Pierre Missac - L'ange et l'automate. Notes sur les "Thèses sur le concept d'histoire" de Walter...

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    R E C H E R C H E S E T T U D E S

    P I E R R E M I S S A C

    Lange et lautomate

    Notes sur les Thses sur le concept dhistoire de Walter Benjaminmultiplicit des interprtations, sans que s'y ajoutentles prjugs ou les partis pris des commentateurs.Pourtant II nest pas interdit de penser, sans encourirle reproche d'clectisme ou de compromis, que cettediversit et ces contradictions rendent assez bien

    (1 ) La prsente tude dsigne comme su it les textes auxquels ellese rfre le plus souvent, en faisant suivre l'abrviation et, ventuel-lemen t, lindication du volume et du tome, du num ro de la page.A. Textes de Ben jam in.S . Schriften. 2 volumes (Fra nk fur t, 1955).B r. Brie fe (Le ttre s). 2 volumes (Fra n kfu rt, 1966).A.N. Angelus Novus (Morceaux ch oisis) (Fra nk furt, 1966).Ed. Cr. Gesammelte Schriften (Edition critique) (Frankfurt. 1974).B . Textes sur Benjam in.G.S. I. Gershom Scholem : W . Ben jamin. In : Heber W . Benjamin(Fra nk fu rt, 1968).G.S. II. Scholem : Ben jamin und sein Enge l. In : Zur Aktu alittW . Benjamin s (Fra nk fur t, 1972).R.T. Rolf Tiedemann : Studien zur Philosophie W . Benjamin s (Frank-

    fu rt, 1965)H .H.H . Hans Heinz Holz : Prismatisches Denken. In : Veber W. Benjamin .J.H . Jrgen Haberm as : Bewusstm achende oder rettende Kritik . In :Zu r Aktualitt W . Ben jamin.H .D.K . HeinzDieter Kittsteine r : Die Geschischtsphilosophische Thesen. In : Alternative (56/57, Be rlin 1967).P.K . Peter Krumm e : Zur Konzeption der dialektisc hen Bilder. In :Text + Kritik (31/32 octobre 1971).

    (2 ) Su r la dsignation de Thses , qui n'a p as t mentionnecomme titre par Ben jam in, cf. Ed . C r. 1.3, p. 1254. Elle peut fort bientre justifie et dfendue, peut tre pas tout fait comme je l aifait dans la prsentation de ma trad uction de 1947.

    (3) Benjam in a destin luniversit deux textes : Der Begriff derKunstkritik m der deutschen Romantik. Ed . Cr. I. I. p. 7. seq.Ursprung des deutschen Trauerspiels, ibid, p. 203, seq. Ce dernier est

    dsign ciaprs comme Trauerspielbuch ; tandis que la dsignationPassagenarbeit sapplique au magnum opus auquel Ben jam in a song ettravaill au cours des dernires annes de sa vie.

    A Gershom Scholempardel toutes les divergences,en tmoignage d'admiration,damiti et d'espoir.

    I

    Pendant la drle de guerre , entre le pactegermanosovitique et linvasion de la France par lesnazis, sa sortie du camp de rfugis et sa mort,Walter Benjamin crivit lessai Sur le concept d'his-toire (1), auquel l'on donne aussi le nom de Thses etqui sera, ciaprs, dsign comme tel (2). Jeus aumoment de sa composition le privilge non de le lire,car je ne connaissais alors pas un mot dallemand,

    mais dentendre Benjamin rsumer et commenter unede ses versions. Cet aspect personnel ne sera gurevoqu cidessous. L'imprcision regrettable des sou-venirs nimposetelle pas en effet la plus extrmerserve dans une matire fort controverse ? Parailleurs, le nombre des amis de Benjamin, trs nor-malement, diminue sans cesse et ceux qui demeurentse doivent de laisser la parole des esprits nonprvenus, ou de donner leurs propres remarques uncaractre aussi objectif que possible. La difficult dutexte des Thses qui ne le cde sans doute dans

    luvre de Benjamin qu lintroduction du livre surle drame baroque (3), suffit elle seule favoriser la

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    Nouveaux Cahiers n41 (1975)

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    introduits dans les fondements de la conception mat-rialiste de l'histoire : la discontinuit du temps histo-rique ; le pouvoir destructeur de la classe ouvrire ;la tradition des opprims (Ed Cr. 1.3 p. 1246). Dansla rdaction dfinitive des Thses, avec de lgres

    transpositions et conformment lide directrice quiconsistera, on va le voir, vouloir dtruire avant desonger btir, cette analyse positive a fait place lacritique vhmente d'un adversaire tricphale, dontune des ttes serait lide de progrs, une autrel'homognit du temps historique, la troisime lhistorisme (ou historicisme). Un accord existe en effetentre une certaine manire de rendre compte des v-nements, de les comprendre et de les orienter. Lhis-torien ,ou le chroniqueur, qui croit pntrer par empathie (4) la ralit du pass obit un dsir

    plus ou moins conscient de sidentifier aux vainqueurs,cestdire aux instruments non dun progrs quisimposerait eux pour bnficier aux autres maisdune oppression dont les aspects ne peuvent treconsidrs sans frmir . Mme les objets de laculture ne se soustraient pas cet clairage et yrevtent une signification tout autre que celle quelon a coutume de leur attribuer. Ils subsisteront sousun certain nombre de formes, mais, parmi celles quementionne Benjamin la confiance pourrait fort bienseffacer derrire le courage et la ruse, une confiance

    qui confine lenttement, et surtout lhumour. Ellesnauront de valeur vritable quen remettant en causeles vnements passs et les ides reues.

    Parmi ces dernires lune des plus plus nfastesest la sanctification du travail, dont le complmentserait cette nature dont on a dit quelle tait l gra-tuitement. Au lieu de glorifier les capitaines ou deraconter des batailles, on cherchera ce qui se passederrire faade postiche et mascarade sanglante.A loptimisme fera place une fureur rtrospective quitrouvera dans la vision du pass la volont et la

    force de stopper le cours de lhistoire. La leon delhistorien matrialiste lhomme daction sera de luidsigner les poques faire jaillir hors d'une histoireindiffrencie, transformant en un ordre doprationce qui nest d'abord quune citation lordre du jour,substituant la continuit historique des oppresseursla discontinuit quimplique la tradition des opprims.A eux il appartient, par un renversement dont lesbrouillons des Thses montrent mieux que la rdac-tion connue le caractre radical, dassumer le bond

    (4 ) Ce mot m'a t suggr par T. W. Adorno pour traduire Ein-fh iing et je m 'y suis tenu depuis 1947. His tor icism e se rfre His torim us, que Ben jam in a traduit par historisme .

    compte du tourbillon d'ides, dimpressions, de dcep-tions et de craintes, qui dchiraient alors Benjamin.

    Pour voir plus clair, plus clair sans doute qu'il nefaisait luimme, on dispose aujourdhui des brouillonsde Benjamin rcemment publis, ainsi que de la tra-

    duction qu'il donna de la plus grande partie de sontexte, sans parler dun certain nombre dtudes surdes thmes connexes. Enfin lintrt de plus en plusmarqu que suscitent depuis quelques annes lapense de Benjamin et dautres proches de la sienne,permettent de mettre en pratique une des leons qui,on va le voir, se dgagent des Thses. S il peut tou-

    jours tre indiqu, pour viter des contresens, de sereplacer dans les circonstances o une uvre a tcrite, il est galement important, comme Benjamin leprescrit l'historien matrialiste, de ne fermer les

    yeux sur aucun des aspects de ce qui sest produitdepuis lors. Ainsi, et ainsi seulement, lon pourra, aulieu de confisquer les Thses et sans excder leslimites plausibles du dtournement, les faire surgirhors du cadre de leur contexte dans celui de notrepropre actualit ; les citer lordre du jour que nousvivons, et qui nest pas forcment celui du JugementDernier ; pour se demander enfin comment leur auteurse ft comport devant certains problmes d'aujour-dhui.

    n

    Du fait mme de leur qualit, qui est de pousser lebonheur de lexpression lextrme limite de la prose,on serait tent d'appliquer aux Thses une formulebien connue et, refusant le commentaire, daffirmerque ce que Benjamin a voulu dire, aprs tout, il la dit.Encore conviendraitil dajouter quil a souvent euenvie de ne pas seulement dire ce quil avait dire,mais de le dire avec des images. Quil sagisse decette thorie personnelle de la connaissance dont,

    travers la diversit des livres, du Trauerspielbuch auPassagenarbelt, il poursuit implacablement llabora-tion, ou des Denkbilder (imaqespenses), qui carac-trisent notamment ce que lon appelle parfois sesaphorismes, la notion dimage est au centre de lapense de Benjamin et il ny a pas de raison pour queson dernier crit constitue une exception la rgle.De fait, deux images, celle de lAnge familier devenuici lAnge de lhistoire et celle de lautomate ioueurdchecs surgissent dans deux passages des Thseset en marquent profondment la signification.

    Dans une note prparatoire, ou une variante, desThses, Benjamin crit : Trois motifs doivent tre

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    (GS.I, p. 149)? Cette reconqute d'une figurationsignifiante par le langage conceptuel permettraitdailleurs de dcouvrir chez Benjamin, comme chezBloch (HHH, p. 71), ces traits expressionnistes quednie si nergiquement (6) Scholem (G S, I p. 144).En 1939 encore Adorno (Ed Cr. 1.3, p. 1108) relve etdnonce, dans un essai adress I Institut fur Sozialforschung des traces dangereuses de mtaphorisme.Il est donc invitable de se demander si les imagescontenues dans les Thses sont bien susceptibles decontribuer leur interprtation.

    Une telle contribution repose au dpart sur ce quipeut faire figure de coup de force ou de falsification.Dans le rsum cidessus les images se prsententen effet dans un ordre inverse de celui suivi dans le

    texte. Une telle approche est aise justifier. Nga-tivement dabord, si lon considre que Benjamin sug-grait de terminer la lecture du Trauerspielbuch parcelle de son avantpropos mthodologique (E Cr. 1.3.,p. 885). Par ailleurs le concept de montage joue unrle primordial dans la composition de ses uvres,dont plusieurs semblent pouvoir se dchiffrer lamanire dun palindrome ou suivant la marche du cava-lier dchecs. Enfin lagencement des Thses ne rpondpas une ncessit imprieuse et reprsente pluttune possibilit parmi dautres, tels ces groupements

    de matriaux historiques livrs par la tradition etvoqus propos de Jochmann (AN p.' 352) : seule lamort de Benjamin a donn une constellation enperptuel devenir (RT, p. 51) la disposition danslaquelle la postrit laccueille et la discute. De faonplus positive, et sans prtendre attacher au ren-versement ainsi opr une valeur excessive (7),aborder de cette manire les deux images en causeleur permet datteindre une efficacit dialectiquetout ensemble spcifique, plus forte et limite.

    Chez Benjamin on pourrait parler dune vocation dia-

    lectique de limage. La Trauerspielbuch ne fait que re-prendre les critiques du mmoire sur le romantisme (3) lgard dun symbole dont la voracit totalitaireabsorbe et finalement dissout ce quil devait signifier.Lallgorie chappe ce danger, du moins si lon veutbien la restituer dans la plnitude que lui avait con-fre lge baroque et qui sest de nouveau affaibliepar la suite. Elle apparat alors comme une premireforme dialectique de limage, une image qui recleet dcle des partages dont la tension lui confre son

    (6 ) A bon dro it, sembletil. Holz ne sem ble pas mieux insp ir dansses rfrences au surralisme (C f., notamment, H.H .H ., p. 79).

    (7) Comme le fait Guy Debord dans la Socit du Spectacle (Paris ,1967).

    dialectique en arrtant la locomotive qui entranelhistoire grce au signal dalarme qui rsonne linstant du danger. Plutt que de lappeler progrs ilfaut dmystifier la tempte qui entrane avec ellelAnge de !Histoire vers un avenir auquel il tourne ledos. Mais qui lui permettra de replier ses ailes, derelever les blesss, darrter les horloges, de vivreavec plnitude et efficacit le moment prsent dont ilassume et multiplie les pouvoirs ?

    C est alors quintervient le second personnageallgorique, incarnation nouvelle et assez inattendue(R.T. p. 119) dun matrialisme dialectique dot cettefois des moyens ou dune recette la mesure de sesambitions. S il a accept de devenir automate, ce nestnullement par un retour un mcanisme que lon

    croyait dpass mais qui reste toujours actif, seule-ment parce quil a su sattacher les services dun auxi-liaire prcieux : non pas un nain qui pourrait se dissi-muler sous !chiquier et serait de surcrot (dazu),comme le dit un commentateur venu de lEst (H D K,p. 245), un champion dchecs ; bien plutt dun grandmatre, de trs petite taille, et qui devant le meilleuradversaire saurait, mieux que nimporte quel futur ordi-nateur, trouver la rplique qui garantirait le gain de lapartie. Cet associ indispensable s'appelle la tho-logie, jusquici ratatine et mal fame , mais qui

    se transformera peuttre, sitt jou le dernier coupde la redoutable partie, en quelque belle jeune femmerevenue sur terre et prte se donner nous.

    III

    Mettre laccent sur les images, surtout lorsquil sagitde caractriser la pense d'un philosophe qui serclame de Marx, peut susciter scepticisme et objec-tions. Ainsi aton reproch Trotski sa speudo dia-

    lectique de la mtaphore (5), quil aurait trop ais-ment substitue une vritable analyse. Une attitudeanalogue serait la fois plausible, et particulirementlourde de consquences, chez Benjamin, dans l'uvrede qui la permanence des thmes personnels rsisteaux avatars doctrinaux. Le livre de souvenirs d'enfance,Berliner Kindheit, nvoquetil pas sous la formefugitive de lAnge de Nol, puis sous celle du petitbossu (S.I., p. 626, p. 650), les deux figures auxquellesles Thses confreront, bien des lustres ou des annesplus tard, une porte sinon mtaphysique, du moins

    heuristique comme lon a pu dire pour lui du marxisme

    (5) Cf. Yvon Bourdet : Communisme et Marxisme (P a ris , 1963, p. 32).

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    en fait embauch par la thologie. Un renversementqui dbouche sur le jeu plus que 6ur le monde rel.

    Sur ce sujet, des indications ont t donnes parBenjamin luimme ; et cela lorsque, comme pourrfuter par avance les objections que pourrait soulever

    son utilisation de l'image, il avait tent d'adapter cettedernire, en la nommant * image dialectique (10) la mthode laquelle il s'tait ralli. Un certainaccord existait entre les diffrents critiques qui ontcrit sur le dialektisches Bild ds avant la publicationdes notes laisses par Benjamin et qui confirmentque ce thme a constitu une des proccupationsessentielles de ses dernires annes. De mme quel'allgorie, en donnant l'image une dimension neuve,avait rendu le symbole impossible, elle cdera laplace une forme d'image encore plus rcente et

    spcifiquement moderne. Une srie de glissementsou de transpositions se produiront alors, orientesdans une mme direction ou concentres sur un seulobjectif, et qui devraient, grce des procds par-fois inattendus, permettre autant de mtamorphoses.Il s'agira de surmonter un certain nombre d'antinomies,passer par exemple de la vision individuelle uneraction collective, et, autre aspect du partage, de laculture des classes dominantes la spontanit d'unproltariat longtemps opprim ; ou encore de l'imagedu rve, telle que les surralistes l'ont exploite la

    suite de Freud, aux mythes populaires, et ce n'estpas par hasard que Benjamin a mis en exergue dundes chapitres de son expos sur PARIS du XIX4sicle une citation de Michelet : Chaque poquerve la suivante ; enfin, et cette numration n'estbien entendu pas limitative, de l'interprtation lapraxis (JH, 213), de lintention allgorique au mondede la marchandise ou de la dialectique des imagespropres au processus social celle qui anime cedernier (PK p. 76), en un mot de l'abstraction ou del'illusion cette konkretion si intensment voulue

    par Benjamin, comme par ses amis.Dans cette entreprise qui consiste, pour reprendre

    la terminologie de Tiedemann, raliser, plus qu'unepotique, une politique de l'image sociale, alors questencore crire la thorie de l'image philosophique,(RT p. 43) bien des difficults se prsentent, dont la

    (10) On traduit ici tout uniment Bild par image , sans reprendrela distinction assez inexplicable introduite par Klossovski (image ettableau) dans sa traduction du Tractatus de Wittgenstein. Sur le dialektisches Bild, outre les textes et lettres de Ben jam in, voir Adorno.Le ttre du 2 aot 1935 (B r. , p. 671 seq); l'tud e fort dcevante de

    Hildegard Brenner. Die Lesbarkeit der Bilder , in Alternative (59/60,Be rlin, 1968, p. 48, seq.; H .H .H ., p. 73; D.K . o c; et surtout R .T.,p. 126, seq.).

    prix. A la limite et concentre sur ellemme, elle nesera rien de moins quune allgorie du langage, avecses aspects ou ses choix, expression et communica-tion, parole et criture, texte ou figuration, signe ounom. Hors de ce domaine spcifique o le dpas-

    sement des contraires s'accomplit par sa formula-tion, et s'y limite, lallgorie courra le risque de resterdescription, de signifier seulement des antinomies la solution desquelles il ne sera pas en son pouvoirde contribuer. Cela a longtemps t vrai notammentdans le domaine des arts plastiques. Que lire dansce relief d'Andrea Pisano, sur la porte du Baptistrede Florence ? Lange de l'esprance est ass/'s ettend la main vers un fruit inaccessible. Et cependant il a des ailes (S.l. p. 355). Et Benjamin ajoute : Rien n'est plus vrai .

    Pourtant il faut aller plus loin que cette esprancevictime dune fatalit intrieure. Celle de l'Ange delhistoire lui est impose du dehors, par cette tem-pte venue du paradis , qu'il doit arrter et vaincres'il veut accomplir sa mission. Il n'y parviendra pasavec ses seules forces. Pour savoir si, et comment,cela lui sera possible, il faut rtablir les deux imagesen situation dialectique et accepter que la seconde,qui tait la premire, prenne la relve de celle quelledment. Il ne suffira pas que lange qui tient le rledu matrialisme historique change de visage, s'affuble

    d'un dguisement presque asiatique et, afin sans doutede se donner une contenance, fume un narghileh ; ildevra encore se prter une imposture, que, dailleurs,il paiera fort cher. Cessant de tenir sa place parmiles choristes qui chantent la gloire de la divinit etsabment ensuite dans l'unit suprme, il reoit unpartenaire pour un tout autre duo. Avec sans douteun mlange de soulagement et de remords, il s'estassur les services de ce nain bossu pour lequelBenjamin a toujours prouv une attirance si bizarre(8). Ddoubl dans la nouvelle image et suivant unprocessus dont toutes les diffrences n'empchentpas dvoquer le jeu de lunit et de la dyade danscertains pomes de Mallarm (9), sa figure anciennesabolit et il naura bientt plus grand chose voiravec ce quil avait t : deux reprises au moinsdans son plus important essai sur Benjamin, Habermas(JH, p. 207, p. 215), dtournant sciemment le scnarioimagin par celuici, suggre que cest lange devenumannequin qui tait prendre en rgie et qui a t

    (8) C f. S .l. p. 650 et Hanna h Arendt. Introd uction la traduction

    des Illumina tions (N ew Yo rk, 1968).(9) On pense naturellem ent YAprs-midi dun Faune et la Prose

    pour des Esse intes .

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    de huit mois) n'crivaitil pas Scholem ces lignesmouvantes et bien propres lui rchauffer le curet l'esprit : * S i triste qu'il soit de ne pouvoir nousrencontrer, 'ai le sentiment que les circonstances neme privent pas d'une des ardentes discussions quenous avions de temps en temps. Elles n'auraient au-

    jourd'hui plus d'objet et il n'est peuttre pas mauvaisqu'une mer nous spare au moment de tomber enesprit dans les bras l'un de l'autre (Br., p. 846).Cette conversion, consquence du choc caus Ben-

    jamin par lactualit politique, serait corrobore parl'ensemble des Thses, et, avant tout, par les deuxdernires, sorte de point dorgue ou de lgende confirmant le sens de la partie d'checs (11). A laonzime heure, Benjamin se rallie la pense tho-logique et lide dun messianisme qui, sous la formedu salut ou du bonheur, la toujours hant. Qu'ilrenonce, entirement ou non, ses escapades marxis-tes, cellesci perdent le premier rang. Scholem dail-leurs ne se lasse pas de souligner que Benjaminn'avait gure lu Marx et le connaissait surtout deseconde main (comme Mallarm avec Hegel). En re-vanche il avait pu trouver en son plus intime ami unintroducteur de choix la pense talmudique (G S 1,p. 133).

    C'est au contraire sa lecture aigu et pertinentede Marx qui vaut Benjamin lestime de l'un des pluscomptents, sinon les plus objectifs, marxologues denotre temps. Sans entrer dans le dtail, ce qui letpeuttre amen nuancer quelque peu son affirma-tion, Maximilien Rubel loue Benjamin d'avoir resti-tu une dimension potique au matrialisme conucomme mthode de subversion totale de l'ordre ta-bli (OC, p 438). Il appelle un certain gauchisme tenir compte d'une telle tradition . De fait d'asseznombreux jeunes sociologues (12) le suivent qui, aprsavoir dcouvert Marcuse en mai 1968, s'efforcentde trouver dans un pass rcent de plus stables rpon-dants. Un trotskiste, Yvon Bourdet, signale que lachose n'est pas nouvelle. Au regain de faveur dontKarl Korsch a t l'objet, il compare celui que con

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    voque par le pacte HitlerStaline. Celuici, au con-traire, nexiste pas aux yeux des eocialistes utopistespour qui il n'a mme pas constitu une surprise tantils savaient depuis longtemps quoi s'en tenir, il nechange rien au surplus aux recherches de Benjamin

    qui continue pendant la drle de guerre travailler son Baudelaire (les Thses lui paraissent devoirconstituer une sorte d' armature thorique pource travail) (Ed. Cr. I.3., p. 1129), comme si de rienn'tait et si de tels incidents de parcours, si profon-dment qu'ils puissent latteindre, naltraient en rienl'orientation de sa pense.

    Devant la divergence fondamentale sur linfluenceque cet vnement a eue sur la pense de Benjamin,il est tentant de procder de faon non plus dductivemais inductive, c'estdire de prendre ledit vnement

    comme point de dpart dune analyse qui lucideraitce que lui doit le texte des Thses peu peu et nonpas par application de vues globales et prtablies.Dans l'idal, une telle entreprise aurait une base phi-lologique, celle des notes de travail rcemment pu-blies (Ed. Cr. I.3., pp. 11231267). Cependant, puisquecellesci se drobent aux efforts de lexgte le plusqualifi, notamment en ce qui concerne leurs dates,et ne se prsentent pas en fin de compte dans uneordonnance moins droutante que le texte publi,force est bien de se contenter d'un point de vue moins

    scientifique, s'il reste plausible, et cela mme silnexclut pas, au dpart, tout arbitraire. Celui qui estici choisi se rfre, travers la priode de compo-sition des Thses, limportance quy revtait la notiond'efficacit ou son abandon.

    Un tel critrium pourra apparatre sommaire, sim-plificateur, voire vulgaire , par rapport aux impli-cations d'une approche thorique . Pourtant, autantque daffirmer que Benjamin naurait jamais d sedclarer marxiste, il serait aberrant, comme font au-

    jourdhui les noutopistes, de ngliger toute la partie

    des crits de Benjamin o s'affirme une volont dac-tion conduite, diraiton, tout prix (13). Cette volontserait mme pour certains la cause essentielle de sonattitude en faveur dun communisme dont tant dechoses l'cartaient et dont les fondements scienti-fiques lui taient mal connus.

    Si une analyse sociologique et conomique impi-toyable devait se substituer aux mthodes tradition-nelles d'approche de la culture et de lart, les nces

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    l'instant dialectique est raval au rang du nu mys-tique. Mme s'il ne l'a qu'involontairement ou partiel-lement donne, telle est la leon qui se dgage dela raction d'un Benjamin traqu, et que doiventen tirer ceux qui voudraient, dans une vie plus nor-

    male, sen remettre aux modes d'action auxquels ilavait cru.

    V

    En attendant et l'heure qu'il est, l'ennemi n'a pasencore fini de triompher . Cette traduction que Benja-min donne de la dernire phrase de la sixime Thse(S.I., p. 497 et Ed. Cr. I.3., p. 1262) lve les doutesque pouvaient susciter le texte allemand ainsi que lesautres traductions franaises (14) ... cet ennemi n'a

    pas cess de vaincre . Impossible dsormais de penserque si, aux yeux de lauteur, lennemi a toujours vaincudans le pass, linstant prsent, le jetztzeit conservetoutes les chances d'un miracle ; l'ennemi est sur lepoint de gagner encore et tout espoir est perdu.

    Quelques mois plus tard, Benjamin se donnera lamort, en un acte qui anticipe de peu sur le destin et luipargne dinsupportables souffrances morales et phy-siques. L'ide du suicide qui la toujours hant, depuisque Fritz Heinle et son amie Rita Seligsohn se sontempoisonns au tout dbut de la premire guerre, et

    quil avait pens mettre excution en 1932 (GS. I.p. 135), s'impose maintenant du dehors, comme fait lemalheur qui paralyse lAnge de !Histoire. Avec la mort,plus moyen de composer. La tristesse que Kurt Hiller(G S, I. p. 134) signalait en lui et qui lui donnait tant depntration dans la Mlancolie baroque , fait place une terreur concrte et justifie. De mme, fini de

    jouer avec les pseudonymes et les anagrammes : laGestapo le contraint de laisser la plume Anni M. Bei,

    J.E. Mabinn et surtout Detlef Holz. Nagure blessantpour lamour propre, le fait de passer inaperu devient

    une condition de survie. Et puisque l'action concrte,mme dment mdiatise , de l'crivain serait inef-ficace ; puisqu'il ne lui reste plus que la possibilitd'crire de faon moins utile quau camp de Nevers ole projet de Journal amliorerait au moins l'existencequotidienne, il dcide de continuer son Baudelaire, dansune solitude qui na jamais t aussi grande.

    Certes, aprs les discussions d'il y a quelques mois,ses amis de New York clbrent l'envi ses dernierstextes, dinspiration assez marxiste pour se conformer

    (14) Cf. Ed . Cr. 1.3, page 1262. La trad uction de M. de Ga nd illac etla mienne sont, pour une fois, concordantes.

    sits de la politique vont plus loin encore. Pour viterde se laisser devancer par la tactique fascisante (JH,p. 181), il ne sagit pas seulement de poursuivre oude stopper le cours de la pense critique, mais, enanticipant sur les ultimes conclusions de cette dernire

    et en brlant les tapes, de contribuer la vritable politisation de l'art (S.I., p. 397). Et certes il estais de dplorer les sacrifices qu'implique un tel radi-calisme, y compris celui de la dimension < potique laquelle se rfre Rubel, de dplorer aussi les ou-trances dexpression que lon explique soit par laviolence des doux, soit par une certaine < navet (GS. I, p. 152). La navet et t plus grande encorede croire vraiment aux vertus positives du Messia-nisme l'heure du plus grand danger. Benjamin ladit dans un de ces passages trop ngligs des Thses

    sur lesquels on va revenir : le Messie est aussi (ondevrait dire : avant tout) le vainqueur de l'Antchrist(S.I. p. 497). Or lAntchrist est prsent, mme si lecriminel la triste figure s'est adjoint un SanchoPana. La locomotive de lhistoire peut la rigueurtre arrte de l'intrieur en tirant le signal d'alarme.Hic et nunc celui qui l'affronte de face, l'exempledes lanciers polonais devant les chars nazis, seracras. Le choc du pacte HitlerStaline devait tred autant plus grand que le rgime de Moscou, si tarquil ft, avait t considr comme un plus irrem-plaable recours. Qu'a d penser Benjamin en lisantdans la presse de la dbcle la nouvelle de la messeclbre NotreDame pour solliciter d'un Dieu quintait pas le sien l'envoi de quelque Genevive ou

    Jeanne, ou encore, dans un cumnisme de salutpublic, des lgions d'archanges arms dpes defeu ? il n'tait pas assez lucide ou cynique pour sur-monter le dgot dont il parle souvent et qui luimonte la gorge, pour raliser que les archangesseraient les pilotes de la Royal Air Force, pour atten-

    dre les divisions de Staline, comme celuici, un peuplus tard, voulait, diton, dnombrer celles dont dis-posait le Vatican. Il ne croit pas, il ne peut pas croire,pour autant, que la politique doive tre poursuivieavec les ressources de la thologie ou de la mystique ;pas davantage que le saut dialectique, le Stillstand historique, puisse remplacer ou prparer la victoiresur le terrain. Tout se passe plutt comme si la tho-logie n'intervenait, dment grime, que pour fairefigure de repoussoir, ou apporter une sorte de dmons-tration par l'absurde. Elle ne se penche sur l'utopie,

    ne lui tend la main, qu'afin de l'entraner sa suitedans les abmes de l'impuissance et de la drision ;

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    cre l'tude philologique qui a t voque plus,haut et qui consisterait d'abord les dcouvrir, puis les dcrypter. Dj l'on a pu signaler que les deuxderniers alinas (non plus numrots, mais dsignscomme A et B) des Thses, considrs cidessus comme

    un point d'orgue et sur lesquels Scholem fait reposeren grande partie son argumentation, semblaient Benjamin, moins encore que leur contexte, prts pourune publication (11). Et mme s'il n'en tait pas ainsi,ce serait un phnomne trs benjaminien que la ten-sion (Spannung, un motcl chez lui) entre une sortede raisonnement par labsurde, de paradoxe gigan-tesque, ruinant un argument en le poussant l'extrmesous prtexte de le valoriser, et les petites ironies, lesbmols, qui introduisent dans la dmonstration unrepos ou un pril.

    Bien des ruptures de cet ordre peuvent tre relevesdans les Thses. Lautomate doit (soll) ou devrait ga-gner et, dans une de ses notes prliminaires, Ben-

    jamin ajoute * d'aprs moi , conviction profonde ousouhait trop ambitieux ? Ou bien cest l'incertitude dusecond alina tout entier o le style indirect nepermet gure de savoir si Benjamin fait sienne la dcla-ration de Lotze et pense lui aussi que nous sommesattendus sur terre . Car elle est bien faible (schwach,soulign par l'auteur) la parcelle (traduction de Ben-

    jamin) de pouvoir messianique qui nous est dvolue

    nous comme tous ceux qui, avant nous, nont passu s'en servir. Et si les fantaisies de Fourier tmoignentdune tonnante sant intellectuelle par rapport auxconceptions positivistes, on ne peut s'empcher desonger un raisonnement par antiphrase, ce clindil dont le jeune Benjamin accompagnait en 1916la lecture devant Scholem d'une lettre o sa relationavec le judasme tait explique par une influencefminine (G.S. I, p. 157).

    VI

    S il est vrai qu'aucune des exgses tentes jus-quici ninfirme l'ide que lultime crit de Benjamindbouche sur un abme et si l'incertitude du lecteur estun reflet fidle de celle de l'auteur ; mais si l'on neveut pas voir seulement dans ce texte le tmoignagepathtique de dchirements que les circonstances pous-sent leur paroxysme et le recours d'un esprit traqu une splendeur potique dont tout autre que lui trou-vera ais, trop ais, de s'accommoder ; si ds lors,suivant ses propres indications, lon cherche, en refu-

    au propos de leur revue et assez discrets pour ne paseffaroucher cette socit dmocratique o il avaitbien fallu se rfugier. Pourtant ils avaient jug insuffi-samment labores ces images dialectiques qui nesont peut tre en fin de compte que celles dune illu-sion, images oniriques (Traumbild), trompe l'il oul'esprit (Trugbild, Vexierbild). Plong dans un dsarroique, bientt, il nommera cafard noir (Br. p. 860),croitil encore en son uvre, en son efficacit et ensa valeur? Seul l'avenir dira ce qu'il en tait. A lcri-vain de faciliter la tche de la postrit et, la manirede l'historien matrialiste, de dsigner conformment cette thse dixsept, dont limportance est souligne,(Ed. Cr. I. 3. p. 1226), parmi toutes les poques sonpoque (distincte de la Priode , comme le Jetztzeit du Gegenwart ) parmi son poque luvre de

    sa vie, dans l'uvre de sa vie ce texte prcisment conserver et dpasser (S.l. p. 505). Tel est leseul moyen de sauver ce qui reste sauver. Si la plus petite garantie , celle du ftu de paille auquelsagrippe celui qui se noie (et auquel est assimill'Eingedenken, le souvenir) (Ed. Cr. I. 3. p. 1243, p. 1244)se rvle illusoire, il ne subsistera dautre recours quela bouteille la mer. A cette dernire du moins lonpeut tout confier, les ides dont lon n'tait plus sr,les thories que l'on na fait qu'esquisser et qui parfoisse contredisent, succession que chacun acceptera sous

    ou sans bnfice dinventaire, les espoirs qui nappara-tront un jour que comme la trace de mortelles dcep-tions.

    Tentative d'crivain, on le concde, mais qui nedemeurera pas forcment une simple esthtisation dupolitique . Cet ultime expos pourra avec tousles objets de la culture, demeurer vivant au sein dela lutte des classes, du moins sous certaines conditions.Cellesci seront d'autant plus strictes que la lutte desclasses menacera de devenir une notion aussi dlaissequavait pu l'tre la thologie. Si la confiance est rui-

    ne, le courage et la persvrance simposeront, etsurtout la ruse et lhumour. Leur rle sera essentiel la comprhension des Thses et pour viter prci-sment ces malentendus dont parle souvent Benjamin,sans que lon sache trs bien sil les redoute ou seplat les aggraver. Bien des traits (vocabulaire, tour-nures grammaticales, notations), au lieu de sinsrerdans la trame du discours, si disparate quelle soit,y paraissent enfouis comme un explosif susceptible denmodifier la porte, ou au moins une restriction mentaledont il est impossible de ne pas tenir compte. A detels signes serait sans doute le plus utilement consa-

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    Certains diront que les camps hitlriens ne con-cernent que la conscience europenne et nullement lespopulations du Biafra ou du BanglaDesh non plusque les protagonistes ou les victimes de la RvolutionCulturelle. Cette dernire pourtant sinsre dans une

    philosophie ou une mthodologie unificatrices et iadialectique affronte le statisme du Yin et du Yang.Dans le bariolage de l'univers et l'ingalit des stadesde dveloppement, combien de malentendus, savam-ment attiss, se produisent : telle la pseudocomprhen-sion du prophte chinois par des intellectuels occiden-taux trangement dpourvus d'information ou d'espritcritique ; ou, exemple infiniment plus tragique et srieux,l'accord obscne de toutes les forces qui se prtendentprogressistes, communistes ou utopistes, non plus con-tre la Diaspora mais contre Isral, nouveau bouc mis-

    saire ; quel Brecht enfin tracera la fresque des infor-tuns Palestiniens manipuls par les mirs du ptrolecomme la nue des mendiants de Londres par le vieuxPeachum ? (16). Il y a dans tout cela des manifes-tations du conflit qui oppose les deux aspects del'histoire universelle tels que les dgage Benjamin :celle o l'historien trouve sa ralisation accomplie ;celle qui prendrait la relve de l'autre et viendrait enlgitimer le concept, substituant un droulement paral-lle, au rapprochement (Zusammensetzung, Ed. Cr. 1.3,p. 1240), comme dans un tableau synoptique, des his-toires des peuples, une thorie qui serait le matria-lisme dialectique. De cette antinomie la situation parti-culire et exemplaire dIsral doit permettre de sedgager, comme elle et pu permettre Benjamin, s'ilavait vcu, de surmonter dun coup les plus dchirantsde ses partages, lappartenance la tradition judaqueet la conscience des impratifs modernes, le divorceentre le got de la thologie et les ncessits delaction.

    De mme que Lonard un abme le fait penser un

    pont, suivant la formule de ce Valry que Benjamincitait si volontiers, ainsi pour Isral le dsert qui a silongtemps t, et peut aujourdhui encore demeurer lelieu de la Rvlation et le symbole du livre, devientlorigine dune suite d'tapes prilleuses, de victoiressur soimme et sur le monde. Et Rami dit quenIsral on avait plant les cris et que des tenduesdsertiques taient, maintenant, peuples d'orangers (17). Pour un Benjamin qui le livre pouvait appa-ratre comme un moyen terme prim entre deuxsystmes diffrents de cartothques (S.l. p. 534)

    (16) Dans l 'Opra de Quat'sous.(17) Edmond Jabs : Le Livre de Yukel, page 134.

    sant l'empathie, retrouver celles de ses intuitionsqui se prolongent travers ce quil n'avait pas puprvoir et les adapter des positions concrtes etactuelles ; si, pour cela, lon veut assigner une sortede dnominateur commun, de lieu gomtrique toutes

    ses ides en leur confrant un maximum de tensionset aussi de chances de renouvellement, s'il peut entre ainsi, la meilleure approche des Thses se situeraen fonction, ou sous lclairage, des problmes aujour-dhui poss lEtat dIsral et par lui.

    En dehors de ceux qui ont t voqus cidessus,un des motifs dominants des Thses, lun de ceuxaussi qui relient le plus troitement ce texte aux proc-cupations littraires ou philosophiques de Benjaminpendant ses dernires annes (15), est celui de lE/ngedenken, du souvenir (Benjamin traduit par souve-nance (Ed. Cr. 1.3. p. 1265), qui cite un vnementde lhistoire, l'arrache au cycle de l'ternel retour dumme et, nourrissant la haine lgard des oppresseurs,en fera l'instant vivant d'o surgira lavenir. Etre fidle,doublement fidle, cette pense, pourra consister choisir cette matire de pit et de rfiexion dans lhis-toire rcente, celle que Benjamin na pas connue, se demander quelle analyse il en donnerait devenuoctognaire et tout en confrant linterprtation desa propre pense une dimension originale refaire del'Eingedenken un principe daction.

    Si lon numrait, la manire dun chroniqueur, etsans forcment distinguer les petits des grands (Ed. Cr. 1.3, p. 1261) les vnements du dernier demisicle, on aurait un rcit qui ne le cderait en rien celui par lequel J.P. Hebel donne le sentiment du tempscouvert par une vie dhomme et que Benjamin admiraitfort : Dans l'intervalle la ville de Lisbonne futdtruite par un tremblement de terre, la Guerre deSept Ans s'acheva, l'empereur Franois I" mourut... (S.l. p. 242). De mme, les nazis justifirent toutes les

    angoisses ; Staline fit renatre l'espoir, jusque chezles Russes blancs ; des guerres se sont allumes,teintes, ou indfiniment tires ; des peuples ont textermins et des nations sont apparues, sous uneforme tantt caricaturale, tantt exemplaire. Parmielles lEtat dIsral dont limage lheure du dangerne peut tre dissocie de celle que, lautre extrmitde cette chane provisoire, fournit l'Erinnerungsbild(Ed. Cr. 1.3, p. 1243), lImage commmorative desCamps de la Mort.

    (15 ) Cf. les lettre s de 1938 1940, in B rie fe et Ed . Cr. 1.3., pages11341135.

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    dpasser en se retrouvant. Dj l'on a vu le peupleque lon disait le plus inapte la guerre et aux travauxdes champs donner l'exemple le plus stupfiant d'h-rosme et defficacit. Il na pas pris pour autant lapaix en horreur ni le dgot des villes. ui chez luine souhaiterait de se consacrer au livre ou lordi-nateur autrement quentre deux combats ?

    VII

    Tout cela, sans doute ne le verronsnous pas, mmeceux qui sont ns aprs que Benjamin soit mort ; et luimme, le pouvoir de divination qui lui est si volon-tiers prt par ses exgtes (19) naura pu le lui fairepressentir. Estce pour cela, par une sorte de dfiance

    l'gard du futur, que le saut dans le pass ne pr-parait ses yeux qu'un saut plus redoutable encoredans linconnu et que, dans un fragment des Thses, illouait le judasme davoir interdit de prvoir lavenir?De telles extrapolations sont hasardeuses. Il ny a enrevanche aucune tmrit estimer qu'lsral et fourni Scholem et lui, pour une rconciliation spiri-tuelle, une base mieux assure que les circonstancesde 1940, comme cest le cas, toutes proportions gar-des, de ceux qui n'ont pas toujours t daccord aveclinterprtation que Scholem a livre des uvres de

    son ami : surtout pour un Franais. Car sil est permisd'imaginer que l'existence de l'Etat juif et seule donn l'image de Benjamin la plnitude qui lui a t refuse,la plus pnible confirmation en rside dans lattitudequa adopte leur endroit la France, cette collectivitque tout devrait rapprocher d'eux et qui, sobstinantdans la lchet et dans laveuglement, renouvelleaujourd'hui, sous le mme prtexte de ralisme, lgard dIsral la trahison perptre il y a trentecinqans lgard d'un juif parmi les autres, qui lui dumoins a pu passer la postrit sous le nom retrouv

    de Walter Benjamin.

    Pierre Missac,

    janvier 1975.

    et le planificateur comme un substitut trs plausibledu devin, une mtamorphose si concrte aurait eu deprofondes rsonances. Peuttre n'eussentelles passuffi faire un citoyen d'Isral de celui qui s'taitrefus migrer en Palestine, comme aux EtatsUnis.Aujourdhui encore il pourrait penser quil y a en

    Europe des positions dfendre, celles qui sont encorefavorables la culture au sein de ces rgimes qui,aprs tout, ont sauv !'Occident du nazisme et qui,constituant aux yeux de beaucoup une caricature de ladmocratie, nen donnent pas l'image la moins res-semblante. Certes ce n'est pas sans ironie que lui,le penseur qui se voulait marxiste, avait, dans unelettre qui serait censure (Ed. Cr. 1.3, p. 1126), men-tionn un tmoignage splendide de Desjardins,professant une estime profonde pour mon invincibleattachement aux ides librales et dmocratiques pourlesquelles la France est entre en lutte . Pourtant, cesont ces mmes dmocraties qui, ayant avec Stalinevaincu Hitler, peuvent seules dsormais aider Isral raliser le paradoxe qui fait de lEtat juif un pays depointe, au sens o lon parle de technique de pointe,en mme temps que le plus dpendant de concoursextrieurs. Et cela jusquau jour o il pourra, commeil avait parfois commenc le faire en Afrique, devenirle plus efficace des leaders pour des pays qui l'ac-cablent au lieu de faire appel lui.

    Que ces pays, ou ces peuplades, voient enfin o estleur chance, et Isral, rendu par lutopie son vritabledestin, assumera de nouveau la tche culturelle qu'ilne peut faire autrement que de mettre entre parenthsesau moment du plus grave danger. Ce n'est pas : o r p o i o n i A r n n r Ia r J n e n r a n r l n n m h r o l a H i c r in l in A a

    ju ,w rv' ,v r-'' o r ,wd remplacer la critique et limagination, et lautomatene demande pas mieux que de seffacer cette foisdevant lAnge et de lui laisser reprendre sa missionspcifique, mme si celleci n'est que potique et nepeut plus consister clbrer Dieu. Peuttre en par-

    lant chez Benjamin de la notion de sauvetage (Rettung)(18), ne seston pas suffisamment demand si ellentait pas destine remplacer pour de bon, malgrtoutes les rsurgences, celle de Rdemption (Erlsung)que dailleurs elle sauve en semblant la contredire.Seul un salut sans majuscule liminera la guerre etle gnocide, permettra la nation la plus jeune de se

    (18) Su r la notion de Rettung, cf. outre Be njam in luimme (par

    exemple : Br., p. 751; Adorno : Br ., p. 682; S . I ., pp. X I I et X V I ;J.H ., o.e., R .T ., pp. 106 e t 125; et du mm e : postface W . Be nja m in :Charles Baudelaire, Fran k fu rt, 1969, p. 169). (19 ) Pa r exem ple, G .S. 1, p. 139; p. 108.

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