Pierre Michel, "Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l'enfer"

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    PIERRE MICHEL

    OCTAVE MIRBEAU,

    HENRI BARBUSSE

    ET LENFER

    Socit Octave Mirbeau

    Angers 2006

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    INTRODUCTION

    On sait quOctave Mirbeau a lu et mdit Schopenhauer1 et que savision de lhomme, de sa nature et de sa condition, est imprgne dun

    pessimisme fin-de-sicle qui confine parfois au nihilisme2 et que lonretrouve chez un de ses disciples Henri Barbusse encore que ce termede disciple convienne mal, sagissant dun crivain libertaire tel queMirbeau, qui a toujours refus de se prendre pour un matre face de

    jeunes crivains dsireux de sengager sur ses brises. En loccurrence, lemot pessimisme est prendre au sens littral, car, lire ses contes et ses

    romans, on a bien limpression qu ses yeux tout est au plus mal dans leplus mauvais des mondes possibles , comme laffirmait dj Marc Elder3,et que lenfer, cest ici-bas que nous y sommes irrmdiablementcondamns, au cours de notre bref passage sur la Terre, o lhomme setrane pantelant, de tortures en supplices, du nant de la vie au nant de lamort4 , et non dans cette mythique autre vie deux faces, source de terreur

    pour les uns et despoir pour les autres, que font miroiter les religionsinstitutionnalises, histoire dapporter aux misrables dillusoiresconsolations qui les fassent patienter. Si les supplices infernaux sont

    toujours imagins sur le modle des atrocits dont tmoignesurabondamment lhistoire de lhumanit, et si, comme le penseSchopenhauer, lenfer fictif nest jamais que le dcalque exact du monderel, inversement, le paradis propos lesprance des croyants,notamment par les trois monothismes, nest jamais, comme le rappelleopportunment Michel Onfray, que linverse du rel, un antimonde en quelque sorte, que lon prsente comme dsirable pour faire accepterle monde rel, souvent indsirable5 , pour ne pas dire infernal.

    Bien quil tourne un dos mprisant au ralisme littraire de Duranty

    et Champfleury et quil se gausse des prtentions la scientificit dunaturalisme zolien, on peut nanmoins qualifier Mirbeau de raliste, mais

    1 Voir larticle dAnne Briaud, LInfluence de Schopenhauer dans la pense mirbellienne ,Cahiers Octave Mirbeau, n 8, 2001, pp. .218-227.

    2 Voir notamment le cinquime acte des Mauvais bergers, sa tragdie proltarienne de 1897 Elleest recueillie dans le tome I de son Thtre complet, Eurdit, 2003.

    3 Marc Elder,Deux essais : Octave Mirbeau, Romain Rolland, Crs, 1914, p. 26.4 Un crime damour, Le Gaulois, 11 fvrier 1886. Il sagit du compte rendu du roman

    homonyme de Paul Bourget.5 Michel Onfray, Trait dathologie, Grasset, 2005, pp. 130-132. Dans le film du ralisateur

    palestinien Hany Abu-Hassan, Paradise now (2005), un personnage de kamikaze palestinien, candidat au

    martyre, justifie ainsi sa mission-suicide : Le paradis dans ma tte, cest mieux que lenfer dans mavie.

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    condition de nentendre ce qualificatif que dans son acception courante :manifestant toujours une lucidit impitoyable et faisant preuve dunmatrialisme radical6, il ne cesse de dnoncer toutes les mystifications

    idalistes, quelles soient religieuses ou abusivement qualifies de laques,qui nous empchent de dcouvrir la ralit dans son horreur mdusenne.Son projet littraire, on le sait, vise dessiller les yeux dun lectoratcrtinis par la sainte trinit de la famille, de lcole et de lglise, etdment aveugl par les illusions mortifres des anciennes religions et deleurs avatars modernes tels que le scientisme : il veut nous obliger jetersur les choses un regard neuf, qui les dnaturalise et les fasse apparatretelles quelles sont, et non telles que nous avons t conditionns les voir

    ou , plutt, ne plus les voir.On comprend ds lors que limage de lenfer et de ses supplices soit

    rcurrente sous sa plume, puisquelle permet de rvler une ralit tropsouvent occulte par la force de lhabitude ou euphmise par lesgrimacesdes discours dominants. Nous nous proposons ici de voir comment Mirbeauexploite ce thme propice son travail de dsillusion et de dmystification,depuis ses Chroniques du Diable de 1885 jusqu ses dernirescontributions journalistiques et uvres de fiction, en passant parlincontournable Jardin des supplices. Puis nous tudierons rapidementcomment, sa suite, le traite Henri Barbusse dans son mirbellien roman de1908, prcisment intitulLEnfer.

    6 Voir notre essaiLucidit, dsespoir et criture, Socit Octave Mirbeau Presses de lUniversit

    dAngers, 2001, et notre article Le Matrialisme de Mirbeau , Cahiers Octave Mirbeau, n 4, 1997, pp.292-312).

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    LES CHRONIQUES DU DIABLE

    Cest la fin juin 1884 quOctave Mirbeau a entam sa rdemptionpar le verbe, aprs sept mois passs au fin fond du Finistre, histoire de selaver de la boue parisienne, de se ressourcer au sein de la natureconsolatrice et au contact des pcheurs bretons, et de se rtablir, aprs sesquatre annes de calvaire auprs de la goule Judith. Dsargent et oblig dechroniquer tout-va, il collabore alors comme un forcen troisquotidiens : il signe de son nom les chroniques quil livre La Franceopportuniste de Charles Lalou, il fait sa rentre au Gaulois monarchiste etmondain dArthur Meyer sous le pseudonyme dHenry Lys, qui tmoignede sa rsipiscence et de sa soumission aux exigences de son ancien patron,et il collabore Lvnementradical dEdmond Magnier sous le masque deMontrevche partir du 26 juin 1884. Mais, aprs un mois dinterruption,cest sous un nouveau pseudonyme quil y poursuit sa collaboration : le 12

    janvier 1885, il troque en effet Montrevche pour la dfroque, plus plaisante et originale, dun petit diable aux pieds fourchus, qui signedsormais les quarante-cinq chroniques suivre7. Ce subterfuge,explicitement emprunt au Diable boiteux de Lesage8, prsente deux

    intrts majeurs.Tout dabord, grce ce nouvel Asmode9, il lui est loisible de

    dvoiler ce qui est dordinaire cach au commun des mortels, de pntrercomme par effraction dans lesprit des grands de ce monde10, ce qui sera le

    principe de ses interviews imaginaires, ou dannoncer avec une louableavance des vnements pas encore advenus ou des uvres encore en

    prfiguration11. Pour un esprit curieux de dcouvrir les arrire-penses deses contemporains, de dbusquer les crapuleries prcautionneusementcamoufles, de rvler lenvers du dcor et de faire visiter ses lecteurs les

    7 Jen ai publi une anthologie sous le titre de Chroniques du Diable (Annales littraires delUniversit de Besanon, 1995).

    8 Le chroniqueur se rfre explicitement ce grand anctre au dbut de son article du 12 juillet1885, Dans quatre ans : Le Diable boiteux, mon trs arrire-grand-pre, tait dj fort avanc pourson temps. Sur un geste de sa main crochue, les toits des maisons senlevaient comme crotes de pt etlon dcouvrait, entre les quatre murs de la vie prive, une foule de choses joyeuses ou difiantes (op.cit., p. 129).

    9 Aussi Arnaud Vareille est-il habilit qualifier de complexe dAsmode le dispositiftextuel adopt par Mirbeau ( Un mode dexpression de lanticolonialisme mirbellien - La logique dulieu dansLes 21 jours dun neurasthnique , Cahiers Octave Mirbeau, n 9, mars 2002, p. 145).

    10 Par exemple, Bismarck, lord Salisbury ou Jules Grvy.11 Ainsi nous fait-il assister, avec deux mois davance, la pendaison de Louis Riel

    ( LExcution (20septembre 1885), et devine-t-il ce que sera le prochain roman de Zola ,Luvre,qui ne paratra que sept mois plus tard (21 juin1885).

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    coulisses du thatrum mundi, le locataire de lEnfer prsente le mmeintrt que la femme de chambre Clestine, qui na pas ses yeux dans ses

    poches12 et ne laisse rien chapper des turpitudes des matres quelle ctoie

    quotidiennement dans leur intimit, ou que la prostitue qui, apercevant leshommes les plus respectables dans leur horrifique nudit et leur bestialit primitive , ne peut plus tre leur dupe et se transmue, sans lesavoir, en une anarchiste des plus radicales13 .

    Ensuite, il savre que, par bien des aspects, lEnfer voqu par lediablotin ressemble fort la France de la Troisime Rpublique, avecquelques annes davance toutefois, et que, comme le sera le dtour par laChine dans Le Jardin des supplices, le recours un observateur exotique,non pas Persan ou Sirien, mais infernal, constitue un procd classique etefficace pour nous faire dcouvrir sous un regard neuf nombre de chosessur lesquelles, de par la force de laccoutumance, nous avons cess de

    porter lattention quelles mriteraient : Voulez-vous que je vous dise ?Vous n'avez jamais crit que des btises sur l'Enfer, et vous avez sonendroit les ides les plus fausses. Un des vtres, Monsieur Dante, aracont je ne sais quelles histoires effrayer les enfants ; il a imagin destortures, des monstres, des serpents, des flammes, des glaons. Cela nous

    fait bondir quand nous lisons cela. Imaginez-vous, au contraire, qu'il n'y arien qui ressemble plus l'Enfer que Paris. Nous avons les mmes gots,la mme vie, les mmes femmes, les mmes hommes politiques, les mmes

    imbciles. Nous avons les mmes rivalits, les mmes mesquineries, lesmmes aspirations. Seulement, notre capitale est un peu en avance sur lavtre14. Cette phrase rvle deux des effets produits sur les lecteurs parles fantaisies infernales du chroniqueur : d'une part, l'Enfer leur apparatcomme le double de la France, et leur renvoie, comme un miroir, uneimage critique qui devrait les inciter se poser des questions ; d'autre part,si l'Enfer savre bien prfrable la vie parisienne, c'est que celle-ci estdevenue un enfer, comme Mirbeau l'a dj dmontr dans L'cuyre15, ole sacrifice de linnocente est luvre collective du monde, ce loup

    dvorant, et comme il va l'illustrer de nouveau dansLe Calvaire, dont letitre est symptomatique cet gard16.

    12 Cest ce que lui dclare Mme Paulhat-Durand, qui dirige le bureau de placement ( uvreromanesque de Mirbeau, Buchet/Chastel Socit Octave Mirbeau, 2001, t. II, p. 615).

    13 Voir Octave Mirbeau, LAmour de la femme vnale, Indigo Ct Femmes, 1994, p. 60. AlainCorbin crit, dans sa prface (ibid., p. 35) : Cest bien parce que la prostitue dmasque |...] quellesemble Mirbeau un ferment de dcomposition sociale .

    14 Littrature infernale , Lvnement, 22 mars 1885 (article recueilli dans les Combatslittraires dOctave Mirbeau, paratre lge dHomme).

    15 Roman paru chez Ollendorff en 1882 sous le pseudonyme dAlain Bauquenne. Il a t publi par

    nos soins en annexe du tome I de luvre romanesque de Mirbeau (Buchet/Chastel Socit OctaveMirbeau, 2000), et est galement accessible sur le site Internet des ditions du Boucher (dcembre 2004).

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    Comme de surcrot le bon Diable, mu en chroniqueur, se rvleplein de bons sentiments et se fait volontiers le porte-parole des opprimset des sans-voix qucrase sans vergogne son rival, le mythique bon

    Dieu

    17

    , au point de ne pas mme refuser un prix de vertu, force est denconclure que, dans une socit o tout marche rebours de la justice et du bon sens, comme notre journaliste ne cesse de le rpter depuis sonsulfureux pamphlet contre la cabotinocratie18, il conviendrait de renverserle dsordre tabli pour remettre le vieux monde sur ses pieds. Voil qui estsubversif, au sens littral du mot ! Le vritable enfer nest certainement pasce quun vain peuple, conditionn et alin, sobstine croire en dpit des

    progrs le lesprit scientifique. Et, de fait, le tableau qui est trac de lasocit franaise des annes 1880 na rien de bien enthousiasmant.Lhumanit moderne est dcidment bien malade, bien dtraque, et la

    grande nvrose dont nous souffrons tous prend des formes multiples :lhystrie et le culte de la vitesse, lalcoolisme et lamour, lternelle

    bougeotte et les perversions sexuelles, autant de symptmes dun vastemalaise dans la civilisation19. Si les causes profondes de notre mal tiennent notre condition tragique, que la plupart des hommes se refusent regarderen face, prfrant la lucidit du sage le divertissementpascalien, dautressont le produit dune poque, o lon vit en acclr et o tout change

    beaucoup trop vite, et dune organisation sociale pathogne,irrmdiablement inapte prendre en compte les aspirations nouvelles qui

    se sont fait jour. Si enfer il y a bien, il ne saurait donc sagir des chtimentspost mortem imagins par lesptrisseurs etpourrisseurs dmes20que sontles prtres soucieux de mieux dominer leurs ouailles, mais bien du supplicequest la vie, hic et nunc, pour tout tre dot de pense, capable didal etaspirant au bonheur.

    Cest cette vision fort noire qui va irriguer toute luvre romanesquede Mirbeau et que nous allons examiner maintenant. Pour la clart de

    16 Si le calvaire du titre renvoie celui du narrateur au cours de sa liaison avec Juliette Roux, la viecontre-nature quil mne Paris, dans un environnement dissolvant, nen porte pas moins une

    responsabilit crasante dans sa descente aux enfers : Paris m'tonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit etd'une grande folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohrents, effrns, se htant vers desbesognes que je mefigurais terribles et monstrueuses. Heurt par les chevaux, coudoy par les hommes,tourdi par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et dmoniaque usine, aveugl parl'clat des lumires inaccoutumes, je marchais en un rve inexplicable de dment (Le Calvaire,chapitre I ; uvre romanesque, t. I, pp. 141-142).

    17 Inversement, le personnage de Weil-Se dansLa 628-E8 (1907), na aucune confiance dans lajustice de ce Dieu qui, aprs avoir cre le monde, en six jours, la diable, a fait annoncer partout forfanterie ! qu'il le jugerait en un seul, comme on expdie les petits dlits de police, au dbut desaudiences correctionnelles... (La 628-E8, chapitre V ; uvre romanesque, t. III, p. 461).

    18 Le Comdien ,Le Figaro, 26 octobre 1882 (recueilli dans les Combats politiques de Mirbeau,Librairie Sguier, 1990, pp. 43-50).

    19 Voir notre introduction aux Chroniques du Diable, op. cit., pp. 7-27.20

    Ptrisseurs dmes est le titre dun article de Mirbeau, dansLe Journaldu 16 fvrier 1901(recueilli dans Combats pour lenfant, Vauchrtien, Ivan Davy, 1990, pp. 159-164).

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    lexpos, nous distinguerons lenfer de notre condition, lenfer social etlenfer des passions. Mais il va de soi que, dans la marche au Golgothaquest notre transit sur la Terre, toutes les formes de souffrances et de

    tortures sont inextricablement mles.

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    LENFER DE LA CONDITION HUMAINE

    Bien sr, on trouve dans les fictions de Mirbeau nombre de mentionsde la vision chrtienne de lEnfer, telle que la transmise une longuetradition et telle quelle continue dtre ancre dans les esprits faibles dontil peuple ses rcits : telle cette femme de lle de Sein qui dcouvre avecterreur un continent inconnu et seffare devant les diaboliques moulins vent21, ou tel le jeune Sbastien Roch soumis tous les conditionnements

    jsuitiques et terroris par la perspective dun impitoyable Dieu vengeurqui ne laisse rien chapper des faiblesses humaines22, ou tels les prtressoucieux de prserver leur emprise sur lesprit des fidles par exemple ledoyen de Port-Lanon dans Le Journal dune femme de chambre23 , ouencore tel le pre Pamphile de LAbb Jules, ce moine la fois fou etsublime, qui prend les dogmes de sa religion au pied de la lettre et refuse decourir le moindre risque de damnation ternelle24. Le langage courant porteencore de nombreuses traces de ces croyances ancestrales dans leschtiments infernaux qui taient supposs inciter nos anctres ne passloigner du droit chemin que leur enseignaient les prtres au nom de leurdieu. Reste que, le plus souvent, les termes d enfer et d infernal,

    21 La croix de Notre-Seigneur qui tourne... tourne.. la croix de Notre-Seigneur qui est folle. Jesuis en enfer... grce... grce... au secours! Depuis ce temps, lorsque, par-del leau bleue, ou verte, ougrise, elle suit la ligne sinueuse de la terre bretonne qui se violace dans le lointain, elle se signe aussitt,sagenouille sur le galet de la grve, et remercie le ciel, en une fervente action de grces, de lavoirdlivre des dmons, de lenfer, de ce drisoire et sinistre enfer o Satan force la sainte croix de Notre-Seigneur tourner, tourner, sans cesse, sous le vent continu des blasphmes et du pch (Les 21 joursdun neurasthnique, chapitre XX ; uvre romanesque, t. III, p. 232).

    22 Il repassait alors ses fautes, fouillait ses menus pchs, avec la terreur soudaine de voir cet

    impitoyable Dieu lui sauter la gorge et le prcipiter dans l'enfer, comme il avait fait, disait-on, de tantd'enfants qui n'taient point sages et n'avaient pas voulu travailler (Sbastien Roch, chapitre III de lapremire partie ; uvre romanesque, t. I, p. 607). Et combien qui brlaient en enfer! (ibid., p. 630). Cela troublait fort Sbastien. Il vivait en des transes continuelles, obsd par tous les dmons del'enfer, qui font griller des mes d'enfant, au bout de leurs fourches, dans les flammes qui ne s'teignentjamais (ibidem).

    23 cause des pchs que nous avons commis, il n'y a plus, en Asie, que des Chinois, desCochinchinois, des Turcs, des hrtiques noirs, des paens jaunes, qui tuent les saints missionnaires etqui vont en enfer... C'est moi qui vous le dis... (Le Journal dune femme de chambre, chapitre XI ;uvre romanesque, t. II, p. 539).

    24 Mme pour sauver quelqu'un de la mort, de l'enfer, non, je ne le ferais pas (LAbb Jules,chapitre III de la premire partie ; uvre romanesque, t. I, p. 400). Voir aussi le bless breton voqu auchapitre VI deLa 628-E8 : Nous emes beaucoup de peine nous emparer du bless, pour le conduire

    l'hpital de Vannes. En dpit de sa jambe casse, il luttait contre nous, dsesprment, s'imaginant quenous voulions l'emmener en enfer... (uvre romanesque, 2001, t. III, p. 486)..

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    dont on trouve de multiples et significatives occurrences25, sont entendredans une acception figure, la porte bien diffrente.

    a. La loi du meurtre :

    La premire de ces acceptions symbolise le jardin des supplices et levaste abattoir quest lunivers : partout rgne la terrifiante loi dumeurtre , o Sacher-Masoch voyait le legs de Can26 . Ds leurnaissance, tous les tres vivants, morts en sursis, sont condamns de touteternit sentretuer et sentredvorer, et la triste humanit ne fait pasexception la rgle, qui svertue perfectionner sans cesse les armes dedestruction massive et imaginer de nouveaux moyens sophistiqus pouraccrotre la souffrance, la terreur et la mort. Au terme de son parcoursinitiatique travers le bagne chinois, le narrateur anonyme du Jardin des

    supplices, dont le visage ravag tmoigne du choc quil a reu, dgage lui-mme la porte symbolique du rcit quil vient de lire ses convives dunsoir : Hlas ! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne

    s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort... Etl'univers m'apparat comme un immense, comme un inexorable jardin des

    supplices... Partout du sang, et l o il y a plus de vie, partout d'horriblestourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau,

    avec des faces sinistres de joie27... Loin de temprer la souffrance desvictimes, cette joie sadique des tortionnaires, quil sagisse dhumainsen chair et en os ou de dieux fictifs crs leur image, ne fait quelexacerber en privant la douleur quils infligent de toute autrejustification que le plaisir des bourreaux. Il a galement t souvent notque, dans le roman de Mirbeau, les trois formes de mise mort les plusoriginales, et aussi les plus improbables, le supplice du rat qui a tantmarqu lun des plus clbres patients de Freud , le supplice de la cloche,et a fortiori le supplice de la caresse, rsultent de la transmutation de

    dlices potentiels qui, pousss jusqu lextrme limite de la rsistancehumaine, ne peuvent quaboutir la plus horrifique et la plusinterminable des agonies. Comme si chaque plaisir terrestre, loin dtre unesource dpanouissement, ou, dfaut, une halte dans le crime , ouencore une modeste consolation nos misres quotidiennes, navait pas

    25 Onze occurrences dansLe Calvaire, huit dansLAbb Jules, sept dans Sbastien Roch, neuf dansLe Jardin des supplices, quatorze dansLe Journal dune femme de chambre, sept dansLes 21 jours dunneurasthnique, onze dansLa 628-E8.

    26 Cest sous ce titre que Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895) a conu tout un cycle de rcits.Mirbeau a connu Sacher-Masoch lors de son sjour parisien, en 1887, et lcrivain galicien, reconnaissant

    en lui un esprit fraternel, lui a consacr un article en 1888.27Le Jardin des supplices, chapitre IX de la deuxime partie (uvre romanesque, t. II, p. 320).

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    dautre utilit que de faire dautant plus vivement ressentir linfinie cruautdune longue descente aux abmes de la souffrance. Pour comble deraffinement sadique, lenfer est pav datroces dlices28...

    b. Sacrifice inutile :

    Mais si la vie terrestre est un enfer, ce nest pas seulement parce que luniverselle souffrance29 y est le lot de chacun, quelles que soient sacondition sociale, sa nationalit ou sa culture30, ni parce que tous leshommes sont condamns ds leur naissance la solitude et linluctablevieillissement, avant dtre impitoyablement mis mort, quelle quait tsa vie, mme si scandale suprme pour Mirbeau et pour Camus ils sontaussi innocents que des enfants. Cest aussi parce que, en labsence de toutdieu omnipotent et omniscient, rmunrateur et vengeur, qui lui donneraitun sens et en apporterait une justification31, le massacre ternellementrecommenc des tres humains est dautant plus inacceptable et rvoltantque leur sacrifice se rvle toujours inutile32. Si lexcution des grandscriminels pouvait effectivement avoir une porte sociale et contribuer ainsi,ft-ce modestement, rduire le nombre des victimes potentielles et dessouffrants de ce monde, si le sacrifice des uns, fussent-ils innocents,

    permettait de sauver effectivement beaucoup dautres existences, ou de

    racheter dautres mes pour assurer coup sr leur salut, si la souffrance detous sur Terre tait effectivement la conditionsine qua non de laccs uneautre vie, dans un autre monde, o chacun pourrait trouver damplescompensations aux misres dici-bas33, comme le prtendent les prtres de

    28 Aussi les oxymores sont-il extrmement frquents sous la plume de Mirbeau. Loin de ntrequune vaine figure de rhtorique, ils expriment la dualit et la rversibilit de toutes choses, et mettent enlumire la dialectique universelle, qui transmue tout en son contraire, les dlices en supplices et lessupplices en dlices.

    29Dans le ciel, chapitre VIII (uvre romanesque, t. II, p. 50).30 Claire Margat crit, propos duJardin des supplices : Lexotisme constitue pour Mirbeau un

    procd allgorique, un dtour ncessaire pour oprer une prise de conscience plus gnrale, puisquilny a , en ralit, nulle part un ailleurs qui permette une vasion. [...]Affronter lhorreur sanglante.devient ncessaire justement lorsque presque tout ce qui est humain mest tranger, et cest ce que symbolise le dtour par la Chine (Esthtique de lhorreur : du Jardin des supplices dOctaveMirbeau aux Lettres dros de Georges Bataille, thse dactylographie, universit de Paris I, 1998, p.121)

    31 Ainsi le pre Paneloux dclare-t-il aux Oranais accabls par la peste : Mes frres, vous tesdans le malheur, mes frres, vous lavez mrit (Albert Camus,La Peste, Livre de Poche, 1960 , p. 77).

    32 Le thme du sacrifice inutile est rcurrent dans les romans de Mirbeau, notamment Dans lavieille rue et Sbastien Roch. Mais cest aussi le cas de Lcuyre, de La Marchale, de La DuchesseGhislaine , voire de La Belle Madame Le Vassart, de LAbb Jules, de Dans le cielet des Mauvaisbergers.

    33 Cest par exemple ce que soutient abruptement le prtre catholique qui tente darracher une

    ultime confession au mourant, dans LEnferdHenri Barbusse : Sur terre, les bons sont malheureuxcomme les autres, plus que les autres, car plus on souffre ici-bas, plus on est rcompens l-haut (Livre

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    toutes les religions, la condition humaine serait justifie, le mal aurait unsens, la souffrance des justes apparatrait comme une preuvesupportable34, et la mort, cessant dtre le scandale suprme, pourrait tre

    plus facilement accepte, comme un simple passage, ou comme unelibration des liens du corps. Mais, pour un athe et un matrialiste radicaltel que Mirbeau, qui refuse les drisoires consolations proposes par lesreligions institues et qui souhaite regarder Mduse en face , ceschappatoires ne sont pas seulement vaines, parce que contreditescontinuellement par les faits : elles sont aussi contre-productives,

    puisquelles contribuent perptuer linjustice et le scandale au lieu dyremdier.

    Cest prcisment en quoi limage de lenfer qui est donne parMirbeau dans la deuxime partie du Jardindes supplicesstricto sensu estaux antipodes de celle quimaginent les chrtiens, comme le note la

    philosophe Claire Margat : Lenfer qui est dcrit dans Le Jardin dessupplices na aucune fonction tlologique. Lieu de dtresse spectaculaire,o sexerce une cruaut inique mais savante, sans quelle relve dunevritable justice et sans rfrence aucune doctrine du jugement, lenferterrestre dcrit dans Le Jardin des supplices livre sans raison les hommes latrocit de la douleur et une dsolation sans rpit35. Aussi nest-cesans doute pas vraiment un hasard si Mirbeau a situ en Chine son romandinitiation, o lhomme la figure ravage a pu pntrer au plus noir

    des mystres humains36 . Il existe en effet, selon le sinologue JrmeBourgon, une norme diffrence entre les excutions telles quelles sontmises en scne en France et dans les pays de tradition chrtienne et cellesque les voyageurs ont dcouvertes, avec une horreur non exempte defascination, dans lEmpire du Milieu : Dans la tradition occidentale,lexcution est organise comme un spectacle punitif. [...] Lexcution estconue sur le modle du supplice : cest une forme de prire oudoffrande (du latin supplicare) au cours de laquelle la souffrance joue unrle rdempteur. Le supplice est rgl comme un spectacle religieux qui

    vise difier et convertir le condamn et, par communion, le public. Aucontraire, en Chine, aucune dramaturgie, aucune prsence religieuse,aucune rgie ne prend en charge le condamn, qui na rien dautre

    de Poche, 1963, pp. 174-175).34 Cest cette illusion anesthsiante et politiquement dangereuse que critique aussi un personnage

    du roman de Hans Fallada, Seul dans Berlin (Jeder stirbt fr sich allein). un ami qui soutient que lesdvots souffrent moins que les autres parce quils croient que tout ce carnage a un sens , OttoQuangel rtorque : Un sens ! Tout a nen a aucun ! Parce quils croient au ciel ,ils ne veulent rienchanger sur terre ! Toujours ramper et se dnier ! Au ciel tout sarrangera. Dieu connat le pourquoi desvnements, et nous lapprendrons au jugement dernier... Non merci ! (collection Folio, 2004, p. 360).

    35 Claire Margat, Esthtique de lhorreur : du Jardin des supplices dOctave Mirbeau aux

    Lettres dros de Georges Bataille, thse dactylographie, universit de Paris I, 1998, p. 120.36Le Jardin des supplices, Frontispice (uvre romanesque, t. II, p. 178).

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    faire qu subir. Do le malaise des visiteurs occidentaux, qui ont limpression dun chaos barbare, dune soumission abjecte37 . Quant au

    bourreau, il na pas tre cruel, comme il est de son devoir de ltre en

    Occident, histoire dassurer la rdemption du criminel et ldification dupublic, mais comptent et diligent, en bon auxiliaire de la loi , afin defaire passer le seul message qui vaille : justice est faite38 , ft-ce auterme dune procdure expditive.

    Bien sr, quand il imagine son jovial et dbonnaire39 bourreaupatapouf, consciencieux artiste de la pince et de la tenaille, qui segargarise, avec une fiert comique, de la haute technicit de son art, simalencontreusement tomb en dsutude40, et qui se vante davoir, par sonconsciencieux et sophistiqu travail de sculpteur de la chair humaine ,contribu au prestige de lEmpire41, Mirbeau na nullement la prtention decoller une ralit historique et culturelle, dont il na quune connaissancelivresque et quil transmue allgrement selon sa fantaisie. Et il se garde

    bien de proportionner le chtiment au dlit42, comme la loi le prescrit enChine43, puisquau contraire il entend dnoncer le total arbitraire de la loielle-mme, nous y reviendrons.Dans cet exercice dhumour noir de hautevole, il ne se soucie que de crer un choc pdagogique qui oblige lelecteur, mis dlibrment trs mal laise, sinterroger tout la fois sur la

    37 Jrme Bourgon, Qui a invent les supplices chinois ? , LHistoire, n 300, juillet-aot2005, p. 55. Cest notamment le cas du dpeage des condamns ( lingchi), qui seffectue au ras du sol etau milieu de la foule, sans la distance ni la perspective qui la constitueraient en public (ibidem). Onsait que Georges Bataille a t durablement impressionn par les photographies de ce supplicetypiquement chinois.

    38Ibidem, p. 56. Dans son roman posthume Ren Leys, Victor Segalen, qui a pass plusieursannes en Chine, note pour sa part que, dans la justice chinoise, on peut tre dnonc, destitu,dcoup, dcapit, avec une prestesse et un doigt que la procdure europenne ignore. Les injustices nesont pas plus frquentes... (Ren Leys, Gallimard, LImaginaire, 1992, p. 26).

    39 [...] dans ce milieu de fleurs et de parfums, cela n'tait ni rpugnant, ni terrible. On et dit, sursa robe, une pluie de ptales tombs d'un cognassier voisin... Il avait, d'ailleurs, un ventre pacifique etdbonnaire... Son visage, au repos, exprimait de la bonhomie, de la jovialit mme ; la jovialit d'unchirurgien qui vient de russir une opration difficile... (Le Jardin des supplices, chapitre VI de ladeuxime partie ; uvre romanesque, t. II, p. 286).

    40

    Nous ne savons plus, aujourd'hui, ce que c'est rellement que le supplice... Bien que jem'efforce en conserver les traditions vritables... je suis dbord... et je ne puis, moi tout seul, arrtersa dcadence... Que voulez-vous ? Les bourreaux, on les recrute, maintenant, on ne sait o!... Plusd'examens, plus de concours... C'est la faveur seule, la protection qui dcident des choix... Et quels choix,si vous saviez !... C'est honteux !... Autrefois on ne confiait ces importantes fonctions qu' d'authentiquessavants, des gens de mrite, qui connaissaient parfaitement l'anatomie du corps humain, qui avaientdes diplmes, de l'exprience, ou du gnie naturel... (ibid, pp. 287-288).

    41 Je puis me vanter d'avoir, toute ma vie, travaill avec dsintressement la gloire de notregrand Empire... J'ai toujours t et de beaucoup le premier, dans les concours de tortures ... (ibid.,p. 289).

    42 Ainsi le bourreau explique-t-il, propos de lcorch quil vient de travailler si artistement : C'tait un misrable coolie du port... rien du tout, milady... Certes, il ne mritait pas l'honneur d'un sibeau travail... Il avait, parait-il, vol un sac de riz des Anglais... nos chers et bons amis les Anglais

    (Le Jardin des supplices, p. 286).43 Jrme Bourgon, art. cit.,LHistoire, n 300, juillet-aot 2005, p. 56.

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    validit de cette justice, sur la prtendue civilisation et les valeurs quila fondent, et aussi sur la cration artistique et littraire44 et sur la finalit dela recherche scientifique. Mais, ce faisant, il porte la contestation au plus

    haut niveau. Car, ce qui est remis en cause, ce nest pas seulement la loihumaine, foncirement arbitraire, sanglante et monstrueuse, mais le modledont prtendent sinspirer les lgislateurs et que lon attribue celui quona accoutum dappeler Dieu : la loi du meurtre qui rgne au sein de lanature, dans un univers qui est un crime , comme le note le narrateur de

    Dans le ciel45 mais un crime sans criminel contre lequel on puissesindigner et que lon puisse injurier, dfaut de pouvoir le chtier commeil le mriterait. Car tous les hommes, ds leur naissance, sont descondamns en attente de leur excution46 ; et tous, aussi bien les innocents,les justes et les saints que les pires criminels, seront excuts un beau

    jour, comme Meursault et comme Joseph K., et mourront dans datrocessouffrances. Cest cette mise mort programme et inluctable de tout cequi vit qui fait de lexistence terrestre un vritable calvaire et unpouvantable jardin des supplices.

    c. Agonie :

    Lagonie, cest la dernire lutte mene par lhomme contre ce qui

    lcrase et qui le tue, et, sans quil soit besoin de chevalets, dchafauds, de brodequins, de pals ou de roues, elle constitue une ultime preuveparticulirement horrible vivre et voir. Vaine est la rvolte de ceux qui,tel labb Jules, refusent avec horreur, non seulement la monstruositmorale de ce nouveau supplice, mais aussi cette ridicule et sinistrecomdie qui se joue autour du lit des moribonds47 . Dans lenfer de sonagonie48 , comme dit son neveu, rien ne se passe conformment ce quilaurait souhait : Jules savre en effet fort en peine de mourir dans la

    srnit comme il lesprait, aprs stre conditionn apprivoiser la

    mort pour navoir plus la craindre, lexemple de Montaigne, et rpondre la foncire injustice de la vie par le mpris hautain et laquitude du philosophe : Comme tous ceux qui ont mal vcu, j'ailongtemps redout la mort... Mais j'ai beaucoup rflchi depuis, je me suishabitu la regarder en face, l'interroger... Elle ne m'effraye plus. La

    44 Le travail du bourreau a t parfois assimil celui dun romancier naturaliste.45Dans le ciel, chapitre VI (uvre romanesque, t. II, p. 43).46 Pascal utilisait dj cette comparaison, mais, la diffrence de Mirbeau et de Camus, il

    sagissait pour lui de terroriser le libertin afin de linciter parier pour Dieu et sabtir, dans lattente dela grce divine.

    47

    LAbb Jules, chapitre V de la deuxime partie (uvre romanesque, t. I, p. 498).48LAbb Jules, chapitre VI de la deuxime partie (uvre romanesque, t. I, p. 512).

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    nuit dernire, en sommeillant, j'ai rv qu'elle tait comme un lacimmense, sans horizon, sans limites... un lac sur lequel je me sentaisdoucement tran parmi des blancheurs d'onde, des blancheurs de ciel, des

    blancheurs infinies... En ce moment, je la vois pareille ce grand ciel, quiest l, devant moi... Elle a des clarts admirables et profondes49. Chimrique esprance ! Le rve de purification tourne au cauchemar, et lesapptits du corps, mal dompts et insuffisamment refouls50 sous leffetdune morale chrtienne contre-nature, se dchanent et se rvlent, lexprience, beaucoup plus forts que lentranement de lesprit : Ce futune scne atroce, intraduisible en son pouvantante horreur... Ses dsirscharnels, tantt comprims et vaincus, tantt exacerbs et dcupls par les

    phantasmes d'une crbralit jamais assouvie, jaillissaient de tout sontre, vidaient ses veines, ses moelles, de leurs laves accumules. C'taitcomme le vomissement de la passion dont son corps avait t tortur,toujours... La tte contre le mur, les genoux ploys, les flancs secous deruts, il ouvrait et refermait ses mains, comme sur des nudits impuresvautres sous lui : des croupes leves, des seins tendus, des ventres

    pollus... Poussant des cris rauques, des rugissements d'affreuse volupt,il simulait d'effroyables fornications, d'effroyables luxures, o l'ide del'amour se mlait l'ide du sang ; o la fureur de l'treinte se doublait dela fureur du meurtre. Il se croyait Tibre, Nron, Caligula51. Cette effroyable agonie de Jules, tout entire imagine par le romancier

    partir de celle, apparemment beaucoup plus exemplaire, de son oncleLouis-Amable Mirbeau52, est dlibrment dmystificatrice, comme ltaitdj celle de labb Faujas, dansLa Conqute de Plassans, dmile Zola :il sagit, explique Yannick Lemari53, de discrditer les modlesmystificateurs proposs par la littrature difiante, qui cherche occulter lescandale de la mort.

    Mais, pour le candide neveu qui en est tmoin, cette scne apporteune touche dcisive son initiation la vie. Son existence ne sera jamais

    plus ce quelle a t avant cette rvlation qui, telle la tte de Mduse,49Ibid., chapitre V de la deuxime partie (loc. cit., p. 497.50 Lexpression de refoulement apparat dans LAbb Jules: il y a en moi des choses ...des

    choses... des choses refoules, et qui mtouffent, et qui ne peuvent sortir (chapitre III de la premirepartie ; loc. cit., p. 427).

    51Ibid., p. 505.52 Voir sa lettre Alfred Bansard des Bois du 20 mars 1867 ( Correspondance gnrale, Lge

    dHomme, Lausanne, 2003, pp. 75-76). Cette agonie est exemplaire du moins en apparence, mais ilconvient de faire la part des choses : dune part, on ne sait quel a t le comportement de son oncle aprsson entrevue avec son neveu ; dautre part, on sent une distanciation critique de la part du narrateur,comme sil ntait pas loin de la tourner en drision. Sur Louis-Amable Mirbeau, voir larticle de MaxCoiffait, LOncle Louis-Amable dans la malle de labb Jules , dans les Cahiers Octave Mirbeau, n10, 2003, pp. 204-214.

    53

    Yannick Lemari, Jules Dervelle et Ovide Faujas : deux curs en enfer , Cahiers OctaveMirbeau, n 6, mai 1999, pp. 100-121.

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    commence par le ptrifier : Ptrifi d'abord par la terreur, je ne remuaipont. Les ides en droute, les membres rompus, avec cette sensation queje venais de descendre subitement dans un coin de l'enfer, j'aurais voulu

    m'enfuir. Une pesanteur douloureuse me retenait l, devant ce damn,lamentable et hideux54. Ce mot de damn , repris un peu plus loin, at prcisment utilis par Guy de Maupassant, pour qualifier labb Jules,dans son admirative lettre son ami Mirbeau du printemps 1888 : Il madonn la notion prcise de ce quest un damn. Ce vieux mot sest clair

    pour moi cette lecture, et jai suivi, avec angoisse, tous les bonds de cetteme de possd55.Il est hallucinant, effrayant et sympathique, cet homme,dont toutes les ides, tous les sens, tous les gots sont dchans56. Ceterme de damn implique, non seulement que le seul enfer, cest la vieterrestre, mais aussi que Jules a t condamn davance et tout jamais,que ses douloureux et pitoyables efforts sont vous lchec, et quil estdonc, en ralit, totalement innocent de ce quil est et de ce quil fait. Cetteespce de prdestination lacise tmoigne dun pessimisme que lon esttent de rapprocher de celui des jansnistes, ou de celui de Racine dans

    Phdre.Face ce perptuel sacrifice dinnocents mis mort dans datroces

    souffrances et sans jugement, les dernires lignes deLAbb Jules semblentesquisser, non pas, certes, une solution linsoluble problme delexistence, mais du moins une rponse approprie la terrible ironie de la

    vie : Et il me sembla que j'entendais un ricanement lui rpondre, unricanement lointain, touff, qui sortait, l-bas, de dessous la terre57 . Ce ricanement de dessous la terre imagin par le narrateur tmoigne eneffet du triomphe posthume de Jules qui, pendant des annes, a peaufinavec dlectation son ultime provocation, son testament en forme de bombe,et a oppos le mpris et la drision aux tortures qui lui taient infliges.Anticipant le stocisme de Camus dans les dernires lignes du Mythe deSisyphe et la dernire page deLtranger, Mirbeau nous incite imaginerJules heureux, tel Sisyphe poussant son rocher, ou tel Meusault la veille

    de cette petite aube o [il]serai[t]justifi58

    , et ce malgr ses continuels54LAbb Jules, chapitre V de la deuxime partie (uvre romanesque, t. II, p. 505).55 Ce terme ne saurait manquer dvoquer le clbre roman de Dostoevski Biessy, dont la

    traduction franaise, par Victor Derly, juge aujourdhui infidle, a paru en 1885 sous le titre LesPossds. Or il se trouve prcisment que, dans le roman de Mirbeau, linfluence majeure est celle deDostoevski, qui a t une vritable rvlation pour lui et en qui il voit un dnudeur dmes ,comme il lcrivait Auguste Rodin en juillet 1887 (Correspondance gnrale, t. I, p. 684). Voir notreprface au roman, dans notre dition critique de luvre romanesque (tome II, pp. 307-318) et sur le siteInternet des ditions du Boucher.

    56 Catalogue de la vente du 16 fvrier 1989, lHtel Drouot. Voir larticle de Pierre Michel, Maupassant etLAbb Jules , Cahiers Octave Mirbeau, n 11, 2004, p. 231.

    57

    LAbb Jules, chapitre VI de la deuxime partie (uvre romanesque, t. I, p. 515).58 Albert Camus, Ltranger, Gallimard, collection Folio, 1989, p. 183.

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    dchirements : ne devait-il pas tre en proie une intense jubilation chaquefois quil se reprsentait les effets dvastateurs de sa dmystificatriceexprience post mortem? Mince consolation, certes, et bien drisoire

    protection, que lironie et le rire des vaincus, face au tragique de notrecondition. Mais elle constitue du moins une prcieuse hygine de survie, etelle permet lhomme lucide et dsespr daffirmer la dignit et la rvoltede ltre pensant, en attendant son inluctable excution, suprme et inutilesacrifice.

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    LENFER SOCIAL

    Mais il est clair que Mirbeau ne se rvolte pas seulement contre lacondition inflige aux misrables humains. Il ne sen prend pas seulementau dieu criminel et criminogne des religions, et il sinsurge tout autantcontre ce que les hommes ont fait du prtendu jardin dden dont ils ontentrepris de se rendre matres et possesseurs , selon lexpression deDescartes. Sur le modle de ce bien mauvais matre de fiction, ils lonttransform en un vritable jardin des supplices ! Lanonyme narrateur auvisage ravag ne manque pas de signifier cette seconde lecture du rcitquil est en train de lire lintelligentsia runie autour de lIllustrecrivain : Ah oui ! le jardin des supplices !... Les passions, les apptits,les intrts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales,et la justice, l'amour, la gloire, l'hrosme, les religions, en sont les fleursmonstrueuses et les hideux instruments de l'ternelle souffrance humaine...Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-del de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute laterre... J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort,

    je ne les trouve nulle part. [...]Et ce sont les juges, les soldats, les prtres

    qui, partout, dans les glises, les casernes, les temples de justices'acharnent l'uvre de mort59... Le jardin des supplices, c'est donc bienaussi la socit, qui planifie scientifiquement l'crasement de l'homme, quicultive le meurtre pour prserver lorganisation sociale et qui, pour parvenir ses fins homicides, dchane les passions, les apptits, les haines, lemensonge . Et cest tous les responsables de ces crimes de lse-humanitque le romancier ddie ironiquement son uvre vengeresse : Aux Prtres,aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui duquent, dirigent, gouvernentles hommes, je ddie ces pages de Meurtre et de Sang60.

    dfaut dune impossible exhaustivit, nous nvoqueronsrapidement que quelques-uns des rouages de cet enfer social qui ont retenutout particulirement lattention de notre rvolt.

    a. La famille et lcole :

    59Le Jardin des supplices, chapitre IX de la deuxime partie (uvre romanesque, t. II, pp. 320-

    321). 60 Ddicace du Jardin des supplices (uvre romanesque, t. II, p. 163).

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    Les premires de ces institutions sociales oppressives sont la famille,sur laquelle nous glisserons61, et le systme scolaire. Pour le libertaireOctave Mirbeau, lcole a toujours t perue comme le lieu o lon lamine

    et conditionne les mallables cerveaux des enfants. Il a gard de sonpassage chez les jsuites de Vannes un vritable enfer, crivait-ilalors son ami Alfred Bansard des Bois lge de quatorze ans 62 unsouvenir traumatisant aux consquences ineffaables qui ne cesseront plusdalimenter sa colre, sa haine et sa rvolte : ainsi prtendra-t-il, en 1901,navoir jamais tant souffert quau collge de Vannes , o on la, selonlui, lev dans le plus parfait abrutissement et dans la superstition la

    plus lamentable et la plus grossire63 ; et, en 1902, affirmera-t-il, nonsans une notable exagration pour les besoins de la cause, quil a conserv trs longtemps , dune ducation qui ne repose que sur lemensonge et sur la peur, toutes les terreurs de la morale catholique64 .Pour lui, lcole, compltant le travail men paralllement par la famille et

    par lglise catholique, a pour fonction principale de dcerveler les enfants,dcraser leur individualit, dtouffer dans luf les Mozart potentiels,afin de faire deux des larves humaines, qui seront, dune part, les lecteurssoumis dont les Cartouche de la Rpublique ont besoin, et,dautre part, les fervents du mensonge religieux que les Loyolaensoutans vont pouvoir tondre loisir65. Comme le dplore Georges, de

    Dans le ciel, tout tre, peu prs bien constitu nat avec des facults

    dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement unbesoin ou un agrment de la vie , mais, au lieu de veiller leurdveloppement, dans un sens normal, la famille et aprs elle, lcole [ont] bien vite fait de les dprimer et de les anantir66 . Aussi est-ce un

    bilan entirement ngatif quil tire de ses annes de collge : [...] je puis, d'un mot, caractriser l'effet moral qu'elles eurent sur moi. Ellesm'abrutirent. L'ducation que je reus l fut une aggravation de cellecommence dans ma famille67 ; Je sortis du collge, dpourvu de tout,et disciplin souhait. force d'tre rebut, j'avais perdu le got de la

    61 Dans cette structure oppressive quest la famille, cest surtout le rle du pre que remet en causeMirbeau. Dtenteur de lautorit et incarnation de la loi, le pre inflige ses rejetons, par ses monstrueuxcoups de pouce, des dformations irrversibles qui transforment toutes leurs actions venir en unintolrable supplice (Dans le ciel, chapitre VIII ; uvre romanesque, t. II, p. 52)..

    62Correspondance gnrale, t. I, p. 45.63 Ptrisseurs dmes , Le Journal, 16 fvrier 1901 (Combats pour lenfant, Ivan Davy,

    Vauchrtien, 1990, p. 159). Le 22 aot 1898, il crivait dans un article de LAurore, Souvenirs ! :Au souvenir des annes affreuses que je passai dans ce grand collge de Vannes, jprouve une haineque le temps ravive au lieu de lteindre (ibid., p. 157).

    64 Rponse une enqute sur lducation,Revue blanche, 1er juin 1902 (Combats pour lenfant,p.165).

    65 Cartouche et Loyola ,Le Journal, 9 septembre 1894 (Combats pour lenfant,p. 142).66

    Dans le ciel, chapitre VIII, (uvre romanesque, t. II, p. 52).67Ibidem, chapitre IX, p. 54.

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    recherche et la facult de l'motion. Mes tonnements, mes enthousiasmesdevant la nature, qui avaient, un moment, soutenu mon intellect unehauteur convenable, qui m'avaient prserv des bassesses contagieuses, o

    croupissaient mes surs, taient tombs. Je n'avais plus de dsirs,d'inspirations, vers les grandes choses, j'tais mr pour faire un soldat, unnotaire, ou tel fonctionnaire larveux qu'il plairait mon pre que je

    fusse68 ...Mme constat de dsastre sous la plume de Sbastien Roch. Dans

    son journal intime, o sont voques les consquences irrversibles de sesannes de collge, il est suffisamment lucide pour prendre conscience delalination quil y a subie et qui continue de lindigner, mais incapable

    pour autant de sen librer : [...] une rvolte en est ne contre tout ce quej'ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec les prjugs de mon ducation.Rvolte vaine, hlas ! et strile. Il arrive souvent que les prjugs sont lesplus forts et prvalent sur des ides que je sens gnreuses, que je saisjustes69. Le viol de son corps par un personnage diabolique, la silhouette infernale70 , le criminelpre de Kern, viol qualifi parMirbeau de meurtre dune me denfant71 , symbolise en mme tempsquil parachve le viol de son esprit par le collge, en attendant sa mise mort par larme, qui, dans des conditions particulirement absurdes,mettra un terme son parcours du supplici.

    b. Lusine :

    Pour les enfants de proltaires, privs du droit lducation et labeaut72, ce nest pas le collge qui constitue un enfer, puisquil est rserv

    68Ibidem, p. 55.69 Sbastien Roch, chapitre II du livre second (op. cit., p. 715). Dans une chronique de 1885

    intitule ironiquement Lducation sentimentale , Mirbeau - le Diable crivait : Il y a des pions quivous abrutissent et des professeurs qui vous ennuient. Pendant huit ans lesprit du gamin [...]se racornit

    et se moisit entre des bouquins crasseux et des vers soie dans une bote de papier. Sur trente parcellule, dans ces pauvres reclus, il y en a vingt-huit qui passent le temps regarder les mouches voler ou se faire entre eux de stupides niches. Les deux autres travaillent peut-tre. Moi, je me refuse appelercela un travail. On les farcit de niaiseries ; on les bourre dides factices. Et savez-vous quoi celaaboutit ? Cest que, deux ans aprs la sortie de la bote, les plus forts ont compltement oubli cesemblant dinstruction et, vingt-six ans, ils ont la tte vide (Lvnement, 12 avril 1885 ; Chroniquesdu Diable, Annales littraires de luniversit de Besanon, 1995, p. 111).

    70 Sa silhouette passait et repassait, noire, agile, infernale, dans le rectangle de jour livide quis'tait obliquement allong, sur le plancher, et coupait la pice, en toute sa largeur, d'une blancheurmorne de suaire (Sbastien Roch, chapitre V de la premire partie ; uvre romanesque, t. I, p. 657).

    71Ibidem, p. 658. Mirbeau qualifie ce viol dun pr-adolescent de crime le plus lche, le plusodieux de tous les crimes (ibid.).

    72 Dans Les Mauvais bergers (1897), Mirbeau proclame ce droit la beaut par la voix de Jean

    Roule : Si pauvre quil soit, un homme ne vit pas que de pain... Il a droit comme les riches, de labeaut (acte III, scne 5 ; Thtre completde Mirbeau, Eurdit, 2003, t. I, p. 99).

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    aux privilgis (!), mais le travail salari qui les attend ds leur plusjeune ge. Mirbeau voit en effet dans le rgime actuel du salariat, quilui semble condamn , le rgime de la haine et le grand mal

    moderne, celui dont tout le monde souffre par rpercussion . Au lieudtre une joie dhomme libre , le travail du proltaire servilis atoujours t, plus ou moins, une souffrance73, une abjection desclave74 ,que ce soit lusine, ou dans le cadre de la servitude civilise quest ladomesticit75, ou bien, pire encore, dans cet avilissement monstrueux questla prostitution. Aussi notre justicier sest-il fait le dfenseur indign de cestrois sortes de damns de la Terre , ces ternels vaincus dont la sueur etle sang servent engraisser les riches, comme lobserve la lucideClestine : En fin de compte, pour une fille comme je suis, le rsultat estqu'elle soit vaincue d'avance, o qu'elle aille et quoi qu'elle fasse. Les

    pauvres sont l'engrais humain o poussent les moissons de vie, lesmoissons de joie que rcoltent les riches, et dont ils msusent sicruellement, contre nous76.

    En 1885, rendant compte de Germinal, malgr ses trs vivesrticences lgard du dogmatisme de Zola et de sa doctrine naturaliste, ilne cache pas son admiration pour son vocation tragique du Moloch questla mine, qui engloutit quotidiennement son contingent de victimessacrifies: Il y a, dans Germinal, des pages superbes, qui font coulerdans lme des frissons tragiques, comme ceux dont vous secouent les

    sombres rves de Dante77. / Cest dans lenfer moderne, au fond sinistredes mines, dont les gueules bantes engloutissent chaque jour tant de

    proies humaines, que lauteur a plac son drame effrayant. Il nous en resteun sentiment de terreur profonde, et aussi une piti douloureuse pour cesdshrits des joies terrestres, pour ces condamns aux tnbres, qui

    peinent, haltent, succombent dans ces nuits spulcrales, et qui jamais nevoient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirant jamais lairqui se vivifie aux sources de la vie et de la fcondation universelles78. Mme son de cloche en 1907, dans La 628-E8, propos du sculpteur

    Constantin Meunier, enfant du Borinage : le critique rappellera quil est73 Rappelons que le mot bas-latin de tripalium, do est issu notre travail, dsignait un

    instrument de torture...74 Octave Mirbeau, Travail,LAurore, 14 mai 1901 (texte recueilli dans les Combats littraires

    de Mirbeau).75 Lexpression est de Camille de Sainte-Croix, dans son compte rendu duJournal une femme de

    chambre,La Revue blanche, 1er septembre 1900, p. 72. Cette formule fait cho celle de Jules LemaitresurGerminal, pope de l'animalit humaine .

    76Le Journal dune femme de chambre, chapitre XIII (uvre romanesque, t. II, p. 571).77 Ces sombres rves de Dante , Auguste Rodin les illustre au mme moment dans sa Porte de

    lEnfer, dont Mirbeau a laiss la premire (et la seule) description, telle quelle tait alors, le 18 fvrierprcdent dansLa France (Combats esthtiques, tome I, pp. 117-119).

    78

    Octave Mirbeau, mile Zola et le naturalisme , La France, 11 mars 1885 (article recueillidans les Combats littraires).

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    n au milieu d'un pays de travail et de souffrance , quil a vcu dansune atmosphre homicide , quil a eu toujours sous les yeux le lugubre

    spectacle de l'enfer des mines et le drame rouge de l'usine , auprs

    de quoi le bagne semble presque une douceur, et que cest ce spectaclequi a t la source de toute son inspiration venir79.On sait que Mirbeau a voqu son tour la terrifiante condition

    ouvrire dans sa tragdie proltarienne de 1897,Les Mauvais bergers, dontle hros, Jean Roule, qui roule sa bosse comme Sisyphe son rocher, est venu dans les enfers du travail pour affranchir ses compagnons demisre , comme lcrit Flix Guirand80. Vain espoir, bien sr, puisque delenfer il nest aucune vasion possible et que le dramaturge, dans undouloureux effort de lucidit, semploie dlibrment ruiner toute

    perspective dmancipation pour les forats de lusine infernale, enveloppe de fumes et de bruits , qui flambe dans le ciel noir etqui crache des flammes81 . Alors que, dans les dernires lignes deGerminal, Zola laissait du moins entrevoir les moissons de lavenir,engraisses par le sang des martyrs82, dans Les Mauvais bergers, seule lamort triomphe au baisser du rideau et lavenir est carrment ni : en effet,avec Jean Roule et avec la jeune Madeleine, au prnom significatif,enceinte de ses uvres, meurt aussi le futur enfant quelle porte et quiaurait pu, ne ft-ce que symboliquement, poursuivre la lutte de ses parentset incarner la lueur de lmancipation future ! Effarant, titre Jean

    Jaurs83, en qui Mirbeau ne va pourtant pas tarder admirer le grandAptre et la Grande parole84 ; Il ne reste plus alors qu aller piquer une tte dans la Seine , dplore le thoricien anarchiste JeanGrave85, dont Mirbeau, cinq ans plus tt, avait pourtant prfac La Socitmourante et lanarchie. Pire encore : le dramaturge croit devoirexpliquer dans la presse que la rvolte est impuissante , au mme titreque lautorit , et que, le jour o les misrables auront constat quilsne peuvent svader de leur misre, briser le carcan qui les attache pourtoujours au poteau de la souffrance, le jour o ils nauront pas

    lEsprance, lopium de lEsprance ce jour-l, cest la destruction,79La 628-E8, chapitre III (uvre romanesque, t. III, p. 358).80 Flix Guirand,Larousse mensuel, mai 1917, p. 129.81Les Mauvais bergers, acte I (Thtre completde Mirbeau, Eurdit, 2003, p. 51, p. 44 et p. 47).82 Aux rayons enflamms de lastre, par cette matine de jeunesse, ctait de cette rumeur que la

    campagne tait grosse. Des hommes poussaient, une arme noire, vengeresse, qui germait lentementdans les sillons, grandissant pour les rcoltes du sicle futur, et dont la germination allait faire bienttclater la terre (Germinal, Fasquelle, 1885, p. 591).

    83 DansLa Petite Rpublique du 25 dcembre 1897.84 un proltaire , LAurore, 8 aot 1898 (article recueilli dans notre dition de LAffaire

    Dreyfus, Librairie Sguier, 1991, p. 80).85

    Lettre de Jean Grave Mirbeau du 15 janvier 1898 (Correspondance Mirbeau Grave, ditionsdu Fourneau, 1994, p. 87).

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    cest la mort86 . Si lusine et la mine sont un enfer dantesque, ce nestdonc pas seulement parce que des innocents y souffrent et y triment jusquce que mort sensuive, comme la femme de Thieux, ou jusqu ce quon les

    jette comme de vulgaires dchets, linstar du vieux Thieux, cest aussi parce que, en dpit des promesses des rvolutionnaires de toutesobdiences, aucun espoir dvasion ni de salut ne luit lhorizon : on aurait

    pu graver lentre lavertissement qui accueille les damns de lInfernodu pote florentin : Voi chentrate, lasciate ogni speranza...

    c. La domesticit :

    Autre enfer du salariat : la domesticit, dont il est peine moins ardude sextraire, sauf tomber dans un cercle infernal pire encore, celui de la

    prostitution87 qui guette Clestine. Au sortir de cet enfer d'Audierne88 oelle a consum sa jeunesse, son journal regorge de rcriminations sur sacondition desclave, assimile une nouvelle ghenne : On est malnourri... on n'a pas de libert... on est accabl de besogne... Et desreproches, tout le temps, des criailleries... Un vrai enfer, quoi89 !... ; Envain, j'ai crit mes anciennes camarades, monsieur Jean surtout, deslettres pressantes et dsoles ; en vain, je les ai supplis de s'occuper demoi, de m'arracher de mon enfer, de me trouver, Paris, une place

    quelconque, si humble soit-elle90... ; Alors que voulez-vous que nousdevenions dans ces enfers91... ?

    Les bureaux de placement, qui sengraissent de ses larmes et de sesphynances chaque fois quelle change de place, au gr de ses matres, et quiconstituent un passage oblig entre deux servitudes, sont galementqualifis denfer : peine sortie de chez les bonnes surs de Neuilly, je

    86 Un mot personnel ,Le Journal , 16 dcembre 1897..87 Dans un article paru dans LOrdre de Paris du 25 mars 1877, le signataire, C. D., flicitait

    Edmond de Goncourt davoir aid la socit se voir en lui rvlant lres horreurs de la prostitution tellequelle est : Au-dessous delle, [la socit] dcouvrira des abmes, des cercles sans fond, et dautrescercles encore, et encore dautres, plus nombreux, plus creux dans le noir et dans la boue que ceux queDante a compts ; elle verra que tout ce quelle croit tre nest quillusion et rve, elle se mettra peut-tre se regarder elle-mme et elle apprendra se connatre. C. D. est en principe le pseudonyme deFrdric Masson. Mais les ides et le style de cet article sont trop visiblement mirbelliens pour quon nesouponne pas Mirbeau dy avoir mis la main, un moment o, ayant d quitterLOrdre, il na plus dequotidien auquel collaborer.

    88Le Journal dune femme de chambre, chapitre V (uvre romanesque, t. II, p. ).89Le Journal dune femme de chambre, chapitre III (uvre romanesque, t. II, p. 417). Cest Rose

    qui dcrit Clestine ce qui lattend chez les Lanlaire.90Ibidem, chapitre VII (op. cit., p. 470).91Ibid., chapitre XIII (op. cit., p. 572). Voir aussi : L'enfer du Prieur se transformait pour tout

    le monde en un vrai paradis (chapitre XVII, p. 662) ; et encore, au chapitre III, cette affirmation de la

    mercire : Ce n'est pas parce que l'on ne me prend plus rien, au chteau... mais je puis bien dire quec'est une maison infernale... infernale... N'est-ce pas, Mesdemoiselles ?... (p. 422).

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    retombai dans l'enfer des bureaux de placement92. Car, outre lesmultiples humiliations que les gens de maison y subissent et qui rvoltentnotre justicire, lespoir de trouver enfin une bonne place comme sil

    pouvait en exister ! ny est aliment chaque fois, un bref instant, que pourmieux faire ressentir la cruaut de la chute, linstar du conte de Villiers delIsle-Adam, La Torture par lesprance93. Cet espoir, miroir auxalouettes94, contribue dailleurs la passivit et la soumission des gens demaison, qui ont en permanence le destin de leurs matres entre les mains,mais savrent incapables de mettre en uvre la vengeance dont il rvent95.

    Le narrateur dUn gentilhomme, tout aussi ballott que Clestine etcondamn lui aussi accepter toutes les places quon lui propose pour ne

    pas crever littralement de faim, assimile sa condition de proltaire delettres96 celle des domestiques, mais en bien pire encore97, et porte sursa misrable condition un regard aussi lucide et rvolt que celui de lachambrire : J'aurais mille et mille histoires, toutes effarantes, raconter... Je n'en ai pas le courage... Une seule, d'ailleurs, suffira donner l'ide de ce que fut, parfois, ma vie, et jusque dans quel enfer unhomme de notre temps, dou d'une intelligence assez vive, d'une nergiemoyenne, d'une culture suffisante, d'une moralit peu prs nulle, peuttout coup tomber98! Folie, crime ou suicide : il est pouss par une

    92Ibid., chapitre XV (p. 591).93 Dans lesNouveaux contes cruels (1888).94 Je crois bien que cette trop brusque et trop courte entrevision d'un monde, qu'il et mieux valu

    que je ne connusse point, ne pouvant le connatre mieux, m'a t trs funeste... Ah! qu'elles sontdcevantes ces routes vers l'inconnu !... L'on va, l'on va, et c'est toujours la mme chose... Voyez cethorizon poudroyant, l-bas... C'est bleu, c'est rose, c'est frais, c'est lumineux et lger comme un rve... Ildoit faire bon vivre, l-bas... Vous approchez... vous arrivez... Il n'y a rien... Du sable, des cailloux, descoteaux tristes comme des murs. Il n'y a rien d'autre...Et, au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de cescoteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel o le jour se navre, o la lumire pleure de la suie... Il n'y arien... rien de ce qu'on est venu chercher... (Le Journal dune femme de chambre, chapitre VIII ; uvreromanesque, t. II, p. 496).

    95 Au chapitre XIII de son Journal (op. cit., t. II, p. 572), Clestine voque les dsirs demeurtre que ressentent frquemment les domestiques soumis de permanentes humiliations. Mais de

    passage lacte, il ny en a quasiment jamais : Ce qui est extraordinaire, c'est que ces vengeances-ln'arrivent pas plus souvent.Quand je pense qu'une cuisinire, par exemple, tient, chaque jour, dans sesmains, la vie de ses matres... une pince d'arsenic la place de sel... un petit filet de strychnine au lieude vinaigre... et a y est !... Eh bien, non... Faut-il que nous ayons, tout de mme, la servitude dans lesang !... (ibid., p. 573).

    96 Lexpression apparat sous la plume de Mirbeau dansLes Grimaces du 15 dcembre 1883.97 Le valet qui a lav les pieds de son matre, qui le frictionne dans le bain, qui lui passe sa

    chemise, boutonne ses bottines et passe ses habits, peut encore garder, la besogne finie, une parcelle deson individualit, extrioriser un peu de son existence, s'il possde une certaine force morale et la haineraisonne de son abjection! Un secrtaire ne le peut pas... La premire condition, la conditionindispensable pour remplir, souhait, une sitrange fonction, implique ncessairement l'abandon totalde soi-mme dans les choses les plus essentielles de la vie intrieure. Vous n'avez plus le droit de penserpour votre compte, il faut penser pour le compte d'un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies

    (Un gentilhomme, chapitre I ; uvre romanesque, t. III, p. 890).98Un gentilhomme, ibid., p. 891.

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    force irrsistible vers quelque chose dirrparable99 , dont il nest sauvin extremis que par une misrable prostitue au grand cur, dont pourtantla subsistance est encore plus alatoire et humiliante...

    d. La prostitution :

    La femme de chambre, souvent contrainte, sous peine de renvoi, derpondre aux exigences sexuelles de ses matres de tous ges et qui sedemande maintes reprises si elle naurait pas intrt, tout bien pes, franchir le pas de la galanterie, et le secrtaire particulier, qui prostitue sonesprit et sa plume, dfaut de son corps, bien en peine de remplir sonoffice100, se retrouvent dans des conditions assimilables, par bien desaspects, celle de la prostitue. Celle-ci est en effet condamne parlhypocrite socit bourgeoise et patriarcale faire de son corps unemarchandise soumise aux lois inflexibles du march Ce qui fait la

    prostitue, ce nest ni le lit, ni la nudit : cest la ncessit dchanger soncorps contre de lor101 , tout en tant considre comme un corpsinassimilable et socialement dangereux. On sait que Mirbeau, dans un essaitardif,LAmour de la femme vnale, a entrepris la dfense de ces pauvresvictimes du dsir des mles, de leurlibido dominandi et de la tartufferie dela nouvelle classe dominante lpoque victorienne : Ce nest pas elle la

    coupable. Elle est telle exactement que la voulue la socit linsatiableapptit de qui, il faut, chaque jour, apporter sa large portion dmeshumaines102. . Prenant le contre-pied de tous ceux qui voient dans la

    prostitue la cause du mal quest la prostitution, et non un simple effet de lademande sexuelle des mles dominants une poque o le mariagemonogamique entretient leurs frustrations, il y proclame ses droitsimprescriptibles ne plus tre une esclave, et il y exprime toute sa pitidouloureuse pour les conditions pouvantables qui lui sont infliges, dans leffroyable labeur de son tragique mtier103 .

    Nous ninsisterons pas sur les multiples dangers qui rendent safonction sociale si minemment risque, ni sur le courage admirable dont

    99Ibid., p. 892.100 Mirbeau pousse trs loin lassimilation de ce proltariat intellectuel la prostitution, puisquilprte son narrateur laventure suivante : [...] un jour je finis par accepter les propositions d'unegnreuse proxnte qui, le plus tranquillement du monde, me demandait de mettre mes complaisancesau service de vieux messieurs dbauchs et si respectables!... Mais, le moment venu, j'eus un tel dgot,je sentis une telle impossibilit physique remplir mes engagements, que je me sauvai de cette maison encriant comme un fou... (chapitre I, loc. cit., p. 891).

    101 Octave Mirbeau,LAmour de la femme vnale, Indigo & Ct-Femmes, 1994, p. 47.102 Octave Mirbeau, Pour M. Lpine , Le Journal, 2 novembre 1896 (Contes cruels, Librairie

    Sguier, 1990, et Les Belles Lettres, 2000, t. II, p. 365).103Ibidem, p. 361.

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    elle fait preuve, selon lui104. En revanche, il est intressant de notercomment, daprs Mirbeau, la femme vnale fait face sa conditiontragique. Bien quelle en soit reste, intellectuellement, un ge infantile105,

    elle sest adapte, au fil des annes, ce que la socit attend delle et auxmenaces inhrentes son gagne-pain : [...] elle na jamais peur, son mesendurcit, sa volont saiguise davantage encore. Elle adopte une sorte dephilosophie du dsespoir, tire fiert de la maldiction qui la frappe, et, deson rire qui se moque de la morale, elle nargue le danger106. Autrementdit, len croire, les prostitues auraient suivi spontanment, et sans enavoir une conscience claire, le mme cheminement intellectuel que lui,

    pour aboutir un pessimisme radical, une rigoureuse lucidit et unethique du dsespoir qui, dfaut de changer les choses, permettent dumoins de sen distancier par lesprit, de leur opposer le rempart du mpriset de sen venger par lhumour et par le rire, linstar de labb Jules. Onsait quAlbert Camus dveloppera son tour ce stocisme de labsurdedansLe Mythe de Sisyphe et lillustrera dansLtranger107.

    e. De la caserne au bagne :

    Il serait vain et fastidieux dnumrer tout ce qui, dans la socit deson temps, apparat aux yeux de Mirbeau comme une prmonition des

    mythiques supplices doutre-tombe. Mais, pour mmoire, nous signaleronsencore deux institutions quil ne cesse de vituprer pour leur inhumanit :larme et le systme pnitentiaire, beaucoup plus proches en ralit quelidologie dominante ne le laisse supposer : Entre la caserne et lebagne, il ny a pas toute la distance que lon croit. Souvent, hlas ! celle-lnest que la prface de celui-ci108.

    La premire est une machine dtruire chez lez individus ce qui peutsurvivre dhumain et de personnel en eux, au sortir des moules de la familleet de lcole, en vue de les fai[re] tomber au dernier degr de la brute

    humaine , de les serviliser, de les bestialiser, et de les rduire 104 Voir notamment le chapitre V deLAmour de la femme vnale (pp. 60-67).105 Son intelligence, fige ltat infantile, baigne dans une trange inconscience (LAmour de

    la femme vnale, p. 60).106Ibidem, p. 66. Dans Le Journal dune femme de chambre, Clestine parle aussi du rire du

    domestique, mais le dsespoir quelle y voit contribue surtout lattrister : Il rit souvent, mais son rireest forc. Ce rire ne vient pas de la joie rencontre, de l'espoir ralis, et il garde l'amre grimace de larvolte, le pli dur et crisp du sarcasme. Rien n'est plus douloureux et laid que ce rire; il brle etdessche... (chapitre VIII ; uvre romanesque, t. II, p. 497).

    107 Sur le rapprochement entre les deux crivains, voir notre tude Albert Camus et OctaveMirbeau, Socit Octave Mirbeau, 2005, 68 pages.

    108

    Octave Mirbeau, Prface Un an de caserne,LAurore, 9 juillet 1901 (texte recueilli dans lesCombats littraires de Mirbeau).

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    de vagues numros dans une collectivit de riens . La caserne constitueune efficace fabrique dassassins , toujours prts massacrer avecenthousiasme, comme le confirment loquemment la monstrueuse quipe

    de la colonne Voulet-Chanoine en Afrique en 1898, ou la sanglanteexpdition de Chine en 1900, lors de la rvolte des Boxers 109 : [...] cesjeunes hommes, si vite, si compltement endurcis, la cruaut, ntaientpas mchants, avant la caserne C'est l quen un an, en deux ans, par uneffacement insensible, par une sorte de disparition de l'homme dans le

    soldat, ils sont devenus, leur insu, mais fatalement, de vritablesmonstres d'humanit110. Aprs quoi on les enverra remplir leur mission demort face aux ouvriers dsarms, comme au dnouement des Mauvaisbergers, dans des expditions coloniales en Afrique ou en Asie, ou sur deschamps de bataille bien dcheux nous, o sont sacrifis absurdement tantde Sbastien Roch sur lautel de la Patrie, comme on disait cyniquement.Larme est par excellence linstitution qui, malgr le respect aveugle dontelle continue de bnficier auprs du bon peuple crtinis, assure la

    perptuation de la loi du meurtre lchelle de la plante et transforme descontinents entiers en terrifiants jardins des supplices.

    Quant au systme pnitentiaire, que ce soit en France, o longuillotine humainement pour la plus grande gloire de la Rpublique, dontle bourreau continue dtre la pierre angulaire comme il ltait dj, selonJoseph de Maistre, dans lAncien Rgime111, ou bien en Chine, o le sang

    des supplicis sert engraisser les parterres de fleurs les plus somptueux,cest, aux yeux de Mirbeau, une monstruosit sociale, dont lobjectifmajeur est de susciter la terreur des domins et de perptuer la loi desdominants au nom dune loi foncirement ingalitaire et injuste112. Que cesoit lenfer de Saint-Lazare113 , o lon emprisonne tant de femmesmal vivantes , boucs missaires sacrifis lhypocrisie bourgeoise, ou le

    bagne de Canton, dont les atrocits visent souder la socit chinoiseautour de la morale confucenne et de la dynastie mandchoue des Qing, lesdeux civilisations semblent navoir dautre but commun que dinfliger la

    souffrance maximale et/ou de mettre mort autant dtres humains quencessaire au nom de valeurs qui les transcendent. Si encore cessouffrances et ces excutions lgales ne touchaient que des criminels avrs

    109 Mirbeau dnonce cette expdition dans plusieurs articles, notamment dans Sur un vase deChine (Le Journal, 4 mars 1901), o il oppose les supposs Barbares peau jaune aux prtendus civiliss dEurope peau blanche , ennemis de la Beaut , qui sont venus violer [leur] sol etsemer la dvastation et la mort (Combats esthtiques, t. II, p. 290).

    110 Octave Mirbeau, Prface Un an de caserne, loc. cit.111 Voir Chez le bourreau ,Le Journal, 2 septembre 1894.112 Sur cette dnonciation de lessence mme de la loi, voir en particulier la farce de 1902 Le

    Portefeuille, recueillie dans le tome IV du Thtre completde Mirbeau (Eurdit, 2003)..113

    Le Journal dune femme de chambre, chapitre I (uvre romanesque, t. II, p. 388). Saint-Lazare tait une maison de dtention pour femmes, situe rue du Faubourg Saint-Denis.

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    et jugs avec impartialit et conformment un code pnal au-dessus detout soupon, on ne manquerait pas de trouver bien des circonstancesattnuantes cette barbarie codifie et lgitime par la loi. Et il arrive sans

    doute que de vrais assassins soient effectivement chtis, tels Troppmann,Pranzini, le bien-aim des femmes, ou Vacher, le violeur et ventreurdenfants des deux sexes. Mais Mirbeau insiste davantage sur le caractrearbitraire de la loi elle-mme et particulirement de la peine capitale,vritable loterie114 , et sur linhumanit des juges chargs de lappliquer,quil qualifie souvent de monstres moraux , pour mieux faire ressortir la

    barbarie dune Justice, si lon ose dire, qui envoie Alfred Dreyfus,Durand et Alexandre Jacob au bagne, alors quon impose la jeunesse leculte des grands brigands laurs, de ces dgotantes brutes que sont leshros militaires115 , professionnels du meurtre qui portent sur laconscience la responsabilit de massacres industriels bien plus sanglantsque tous ceux perptrs par les modestes artisans de lassassinat.

    Certains ne manqueront pas dobjecter quil y a une diffrence dedegr non ngligeable entre les horreurs grand-guignolesques et le totalarbitraire de lenfer du jardin des supplices imagin par le romancier116,dun ct, et de lautre la ralit, moins hallucinante, des prisons franaiseset du bagne de Guyane, o, ce quon prtend, les lois de la Rpubliquesont supposes sappliquer. Mais, outre que tel nest pas toujours le cas,tant sen faut, sur le fond, et du point de vue de la justice telle que la

    souhaite et la rve Mirbeau, les ressemblances sont plus nombreuses queles diffrences : les abominations du systme asiatique, qui rvoltent bondroit les consciences europennes, sont destines mettre en lumire cellesde notre propre systme et interpeller notre trop confortable bonne

    114 Dj, en 1885 Mirbeau dnonait la loterie de la peine de mort, qui nobit plus qu auxbesoins politiques du gouvernement, soucieux avant tout doccuper, dmouvoir et de distraire , etqui modre ou lche le couperet suivant les sympathies brutales ou les colres irraisonnes de la foule,dans le drame du jour ( Les Joyeusets de la peine de mort ,Le Gaulois, 24 avril 1885).

    115

    Prface Un an de caserne, loc. cit. Mirbeau dveloppait dj cette ide dans une de sesLettres de la chaumire de 1885, La Guerre et lhomme : ceux-l qui ont le plus tu, le plus pill,le plus brl, on dcerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perptuer leur nom travers les ges. On dit au prsent, lavenir : Tu honoreras ce hros, car lui seul il a fait plus decadavres que mille assassins. (Laurent, 1885, p. 284).

    116 Quatre fois apparaissent les termes d enfer et d infernal, dans la deuxime partie duroman : L'infernal dfil commenait. (II, 4) ; Au sortir de l'enfer, encore tout blme de la terreurde ces faces de damns, les narines encore toutes remplies de cette odeur de pourriture et de mort, lesoreilles vibrant encore aux hurlements de la torture, le spectacle de ce jardin me fut une dtente subite (II, 5) ; -Allez, mes chris... allez donc plus vite... L o vous allez, il y a encore plus de douleurs, plusde supplices, plus de sang qui coule et s'goutte travers le sol... plus de corps tordus, dchirs, rlantsur les tables de fer... plus de chairs haches qui se balancent la corde des gibets... plus d'pouvante et plus d'enfer... (II, 7) ; Allez, mes amours, allez, lvres contre lvres et la main dans la main. Et

    regardez entre les feuillages et les treillages, regardez se dvelopper l'infernal diorama, et la diaboliquefte de la mort. (II, 7).

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    conscience de pseudo-civiliss, rests selon lui irrductiblementsauvages117 .

    f. Les lieux de plaisir :

    Il est encore un aspect de lenfer social qui retient particulirementlattention de notre schopenhauerien et qui mrite dtre signal : il sagitdes plaisirs et autres divertissements offerts par la socit moderne pourfaire oublier aux ples humains leur misre et leur drliction. Loin de

    participer leur panouissement, ces bquilles se rvlent bien pires que lemal quelles sont supposes pallier, et Mirbeau entreprend de lesdmystifier dimportance, car il voit dans le culte du plaisir mortifre, cebourreau sans merci dont parle Baudelaire et dont le fouet fait avancer letroupeau, un symptme de cette dcadence civilisationnelle quil ne cessede vituprer : Il vient de la vanit et il va au crime. Il vide les cervelles, il

    pourrit les mes, dessche les muscles, et, dun peuple dhommes robustes,fait un peuple de crtins. [...] Cest lui qui est le pourvoyeur des bagnes etqui alimente les chafauds ; lui qui met dans la main de lhomme le

    poignard du suicide. [...] Cest le grand destructeur, car il ne cre rien et iltue tout ce qui est cr118.

    Les lieux dits de plaisir, tripots119, cafs-concerts120, cercles, clubs

    privs, bordels ou lupanars, se rvlent, lusage, des antres infernaux pourceux qui ont cru y trouver un refuge comme pour les femmes qui ymarchandent leurs faveurs. Dj, dans La Marchale (1883), un

    personnage, parlant dun club nouvellement ouvert grand renfort depublicit, faisait, sur le mode ironique, un constat lucide : Enfin, c'est unenfer, que votre club... un vritable enfer121 ! Dans un de ses Petits

    pomes parisiens de 1882, signs Gardniac, Le Bal des canotiers , otransparat ouvertement lempreinte de Baudelaire, Mirbeau voquait unquadrille endiabl men par une vieille femme jadis clbre aux yeux

    abtis par le vice , aux joues pendantes comme des fanons et lataille paisse et dforme, malgr le blindage suppliciant du corset.

    117 Voir Sur un vase de Chine , loc. cit.118 Octave Mirbeau, Le Plaisir ,Le Gaulois, 16 fvrier 1885 (reproduit dans le numro spcial

    Octave Mirbeau dEurope, n 839, mars 1999, pp. 123-126).119 lautomne 1884, Mirbeau a men campagne contre les tripots et y a consacr une douzaine

    darticles, dansLa France etLe Gaulois.120 Dans sa chronique LArt et la Nature (Le Gaulois, 26 avril 1886), Mirbeau crit que les

    chansons ineptes et grossires que lon entend dans les cafs-concerts contiennent, dans leurbrutalit canaille et lpilepsie horrible de leur rire, des synthses effrayantes de nos ridicules et de noseffondrements (Combats esthtiques, Sguier, 1993, t. I, p. 249). Alors quon vient den rire, on devrait

    en pleurer...121La Marchale, chapitre VIII (uvre romanesque, t. I, p. 1052).

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    Cette apparition macabre , qui grimace un sourire etpromne surla foule qui lentoure un air de triomphe hbt , lui inspirait cecommentaire rvlateur : Et rien nest mlancolique comme le spectacle

    de cette vieillesse dont le fard ne cache plus la lividit, dont le plaisir sansmerci fouette les membres meurtris et lasss, et qui va, sautillant commeune sorcire, sans remords et sans pense, des hontes de la vie auxterreurs vengeresses de la mort ternelle122.

    Mais cest surtout dansLe Calvaire etLe Jardin des supplices que leromancier dveloppe ce thme. Dans le roman de 1886, nombreuses sontles inversions de la vision traditionnelle du plaisir qui tmoignent de cettevision dmystificatrice. Par exemple, les fentres des cercles et destripots flamboient, rouges, pareilles des bouches d'enfer123 . Ou bien :Il[un visiteur] attend peut-tre Juliette !... La porte d'enfer s'est referme

    sur lui... et, un instant, mes yeux ont plong dans le gouffre... Je croyaisvoir des flammes rouges, de la fume, des enlacements abominables, desdgringolades d'tres affreusement emmls124... Non, c'est un couloirtriste, dsert, clair par la clart ple d'une lampe, puis au fond quelquechose de noir, comme un trou d'ombre, o l'on sent grouiller des chosesimpures... Et les voitures s'arrtent, vomissant leur provision de fumierhumain, dans cette sentine de l'amour125... . Quant ceux qui frquententces lieux de perdition, que ce soit pour y vendre ou pour y consommer de laviande humaine, ce sont des chairs damnes que Minti rve de faire

    hurler et se tordre dans une flambe infernale126 . Juliette, qui faitpartie de ces femmes damnes, dans tous les sens du terme, contamine sonveule amant et lentrane son tour dans cet enfer des plaisirs : Il luichappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, brusquement, deshorizons de fange enflamme ; et, bien qu'elle m'et communiqu l'ardeurdvorante de ses dpravations, bien que j'y gotasse une sorte de voluptinfernale, criminelle, je ne pouvais, souvent, regarder Juliette sans

    frissonner de terreur127!... Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau pousse jusquau paroxysme

    sa dnonciation impitoyable. Il y dveloppe un double parallle : dunepart, on la vu, entre les dlices et les supplices, qui ne sont bien souventque des dlices inverss ; et, dautre part, entre les salons-bordels parisiens,

    122Le Gaulois, 18 juillet 1882 (Petits pomes parisiens, lcart, Alluyes, 1994, pp. 86-87).123Le Calvaire, chapitre VI (uvre romanesque, t. I. p. 229).124 On peut voir, dans cette nouvelle vision infernale, une rminiscence de La Porte de l'enferde

    Rodin dcrite par Mirbeau dans son article du 18 fvrier 1885 : L'on voit des femmes, des prostitues,emportes dans des chutes rapides, se prcipiter et tomber, la tte dans la fange enflamme. [...] L'onvoit, dans une sorte de vapeur mystrieuse, des dgringolades d'enfants, mles d'horribles figures devieilles femmes (Combats esthtiques, t. I, p. 118).

    125Le Calvaire, chapitre VI (uvre romanesque, t. I, p. 243.126

    Ibidem.127Ibid., chapitre XI (loc. cit., p. 289).

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    achalands de femmes-fleurs offertes aux amateurs de chairs fraches, odes matrones telles que Mme G..., ne pouvant plus cultiver la fleur duvice en [leur] propre jardin, la cultiv[ent] en celui des autres128 , et le

    bateau de fleurs, lupanar chinois, o, aprs chaque visite du jardin dessupplices, Ki-Pai amne rituellement le corps inconscient et glac delhystrique Clara, autre femme damne en proie la petite mort. Elle yattend apparemment des dlices destins lui redonner vie Vous allezrevivre, petite amie de mes lvres, revivre sous mes caresses et sous les

    parfums de ma bouche , dclare la Chinoise qui laccueille129 , mais ilsont toutes les apparences de nouveaux supplices : Griserie de rve, dedbauche, de supplice et de crime, on et dit que toutes ces bouches, toutesces mains, tous ces seins, toute cette chair vivante, allaient se ruer surClara, pour jouir de sa chair morte130 !... Le plaisir sexuel et lemeurtre131, linstinct de vie et linstinct de mort ont dcidment partietroitement lie132, et la socit entretient dlibrment leur dtonanteassociation.

    128Le Jardin des supplices, chapitre III de la premire partie (uvre romanesque, t. II, p. 198).129Le Jardin des supplices, chapitre X de la deuxime partie (uvre romanesque, t. II, p. 329).130Ibid., p. 330.131 Clestine dclare par exemple : Chez moi, tout crime le meurtre principalement a des

    correspondances secrtes avec l'amour... Eh bien, oui, l !... un beau crime m'empoigne comme un beaumle... (Le Journal dune femme de chambre, chapitre XVII ; uvre romanesque, t. II, p. 655).

    132 Voir aussi les dernires lignes du Calvaire : Dans la rue, les hommes me firent l'effet despectres fous, de squelettes trs vieux qui se dmantibulaient, dont les ossements, mal rattachs par desbouts de ficelle, tombaient sur le pav, avec d'tranges rsonances. Je voyais les crnes osciller, en hautdes colonnes vertbrales rompues, prendre sur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, lestroncs abandonner leurs ranges de ctes... Et tous ces lambeaux de corps humains, dcharns par la

    mort, se ruaient l'un sur l'autre, toujours emports par la fivre homicide, toujours fouetts par le plaisir,et ils se disputaient d'immondes charognes... (uvre romanesque, t. I, p. 303).

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    LENFER DES PASSIONS

    Dans la continuit de Rousseau, Mirbeau remet en cause le principemme des socits humaines qui, en sloignant de ltat de nature133,videmment idalis pour les besoins de la cause, ont dnatur lhomme encrant chez lui des besoins artificiels et des exigences intellectuelles,quelle nest pas en mesure de satisfaire durablement, et en affinant jusqu lexaspration s on systme sensitif134 . Bien sr, leromancier ne saurait partager les illusoires aspirations du frntique abbJules, pour qui le bonheur suppose la sant dun corps qui sexercergulirement dans un environnement naturel et qui, surtout, ne soitdtraqu par aucune pense pathogne : Qu'est-ce que tu dois chercherdans la vie ?... Le bonheur... Et tu ne peux l'obtenir qu'en exerant toncorps, ce qui donne la sant, et en te fourrant dans la cervelle le moinsd'ides possible, car les ides troublent le repos et vous incitent desactions inutiles toujours, toujours douloureuses, et souvent criminelles...

    Ne pas sentir ton moi, tre une chose insaisissable, fondue dans la nature,comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage, tel serale but de tes efforts135 . On peut toujours essayer de se consoler lide

    que, dfaut de remdier notre condition dtres-pour-la-mort, la fusionavec la nature, au terme dune existence retire et indiffrente tous, olon se rapproch[erait] des btes, des plantes, des fleurs , pourrait dumoins rduire un strict minimum la souffrance existentielle. Mais il sagitl dun idal qui, si modeste quil soit, nen est pas moins inaccessible pourtous ceux qui, comme Jules lui-mme, ont grandi au sein de la socit, quiont subi l effroyablecoup de pouce au cerveau du pre imbcile136 et lempreinte ineffaable137 du prtre et qui en ont t dforms tout

    jamais : Ds que j'ai pu articuler un son, on m'a bourr le cerveau133 Jean Minti, le narrateur du Calvaire, exprime cette nostalgie dun paradis perdu quand il

    voque la vie parisienne contre-nature : Je fus trs longtemps m'habituer cette existence qui meparaissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer bouillonnant, ma pense retournaitsouvent ces champs paisibles de l-bas, qui soufflaient mes narines la bonne odeur de la terre remueet fconde (Le Calvaire, ch. I ; uvre romanesque, t. I, p. 142). Dans Dans le ciel, cest Lucien quiconsidre que Paris le rend fou et dtruit ses potentialits : Tout ce quil y a de fort, tout ce quil y a debon, Paris lappelle et le dvore... Des meilleurs, Paris ne fait que des fous ou des crapules... Moi je sensque je deviens fou, ici... (uvre romanesque, t. II, p. 87). Pendant les quelques mois passs Levalloisen 1889, Mirbeau souffrira lui aussi de sa transplantation en ville, se plaindra du bruit infernal,affolant de son nouvel environnement et parlera de cet enfer de Levallois (Correspondancegnrale, t. II, p. 140 et p. 129).

    134 LHystrie des mles , Chroniques du Diable, p. 119.135

    LAbb Jules, deuxime partie, chapitre III (uvre romanesque, t. I, p. 470).136Le Calvaire, chapitre I (