Pierre Michel, « L'Itinéraire politique d'Octave Mirbeau »

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    L'ITINRAIRE POLITIQUE DE MIRBEAU

    Pendant longtemps, les commentateurs ont t dconcerts par l'itinraire politique deMirbeau, qui, les en croire, serait all du bonapartisme l'anarchisme, en passant par lemonarchisme, le catholicisme (sic), l'antismitisme et le socialisme. Nombre d'entre eux n'y ont vu

    que des incohrences ou des "palinodies" - mot qu'il a lui-mme employ au cours de l'affaireDreyfus, lorsque les anti-dreyfusards sont alls dnicher des articles antismites vieux de quinzeans.

    leur dcharge, il faut reconnatre que les apparences ne plaident pas en faveur de notreimprcateur. Mais, comme toujours, elles sont trompeuses. Pour en apporter la preuve, il m'a fallu,tout d'abord, mettre jour - et publier - un gisement inespr, ses lettres de jeunesse AlfredBansard des Bois, qui m'ont permis de comprendre que Mirbeau, radicalement antireligieux,violemment anticlrical et antimilitariste, anti-bourgeois et anti-bonapartiste dans sa jeunesse, avaitd prostituer sa plume pendant douze ans avant de pouvoir voler de ses propres ailes ; j'ai d,ensuite, tudier sa production de cette poque, signe de son nom ou de divers pseudonymesinsouponns auparavant, pour dceler une cohrence et une multitude de constantes, au-del des

    apparentes palinodies1.Fils d'un mdecin de Rmalard (Orne), adjoint au maire et bien pensant, lev dans un bourg

    de province catholique et conformiste, o chacun vit sous le regard des autres, et dment ptri pendant quatre ans par ces "pourrisseurs d'mes" que sont les jsuites, au collge de Vannes,Mirbeau aurait pu, comme la majorit de ses condisciples, embrasser sans tat d'me une carriremilitaire, ou devenir, comme ses deux grands-pres, un de ces notaires ventripotents et respects des

    paysans, dont il a laiss maints portraits au vitriol dans ses contes et ses romans. Mais il faut croirequ'il tait dot d'un "temprament" d'exception qui, tel celui des grands artistes chers son coeur, luia permis d'chapper la "crtinisation" programme par la famille, l'cole et l'glise romaine. Sansdoute aussi sa mise la porte du collge, aprs quatre annes d'"enfer" et dans des conditions plusque suspectes2, lui a-t-elle rvl l'inanit des valeurs que l'on prtendait lui inculquer et l'hypocrisiedes Tartuffes ensoutans.

    Toujours est-il que, ds sa jeunesse, Octave est un rebelle, en rupture avec le conformismede son milieu, et qu'il touffe sous la chape de plomb de l'Empire et de l'glise. Allergique auxdogmes abtissants et aux crmonies religieuses, o il ne voit que superstitions grossires dignesde "pensionnaires de Charenton", il se rclame de la philosophie des Lumires, revendiquehautement "les principes immortels" de la dclaration des Droits de l'Homme, se proclame "fils dela Rvolution", et critique la politique imprialiste, allant jusqu' regretter, l'automne 1869, que lesmanifestations des rpublicains n'aient pas entran la chute du rgime. Et pourtant, trois ans plustard, aprs une douloureuse exprience de la guerre de 1870 et aprs s'tre morfondu dans le"cercueil notarial" de Matre Robbe, il acceptera de travailler pour l'ancien dput bonapartiste de lacirconscription de Mortagne-Rmalard, voisin et client de son pre, Henri Dugu de la Fauconnerie,dont il raillait nagure l'loquence fleurie... Que s'est-il donc pass ?

    PROLTAIRE DE LA PLUME

    Il a tout simplement cd la voix du tentateur, un moment o il a l'impression terrifiantede n'tre plus qu'un mort en sursis, dans une famille compressive, dans un village aussi triste etdsol que la plaine de Waterloo, alors qu'il caresse de grandes ambitions et aspire dsesprment

    1 Voir notamment mon article sur "Mirbeau et l'Empire", dansLittrature et Nation, Universit de Tours, n 13 , 1994,pp. 19-41.

    2 Dans son roman Sbastien Roch (1890), son hros est lui aussi chass du collge de Vannes, aprs avoir t viol parson matre d'tudes, le pre de Kern. Le matre d'tudes de Mirbeau tait le pre Stanislas Du Lac, qui deviendra leconfesseur du haut tat-major lors de l'affaire Dreyfus.

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    Rpublique la sauvette, une voix de majorit, en janvier 1875)...Pour comprendre l'apparente contradiction entre son hostilit l'Empire avant la guerre de

    1870 et son ralliement l'Appel au peuple par la suite, il faut tenir compte de deux autres facteursque les simples raisons alimentaires.

    - D'une part, quand il collabore L'Ordre, l'Empire est dfunt, l'Appel au peuple ne dispose

    plus que d'un nombre drisoire de dputs, et tout espoir de restauration semble cart pour bienlongtemps, surtout aprs la mort de Napolon III en 1873 : bref, on peut tre l'adversaire de l'Empirequand il est triomphant et oppressif, et nostalgique de l'Empire, quand il est vaincu et inoffensif etque, par opposition au rgne des orlanistes honnis, il apparat comme une priode de prosprit etde progrs social - de mme que, dans les anciens tats staliniens, le vote pour d'ex-communistesreconvertis n'exprime bien souvent aujourd'hui qu'une hostilit aux dsordres et la misre induits

    par le triomphe d'un capitalisme sauvage. C'est ainsi que Jules Richard, autre ditorialiste deL'Ordre, est lui aussi un ancien opposant l'Empire ralli l'Appel au peuple.

    - L'autre facteur prendre en compte est que le bonapartisme est une idologie attrape-tout,et que l'on trouve, au sein du parti imprialiste, comme plus tard au sein des partis gaullistessuccessifs, une gauche et une droite, des hommes de progrs et des lacs, voire des socialistes, tel

    Jules Amigues - autre ditorialiste de L'Ordre, lu dput du Nord - aussi bien que des ultra-conservateurs et des catholiques intgristes, du genre de Granier de Cassagnac. Or, lire lesditoriaux de L'Ordre, il est clair que Mirbeau donne du bonapartisme une vision minemment

    progressiste, que l'expression tardive de "bonapartiste rvolutionnaire" exprime merveille, et quilui permet sans doute d'touffer ses scrupules. l'en croire, l'Empire aurait rconcili "l'ordre et le

    progrs", prserv les acquis de la Rvolution en vitant ses excs et ses drapages sanglants, etassur la prosprit gnrale, grce laquelle se sont notablement amliores les conditions de viedes couches dfavorises de la population : les ouvriers, les petits paysans et les fonctionnairesmodestes, dontL'Ordre - et nommment Dugu de la Fauconnerie - prend constamment la dfense.C'est ce souci de progrs social qui permet Mirbeau, en mars 1877, de parler de "socialisme", aurisque d'effaroucher nombre de ses lecteurs : sa critique de la Rpublique conservatrice est

    clairement de gauche. Las ! Quelques mois plus tard, le parti bonapartiste se rallie l'Ordre Moralde Mac Mahon et perd son me en se fondant dans la coalition conservatrice au pouvoir, que, cenonobstant, notre progressiste va bel et bien servir pendant six mois, dans l'Arige, o il est nommchef de cabinet du prfet... Du compromis excusable, il semble bien tre pass la compromissionimpardonnable - et, visiblement, il ne se l'est jamais pardonne.

    Dans les annes suivantes, notre "proltaire de lettres" va servir successivement troisnouveaux patrons aux orientations diffrentes : le baron de Saint-Paul, dput bonapartiste del'Arige, puis Arthur Meyer, nouveau directeur du Gaulois, quotidien mondain ralli au lgitimisme,et enfin le financier Joubert, vice-prsident de Paribas, qui fournit les fonds ncessaires aulancement d'un hebdomadaire de combat anti-opportuniste couverture de feu et au format de

    poche,Les Grimaces, dont Mirbeau est rdacteur en chef pendant six mois, en 1883. Imprcateur, ilen appelle au cholra vengeur pour dbarrasser le pays de la horde de politiciens opportunistes,vritables "escarpes" qui crochtent allgrement les caisses de l'tat et ont fait main basse sur laFrance. Justicier dot d'un "coeur d'aptre", il dnonce les scandales et les affaires (dj!), et fustigela collusion entre la finance apatride et la caste politique, avec la complicit de la presse vnaledevenue instrument de chantage. Indniablement, il fait oeuvre utile et vengeresse, dans cet anctredu Canard enchan, et il est applaudi par les anciens communards Jules Valls et Henry Bauer, parles socialistes et par les radicaux (extrme gauche parlementaire de l'poque). Hlas ! dans l'arsenalauquel a recours sa rhtorique bien rode, figure, pour sa honte, l'antismitisme : la banque juive(symbolise par Rothschild) est prsente comme la complice des opportunistes au pouvoir et estaccuse d'tendre son emprise tentaculaire sur tout le pays, discours dj dvelopp par Toussenelquelques dcennies plus tt, et que reprendra Drumont dansLa France juive trois ans plus tard.

    Cet antismitisme des Grimaces fera durablement tort la rputation posthume de Mirbeau.

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    Sans prtendre excuser le moins du monde des drapages odieux et stupides, il convient toutefois detenir compte de deux lments, sans la comprhension desquels on commettrait une injusticedouble d'un anachronisme.

    - Le premier, c'est que, les annes prcdentes, dans les colonnes du Gaulois, Mirbeau apubli une douzaine d'articles philosmitiques et plaid pour la fusion des lites, de l'aristocratie

    chrtienne et de la bourgeoisie juive, conformment la ligne d'Arthur Meyer : l'antismitisme desGrimaces apparat donc comme un outil du combat de Paribas contre la banque Rothschild, jugetrs gnralement responsable du krach de l'Union Gnrale, banque catholique, un an plus tt(janvier 1882) ; et Mirbeau, ds qu'il redeviendra matre de sa plume, fera son mea culpa de cetantismitisme de commande, dansLa France du 14 janvier 1885, un an exactement aprs le derniernumro des Grimaces.

    - Le deuxime lment prendre en considration, c'est que l'antismitisme de ces annes-ln'a rien voir avec celui qui s'panouira avec l'affaire Dreyfus : loin d'tre d'extrme-droite - c'est aucontraire le philosmitisme de Meyer qui est connot trs droite, dans la mesure o il vise runifier toutes les composantes de la raction -, il est clairement connot de gauche et d'extrme-gauche ! Antismitisme signifie le plus souvent anticapitalisme, et "juiverie" est synonyme

    d'oligarchie, au point qu'il arrivera Mirbeau, quand il reprendra des textes anciens, de remplacer"juifs" par "banquiers". Pensons que Toussenel tait fouririste, que la pasionaria Sverine acollabor La Libre parole de Drumont, que Bernard Lazare "le juste" a commenc par dnoncerlui aussi la main-mise des Juifs, et que l'on trouve bien des signes de cet antismitisme conomiquechez Proudhon, Marx, Valls et beaucoup d'autres. Il n'en reste pas moins que Mirbeau ne se

    pardonnera jamais le dlire antismitique des Grimaces - ft-il de commande et de gauche ! - etqu'il n'aura pas trop de tous ses beaux combats venir pour le faire quelque peu oublier.

    VERS LA RDEMPTION : L'ANARCHISME

    Il lui a fallu auparavant traverser une terrible crise morale, mettre un terme une

    dvastatrice liaison avec Judith - la Juliette Roux du Calvaire - , faire retraite pendant sept mois aufin fond du Finistre, et se ressourcer au contact de la nature rdemptrice et des paysans et marins

    bretons durs la peine. C'est alors seulement qu'il peut entamer sa rdemption par le verbe, enmettant dornavant sa plume redoute au service des valeurs qui ont toujours t les siennes. Mais illui faut encore plusieurs mois, aprs son retour Paris, pour retrouver sa place dans la presse

    parisienne, commencer payer ses dettes accumules en multipliant les chroniques et les signatures,et tablir avec les nombreux journaux auxquels il va collaborer un rapport de forces suffisammentfavorable pour lui assurer une grande latitude : pour un journaliste qui vit de sa plume, la libert estun combat permanent contre les puissances d'argent qui contrlent les grands quotidiens et contre lafrilosit et le conformisme des rdacteurs en chef, avant tout soucieux de ne pas effaroucher leurlectorat.

    Aprs ce grand tournant des annes 1884-1885, Mirbeau assume de plus en plusouvertement les ides progressistes qui taient dj les siennes dans sa jeunesse rmalardaise. Maisses expriences successives au service de la droite et les scandales multiples qui rvlent la

    pourriture de la Rpublique, si mal nomme - loin d'tre "la chose du peuple", elle n'est que l'affaired'une poigne d'escrocs de la politique et d'affairistes sans vergogne -, l'amnent radicaliser de

    plus en plus son discours et ses analyses, et, pour finir, il se rallie officiellement l'anarchisme.Influenc par les ides de Tolsto et de Kropotkine, tous deux dcouverts au cours de ces annescharnires, il remet en cause les principes et les fondements de l'conomie capitaliste et de la socit

    bourgeoise. commencer par l'tat qui, loin d'tre neutre, loin d'assurer l'ordre et la justice, n'estqu'un instrument efficace, entre les mains de la classe dominante, pour perptuer l'exploitationconomique, l'oppression politique et l'alination idologique des classes populaires :

    - La dmocratie parlementaire n'est qu'une mystification, par laquelle les bouchers

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    conduisent les lecteurs moutonniers l'abattoir : "Les moutons vont l'abattoir. Ils ne disent rien,eux, et ils n'esprent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour lebourgeois qui les mangera. Plus bte que les btes, plus moutonnier que les moutons, l'lecteurnomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Rvolutions pour conqurir ce droit"...Soucieux de dessiller les yeux de ses lecteurs, Mirbeau lance donc un appel " la grve des

    lecteurs", moyen de saper la base lgale du pouvoir des gouvernants et de ruiner le respect que lesopprims vouent leurs oppresseurs, dans un grand article qui parat en Premier-Paris duFigaro, le28 novembre 1888, et que les groupes libertaires vont diffuser 150.000 exemplaires. Par la suite, ilne cessera de mettre en garde ses lecteurs contre la dmagogie des "mauvais bergers" de la

    politique, qu'il connat si bien, tous renvoys dos dos et constamment tourns en drision, et destigmatiser la corruption contagieuse, dont tmoigne loquemment l'affaire de Panama. Lacontinuit avec les ditoriaux deL'Ordre et des Grimaces est loquente.

    - Les affaires ne sont que du vol camoufl, comme il le dmontre en dans sa farce Scrupules, travers son gentleman-cambrioleur dont se souviendra Maurice leblanc, et comme l'illustre avecforce le personnage d'Isidore Lechat, dans sa grande comdie Les Affaires sont les affaires :"personnage nouveau d'un monde nouveau", ce brasseur d'affaires jongle avec les millions, fait feu

    de tout bois, investit tous azimuts, dans l'industrie, l'agronomie et la presse, manipule l'opinionpublique, traite sur un pied d'galit avec l'arme et l'glise, fait pression sur les gouvernements, etbnficie d'une totale impunit. Dans une socit darwinienne, l'conomie n'est que l'art, pour lesplus forts, de s'engraisser des dpouilles des plus faibles, et des professeurs d'conomie "librale",tels que Lon Say ou Leroy-Beaulieu, sont grassement rmunrs pour apporter ce pillage lgaltoutes les justifications "scientifiques" souhaitables. Face aux requins de la finance et aux flibustiersde l'industrie, Mirbeau, comme il le faisait jadis dans les colonnes de L'Ordre, prend inlassablementla dfense des pauvres, des exclus, des humilis et des offenss : les ouvriers (Les Mauvais bergers,1897), les domestiques, victimes d'une forme moderne particulirement immonde de l'antiqueesclavage (Le Journal d'une femme de chambre, 1900), les paysans (dans nombre de ses Contescruels), les enfants (cf. notre dition de ses Combats pour l'enfant), les prostitues (cf.L'Amour de

    la femme vnale), les chmeurs et les vagabonds, sur le sort desquels il a t l'un des tout premiers attirer l'attention, dansLe Gaulois etLes Grimaces, au dbut des annes 1880. Il proclame le droitde tous, non seulement au pain et au travail, mais aussi la sant, l'ducation, la dignit, etmme la beaut - ce qui a fait ricaner tant de belles mes...

    - L'appareil d'tat a pour seule mission d'assurer l'crasement des pauvres. L'arme, dirigepar des incapables dots d'une criminelle bonne conscience, transforme des tres humains en chair canon ou en brutes homicides, tout juste bonnes tuer, piller et violer. La "justice", qui est entre lesmains de "monstres moraux", a l'chine basse devant les riches et les puissants, mais frappeimpitoyablement les tres sans dfense. L'administration impose une multitude de rglements queles riches transgressent impunment, mais qui se rvlent meurtriers pour les pauvres (cf. "LeMur", dans les Contes cruels). Quant aux impts, ils frappent trs ingalement les contribuables etaggravent encore la misre des plus dmunis : "L'tat pse sur l'individu d'un poids chaque jour

    plus crasant, plus intolrable. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bte surlaquelle il a pos ses suoirs. L'tat prend l'homme son argent, misrablement gagn dans cebagne : le travail."

    - Quant aux appareils idologiques, loin de servir, comme ils le devraient, l'mancipationintellectuelle de l'homme, ils renforcent au contraire l'alination dont la classe dominante a besoin.L'cole touffe la curiosit et l'esprit critique de l'enfant et l'enduit de "prjugs corrosifs". La

    presse, vnale, n'est qu'un moyen de divertir ou de dsinformer. L'dition et le thtre sont entre lesmains d'"industriels" et de "marchands de cervelles humaines", qui fabriquent et vendent desromans et des pices adapts l'tat du march et destins anesthsier le public. L'art est domin

    par l'Institut, qui touffe autant qu'il peut les gnies potentiels et impose aux artistes un acadmisme

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    mortifre, stigmatis ds ses "Salons" de L'Ordre4. Quant l'glise de Rome, elle n'a pas d'autreobjectif que de ptrir et de mutiler les enfants dans ses "coles" pour lesquelles elle rclame unetotale libert d'empoisonnement, afin de mieux dominer les adultes plus tard, avec la complicit et

    pour le plus grand profit des politiciens "rpublicains" corrompus : "Cartouche et Loyola", mmecombat !

    Dans ces conditions, il serait vain d'esprer d'un simple rafistolage de la socit bourgeoiseet de son tat une amlioration sensible des conditions sociales du plus grand nombre. Comme tousles anarchistes, comme son ami Camille Pissarro, Mirbeau espre que la pourriture mme dusystme, affaibli par une multitude de scandales retentissants, engendrera sa ruine sous la poussedes masses laborieuses en rvolte : "La mansutude des opprims, des dlaisss a dur assezlongtemps. Ils veulent vivre : ils veulent jouir ; ils veulent avoir leur part de bonheur, au soleil. Les

    gouvernants auront beau faire, se livrer aux pires ractions de la peur, ils n'empcheront rien de cequi doit arriver. Nous touchons au moment dcisif de l'histoire humaine. Le vieux monde croule

    sous le poids de ses propres crimes. Et cette bombe sera d'autant plus terrible qu'elle ne contiendrani poudre ni dynamite. Elle contiendra de l'Ide et de la Piti : ces deux forces contre lesquelles onne peut rien", crit-il en 1892, dans un article provocateur sur Ravachol.

    L'INTELLECTUEL ET L'ARTISTE

    Mais Mirbeau, pour une fois, ne se rvle pas bon prophte. D'abord, parce qu'un certainnombre d'anarchistes aux ides courtes accordent plus de prix la "poudre" et la "dynamite" qu'la "Piti", et prfrent la "propagande par le fait" la propagande par le verbe, suscitant l'effroi des

    bourgeois et l'incomprhension du plus grand nombre, et obligeant Mirbeau et d'autres intellectuelslibertaires se dsolidariser d'attentats ineptes et sanglants, tels que celui d'mile Henry au cafTerminus de la gare Saint-Lazare, en janvier 1894. Ensuite, parce que le gouvernement fait voter parle parlement une srie de lois - aussitt qualifies de "sclrates", puisqu'elles constituent uneatteinte aux liberts de pense et d'expression et une transgression des principes d'un tat de droit -

    qui lui permettent d'touffer dans l'oeuf la contestation la plus radicale et de terroriser lesintellectuels, dont plusieurs sont poursuivis en justice (notamment Jean Grave et Flix Fnon).

    Ds lors que la bourgeoisie est parvenue enrayer la subversion et que son tat sort renforcde la crise, tout espoir de rvolution court terme s'vanouit. Mirbeau ne se rsigne pas pourautant : dfaut du "grand soir" auquel il ne croit plus - mais, vrai dire, y a-t-il jamais cru ? C'estdouteux - reste lutter sur tous les terrains pour introduire un peu moins d'injustice et de misredans une socit o tout marche rebours du bon sens et de la justice, comme il ne cesse de le

    proclamer depuis son pamphlet scandale de 1882 contre la cabotinocratie et la socit duspectacle5. De par la force des choses, il devient rformiste et, tout en continuant se rclamer del'anarchisme jusqu' ses derniers jours et travailler prparer les conditions culturelles d'unemancipation renvoye des temps plus lointains, il se rapproche de ceux qui, dans la presse degauche ou au parlement, travaillent dans le mme sens que lui, notamment Jean Jaurs6. Pendantlongtemps Mirbeau n'a eu aucune affinit avec les socialistes, qualifis de "collectivistes" et accussde prparer une socit de nivellement, o l'tat, au lieu d'tre aboli, deviendrait au contraire de plusen plus tentaculaire et oppressif et rduirait les travailleurs un statut d'esclaves bien pire encorequ'auparavant : "Qu'est-ce donc que le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l'tat,

    sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d'un pays, de toutes sesnergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualit, par un tat pluscompressif qu'aucun autre, par une discipline d'tat plus touffante, et qui n'a pas d'autre nom

    4 Recueillis dans notre dition de ses Premires chroniques esthtiques, Socit Octave Mirbeau - Presses del'Universit d'Angers, 1996.

    5 Recueilli dans ses Combats politiques, Sguier, 1990.

    6 Voir mon article "Mirbeau et Jaurs" dans les Actes du colloqueJaurs et les crivains, Orlans, 1994, pp. 111-116.

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    dans la langue que l'esclavage d'tat..." tonnante prmonition de ce que sera le stalinisme ! Donc,pas question pour lui de revenir sur cette condamnation radicale des totalitarismes "socialistes" qu'ilvoit se profiler l'horizon. Mais du moins dcouvre-t-il au cours de l'affaire Dreyfus un Jaurs biendiffrent de celui qu'il imaginait, humaniste, gnreux, enthousiaste, capable de persuader, unmeneur d'hommes incomparable, bref un bon berger, susceptible de relayer ses propres combats la

    Chambre et au sein du mouvement ouvrier.L'Affaire lui a galement fait comprendre que, dans toute action politique, des alliances sontindispensables et que, pour atteindre un objectif, il faut souvent procder petits pas et passer descompromis. Ainsi s'est-il rconcili avec Zola, en qui il ne voyait auparavant qu'un parvenu tratre ses idaux de jeunesse, avec Joseph Reinach, trait nagure de "grand inquisiteur" et de complicede la mafia opportuniste, et s'est-il mis frquenter et apprcier des hommes, des politiciens, descatholiques, et mme des militaires comme Picquart ou Dreyfus, qui ne lui auraient auparavantinspir que du dgot. De mme a-t-il apport son soutien des chefs de gouvernements bourgeoisdont il a cru un temps qu'ils seraient en mesure de mettre un terme l'infamie, tels les ministresHenri Brisson et Waldeck-Rousseau. Bref, la tactique a pris le pas sur la stratgie, l'action courtterme sur la rvolution culturelle long terme, qu'il continue nanmoins d'appeler de ses voeux.

    Cela explique sans doute qu'il accepte, pendant six mois, de collaborer L'Humanit deJaurs en avril 1904 - il y soutient, notamment, le noble combat du "petit pre Combes" contre leclricalisme -, tant que le quotidien est pluraliste et que la culture y occupe la place qu'elle mrite.Mais quand il se rend compte que le journal va devenir l'organe du futur Parti Socialiste unifier, etque la culture y est sacrifie la politique politicienne au jour le jour - comme il s'en plaint auprsde Rodin -, il prfre se retirer, en novembre 1904, sur la pointe des pieds. Fondamentalementlibertaire et individualiste, Mirbeau n'accepte pas de sacrifier les fins aux moyens, il se mfie des

    partis, de leur langue de bois et de leur discipline, et, plus encore, des hommes politiques, toujourssouponns de n'avoir "que des apptits" au lieu de convictions, et il tient sauvegarder la totaleindpendance de sa plume. Ds lors, son rle politique est presque termin. Certes, il interviendraencore, de temps autre, dans la presse, pour dnoncer le mandarinat mdical (dans une srie

    d'articles sensations parus en 1907 dans les colonnes du Matin), pour prner l'abolition de la peinede mort, ou pour stigmatiser l'infiltration des syndicats par les mouchards de son ancien amiClemenceau et la mobilisation des cheminots par son ancien compagnon Aristide Briand,dreyfusards dont l'volution alimente son pessimisme foncier. Mais il est trop marginal dsormais

    pour exercer une influence effective - il n'a plus de journal attitr - et il est trop souvent malade pourse jeter dans de nouvelles batailles avec sa gnrosit coutumire : le vieux lion est dsormais bienfatigu.

    Octave Mirbeau est le type mme de ces intellectuels engags dont l'affaire Dreyfus rvlerala participation croissante la vie de la cit : conscients de leur responsabilit sociale, en tantqu'crivains, artistes ou chercheurs, ils l'assument pleinement, au risque de perdre leur gagne-painou leur libert. Simplement, de par la place qu'il a occupe dans le champ littraire et, plus encore,dans la presse de son temps, Mirbeau a exerc pendant longtemps une influence considrable et jouid'un magistre moral - partag avec Anatole France - qui lui ont valu bien des jalousies et desinimitis. Bien avant l'Affaire, il a t de tous les combats pour la vrit et la justice, pour lesopprims, pour les enfants, pour les peuples du Tiers Monde, contre le boulangisme, contrel'oppression clricale, contre le militarisme, contre l'affairisme, contre le colonialisme.

    Mais son engagement de libertaire impnitent prsente deux particularits. D'une part, il n'ajamais t un militant (dans militant, il y a militaire, et le mot et la chose lui font horreur), il atoujours critiqu le dogmatisme, ft-ce celui de thoriciens anarchistes, et toujours refus toutediscipline de groupe, se condamnant par l mme un certain isolement. D'autre part, il ne s'est

    jamais limit au rle d'intellectuel, il est toujours rest un artiste ; c'est--dire que la priorit pour luitait d'exprimer, avec l'outil des mots, sa propre perception des hommes et des choses, persuad que

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    la vrit est toujours rvolutionnaire terme et, partant bonne dire, sans se soucier desrpercussions politiques immdiates de ses crations. Il s'est expos du mme coup aux critiques deJaurs et des anarchistes pour des oeuvres telles que Les Mauvais bergers ou Le Journal d'une

    femme de chambre, juges politiquement incorrectes, parce que beaucoup trop pessimistes, et parconsquent insuffisamment mobilisatrices. Mais c'est, me semble-t-il, pour avoir pris le risque de

    "dsesprer Billancourt" en lui rvlant le monde tel qu'il est, dans toute son horreur mdusenne,et non tel que le prsente la propagande, que, non seulement il a t un immense crivain - ce quetout le monde reconnat aujourd'hui -, mais il a aussi particip avec efficacit, quoique sans lamoindre illusion, la rvolution qui comptait le plus ses yeux : celle des esprits.

    Pierre MICHELUniversit d'Angers