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1 1 Plus bas, plus profond, plus loin Par Annie VanderMeer Mitsoda « Préparez-vous, Yasuki-dono. J’ai peur que vous ne soyez ébloui. » Yasuki Taka fut reconnaissant qu’on l’avertisse, mais la lumière qui lui piqua les yeux une fois que le sac fut retiré de sa tête l’aveugla tout de même. Il fit de son mieux pour sembler calme et serein tout en clignant des yeux et en frottant ses poignets endoloris par les liens qu’on venait de lui enlever. La tache floue qui se tenait à côté de lui était bien un homme. De longs cheveux noirs, une cicatrice… il ne pouvait s’agir que de Yoritomo, pirate tristement célèbre pour certains, frin- gant chef pour d’autres, Champion du Clan de la Mante pour tous. Yoritomo hocha la tête. Son visage était, même flou, celui d’un homme navré. « Bienvenue dans ma seconde maison, respecté daimyō. Je m’excuse de vous avoir amené ici de cette façon… particulière », continua-t-il, de sa voix rendue rauque à force de crier des ordres aux marins au milieu des tempêtes. « Même les cordes en soie peuvent irriter. Mais je me suis dit que si nous avions la malchance d’être découverts, les choses seraient facilitées si le représentant du Clan du Crabe semblait avoir été enlevé par de vils kidnappeurs, plutôt qu’escorté par le plus grand fléau de ses rivaux. » « Je peux le comprendre », dit Taka en hochant la tête. « Même le plan le plus judicieux implique des risques et des sacrifices. Après tout, je ne suis pas un jeune courtisan timide décou- ragé au moindre imprévu. Personne ne me demande de montrer mes poignets, sauf ceux qui s’imaginent que je cache quelque chose dans mes manches. » « Et je suppose que cela vous arrive parfois. » Taka esquissa un sourire. « Vous semblez bien me connaître, prétendu Fils du Tonnerre. J’ai- merais en savoir autant sur vos tunnels secrets sous Otosan Uchi, et je me contenterais même de moins. Est-il vrai que vous connaissez des passages sous la Cité Impériale dont même le Clan du Scorpion ignore l’existence ? » Taka était le plus âgé des deux. Il prit ses aises sur le banc et regarda son interlocuteur. Son sourire en coin renfermait une nuance d’indulgence, mais aussi une touche de malice. « Je suis certain, néanmoins, que si vous m’aviez simplement balloté avec les mains liées, cela aurait aussi bien fonctionné. Je me demande si recouvrir ma tête d’une cagoule et me transporter dans un sac avait pour but de coller à votre scénario de l’enlèvement… ou de protéger vos secrets… » Un silence tendu s’ensuivit, et le ventre de Taka se noua instinctivement, dans l’attente d’un dénouement négatif. Mais soudainement, Yoritomo éclata de rire, en exhibant ses dents blanches. Le daimyō de la famille Yasuki se détendit lentement. « Mon instinct me disait que j’allais vous apprécier », affirma le Champion du Clan de la Mante avec un petit rire qui illumina son regard ténébreux, « mais je ne pouvais m’en tenir qu’aux renseignements de mes espions jusqu’à présent, et je leur fais particulièrement confiance en ce qui concerne l’estime que je dois porter à une per- sonne. Je suis heureux de constater qu’ils avaient raison. »

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Plus bas, plus profond, plus loinPar Annie VanderMeer Mitsoda

« Préparez-vous, Yasuki-dono. J’ai peur que vous ne soyez ébloui. »Yasuki Taka fut reconnaissant qu’on l’avertisse, mais la lumière qui lui piqua les yeux une fois

que le sac fut retiré de sa tête l’aveugla tout de même. Il fit de son mieux pour sembler calme et serein tout en clignant des yeux et en frottant ses poignets endoloris par les liens qu’on venait de lui enlever. La tache floue qui se tenait à côté de lui était bien un homme. De longs cheveux noirs, une cicatrice… il ne pouvait s’agir que de Yoritomo, pirate tristement célèbre pour certains, frin-gant chef pour d’autres, Champion du Clan de la Mante pour tous. Yoritomo hocha la tête. Son visage était, même flou, celui d’un homme navré.

« Bienvenue dans ma seconde maison, respecté daimyō. Je m’excuse de vous avoir amené ici de cette façon… particulière », continua-t-il, de sa voix rendue rauque à force de crier des ordres aux marins au milieu des tempêtes. « Même les cordes en soie peuvent irriter. Mais je me suis dit que si nous avions la malchance d’être découverts, les choses seraient facilitées si le représentant du Clan du Crabe semblait avoir été enlevé par de vils kidnappeurs, plutôt qu’escorté par le plus grand fléau de ses rivaux. »

«  Je peux le comprendre  », dit Taka en hochant la tête. «  Même le plan le plus judicieux implique des risques et des sacrifices. Après tout, je ne suis pas un jeune courtisan timide décou-ragé au moindre imprévu. Personne ne me demande de montrer mes poignets, sauf ceux qui s’imaginent que je cache quelque chose dans mes manches. »

« Et je suppose que cela vous arrive parfois. »Taka esquissa un sourire. « Vous semblez bien me connaître, prétendu Fils du Tonnerre. J’ai-

merais en savoir autant sur vos tunnels secrets sous Otosan Uchi, et je me contenterais même de moins. Est-il vrai que vous connaissez des passages sous la Cité Impériale dont même le Clan du Scorpion ignore l’existence ? » Taka était le plus âgé des deux. Il prit ses aises sur le banc et regarda son interlocuteur. Son sourire en coin renfermait une nuance d’indulgence, mais aussi une touche de malice. « Je suis certain, néanmoins, que si vous m’aviez simplement balloté avec les mains liées, cela aurait aussi bien fonctionné. Je me demande si recouvrir ma tête d’une cagoule et me transporter dans un sac avait pour but de coller à votre scénario de l’enlèvement… ou de protéger vos secrets… »

Un silence tendu s’ensuivit, et le ventre de Taka se noua instinctivement, dans l’attente d’un dénouement négatif. Mais soudainement, Yoritomo éclata de rire, en exhibant ses dents blanches. Le daimyō de la famille Yasuki se détendit lentement. « Mon instinct me disait que j’allais vous apprécier », affirma le Champion du Clan de la Mante avec un petit rire qui illumina son regard ténébreux, « mais je ne pouvais m’en tenir qu’aux renseignements de mes espions jusqu’à présent, et je leur fais particulièrement confiance en ce qui concerne l’estime que je dois porter à une per-sonne. Je suis heureux de constater qu’ils avaient raison. »

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Yoritomo se leva de son siège et traversa la pièce. Taka cligna de nouveau des yeux jusqu’à ce que sa vue redevienne nette, avant d’observer la salle dans laquelle il se trouvait. Elle était élé-gamment couverte de bois de cèdre. L’agréable odeur rappela à Taka les hautes forêts qui entou-raient sa maison de Yasuki Yashiki. La pièce était bien éclairée par des lumières vacillantes prove-nant d’appliques murales en laiton et en verre. Des volets en bois, et non des paravents en papier coulissants, recouvraient les fenêtres. Leurs lamelles serrées étaient verrouillées par des loquets métalliques. Les meubles étaient non seulement surélevés par rapport au sol, à la façon des gai-jin, mais aussi maintenus en place par des rivets en laiton. Les lèvres de Taka tressaillirent, pour cacher un sourire. N’importe quel visiteur aurait conclu, en découvrant ces fixations, loquets et rivets, que le Champion du Clan de la Mante avait tellement peur qu’on le vole qu’il était devenu paranoïaque, mais un homme avisé comme Taka savait que la valeur totale de ces matériaux rares aurait poussé n’importe quelle personne censée à s’en inquiéter.

Taka recentra son attention sur l’homme en sa compagnie. Il regarda patiemment Yori-tomo pendant que ce dernier ouvrait le tiroir d’une grande commode dont il retira un paquet. Il referma ensuite le tiroir, ce qui fit brièvement grincer le bois finement poncé, avant de le verrouil-ler de nouveau. Avec un sourire, il tendit le paquet à Taka, qui essaya de dissimuler son étonne-ment en découvrant qu’il ne s’agissait à priori que d’un baluchon de vêtements. « Ma requête est un peu délicate, Yasuki-dono, mais il serait souhaitable que vous vous changiez avant que nous allions plus loin. Je voudrais vous montrer quelque chose à l’extérieur de mes quartiers et l’habit que vous portez est quelque peu… reconnaissable. » Yoritomo lui adressa un hochement de tête décontracté. « Cela pourrait attirer l’attention des mauvaises personnes. »

Taka baissa les yeux pour observer ses somptueux vêtements. Il portait des habits de cour en soie, ornés du mon de la famille Yasuki, brodé avec soin sur la poitrine. Bien que froissés et un peu salis par le voyage, il ne faisait aucun doute qu’ils avaient une grande valeur. Taka se leva avec un petit rire. « Effectivement, on peut le dire. » Il déballa le paquet, et fut ravi de s’apercevoir qu’il contenait un kosode et un hakama plutôt amples, en tissu de bonne facture, mais simple.

« Je sais qu’ils sont indignes d’un homme de votre rang. Mais le subterfuge… » Yoritomo eut un petit sourire complice. « Voilà quelque chose, il me semble, qui vous est aussi familier que votre propre maison. » Après s’être de nouveau incliné, l’imposant Yoritomo quitta la pièce, en ouvrant la porte à peine suffisamment pour passer avant de la refermer presque en silence.

Yasuki Taka déplia les vêtements, puis prit quelques instants pour effleurer le tissu de sa main. Il était simple, mais beaucoup plus confortable que la toile de jute dans laquelle on l’avait emballé comme un sac de riz. Il étala les vêtements et prit de nouveau quelques instants pour examiner le raffinement de ses propres habits. Bien qu’il n’appréciât pas particulièrement de les porter, il lui sembla utile de préserver leur qualité. L’état de ses vêtements était un petit miracle : ils avaient survécu à l’absurdité de son transport à travers d’innombrables tunnels, aux montées et descentes d’escaliers et de pentes raides, sans que rien n’ait taché ou déchiré la soie fine, et qu’aucun accroc ne soit apparu dans les élégantes broderies. Il s’agissait probablement moins d’un miracle que de l’une des nombreuses péripéties étranges qui avaient eu lieu entre son enlèvement et son arri-vée chez Yoritomo. Il se remémorait un moment flou, une rupture dans la suite des événements,

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comme s’il s’était endormi. Il ne pouvait pas avoir été emmené trop loin d’Otosan Uchi (l’alerte aurait vite été donnée s’il s’absentait trop longtemps de la Cité Interdite), mais l’endroit où il se trouvait restait un mystère. L’intérieur de la demeure de Yoritomo était certainement distinctif, mais il était difficile de dire si cet exotisme se reflétait également à l’extérieur.

Il est vrai que je me suis senti reconnaissant lorsque le chef du Clan de la Mante m’a annoncé vouloir me présenter une « proposition commerciale ». Taka soupira en commençant à retirer ses vêtements de cérémonie. Mais si j’avais su que cela impliquerait que l’on m’enlève de mes apparte-ments pour m’amener je ne sais où, j’aurais peut-être demandé un temps de réflexion !

Ah, c’est vrai. « Une vie prévisible est une vie sans vie », cita Taka pour lui-même, avec un petit rire. Si c’est vrai, je suis l’homme le plus vivant de Rokugan. Mais son hilarité se transforma en aga-cement lorsqu’il tira sur les nœuds de sa tenue de cérémonie. Comme il l’avait suspecté, ses ser-vantes avaient trop serré son hoeki no hō. Il finit néanmoins par s’extirper de son élégante tenue et retirer le reste de ses vêtements, avant de les jeter presque vindicativement en tas sur le banc qui se trouvait à côté de lui. En enfilant les habits de paysan, il eut la même sensation qu’en ren-trant de voyage, lorsque, après avoir contourné une montagne, il apercevait enfin sa maison, plus tôt que prévu. Yoritomo avait ajouté un porte-monnaie, vide, ce qui rendit Taka absolument sûr qu’il avait eu connaissance de ses exploits secrets en tant que marchand ambulant. Taka rit inté-rieurement en serrant sa ceinture.

Son modus operandi reflétait assurément son appartenance au Clan de la Mante. Il avait saisi la première opportunité de me montrer qu’il m’avait démasqué. Je me demande si je lui ai déjà vendu quelque chose dans le passé, sans savoir qui il était, alors que lui connaissait parfaitement mon iden-tité… Le daimyō de la famille Yasuki eut soudainement une hésitation en attachant son nœud, ce qui restait de son sourire était devenu amer. Si c’est le cas, j’espère que je lui ai fait un bon prix.

Taka lissa les petits plis de son kosode, arborant un sourire satisfait en se sentant de nouveau dans des vêtements familiers. Mais après un instant, ses mains s’arrêtèrent, et son sourire s’effaça. La dernière fois qu’il avait porté de tels habits remontait à avant son voyage à Otosan Uchi, avant la mission urgente confiée par son Champion de Clan, avant toutes les lettres de son fils décrivant les piles de guerriers Crabes morts, les ennemis et la fumée de leurs bûchers funéraires.

Taka regarda son reflet dans la plaque en argent poli accrochée au mur et observa les détails de sa tenue : elle était gris-bleu et mar-ron, les couleurs du Clan du Crabe. Lui donner ces vêtements était un geste subtil, aussi inten-tionnel que chacun des mots que Yoritomo choisissait, qui lui permettaient de dissimuler habi-lement son accent régional. Malgré toutes les histoires qui dépeignaient les Mantes comme des brutes, l’homme était visiblement bien plus profond, et sa volonté de se mettre en danger en

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kidnappant Taka révélait l’importance cruciale de l’offre qu’il comptait lui faire. Et bien qu’il sem-blât impossible que les Mantes soient dans une position aussi désespérée que le Clan du Crabe, les risques qu’il venait de prendre uniquement pour l’amener ici traduisaient que son clan se trouvait dans une situation grave.

L’homme d’âge mûr se surprit en train de se frotter les mains en anticipant la suite des évé-nements, puis il s’arrêta rapidement, pour prendre une expression sereine et sérieuse. «  Dai-koku-no-Kami, Fortune de la Richesse et du Commerce », murmura Taka, « vous devez certai-nement m’écouter, puisque vous avez influencé avec humour les événements de la journée. Vous m’avez aidé à trouver les justes mots pour me sortir d’une embuscade de bandits dans le passé. Aujourd’hui, ce sont des pirates. Vous et moi savons que je suis dans mon élément ici, mais… » Il sourit. « Un peu de chance ne me ferait pas de mal. »

Taka se retourna pour faire face à la porte, et s’aperçut qu’elle était maintenue fermée par un autre verrou en laiton. « Un peu de suspicion, d’importation gaijin ? » se demanda-t-il à voix haute, puis il grogna de surprise en réalisant à quel point la porte était lourde. « Ou la suspicion est-elle de rigueur dans son clan ? » Avec un air fanfaronnant qui ne lui ressemblait pas, Taka expira fortement et ouvrit en grand la porte, avant de se trouver bouche bée par ce qu’il vit de l’autre côté.

Devant lui ne se tenait aucune ruelle citadine, aucun chalet d’altitude ou bastion forestier. Le pont d’un bateau, d’une longueur et d’une largeur impressionnantes, constitué du même cèdre de montagne que celui de la pièce dont il sortait, s’étendait devant lui, étrangement immobile sur les calmes eaux bleues, entouré de roseaux ondulants et de marécages. Deux voiles noires identiques lattées de longues armatures horizontales en bambou et arborant le mon bleu sarcelle du Clan de la Mante flottaient nonchalamment dans la brise incessante. Des marins s’affairaient sans préci-pitation, s’apercevant à peine de l’arrivée d’un inconnu.

Soudainement, un sifflement perçant lui fit faire un grand sursaut. Il se retourna et leva les yeux pour découvrir Yoritomo au-dessus de sa tête, appuyé contre une balustrade, tout sourire, sur le toit de la cabine.

« Bienvenue, mon ami, à bord du Vent Gla-cial, vaisseau amiral du Premier Tonnerre. » Le chef des Mantes souriait avec une fierté presque paternelle tout en montant du doigt l’un des étroits escaliers d’accès qui menaient au pont sur lequel il se tenait. « Vous et moi avons beaucoup de choses à nous dire. »

Yasuki Taka se prépara en prenant une grande inspiration, puis saisit la balustrade qui conduisait au plus haut pont du Vent Gla-cial, elle aussi en laiton. Taka hocha la tête devant ce nouveau témoignage des influences gaijin et de la richesse de Yoritomo. Il monta ensuite les escaliers pour rejoindre le Cham-pion du Clan de la Mante.

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Yoritomo s’inclina légèrement lorsque Taka arriva, une marque de respect subtile qui, face à un homme en costume de marchand, aurait pu paraître suspecte à un étranger qui les aurait observés trop longtemps. La seule autre personne sur le pont supérieur, une femme âgée portant des robes en lin bleu sarcelle, regarda les deux hommes du coin de l’œil, mais continua d’agiter lentement ses mains, comme si elle traçait des formes dans la brume.

« Un vaisseau… unique », dit enfin Taka, qui se frottait machinalement le menton en réflé-chissant, confus. « Je ne peux pas me vanter d’avoir vu son pareil dans le passé. »

« C’est parce qu’il n’en existe aucun autre exemplaire », répondit fièrement Yoritomo. « J’ai dessiné moi-même le Vent Glacial, en y combinant les innovations de tous les bateaux étrangers que j’ai rencontrés à notre style rokugani. C’est la voie de la Mante : observer, adapter, améliorer. La fierté de mon clan se trouve sous nos pieds, dans les planches de ce vaisseau. »

« Des planches étrangement stables, j’ai remarqué », ajouta Taka, en croisant les bras comme s’il était un peu mal à l’aise. « Je ne peux pas m’empêcher de me demander si tout ceci n’est pas une illusion ! Quand je ferme les yeux, je suis toujours à moitié convaincu que je suis sur la terre ferme. »

Yoritomo fit un geste en direction de la femme d’âge mûr qui se tenait à côté, et qui lui répon-dit en baissant simplement la tête. « La plupart de ce que vous voyez – et les points les plus épi-neux de votre voyage ici – sont le travail de Kudaka. » Le Champion de la Mante sourit avec une intense affection amicale. « Il s’agit de la meilleure de mes tenkinja, nos prêtresses des tempêtes et des marées. Il n’existe personne dans tout l’Empire d’Émeraude d’aussi doué qu’elles. » La femme d’âge mûr fit claquer sa langue et leva légèrement les yeux au ciel, un geste qui aurait choqué à la Cour Impériale.

« Not’ Yoritomo aime s’écouter parler, ça c’est sûr », soupira-t-elle, les mots empreints d’un fort accent des Îles de la Soie et des Épices. « Il a le compliment facile comme un bateau poussé par un vent puissant. J’suis pas la seule à m’occuper de ça, y’a aussi les jumeaux là-bas, sur le pont. » Elle fit un signe de la tête vers deux silhouettes élancées habillées de façon identique, au milieu du navire, accroupies de chaque côté du bateau et semblant saluer les eaux de la main, comme des enfants autour d’une fontaine. Sous leurs doigts, la mer était vitreuse, calme et plate comme la surface d’un miroir. « Et c’est la tradition, de demander simplement leur aide aux kami. Nous essayons de ne pas le faire trop longtemps, ça les rend nerveux. Mais ils savent que c’est pour un équipage de grande importance, alors ils aident. »

Taka ne put retenir un petit rire. « Je vous remercie de me l’expliquer si clairement. Même les shugenja Crabes sont quelque peu plus… obscurs, quand ils décrivent leurs dons. » Kudaka haussa les épaules.

« Je suis une vraie pipelette si on ne m’arrête pas, mais j’ai du travail », elle fit un signe de tête à Yoritomo, qui souriait en coin, presque comme un enfant surpris en train de faire une bêtise. « Alors, allez-y. Vous avez assez fanfaronné, passez aux choses sérieuses et laissez-moi travailler. »

Yoritomo s’inclina légèrement, l’air taquin. « Mais bien sûr. » Il conduisit Taka vers la proue du bateau en empruntant l’autre escalier, comme s’il essayait de s’éloigner rapidement du renifle-ment dédaigneux que Kudaka émit dans son dos alors qu’il s’en allait.

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Le cèdre lisse du pont du Vent Glacial ne craqua presque pas sous les pieds des deux hommes, ce qui marqua Taka, habitué au crissement incessant des célèbres parquets rossignol du Palais Impérial, et à leurs concerts de grincements sifflants. Autour d’eux, des marins portant des vête-ments noirs et des ceintures bleu sarcelle se déplaçaient à une allure délibérément lente et pas-saient entre eux comme le courant d’un ruisseau autour de pierres, en baissant la tête respec-tueusement, mais presque imperceptiblement, face à leur capitaine et daimyō, tout en continuant leurs tâches. Yoritomo marchait à grands pas décidés, parfaitement à l’aise dans son domaine, et Taka se laissait porter dans son sillage.

« Le monde est rempli de divisions », dit brusquement Yoritomo, soudainement solennel. « Les éléments, les royaumes des esprits, la vie et la mort. Elles sont utiles, comme les rôles de chacun sur un bateau. Je suis le capitaine, mes subordonnés m’obéissent, et l’équipage leur obéit. La hiérarchie, la lignée, la chaîne de commandement (je sais que les Crabes apprécient particuliè-rement cette dernière) nous garantissent que si l’un de nous devait tomber, les autres ne seraient pas entraînés dans sa chute.

Mais certains poussent trop loin les divisions, en placent là où il n’en existe pas, et transfor-ment des offenses insignifiantes en dissensions profondes.  » Le daimyō fronça les sourcils, et Taka accéléra le pas pour l’entendre, alors qu’il baissait la voix. « Je ne peux pas le comprendre. La voie de la Mante est différente, et ce, depuis la naissance de notre clan. À l’époque, votre clan et le mien ne formaient qu’un peuple, et quand mon ancêtre Kaimetsu-Uo n’a pas été choisi comme Champion du Clan du Crabe, il le quitta pour suivre sa propre voie, et aucun ressentiment n’est né entre nos peuples. Nous sommes devenus différents, et pas – inférieurs. »

« Je crois que je devine ce que vous voulez dire », dit Taka avec un sourire ironique. « Ce n’est pas vraiment la façon de procéder du Clan de la Grue. »

Yoritomo grogna, puis soupira. « Honnêtement, je n’ai pas d’animosité envers les Grues, plu-tôt de la pitié. Autrefois, le Clan de la Grue était allié à celui de la Mante, et nous employait comme mercenaires, en nous accordant toute leur confiance. Notre puissance était respectée, et tous comprenaient l’importance du commerce maritime. Aujourd’hui, les Grues ne regardent pas la mer avec émerveillement, en pensant aux richesses des terres qui se trouvent au-delà. Ils la perçoivent comme un joli paysage qui mérite d’être peint. Ils sont devenus égocentriques, arrogants… »

« Et l’étiquette de pirates qu’ils vont ont collée ne vous aide en rien, j’imagine », lança mali-cieusement Taka, ce qui fit apparaître un sourire sombre sur le visage de l’autre homme.

« Effectivement. Mais pour être honnête, nous nous en sommes occupés, et lorsque les autres se sont dérobés, nous avons pris nos responsabilités. Une situation que le Crabe ne connaît que trop bien, j’imagine. » Taka acquiesça, et les deux hommes s’appuyèrent contre la proue du bateau (Yoritomo bien plus nonchalamment que Taka) et profitèrent de la vue qui s’offrait à eux. Le Vent Glacial mouillait à côté d’une crique marécageuse, où les oiseaux terrestres et marins chassaient dans les hautes herbes, à l’approche du crépuscule. Le plus grand d’entre eux était une grue grise, majestueuse, la tête inclinée pour observer attentivement l’eau. Elle penchait sa tête en d’infimes mouvements pour poursuivre du regard sa proie dans l’eau trouble.

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« J’ai beaucoup de sympathie pour votre clan, vous savez. » Taka se tourna vers Yoritomo, dont les yeux restaient fixés sur les oiseaux à l’affût. « Les samurai Yasuki ont été confrontés à un choix impossible : abandonner leur pouvoir au sein d’un clan qui ne les respectait pas, ou le quit-ter pour rejoindre celui du Crabe, et risquer de tout perdre pour avoir tenté d’obtenir plus de res-pect. Et de déclencher ainsi la première et unique guerre intestine à un clan », soupira Taka. « Les Grues sont toujours irrités par cet épisode. »

«  Un paradoxe absurde, quelle idiotie de traiter le passé comme le présent, et le présent comme si c’était un rêve. » Les yeux de Yoritomo se levèrent vers le ciel et, sans un mot, il montra du doigt un cormoran, dont les plumes étaient luisantes comme de l’huile, qui plongea presque sans un bruit dans l’eau. Quelques instants plus tard, l’oiseau fit irruption hors de l’eau, ébouriffé. Un poisson argenté se tortillait dans son bec. Yoritomo rit et applaudit pour le féliciter, alors que l’oiseau avalait son repas.

« Ah, regardez… mon oiseau préféré », dit-il en riant. « Inélégant, mais adaptable. Il se trans-forme pour s’adapter à l’élément dans lequel il se trouve, que ce soit l’eau ou l’air. Et il arrive à ses fins. » Il fit un petit sourire à Taka, en penchant sa tête pour regarder l’oiseau. « Je sais très bien pourquoi vous avez été envoyé à Otosan Uchi, Yasuki-dono, mais votre mission était impossible à accomplir de cette façon. Vous étiez sous l’eau et l’œil d’une Grue était rivé sur le reflet de vos écailles. Et aujourd’hui, vous n’êtes plus qu’un être grisâtre pour eux, ni poisson ni oiseau, alors ils vous manquent de respect et vous tournent le dos. Et voilà pourquoi vous avez gagné. »

Taka gloussa en haussant les épaules. « J’ai bien peur d’avoir été surpassé en affaires, et nous n’avons même pas discuté les termes  ! Le redoutable Yoritomo est un marin poète et sait que je suis un seigneur colporteur. Très bien, alors. Le soleil se couche, l’heure est opportune pour conclure un accord. Vous connaissez mes besoins… » Il fixa le Champion du Clan de la Mante d’un regard dénué d’insistance. « Vous devez maintenant me donner vos termes. »

Yoritomo hocha la tête, et croisa autoritairement ses bras sur sa large poitrine. « La contre-bande est simplement du commerce qui porte un autre nom. Je possède de nombreuses flottes, dont les bateaux sont bien moins tape-à-l’œil que celui-ci, qui pourraient vous livrer à un débit ininterrompu les armes dont le Clan du Crabe a tant besoin. Il ne nous manque que la façon de procéder. »

Taka secoua la tête et sourit. « Simple affaire. Il n’y a rien d’étrange à expédier par bateau des tonneaux à une brasserie de saké, telle que celle du Village de l’Aimable Voyageur. Les armes se trouveront dans les faux fonds. Nous vous renverrons ensuite ces mêmes tonneaux, avec l’argent dû dans les faux fonds. » Il ouvrit grand les bras, paumes vers le ciel, et joua l’habile marchand. « Avec également un peu de saké à l’intérieur, pour la santé de vos troupes. »

Yoritomo acquiesça avec enthousiasme, et Taka plaça prudemment ses bras dans ses manches, le regard soudainement vif.

« Mais Yoritomo-dono, je ne peux pas croire que le Clan de la Mante soit devenu pauvre, ou ait un intérêt particulier pour les koku du Clan du Crabe. Je sais que vous voulez autre chose, et si vous ne me le dites pas clairement, j’ai bien peur que nous ne puissions pas réellement collaborer. »

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Le regard de Yoritomo se durcit, et, après quelques instants, l’homme imposant acquiesça. « J’ai parlé tout à l’heure de divisions, et du fait que je les trouvais trop présentes. Mon clan voit peu de différences entre les Clans Mineurs et Majeurs, le capitaine et le marin. Lorsque la vague se brise sur le pont, mes pieds sont mouillés, comme ceux de mon équipage. Et mon poste de Champion ne me sauvera pas plus que les autres si nous nous retrouvons dans un orage.

Mais je ne peux pas être un bon chef si je ne cherche pas à obtenir ce qu’il y a de mieux pour mon peuple. Notre fondateur venait d’un Clan Majeur, et j’aimerais que nous retrouvions cette grandeur, nous, ses descendants, afin de prouver que nous sommes dignes de son héritage. Le dire ne suffit pas à en faire une réalité. » Il plongea ses yeux dans ceux de Taka, sombres comme un orage qui approche. « Le Clan de la Mante a besoin d’un allié puissant pour l’aider à porter cette revendication, pour défendre sa cause face à l’Empereur. Sans cela, mes espoirs sont vains. »

Yasuki Taka resta silencieux un long moment, en se tapotant machinalement les lèvres du doigt. Il finit par parler sur un ton posé. « Je comprends votre demande, et vous avez toute ma sympathie », dit-il lentement. « Mais un tel engagement nécessiterait l’approbation du Champion du Clan du Crabe, et ce n’est pas moi. »

Yoritomo le fixa sans sourciller. « Hida Kisada ne vous a-t-il pas envoyé à Otosan Uchi pour obtenir l’aide dont le Clan du Crabe a besoin ? Ce que je vous propose – les armes, mais aussi une alliance – semble répondre à votre mission. » Un petit sourire apparut au coin de sa bouche, et un éclair traversa son regard. « Si vous n’aviez pas sa permission de faire les choix qui vous paraissent les meilleurs pour votre clan, il ne vous aurait pas envoyé du tout. »

Taka écarquilla les yeux, furieux… puis son expression se transforma en un sourire, avant qu’il éclate de rire. « Je n’aurais jamais pensé être surpassé dans une négociation deux fois dans la même journée », soupira-t-il, « ni que je me sentirais reconnaissant à chaque fois. Très bien, Yoritomo-dono, Champion du Clan de la Mante. Lorsque vous plaiderez pour faire de votre clan un Clan Majeur, le Clan du Crabe vous soutiendra. » Il sourit de nouveau d’un air satisfait. « Et d’ici là, nous utiliserons à bon escient les armes dont nous avons parlé. »

«  Marché conclu  !  » cria Yoritomo. Sur-pris, plusieurs oiseaux levèrent la tête avant de s’envoler. «  J’aimerais également évoquer un autre sujet avec vous. Je ne vous propose pas de nouveau marché, mais un addenda. » Taka haussa un sourcil à l’approche de deux marins, qui portaient un grand coffre. Au signal de Yoritomo, ils ouvrirent le couvercle. Le contenu du coffre était recouvert d’une étoffe portant le mon du Clan de la Grue. Les marins reculèrent prudemment alors que Yoritomo saisissait l’étoffe pour la retirer, et révéler des rangées entières de baguettes de jade étincelantes.

Page 9: Plus bas, plus profond, plus loin - edgeent.com · Un silence tendu s’ensuivit, et le ventre de Taka se noua instinctivement, dans l’attente d’un dénouement négatif. Mais

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Sans un mot, Taka s’avança et préleva l’un des fins bâtons de gemme précieuse, qu’il fit tour-ner dans sa main.

Une bataille à la Muraille Kaiu, des hommes hurlant alors que la Souillure s’emparait de ceux qui n’étaient pas protégés par la pierre vert pâle, des pustules rampant sur leurs gorges et se répan-dant sur leurs visages.

Les courtisans d’Otosan Uchi tripotant inutilement leurs bracelets et pendentifs de jade sculpté, dont les copeaux jetés auraient pu sauver la vie d’un guerrier Crabe.

La salle de musique du palais, le regard bleu métallique de Kakita Yoshi, et ses cruels adieux, qui résonnaient alors que s’éteignait son dernier espoir de sauver son peuple.

Tandis que le crépuscule s’installait, le cormoran plongea de nouveau dans l’eau. Sa silhouette noire resta visible, ondulant sous les vagues, jusqu’à ce qu’il en ressorte au milieu d’éclaboussures, pour venir se poser sur le coffre, un poisson argenté dans le bec. L’oiseau ébouriffé avala d’un trait le succulent poisson. Taka leva les yeux vers Yoritomo.

Le daimyō de la famille Yasuki s’inclina profondément face au Champion de la Mante et sou-rit en se redressant. « Marché conclu. »