temps que, procédant avec art, purgeant,amaigrissant, augmentant l’embonpoint, cherchantl’intérêt du corps et de pire le rendant meilleur, ilsguérissent par leurs soins les maux dont ils entre-prennent la guérison. C’est par ce chemin, et non parun autre, sauf erreur, que nous trouverons la vraie dé-finition de la médecine et de toute autre science decommandement.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela est certain.

L’ÉTRANGER.

Nécessairement donc, entre les gouvernements,celui-là seul est vrai et accompli où l’on trouve deschefs qui savent véritablement, et non pas seulementen apparence, soit qu’ils gouvernent avec ou sanslois, de gré ou de force, pauvres ou riches : pas une deces circonstances, il faut qu’on le sache bien, ne faitrien à la science et à la perfection du gouvernement.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

155

Page 157: Politique

L’ÉTRANGER.

Et soit que, mettant à mort ou bannissant quelquescitoyens, les chefs purgent l’État pour un bien ; soitque, envoyant au dehors des colonies, comme des es-saims d’abeilles, ils l’amoindrissent ; ou qu’appelantdans son sein des étrangers, dont ils font des citoyens,ils l’augmentent, du moment qu’ils le conservent àl’aide de leur science et de la justice, et de pire lerendent meilleur, autant qu’il est en eux, nous devonsproclamer que c’est là le seul vrai gouvernement,et que c’est ainsi qu’il se définit. Quant aux autresformes que nous appelons du même nom, elles nesont ni légitimes, ni véritables ; elles ne font qu’imiterle vrai gouvernement : celles auxquelles nous recon-naissons de bonnes lois imitent ce qu’il a de meilleur,et les autres ce qu’il a de pire.

LE JEUNE SOCRATE.

Sur tout le reste, Étranger, ton langage me paraîtplein de justesse ; mais que l’on doive gouverner sanslois, c’est ce qu’on ne saurait entendre sans réclamer.

L’ÉTRANGER.

156

Page 158: Politique

Tu m’as prévenu par cette observation, Socrate ;j’allais te demander si tu acceptes tout ce qui vientd’être dit, ou si quelque chose te blesse. Mais à pré-sent, il est clair que nous voulons savoir quelle peutêtre la valeur d’un gouvernement sans lois.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER.

En un certain sens, il est évident que la législationest une des attributions de la royauté. L’idéal, toute-fois, ce n’est pas que l’autorité réside dans les lois,mais dans un roi sage et habile. Sais-tu pourquoi ?

LE JEUNE SOCRATE.

Qu’entends-tu par là ?

L’ÉTRANGER.

157

Page 159: Politique

Que la loi ne pouvant jamais embrasser ce qu’ily a de véritablement meilleur et de plus juste pourtous à la fois, ne peut non plus ordonner ce qu’il y ade plus excellent. Car les différences qui distinguenttous les hommes et toutes les actions, et l’incessantevariabilité des choses humaines, toujours en mouve-ment, ne permettent pas à un art quel qu’il soit d’éta-blir une règle simple et unique qui convienne à tousles hommes et dans tous les temps. Accordons-nouscela ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

C’est cependant là, nous le voyons, le caractère dela loi, pareille à un homme obstiné et sans éducation,qui ne souffre pas que personne fasse rien contre sadécision, ni ne s’enquière de rien, pas même s’il sur-venait à quelqu’un une idée nouvelle et préférable àce qu’il a lui-même établi.

LE JEUNE SOCRATE.

158

Page 160: Politique

C’est vrai ; la loi se comporte, en effet, comme tuviens de le dire, envers chacun de nous.

L’ÉTRANGER.

N’est-il donc pas impossible que ce qui est tou-jours le même convienne à ce qui n’est jamais lemême ?

LE JEUNE SOCRATE.

Je le crains bien.

L’ÉTRANGER.

Comment donc peut-il être jamais nécessaire defaire des lois, si les lois ne sont pas ce qu’il y a demeilleur ? Cherchons-en la cause.

LE JEUNE SOCRATE.

Cherchons-la.

L’ÉTRANGER.

159

Page 161: Politique

N’existe-t-il pas chez vous comme dans les autresvilles, des concours d’hommes qui s’exercent, soit àla course, soit à quelque autre lutte, dans l’espoir deremporter la victoire ?

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, et même beaucoup.

L’ÉTRANGER.

Eh bien donc, repassons dans notre mémoire lesprescriptions de ceux qui dirigent ces exercices selonles principes de l’art, et exercent ces sortes de gouver-nements.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Ils ne croient pas possible de considérer chacunen particulier, et de prescrire à chacun ce qui luiconvient spécialement ; ils pensent qu’il faut prendre

160

Page 162: Politique

les gens en bloc, et ordonner ce qui est utile aucorps dans la plupart des cas et pour la plupart deshommes.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

C’est pourquoi, imposant les mêmes travaux à lafoule, ils veulent que tous les individus commencentensemble, se reposent ensemble, à la course, à la lutteet dans tous les exercices corporels.

LE JEUNE SOCRATE.

Les choses se passent ainsi.

L’ÉTRANGER.

Croyons donc que le législateur aussi, qui doit obli-ger les troupeaux d’hommes à respecter la justice, et

161

Page 163: Politique

régler leurs rapports réciproques, ne sera jamais ca-pable, en commandant à la foule entière, de prescrireprécisément à chacun ce qui lui convient.

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà qui est fort vraisemblable.

L’ÉTRANGER.

Mais ce qui est applicable à la plupart des indivi-dus, et la plupart du temps, il en fera la loi, et l’im-posera à toute la multitude, soit qu’il la formule parécrit, ou qu’il la fasse consister dans les coutumesnon écrites des ancêtres.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Bien, certainement. Comment, en effet, mon cherSocrate, le législateur pourrait-il passer sa vie aux cô-tés de chacun, pour lui prescrire précisément ce qui

162

Page 164: Politique

lui convient à chaque instant ? Car si cela était aupouvoir de quelqu’un de ceux qui ont reçu en par-tage la véritable science royale, je ne pense pas qu’ilse fût volontiers donné des entraves, en écrivant ceslois dont il a été parlé.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela suit, Étranger, de ce que nous venons de dire.

L’ÉTRANGER.

Et encore plus, mon excellent ami, de ce que nousallons dire.

LE JEUNE SOCRATE.

Et quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Ceci. Ne jugerons-nous pas qu’un médecin ou unmaître de gymnase sur le point de se mettre envoyage, et de quitter ceux auxquels il donne ses soins,pour un temps, pense-t-il, assez long, s’il a quelques

163

Page 165: Politique

raisons de craindre que ses prescriptions ne soientoubliées de ses malades ou de ses élèves, voudra lesleur laisser par écrit ? Ou bien agira-t-il autrement ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non, pas autrement.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? S’il revient plus tôt qu’il ne l’avait cru,est-ce qu’il n’osera pas remplacer ces ordonnancesécrites par des prescriptions nouvelles, s’il s’en trouvede plus salutaires pour les malades, à cause des ventsou de tout autre changement de température, arrivécontre son attente dans l’ordre accoutumé des sai-sons ? ou bien persistera-t-il, dans la persuasion qu’ilne faut rien changer à ce qu’il a d’abord ordonné, quelui ne doit pas prescrire d’autres remèdes, que le ma-lade ne doit pas transgresser ce qu’il a écrit, commesi ces préceptes étaient seuls sains et conformes àla médecine, et tout le reste insalubre et contraire àl’art ? Si rien de semblable avait lieu dans une scienceou dans un art véritable, n’est-ce pas par des éclats derire qu’on accueillerait un tel procédé ?

164

Page 166: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Sans nul doute.

L’ÉTRANGER.

Et celui qui a écrit ces prescriptions sur le justeet l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, ouqui, sans les écrire, a imposé des lois aux troupeauxdes hommes qui sont gouvernés dans chaque Étatconformément aux lois écrites, est-ce que celui-là,qui a formulé des lois avec art, ou quelque autre sem-blable, après une absence, n’aura pas le droit de leschanger et d’en faire d’autres ? Est-ce qu’une telle in-terdiction ne serait pas véritablement aussi ridiculeque celle de tout à l’heure ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, sais-tu comment la plupart des hommess’expriment sur ce sujet ?

165

Page 167: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Non, pas pour le moment.

L’ÉTRANGER.

D’une façon très spécieuse. On dit que si quel-qu’un connaît de meilleures lois que les lois exis-tantes, il doit les donner à sa patrie, mais à conditionde persuader chacun de ses concitoyens ; sinon, non.

LE JEUNE SOCRATE.

Mais est-ce que ce n’est pas bien dit ?

L’ÉTRANGER.

Peut-être. Si quelqu’un, sans avoir persuadéd’abord, impose de force ce qui est mieux, réponds-moi, comment faudra-il nommer cette violence ?Mais non ; attends ; considérons auparavant ce quiprécède.

LE JEUNE SOCRATE.

166

Page 168: Politique

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER.

Si un médecin, sans avoir usé de persuasion, envertu de son art qu’il connaît à fond, contraint le ma-lade, enfant, homme ou femme, à prendre un remèdemeilleur que celui qui avait été ordonné par écrit,quel nom donnera-t-on à cette violence ? Tout autre,n’est-ce pas, que celui de faute contre l’art, d’atteinteà la santé ? Et celui qui a subi cette violence pourratout dire plutôt que de se plaindre d’avoir enduré untraitement nuisible à sa santé et contraire à l’art ?

LE JEUNE SOCRATE.

On ne saurait dire plus vrai.

L’ÉTRANGER.

Mais comment appelons-nous ce qui est une fautecontre l’art de la politique ? C’est, n’est-il pas vrai, cequi est honteux, mauvais et injuste ?

LE JEUNE SOCRATE.

167

Page 169: Politique

Sans nul doute.

L’ÉTRANGER.

Et quant à ceux qui sont contraints, malgré les loisécrites et les coutumes des ancêtres, de faire d’autreschoses plus justes, meilleures et plus belles, dis-moi,ne serait-ce pas le comble du ridicule de blâmercette violence, et ne peut-on pas tout dire plutôt quede prétendre qu’ils ont été contraints d’endurer deschoses honteuses, injustes et mauvaises ?

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER.

Et la violence est-elle juste, si son auteur est riche,et injuste, s’il est pauvre ? ou plutôt, si un homme,usant ou non de persuasion, riche ou pauvre, avec oucontre les lois écrites, fait ce qui est utile, ne faut-ilpas dire que c’est là la vraie définition du bon gouver-nement, et que c’est par elle que se dirigera l’hommesage et vertueux qui cherche l’intérêt des gouvernés ?

168

Page 170: Politique

Comme le pilote, toujours préoccupé du salut de sonnavire et des passagers, sans écrire des lois, mais ense faisant une loi de son art, conserve ses compa-gnons de voyage ; ainsi, et tout pareillement, l’État se-rait prospère, s’il était administré par des hommesqui sauraient gouverner de cette manière, en fai-sant prévaloir la puissance supérieure de l’art sur leslois écrites. Et quoi que fassent des chefs prudents,ils sont sans reproche tant qu’ils observent la seulechose importante, qui est de faire avec intelligenceet avec art régner la justice dans les rapports des ci-toyens, et, tant qu’ils sont capables de les sauver, et,de pires qu’ils étaient, de les rendre les meilleurs pos-sibles.

LE JEUNE SOCRATE.

Je n’ai rien à reprendre à ces paroles.

L’ÉTRANGER.

Et n’as-tu non plus rien à redire à ceci ?

LE JEUNE SOCRATE.

À quoi ?

169

Page 171: Politique

L’ÉTRANGER.

Que ni la multitude ni le premier venu ne possè-deront jamais une telle science, et ne seront jamaiscapables de gouverner avec intelligence un État ; quec’est seulement dans le petit nombre, dans plusieurs,dans un seul, qu’il faut chercher cette science uniquedu vrai gouvernement ; que les autres gouvernementsne sont que des imitations de celui-là, comme il adéjà été dit, imitations qui le reproduisent, les unesmieux, les autres moins bien.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment l’entends-tu ? car je n’ai pas bien com-pris tout à l’heure ce que tu as dit de ces imitations.

L’ÉTRANGER.

Il pourrait bien être sage, après avoir soulevé cettequestion, de la laisser là, et de ne pas aller outre, avantd’avoir signalé une erreur qui vient de se glisser dansnotre discours.

LE JEUNE SOCRATE.

170

Page 172: Politique

Laquelle donc ?

L’ÉTRANGER.

Ce qu’il nous faut chercher maintenant n’est pastrop dans nos habitudes, ni facile à voir. Faisons ce-pendant en sorte de le saisir. Dis-moi : puisqu’il n’y aà nos yeux de bon gouvernement que celui que nousavons dit, ne comprends-tu pas que les autres ne sepeuvent conserver qu’à la condition d’emprunter leslois de celui-là, en faisant ce qu’on approuve aujour-d’hui, bien qu’assez peu raisonnable ?

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

Qu’aucun membre de l’État n’ose rien faire contreles lois ; que celui qui l’oserait soit puni de la mortet des derniers supplices. Cette règle est fort justeet fort belle, mise en seconde ligne, et quand on netient pas compte de la première, dont nous avons

171

Page 173: Politique

parlé d’abord. Expliquons donc de quelle façon s’éta-blit cette règle que nous disons ne devoir venir qu’enseconde ligne ; n’est-ce pas ton avis ?

LE JEUNE SOCRATE.

Tout à fait.

L’ÉTRANGER.

Revenons encore une fois à ces images auxquellesil faut toujours comparer les chefs et les rois.

LE JEUNE SOCRATE.

Quelles images ?

L’ÉTRANGER.

L’habile pilote, et le médecin qui en vaut bien milleautres. Figurons-nous-les dans un cas particulier, etobservons-les.

LE JEUNE SOCRATE.

172

Page 174: Politique

Dans quel cas ?

L’ÉTRANGER.

Voici. Nous croyons tous avoir à souffrir de leurpart les plus terribles traitements. Celui d’entre nousqu’ils veulent conserver, ils le conservent ; celui qu’ilsont résolu de tourmenter, ils le tourmentent, en cou-pant ou brûlant ses membres, et se faisant remettre,comme une sorte d’impôt, des sommes d’argent,dont ils emploient une faible partie, ou même rien,au profit du malade, et détournent le reste à leurpropre profit, eux et leurs serviteurs. Enfin, ils re-çoivent des parents ou des ennemis du malade unsalaire, et le font mourir. De leur côté, les pilotesfont mille actions semblables ; abandonnent à terre,de parti pris, les passagers, quand ils lèvent l’ancre ;commettent toute sorte de fautes dans la navigation,jettent les hommes à la mer, et leur font souffrir desmaux de toute espèce. Croyant tout cela, nous déci-dons, après délibération, que ces deux arts ne pour-ront plus commander en maîtres, ni aux esclaves, niaux hommes libres ; qu’une assemblée se formera oude nous seuls, ou de tout le peuple, ou des riches ex-clusivement ; que les ignorants et les artisans aurontdroit d’émettre leur avis sur la navigation et les ma-

173

Page 175: Politique

ladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instru-ments de médecine dans l’intérêt des malades, desnavires et des instruments de marine pour la naviga-tion, sur les dangers que nous font courir les vents, lamer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si,dans un combat naval, il faut à des vaisseaux longsopposer d’autres vaisseaux semblables. Après quoi,nous inscrirons sur des tables et sur des colonnes lesjugements de la multitude, soit qu’ils aient été dic-tés par les médecins et les pilotes, ou par la foule designorants ; ou, sans les écrire, nous proclamerons quece sont là les coutumes de nos ancêtres ; et ces règlesprésideront à l’avenir à la navigation et au traitementdes malades.

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà une fiction parfaitement absurde.

L’ÉTRANGER.

Chaque année, nous tirerons au sort des chefsparmi les riches ou parmi le peuple entier, et les chefsainsi établis, réglant leur conduite sur les lois ainsiinstituées, dirigeront les navires et soigneront les ma-lades.

174

Page 176: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Cela est encore plus difficile à admettre.

L’ÉTRANGER.

Considère la suite. Lorsque ces magistrats aurontatteint le terme de l’année, il nous faudra établirdes tribunaux dont les juges seront choisis parmi lesriches, ou tirés au sort parmi le peuple entier, et fairecomparaître les magistrats à l’effet de rendre comptede leur conduite. Quiconque le voudra pourra les ac-cuser de n’avoir pas pendant l’année dirigé les na-vires suivant les lois écrites ou suivant les antiquescoutumes des ancêtres. De même pour ceux quitraitent les malades. Et pour ceux qui seront condam-nés, les mêmes juges décideront quelle peine ils de-vront subir, ou quelle amende payer.

LE JEUNE SOCRATE.

Celui qui aurait de son plein gré exercé unetelle magistrature serait très justement puni, quelquepeine et quelque amende qu’on lui infligeât.

L’ÉTRANGER.

175

Page 177: Politique

Il faudra, en outre, établir une loi portant que, s’ilse trouve quelqu’un qui, indépendamment des loisécrites, étudie l’art du pilote et la navigation, l’artde guérir et la médecine, relativement aux vents, auchaud et au froid, et se livre à des recherches ap-profondies, on commencera par le déclarer, non pasmédecin ni pilote, mais rêveur extravagant et inutilesophiste. Ensuite, quiconque le voudra l’accusera decorrompre les jeunes gens en leur persuadant depratiquer l’art du pilote et l’art du médecin sans sesoucier des lois écrites, et de diriger, comme il leurplaît, vaisseaux et malades, et le citera devant quide droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il paraîtqu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards,des conseils opposés aux lois et aux règlements écrits,il sera puni des derniers supplices. Car il ne doit rieny avoir de plus sage que les lois ; car personne nedoit ignorer ce qui concerne la médecine et la santé,l’art de conduire un vaisseau et de naviguer, attenduqu’il est loisible à tout le monde d’apprendre les loisécrites et les coutumes des ancêtres. Si donc, Socrate,les choses se passaient comme nous venons de dire àl’égard de ces sciences, et de même à l’égard de l’artmilitaire et de l’art de la chasse en général, de la pein-ture, ainsi que des diverses parties de l’art de l’imita-tion, de l’art du charpentier et généralement de la fa-

176

Page 178: Politique

brication des ustensiles, de l’agriculture et de tous lesarts qui se rapportent aux fruits de la terre ; si nousvoyions pratiquer conformément à des lois écritesl’art d’élever les chevaux et les troupeaux de toutesorte, la divination, toutes les parties qu’embrassel’art des serviteurs, le jeu des échecs, l’arithmétiquetout entière, celle qui est pure, celle qui est appliquéeaux plans, aux profondeurs et aux solides, quel juge-ment ferions-nous de toutes ces choses ainsi traitées,d’après des lois écrites, et nullement d’après l’art ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il est clair que c’en serait fait de tous les arts, etqu’ils disparaîtraient du milieu de nous, sans pouvoirjamais renaître, par le seul fait de cette loi qui inter-dirait toute recherche ; et la vie humaine, déjà si pé-nible, deviendrait sous un tel régime tout à fait insup-portable.

L’ÉTRANGER.

Mais que dis-tu de ceci ? Si nous exigions quetoutes les choses que nous venons de dire eussentlieu conformément à des règles écrites, si nous char-gions de faire observer ces règles un homme choisi

177

Page 179: Politique

par les suffrages ou désigné par le sort, et si cethomme, sans se soucier des règles, par amour du gainou par faveur, entreprenait d’agir à l’encontre, touten n’y connaissant rien, n’en résulterait-il pas un malplus grand encore que le mal précédent ?

LE JEUNE SOCRATE.

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER.

Car, si je ne me trompe, lorsque des lois sontétablies d’après les suggestions d’une longue expé-rience, ou les conseils d’habiles conseillers qui per-suadent à la foule ce qu’il convient de faire, celui quiose y contrevenir commet cent fautes au lieu d’une,et trouble et pervertit la pratique bien plus gravementque ne font les règles écrites.

LE JEUNE SOCRATE.

Cela va sans dire.

L’ÉTRANGER.

178

Page 180: Politique

C’est pourquoi ceux qui font des lois et des règlesécrites, quel qu’en soit le sujet, n’ont qu’un secondmoyen d’arriver au port, c’est de ne permettre ni à unseul homme, ni à la multitude, ni à personne de rienentreprendre contre elles.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Or, ne seraient-elles pas des imitations de la vraienature des choses les règles que des hommes ins-truits auraient rédigées de leur mieux ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nécessairement.

L’ÉTRANGER.

Mais l’homme instruit, avons-nous dit (si nos sou-venirs ne nous trompent pas), le vrai politique ne sefera pas faute d’agir selon son art, et sans s’inquiéter

179

Page 181: Politique

des règlements, toutes les fois que quelque disposi-tion lui paraîtra meilleure que ce qu’il avait lui-mêmeauparavant établi et adressé à ses concitoyens éloi-gnés de lui.

LE JEUNE SOCRATE.

Nous avons dit cela.

L’ÉTRANGER.

Or, si un citoyen quelconque ou un peuple quel-conque, ayant des lois établies, entreprennent d’ac-complir, à l’encontre de ces lois, quelque chose quivaille mieux qu’elles, est-ce qu’ils n’agiront pas au-tant qu’il est en eux à la manière de ce vrai politique ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

180

Page 182: Politique

Sont-ce des ignorants qui se comportent ainsi ?ils essayent bien d’imiter la vérité, mais ils l’imitentfort mal ; sont-ce des habiles ? alors ce n’est plus unesimple imitation, mais la vérité même.

LE JEUNE SOCRATE.

À merveille.

L’ÉTRANGER.

Mais c’est depuis longtemps une chose convenueentre nous qu’aucune multitude ne saurait jamaisposséder aucun art.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet, c’est une chose convenue.

L’ÉTRANGER.

Si donc il existe quelque art royal, ni la foule desriches, ni le peuple entier ne sauraient jamais possé-der cette science politique.

181

Page 183: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Impossible.

L’ÉTRANGER.

Il faut donc, à ce qu’il semble, que cesgouvernements-là, s’ils doivent heureusementimiter, autant qu’il est en eux, le véritable gouverne-ment, celui d’un seul ne s’inspirant que de son art,s’abstiennent avec soin, une fois des lois établies, derien faire contre les règles écrites et les coutumes desancêtres.

LE JEUNE SOCRATE.

On ne saurait mieux dire.

L’ÉTRANGER.

Lorsque les riches imitent le véritable gouverne-ment, nous appelons leur gouvernement aristocra-tie ; et s’ils se jouent des lois, oligarchie.

LE JEUNE SOCRATE.

182

Page 184: Politique

D’accord.

L’ÉTRANGER.

Lorsqu’un seul commande selon les lois, à l’imita-tion de celui qui a la science, nous l’appelons roi, sansdistinguer par des noms différents le chef qui règnepar la science, et celui qui règne par l’opinion formu-lée dans les lois.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Si donc il se trouve qu’un seul, possédant véritable-ment la science politique, gouverne, nous lui donne-rons ce même nom de roi, et nul autre ; les cinq nomsdes gouvernements précités, relativement à lui, n’enferont plus qu’un.

LE JEUNE SOCRATE.

Approuvé.

183

Page 185: Politique

L’ÉTRANGER.

Mais si un chef unique n’agit ni selon les lois, niselon les coutumes des ancêtres, s’il feint de préféreraux lois écrites, comme celui qui sait véritablement,ce qui lui paraît meilleur, tandis que la seule passionet l’ignorance président cette imitation, est-ce qu’ilne mérite pas d’être appelé du nom de tyran ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans nul doute.

L’ÉTRANGER.

Il y a donc, disons-nous, le tyran, le roi, l’oligarchie,l’aristocratie et la démocratie ; car les hommes n’ac-ceptent pas volontiers d’être gouvernés par un seul,par un monarque ; ils désespèrent de trouver jamaisun homme digne d’exercer cette puissance, ayant àla fois la volonté et le pouvoir de commander avecvertu, avec science, et de distribuer équitablementà chacun ce qui est juste, ce qui est bien ; il semblequ’il soit plus porté à nous maltraiter, à nous tuer, ànous causer du dommage selon son bon plaisir. Eneffet, s’il se rencontrait un monarque tel que nous

184

Page 186: Politique

l’avons décrit, on l’aimerait, et on serait heureux devivre sous cette excellente forme de gouvernement,la seule qu’approuve la raison.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est évident.

L’ÉTRANGER.

Mais aujourd’hui, puisqu’on ne voit pas paraîtredans les villes, comme dans les essaims d’abeilles,de roi tel que nous l’avons dépeint, qui l’emported’abord sur tous les autres par le corps et par l’âme,il ne reste qu’une chose à faire : se réunir en conseil,pour écrire des lois, en suivant les traces du vrai gou-vernement.

LE JEUNE SOCRATE.

D’accord.

L’ÉTRANGER.

185

Page 187: Politique

Nous étonnerons-nous, Socrate, des maux qui ar-rivent et ne cesseront d’arriver dans de pareils gou-vernements, lorsqu’ils ont pour principe et pourcondition de suivre dans leurs démarches, non lascience, mais les lois écrites et les coutumes des an-cêtres, et lorsque, en toute autre chose, une sem-blable conduite serait évidemment une cause deruine ? Ce qu’il nous faut admirer, n’est-ce pas bienplutôt comme un État est naturellement une chosesolide et puissante ? Car il y a un temps infini que lesÉtats sont en butte à ces maux, et l’on en voit cepen-dant quelques-uns rester debout, stables et fermes.Beaucoup, il est vrai, submergés comme des naviresque l’eau envahit, périssent, ont péri ou périrontpar la sottise des pilotes et des matelots, qui n’onten partage sur les plus grandes choses que la plusgrande ignorance, et qui, les plus étrangers du mondeà la politique, se persuadent que c’est de toutes lessciences celle qu’ils possèdent le mieux.

LE JEUNE SOCRATE.

Rien de plus vrai.

L’ÉTRANGER.

186

Page 188: Politique

De ces gouvernements imparfaits, où la vie est tou-jours difficile, quel est celui où elle l’est le moins ?Quel est, au contraire, le plus lourd à supporter ?Faut-il discuter cette question, tout étrangère qu’elleest à notre objet ? Cependant, c’est peut-être là le butoù tend véritablement tout notre discours.

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi ne la discuterions-nous pas ?

L’ÉTRANGER.

Eh bien, reconnais que des trois formes de gouver-nement, c’est la même qui est la plus difficile à la foiset la plus facile.

LE JEUNE SOCRATE.

Que dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

187

Page 189: Politique

Seulement que la monarchie, le gouvernement dupetit nombre et celui de la multitude sont les troisgouvernements dont il a été question entre nous aucommencement de ce discours.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet.

L’ÉTRANGER.

Divisons-les chacun en deux, de manière à en fairesix, et mettons à part, comme le septième, le vrai gou-vernement.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

De la monarchie, avons-nous dit, naissent laroyauté et la tyrannie, du gouvernement de plusieurs,l’aristocratie, c’est son nom de bon augure, et l’oligar-chie ; quant au gouvernement de la multitude, nous

188

Page 190: Politique

l’avons alors appelé simplement d’un seul nom, dé-mocratie, mais le moment est venu de le partager endeux à son tour.

LE JEUNE SOCRATE.

Mais comment le diviserons-nous ?

L’ÉTRANGER.

Absolument comme les autres, encore que nousn’ayons pas un double nom à lui donner. Car on peutcommander selon les lois ou au mépris des lois dansce gouvernement comme dans les autres.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vrai.

L’ÉTRANGER.

Lorsque nous recherchions le parfait gouverne-ment, cette division était sans utilité, comme nousl’avons fait voir ; mais ce gouvernement mis à part,et les autres démontrés nécessaires, il convient de

189

Page 191: Politique

les diviser suivant que les lois sont observées ou en-freintes.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est bien ce qui semble suivre de notre précédententretien.

L’ÉTRANGER.

Or, enchaînée dans ces sages règlements que nousappelons des lois, la monarchie est le meilleur dessix gouvernements ; sans lois, elle est le plus dur etle plus pesant.

LE JEUNE SOCRATE.

Il se pourrait bien.

L’ÉTRANGER.

Quant au gouvernement de plusieurs, comme plu-sieurs est intermédiaire entre un seul et la multi-tude, il faut croire que ce gouvernement est inter-médiaire entre les deux autres. Et quant à celui de

190

Page 192: Politique

la multitude, tout y est faible ; il n’est capable d’au-cun grand bien, d’aucun grand mal, comparative-ment aux autres, parce que le pouvoir y est divisé enmille parcelles entre mille individus. C’est pourquoi ilest le pire de ces gouvernements, quand ils obéissentaux lois, et le meilleur, quand ils les violent. Sousle règne de la licence, c’est dans la démocratie qu’ilvaut le mieux vivre ; on ne saurait trop la craindre aucontraire sous le règne des lois ; le premier est alorsde beaucoup le préférable, à l’exception du septième ;car il faut distinguer ce dernier entre les autres gou-vernements, comme un Dieu entre les hommes.

LE JEUNE SOCRATE.

Il semble bien que les choses sont et arrivent ainsi,et il faut faire comme tu le dis.

L’ÉTRANGER.

Il faut donc écarter ceux qui prennent part à tousces gouvernements, hormis celui qui a la science,comme n’étant pas de véritables politiques, mais desfactieux, des chefs de vains simulacres, simulacreseux-mêmes, les plus grands des imitateurs et des ma-giciens, et les sophistes des sophistes.

191

Page 193: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà des noms qui ont bien l’air de s’appliquerparfaitement à ceux qu’on appelle des politiques.

L’ÉTRANGER.

Soit. Ceci est véritablement pour nous commeun drame, où l’on voit, ainsi que nous l’avons dit,comme un chœur de centaures et de satyres, qu’il im-portait de distinguer d’avec la science politique ; etc’est à peine si nous avons pu faire cette distinction.

LE JEUNE SOCRATE.

Il paraît.

L’ÉTRANGER.

Chose plus difficile encore, il nous reste à écarterune espèce, d’autant plus malaisée à séparer de l’es-pèce royale, qu’elle a avec elle une plus étroite pa-renté. Et il me semble qu’il nous arrive à peu près cequi arrive à ceux qui épurent l’or.

192

Page 194: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Ces ouvriers écartent d’abord la terre, les pierreset mille choses semblables ; mais, après cette opéra-tion, il reste encore mêlé à l’or ce qui est de la mêmefamille, et qui n’en peut être séparé que par le feu,les métaux précieux, le cuivre, l’argent, quelquefoisl’acier, lesquels mis à part, non sans peine, grâce àl’affinage et à l’action du feu, nous permettent de voirl’or pur, tout seul, et réduit à soi-même.

LE JEUNE SOCRATE.

On dit, en effet, que les choses se passent de lasorte.

L’ÉTRANGER.

Suivant donc le même raisonnement, il semble quenous avons séparé de la science politique tout ce qui

193

Page 195: Politique

en diffère essentiellement et n’a avec elle aucune af-finité, mais qu’il reste encore les choses précieuses etde la même famille. Telles sont la science militaire, lajurisprudence, et cet art de la parole qui fait causecommune avec la royauté, persuadant la justice, etconcourant avec elle à administrer les affaires dansles États. Ce n’est qu’après avoir, de façon ou d’autre,mis à part ces choses qu’il deviendra facile de voir ce-lui que nous cherchons tel qu’il est en lui-même etdans sa pure essence.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans nul doute, voilà bien ce qu’il nous faut essayerde faire.

L’ÉTRANGER.

C’est en nous mettant à l’œuvre que nous réussi-rons à le concevoir clairement. Adressons-nous dansce but à la musique. Dis-moi...

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

194

Page 196: Politique

L’ÉTRANGER.

La musique s’apprend, n’est-ce pas ; et, en général,toutes les sciences qui réclament l’usage des mains ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? ce qui nous apprend s’il faut ou nonétudier telle ou telle de ces sciences, dirons-nous quec’est aussi une science, et qui s’y rapporte, ou ne ledirons-nous pas ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nous le dirons.

L’ÉTRANGER.

Ne reconnaîtrons-nous pas qu’elle en diffère ce-pendant ?

195

Page 197: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

Et déciderons-nous que nulle science ne doit com-mander à nulle science, ou les premières à celle-ci, oucelle-ci aux premières ?

LE JEUNE SOCRATE.

Celle-ci doit commander, qui enseigne s’il faut ounon apprendre les autres.

L’ÉTRANGER.

Tu soutiens qu’elle doit commander, soit qu’ils’agisse d’apprendre ou d’enseigner ?

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement.

L’ÉTRANGER.

196

Page 198: Politique

Et la science qui juge s’il faut ou non persuader doitcommander à celle qui a le pouvoir de persuader.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Soit. À quelle science rapporterons-nous la puis-sance de persuader la foule et le grand nombre parde beaux discours, mais non par l’exposition de la vé-rité ?

LE JEUNE SOCRATE.

Il est clair, si je ne me trompe, que c’est le privilègede la rhétorique.

L’ÉTRANGER.

Mais décider s’il faut recourir à la persuasion ou àla force, envers qui, dans quel cas, ou s’abstenir en-tièrement, de quelle science est-ce le propre ?

197

Page 199: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

De celle qui commande à l’art de persuader et deparler.

L’ÉTRANGER.

Et quelle science serait-ce, si ce n’était celle quepossède le politique ?

LE JEUNE SOCRATE.

On ne saurait mieux dire.

L’ÉTRANGER.

Et de cette manière la rhétorique paraît d’abord sedistinguer de la politique, comme une espèce diffé-rente, mais qui lui est subordonnée.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

198

Page 200: Politique

Mais que faut-il penser de cette puissance-ci ?

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

Celle qui enseigne comment il faut faire la guerre,à ceux auxquels on veut faire la guerre : est-ce un art,n’est-ce pas un art ?

LE JEUNE SOCRATE.

Le moyen de la concevoir comme n’étant pas unart, lorsqu’elle comprend toute la tactique du généralet toutes les ruses de la guerre ?

L’ÉTRANGER.

Et l’art qui sait examiner et juger s’il faut déclarerla guerre ou contracter une alliance, le regarderons-nous comme différent du précédent, ou commeidentique ?

199

Page 201: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Comme différent, cela suit nécessairement de cequi a été dit.

L’ÉTRANGER.

Ne devons-nous pas reconnaître qu’il lui com-mande, pour rester conséquents avec nous-mêmes ?

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

Mais quelle science entreprendrons-nous de don-ner pour maîtresse à un art aussi grand, aussi puis-sant que l’art de la guerre en général, si ce n’est la vé-ritable science royale ?

LE JEUNE SOCRATE.

Nulle autre, en effet.

200

Page 202: Politique

L’ÉTRANGER.

Nous ne confondrons pas la science du généralavec celle du politique, puisqu’elle n’en est que l’auxi-liaire.

LE JEUNE SOCRATE.

Il n’y a pas d’apparence.

L’ÉTRANGER.

Eh bien donc, considérons la puissance des jugesqui rendent équitablement la justice.

LE JEUNE SOCRATE.

D’accord.

L’ÉTRANGER.

Ont-ils d’autre pouvoir que d’accepter du roi légis-lateur les lois établies sur les relations sociales, et dejuger conformément à ce qui a été déclaré juste ou

201

Page 203: Politique

injuste, en mettant toute leur vertu à ne se laisser in-duire ni par présents, ni par crainte, ni par pitié, nipar aucun sentiment hostile ou bienveillant, à déci-der contrairement à la volonté du législateur sur lesprétentions des parties.

LE JEUNE SOCRATE.

En effet, la fonction du juge se réduit à peu près àce que tu viens de dire.

L’ÉTRANGER.

Nous avons donc trouvé que la puissance des jugesne se confond pas avec celle du roi, mais qu’elle n’estque la gardienne des lois et sa servante.

LE JEUNE SOCRATE.

Il paraît.

L’ÉTRANGER.

202

Page 204: Politique

Ce qu’il faut nous dire, en considérant toutes lessciences susnommées, c’est que pas une d’elles nenous est apparue comme étant la science politique.En effet, la vraie science royale ne doit pas agir elle-même, mais commander à celles qui ont le pouvoird’agir ; c’est à elle de discerner les occasions favo-rables et défavorables pour commencer et poursuivredans l’État les vastes entreprises, c’est aux autres àexécuter ce qu’elle a décidé.

LE JEUNE SOCRATE.

Bien.

L’ÉTRANGER.

Par conséquent, les sciences que nous venons depasser en revue ne commandent ni à elles-mêmes, niles unes aux autres ; chacune se rapporte à une fonc-tion qui lui est propre, et de cette fonction particu-lière emprunte justement son nom particulier.

LE JEUNE SOCRATE.

Il semble.

203

Page 205: Politique

L’ÉTRANGER.

Mais la science qui commande à celles-ci, et auxlois et aux intérêts de l’État, qui fait de toutes ceschoses un merveilleux tissu, n’embrasserons-nouspas toute sa puissance sous une dénomination com-mune, et ne l’appellerons-nous pas à juste titre, cesemble, science politique ?

LE JEUNE SOCRATE.

Sans le moindre doute.

L’ÉTRANGER.

Et ne voudrons-nous pas l’expliquer par l’exemplede l’art du tisserand, à présent que tous les genrescompris dans l’État nous ont clairement apparu ?

LE JEUNE SOCRATE.

Certainement.

L’ÉTRANGER.

204

Page 206: Politique

Il nous faut donc exposer l’opération du roi, com-ment il travaille et quel tissu il forme.

LE JEUNE SOCRATE.

Évidemment.

L’ÉTRANGER.

C’est une chose difficile que nous sommes dans lanécessité de faire comprendre, à ce qu’il paraît.

LE JEUNE SOCRATE.

Il n’en faut pas moins parler.

L’ÉTRANGER.

En effet, qu’une partie de la vertu diffère enquelque manière d’une autre partie de la vertu, c’estce que les esprits enclins à la dispute n’auront pas depeine à contester, forts de l’opinion de la multitude.

LE JEUNE SOCRATE.

205

Page 207: Politique

Je ne comprends pas.

L’ÉTRANGER.

Procédons autrement. Tu considères, je pense, lecourage comme une partie de la vertu.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, certes.

L’ÉTRANGER.

Et la tempérance comme différente du courage,mais comme étant, aussi bien que lui, une partie dela vertu.

LE JEUNE SOCRATE.

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Eh bien, sur ces deux parties, il y a une chose fortétrange qu’il faut oser déclarer.

206

Page 208: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Laquelle ?

L’ÉTRANGER.

C’est que, dans beaucoup de circonstances, ellessont entre elles, si l’on peut ainsi parler, dans unegrande discorde et inimitié.

LE JEUNE SOCRATE.

Que dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

La chose la plus extraordinaire du monde. On acoutume de dire que toutes les parties de la vertus’accordent entre elles.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

207

Page 209: Politique

Examinons donc avec tout le soin dont noussommes capables si cela est absolument vrai, ou siplutôt telle ou telle partie n’est pas en guerre avec sessœurs.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui, mais comment faire ?

L’ÉTRANGER.

Il faut chercher, en tout, ce que nous appelonsbeau, et que nous partageons néanmoins en deux es-pèces contraires.

LE JEUNE SOCRATE.

Parle plus clairement encore.

L’ÉTRANGER.

La promptitude et la vivacité, soit dans le corps,soit dans l’esprit, soit dans l’émission de la voix, soiten elles-mêmes ou dans les images qu’en présentent

208

Page 210: Politique

la musique et la peinture dans leurs imitations, as-tu jamais fait l’éloge de ces qualités, ou entendu unautre les louer devant toi ?

LE JEUNE SOCRATE. Eh ! sans doute.

L’ÉTRANGER.

Et te souviens-tu comment on en agit avec cha-cune d’elles ?

LE JEUNE SOCRATE.

Pas le moins du monde.

L’ÉTRANGER.

Serais-je capable de te l’expliquer tel que je leconçois par mes paroles ?

LE JEUNE SOCRATE.

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER.

209

Page 211: Politique

Tu m’as l’air de croire la chose facile. Considérons-la donc dans des genres à peu près contraires. Dansla plupart des circonstances, où nous admirons la vi-vacité et la promptitude de la pensée ou du corps, etmême de la voix, nous employons pour les louer unseul terme, la force.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Nous disons vif et fort, prompt et fort, et de mêmevéhément. Et c’est en donnant généralement à toutesces qualités le nom commun que je viens d’énoncer,que nous en faisons l’éloge.

LE JEUNE SOCRATE.

Oui.

L’ÉTRANGER.

210

Page 212: Politique

Mais quoi ? n’avons-nous pas souvent, dans millecirconstances, vanté tout ce qui se rapporte à une na-ture paisible ?

LE JEUNE SOCRATE.

Assurément.

L’ÉTRANGER.

Et n’est-ce pas en nous servant d’expressionscontraires aux précédentes, que nous en parlons ?

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Nous appelons certaines choses calmes et modé-rées, et nous les admirons dans leur rapport à la pen-sée ; nous admirons également dans les actions ce quiest doux et lent, et dans la voix ce qui est coulant etgrave, et tous les mouvements rythmiques, et dans les

211

Page 213: Politique

arts en général ce qui a lieu avec une lenteur oppor-tune. Or, tout cela, nous ne l’appelons pas fort, maistempéré.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER.

Mais si, au contraire, ces choses ont lieu hors deraison, alors nous les blâmons, et changeant de lan-gage, nous les appelons de noms opposés.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Ce qui est plus vif, plus rapide et plus rude que deraison, nous le déclarons violent et insensé ; et ce quiest trop mou ou trop lent, lâche et engourdi. Et, engénéral, la plupart du temps ces qualités, ainsi que lamodération et la force, nous apparaissent comme des

212

Page 214: Politique

idées contraires, hostiles, qui se font la guerre, sansjamais pouvoir s’associer les unes aux autres ; et ceuxqui portent ces qualités dans leur âme, nous les ver-rons en lutte entre eux, pour peu que nous nous atta-chions à leurs pas.

Pour les suivre où ?

L’ÉTRANGER.

Dans toutes les circonstances que nous venonsde relater, et vraisemblablement dans beaucoupd’autres. Il me paraît, en effet, que, se laissant allerà la pente de leur nature, ils louent les choses quileur sont propres et personnelles, blâment les autresparce qu’elles leur sont étrangères, et qu’ainsi, dansbeaucoup de cas, beaucoup d’inimitiés s’établissententre les hommes.

LE JEUNE SOCRATE.

Je le crains.

L’ÉTRANGER.

213

Page 215: Politique

On pourrait croire que l’opposition de ces idéesn’est qu’un jeu : dans les choses importantes, c’est lapire maladie qui puisse désoler les États.

LE JEUNE SOCRATE.

Dans quelles choses dis-tu ?

L’ÉTRANGER.

Dans toute l’économie de la vie humaine, à ce qu’ilme semble. Les uns sont d’un naturel extrêmementmodéré, enclins à mener une vie tranquille, dirigeantseuls et par eux-mêmes leurs affaires, agissant dansleurs relations intérieures et extérieures de manièreà demeurer en paix entre eux et avec les États voi-sins. Trompés par cet amour excessif du repos et parla satisfaction de leurs désirs, ils ne s’aperçoivent pasqu’ils deviennent incapables de faire la guerre, qu’ilsélèvent les jeunes gens dans la même mollesse, etqu’ils sont à la merci de l’ennemi ; en sorte que, aprèspeu d’années, eux, leurs enfants et l’État entier, delibres qu’ils étaient, ils sont tombés sans le savoirdans l’esclavage.

LE JEUNE SOCRATE.

214

Page 216: Politique

Tu parles là d’une fâcheuse et terrible disposition.

L’ÉTRANGER.

Et que sera-ce des autres, qui inclinent davantagedu côté de la force ? Ne poussent-ils pas sans cesseleur patrie dans des guerres nouvelles, à cause de leurpassion immodérée pour ce genre de vie, et, à forcede lui susciter des ennemis, ne la conduisent-ils pasà sa ruine totale ou à la perte de sa liberté ?

LE JEUNE SOCRATE.

Cela arrive aussi.

L’ÉTRANGER.

Comment donc ne pas avouer qu’il y a entre cesdeux espèces, comme une profonde inimitié et uneimmense discorde ?

LE JEUNE SOCRATE.

Impossible de ne pas l’avouer.

215

Page 217: Politique

L’ÉTRANGER.

Ce que nous cherchions d’abord, ne l’avons-nousdonc pas trouvé, à savoir que certaines parties dela vertu, et des plus importantes, sont naturellementopposées entre elles, et mettent la même oppositionchez ceux qui les possèdent.

LE JEUNE SOCRATE.

Je le crois.

L’ÉTRANGER.

Examinons donc...

LE JEUNE SOCRATE.

Quoi ?

L’ÉTRANGER.

Si parmi les sciences qui assemblent il en est quel-qu’une qui, de propos délibéré, compose son œuvre,si humble qu’elle soit, d’éléments bons et mauvais ;

216

Page 218: Politique

ou si toute science ne s’attache pas de tout son pou-voir à écarter le mal pour retenir ce qui est bon etconvenable, et de ces parties semblables ou dissem-blables, réunies en un tout, former une seule chose etune seule idée.

LE JEUNE SOCRATE.

Eh ! sans doute.

L’ÉTRANGER.

Donc, la politique non plus, celle qui nous a paruconforme à la nature et vraie, ne consentira pas àcomposer un État de citoyens bons et mauvais ; toutau contraire, elle les éprouvera d’abord par l’éduca-tion, et, après cette épreuve, elle les confiera à deshommes capables de les instruire sous sa propre di-rection. Elle surveillera tout, présidera à tout, commel’art du tisserand surveille ceux qui cardent et pré-parent les objets nécessaires à ces tissus, et présideà leurs travaux, assignant à chacun sa tâche, et dispo-sant tout pour le mieux en vue du résultat définitif.

LE JEUNE SOCRATE.

217

Page 219: Politique

Fort bien.

L’ÉTRANGER.

De même, il me semble que la science royale, ayantla puissance de commander, ne permettra à aucunde ceux qui donnent au nom de la loi l’instruction etl’éducation, d’établir des exercices qui ne feraient pasnaître des habitudes favorables au mélange qu’ellemédite, mais qu’elle autorisera ceux-là seulement.Quant à ceux qui ne peuvent se former avec les autresau courage, à la tempérance et en général à la vertu,mais qu’un naturel violent et pervers entraîne à l’im-piété, à l’injustice et au désordre, elle s’en débarrasseen leur infligeant la mort, l’exil et les plus terribleschâtiments.

LE JEUNE SOCRATE.

Voilà bien ce qu’on dit.

L’ÉTRANGER.

Ceux qui croupissent dans l’ignorance et l’abjec-tion, elle les met sous le joug de l’esclavage.

218

Page 220: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement.

L’ÉTRANGER.

Quant aux autres, dont la nature est capable d’ac-tions généreuses, pour peu que l’éducation leurvienne en aide, et qui peuvent avec le secours de l’artse prêter au mélange convenable, elle les conserve,elle se sert comme d’une sorte de chaîne du caractèrefortement trempé de ceux qui ont plus de penchant àla force ; et ceux qui sont portés à la modération, quiont quelque chose de doux et de liant qui les fait res-sembler au fil de la trame, mais qui sont en opposi-tion avec les premiers, elle s’efforce de les lier et deles entrelacer de la manière suivante.

LE JEUNE SOCRATE.

De quelle manière ?

L’ÉTRANGER.

219

Page 221: Politique

D’abord en unissant, suivant les rapports de pa-renté, la partie immortelle de leurs âmes par un liendivin, et au-dessous de celle-là la partie animale pardes liens humains.

LE JEUNE SOCRATE.

Explique-moi encore ce que tu veux dire.

L’ÉTRANGER.

L’opinion vraie, sur le beau, le juste, le bien et leurscontraires, est-elle solidement assise dans les âmes,je l’appelle divine, si c’est dans une espèce de la na-ture des démons qu’elle se trouve.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est à merveille.

L’ÉTRANGER.

Or, nous savons que, seuls, le politique et le bonlégislateur sont capables, la muse de la science royaleaidant, de produire cette disposition chez les citoyens

220

Page 222: Politique

qui ont reçu une bonne éducation, ainsi que nous ledisions à l’instant même.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER.

Quant à celui qui est incapable d’obtenir ce ré-sultat, ne lui appliquons jamais les noms dont nouscherchons maintenant la définition.

LE JEUNE SOCRATE.

Parfaitement.

L’ÉTRANGER.

Quoi donc ? L’âme forte ainsi pénétrée de la vériténe s’adoucira-t-elle pas, et ne voudra-t-elle pas par-dessus tout entrer en commerce avec la justice ; si ellen’y participe pas, n’inclinera-t-elle pas au contrairevers un naturel sauvage ?

221

Page 223: Politique

LE JEUNE SOCRATE.

Impossible qu’il en soit autrement.

L’ÉTRANGER.

Mais quoi ? le naturel modéré, en participant deson côté à l’opinion vraie, ne deviendra-t-il pas sageet prudent, comme il convient dans un État ; s’il enest privé, n’aura-t-il pas, et ne méritera-il pas d’avoirla honteuse réputation d’un homme simple et sansesprit ?

LE JEUNE SOCRATE.

Tout à fait.

L’ÉTRANGER.

Ne dirons-nous pas qu’aucun tissu, aucun lien so-lide et durable ne saurait jamais unir les méchantsaux méchants, ni les bons aux méchants ; et qu’au-cune science ne tenterait jamais cette entreprise ?

LE JEUNE SOCRATE.

222

Page 224: Politique

Sans doute.

L’ÉTRANGER.

Et qu’il n’y a que les hommes qui apportent ennaissant des instincts généreux, et dont l’éducationest conforme à la nature, qui peuvent être ainsi for-més par les lois ; et c’est là le remède que produisentl’art et la science, et c’est là le lien divin qui, commenous l’avons dit, accorde entre elles les parties dis-semblables et contraires de la vertu.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est on ne peut plus vrai.

L’ÉTRANGER.

Pour les autres liens, ceux qui sont humains, quandle lien divin est établi, il n’est guère difficile ni de lesconcevoir, ni, après les avoir conçus, de les former.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment, et quels liens ?

223

Page 225: Politique

L’ÉTRANGER.

L’union des sexes, la procréation des enfants,les établissements et les mariages. Car, hommes etfemmes, la plupart ne sont pas convenablement al-liés au point de vue de la génération des enfants.

LE JEUNE SOCRATE.

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER.

La poursuite de l’argent et du pouvoir en de pa-reilles affaires mérite-t-elle seulement qu’on prennela peine de la blâmer ?

LE JEUNE SOCRATE.

Non.

L’ÉTRANGER.

224

Page 226: Politique

Il importe plus de parler de ceux qui prennentsouci des caractères, et d’examiner s’ils ne seconduisent pas au rebours de la raison.

LE JEUNE SOCRATE.

Il y a apparence.

L’ÉTRANGER.

Or, ils se conduisent sans aucun bon sens, en pour-suivant le plaisir présent, en recherchant ceux quileur ressemblent, en fuyant ceux qui diffèrent, préoc-cupés sans mesure d’échapper aux difficultés.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

L’ÉTRANGER.

Les hommes modérés recherchent la même modé-ration, se marient autant que possible à des femmesde ce caractère, et marient de même leurs filles ; leshommes forts se comportent pareillement, ils sont en

225

Page 227: Politique

quête de leur propre naturel, au lieu qu’il faudrait queces deux sortes d’hommes fissent tout le contraire.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment, et pourquoi ?

L’ÉTRANGER.

Parce que telle est la nature du caractère fort eténergique : éclatant de vigueur au commencement,lorsqu’il s’est reproduit sans mélange pendant plu-sieurs générations, il finit par s’emporter en de véri-tables accès de fureur.

LE JEUNE SOCRATE.

C’est assez vraisemblable.

L’ÉTRANGER.

D’autre part, l’âme que remplit une excessive pu-deur, qui ne s’associe point à la mâle audace, et qui sereproduit de la sorte pendant plusieurs générations,

226

Page 228: Politique

devient plus faible que de raison, et finit par tomberdans une complète défaillance.

LE JEUNE SOCRATE

Il est encore vraisemblable qu’il en arrive ainsi.

L’ÉTRANGER.

Voilà par quels liens je dirais qu’il n’est pas diffi-cile d’enchaîner ces deux espèces d’hommes, pourpeu qu’ils aient la même opinion sur le beau et surle bien. Car c’est l’unique tâche et en même tempstoute la tâche du tisserand royal, de ne jamais per-mettre que le caractère prudent rompe avec le carac-tère fort et énergique, de les mêler par la similitudedes sentiments, des honneurs, des peines, des opi-nions, comme par un échange de gages d’union, d’encomposer un tissu, comme nous avons dit, à la foisdoux et solide, et de leur confier en commun les dif-férents pouvoirs dans les États.

LE JEUNE SOCRATE.

Comment ?

227

Page 229: Politique

L’ÉTRANGER.

Là où il faut un seul chef, en choisissant un hommequi réunisse dans sa personne ces deux caractères ;là où il en faut plusieurs, en les mêlant par par-ties égales. Les chefs modérés ont, en effet, desmœurs prudentes, justes et conservatrices, mais ilsmanquent de décision et de cette prompte audaceque réclame l’action.

LE JEUNE SOCRATE.

Tout cela me paraît fort juste.

L’ÉTRANGER.

Les chefs forts et énergiques, à leur tour, laissentdavantage à désirer du côté de la justice et de la pru-dence, mais dans l’action ils excellent. Que tout aillebien dans les États pour les particuliers et pour le pu-blic sans la combinaison de ces deux caractères, c’estce qui est impossible.

LE JEUNE SOCRATE.

228

Page 230: Politique

Nécessairement.

L’ÉTRANGER.

Disons donc que l’action politique est arrivée à salégitime fin, qui est d’entrelacer un solide tissu, et decroiser les caractères forts avec les modérés, lorsquel’art royal, en unissant ces hommes divers en une viecommune par les liens de la concorde et de l’amitié,en accomplissant le plus magnifique et le meilleurdes tissus, de manière à former un tout, en embras-sant à la fois tout ce qu’il y a dans les États d’esclaveset d’hommes libres, enserre tout dans ses mailles, etsans rien négliger de ce qui peut contribuer à la pros-périté de l’État, commande et gouverne.

LE JEUNE SOCRATE.

On ne pouvait mieux définir à leur tour, Étranger,le roi et le politique.

229

Page 231: Politique

, traduction ÉmileChambry

PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOCRATE,THÉODORE, L’ÉTRANGER, SOCRATE LE JEUNE

SOCRATE

I. - Quelle reconnaissance je te dois, Théodore, dem’avoir fait faire la connaissance de Théétète, ainsique celle de l’étranger !

THÉODORE

Tu m’en devras bientôt le triple, Socrate, quand ilst’auront défini le politique et le philosophe.

230

Page 232: Politique

SOCRATE

J’entends ; mais est-ce bien là, cher Théodore, lemot que nous dirons avoir entendu dans la bouchedu grand maître du calcul et de la géométrie ?

THÉODORE

Que veux-tu dire, Socrate ?

SOCRATE

Que tu attribues la même valeur à chacun de ceshommes, alors qu’ils diffèrent en mérite au-delà detoutes les proportions de votre art.

THÉODORE

Par notre dieu Ammon [1] , voilà qui est bien par-ler, Socrate, et justement, et tu as vraiment de la pré-sence d’esprit de me reprocher cette faute de calcul.Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi, étranger,ne te lasse pas de nous obliger, continue [2] et choi-sis d’abord entre le politique et le philosophe, et, tonchoix fait, développe ton idée.

231

Page 233: Politique

L’ÉTRANGER

C’est ce qu’il faut faire, Théodore, du moment quenous avons tenté l’entreprise, et il ne faut pas y re-noncer que nous ne soyons arrivés au terme de nosrecherches. Mais à l’égard de Théétète, que faut-ilque je fasse ?

THÉODORE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Le laisserons-nous reposer et mettrons-nous à saplace son compagnon d’exercices, le Socrate quevoici ? sinon que conseilles-tu ?

THÉODORE

Prends-le à sa place, comme tu l’as dit ; car ils sontjeunes tous les deux et ils supporteront plus aisémentla fatigue jusqu’au bout, si on leur donne du répit.

SOCRATE

232

Page 234: Politique

Il me semble d’ailleurs, étranger, qu’ils ont tous lesdeux avec moi une sorte de lien de famille. En toutcas, l’un me ressemble, dites-vous, par les traits duvisage ; l’autre est mon homonyme et cette commu-nauté de nom nous donne un air de parenté. Or ondoit toujours être jaloux d’apprendre à connaître sesparents en conversant ensemble. Avec Théétète, j’aimoi-même, hier, noué connaissance en m’entrete-nant avec lui, et je viens de l’entendre te répondre ;mais avec Socrate, je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Il fautpourtant l’examiner, lui aussi. Une autre fois, c’est àmoi qu’il donnera la réplique ; aujourd’hui c’est à toi.

L’ÉTRANGER

C’est cela. Eh bien, Socrate, entends-tu ce que ditSocrate ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et tu consens à ce qu’il propose ?

233

Page 235: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

De ton côté, pas d’obstacle, à ce que je vois ; il sié-rait encore moins, je crois, qu’il y en eût du mien.Maintenant il faut, ce me semble, après le sophiste,étudier à nous deux le politique. Or dis-moi : devons-nous le ranger, lui aussi, parmi ceux qui savent, ouque faut-il en penser ?

SOCRATE LE JEUNE

Qu’il est de ceux qui savent.

L’ÉTRANGER

II. - Il faut donc diviser les sciences comme nousavons fait en examinant le sujet précédent.

SOCRATE LE JEUNE

Peut-être bien.

234

Page 236: Politique

L’ÉTRANGER

Mais ici, Socrate, la division, ce me semble, ne sefera pas de la même manière.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc ?

L’ÉTRANGER

D’une manière différente.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Comment donc trouvera-t-on le sentier de lascience politique ? car il faut le découvrir, et, aprèsl’avoir séparé des autres, le marquer d’un caractèreunique, puis, appliquant une autre marque unique à

235

Page 237: Politique

tous les sentiers qui s’en écartent, amener notre es-prit à se représenter toutes les sciences comme for-mant deux espèces.

SOCRATE LE JEUNE

A présent, étranger, c’est ton affaire, j’imagine, etnon la mienne.

L’ÉTRANGER

Il faut pourtant, Socrate, que ce soit aussi la tienne,quand nous serons parvenus à y voir clair.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’arithmétique et certains autres artsapparentés avec elle ne sont-ils pas indépendantsde l’action et ne se bornent-ils pas à fournir uneconnaissance ?

236

Page 238: Politique

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Au contraire ceux qui ont trait à l’art de bâtir et àtous les travaux manuels ont leur science liée, pourainsi dire, à l’action et l’aident à produire des corpsqui n’existaient pas auparavant.

SOCRATE LE JEUNE

C’est indéniable.

L’ÉTRANGER

Pars donc de là pour diviser l’ensemble dessciences, et donne à une partie le nom de science pra-tique, à l’autre celui de science purement théorique.

SOCRATE LE JEUNE

Soit : distinguons dans l’unité de la science en gé-néral deux espèces.

237

Page 239: Politique

L’ÉTRANGER

Maintenant admettrons-nous que le politique esten même temps roi, maître et administrateur de sesbiens et grouperons-nous tout cela sous un seul titre,ou dirons-nous qu’il y a là autant d’arts que nousavons cité de noms ? Mais suis-moi plutôt par ici.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

L’ÉTRANGER

Voici. Supposons qu’un homme soit capable dedonner des conseils à un médecin public [3] , quoi-qu’il ne soit lui-même qu’un simple particulier, nedevra-t-on pas lui donner le même nom profession-nel qu’à celui qu’il conseille ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

238

Page 240: Politique

De même, si quelqu’un a le talent de conseillerle roi d’un pays, quoiqu’il ne soit lui-même qu’unsimple particulier, ne dirons-nous pas qu’il possèdela science que le souverain lui-même devrait possé-der ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous le dirons.

L’ÉTRANGER

Mais la science d’un véritable roi, c’est la scienceroyale ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et celui qui la possède, qu’il soit chef ou simpleparticulier, n’aura-t-il pas, quel que soit son cas, droitau titre royal du fait même de son art ?

239

Page 241: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Il y aura droit certainement.

L’ÉTRANGER

Et il en sera de même de l’administrateur et dumaître de maison ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : entre l’état d’une grande maison etle volume d’une petite cité, y a-t-il quelque différenceau regard du gouvernement ?

SOCRATE LE JEUNE

Aucune.

L’ÉTRANGER

240

Page 242: Politique

Par conséquent, pour en revenir à la question quenous nous posions tout à l’heure, il est clair qu’il n’ya pour tout cela qu’une seule science ; maintenant,qu’on l’appelle royale, politique, économique, nousne disputerons pas sur le mot.

SOCRATE LE JEUNE

A quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

III. - Mais il est clair aussi qu’un roi fait peu dechoses avec ses mains et le reste de son corps pourmaintenir son pouvoir, en comparaison de ce qu’ilfait par l’intelligence et la force de son âme.

SOCRATE LE JEUNE

C’est clair.

L’ÉTRANGER

241

Page 243: Politique

Dès lors, veux-tu que nous disions que le roi a plusd’affinité avec la science théorique qu’avec les artsmanuels et avec les arts pratiques en général ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans difficulté.

L’ÉTRANGER

Donc la science politique et le politique, la scienceroyale et l’homme royal, tout cela, nous le réunironsensemble, comme une seule et même chose ?

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Maintenant ne procéderions-nous pas avec ordre,si après cela, nous divisions la science théorique ?

SOCRATE LE JEUNE

242

Page 244: Politique

Certainement si.

L’ÉTRANGER

Applique-toi donc pour voir si nous n’y découvri-rons pas une division naturelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle division ? Explique-toi.

L’ÉTRANGER

Celle-ci. Nous avons dit qu’il y a un art du calcul.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il rentre absolument, je crois, dans les arts théo-riques.

SOCRATE LE JEUNE

243

Page 245: Politique

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Le calcul connaît la différence des nombres. Luiattribuerons-nous encore une autre fonction que dejuger ce qu’il connaît ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle autre pourrions-nous lui attribuer ?

L’ÉTRANGER

De même aucun architecte n’est lui-même ouvrier,il commande seulement les ouvriers.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il ne fournit, j’imagine, que son savoir, mais pas detravail manuel.

244

Page 246: Politique

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il serait donc juste de dire qu’il participe à lascience théorique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Cependant il ne doit pas, je pense, une fois qu’il aporté son jugement, s’en tenir là et se retirer, commefaisait le calculateur, mais bien commander à chacunde ses ouvriers ce qu’il a à faire, jusqu’à ce qu’ils aientachevé ce qu’on leur a commandé.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

245

Page 247: Politique

L’ÉTRANGER

Ainsi toutes les sciences de cette sorte et toutescelles qui se rattachent au calcul sont des sciencesthéoriques, mais il n’y en a pas moins là deux espècesqui diffèrent en ce que les unes jugent et les autrescommandent. Est-ce vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble.

L’ÉTRANGER

Si donc nous divisions la totalité de la science théo-rique en deux parties et que nous appelions l’unescience du commandement, et l’autre science du ju-gement, nous pourrions dire que notre division seraitjuste.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, selon moi.

L’ÉTRANGER

246

Page 248: Politique

Mais lorsqu’on fait quelque chose en commun, ondoit se trouver heureux d’être d’accord ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Donc, aussi longtemps que nous resterons d’ac-cord, ne nous préoccupons pas des opinions desautres.

SOCRATE LE JEUNE

A quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

IV. - Voyons maintenant : dans lequel de cesdeux arts devons-nous placer l’homme royal ? Leplacerons-nous dans l’art de juger, comme une sortede spectateur ? Ne tiendrons-nous pas plutôt qu’il ap-partient à l’art du commandement, puisque c’est unmaître ?

247

Page 249: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Plutôt, certainement.

L’ÉTRANGER

Revenons à l’art du commandement et voyons s’ilcomporte quelque division. Il me semble qu’on peutle diviser ainsi : comme nous avons distingué l’art desdétaillants de l’art des marchands fabricants, ainsi legenre royal se distingue, semble-t-il, du genre des hé-rauts.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les détaillants achètent d’abord les produits desautres et, quand ils les ont reçus, ils les revendent.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

248

Page 250: Politique

L’ÉTRANGER

De même la tribu des hérauts reçoit les penséesd’autrui sous forme d’ordres et les retransmet à sontour à d’autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, confondrons-nous la science du roi aveccelle de l’interprète, du chef des rameurs, du devin,du héraut et de beaucoup d’autres arts de la mêmefamille qui sont tous en possession du commande-ment ? Ou bien veux-tu que, poursuivant notre com-paraison de tout à l’heure, nous forgions aussi unnom par comparaison, puisque le genre de ceux quicommandent de leur propre autorité est à peu prèssans nom, et que nous fassions notre division en met-tant le genre royal dans la classe des autocrates etque nous laissions de côté tout le reste et passionsà d’autres le soin de lui donner un nom ? car c’est lechef qui est l’objet de notre recherche, et non pas soncontraire.

249

Page 251: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

V. - Maintenant que nous avons bien séparé ce der-nier genre des autres, en distinguant le pouvoir per-sonnel du pouvoir emprunté, ne faut-il pas le diviserlui-même à son tour, si nous trouvons encore en luiquelque sectionnement qui s’y prête ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et il paraît bien que nous le tenons. Mais suis-moibien et divise avec moi.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

250

Page 252: Politique

L’ÉTRANGER

Imaginons tous les chefs qu’il nous plaira dansl’exercice du commandement : ne trouverons-nouspas que leurs ordres ont en vue quelque production ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Or il n’est pas du tout difficile de partager en deuxl’ensemble des productions.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Dans cet ensemble, les unes, j’imagine, sont inani-mées, les autres animées.

SOCRATE LE JEUNE

251

Page 253: Politique

Oui.

L’ÉTRANGER

C’est d’après cela même que nous partagerons, sinous voulons la partager, la partie de la science théo-rique qui a trait au commandement.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En préposant une de ses parties à la production desêtres inanimés, et l’autre à celle des êtres animés, etainsi le tout se trouvera dès lors partagé en deux.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

252

Page 254: Politique

Maintenant, de ces parties, laissons l’une de côtéet reprenons l’autre, puis partageons en deux ce nou-veau tout.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle des deux dis-tu qu’il faut reprendre ?

L’ÉTRANGER

Il n’y a pas de doute, je pense : c’est celle qui com-mande aux êtres vivants ; car la science royale ne pré-side pas, comme l’architecture, aux choses sans vie ;elle est plus relevée ; c’est parmi les êtres vivants etrelativement à eux seuls qu’elle exerce toujours sonautorité.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

253

Page 255: Politique

Quant à la production et à l’élevage des êtres vi-vants, on peut y distinguer, d’une part, l’élevage in-dividuel, et, de l’autre, les soins donnés en communaux nourrissons dans les troupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais nous ne trouverons pas le politique occupéà l’élevage d’un seul individu, comme celui qui n’aqu’un boeuf ou un cheval à soigner ; il a plus de res-semblance avec celui qui fait paître des troupeaux dechevaux ou de boeufs.

SOCRATE LE JEUNE

Je le vois, à présent que tu viens de le dire.

L’ÉTRANGER

254

Page 256: Politique

Maintenant cette partie de l’élevage des êtres vi-vants qui en nourrit en commun des groupes nom-breux, l’appellerons-nous élevage de troupeaux ouélevage collectif ?

SOCRATE LE JEUNE

L’un ou l’autre, au hasard du discours.

L’ÉTRANGER

VI. - Bravo, Socrate ! Si tu te gardes toujours d’at-tacher de l’importance aux mots, tu deviendras plusriche en sagesse sur tes vieux jours. Pour le moment,nous n’avons qu’à suivre ton conseil. Revenons àl’élevage en troupeaux : conçois-tu comment, aprèsavoir montré qu’il comprend deux parties, on peutfaire en sorte que ce qu’on cherchait tout à l’heuredans les deux moitiés confondues on ne le cherchedésormais que dans une ?

SOCRATE LE JEUNE

Je m’y applique. Il me semble à moi qu’il y a d’uncôté l’élevage des hommes et de l’autre celui desbêtes.

255

Page 257: Politique

L’ÉTRANGER

Voilà qui est promptement et hardiment divisé ;mais tâchons, autant que possible, de ne plus recom-mencer.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ne détachons pas une petite partie pour l’oppo-ser à beaucoup d’autres grandes, sans tenir comptede l’espèce ; que chaque partie contienne en mêmetemps une espèce. C’est en effet très bien de sépa-rer sur-le-champ de tout le reste ce que l’on cherche,à condition de tomber juste. Ainsi toi, tout à l’heure,tu as cru tenir ta division, tu as anticipé le raisonne-ment, en voyant qu’il allait vers les hommes. Mais,en réalité, mon ami, il n’est pas sûr de faire de pe-tites coupures ; il l’est davantage de procéder en di-visant par moitiés ; on trouve mieux ainsi les espèces.Or c’est là ce qui importe par-dessus tout pour nosrecherches.

256

Page 258: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu cela, étranger ?

L’ÉTRANGER

Il faut essayer de parler encore plus clairement parégard pour une nature comme la tienne. Pour le mo-ment, il est sans doute impossible d’exposer la ques-tion sans rien omettre ; mais il faut essayer de pousserencore un peu plus avant pour l’éclaircir.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’y a-t-il donc d’inexact, selon toi, dans la divi-sion que nous venons de faire ?

L’ÉTRANGER

Voici. Nous avons fait comme si, voulant diviser endeux le genre humain, on en faisait le partage à lamanière de la plupart des gens d’ici, qui séparent larace hellénique de tout le reste, comme formant uneunité distincte, et, réunissant toutes les autres sousla dénomination unique de barbares, bien qu’elles

257

Page 259: Politique

soient innombrables, qu’elles ne se mêlent pas entreelles et ne parlent pas la même langue, se fondent surcette appellation unique pour les regarder commeune seule espèce. C’est encore comme si l’on croyaitdiviser les nombres en deux espèces en coupant unemyriade sur le tout, dans l’idée qu’on en fait une es-pèce à part, et qu’on prétendît, en donnant à toutle reste un nom unique, que cette appellation suf-fit pour en faire aussi un genre unique, différent dupremier. Mais on ferait plus sagement et on diviseraitmieux par espèces et par moitiés, si l’on partageaitles nombres en pairs et impairs et le genre humainen mâles et femelles, et si l’on n’en venait à sépareret opposer les Lydiens, ou les Phrygiens, ou quelqueautre peuple à tous les autres que lorsqu’il n’y au-rait plus moyen de trouver une division dont chaqueterme fût à la fois espèce et partie.

SOCRATE LE JEUNE

VII. - Ce que tu dis est très juste. Mais cette espècemême et cette partie, étranger, comment peut-on re-connaître qu’elles ne sont pas une même chose, maisqu’elles diffèrent l’une de l’autre ?

L’ÉTRANGER

258

Page 260: Politique

O le meilleur des hommes, ce n’est pas une mincetâche que tu m’imposes là, Socrate. Nous ne noussommes déjà que trop écartés de notre sujet, et toi,tu demandes que nous nous en éloignions encoredavantage. Pour le moment, revenons sur nos pas,comme il convient ; quant à la piste que tu voudraissuivre, nous la reprendrons plus tard, quand nous au-rons le temps. En attendant, garde-toi bien d’aller ja-mais t’imaginer que tu m’as entendu expliquer ceciclairement.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Que l’espèce et la partie sont différentes l’une del’autre.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi ?

L’ÉTRANGER

259

Page 261: Politique

C’est que, là où il y a espèce, elle est forcément par-tie de la chose dont elle est dite être une espèce ; maisil n’est pas du tout forcé que la partie soit espèce.C’est cette explication plutôt que l’autre, Socrate, quetu devras toujours donner comme mienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce que je ferai.

L’ÉTRANGER

Dis-moi maintenant.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

De quel point notre digression nous a entraînésjusqu’ici. Je pense que c’est précisément de l’endroitoù, t’ayant demandé comment il fallait diviser l’artd’élever les troupeaux, tu m’as répondu avec tantd’empressement qu’il y a deux genres d’êtres animés,

260

Page 262: Politique

d’un côté, le genre humain, et de l’autre, l’ensembledes bêtes formant un genre unique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il m’a paru alors que, détachant une partie, tut’imaginais que toutes celles que tu laissais ne for-maient qu’un seul genre, parce que tu pouvais leurdonner à toutes le même nom, celui de bêtes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est encore vrai.

L’ÉTRANGER

Mais, ô le plus intrépide des hommes, si, parmi lesautres animaux, il en est un qui soit doué d’intelli-gence, comme paraît être la grue ou quelque bête dumême genre, et que la grue par exemple distribue lesnoms comme tu viens de le faire, elle opposerait sans

261

Page 263: Politique

doute les grues comme une espèce à part aux autresanimaux, se faisant ainsi honneur à elle-même, et,groupant tout le reste, y compris les hommes, en unemême classe, elle ne leur donnerait sans doute pasd’autre nom que celui de bêtes. Tâchons donc, nous,de nous tenir en garde contre toutes les fautes de cegenre.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En ne divisant pas le genre animal tout entier, afind’être moins exposés à ces erreurs.

SOCRATE LE JEUNE

Il ne faut pas, en effet, le diviser tout entier.

L’ÉTRANGER

Car c’est cela qui nous a fait tomber dans l’erreur.

262

Page 264: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Toute la partie de la science théorique qui a trait aucommandement, nous l’avons rangée dans le genreélevage des animaux, des animaux qui vivent en trou-peaux, n’est-ce pas ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Dès ce moment-là tout le genre animal se divisaiten animaux apprivoisés et en sauvages ; car si leur na-ture admet la domestication, on les appelle paisibles,et si elle ne l’admet pas, sauvages.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

263

Page 265: Politique

L’ÉTRANGER

Or la science que nous poursuivons s’est toujoursrapportée et se rapporte encore aux animaux pai-sibles, et c’est du côté de ceux qui vivent en troupeauxqu’il faut la chercher.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Ne divisons donc pas, comme nous l’avons faitalors, en envisageant le tout et en nous pressant pourarriver vite à la politique ; car c’est pour cela que nousavons éprouvé tout à l’heure la déception dont parlele proverbe.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

264

Page 266: Politique

Celle d’avoir avancé plus lentement, pour n’avoirpas pris tranquillement le temps de bien diviser.

SOCRATE LE JEUNE

Cela a été une bonne leçon pour nous, étranger.

L’ÉTRANGER

VIII. - Je ne le nie pas ; mais reprenons au commen-cement et essayons de nouveau de diviser l’élevageen commun. Peut-être le cours même de l’entretient’apportera-t-il plus de lumière sur la recherche quite tient à coeur. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ceci, dont tu as dû entendre parler souvent ; car jene sache pas que tu aies assisté toi-même à l’élevagedes poissons dans le Nil [4] ou dans les étangs royaux ;mais peut-être l’as-tu vu pratiquer dans les fontaines.

265

Page 267: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Dans les fontaines, oui, je l’ai vu ; pour les autres,j’en ai entendu parler plus d’une fois.

L’ÉTRANGER

De même, pour les troupeaux d’oies et de grues,sans avoir parcouru les plaines de Thessalie, tu saiscertainement et tu crois qu’on en élève.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Si je t’ai posé toutes ces questions, c’est que, parmiles animaux qu’on élève en troupeaux, il y a, d’uncôté, ceux qui vivent dans l’eau, et, de l’autre, ceuxqui marchent sur la terre ferme.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, en effet.

266

Page 268: Politique

L’ÉTRANGER

Alors n’es-tu pas d’avis avec moi qu’il faut diviserla science de l’élevage en commun de cette manière :appliquer à chacune de ces deux classes la partie decette science qui la concerne et nommer l’une éle-vage aquatique, et l’autre élevage en terre ferme ?

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis d’avis.

L’ÉTRANGER

Alors nous ne chercherons pas auquel de ces deuxarts appartient le métier de roi ; c’est évident pourtout le monde.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

267

Page 269: Politique

Tout le monde aussi est à même de diviser la tributerrestre des animaux qu’on élève en troupes.

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

En distinguant ceux qui volent et ceux quimarchent.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ? est-il besoin de se demander si lascience politique a pour objet les animaux quimarchent ? Ne crois-tu pas que l’homme le plusborné, si je puis dire, en jugerait ainsi ?

SOCRATE LE JEUNE

268

Page 270: Politique

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Mais l’élevage des animaux qui marchent, il fautmontrer que, comme le nombre tout à l’heure, il sedivise aussi en deux parties.

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Or, pour la partie vers laquelle se dirige notrerecherche, je crois apercevoir deux routes qui ymènent, l’une, plus rapide, qui sépare une petite par-tie qu’elle oppose à une plus grande, et l’autre, plusen accord avec la règle que nous avons énoncée pré-cédemment, de couper, autant que possible, par moi-tiés, mais en revanche plus longue. Nous sommeslibres de prendre celle des deux que nous voudrons.

SOCRATE LE JEUNE

269

Page 271: Politique

Et les deux, est-ce donc impossible ?

L’ÉTRANGER

A la fois, oui, étonnant jeune homme ; mais l’uneaprès l’autre, évidemment, c’est possible.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, moi, je choisis les deux, l’une après l’autre.

L’ÉTRANGER

C’est facile, vu que ce qui reste est court. Au com-mencement et au milieu du parcours, il eût été dif-ficile de satisfaire à ta demande ; mais à présent,puisque tu le juges bon, prenons d’abord la route laplus longue : frais comme nous sommes, nous la par-courrons plus aisément. Maintenant vois comme jedivise.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

270

Page 272: Politique

L’ÉTRANGER

IX. - Ceux des marcheurs apprivoisés qui vivent entroupeaux se divisent naturellement en deux espèces.

SOCRATE LE JEUNE

Sur quoi fondes-tu ta division ?

L’ÉTRANGER

Sur ce fait que les uns naissent sans cornes et lesautres avec des cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est clair.

L’ÉTRANGER

Maintenant, en divisant l’élevage des marcheurs,désigne chaque partie en la définissant. Car, si tu veuxleur donner un nom, ce sera compliquer ta tâche plusqu’il n’est nécessaire.

271

Page 273: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il donc dire ?

L’ÉTRANGER

Comme ceci : l’art de paître les marcheurs étantpartagé en deux parties, il faut appliquer l’une à lapartie cornue du troupeau et l’autre à la partie dé-pourvue de cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Va pour cette façon de dire ; elle désigne au moinsles choses assez clairement.

L’ÉTRANGER

Nous voyons aussi clairement que le roi paît untroupeau dépourvu de cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne pas le voir ?

272

Page 274: Politique

L’ÉTRANGER

Maintenant morcelons ce troupeau et tâchonsd’assigner au roi la portion qui lui appartient.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, tâchons-y.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que nous le divisions selon que lepied est fendu, ou, comme on dit, d’une seule pièce,ou selon qu’il y a croisement de races ou race pure ?Tu comprends, je pense ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Que les chevaux et les ânes engendrent naturelle-ment entre eux.

273

Page 275: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Au lieu que le reste de ce doux troupeau des appri-voisés est incapable de ce croisement de races.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’espèce dont le politique s’occupe teparaît-elle être celle dont la nature admet le croise-ment ou celle qui n’engendre que chez elle ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est évidemment celle qui se refuse au croise-ment.

L’ÉTRANGER

274

Page 276: Politique

Or cette espèce, il faut, ce semble, la partager endeux, comme les précédentes.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut effectivement.

L’ÉTRANGER

Voilà donc maintenant tous les animaux apprivoi-sés qui vivent en troupes à peu près entièrement di-visés, hormis deux genres ; car, pour le genre chien, ilne vaut pas la peine qu’on le compte parmi les bêtesqu’on élève en troupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

Non, assurément. Mais comment diviser ces deuxespèces ?

L’ÉTRANGER

Comme il est juste que vous les divisiez, Théétèteet toi, puisque vous vous occupez de géométrie.

275

Page 277: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Naturellement par la diagonale et puis par la dia-gonale de la diagonale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

Est-ce que la nature de notre race à nous autreshommes n’est pas, en ce qui concerne la marche, en-tièrement assimilable à la diagonale sur laquelle peutse construire un carré de deux pieds [5] .

SOCRATE LE JEUNE

Elle l’est.

L’ÉTRANGER

276

Page 278: Politique

Et la nature de l’autre espèce n’est-elle pas, à sontour, considérée, du point de vue de la racine carrée,comme la diagonale du carré de notre racine, puis-qu’elle est naturellement de deux fois deux pieds ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment en serait-il autrement ? Je comprends àpeu près ce que tu veux démontrer.

L’ÉTRANGER

Ne voyons-nous pas d’ailleurs, Socrate, qu’il nousest arrivé dans notre division quelque chose de bienpropre à exciter le rire ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Voilà notre race humaine qui va de compagnie etlutte de vitesse avec ce genre d’être le plus noble [6]et aussi le plus indolent.

277

Page 279: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Je le vois : c’est un résultat bien bizarre.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! n’est-il pas naturel que les plus lents ar-rivent les derniers ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela, oui.

L’ÉTRANGER

Ne remarquons-nous pas aussi que le roi apparaîtsous un jour plus ridicule encore, lorsqu’il lutte à lacourse avec son troupeau et fournit la carrière à côtéde l’homme le mieux entraîné à cette vie indolente ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est tout à fait vrai.

L’ÉTRANGER

278

Page 280: Politique

C’est maintenant, en effet, Socrate, que s’éclaire laréflexion que nous avons faite lors de notre enquêtesur le sophiste [7] .

SOCRATE LE JEUNE

Quelle réflexion ?

L’ÉTRANGER

Que notre méthode d’argumentation ne s’inquiètepas plus de ce qui est noble que de ce qui ne l’est pas,qu’elle estime autant le plus petit que le plus grand,et qu’elle poursuit toujours son propre chemin versla vérité la plus parfaite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

L’ÉTRANGER

Maintenant, sans attendre que tu me demandesquelle était cette route plus courte dont je parlais tout

279

Page 281: Politique

à l’heure pour arriver à la définition du roi, veux-tuque je t’y guide moi-même le premier ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Eh bien, je dis que nous aurions dû diviser tout desuite les animaux marcheurs en opposant les bipèdesaux quadrupèdes, puis voyant l’homme rangé encoredans la même classe que les volatiles seuls, partagerle troupeau bipède à son tour en bipèdes nus et enbipèdes emplumés [8] , qu’enfin cette division faiteet l’art de paître les humains mis dès lors en pleinelumière, placer à sa tête l’homme politique et royal,l’y installer comme cocher et lui remettre les rênes del’Etat, comme lui appartenant de droit, en tant quepossesseur de cette science.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà qui est parfait : tu m’as rendu raison, commesi tu me payais une dette, en ajoutant la digression enguise d’intérêts et pour faire bonne mesure.

280

Page 282: Politique

L’ÉTRANGER

X. - Allons maintenant, revenons en arrière et en-chaînons du commencement à la fin les anneaux dela définition que nous avons donnée de l’art poli-tique.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, faisons-le.

L’ÉTRANGER

Dans la science théorique, nous avons en com-mençant distingué une partie, celle du comman-dement, puis dans celle-ci une portion que nousavons appelée par analogie commandement direct.Du commandement direct nous avons détaché à sontour l’art d’élever les êtres animés, qui n’en est pas legenre le moins important ; de l’art d’élever les êtresvivants, l’espèce qui consiste dans l’élevage en trou-peaux, et de l’élevage en troupeaux, l’art de paître lesanimaux qui marchent, dont la section principale aété l’art de nourrir la race dépourvue de cornes. Lapartie à détacher de cet art n’exige pas moins qu’untriple entrelacement, si on veut la ramener dans un

281

Page 283: Politique

terme unique, en l’appelant l’art de paître des racesqui ne se croisent pas. Le segment qui s’en sépare,seule partie qui reste encore après celle des trou-peaux bipèdes, est l’art de paître les hommes, et c’estprécisément ce que nous cherchions, l’art qui s’ap-pelle à la fois royal et politique [9] .

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Mais est-il bien sûr, Socrate, que ce que tu viens dedire, nous l’ayons réellement fait ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Que nous ayons traité notre sujet d’une manièreabsolument satisfaisante ? ou n’est-ce pas justementle défaut de notre enquête, qu’elle a bien abouti à une

282

Page 284: Politique

sorte de définition, mais non à une définition com-plète et définitive ?

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Je vais tâcher, pour moi comme pour toi, d’expli-quer encore plus clairement ma pensée.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

L’ÉTRANGER

Nous avons vu tout à l’heure, n’est-ce pas, qu’il yavait plusieurs arts de paître les troupeaux et que l’und’eux était la politique et le soin d’une sorte particu-lière de troupeau ?

SOCRATE LE JEUNE

283

Page 285: Politique

Oui.

L’ÉTRANGER

Et cet art, notre argumentation l’a distingué del’élevage des chevaux et d’autres bêtes et nous l’avonsdéfini l’art d’élever en commun des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est cela même.

L’ÉTRANGER

XI. - Considérons maintenant la différence qu’il y aentre tous les autres pasteurs et les rois.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle est-elle ?

L’ÉTRANGER

284

Page 286: Politique

Voyons s’il n’y aurait pas quelqu’un qui, emprun-tant son nom d’un autre art, affirme et prétende qu’ilconcourt à nourrir le troupeau en commun avec undes autres pasteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien, par exemple, que tous les commer-çants, laboureurs, boulangers et aussi les maîtres degymnase et la tribu des médecins, tous ces gens-là pourraient fort bien soutenir, avec force raisons,contre ces pasteurs d’hommes que nous avons appe-lés des politiques, que ce sont eux qui s’occupent denourrir les hommes, et non seulement ceux du trou-peau, mais aussi leurs chefs ?

SOCRATE LE JEUNE

N’auraient-ils pas raison de le soutenir ?

L’ÉTRANGER

285

Page 287: Politique

Peut-être : c’est une autre question à examiner. Ceque nous savons, c’est que personne ne contestera aubouvier aucun de ces titres. C’est bien le bouvier, luiseul, qui nourrit le troupeau, lui qui en est le méde-cin, lui qui en est, si je puis dire, le marieur, lui qui,expert en accouchement, aide à la naissance des pe-tits et à la délivrance des mères. Ajoute que, pour lesjeux et la musique, dans la mesure où la nature per-met à ses nourrissons d’y prendre part, nul autre nes’entend mieux à les égayer et à les apprivoiser en lescharmant, et, qu’il se serve d’instruments ou seule-ment de sa bouche, il exécute à merveille les airs quiconviennent à son troupeau. Et il en est de même desautres pasteurs, n’est-il pas vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Comment donc admettre que nous avons définile roi d’une manière juste et distincte, quand nousl’avons proclamé seul pasteur et nourricier du trou-peau humain et séparé de mille autres qui lui dis-putent ce titre ?

286

Page 288: Politique

SOCRATE LE JEUNE

On ne peut l’admettre en aucune façon.

L’ÉTRANGER

Est-ce que nos appréhensions n’étaient pas fon-dées, quand tout à l’heure le soupçon nous est venuque, si nous pouvions avoir rencontré en discutantquelques traits du caractère royal, nous n’avions pasencore pour cela achevé exactement le portrait del’homme d’Etat, tant que nous n’aurions pas écartéceux qui se pressent autour de lui et se prétendentpasteurs comme lui et que nous ne l’aurions pas sé-paré d’eux, pour le montrer, lui seul, dans toute sa pu-reté ?

SOCRATE LE JEUNE

Elles étaient très justes.

L’ÉTRANGER

C’est donc là, Socrate, ce que nous avons à faire, si,à la fin de notre discussion, nous ne voulons pas avoirà en rougir.

287

Page 289: Politique

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

L’ÉTRANGER

XII. - Il faut donc partir d’un autre point de vue etsuivre une route différente.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

Mêlons à ce débat une sorte d’amusement. Il nousfaut en effet faire usage d’une bonne partie d’unevaste légende, après quoi, séparant toujours, commenous l’avons fait précédemment, une partie d’unepartie précédente, nous arriverons au terme de notrerecherche. N’est-ce pas ainsi qu’il faut procéder ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement si.

288

Page 290: Politique

L’ÉTRANGER

Prête donc à ma fable toute ton attention, commeles enfants. Aussi bien il n’y a pas beaucoup d’annéesque tu as quitté les jeux de l’enfance.

SOCRATE LE JEUNE

Parle, je te prie.

L’ÉTRANGER

Parmi tant d’autres traditions antiques qui ont euet qui auront cours encore, je relève le prodige quimarqua la fameuse querelle d’Atrée et de Thyeste. Tuas, je pense, entendu raconter et tu te rappelles cequ’on dit qui arriva alors ?

SOCRATE LE JEUNE

Tu veux sans doute parler du prodige de la brebisd’or [10] .

L’ÉTRANGER

289

Page 291: Politique

Non pas, mais du changement du coucher et du le-ver du soleil et des autres astres, qui se couchaientalors à l’endroit où ils se lèvent aujourd’hui et se le-vaient du côté opposé. C’est précisément à cette oc-casion que le dieu, pour témoigner en faveur d’Atrée,changea cet ordre en celui qui existe aujourd’hui.

SOCRATE LE JEUNE

Effectivement, on raconte aussi cela.

L’ÉTRANGER

Il y a aussi le règne de Cronos que nous avons sou-vent entendu répéter.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, très souvent.

L’ÉTRANGER

Et aussi cette tradition que les hommes d’avantnous naissaient de la terre au lieu de s’engendrer lesuns les autres [11] .

290

Page 292: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est aussi là un de nos vieux récits.

L’ÉTRANGER

Eh bien, tous ces prodiges et mille autres encoreplus merveilleux ont leur source dans le même évé-nement ; mais la longueur du temps qui s’est écoulé afait oublier les uns, tandis que les autres se sont frag-mentés et ont donné lieu à des récits séparés. Quantà l’événement qui a été cause de tous ces prodiges,personne n’en a parlé, mais c’est le moment de le ra-conter ; car le récit en servira à définir le roi.

SOCRATE LE JEUNE

XIII. - Voilà qui est fort bien dit. Maintenant parlesans rien omettre.

L’ÉTRANGER

Ecoute. Cet univers où nous sommes, tantôt le dieului-même dirige sa marche et le fait tourner, tantôtil le laisse aller, quand ses révolutions ont rempli la

291

Page 293: Politique

mesure du temps qui lui est assigné ; alors il tournede lui-même en sens inverse, parce qu’il est un êtreanimé et qu’il a été doué d’intelligence par celui quil’a organisé au début. Quant à cette disposition à lamarche rétrograde, elle est nécessairement innée enlui, pour la raison que voici.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle raison ?

L’ÉTRANGER

Etre toujours dans le même état et de la mêmemanière et rester identique n’appartient qu’aux êtresles plus divins de tous ; mais la nature du corps n’estpas de cet ordre. Or cet être que nous avons nomméciel et monde, bien qu’il ait reçu de son créateur unefoule de dons bienheureux, ne laisse pas de partici-per du corps. Par suite, il lui est impossible d’être en-tièrement exempt de changement, mais il se meut,autant qu’il en est capable, à la même place, de lamême manière et d’un même mouvement. Aussi a-t-il reçu le mouvement circulaire inverse, qui est celuiqui l’écarte le moins de son mouvement original.

292

Page 294: Politique

Mais quant à se faire tourner soi-même éternelle-ment, cela n’est guère possible qu’à celui qui dirigetout ce qui se meut, et à celui-là la loi divine inter-dit de mouvoir tantôt dans tel sens, tantôt dans unsens opposé. Il résulte de tout cela qu’il ne faut direni que le monde se meut lui-même éternellement, niqu’il reçoit tout entier et toujours de la divinité cesdeux rotations contraires, ni enfin qu’il est mû pardeux divinités de volontés opposées. Mais, commeje l’ai dit tout à l’heure, et c’est la seule solution quireste, tantôt il est dirigé par une cause divine étran-gère à lui, recouvre une vie nouvelle et reçoit du dé-miurge une immortalité nouvelle, et tantôt, laissé àlui-même, il se meut de son propre mouvement et ilest ainsi abandonné assez longtemps pour marcher àrebours pendant plusieurs myriades de révolutions,parce que sa masse immense et parfaitement équili-brée tourne sur un pivot extrêmement petit [12] .

SOCRATE LE JEUNE

En tout cas, tout ce que tu viens d’exposer paraîtfort vraisemblable.

L’ÉTRANGER

293

Page 295: Politique

XIV. - En nous fondant sur ce qui vient d’être dit,essayons de nous rendre compte de l’événement quenous avons dit être la cause de tous ces prodiges. Orc’est exactement ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Le mouvement de l’univers, qui tantôt le portedans le sens où il tourne à présent, et tantôt dans lesens contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

On doit croire que ce changement est de toutes lesrévolutions célestes [13] la plus grande et la plus com-plète.

294

Page 296: Politique

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Il faut donc penser que c’est alors aussi que se pro-duisent les changements les plus considérables pournous qui habitons au sein de ce monde.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Mais ne savons-nous pas que la nature des ani-maux supporte difficilement le concours de change-ments considérables, nombreux et divers ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne le saurions-nous pas ?

L’ÉTRANGER

295

Page 297: Politique

Alors il s’ensuit forcément une grande mortalitéparmi les animaux et, dans la race humaine elle-même, il ne reste qu’un petit nombre de vivants,et ceux-ci éprouvent un grand nombre d’accidentsétranges et nouveaux, dont le plus grave est celui-ci, qui résulte du mouvement rétrograde de l’univers,lorsqu’il vient à tourner dans une direction contraireà la direction actuelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quel est cet accident ?

L’ÉTRANGER

Tout d’abord l’âge de tous les animaux, quel qu’ilfût alors, s’arrêta court, et tout ce qui était mortelcessa de s’acheminer vers la vieillesse et d’en avoirl’aspect et, changeant en sens contraire, devint pourainsi dire plus jeune et plus délicat. Aux vieillards,les cheveux blancs noircissaient ; les joues de ceuxqui avaient de la barbe, redevenues lisses, les rame-naient à leur jeunesse passée, et les corps des jeunesgens, devenant de jour en jour et de nuit en nuit pluslisses et plus menus, revenaient à l’état de l’enfantnouveau-né, et leur âme aussi bien que leur corps

296

Page 298: Politique

s’y conformait ; puis, se flétrissant de plus en plus,ils finissaient par disparaître complètement. Quant àceux qui en ces temps-là périssaient de mort violente,leur cadavre passait par les mêmes transformationsavec une telle rapidité qu’en peu de jours il se consu-mait sans laisser de traces.

SOCRATE LE JEUNE

XV. - Et la génération, étranger, comment se faisait-elle en ce temps-là chez les animaux, et de quelle ma-nière se reproduisaient-ils les uns les autres ?

L’ÉTRANGER

Il est évident, Socrate, que la reproduction des unspar les autres n’était pas dans la nature d’alors. Maisla race née de la terre qui, suivant la tradition, a existéjadis, c’est celle qui ressortit en ce temps-là du sein dela terre et dont le souvenir nous a été transmis par nospremiers ancêtres, qui, nés au commencement denotre cycle, touchaient immédiatement au temps oùfinit le cycle précédent. Ce sont eux qui furent pournous les hérauts de ces traditions que beaucoup degens ont aujourd’hui le tort de révoquer en doute. Ilfaut, en effet, considérer ce qui devait s’ensuivre. Une

297

Page 299: Politique

conséquence naturelle du retour des vieillards à l’étatd’enfants, c’est que les morts, enfouis dans la terre,devaient s’y reconstituer et remonter à la vie, suivantl’inversion de mouvement qui ramenait la générationen sens contraire. C’est ainsi qu’ils naissaient forcé-ment de la terre, et c’est de là que viennent leur nomet la tradition qui les concerne, tous ceux du moinsqui ne furent pas emportés par un dieu vers une autredestinée.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en effet une conséquence toute naturelle dece qui s’était produit avant. Mais le genre de vie quetu rapportes au règne de Cronos se place-t-il dansl’autre période de révolution ou dans la nôtre ? carle changement dans le cours des astres et du soleilse produit évidemment dans l’une et dans l’autre desdeux périodes.

L’ÉTRANGER

Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant autemps dont tu me parles, où tout naissait de soi-même pour l’usage des hommes, il n’appartient pasdu tout au cours actuel du monde, mais bien, comme

298

Page 300: Politique

le reste, à celui qui a précédé. Car, en ce temps-là,le dieu commandait et surveillait le mouvement del’ensemble, et toutes les parties du monde étaientdivisées par régions, que les dieux gouvernaient demême. Les animaux aussi avaient été répartis engenres et en troupeaux sous la conduite de démons,sorte de pasteurs divins, dont chacun pourvoyait parlui même à tous les besoins de ses propres ouailles[14] , si bien qu’il n’y en avait point de sauvages,qu’elles ne se mangeaient pas entre elles et qu’iln’y avait parmi elles ni guerre ni querelle d’aucunesorte ; enfin tous les biens qui naissaient d’un telétat de choses seraient infinis à redire. Mais, pouren revenir à ce qu’on raconte de la vie des hommes,pour qui tout naissait de soi-même, elle s’expliquecomme je vais dire. C’est Dieu lui-même qui veillaitsur eux et les faisait paître, de même qu’aujourd’huiles hommes, race différente et plus divine, paissentd’autres races inférieures à eux. Sous sa gouverne, iln’y avait ni Etats ni possession de femmes et d’en-fants ; car c’est du sein de la terre que tous remon-taient à la vie, sans garder aucun souvenir de leurpassé. Ils ne connaissaient donc aucune de ces insti-tutions ; en revanche, ils avaient à profusion des fruitsque leur donnaient les arbres et beaucoup d’autresplantes, fruits qui poussaient sans culture et que la

299

Page 301: Politique

terre produisait d’elle-même. Ils vivaient la plupartdu temps en plein air sans habit et sans lit ; car lessaisons étaient si bien tempérées qu’ils n’en souf-fraient aucune incommodité et ils trouvaient des litsmoelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre.Telle était, Socrate, la vie des hommes sous Cronos.Quant à celle d’aujourd’hui, à laquelle on dit queZeus préside, tu la connais par expérience. Mainte-nant, serais-tu capable de décider laquelle des deuxest la plus heureuse, et voudrais-tu le dire ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, pas du tout.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que j’en décide en quelque façon,pour toi ?

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

300

Page 302: Politique

XVI. - Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos,qui avaient tant de loisir et la facilité de s’entrete-nir par la parole, non seulement avec les hommes,mais encore avec les animaux, profitaient de tous cesavantages pour cultiver la philosophie, conversantavec les bêtes aussi bien qu’entre eux et questionnanttoutes les créatures pour savoir si l’une d’elles, grâceà quelque faculté particulière, n’aurait pas découvertquelque chose de plus que les autres pour accroîtrela science, il est facile de juger qu’au point de vue dubonheur, les hommes d’autrefois l’emportaient infi-niment sur ceux d’aujourd’hui. Mais si, occupés à segorger de nourriture et de boisson, ils n’échangeaiententre eux et avec les bêtes que des fables commecelles qu’on rapporte encore aujourd’hui à leur sujet,la question, s’il en faut dire mon avis, n’est pas moinsfacile à trancher. Quoi qu’il en soit, laissons cela decôté, jusqu’à ce que nous trouvions un homme ca-pable de nous révéler de quelle nature étaient lesgoûts de cette époque au regard de la science et del’emploi de la parole. Quant à la raison pour laquellenous avons réveillé cette fable,. c’est le moment de ladire, afin que nous puissions ensuite avancer et finirnotre discours.

301

Page 303: Politique

Lorsque le temps assigné à toutes ces choses fut ac-compli, que le changement dut se produire et que larace issue de la terre fut entièrement éteinte, chaqueâme ayant payé son compte de naissances en tom-bant dans la terre sous forme de semence autantde fois qu’il lui avait été prescrit, alors le pilote del’univers, lâchant la barre du gouvernail, se retiradans son poste d’observation, et le monde rebroussachemin de nouveau, suivant sa destinée et son in-clination native. Dès lors tous les dieux qui, danschaque région, secondaient la divinité suprême dansson commandement, en s’apercevant de ce qui sepassait, abandonnèrent à leur tour les parties dumonde confiées à leurs soins. Dans ce renversement,le monde se trouva lancé à la fois dans les deux di-rections contraires du mouvement qui commence etdu mouvement qui finit, et, par la violente secoussequ’il produisit en lui-même, il fit périr encore unefois des animaux de toute espèce. Puis, lorsque aprèsun intervalle de temps suffisant il eut mis un termeaux bouleversements, aux troubles, aux secoussesqui l’agitaient et fut entré dans le calme, il reprit, d’unmouvement réglé, sa course habituelle, surveillant etgouvernant de sa propre autorité et lui-même et cequi est en lui et se remémorant de son mieux les ins-tructions de son auteur et père. Au commencement,

302

Page 304: Politique

il les exécutait assez exactement, mais à la fin avecplus de négligence. La cause en était l’élément cor-porel qui entre dans sa constitution et le défaut in-hérent à sa nature primitive, qui était en proie à unegrande confusion avant de parvenir à l’ordre actuel.C’est, en effet, de son organisateur que le monde areçu ce qu’il a de beau ; mais c’est de sa condition an-térieure que viennent tous les maux et toutes les in-justices qui ont lieu dans le ciel ; c’est d’elle qu’il lestient et les transmet aux animaux. Tant qu’il fut guidépar son pilote dans l’élevage des animaux qui viventdans son sein, il produisait peu de maux et de grandsbiens ; mais une fois détaché de lui, pendant chaquepériode qui suit immédiatement cet abandon, il ad-ministre encore tout pour le mieux ; mais à mesureque le temps s’écoule et que l’oubli survient, l’anciendésordre domine en lui davantage et, à la fin, il se dé-veloppe à tel point que, ne mêlant plus que peu debien à beaucoup de mal, il en arrive à se mettre endanger de périr lui-même et tout ce qui est en lui.Dès lors le dieu qui l’a organisé, le voyant en détresse,et craignant qu’assailli et dissous par le désordre, ilne sombre dans l’océan infini de la dissemblance, re-prend sa place au gouvernail, et relevant les partieschancelantes ou dissoutes pendant la période anté-rieure où le monde était laissé à lui-même, il l’or-

303

Page 305: Politique

donne, et, en le redressant, il le rend immortel et im-périssable.

Ici finit la légende. Mais cela suffit pour définirle roi, si nous le rattachons à ce qui a été dit plushaut. Quand en effet le monde se fut retourné vers lavoie que suit aujourd’hui la génération, l’âge s’arrêtade nouveau et prit une marche nouvelle, contraireà la précédente. Les animaux qui, à force de dimi-nuer, avaient été réduits presque à rien, se remirentà croître, et les corps nouvellement nés de la terrese mirent à grisonner, puis moururent et rentrèrentsous terre. Et tout le reste changea de même, imitantet suivant la modification de l’univers, et, en parti-culier, la conception, l’enfantement et le nourrissageimitèrent et suivirent nécessairement la révolutiongénérale. Il n’était plus possible, en effet, que l’ani-mal naquit dans le sein de la terre d’une combinai-son d’éléments étrangers ; mais, de même qu’il avaitété prescrit au monde de diriger lui-même sa marche,de même ses parties elles-mêmes durent concevoir,enfanter et nourrir par elles-mêmes, autant qu’ellespourraient, en se soumettant à la même direction.

Nous voici maintenant au point où tendait toutce discours. En ce qui concerne les autres animaux,

304

Page 306: Politique

il y aurait beaucoup à dire et il serait long d’ex-pliquer quel était l’état de chacun et par quellescauses il s’est modifié ; mais sur les hommes, il y amoins à dire et c’est plus à propos. Privés des soinsdu démon qui nous avait en sa possession et ensa garde, entourés d’animaux dont la plupart, natu-rellement sauvages, étaient devenus féroces, tandisqu’eux-mêmes étaient devenus faibles et sans pro-tecteurs, les hommes étaient déchirés par ces bêtes,et, dans les premiers temps, ils n’avaient encore niindustrie ni art ; car la nourriture qui s’offrait d’elle-même étant venue à leur manquer, ils ne savaientpas encore se la procurer, parce qu’aucune nécessiténe les v avait contraints jusqu’alors. Pour toutes cesraisons, ils étaient dans une grande détresse. Et c’estpourquoi ces présents dont parlent les anciennes tra-ditions nous furent apportés par les dieux avec l’ins-truction et les enseignements nécessaires, le feu parProméthée, les arts par Héphaïstos et la compagnede ses travaux [15] , et les semences et les plantespar d’autres divinités [16] . De là sont sorties toutesles inventions qui ont contribué à l’organisation de lavie humaine, lorsque la protection divine, comme jel’ai dit tout à l’heure, vint à manquer aux hommes etqu’ils durent se conduire par eux-mêmes et prendresoin d’eux-mêmes, tout comme l’univers entier que

305

Page 307: Politique

nous imitons et suivons, vivant et naissant, tantôtcomme nous faisons aujourd’hui, tantôt comme àl’époque précédente. Terminons ici notre récit, etqu’il nous serve à reconnaître à quel point nous noussommes mépris en définissant le roi et la politiquedans notre discours précédent.

SOCRATE LE JEUNE

XVII. - Mépris en quoi, et quelle est la gravité decette méprise dont tu parles ?

L’ÉTRANGER

Elle est légère en un sens, mais en un autre trèsgrave, et beaucoup plus grande et plus importanteque celle de tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

306

Page 308: Politique

C’est que, interrogés sur le roi et le politique de lapériode actuelle du mouvement et de la génération,nous sommes allés chercher dans la période opposéele berger qui paissait le troupeau humain d’alors, undieu au lieu d’un mortel, en quoi nous nous sommesgravement fourvoyés. D’autre part, en déclarant qu’ilest le chef de la cité tout entière, sans expliquer dequelle façon, nous avons bien dit la vérité, mais pascomplètement ni clairement, et voilà pourquoi notreerreur est ici moins grave que l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Ce n’est donc que lorsque nous aurons expliqué lamanière dont se gouverne l’Etat que nous pourronsnous flatter d’avoir donné du politique une définitioncomplète.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

307

Page 309: Politique

L’ÉTRANGER

C’est pour cela que nous avons introduit notremythe nous voulions non seulement montrer quetout le monde dispute à celui que nous cherchons ence moment le titre de nourricier du troupeau, maisaussi voir sous un jour plus clair celui qui se char-geant seul, à l’exemple des bergers et des bouviers, denourrir le troupeau humain, doit être seul jugé dignede ce titre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais je suis d’avis, Socrate, que cette figure du pas-teur divin est encore trop haute pour un roi et que nospolitiques d’aujourd’hui sont, par leur nature, beau-coup plus semblables à ceux qu’ils commandent ets’en rapprochent aussi davantage par l’instruction etl’éducation qu’ils reçoivent.

SOCRATE LE JEUNE

308

Page 310: Politique

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais qu’ils soient pareils à leurs sujets ou auxdieux, il n’en faut ni plus ni moins chercher à les dé-finir.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Revenons donc en arrière comme je vais dire. L’artque nous avons dit être l’art de commander soi-même aux animaux et qui prend soin, non des indi-vidus, mais de la communauté, nous l’avons appelésans hésiter l’art de nourrir les troupeaux, tu t’en sou-viens ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

309

Page 311: Politique

L’ÉTRANGER

Eh bien, c’est là que nous avons commis quelqueerreur. Car nous n’y avons nulle part inclus ni nomméle politique : il a échappé à notre insu à notre nomen-clature.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Nourrir leurs troupeaux respectifs est, je pense, undevoir commun à tous les autres pasteurs, mais quine regarde pas le politique, à qui nous avons imposéun nom auquel il n’a pas droit, tandis qu’il fallait luiimposer un nom qui fût commun à tous.

SOCRATE LE JEUNE

Tu dis vrai, à supposer qu’il y en eût un.

L’ÉTRANGER

310

Page 312: Politique

Or le soin des troupeaux, n’est-ce pas une chosecommune à tous, si l’on ne spécifie pas le nourrissageni aucun autre soin particulier ? En l’appelant art degarder les troupeaux, ou de les soigner, ou de veillersur eux, expression qui s’applique à tous, nous pou-vions envelopper le politique avec les autres, puisquel’argument a indiqué que c’est cela qu’il fallait faire.

SOCRATE LE JEUNE

XVIII. - Bien ; mais la division qui vient ensuite,comment se serait-elle faite ?

L’ÉTRANGER

De la même manière que précédemment, quand,divisant l’élevage des troupeaux, nous avons distin-gué les animaux marcheurs et sans ailes, et les ani-maux qui ne se reproduisent qu’entre eux et qui neportent pas de cornes. En appliquant ces mêmes di-visions à l’art de soigner les troupeaux, nous aurionségalement compris dans notre discours et la royautéd’aujourd’hui et celle du temps de Cronos.

SOCRATE LE JEUNE

311

Page 313: Politique

Apparemment, mais je me demande quelle auraitété la suite.

L’ÉTRANGER

Il est clair que, si nous avions employé ainsi le mot« art de soigner les troupeaux », il ne nous serait ja-mais arrivé d’entendre certaines gens soutenir qu’iln’y a pas du tout de soin, alors que tout à l’heure on asoutenu à juste titre qu’il n’y a pas parmi nous d’artqui mérite cette appellation de nourricier, et qu’entout cas, s’il y en avait un, beaucoup de gens y pour-raient prétendre avant le roi, et plus justement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Quant au soin de la communauté humaine en sonensemble, aucun art ne saurait prétendre plus tôt età plus juste titre que l’art royal, que ce soin le regardeet qu’il est l’art de gouverner toute l’humanité.

312

Page 314: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, Socrate, ne nous apercevons-nouspas que, sur la fin même, nous avons commis unegrosse faute ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle faute ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci : si fortement que nous ayons été convain-cus qu’il y a un art de nourrir le troupeau bipède,nous ne devions pas plus pour cela lui donner sur-le-champ le nom d’art royal et politique, comme si ladéfinition en était achevée.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’aurions-nous dû faire alors ?

313

Page 315: Politique

L’ÉTRANGER

Il fallait d’abord, comme nous l’avons dit, modi-fier le nom, en lui donnant un sens plus voisin de« soin »que de « nourrissage », puis diviser ce soin ; caril comporte encore des sections qui ne sont pas sansimportance.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

D’abord la section suivant laquelle nous aurionsséparé le pasteur divin du simple mortel qui prendsoin d’un troupeau.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

314

Page 316: Politique

Après avoir détaché cet art de soigner, il fallait en-suite le diviser en deux parties.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Selon qu’il s’impose par la force ou qu’il est libre-ment accepté.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

C’est en ce point que nous nous sommes trom-pés précédemment, ayant eu l’excessive simplicité deconfondre le roi et le tyran, qui sont si différents et eneux-mêmes et dans leurs façons respectives de gou-verner.

SOCRATE LE JEUNE

315

Page 317: Politique

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, pour nous corriger, comme je l’aidit, ne devons-nous pas diviser en deux l’art humaindu soin, suivant qu’il y a violence ou accord mutuel ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément si.

L’ÉTRANGER

Et si nous appelons tyrannique celui qui s’exercepar la force, et politique celui qui soigne de gré à grédes animaux bipèdes vivant en troupes, ne pouvons-nous pas proclamer que celui qui exerce cet art et cesoin est le véritable roi et le véritable homme d’Etat ?

SOCRATE LE JEUNE

XIX. - Il y a des chances, étranger, que nous ayonsainsi une définition complète du politique.

316

Page 318: Politique

L’ÉTRANGER

Ce serait parfait, Socrate ; mais il ne suffit pas quetu sois seul de cette opinion, il faut que je la partageavec toi. Or, à mon avis, la figure du roi ne me pa-raît pas encore achevée. Mais de même que les sta-tuaires parfois trop pressés retardent par des addi-tions trop nombreuses et trop fortes l’achèvement deleurs oeuvres, de même nous, dans notre désir derelever promptement et avec éclat l’erreur de notreprécédent exposé, et dans la pensée qu’il convenaitde comparer le roi à de grands modèles, nous noussommes chargés d’une si prodigieuse masse de lé-gende que nous avons été contraints d’en employerplus qu’il ne fallait. Par là nous avons fait notre dé-monstration trop longue ; en tout cas, nous n’avonspu mener à sa fin notre mythe ; et l’on peut dire quenotre discours ressemble à une peinture d’animaldont les contours extérieurs paraîtraient bien dessi-nés, mais qui n’aurait pas encore reçu la clarté quele peintre y ajoute par le mélange des couleurs. Et cen’est pas le dessin ni tout autre procédé manuel, c’estla parole et le discours qui conviennent le mieux pourreprésenter un être vivant devant des gens capablesde suivre un argument ; pour les autres, il vaut mieuxemployer la main.

317

Page 319: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Cela est bien dit ; mais fais-nous voir en quoi tutrouves notre définition encore insuffisante.

L’ÉTRANGER

Il est difficile, excellent jeune homme, d’exposer degrandes choses avec une clarté suffisante, si l’on n’apas recours à des exemples. Car il semble que chacunde nous connaît tout ce qu’il sait comme en rêve etqu’il ne connaît plus rien à l’état de veille.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire par là ?

L’ÉTRANGER

Il est bien étrange, semble-t-il, que j’aille aujour-d’hui remuer la question de la formation de la scienceen nous.

SOCRATE LE JEUNE

318

Page 320: Politique

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est que mon exemple lui-même, bienheureuxjeune homme, a besoin à son tour d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, parle sans hésiter à cause de moi.

L’ÉTRANGER

XX. - Je parlerai, puisque, de ton côté, tu es prêt àme suivre. Nous savons, n’est-ce pas ? que les enfants,quand ils commencent à connaître les lettres...

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien ?

L’ÉTRANGER

319

Page 321: Politique

Ils distinguent assez bien chacun des élémentsdans les syllabes les plus courtes et les plus faciles etsont capables de les désigner exactement.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Mais s’ils trouvent ces mêmes éléments dansd’autres syllabes, ils ne les reconnaissent plus et enjugent et en parlent d’une manière erronée.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Or le moyen le plus facile et le plus beau de lesamener à connaître ce qu’ils ne connaissent pas en-core, ne serait-ce pas celui-ci ?

SOCRATE LE JEUNE

320

Page 322: Politique

Lequel ?

L’ ÉTRANGER

Les ramener d’abord aux groupes où ils avaientdes opinions correctes sur ces mêmes lettres, puis,cela fait, les placer devant les groupes qu’ils neconnaissent pas encore et leur faire voir, en les com-parant, que les lettres ont la même forme et la mêmenature dans les deux composés, jusqu’à ce qu’onleur ait montré, en face de tous les groupes qu’ilsignorent, ceux qu’ils reconnaissent exactement, etque ces groupes ainsi montrés deviennent des pa-radigmes qui leur apprennent, pour chacune deslettres, dans quelque syllabe qu’elle se trouve, à dé-signer comme autre que les autres celle qui est autre,et comme toujours la même et identique à elle-mêmecelle qui est la même.

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis entièrement d’accord.

L’ÉTRANGER

321

Page 323: Politique

Maintenant nous voyons bien, n’est-ce pas, quece qui constitue un paradigme, c’est le fait que lemême élément est reconnu exactement dans unautre groupe distinct et que sur l’un et l’autre, commes’ils formaient un seul ensemble, on se forme uneopinion vraie unique.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Nous étonnerons-nous donc que notre âme, natu-rellement sujette aux mêmes incertitudes en ce quiconcerne les éléments de toutes choses, tantôt setienne ferme sur la vérité à l’égard de chaque élémentdans certains composés, et tantôt se fourvoie sur tousles éléments de certains autres et qu’elle se formed’une manière ou d’une autre une opinion droite surcertains éléments de ces combinaisons et qu’elle lesméconnaisse quand ils sont transposés dans les syl-labes longues et difficiles de la réalité ?

SOCRATE LE JEUNE

322

Page 324: Politique

Il n’y a là rien d’étonnant.

L’ÉTRANGER

Le moyen, en effet, mon ami, quand on part d’uneopinion fausse, d’atteindre même la moindre parcellede vérité et d’acquérir de la sagesse ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce n’est guère possible.

L’ÉTRANGER

Si donc il en est ainsi, nous ne ferions certaine-ment pas mal, toi et moi, après avoir d’abord essayéde voir la nature de l’exemple en général dans un pe-tit exemple particulier, d’appliquer ensuite le mêmeprocédé, expérimenté sur de petits objets, à l’objettrès important qu’est la royauté, pour tenter de nou-veau, au moyen de l’exemple, de reconnaître métho-diquement ce que c’est que le soin des choses del’Etat et de passer ainsi du rêve à la veille. N’est-ce pasjuste ?

323

Page 325: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Tout à fait juste.

L’ÉTRANGER

Il faut donc revenir à ce que nous avons dit ci-devant, que, puisque des milliers de gens disputentau genre royal le soin de l’Etat, il faut les écarter touset ne conserver que le roi, et c’est précisément pource faire que nous disions avoir besoin d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut assurément.

L’ÉTRANGER

XXI. - Que pourrions-nous donc prendre commeexemple qui comportât le même genre d’activité quela politique et qui, comparé à elle, nous mettrait àmême, en dépit de sa petitesse, de découvrir ce quenous cherchons. Au nom de Zeus, veux-tu, Socrate,si nous n’avons rien d’autre sous la main, que nous

324

Page 326: Politique

choisissions le tissage, et encore, si tu n’as pas d’ob-jections, pas tout le tissage ; car nous aurons peut-être assez du tissage des laines ; il se peut, en effet,que la partie que nous aurons choisie nous donne letémoignage que nous voulons.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Oui, pourquoi, ayant divisé précédemment chaquesujet, en en coupant successivement les parties enparties, ne ferions-nous pas à présent la même chosepour le tissage, et que ne parcourons-nous cet arttout entier le plus brièvement possible, pour revenirvite à ce qui peut servir à notre présente recherche ?

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

325

Page 327: Politique

Ma réponse sera l’exposé même que je vais te faire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Eh bien donc, toutes les choses que nous fa-briquons ou acquérons ont pour but, ou de fairequelque chose, ou de nous préserver de souffrir. Lespréservatifs sont ou des antidotes ?soit divins soit hu-mains, ou des moyens de défense. Les moyens de dé-fense sont, les uns des armures de guerre, les autresdes abris. Les abris sont ou des voiles contre la lu-mière ou des défenses contre le froid et la chaleur. Lesdéfenses sont des toitures ou des étoffes. Les étoffessont des tapis qu’on met sous soi ou des enveloppes.Les enveloppes sont faites d’une seule pièce ou deplusieurs. Celles qui sont faites de plusieurs piècessont, les unes piquées, les autres assemblées sanscouture. Celles qui sont sans couture sont faites denerfs de plantes ou de crins. Parmi celles qui sontfaites de crins, les unes sont collées avec de l’eau et dela terre, les autres attachées sans matière étrangère.C’est à ces préservatifs et à ces étoffes composés de

326

Page 328: Politique

brins liés entre eux que nous avons donné le nom devêtements. Quant à l’art qui s’occupe spécialementdes vêtements, de même que nous avons tantôt ap-pelé politique celui qui a soin de l’Etat, de même nousappellerons ce nouvel art, d’après son objet même,art vestimentaire. Nous dirons en outre que le tissage,en tant que sa partie la plus importante se rapporte,nous l’avons vu, à la confection des habits, ne diffèreque par le nom de cet art vestimentaire, tout commel’art royal, de l’art politique, ainsi que nous l’avons dittout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Rien de plus juste.

L’ÉTRANGER

Observons maintenant qu’on pourrait croire qu’enparlant ainsi de l’art de tisser les vêtements, nousl’avons suffisamment défini ; mais il faudrait pourcela être incapable de voir qu’il n’a pas encore été dis-tingué des arts voisins qui sont ses auxiliaires, bienqu’il ait été séparé de plusieurs autres qui sont ses pa-rents.

327

Page 329: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont ces parents ? dis-moi.

L’ÉTRANGER

XXII. - Tu n’as pas suivi ce que j’ai dit, à ce que jevois. Il nous faut donc, ce me semble, revenir sur nospas et recommencer par la fin. Car si tu conçois bience qu’est la parenté, c’est un art qui lui est parent quenous avons détaché tout à l’heure de l’art de tisser,quand nous avons mis à part la fabrication des tapis,en distinguant ce qu’on met autour de soi et ce qu’onmet dessous.

SOCRATE LE JEUNE

Je comprends.

L’ÉTRANGER

Et nous avons écarté également toute la fabrica-tion des vêtements faits de lin, de sparte et de tout ceque tout à l’heure nous avons appelé par analogie lesnerfs des plantes. Nous avons éliminé aussi l’art de

328

Page 330: Politique

feutrer et celui d’assembler en perçant et en cousant,dont la partie la plus considérable est la cordonnerie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ ÉTRANGER

Et puis la pelleterie, qui apprête des couverturesfaites d’une seule pièce, et la construction des abrisqui sont l’objet de l’art de bâtir ou de la charpente-rie en général, ou d’autres arts qui nous protègentcontre les eaux, nous avons écarté tout cela, ainsi quetous les arts de clôture, qui fournissent des barrièrescontre les vols et les actes de violence en fabriquantdes couvercles et des portes solides, et qui sont desparties spéciales de l’art de clouer. Nous avons re-tranché aussi la fabrication des armes, qui est unesection de la grande et complexe industrie qui pré-pare des moyens de défense. Nous avons éliminé demême, dès le début, toute la partie de la magie quia pour objet les antidotes, et nous n’avons conservé,on pourrait du moins le croire, que l’art même quenous cherchons, celui qui nous garantit des intempé-

329

Page 331: Politique

ries, en fabriquant des défenses de laine, et qui portele nom de tissage.

SOCRATE LE JEUNE

On peut le croire en effet.

L’ÉTRANGER

Cependant, mon enfant, notre exposition n’est pasencore complète ; car celui qui met le premier la mainà la confection des vêtements semble bien faire lecontraire d’un tissu.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Un tissu est bien une sorte d’entrelacement ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

330

Page 332: Politique

L’ÉTRANGER

Mais le premier travail consiste à séparer ce qui estréuni et pressé ensemble.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’entends-tu donc par là ?

L’ÉTRANGER

Le travail que fait l’art du cardeur. Ou bien aurons-nous le front d’appeler tissage le cardage et de direque le cardeur est un tisserand ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

N’en est-il pas de même de la confection de lachaîne et de la trame ? L’appeler tissage, ce serait allercontre l’usage et la vérité.

331

Page 333: Politique

SOCRATE LE JEUNE

C’est indéniable.

L’ÉTRANGER

Et l’art de fouler en général et l’art de coudre,soutiendrons-nous qu’ils n’ont rien à voir ni à faireavec le vêtement, ou dirons-nous que ce sont là au-tant d’arts de tisser ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Il n’en est pas moins certain que tous ces arts dis-puteront à l’art du tissage le soin et la confection desvêtements, et qu’en lui accordant la plus grosse part,ils s’attribueront à eux-mêmes une part importante.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

332

Page 334: Politique

L’ÉTRANGER

Outre ces arts, il faut encore s’attendre à ce queceux qui fabriquent les outils qui servent à exécuterle travail du tissage revendiquent leur part dans laconfection de toute espèce de tissu.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

Notre définition du tissage, c’est-à-dire de la por-tion que nous avons choisie, sera-t-elle suffisammentnette si, de tous les arts qui s’occupent des vête-ments de laine, nous disons que c’est le plus beauet le plus important ? ou bien ce que nous en avonsdit, quoique, vrai, restera-t-il obscur et imparfait, tantque nous n’en aurons pas écarté tous ces arts ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

333

Page 335: Politique

L’ ÉTRANGER

XXIII. - N’est-ce pas là ce que nous avons à faire àprésent, si nous voulons que notre discussion marcheavec suite ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Commençons donc par nous rendre compte qu’il ya deux arts qui embrassent tout ce que nous faisons.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquels ?

L’ÉTRANGER

L’un qui est une cause auxiliaire de la production,l’autre qui en est la cause même.

SOCRATE LE JEUNE

334

Page 336: Politique

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Tous les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-même, mais qui procurent à ceux qui la fabriquentles instruments sans lesquels aucun art ne pourraitjamais exécuter ce qu’on lui demande, ces arts-là nesont que des causes auxiliaires ; ceux qui exécutent lachose elle-même sont des causes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est certainement une division logique.

L’ÉTRANGER

Dès lors les arts qui façonnent les fuseaux et les na-vettes et tous les autres instruments qui concourentà la production des vêtements, nous les appelleronstous auxiliaires, et ceux qui s’appliquent à les fabri-quer, nous les nommerons causes ?

SOCRATE LE JEUNE

335

Page 337: Politique

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

Parmi ces derniers, il est tout à fait naturel deconsidérer le lavage, le ravaudage et toutes les opéra-tions qui se rapportent au vêtement comme une par-tie de l’art si vaste de l’apprêtage et de les embrassertoutes sous le nom d’art de fouler.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et d’un autre côté, l’art de carder, l’art de filer ettoutes les opérations relatives à la production mêmedu vêtement, dont nous nous occupons, forment unart unique connu de tout le monde, l’art de travaillerla laine.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

336

Page 338: Politique

L’ÉTRANGER

Or dans ce travail de la laine il y a deux sections, etchacune de ces sections est une partie de deux arts àla fois.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Le cardage, la moitié du travail de la navette ettoutes les opérations qui séparent ce qui était em-mêlé, tout cela, pris en bloc, appartient bien au tra-vail même de la laine, et en toutes choses nous avonsdistingué deux grands arts l’art d’assembler et l’art deséparer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

337

Page 339: Politique

Or c’est à l’art de séparer qu’appartiennent le car-dage et toutes les opérations que nous venons dementionner ; car, lorsqu’il s’exerce sur la laine ou lesfils, soit de telle façon avec la navette, soit de telleautre avec les mains, l’art qui sépare reçoit tous lesnoms que nous avons énoncés tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Maintenant, au contraire, prenons, dans l’art d’as-sembler, une portion qui appartienne aussi au travailde la laine, et, laissant de côté tout ce qui, dans cetravail, nous a paru relever de l’art de séparer, parta-geons le travail de la laine en ses deux sections, celleoù l’on sépare et celle où l’on assemble.

SOCRATE LE JEUNE

Considérons ce partage comme fait.

L’ÉTRANGER

338

Page 340: Politique

Maintenant cette portion qui est à la fois assem-blage et travail de la laine, il faut, Socrate, que tu ladivises à son tour, si nous voulons bien saisir ce qu’estledit art de tisser.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut, en effet.

L’ÉTRANGER

Oui, il le faut. Disons donc qu’une de ses parties estl’art de tordre, et l’autre, l’art d’entrelacer.

SOCRATE LE JEUNE

Ai-je bien compris ? Il me semble que c’est à laconfection du fil de la chaîne que tu rapportes l’artde tordre.

L’ÉTRANGER

Non seulement du fil de la chaîne, mais encore dufil de la trame. Ou bien trouverons-nous un moyen defabriquer ce dernier sans le tordre ?

339

Page 341: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Nous n’en trouverons pas.

L’ÉTRANGER

Définis maintenant chacune de ces opérations : ilse peut, en effet, que tu trouves quelque avantage àcette définition.

SOCRATE LE JEUNE

Comment la faire ?

L’ÉTRANGER

Comme ceci : quand le produit du cardage a lon-gueur et largeur, nous l’appelons filasse.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

340

Page 342: Politique

Eh bien, cette filasse, quand elle à été tordue au fu-seau et qu’elle est devenue un fil solide, donne au fille nom de chaîne et à l’art qui dirige cette opérationcelui de fabrication de la chaîne.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

D’un autre côté, tous les fils qui n’ont subi qu’unetorsion lâche et qui ont juste la mollesse proportion-née à la traction de l’ouvrier qui les courbe en les en-trelaçant à la chaîne, appelons-les la trame, et l’artqui préside à ce travail la fabrique de la trame.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

341

Page 343: Politique

Ainsi la partie du tissage que nous nous étions pro-posé d’examiner est, je pense, assez clairement défi-nie pour que tout le monde la comprenne. Lorsqu’eneffet la partie de l’art d’assembler qui est comprisedans le travail de la laine a formé un tissu par l’en-trelacement régulier de la trame et de la chaîne, nousappelons l’ensemble du tissu vêtement de laine etl’art qui préside à ce travail tissage.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

XXIV. - Bon. Mais alors pourquoi donc n’avons-nous pas répondu tout de suite : « Le tissage est l’en-trelacement de la trame avec la chaîne », au lieu detourner en cercle et de faire tant de distinctions in-utiles ?

SOCRATE LE JEUNE

Pour moi, étranger, je ne vois rien d’inutile dans cequi a été dit.

342

Page 344: Politique

L’ÉTRANGER

Je ne m’en étonne pas ; mais il se peut, bienheureuxjeune homme, que tu changes d’avis. Contre une ma-ladie de ce genre, si par hasard elle te prenait par lasuite - et il n’y aurait à cela rien d’étonnant -, je vais tesoumettre un raisonnement applicable à tous les casde cette sorte.

SOCRATE LE JEUNE

Tu n’as qu’à parler.

L’ÉTRANGER

Considérons d’abord l’excès et le défaut en géné-ral, afin de louer ou de blâmer sur de justes raisonsce qu’on dit de trop long ou de trop court dans desentretiens comme celui-ci.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

343

Page 345: Politique

Or c’est à ces choses mêmes qu’il convient, à monavis, d’appliquer notre raisonnement.

SOCRATE LE JEUNE

A quelles choses ?

L’ÉTRANGER

A la longueur et à la brièveté, à l’excès et au défauten général ; car c’est de tout cela que s’occupe l’art demesurer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Divisons-le donc en deux parties : c’est indispen-sable pour atteindre le but que nous poursuivons.

SOCRATE LE JEUNE

Dis-nous comment il faut faire cette division.

344

Page 346: Politique

L’ÉTRANGER

De cette manière : une partie se rapporte à la gran-deur et à la petitesse considérées dans leur rapportréciproque, l’autre, à ce que doit être nécessairementla chose que l’on fait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER

Ne te semble-t-il pas naturel que le plus grand nedoive être dit plus grand que par rapport au plus pe-tit, et le plus petit, plus petit que par rapport au plusgrand, à l’exclusion de toute autre chose ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

345

Page 347: Politique

Mais, d’autre part, ce qui dépasse le juste milieu oureste en deçà, soit dans les discours, soit dans les ac-tions, ne dirons-nous pas que c’est là réellement cequi distingue principalement parmi nous les bons etles méchants ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est évident.

L’ÉTRANGER

Il faut donc admettre, pour le grand et le petit, cesdeux manières d’exister et de juger ; nous ne devonspas dire, comme tout à l’heure, qu’ils doivent êtreseulement relatifs l’un à l’autre, mais plutôt, commenous le disons à présent, qu’ils sont d’une part relatifsl’un à l’autre et, d’autre part, relatifs à la juste mesure.Et voulons-nous savoir pourquoi ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien sûr.

L’ÉTRANGER

346

Page 348: Politique

Si l’on veut que la nature du plus grand n’ait pointde relation à autre chose qu’au plus petit, elle n’enaura jamais avec la juste mesure, n’est-il pas vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Mais n’allons-nous pas avec cette doctrine anéan-tir les arts et tous leurs ouvrages et abolir en outrela politique, qui est maintenant l’objet de nos re-cherches, et le tissage dont nous avons parlé ? Cartous ces arts ne considèrent pas ce qui est au-delà ouen deçà de la juste mesure comme inexistant, maiscomme une réalité fâcheuse contre laquelle ils sonten garde dans leurs opérations, et c’est en conservantainsi la mesure qu’ils produisent tous leurs chefs-d’oeuvre.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

347

Page 349: Politique

L’ÉTRANGER

Mais si nous abolissons la politique, il nous seraimpossible de continuer notre enquête sur la scienceroyale.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Donc, de même que, dans le cas du sophiste, nousavons contraint le non-être à être, parce que cetteexistence était l’unique refuge de notre raisonne-ment, de même il nous faut contraindre ici le pluset le moins à devenir commensurables non seule-ment l’un à l’autre, mais encore à la juste mesurequ’il faut produire ; car il est impossible de soutenirqu’il existe indubitablement des hommes d’Etat oud’autres hommes entendus à la pratique des affaires,si ce point n’est d’abord accordé.

SOCRATE LE JEUNE

348

Page 350: Politique

Il faut donc mettre tous nos efforts à en faire autantdans le cas qui nous occupe.

L’ÉTRANGER

XXV. - C’est là, Socrate, une besogne encore plusconsidérable que l’autre, et pourtant nous n’avonspas oublié combien celle-ci nous a pris de temps.Mais voici, à ce propos, une chose qu’on peut ad-mettre en toute justice.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle chose ?

L’ÉTRANGER

C’est que nous aurons besoin quelque jour de ceque nous venons de dire pour montrer ce qu’estl’exactitude en soi. Pour la question qui nous occupeà présent, notre démonstration est bonne et suffi-sante, et il me semble qu’elle trouve un magnifiqueappui dans ce raisonnement qui nous fait juger quetous les arts existent également et que le grand et lepetit se mesurent en relation non seulement l’un à

349

Page 351: Politique

l’autre, mais encore à la production de la juste me-sure. Car si la juste mesure existe, les arts existentaussi ; et, si les arts existent, elle existe aussi ; maisque l’un des deux n’existe pas, jamais aucun des deuxn’existera.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà qui est juste ; mais après ?

L’ÉTRANGER

Il est évident que, pour diviser l’art de mesurercomme nous l’avons dit, nous n’avons qu’à le couperen deux parties, mettant dans l’une tous les arts où lenombre, les longueurs, les profondeurs, les largeurs,les épaisseurs se mesurent à leurs contraires, et dansl’autre tous ceux qui se règlent sur la juste mesure, laconvenance, l’à-propos, la nécessité et tout ce qui setrouve également éloigné des extrêmes.

SOCRATE LE JEUNE

Tu parles là de deux divisions bien vastes et biendifférentes l’une de l’autre.

350

Page 352: Politique

L’ÉTRANGER

Oui, Socrate ; car ce qu’on entend parfois dire àbeaucoup d’habiles gens, persuadés qu’ils énoncentune vérité profonde, à savoir que l’art de mesurers’étend à tout ce qui devient, c’est justement celamême que nous disons à présent. En effet, tous lesouvrages de l’art participent à la mesure en quelquemanière. Mais, parce que les gens ne sont pas habi-tués à diviser par espèces les choses qu’ils étudient,ils réunissent tout de suite dans la même catégoriedes choses aussi différentes que celles-ci, parce qu’ilsles jugent semblables, et ils font le contraire pourd’autres choses, parce qu’ils ne les divisent pas enleurs parties, alors qu’il faudrait, quand on a d’abordreconnu dans plusieurs objets des caractères com-muns, ne pas les abandonner avant d’avoir décou-vert dans cette communauté les différences qui dis-tinguent les espèces, et, inversement, quand on a vules différences de toute sorte qui se trouvent dans unemultitude, il faudrait ne pas pouvoir s’en détourner ets’arrêter avant d’avoir enclos tous les traits de parentédans un ensemble unique de ressemblances et de lesavoir enveloppés dans l’essence d’un genre. Mais j’enai dit assez là-dessus, comme aussi sur les défauts etles excès ; prenons seulement garde que nous y avons

351

Page 353: Politique

trouvé deux espèces de l’art de mesurer, et rappelons-nous en quoi nous avons dit qu’elles consistaient.

SOCRATE LE JEUNE

Nous nous le rappellerons.

L’ÉTRANGER

XXVI. - Après ce discours, donnons audience à unautre qui touche à la fois l’objet même de nos re-cherches et tous les entretiens où l’on discute detelles matières.

SOCRATE LE JEUNE

De quoi s’agit-il ?

L’ÉTRANGER

Supposons qu’on nous pose cette question : quandon demande à un écolier qui apprend à lire de quelleslettres se compose tel ou tel mot, doit-on croire qu’onlui fait faire cette recherche en vue d’un seul mot, le

352

Page 354: Politique

mot en question, ou pour le rendre plus habile à liretous les mots qu’on peut lui proposer ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est pour tous les mots évidemment.

L’ÉTRANGER

Et notre enquête actuelle sur le politique, est-ce envue du politique lui-même que nous nous la sommesproposée ? n’est-ce pas plutôt pour devenir meilleursdialecticiens sur tous les sujets ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident aussi que c’est pour cela.

L’ÉTRANGER

On peut bien assurer qu’il n’y a pas un hommesensé qui voudrait se mettre en quête d’une défini-tion de la tisseranderie pour la seule tisseranderie.Mais il y a, ce me semble, une chose qui échappe auvulgaire, c’est que, pour certaines réalités, il y a des

353

Page 355: Politique

ressemblances naturelles qui tombent sous les senset sont faciles à percevoir, et qu’il n’est pas du toutmalaisé de les faire voir à ceux qui demandent uneexplication de quelqu’une de ces réalités, quand onne veut pas se donner de peine ni recourir au raison-nement pour l’expliquer ; mais qu’au contraire, pourles réalités les plus grandes et les plus précieuses,il n’existe point d’image faite pour en donner auxhommes une idée claire, image qu’il suffirait de pré-senter à celui qui vous interroge, en l’appropriant àl’un de ses sens, pour satisfaire entièrement son es-prit. Aussi faut-il travailler à se rendre capable dedonner et de comprendre la raison de chaque chose.Car les réalités immatérielles, qui sont les plus belleset les plus grandes, c’est la raison seule, et rien autre,qui nous les révèle clairement, et c’est à ces réalitésque se rapporte tout ce que nous disons en ce mo-ment. Mais il est plus facile, quel que soit le sujet, des’exercer sur de petites choses que sur des grandes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

354

Page 356: Politique

N’oublions donc pas pourquoi nous venons detraiter cette matière.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi ?

L’ÉTRANGER

C’est surtout à cause de cette impatience que nousont donnée ces longs détails sur le tissage, sur lemouvement rétrograde de l’univers et sur l’existencedu non-être à propos du sophiste. Nous sentions,en effet, qu’ils étaient trop longs et, sur tous, nousnous faisions des reproches, dans la crainte qu’ils nefussent pas seulement prolixes, mais encore super-flus. Nous voulons désormais éviter ces ennuis, etc’est pour tous ces motifs, sache-le, que nous avonsfait tous deux ces observations.

SOCRATE LE JEUNE

Entendu. Continue seulement.

L’ÉTRANGER

355

Page 357: Politique

Je dis donc qu’il faut que toi et moi, nous souve-nant de ce qui vient d’être dit, nous ne blâmions oun’approuvions jamais la brièveté ou la longueur denos propos en comparant leur étendue respective,mais en nous référant à cette partie de l’art de me-surer dont nous disions plus haut qu’il ne fallait pasla perdre de vue, la convenance.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais il ne faut pas non plus nous régler unique-ment sur elle. Car nous n’aurons nul besoin d’ajusterla longueur de nos discours au désir de plaire, sinonaccessoirement, et quant à la manière la plus facile etla plus rapide de chercher la solution d’un problèmedonné, la raison nous recommande de la tenir poursecondaire et de ne pas lui donner le premier rang,mais d’estimer bien davantage et par-dessus tout laméthode qui enseigne à diviser par espèces, et, si undiscours très long rend l’auditeur plus inventif, de lepoursuivre résolument, sans s’impatienter de sa lon-gueur ; et sans s’impatienter non plus, s’il se trouve

356

Page 358: Politique

un homme qui blâme les longueurs du discours dansdes entretiens comme les nôtres et n’approuve pointnos façons de tourner autour du sujet, il ne faut pas lelaisser partir en toute hâte et tout de suite après qu’ils’est borné à blâmer la longueur de la discussion ; illui reste à faire voir qu’il y a des raisons de croire que,si elle eût été plus courte, elle aurait rendu ceux qui yprenaient part plus aptes à la dialectique et plus in-génieux à démontrer la vérité par le raisonnement.Quant aux autres critiques ou éloges qu’on peut fairesur d’autres points, il ne faut aucunement s’en mettreen peine ; il ne faut même pas du tout avoir l’air deles entendre. Mais en voilà assez là-dessus, si tu esde mon avis. Revenons maintenant au politique pourlui appliquer l’exemple du tissage que nous avons ex-posé.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison : faisons comme tu dis.

L’ÉTRANGER

XXVII. - Nous avons déjà séparé le roi de la plu-part des arts qui lui sont apparentés, ou plutôt detous ceux qui s’occupent des troupeaux. Mais il reste,

357

Page 359: Politique

disons-nous, ceux qui sont, dans l’Etat même, desarts auxiliaires et des arts producteurs qu’il fautd’abord séparer les uns des autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien qu’il est difficile de les diviser en deux ?Pour quelle raison, c’est ce que nous verrons plusclairement, je pense, en avançant.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, ne divisons pas en deux.

L’ÉTRANGER

Divisons-les donc par membres, comme on fait lesvictimes, puisque nous ne pouvons pas les diviser endeux ; car il faut toujours diviser en un nombre aussirapproché que possible du nombre deux.

358

Page 360: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il nous y prendre ici ?

L’ÉTRANGER

Comme nous l’avons fait précédemment pour tousles arts qui fournissent des instruments au tissage : tusais que nous les avons mis alors dans la classe desarts auxiliaires.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il faut faire à présent la même chose : c’est en-core plus nécessaire qu’alors. Tous les arts qui fa-briquent dans la cité un instrument quelconque, pe-tit ou grand, doivent être classés comme arts auxi-liaires ; car, sans eux, il ne pourrait jamais exister niEtat ni politique, et cependant ils n’ont aucune partdans les opérations de l’art royal, nous pouvons l’af-firmer.

359

Page 361: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Non, en effet.

L’ÉTRANGER

A coup sûr, c’est une entreprise difficile que d’es-sayer de séparer ce genre des autres ; car on pour-rait dire qu’il n’est rien qui ne soit l’instrument d’unechose ou d’une autre, et l’assertion paraîtrait plau-sible. Cependant, parmi les objets que possède l’Etat,il en est d’une nature particulière, dont j’ai quelquechose à dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Qu’ils n’ont pas la même propriété que les autres ;car ils ne sont point fabriqués, comme l’instrument,pour produire, mais pour conserver ce qui a été pro-duit.

360

Page 362: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

C’est la classe des objets de toute sorte que l’on fa-brique pour contenir les matières sèches et humides,préparées au feu ou sans feu, et que nous désignonspar le nom unique de vases, classe très étendue et quin’a, que je sache, absolument aucun rapport avec lascience que nous cherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Considérons maintenant une troisième classed’objets différente des précédentes et très com-préhensive : terrestre ou aquatique, vagabonde oufixe, précieuse ou sans prix, elle n’a pourtant qu’unnom, parce qu’elle né produit pas autre chose quedes sièges et qu’elle fournit toujours un support àquelque chose.

361

Page 363: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Qu’est-ce ?

L’ÉTRANGER

C’est ce que nous appelons véhicule, et ce n’est pasdu tout l’ouvrage de la politique, mais bien plutôt del’art du charpentier, du potier et du forgeron.

SOCRATE LE JEUNE

Je saisis cela.

L’ÉTRANGER

XXVIII. - Après ces trois espèces, n’en faut-il pasmentionner une quatrième, qui diffère d’elles et quicomprend la plupart des choses dont nous avons déjàparlé, l’habillement en général, la plus grande par-tie des armes, les murs de tous les abris de terre oude pierre et mille autres choses ? Comme tout celaest fait pour abriter, on peut très justement l’appelerdu nom collectif d’abri et en rapporter la plus grandepartie à l’art de bâtir et à l’art de tisser bien plus jus-tement qu’à la politique.

362

Page 364: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, comme cinquième espèce, ne faut-il pas admettre l’ornementation, la peinture et toutesles imitations qu’on fait au moyen de la peinture et dela musique, oeuvres qui ne visent qu’à notre plaisir etqu’il serait juste de réunir sous une seule dénomina-tion ?

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

On dit, je crois, que c’est une sorte de divertisse-ment.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

363

Page 365: Politique

L’ ÉTRANGER

Et c’est bien de ce nom unique qu’il conviendra deles nommer toutes, puisque aucune d’elles n’est faitedans une intention sérieuse et qu’elles n’ont toutesen vue que l’amusement.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi, je le comprends assez bien.

L’ÉTRANGER

Mais ce qui fournit les matériaux desquels et danslesquels tous les arts que nous venons de citer fa-çonnent leurs ouvrages, cette espèce si variée, issuede beaucoup d’autres arts, n’en ferons-nous pas unesixième division ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

364

Page 366: Politique

De l’or, de l’argent, de tout ce qu’on extrait desmines, de tout ce que la coupe du bois et l’élagageen général abattent et fournissent à la charpenterie età la vannerie. Ajoutes-y la décortication des planteset l’art du corroyeur, qui dépouille de leur peau lescorps des animaux, et tous les arts analogues, qui,en préparant du liège, des papyrus et des liens, nouspermettent de fabriquer des espèces composées avecdes espèces simples. Donnons à tout cela un nomunique, appelons-le la première et simple acquisitionde l’homme, et disons qu’elle n’est en aucune ma-nière l’oeuvre de la science royale.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Enfin l’acquisition des aliments et toutes les chosesqui, se mélangeant à notre corps, ont le pouvoir d’enconforter les parties par des parties d’elles-mêmesnous donneront une septième espèce que nous dé-signerons tout entière par le nom de nourricière, sinous n’en avons pas de plus beau à lui donner. Maisil sera plus exact de ranger tout cela sous l’agriculture,

365

Page 367: Politique

la chasse, la gymnastique, la médecine, la cuisine quede l’attribuer à la politique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

XXIX. - Ainsi donc, à peu près tout ce qu’on peutposséder, à la réserve des animaux apprivoisés, a été,je crois, énuméré dans ces sept classes. Vois, en ef-fet : j’ai cité la classe des matières premières qui,en bonne justice, aurait dû être placée en tête, puisl’instrument, le vase, le véhicule, l’abri, le divertisse-ment, la nourriture. Nous négligeons ici les objets depeu d’importance que nous avons pu oublier et quiauraient pu rentrer dans quelqu’une de ces classes,par exemple le groupe de la monnaie, des sceaux etdes empreintes de toutes sortes. Car ces choses neforment aucune grande classe analogue aux autres ;mais les unes rentreront dans l’ornementation, lesautres dans les instruments, non sans résistance, ilest vrai, mais, en les tirant bien, ils s’y accommode-ront tout de même. Quant à la possession des ani-maux apprivoisés, à part les esclaves, il est évident

366

Page 368: Politique

qu’ils rentreront dans l’art d’élever des troupeaux, quia déjà été divisé en parties.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Reste le groupe des esclaves et des serviteurs, engénéral, parmi lesquels je prévois que nous allonsvoir apparaître ceux qui disputent au roi la confec-tion même du tissu, comme tout à l’heure les fileurs,les cardeurs et autres ouvriers dont nous avons parléle disputaient au tisserand. Pour tous les autres, quenous avons appelés auxiliaires, ils ont été écartés avecles ouvrages que nous venons de dire et séparés de lafonction royale et politique.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, du moins.

L’ÉTRANGER

367

Page 369: Politique

Allons maintenant, approchons-nous de ceux quirestent, pour les examiner de près et les connaîtreplus sûrement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

Nous trouvons d’abord que les plus grands servi-teurs, à en juger d’ici, sont, par leurs occupations etleur condition, le contraire de ce que nous avionssoupçonné.

SOCRATE LE JEUNE

Qui sont-ils ?

L’ÉTRANGER

Ce sont ceux qu’on achète et qu’on possède parce moyen. Nous pouvons, sans crainte d’être contre-dits, les appeler esclaves et affirmer qu’ils n’ont pas lamoindre part à l’art royal.

368

Page 370: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et ceux des hommes libres qui se rangent volon-tairement dans la classe des serviteurs avec ceux quenous venons de citer, et qui transportent et distri-buent également entre les uns et les autres les pro-duits de l’agriculture et des autres arts, les uns dansles marchés, les autres en passant de ville en ville,par terre et par mer, changeant monnaie contre mar-chandises ou monnaie contre monnaie, qu’on lesnomme changeurs, ou négociants, ou patrons devaisseaux, ou détaillants, est-ce qu’ils ont quelqueprétention à la politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Peut-être à la politique commerciale.

L’ÉTRANGER

369

Page 371: Politique

Pour les mercenaires et les hommes à gages quenous voyons tout prêts à se mettre au service du pre-mier venu, il n’y a pas de danger qu’on les trouve pre-nant part à la fonction royale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le feraient-ils, en effet ?

L’ÉTRANGER

Mais ceux qui, à l’occasion, s’acquittent pour nousde certains offices, qu’en dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quels offices et de quels hommes veux-tu par-ler ?

L’ÉTRANGER

De ceux qui forment la classe des hérauts, de ceuxqui, à force de servir, deviennent des clercs habiles, etde certains autres qui remplissent en perfection une

370

Page 372: Politique

foule d’autres fonctions relatives aux offices publics.De ceux-là, que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce que tu disais tout à l’heure, qu’ils sont des ser-viteurs, mais qu’ils ne sont pas eux-mêmes les chefsdes cités.

L’ÉTRANGER

Je ne rêvais pourtant pas, que je sache, quand j’aidit que c’était de ce côté que nous verrions apparaîtreceux qui élèvent les plus grandes prétentions à la po-litique, quoiqu’il puisse paraître fort étrange de leschercher dans un groupe quelconque de serviteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

371

Page 373: Politique

Approchons donc encore plus près de ceux quin’ont pas encore été passés à la pierre de touche. Cesont d’abord ceux qui s’occupent de divination et quipossèdent une partie de la science du service : car ilspassent pour être les interprètes des dieux auprès deshommes.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et d’autre part, la race des prêtres qui, selon l’opi-nion reçue, savent offrir, en sacrifiant aux dieux ennotre nom, des présents selon leur coeur et leur de-mander par des prières de nous octroyer des biens.Or ces deux fonctions sont bien des parties de l’art deservir.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble en tout cas.

L’ÉTRANGER

372

Page 374: Politique

XXX. - Je crois qu’à présent nous tenons une pistepour atteindre le but que nous poursuivons. Car lesprêtres et les devins ont l’air d’avoir une haute idéed’eux-mêmes et sont en grande vénération à cause dela grandeur de leurs fonctions. C’est à tel point qu’enEgypte un roi ne peut régner s’il n’est point prêtre, et,si par hasard il appartenait à une autre classe, avantd’avoir conquis le trône, il est forcé par la suite dese faire recevoir dans la caste sacerdotale. Chez lesGrecs aussi, on trouverait qu’en maint Etat ce sontles plus hauts magistrats qui sont chargés d’accom-plir les plus importants de ces sacrifices. Et c’est chezvous surtout que se vérifie ce que j’avance ; car ondit que c’est au roi désigné par le sort [17] que l’onconfie ici le soin d’offrir les sacrifices les plus solen-nels et qui remontent à la tradition nationale la plusancienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Il faut donc examiner à la fois ces rois désignés parle sort et ces prêtres, avec leurs assistants, et aussi cer-

373

Page 375: Politique

taine troupe très nombreuse, qui vient d’apparaître ànos yeux, à présent que les autres prétendants sontécartés.

SOCRATE LE JEUNE

De qui parles-tu donc ?

L’ÉTRANGER

De gens tout à fait étranges.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est une race formée de toute sorte de tribus, à cequ’il semble au premier coup d’oeil, - car beaucoupde ces gens ressemblent à des lions, à des centaures età d’autres êtres pareils, et un très grand nombre à dessatyres et à des bêtes sans force, mais pleines de ruse ;en un clin d’oeil, ils changent entre eux de formes et

374

Page 376: Politique

de propriétés. Ah ! Socrate, je crois que je viens de re-connaître ces gens-là.

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi ; tu as l’air de découvrir quelque chosed’étrange.

L’ÉTRANGER

Oui ; car c’est l’ignorance qui fait toujours paraîtreles choses étranges, et c’est ce qui m’est arrivé àmoi-même tout à l’heure ; en apercevant soudain lechoeur qui s’agite autour des affaires publiques, je nel’ai pas reconnu.

SOCRATE LE JEUNE

Quel choeur ?

L’ÉTRANGER

Le plus grand magicien de tous les sophistes et leplus habile dans cet art, et qu’il faut, bien que ce soittrès difficile à faire, distinguer des vrais politiques et

375

Page 377: Politique

des vrais rois, si nous voulons voir clairement ce quenous cherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Vraiment, c’est à quoi nous ne devons pas renon-cer.

L’ÉTRANGER

Nous ne le devons pas, c’est mon avis. Dis-moidonc.

SOCRATE LE JEUNE

XXXI. - Quoi ?

L’ÉTRANGER

La monarchie n’est-elle pas, selon nous, une desformes du pouvoir politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

376

Page 378: Politique

L’ÉTRANGER

Et après la monarchie, on peut nommer, je crois, legouvernement du petit nombre.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Une troisième forme de gouvernement, n’est-cepas le commandement de la multitude, qui a reçu lenom de démocratie ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais ces trois formes ne deviennent-elles pas cinqen quelque manière, en engendrant d’elles-mêmesdeux autres dénominations de surcroît ?

377

Page 379: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

En considérant ce qui prévaut dans ces gouverne-ments, la violence ou l’obéissance volontaire, la pau-vreté ou la richesse, la légalité ou l’illégalité, on diviseen deux chacun des deux premiers et, comme la mo-narchie offre deux formes, on l’appelle de deux noms,tyrannie ou royauté.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

De même tout gouvernement où domine le petitnombre s’appelle soit aristocratie, soit oligarchie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

378

Page 380: Politique

L’ÉTRANGER

Quant à la démocratie, que la multitude com-mande de gré ou de force à ceux qui possèdent,qu’elle observe exactement les lois ou ne les observepas, dans aucun cas, on n’a l’habitude de rien chan-ger à ce nom.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : pensons-nous que le vrai gouver-nement soit un de ceux que nous venons de définirpar ces termes un, quelques-uns, beaucoup ; richesseou pauvreté ; contrainte ou libre consentement, loisécrites ou absence de lois ?

SOCRATE LE JEUNE

Et qu’est-ce qui l’en empêcherait ?

L’ÉTRANGER

379

Page 381: Politique

Suis-moi par ici pour y voir plus clair.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

L’ÉTRANGER

Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit encommençant, ou nous en écarterons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Nous avons dit, je crois, que le commandementroyal était une science.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

380

Page 382: Politique

Et pas une science quelconque, mais bien unescience critique et directive, que nous avons relevéeentre les autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et dans la science directive nous avons distinguéune partie qui s’exerce sur les oeuvres inanimées, etune autre, sur les êtres vivants, et, divisant toujoursde cette manière, nous en sommes arrivés ici, sansperdre de vue la science, mais sans pouvoir définirnettement ce qu’elle est.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

381

Page 383: Politique

Dès lors, ne comprenons-nous pas que la dis-tinction entre les formes de gouvernement ne doitpas être cherchée dans le petit nombre, ni dans legrand nombre, ni dans l’obéissance volontaire, nidans l’obéissance forcée, ni dans la pauvreté, ni dansla richesse, mais bien dans la présence d’une science,si nous voulons être conséquents avec nos principes.

SOCRATE LE JEUNE

Quant à cela, nous ne pouvons pas faire autrement.

L’ÉTRANGER

XXXII. - Il est dès lors indispensable d’examinermaintenant dans laquelle de ces formes de gouver-nement se rencontre la science de commander auxhommes, la plus difficile peut-être et la plus impor-tante à acquérir. C’est en effet cette science qu’il fautconsidérer, afin de voir quels hommes nous devonsdistinguer du roi sage, parmi ceux qui prétendent êtredes hommes d’Etat et qui le font croire à beaucoup degens, bien qu’ils ne le soient en aucune façon.

SOCRATE LE JEUNE

382

Page 384: Politique

C’est, en effet, ce qu’il faut faire, comme la discus-sion nous l’a déjà indiqué.

L’ÉTRANGER

Or te semble-t-il que dans une cité la multitudesoit capable d’acquérir cette science ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Mais, dans une cité de mille hommes, est-il pos-sible que cent d’entre eux ou même cinquante la pos-sèdent dans une mesure suffisante ?

SOCRATE LE JEUNE

A ce compte, ce serait le plus facile de tous les arts.Nous savons bien que, sur mille hommes, on ne trou-verait jamais un pareil nombre de joueurs de trictracsupérieurs à tous ceux que renferme la Grèce, encoremoins un pareil nombre de rois. Car l’homme qui

383

Page 385: Politique

possède la science royale, qu’il règne ou non, a droit,d’après ce que nous avons dit, à être appelé roi.

L’ÉTRANGER

Tu fais bien de me le rappeler. Il suit de là, si jene me trompe, que le gouvernement véritable, s’il enexiste un de tel, doit être cherché dans un seul, oudans deux, ou dans un tout petit nombre d’hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais ceux-là, qu’ils commandent avec ou sans leconsentement de leurs sujets, selon des lois écritesou sans elles, et qu’ils soient riches ou pauvres, il fautcroire, comme nous le pensons maintenant, qu’ilsgouvernent suivant un certain art. Il en est absolu-ment de même des médecins : qu’ils nous guérissentavec ou sans notre consentement, en nous taillant,nous brûlant ou nous faisant souffrir de quelqueautre manière, qu’ils suivent des règles écrites ou s’en

384

Page 386: Politique

dispensent, qu’ils soient pauvres ou riches, quel quesoit le cas, nous ne les en tenons pas moins pour mé-decins, tant qu’ils nous régentent avec art, qu’ils nouspurgent ou nous amaigrissent d’une autre manière,ou nous font engraisser, pourvu que ce soit pour lebien de notre corps et pour le rendre meilleur, depire qu’il était, et que leur traitement sauve toujoursles malades qu’ils soignent. C’est en la définissant decette manière, j’en suis persuadé, et de cette manièreseulement, que nous pourrons affirmer que nous te-nons la seule définition juste de la médecine, commede tout autre art de commander.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXIII. - C’est donc, semble-t-il, une conséquenceforcée que, parmi les gouvernements, celui-là soitéminemment et uniquement le véritable gouverne-ment, où l’on trouve des chefs qui ne paraissent passeulement savants, mais qui le soient, et qu’ils gou-vernent suivant des lois ou sans lois, du consente-ment ou contre le gré de leurs sujets, qu’ils soient

385

Page 387: Politique

pauvres ou qu’ils soient riches, tout cela doit êtrecompté pour rien, quand il s’agit de la véritable règleen quoi que ce soit.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et, soit qu’ils purgent la cité pour son bien enmettant à mort ou bannissant quelques personnes,soit qu’ils l’amoindrissent en envoyant au-dehorsdes colonies comme des essaims d’abeilles, ou qu’ilsl’agrandissent en y amenant du dehors des gens dontils font des citoyens, tant qu’ils la conservent par lascience et la justice et la rendent meilleure, autantqu’il est en eux, c’est alors, c’est à ces traits seuls quenous devons reconnaître le véritable gouvernement.Quant à tous ceux dont nous parlons, il faut dire qu’ilsne sont pas légitimes et qu’ils n’existent même pas :ce ne sont que des imitations du gouvernement vé-ritable, et, si l’on dit qu’ils ont de bonnes lois, c’estqu’ils l’imitent dans le bon sens, tandis que les autresl’imitent dans le mauvais.

386

Page 388: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Sur tout le reste, étranger, ton langage me paraîtjuste ; mais que l’on doive gouverner sans lois, c’estune assertion un peu pénible à entendre.

L’ÉTRANGER

Tu ne m’as devancé que d’un instant, Socrate, avecta question ; car j’allais te demander si tu approuvestout ce que j’ai dit, ou si tu y trouves quelque chosede choquant. Mais, à présent, il est clair que ce quenous aurons à coeur de discuter, c’est la légitimitéd’un gouvernement sans lois.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Il est évident que la législation appartient jusqu’àun certain point à la science royale, et cependantl’idéal n’est pas que la force soit aux lois, mais à unroi sage. Sais-tu pourquoi ?

387

Page 389: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Et toi, comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

C’est que la loi ne pourra jamais embrasser exacte-ment ce qui est le meilleur et le plus juste pour tout lemonde à la fois, pour y conformer ses prescriptions :car les différences qui sont entre les individus et entreles actions et le fait qu’aucune chose humaine, pourainsi dire, ne reste jamais en repos interdisent à toutescience, quelle qu’elle soit, de promulguer en aucunematière une règle simple qui s’applique à tout et àtous les temps. Accordons-nous cela ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment s’y refuser ?

L’ÉTRANGER

Et cependant, nous le voyons, c’est à cette unifor-mité même que tend la loi, comme un homme butéet ignorant, qui ne permet à personne de rien faire

388

Page 390: Politique

contre son ordre, ni même de lui poser une question,lors même qu’il viendrait à quelqu’un une idée nou-velle, préférable à ce qu’il a prescrit lui-même.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai : la loi agit réellement à l’égard de chacunde nous comme tu viens de le dire.

L’ÉTRANGER

Il est donc impossible que ce qui est toujourssimple s’adapte exactement à ce qui ne l’est jamais.

SOCRATE LE JEUNE

J’en ai peur.

L’ÉTRANGER

XXXIV. - Alors, pourquoi donc est-il nécessaire delégiférer, si la loi n’est pas ce qu’il y a de plus juste ? Ilfaut que nous en découvrions la raison.

SOCRATE LE JEUNE

389

Page 391: Politique

Certainement.

L’ÉTRANGER

N’y a-t-il pas chez vous, comme dans d’autresEtats, des réunions d’hommes qui s’exercent soit à lacourse, soit à quelque autre jeu, en vue d’un certainconcours ?

SOCRATE LE JEUNE

Si, et même beaucoup.

L’ÉTRANGER

Eh bien, remettons-nous en mémoire les prescrip-tions des entraîneurs professionnels qui président àces sortes d’exercices.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

390

Page 392: Politique

Ils pensent qu’il n’est pas possible de faire des pres-criptions détaillées pour chaque individu, en ordon-nant à chacun ce qui convient à sa constitution. Ilscroient, au contraire, qu’il faut prendre les chosesplus en gros et ordonner ce qui est utile au corps pourla généralité des cas et la généralité des individus.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

C’est pour cela qu’imposant les mêmes travauxà des groupes entiers, ils leur font commencer enmême temps et finir en même temps, soit la course,soit la lutte, ou tous les autres exercices.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

391

Page 393: Politique

Croyons de même que le législateur, qui doit im-poser à ses ouailles le respect de la justice et descontrats, ne sera jamais capable, en commandant àtous à la fois, d’assigner exactement à chacun ce quilui convient.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Mais il prescrira, j’imagine, ce qui convient à lamajorité des individus et dans la plupart des cas,et c’est ainsi qu’il légiférera, en gros, pour chaquegroupe, soit qu’il promulgue des lois écrites, soit qu’ildonne force de loi à des coutumes traditionnellesnon écrites.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

392

Page 394: Politique

Oui, c’est juste. Comment, en effet, Socrate, unhomme pourrait-il rester toute sa vie aux côtés dechaque individu pour lui prescrire exactement cequ’il doit faire ? Au reste, j’imagine que, s’il y avaitquelqu’un qui en fût capable parmi ceux qui ont réel-lement reçu la science royale en partage, il ne consen-tirait guère à se donner des entraves en écrivant cequ’on appelle des lois.

SOCRATE LE JEUNE

Non, étranger, du moins d’après ce que nous ve-nons de dire.

L’ÉTRANGER

Et plus encore, excellent ami, d’après ce que nousallons dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

393

Page 395: Politique

Ceci. Il faut nous dire qu’un médecin ou un maîtrede gymnase qui va partir en voyage et qui pense resterlongtemps loin de ceux auxquels il donne ses soins,voudrait, s’il pense que ses élèves ou ses malades nese souviendront pas de ses prescriptions, les leur lais-ser par écrit, ou bien que ferait-il ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce que tu as dit.

L’ÉTRANGER

Mais si le médecin revenait après être resté envoyage moins longtemps qu’il ne prévoyait, est-cequ’il n’oserait pas à ces instructions écrites en sub-stituer d autres, si ses malades se trouvaient dans desconditions meilleures par suite des vents ou de toutautre changement inopiné dans le cours ordinairedes saisons ? ou persisterait-il à croire que personnene doit transgresser ses anciennes prescriptions, nilui-même en ordonnant autre chose, ni ses maladesen osant enfreindre les ordonnances écrites, commesi ces ordonnances étaient seules médicales et sa-lutaires, et tout autre régime insalubre et contraireà la science ? Se conduire de la sorte en matière de

394

Page 396: Politique

science et d’art, n’est-ce pas exposer sa façon de légi-férer au ridicule le plus complet ?

SOCRATE LE JEUNE

Sûrement.

L’ÉTRANGER

Et si après avoir édicté des lois écrites ou nonécrites sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, lebien et le mal, pour les troupeaux d’hommes qui segouvernent dans leurs cités respectives conformé-ment aux lois écrites, si, dis-je, celui qui a formuléces lois avec art, ou tout autre pareil à lui se repré-sente un jour, il lui serait interdit de les remplacerpar d’autres ! Est-ce qu’une telle interdiction ne pa-raîtrait pas réellement tout aussi ridicule dans ce casque dans l’autre ?

SOCRATE LE JEUNE

Si, assurément.

L’ÉTRANGER

395

Page 397: Politique

XXXV. - Sais-tu ce qu’on dit généralement à ce su-jet ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela ne me revient pas ainsi sur-le-champ.

L’ÉTRANGER

C’est pourtant bien spécieux. On dit, en effet, que,si un homme connaît des lois meilleures que cellesdes ancêtres, il ne doit les donner à sa patrie qu’aprèsavoir persuadé chacun de ses concitoyens ; autre-ment, non.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, n’est-ce pas juste ?

L’ÉTRANGER

Peut-être. En tout cas, si quelqu’un, au lieu de lespersuader, leur impose de force des lois meilleures,réponds, quel nom faudra-t-il donner à son coup de

396

Page 398: Politique

force ? Mais non, pas encore : revenons d’abord à ceque nous disions plus haut.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Si un médecin qui entend bien son métier, aulieu d’user de persuasion, contraint son malade, en-fant ou homme fait, ou femme, à suivre un meilleurtraitement, en dépit des préceptes écrits, quel nomdonnera-t-on à une telle violence ? Tout autre nom,n’est-ce pas ? que celui dont on appelle la faute contrel’art, l’erreur fatale à la santé. Et le patient ainsi traitéaurait le droit de tout dire sur son cas, sauf qu’il a étésoumis par les médecins qui lui ont fait violence à untraitement nuisible à sa santé et contraire à l’art.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

397

Page 399: Politique

Mais qu’est-ce que nous appelons erreur dans l’artpolitique ? N’est-ce pas la malhonnêteté, la méchan-ceté et l’injustice ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est exactement cela.

L’ÉTRANGER

Or, quand on a été contraint de faire contre les loisécrites et l’usage traditionnel des choses plus justes,meilleures et plus belles qu’auparavant, voyons, sil’on blâme cet usage de la force, ne sera-t-on pas tou-jours, à moins qu’on ne veuille se rendre absolumentridicule, autorisé à tout dire plutôt que de prétendreque les victimes de ces violences ont subi des traite-ments honteux, injustes, mauvais ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

398

Page 400: Politique

Mais faut-il dire que la violence est juste, si sonauteur est riche, et injuste s’il est pauvre ? Ne faut-il pas plutôt, lorsqu’un homme, qu’il ait ou n’ait paspersuadé les citoyens, qu’il soit riche ou qu’il soitpauvre, qu’il agisse suivant ou contre les lois écrites,fait des choses utiles, voir en cela le critère le plus sûrd’une juste administration de l’Etat, critère d’aprèslequel l’homme sage et bon administrera les affairesde ses sujets ? De même que le pilote, toujours atten-tif au bien du vaisseau et des matelots, sans écrireun code, mais en prenant son art pour loi, sauve sescompagnons de voyage, ainsi et de la même façondes hommes capables de gouverner d’après ce prin-cipe pourraient réaliser une constitution droite, endonnant à leur art une force supérieure à celle deslois. Enfin, quoi qu’ils fassent, les chefs sensés necommettent pas d’erreur, tant qu’ils observent cettegrande et unique règle, de dispenser toujours avecintelligence et science aux membres de l’Etat la jus-tice la plus parfaite, et, tant qu’ils sont capables de lessauver et de les rendre, autant que possible, meilleursqu’ils n’étaient.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’y a rien à objecter à ce que tu viens de dire.

399

Page 401: Politique

L’ÉTRANGER

Et rien non plus à ceci.

SOCRATE LE JEUNE

XXXVI. - De quoi veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER

Je veux dire que jamais un grand nombred’hommes, quels qu’ils soient, n’acquerront ja-mais une telle science et ne deviendront capablesd’administrer un Etat avec intelligence, et que c’estchez un petit nombre, chez quelques-uns, ou unseul, qu’il faut chercher cette science unique duvrai gouvernement, que les autres. gouvernementsdoivent être considérés comme des imitations decelui-là, imitations tantôt bien, tantôt mal réussies.

SOCRATE LE JEUNE

Comment entends-tu cela ? Car, même tout àl’heure, j’ai mal compris ce que sont ces imitations.

400

Page 402: Politique

L’ÉTRANGER

Nous nous exposerions à un reproche sérieux si,après avoir soulevé cette question, nous la laissionstomber, sans la traiter à fond et sans montrer l’erreurqu’on commet aujourd’hui en cette matière.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle erreur ?

L’ÉTRANGER

Voici ce que nous avons à chercher. Ce n’est pas dutout ordinaire ni aisé à voir ; essayons pourtant de lesaisir. Puisqu’il n’y a pas pour nous d’autre gouverne-ment parfait que celui que nous avons dit, ne vois-tupas que les autres ne peuvent subsister qu’en lui em-pruntant ses lois écrites, en faisant ce qu’on approuveaujourd’hui, bien que ce ne soit pas le plus raison-nable ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

401

Page 403: Politique

L’ÉTRANGER

C’est que personne dans la cité n’ose rien fairecontre les lois et que celui qui l’oserait soit puni demort et des derniers supplices. Et c’est là le principele plus juste et le plus beau, en seconde ligne, quandon a écarté le premier, que nous avons exposé toutà l’heure. Comment s’est établi ce principe que nousmettons en seconde ligne, c’est ce qu’il nous faut ex-pliquer, n’est-ce pas ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXVII. - Revenons donc aux images qui s’im-posent chaque fois que nous voulons portraire deschefs faits pour la royauté.

SOCRATE LE JEUNE

Quelles images ?

402

Page 404: Politique

L’ÉTRANGER

Celle de l’excellent pilote et du médecin « qui vautbeaucoup d’autres hommes [18] ». Façonnons une si-militude où nous les ferons figurer et observons-les.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle similitude ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci. Suppose que nous nous mettions tous entête que nous souffrons de leur part d’abominablestraitements, par exemple, que si l’un ou l’autre veutsauver l’un d’entre nous, l’un comme l’autre le sauve,mais que s’ils veulent le mutiler, ils le mutilent, en letaillant, en le brûlant, en lui enjoignant de leur ver-ser, comme une sorte d’impôt, des sommes dont ilsne dépensent que peu ou rien pour le malade, et dé-tournent le reste pour leur usage ou celui de leur mai-son. Finalement ils vont jusqu’à se laisser payer parles parents ou les ennemis du malade pour le tuer. Deleur côté, les pilotes commettent mille autres méfaitsdu même genre ; ils vous laissent traîtreusement seulsà terre, quand ils prennent le large ; ils font de fausses

403

Page 405: Politique

manoeuvres en pleine mer et jettent les hommes àl’eau, sans parler des autres méchancetés dont ilsse rendent coupables. Suppose qu’avec ces idées entête, nous décidions, après en avoir délibéré, de neplus permettre à aucun de ces deux arts de comman-der en maître absolu ni aux esclaves, ni aux hommeslibres, de nous réunir nous-mêmes en assemblées, oùl’on admettrait, soit le peuple tout entier, soit seule-ment les riches, et d’accorder aux ignorants et aux ar-tisans le droit de donner leur avis sur la navigation etsur les maladies, et de décider comment il faut appli-quer aux malades les remèdes et les instruments mé-dicaux, comment il faut manoeuvrer les vaisseaux etles engins nautiques, soit pour naviguer, soit pour af-fronter les dangers du vent et de la mer pendant lanavigation, ou les rencontres de pirates, et si, dansun combat naval, il faut opposer aux vaisseaux longsdes vaisseaux du même genre ; enfin d’écrire ce quela foule aurait décidé à ce sujet, soit que des méde-cins et des pilotes ou que des ignorants aient pris partaux délibérations, sur des tables tournantes [19] ousur des colonnes, ou bien, sans l’écrire, de l’adopter àtitre de coutumes ancestrales et de nous régler désor-mais sur toutes ces décisions pour naviguer et poursoigner les malades.

404

Page 406: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Ce sont des choses bien étranges que tu dis là.

L’ÉTRANGER

Suppose encore que l’on institue chaque année deschefs du peuple, tirés au sort, soit parmi les riches,soit dans le peuple tout entier, et que les chefs ainsiinstitués se règlent sur les lois écrites pour gouvernerles vaisseaux et soigner les malades.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est encore plus difficile à admettre.

L’ÉTRANGER

XXXVIII. - Considère maintenant ce qui suit.Lorsque chacun des magistrats aura fini son année, ilfaudra constituer des tribunaux dont les juges serontchoisis parmi les riches ou tirés au sort dans le peupletout entier, et v faire comparaître les magistrats sor-tis de charge pour qu’ils rendent leurs comptes. Qui-conque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas,

405

Page 407: Politique

pendant leur année, gouverné les vaisseaux suivantles lois écrites ou suivant les vieilles coutumes desancêtres, et l’on pourra de même accuser ceux quisoignent les malades, et les mêmes juges fixerontla peine ou l’amende que les condamnés auront àpayer.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, si un homme consentait volontairement àcommander parmi de tels gens, il mériterait bientoutes les peines et amendes possibles.

L’ÉTRANGER

Il faudra encore après cela établir une loi portantque si l’on surprend quelqu’un à faire des recherches,en dépit des règles écrites, sur l’art du pilotage et lanavigation et sur la santé et la vraie science médicale,dans ses rapports avec les vents, le chaud et le froid,et à imaginer quelque nouveauté en ces matières,d’abord, on ne lui donnera pas le nom de médecin,ni de pilote, mais celui de discoureur en l’air et desophiste bavard [20] , ensuite, que quiconque le vou-dra, parmi ceux qui en ont le droit, pourra l’accuser et

406

Page 408: Politique

le traduire devant quelque tribunal comme corrom-pant les jeunes gens et leur persuadant de pratiquerle pilotage et la médecine sans tenir compte des lois,en gouvernant, au contraire, en maîtres absolus lesvaisseaux et les malades ; et s’il est avéré qu’il donne,soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils-contraires aux lois et aux règlements écrits, on le pu-nira des derniers supplices ; car il ne doit rien y avoirde plus sage que les lois, vu que personne n’ignorela médecine, l’hygiène, ni le pilotage et la naviga-tion ; car il est loisible à tout le morde d’apprendre lesrègles écrites et les coutumes reçues dans la nation.S’il en devait être ainsi, Socrate, et de ces sciences, etde la stratégie, et de toute espèce de chasse, et de lapeinture ou de toute autre partie de l’imitation en gé-néral, de la charpenterie et de la fabrication d’usten-siles de toute espèce, ou de l’agriculture, ou de toutel’horticulture ; si nous devions voir pratiquer suivantdes règles écrites l’élevage des chevaux ou l’art en gé-néral de soigner les troupeaux, ou la divination, outoutes les parties qu’embrasse l’art de servir, ou le jeudu trictrac, ou la science des nombres tout entière,soit pure, soit appliquée aux surfaces planes, aux so-lides, aux mouvements, que deviendraient tous cesarts ainsi traités et réglés sur des lois écrites, au lieude l’être sur l’art ?

407

Page 409: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident que c’en serait fait pour nous de tousles arts et qu’ils ne renaîtraient plus jamais, par suitede cette loi qui interdit la recherche ; et la vie, déjà sidure à présent, deviendrait alors absolument insup-portable.

L’ÉTRANGER

XXXIX. - Et ceci, qu’en diras-tu ? Si nous exigionsque chacun des arts que j’ai nommés fût asservi à desrèglements et que le chef désigné par l’élection ou parle sort veillât à leur exécution, mais que ce chef ne tîntaucun compte des règles écrites et que, par amour dugain ou par une complaisance particulière, il essayâtd’agir autrement qu’elles ne le prescrivent, bien qu’ilne sût rien, ne serait-ce pas là un mal encore plusgrave que le précédent ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

408

Page 410: Politique

Il me semble, en effet, que, si l’on enfreint les loisqui ont été instituées d’après une longue expérienceet dont chaque article a été sanctionné par le peuplesur les conseils et les exhortations de conseillers bienintentionnés, celui qui y contrevient commet unefaute cent fois plus grande que la première et anéan-tit toute activité plus sûrement encore que ne le fai-saient les règlements.

SOCRATE LE JEUNE

Naturellement.

L’ÉTRANGER

Par conséquent, lorsqu’on institue des lois et desrègles écrites en quelque matière que ce soit, il nereste qu’un second parti à prendre, c’est de ne jamaispermettre ni à un seul individu ni à la foule de rienentreprendre qui y soit contraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

409

Page 411: Politique

L’ÉTRANGER

Ces lois, écrites par des hommes qui possèdentla science, autant qu’il est possible, ne seraient-ellespas, en chaque matière, des imitations de la vérité ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et pourtant nous avons dit, s’il nous en souvient,que l’homme qui sait, le véritable politique, agiraitsouvent suivant son art, sans s’inquiéter aucune-ment, pour se conduire, des règlements écrits, lors-qu’une autre manière de faire lui paraîtrait meilleureque les règles qu’il a rédigées lui-même et adresséesà des hommes qui sont loin de lui.

SOCRATE LE JEUNE

Nous l’avons dit, en effet.

L’ÉTRANGER

410

Page 412: Politique

Or, quand un individu quelconque ou une foulequelconque, ayant des lois établies, entreprennent, àl’encontre de ces lois, de faire quelque chose qui leurparaît préférable, ne font-ils pas, autant qu’il est eneux, la même chose que ce politique véritable ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Si ce sont des ignorants qui agissent ainsi, ils es-saieront sans doute d’imiter la vérité, mais ils l’imi-teront fort mal ; si, au contraire, ce sont des gens sa-vants dans leur art, ce n’est plus là de l’imitation, c’estla parfaite vérité même dont nous avons parlé.

SOCRATE LE JEUNE

A coup sûr.

L’ÉTRANGER

411

Page 413: Politique

Cependant nous sommes tombés d’accord précé-demment qu’aucune foule n’est capable de s’assimi-ler un art, quel qu’il soit. Notre accord reste acquis ?

SOCRATE LE JEUNE

Il reste acquis.

L’ÉTRANGER

Dès lors, s’il existe un art royal, la foule des richeset le peuple tout entier ne pourront jamais s’assimilercette science politique.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourraient-ils ?

L’ÉTRANGER

Il faut donc, à ce qu’il semble, que ces sortes degouvernements, s’ils veulent imiter le mieux possiblele gouvernement véritable, celui de l’homme uniquequi gouverne avec art, se gardent bien, une fois qu’ils

412

Page 414: Politique

ont des lois établies, de jamais rien faire contre lesrègles écrites et les coutumes des ancêtres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Quand ce sont les riches qui imitent ce gouverne-ment, nous nommons ce gouvernement-là aristocra-tie, et, quand ils ne s’inquiètent pas des lois, oligar-chie.

SOCRATE LE JEUNE

Il y a apparence.

L’ÉTRANGER

Cependant, quand c’est un seul qui commandeconformément aux lois, en imitant le savant poli-tique, nous l’appelons roi, sans distinguer par desnoms différents celui qui règne suivant la science decelui qui suit l’opinion.

413

Page 415: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Ainsi, lors même qu’un homme réellement savantrègne seul, il n’en reçoit pas moins ce même nom deroi, et on ne lui en donne pas d’autre. Il en résulte quela totalité des noms donnés aux gouvernements quel’on distingue actuellement se réduit au nombre decinq.

SOCRATE LE JEUNE

A ce qu’il semble du moins.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! lorsque le chef unique n’agit ni sui-vant les lois, ni suivant les coutumes et qu’il prétend,comme le politique savant, qu’il faut faire passer lemeilleur avant les règles écrites, alors que c’est aucontraire la passion ou l’ignorance qui inspirent sonimitation, est-ce qu’il ne faut pas alors nommer ty-rans tous les chefs de cette sorte ?

414

Page 416: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

XL. - Voilà donc, disons-nous, comment sont nésle tyran, le roi, l’oligarchie, l’aristocratie et la démo-cratie leur origine est la répugnance que les hommeséprouvent pour ce monarque unique que nous avonsdépeint. Ils ne croient pas qu’il puisse jamais y avoirun homme qui soit digne d’une telle autorité et quiveuille et puisse gouverner avec vertu et science, dis-pensant comme il faut la justice et l’équité à tous sessujets. Ils croient au contraire qu’il outragera, tuera,maltraitera tous ceux de nous qu’il lui plaira. S’il yavait, en effet, un monarque tel que nous disons, ilserait aimé et vivrait heureux en administrant le. seulEtat qui soit parfaitement bon.

SOCRATE LE JEUNE

Comment en douter ?

L’ÉTRANGER

415

Page 417: Politique

Mais, puisqu’en fait, comme nous le disons, il nenaît pas dans les Etats de roi comme il en éclôt dansles ruches, doué dès sa naissance d’un corps et d’unesprit supérieurs, nous sommes, à ce qu’il semble, ré-duits à nous assembler pour écrire des lois, en suivantles traces de la constitution la plus vraie.

SOCRATE LE JEUNE

Il y a des chances qu’il en soit ainsi.

L’ÉTRANGER

Nous étonnerons-nous donc, Socrate, de tous lesmaux qui arrivent et ne cesseront pas d’arriver dansde tels gouvernements, lorsqu’ils sont basés sur ceprincipe qu’il faut conduire les affaires suivant leslois écrites et les coutumes, et non sur la science,alors que chacun peut voir que, dans tout autre art, lemême principe ruinerait toutes les oeuvres ainsi pro-duites ? Ce qui doit plutôt nous étonner, n’est-ce pasla stabilité inhérente à la nature de l’Etat ? Car, mal-gré ces maux qui rongent les Etats depuis un tempsinfini, quelques-uns d’entre eux ne laissent pas d’êtrestables et ne sont pas renversés. Mais il y en a beau-coup qui, de temps à autre, comme des vaisseaux qui

416

Page 418: Politique

sombrent, périssent, ont péri et périront par l’inca-pacité de leurs pilotes et de leur équipage, lesquelstémoignent sur les matières les plus importantes laplus grande ignorance et, sans rien connaître à la po-litique, clac, de toutes les sciences, c’est celle dont ilsont la connaissance la plus nette et la plus détaillée.

SOCRATE LE JEUNE

Rien n’est plus vrai.

L’ÉTRANGER

XLI. - Et maintenant, parmi ces gouvernementsimparfaits, où la vie est toujours difficile, quel est lemoins incommode, et quel est le plus insupportable ?N’est-ce pas là ce qu’il nous faut voir, bien que cettequestion ne soit qu’accessoire par rapport à notre ob-jet présent ? Mais, en somme, il y a peut-être toujoursun motif accessoire à l’origine de toutes nos actions.

SOCRATE LE JEUNE

Il faut traiter la question, c’est indispensable.

417

Page 419: Politique

L’ÉTRANGER

Eh bien, tu peux dire que des trois gouvernements,le même est à la fois le plus incommode et le plus aiséà supporter.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Rien autre chose, sinon que le gouvernement d’unseul, celui du petit nombre et celui de la multitudesont les trois dont nous avons parlé au début de cedébat qui nous a submergés.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

418

Page 420: Politique

Eh bien, divisons-les chacun en deux et faisons-ensix, en plaçant à part, comme septième, le gouverne-ment parfait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Nous avons dit que le gouvernement d’un seuldonnait naissance à la royauté et à la tyrannie, le gou-vernement du petit nombre à l’aristocratie avec sonnom d’heureux augure et à l’oligarchie, et le gouver-nement de la multitude à ce que nous avons appelédu nom unique de démocratie ; mais à présent il nousfaut aussi la tenir pour double.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc, et d’après quel principe ladiviserons-nous ?

L’ÉTRANGER

419

Page 421: Politique

D’après le même exactement que les autres, eût-ildéjà un double nom [21] . En tout cas, on peut com-mander selon les lois ou au mépris des lois dans cegouvernement, comme dans les autres.

SOCRATE LE JEUNE

On le peut, en effet.

L’ÉTRANGER

Au moment où nous étions à la recherche de lavraie constitution, cette division était sans utilité,comme nous l’avons montré précédemment. Maismaintenant que nous avons mis à part cette consti-tution parfaite et que nous avons admis la nécessitédes autres, chacune d’elles se divise en deux, suivantqu’elles méprisent ou respectent la loi.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, d’après ce qui vient d’être dit.

L’ÉTRANGER

420

Page 422: Politique

Or la monarchie, liée par de bonnes règles écritesque nous appelons lois, est la meilleure de toutes lessix ; mais sans lois, elle est incommode et rend l’exis-tence très pénible.

SOCRATE LE JEUNE

On peut le croire.

L’ÉTRANGER

Quant au gouvernement du petit nombre, demême que peu est un milieu entre un seul et la multi-tude, regardons-le de même comme un milieu entreles deux autres. Pour celui de la multitude, tout y estfaible et il ne peut rien faire de grand, ni en bien, nien mal, comparativement aux autres, parce que l’au-torité y est répartie par petites parcelles entre beau-coup de mains. Aussi, de tous ces gouvernements,quand ils sont soumis aux lois, celui-ci est le pire,mais, quand ils s’y dérobent, c’est le meilleur de tous ;s’ils sont tous déréglés, c’est en démocratie qu’il faitle meilleur vivre ; mais, s’ils sont bien ordonnés, c’estle pire pour y vivre, et c’est celui que nous avonsnommé en premier lieu qui, à ce point de vue, tientle premier rang et qui vaut le mieux, à l’exception du

421

Page 423: Politique

septième ; car celui-là doit être mis à part de tous lesautres, comme Dieu est à part des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien que les choses soient et se passentainsi, et il faut faire comme tu dis.

L’ÉTRANGER

Alors ceux qui prennent part à tous ces gouver-nements, à l’exception du gouvernement scienti-fique, doivent être éliminés, comme n’étant pas deshommes d’Etat, mais des partisans ; comme ils sontpréposés aux plus vains simulacres, ils ne sont eux-mêmes que des simulacres, et, comme ils sont lesplus grands imitateurs et les plus grands charlatans,ils sont aussi les plus grands des sophistes.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà un mot qui semble être sorti juste à propos àl’adresse des prétendus politiques.

L’ÉTRANGER

422

Page 424: Politique

Oui ; c’est vraiment pour nous comme un drame,où l’on voit, ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure,une bande bruyante de centaures et de satyres, qu’ilfallait écarter de la science politique ; et maintenantvoilà la séparation faite, bien qu’à grand-peine.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Mais il reste une autre troupe encore plus difficileà écarter, parce qu’elle est à la fois plus étroitementapparentée à la race royale et plus malaisée à recon-naître. Et il me semble que nous sommes à peu prèsdans la situation de ceux qui épurent l’or.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

423

Page 425: Politique

Ces ouvriers-là commencent par écarter la terre,les pierres et beaucoup d’autres choses ; mais, aprèscette opération, il reste mêlées à l’or les substancesprécieuses qui lui sont apparentées et que le feu seulpeut en séparer : le cuivre, l’argent et parfois aussil’adamas [22] , qui, séparés, non sans peine, par l’ac-tion du feu et diverses épreuves, nous laissent voir cequ’on appelle l’or pur seul et réduit à lui-même.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est bien ainsi, dit-on, que la chose se passe.

L’ÉTRANGER

XLII. - C’est d’après la même méthode, si je ne metrompe, que nous avons nous-mêmes tout à l’heureséparé de la science politique tout ce qui en diffère,tout ce qui lui est étranger et sans lien d’amitié avecelle, et laissé les sciences précieuses qui lui sont ap-parentées. Tels sont l’art militaire, la jurisprudence ettout cet art de la parole associé à la science royale, quipersuade le juste, et gouverne de concert avec elle lesaffaires de l’Etat. Maintenant quel serait le moyen leplus aisé de les éliminer et de faire paraître nu et seulen lui-même celui que nous cherchons ?

424

Page 426: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident que c’est ce qu’il faut essayer de fairepar quelque moyen.

L’ÉTRANGER

S’il ne tient qu’à essayer, nous le découvrirons sû-rement. Mais il nous faut recourir à la musique pourle bien faire voir. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Il y a bien, n’est-ce pas, un apprentissage de la mu-sique et en général des sciences qui ont pour objet letravail manuel ?

SOCRATE LE JEUNE

oui.

425

Page 427: Politique

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi encore : décider s’il faut apprendreou non telle ou telle de ces sciences, ne dirons-nouspas aussi que c’est une science qui se rapporte à cessciences mêmes ? ou bien que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous dirons que c’est une science qui se rapporteaux autres.

L’ÉTRANGER

Ne conviendrons-nous pas qu’elle en diffère ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Dirons-nous aussi qu’aucune d’elles ne doit com-mander à aucune autre, ou que les premières doivent

426

Page 428: Politique

commander à celle-ci, ou que celle-ci doit présider etcommander toutes les autres ?

SOCRATE LE JEUNE

Que celle-ci doit commander aux autres.

L’ÉTRANGER

Ainsi tu déclares que c’est à la science qui décides’il faut ou non apprendre celle qui est apprise et quienseigne que nous devons attribuer le commande-ment ?

SOCRATE LE JEUNE

Catégoriquement.

L’ÉTRANGER

Et celle qui décide s’il faut ou non persuader, doit-elle commander à celle qui sait persuader ?

SOCRATE LE JEUNE

427

Page 429: Politique

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, à quelle science attribuerons-nousle pouvoir de persuader la foule et la populace en leurcontant des fables au lieu de les instruire ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est clair, je pense, qu’il faut l’attribuer à la rhéto-rique.

L’ÉTRANGER

Et le pouvoir de décider s’il faut faire telle ou tellechose et agir envers certaines personnes, en em-ployant la persuasion ou la violence, ou s’il faut nerien faire du tout, à quelle science l’attribuerons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

A celle qui commande à l’art de persuader et à l’artde dire.

428

Page 430: Politique

L’ÉTRANGER

Et celle-là n’est pas autre, je pense, que la capacitédu politique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Nous avons eu vite fait, ce me semble, de sépa-rer de la politique cette fameuse rhétorique, en tantqu’elle est d’une autre espèce, mais subordonnée àelle.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

XLIII. - Et de cette autre faculté, que faut-il en pen-ser ?

429

Page 431: Politique

SOCRATE LE JEUNE

De quelle faculté ?

L’ÉTRANGER

De celle qui sait comment il faut faire la guerre àceux à qui nous déciderons de la faire. Dirons-nousqu’elle est étrangère à l’art ou qu’elle relève de l’art ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment croire qu’elle est étrangère à l’art, quandon la voit en action dans la stratégie et dans toutes lesopérations de la guerre ?

L’ÉTRANGER

Mais celle qui sait et peut décider s’il faut fairela guerre ou traiter à l’amiable, la regarderons-nouscomme différente de la précédente ou comme iden-tique ?

SOCRATE LE JEUNE

430

Page 432: Politique

D’après ce qui a été dit précédemment, il faut laregarder comme différente.

L’ÉTRANGER

Ne déclarerons-nous pas qu’elle commande àl’autre, si nous voulons rester fidèles à nos affirma-tions précédentes ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est mon avis.

L’ÉTRANGER

Mais à cet art si savant et si important qu’est l’artde la guerre en son ensemble, quel autre art nousaviserons-nous de lui donner pour maître, sinon levéritable art politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous ne lui en donnerons pas d’autre.

L’ÉTRANGER

431

Page 433: Politique

Nous n’admettrons donc pas que la science des gé-néraux soit la science politique, puisqu’elle est à sonservice ?

SOCRATE LE JEUNE

II n’y a pas d’apparence.

L’ÉTRANGER

Allons maintenant, examinons aussi la puissancedes magistrats, quand ils rendent des jugementsdroits.

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

Va-t-elle donc plus loin qu’à juger les contrats,d’après toutes les lois existantes qu’elle a reçues duroi législateur, et à déclarer, en se réglant sur elles, cequi a été classé comme juste ou comme injuste, mon-trant comme vertu particulière que ni les présents, ni

432

Page 434: Politique

la crainte, ni la pitié, ni non plus la haine, ni l’amitiéne peuvent la gagner et la résoudre à trancher les dif-férends des parties contrairement à l’ordre établi parle législateur ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, son action ne va guère au-delà de ce que tu asdit.

L’ÉTRANGER

Nous voyons donc que la force des juges n’est pointla force royale, mais la gardienne des lois et la ser-vante de la royauté.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble.

L’ÉTRANGER

Constatons donc, après avoir examiné toutes lessciences précitées, qu’aucune d’elles ne nous estapparue comme étant la science politique ; car la

433

Page 435: Politique

science véritablement royale ne doit pas agir elle-même, mais commander à celles qui sont capablesd’agir ; elle connaît les occasions favorables ou défa-vorables pour commencer et mettre en train les plusgrandes entreprises dans les cités ; c’est aux autres àexécuter ce qu’elle prescrit.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi les sciences que nous avons passées en re-vue tout à l’heure ne se commandent ni les unes auxautres, ni à elles-mêmes, mais chacune d’elles, ayantsa sphère d’activité particulière, a reçu justement unnom particulier correspondant à sa fonction propre.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble du moins.

L’ÉTRANGER

434

Page 436: Politique

Mais celle qui commande à toutes ces sciences etqui veille aux lois et à tous les intérêts de l’Etat, entissant tout ensemble de la manière la plus parfaite,nous avons tout à fait le droit, ce me semble, pourdésigner d’un nom compréhensif son pouvoir sur lacommunauté, de l’appeler politique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XLIV. - Or çà, ne voudrions-nous pas expliquer lapolitique à son tour sur le modèle du tissage, à pré-sent que tous les genres de sciences contenus dans lacité sont devenus clairs pour nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui, nous le voulons, et même fortement.

L’ÉTRANGER

435

Page 437: Politique

Nous avons donc, ce me semble, à expliquer dequelle nature est le tissage royal, comment il entre-croise les fils et quel est le tissu qu’il nous fournit.

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Certes, c’est une chose difficile que nous sommesobligés d’exposer, à ce que je vois.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en faut pas moins le faire.

L’ÉTRANGER

Qu’une partie de la vertu diffère, en un sens, d’uneautre espèce de la vertu, cette assertion donne aisé-ment prise aux disputeurs qui s’appuient sur les opi-nions de la multitude.

SOCRATE LE JEUNE

436

Page 438: Politique

je ne comprends pas.

L’ÉTRANGER

Je reprends d’une autre façon. Je suppose que turegardes le courage comme une partie de la vertu.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et la tempérance comme différente du courage,mais comme étant pourtant une partie de la vertuaussi bien que lui.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, sur ces vertus, il faut oser dire une chosequi surprendra.

437

Page 439: Politique

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

C’est qu’elles sont, en un sens, violemment en-nemies l’une de l’autre et forment deux factionscontraires dans beaucoup d’êtres où elles se trouvent.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Une chose absolument contraire à ce qu’on ditd’habitude ; car on soutient, n’est-ce pas ? que toutesles parties de la vertu sont amies les unes des autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

438

Page 440: Politique

Examinons donc avec une grande attention si lachose est aussi simple qu’on le dit, ou si décidémentil n’y a pas quelqu’une d’elles qui soit en désaccordavec ses sueurs.

SOCRATE LE JEUNE

Soit ; mais explique comment il faut conduire cetexamen.

L’ÉTRANGER

Il faut chercher en toutes choses ce que nous appe-lons beau, mais que nous rangeons en deux espècesopposées l’une à l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi encore plus clairement.

L’ÉTRANGER

La vivacité et la vitesse, soit dans le corps, soitdans l’esprit, soit dans l’émission de la voix, qu’on lesconsidère en ces objets mêmes ou dans les images

439

Page 441: Politique

qu’en produisent par l’imitation la musique et lapeinture, sont-ce là des qualités que tu aies jamaislouées toi-même ou que tu aies entendu louer par unautre en ta présence ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien certainement.

L’ÉTRANGER

Te rappelles-tu aussi comment on s’y prend pourlouer chacune de ces choses ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Serais-je capable de t’expliquer par des parolescomment je l’entends ?

SOCRATE LE JEUNE

440

Page 442: Politique

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Tu as l’air de croire que c’est une chose facile. Quoiqu’il en soit, examinons-la dans les genres contraires.Souvent et en beaucoup d’actions, chaque fois quenous admirons la vitesse, la force, la vivacité de lapensée et du corps, et de la voix aussi, nous nous ser-vons pour louer ces qualités d’un seul mot, celui deforce.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Nous disons vif et fort, vite et fort, véhément etfort ; et, en tout cas, c’est en appliquant à toutes cesqualités l’épithète commune que je viens d’énoncer,que nous exprimons leur éloge.

SOCRATE LE JEUNE

441

Page 443: Politique

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! N’avons-nous pas souvent loué dansbeaucoup d’actions l’espèce de tranquillité avec la-quelle elles se font ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui, et vivement même.

L’ÉTRANGER

Or n’est-ce pas en nous servant d’expressionscontraires aux précédentes que nous exprimonsnotre éloge ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

442

Page 444: Politique

Toutes les fois que nous appelons calmes et sagesles ouvrages de l’esprit qui excitent notre admiration,que nous louons des actions lentes et douces, dessons coulants et graves, et tous les mouvements ryth-miques et tous les arts en général qui usent d’une len-teur opportune, ce n’est pas le terme de fort, mais ce-lui de réglé que nous appliquons à tout cela.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement exact.

L’ÉTRANGER

Par contre, toutes les fois que ces deux genres dequalités se manifestent hors de propos, nous chan-geons de langage et nous les critiquons, les unes aussibien que les autres, en leur appliquant des noms op-posés.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

443

Page 445: Politique

Quand les choses dont nous parlons deviennentplus vives qu’il ne convient et apparaissent trop ra-pides et trop dures, nous les appelons violentes et ex-travagantes ; si elles sont trop graves, trop lentes ettrop douces, nous les appelons lâches et indolentes,et presque toujours ces genres opposés, la modéra-tion et la force, se montrent à nous comme des idéesrangées en deux partis hostiles, et qui ne se mêlentpas dans les actes où elles se réalisent. Enfin nousverrons que ceux qui portent ces qualités dans leursâmes ne s’accordent pas entre eux, si nous voulonsles suivre.

SOCRATE LE JEUNE

XLV. - En quoi sont-ils en désaccord, selon toi ?

L’ÉTRANGER

En tout ce que nous venons de dire et probable-ment aussi en beaucoup d’autres choses. J’imagineque, suivant leur parenté avec l’une ou l’autre espèce,ils louent certaines choses comme des qualités quileur sont propres, et blâment les qualités opposées,parce qu’elles leur sont étrangères, et c’est ainsi qu’ils

444

Page 446: Politique

arrivent à se haïr cruellement à propos d’une foule dechoses.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qui me semble.

L’ÉTRANGER

Cependant cette opposition des deux espèces d’es-prits n’est qu’un jeu, mais dans les affaires de hauteimportance, elle devient la plus détestable maladiequi puisse affliger les Etats.

SOCRATE LE JEUNE

De quelles affaires parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Naturellement, de celles qui regardent toute laconduite de la vie. Ceux qui sont d’un naturel ex-trêmement modéré sont disposés à mener une vietoujours paisible ; ils font leurs affaires tout seuls etpar eux-mêmes ; ils sont également pacifiques envers

445

Page 447: Politique

tout le monde dans leur propre cité, et à l’égard descités étrangères ils sont de même prêts à tout pourconserver la paix. En poussant cet amour au-delàdes bornes raisonnables, ils deviennent inconsciem-ment, quand ils peuvent satisfaire leurs goûts, inca-pables de faire la guerre ; ils inspirent à la jeunesseles mêmes dispositions et sont à la merci du premieragresseur. Aussi en peu d’années eux, leurs enfants etla cité tout entière ont glissé insensiblement de la li-berté dans l’esclavage.

SOCRATE LE JEUNE

C’est une dure et terrible expérience.

L’ÉTRANGER

Que dirons-nous de ceux qui inclinent plutôt versla force ? Ne poussent-ils pas sans cesse leur pays àquelque guerre, par suite de leur passion trop vio-lente pour ce genre de vie, et, à force de lui susciterde puissants ennemis, n’arrivent-ils pas à ruiner to-talement leur patrie ou à la rendre esclave et sujettede ses ennemis ?

SOCRATE LE JEUNE

446

Page 448: Politique

Cela se voit aussi.

L’ÉTRANGER

Comment donc ne pas avouer dans ces conditionsque ces deux genres d’esprits sont toujours à l’égardl’un de l’autre en état de haine violente et d’hostilitéprofonde ?

SOCRATE LE JEUNE

Impossible de ne pas l’avouer.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, n’avons-nous pas trouvé ce quenous cherchions en commençant, que certaines par-ties importantes de la vertu sont naturellement op-posées les unes aux autres et produisent les mêmesoppositions dans ceux où elles se rencontrent ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

447

Page 449: Politique

L’ÉTRANGER

Maintenant voyons ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

XLVI. - Si, parmi les sciences qui combinent, ilen est une qui, de propos délibéré, compose l’unquelconque de ses ouvrages, si humble qu’il soit,aussi bien de mauvais que de bons éléments, ou sitoute science, au contraire, ne rejette pas invaria-blement, autant qu’elle peut, les éléments mauvais,pour prendre les éléments convenables et bons, et,les réunissant tous ensemble, qu’ils soient ou nonsemblables, en fabriquer une oeuvre qui ait une pro-priété et un caractère unique.

SOCRATE LE JEUNE

Le doute n’est pas possible.

448

Page 450: Politique

L’ÉTRANGER

Il en est de même de la politique, si elle est, commenous le voulons, conforme à la nature : il n’est pasà craindre qu’elle consente jamais à former un Etatd’hommes indifféremment bons ou mauvais. Il est,au contraire, bien évident qu’elle commencera parles soumettre à l’épreuve du jeu ; puis, l’épreuve ter-minée, elle les confiera à des hommes capables de lesinstruire et de servir ses intentions ; mais elle garderaelle-même le commandement et la surveillance, toutcomme l’art du tisserand commande et surveille, enles suivant pas à pas, les cardeurs et ceux qui pré-parent les autres matériaux en vue du tissage, mon-trant à chacun comment il doit exécuter les besognesqu’il juge propres à son tissage.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

C’est exactement ainsi, ce me semble, que lascience royale procédera à l’égard de ceux qui sontchargés par la

449

Page 451: Politique

loi de l’instruction et de l’éducation. Gardant pourelle-même la fonction de surveillante, elle ne leurpermettra aucun exercice qui n’aboutisse à formerdes caractères propres au mélange qu’elle veut faireet leur recommandera de ne rien enseigner que dansce but. Et s’il en est qui ne puissent se former commeles autres à des moeurs fortes et sages, et à toutes lesautres qualités qui tendent à la vertu, et qu’un naturelfougueux et pervers pousse à l’athéisme, à la violenceet à l’injustice, elle s’en débarrasse en les mettant àmort, en les exilant, en leur infligeant les peines lesplus infamantes.

SOCRATE LE JEUNE

On dit en effet que c’est ainsi qu’elle procède.

L’ÉTRANGER

Ceux qui se vautrent dans l’ignorance et la bassessegrossière, elle les attache au joug de la servitude.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

450

Page 452: Politique

L’ÉTRANGER

Pour les autres, ceux dont la nature est capable dese former par l’éducation aux vertus généreuses, et dese prêter à un mélange mutuel combiné avec art, s’ilssont plutôt portés vers la force, elle assimile dans sapensée leur caractère ferme au fil de la chaîne ; s’ilsinclinent vers la modération, elle les assimile, pourreprendre notre image, au fil souple et mou de latrame, et, comme ces natures sont de tendances op-posées, elle s’efforce de les lier ensemble et de les en-trecroiser de la façon suivante.

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

Elle assemble d’abord, suivant leur parenté, la par-tie éternelle de leur âme avec un fil divin, et, après lapartie divine, la partie animale avec des fils humains.

SOCRATE LE JEUNE

451

Page 453: Politique

Qu’entends-tu encore par là ?

L’ÉTRANGER

XLVII. - Quand l’opinion réellement vraie et fermesur le beau, le juste, le bien, et leurs contraires, seforme dans les âmes, je dis que c’est quelque chosede divin qui naît dans une race démoniaque.

SOCRATE LE JEUNE

Il convient en effet de le dire.

L’ÉTRANGER

Or ne savons-nous pas qu’il n’appartient qu’au po-litique et au sage législateur de pouvoir imprimercette opinion chez ceux qui ont reçu une bonne édu-cation, ceux dont nous parlions tout à l’heure ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

452

Page 454: Politique

Quant à celui qui est incapable de le faire, gardons-nous, Socrate, de lui appliquer jamais les noms quenous cherchons en ce moment à définir.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

Mais, si une âme forte saisit ainsi la vérité, nes’adoucit-elle pas et ne serait-elle pas parfaitementdisposée à communier avec la justice, et si elle n’a passaisi la vérité, n’inclinera-t-elle pas plutôt vers un na-turel sauvage ?

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en saurait être autrement.

L’ÉTRANGER

Et le caractère modéré ne devient-il pas, en parti-cipant à ces opinions vraies, réellement tempéré etsage, autant du moins qu’on peut l’être dans un Etat,

453

Page 455: Politique

tandis que, s’il ne participe point à ces opinions dontnous parlons, il acquiert à très juste titre une hon-teuse réputation de niaiserie ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Ne faut-il pas affirmer qu’un tissu et un lien quiunit les méchants entre eux, ou les bons avec les mé-chants, n’est jamais durable, et qu’aucune science nesaurait songer sérieusement à s’en servir pour de telsgens ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Que c’est seulement chez les hommes qui sont nésavec un caractère généreux et qui ont reçu une édu-cation conforme à la nature que les lois font naître ce

454

Page 456: Politique

lien, que c’est pour eux que l’art en fait un remède,et que c’est, comme nous l’avons dit, le lien vrai-ment divin qui unit ensemble des parties de la vertuqui sont naturellement dissemblables et divergent ensens contraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exactement vrai.

L’ÉTRANGER

Quant aux autres liens, qui sont purement hu-mains, une fois que ce lien divin existe, il n’est pasbien difficile ni de les concevoir, ni, les ayant conçus,de les réaliser.

SOCRATE LE JEUNE

Comment, et quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

455

Page 457: Politique

Ceux que l’on forme en se mariant d’un Etat dansun autre, en échangeant des enfants et, entre parti-culiers, en établissant des filles ou en contractant desmariages. La plupart des gens contractent ces unionsdans des conditions défavorables à la procréation desenfants.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Ceux qui, en pareille affaire, cherchent l’argent etla puissance, méritent-ils seulement qu’on prenne lapeine de les blâmer ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

456

Page 458: Politique

XLVIII. - Il vaut mieux parler de ceux qui se préoc-cupent de la race et voir s’il y a quelque chose à redireà leur conduite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela vaut mieux.

L’ÉTRANGER

Le fait est qu’il n’y a pas une ombre de raison droitedans leur conduite : ils ne cherchent que la commo-dité immédiate ; ils font beau visage à leurs pareils, etils n’aiment pas ceux qui ne leur ressemblent pas ; carils obéissent avant tout à leur antipathie.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les modérés recherchent des gens de leur humeur,et c’est parmi eux qu’ils prennent femme, s’ils le

457

Page 459: Politique

peuvent, et à eux qu’ils donnent leurs filles en ma-riage. Ceux de la race énergique font de même : ilsrecherchent une nature semblable à la leur, alors quel’une et l’autre race devraient faire tout le contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment et pourquoi ?

L’ÉTRANGER

Parce que la nature du tempérament fort est telleque, lorsqu’il se reproduit pendant plusieurs généra-tions sans se mélanger au tempéré, il finit, après avoirété d’abord éclatant de vigueur, par dégénérer en vé-ritables fureurs.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

458

Page 460: Politique

D’un autre côté, l’âme qui est trop pleine de ré-serve et qui ne s’allie pas à une mâle audace, aprèss’être transmise ainsi pendant plusieurs générations,devient nonchalante à l’excès et finit par devenir en-tièrement paralysée.

SOCRATE LE JEUNE

Cela encore est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Voilà les liens dont je disais qu’ils ne sont pas dutout difficiles à former, pourvu que ces deux racesaient la même opinion sur le beau et sur le bien.Car toute la tâche du royal tisserand, et il n’en a pasd’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre lescaractères tempérés et les caractères énergiques, deles ourdir ensemble, au contraire, par des opinionscommunes, des honneurs, des renommées, des gageséchangés entre eux, pour en composer un tissu lisseet, comme on dit, de belle trame, et de leur conférertoujours en commun les charges de l’Etat.

SOCRATE LE JEUNE

459

Page 461: Politique

Comment ?

L’ÉTRANGER

En choisissant, là où il ne faut qu’un seul chef, unhomme qui réunisse ces deux caractères, et là où il enfaut plusieurs, en faisant leur part à chacun d’eux. Leschefs d’humeur tempérée sont, en effet, très circons-pects, justes et conservateurs ; mais il leur manque lemordant et l’activité hardie et prompte.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela aussi est vrai.

L’ÉTRANGER

Les hommes énergiques, à leur tour, sont inférieursà ceux-là du côté de la justice et de la circonspec-tion, mais ils leur sont supérieurs par la hardiessedans l’action. Aussi est-il impossible que tout aillebien dans les cités pour les particuliers et pour l’Etat,si ces deux caractères ne s’y trouvent pas réunis.

SOCRATE LE JEUNE

460

Page 462: Politique

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

Disons alors que le but de l’action politique, qui estle croisement des caractères forts et des caractèresmodérés dans un tissu régulier, est atteint, quandl’art royal, les unissant en une vie commune par laconcorde et l’amitié, après avoir ainsi formé le plusmagnifique et le meilleur des tissus, en enveloppedans chaque cité tout le peuple, esclaves et hommeslibres, et les retient dans sa trame, et commande etdirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde lebonheur de la cité.

SOCRATE

Tu nous as parfaitement défini, à son tour, étran-ger, l’homme royal et l’homme politique.

Notes

[1] Théodore était de Cyrène, en Libye, et c’estdans une oasis de Libye que Jupiter Ammon avait son

461

Page 463: Politique

oracle.

[2] Ainsi le portrait du sophiste est à peine achevéque Théodore prie l’étranger de continuer par celuidu politique ou du philosophe. Les deux dialoguessont donc censés avoir été tenus sans interruption lemême jour.

[3] Il y avait en effet des médecins publics, choisispar l’assemblée du peuple parmi les hommes libreset appointés par l’Etat.

[4] Pline (H. N., XXX, 3) parle de poissons apprivoi-sés, mais sans rien dire des Egyptiens ni des Perses.

[5] Il faut se rappeler que les anciens mathémati-ciens grecs résolvaient les problèmes d’arithmétiqueau moyen de figures géométrique.

[6] Ce passage est obscur. On pense que l’êtreen question est le cochon, et que l’épithète de« noble »est ironique.

[7] Voyez le Sophiste, 227 b.

462

Page 464: Politique

[8] C’est sans doute ce passage qui a donné lieu àla plaisanterie de Diogène le Cynique, rapportée parDiogène Laërce, dans la notice qu’il lui a consacrée :« Platon ayant défini l’homme un animal à deux piedssans plumes, et l’auditoire l’ayant approuvé, Diogèneapporta dans son école un coq plumé et dit : « Voilàl’homme selon Platon. »(Vie, doctrines et sentencesdes philosophes illustres, tome deuxième, traductionGenaille.)

[9] La récapitulation est incomplète : Platon a omisla division en animaux sauvages et apprivoisés, et ladivision en animaux aquatiques et animaux de terreferme.

[10] Pour venger sur les Pélopides le meurtre deson fils Myrtilos, Hermès fit naître dans les troupeauxd’Atrée un agneau à toison d’or. Se voyant disputer letrône par son frère Thyeste, Atrée promit de montrercet agneau, comme un signe de la faveur des dieux.Mais Thyeste persuada Aérope, femme d’Atrée, de luidonner l’agneau, et Atrée aurait perdu son royaume,si Zeus, qui était pour lui, n’avait pas manifesté sa fa-veur par un autre signe, en faisant rétrograder le so-leil et les pléiades du couchant à l’orient. Telle est laforme de la légende qu’on trouve dans une scolie de

463

Page 465: Politique

l’Oreste d’Euripide, v. 990 sqq. D’après une autre tra-dition, c’est après le festin où Atrée servit à Thyesteles corps de ses enfants, que le soleil recula d’horreur.

[11] Voyez Hésiode, Théogonie, 126-187.

[12] P. M. Schuhl pense que Platon songeait à unappareil représentant le mouvement du ciel, bienéquilibré et mobile sur un pivot.

[13] Ces autres révolutions sont celles que fait le so-leil aux solstices.

[14] Cf. Lois, 713 c-d, où les mêmes idées se re-trouvent.

[15] La compagne des travaux d’Héphaïstos estAthéna.

[16] Ces divinités sont Déméter et Dionysos, dontl’une donna aux hommes le blé, l’autre le vin. Platonreprend dans ce paragraphe les idées déjà expriméespar Protagoras dans le dialogue de ce nom (319 c322b).

464

Page 466: Politique

[17] Ce roi désigné par le sort est l’archonte-roi, quiavait la charge des cérémonies religieuses et des sa-crifices que célébraient anciennement les rois.

[18] Citation d’Homère, Iliade, XI, 514.

[19] Les anciennes lois d’Athènes étaient gravéessur des tables formant une sorte de pyramide à troiscôtés et tournant sur un pivot.

[20] Tout ce passage est une allusion claire aux ac-cusations portées contre Socrate par Mélétos, Anytoset Lycon.

[21] Platon semble contredire ici ce qu’il a dit 292 a,que la démocratie n’a qu’un nom. C’est seulement àl’époque de Polybe qu’on la désigne par ochlocratie,quand elle s’exerce au mépris des lois. Mais l’expres-sion employée par Platon : « On n’a pas l’habitudede rien changer à son nom »semble laisser croire quequelques-uns avaient déjà trouvé un second nompour désigner la démocratie dégénérée en démago-gie.

[22] On se demande ce qu’est cet adamas. On apensé que c’était l’hématite ou le platine.

465

Page 467: Politique

466