Photonique des Morphos || Modélisation multi-échelle

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Modélisation multi-échelle L a modélisation d’objets complexes comme l’aile d’un Morpho deman- de de simuler une large gamme d’échelles spatiales, voire temporelles, si on s’intéresse à l’insecte en mouvement. De nombreuses tailles caractéristiques, ou échelles de taille, sont en effet à considérer dans ce type de problème, allant de l’échelle moléculaire avec les pigments, mesurée en angström (10 -10 m), jusqu’à l’échelle macroscopique, l’insecte lui-même dans son environnement, mesurant une dizaine de centimètres (10 -1 m). Entre les deux, se situent successivement l’échelle des lamelles des stries, d’une centaine de nanomètres (10 –7 m), le pas des stries, d’un micromètre en- viron (10 -6 m), de l’écaille (100 μm–10 –4 m) des plis de l’aile, de quelques millimètres (10 -3 m) et des déformations de l’aile enfin, de l’ordre du centimètre (10 -2 m). La simulation numérique de l’ensemble du système multi-échelle est actuellement hors de notre portée. Une stratégie consiste alors à connecter les résultats obtenus indépendamment à chaque échelle pour obtenir l’effet macroscopique qui les inclut tous. De tels concepts unifica- teurs ont été développés depuis plusieurs décennies dans différents domai- nes de la physique, en particulier ceux traitant des transitions de phases, où on rencontre couramment ce type d’architecture multi-échelle. C’est le cas de la renormalisation dans l’espace réel (real space renormalization ou RSR), que nous avons adaptée aux changement d’échelles en optique (fig. 11.1 et fig. 11.2). Modélisation Comme nous l’avons évoqué, la simulation directe d’un système multi- échelle est généralement hors de notre portée, même si ce système peut être correctement décrit à l’échelle macroscopique. Il faut utiliser une méthode d’homogénéisation permettant de simuler une échelle donnée en intégrant les effets des échelles inférieures. Plusieurs approches ont été développées dans différents domaines de la physique, en particulier ceux traitant des transitions de phases. Les mi- lieux présentant ces transitions sont en effet caractérisés par la présence

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Modélisation multi-échelle

La modélisation d’objets complexes comme l’aile d’un Morpho deman-de de simuler une large gamme d’échelles spatiales, voire temporelles, si on s’intéresse à l’insecte en mouvement. De nombreuses tailles

caractéristiques, ou échelles de taille, sont en effet à considérer dans ce type de problème, allant de l’échelle moléculaire avec les pigments, mesurée en angström (10-10m), jusqu’à l’échelle macroscopique, l’insecte lui-même dans son environnement, mesurant une dizaine de centimètres (10-1m). Entre les deux, se situent successivement l’échelle des lamelles des stries, d’une centaine de nanomètres (10–7m), le pas des stries, d’un micromètre en-viron (10-6m), de l’écaille (100 μm–10–4m) des plis de l’aile, de quelques millimètres (10-3m) et des déformations de l’aile enfin, de l’ordre du centimètre (10-2m). La simulation numérique de l’ensemble du système multi-échelle est actuellement hors de notre portée. Une stratégie consiste alors à connecter les résultats obtenus indépendamment à chaque échelle pour obtenir l’effet macroscopique qui les inclut tous. De tels concepts unifica-teurs ont été développés depuis plusieurs décennies dans différents domai-nes de la physique, en particulier ceux traitant des transitions de phases, où on rencontre couramment ce type d’architecture multi-échelle. C’est le cas de la renormalisation dans l’espace réel (real space renormalization ou RSR), que nous avons adaptée aux changement d’échelles en optique (fig. 11.1 et fig. 11.2).

ModélisationComme nous l’avons évoqué, la simulation directe d’un système multi-échelle est généralement hors de notre portée, même si ce système peut être correctement décrit à l’échelle macroscopique. Il faut utiliser une méthode d’homogénéisation permettant de simuler une échelle donnée en intégrant les effets des échelles inférieures. Plusieurs approches ont été développées dans différents domaines de la physique, en particulier ceux traitant des transitions de phases. Les mi-lieux présentant ces transitions sont en effet caractérisés par la présence

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d’une échelle de tailles très étendue au voisinage de cette transition, tendant même vers l’infini à la transition même, ce qui s’est longtemps opposé à leur modélisation. En 1966, Léon Kadanoff a proposé une approche très originale permettant de traiter ces problèmes en balayant successivement les différentes échelles de taille : la renormalisation dans l’espace réelle ou par blocs (théorie des blocs de Kadanoff).

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Fig. 11.1 – Évolution parallèle de la taille de l’ob-jet multi-échelle (aile de Morpho cypris) et de sa BRDF. La dernière a été mesurée, les précéden-tes doivent être calculées. Il s’agit également d’un problème multi-physique : Les théories utilisées pour effectuer ces calculs évoluent avec la taille de l’objet.

Fig. 11.2 – Principe de visualisation d’une struc-ture multi-échelle. Le maillage de l’objet ne peut se faire qu’assez tardivement, la cellule de-vant avoir atteint sa propriété moyenne. Plus le maillage est tardif, plus la modélisation doit être poussée loin.

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Blocs de KadanoffDans un milieu présentant une transition de phase, l’état d’un objet en un point quelconque de ce milieu est le fruit des interactions de cet objet avec tous les autres, ce qui rend la détermination de cet état généralement impossible. L’idée de Kadanoff est de diviser le problème et de hiérarchiser les calculs. L’ob-jet est divisé en petits blocs – les blocs de Kadanoff – d’une taille « a » telle qu’un calcul d’homogénéisation rigoureux puisse y être conduit. Le milieu est ainsi complètement analysé à l’échelle « a ». Cette étape constitue la première itération. Ces blocs primaires sont de nouveau assemblés, par exemple quatre par quatre, pour former des « supers blocs » analysés, dans notre exemple, à l’échelle « 2a », ce qui constitue la seconde itération. Le processus est ainsi pour-suivi jusqu’à ce que, doublant la taille d’analyse à chaque itération et analysant successivement toutes les échelles de taille, prenant ainsi en compte leur in-fluence sur le résultat final, l’objet entier forme le dernier bloc (fig. 11.3).

Cette approche très puissante a permis de modéliser avec succès les transi-tions de phases magnétiques à deux et trois dimensions, par exemple, ce qui est sans contexte très différent de la modélisation optique où de telles tran-sitions ne se produisent a priori pas. Nous ne garderons ici que cette idée de balayage systématique des échelles de la structure photonique. Autre diffé-rence importante : on peut être amené, en optique, à changer de théorie en

Fig. 11.3 – La méthode des blocs de Kadanoff. Transformation « R2 » où la taille d’analyse est multipliée par deux à chaque itération.

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même temps que d’échelle spatiale, ce qui n’est généralement pas le cas lors de l’étude des transitions de phase où seules les longueurs d’interaction évo-luent au cours du processus et doivent être réévaluées à chaque étape (on dit « renormalisées », d’où le nom de cette théorie). En optique, la structure multi-échelle impose une approche « multi-physique » !Nous allons dans un premier temps présenter les modèles permettant de trai-ter les différentes échelles rencontrées au cours des itérations en précisant chaque fois la dimension traitée, l’échelle spatiale concernée par l’approche et la possibilité de prendre en compte le désordre spécifique à cette échelle.

Modélisation des propriétés hémisphériques. Modèle multicouche et ajustementComme nous l’avons vu au chapitre 9, une mesure de réflectivité direction-nelle hémisphérique, réalisée par exemple avec le Carry V, permet d’enre-gistrer un spectre de l’intégralité de la lumière réfléchie, dans un domaine spectral donné, mais toute information sur la répartition spatiale de cette lumière est perdue. Dans le cas des Morphos, cela signifie que l’informa-tion sur la dispersion de la lumière diffractée par les stries reste inconnue, et qu’on ne peut caractériser que l’effet interférentiel créé par les lamelles. Cette information est très précieuse, puisqu’elle permet de traiter la struc-ture comme une simple multicouche dont il est possible de déterminer, à partir des spectres obtenus, les différentes épaisseurs et indices.Nous avons déjà évoqué (cf. chapitre 2, Encadré 2.1) le principe de calcul des propriétés optiques d’un empilement de couches minces. Plusieurs lo-giciels commerciaux permettent d’effectuer rapidement ces calculs, à la fois en mode déterministe (on impose une structure et le code calcule ses pro-priétés optiques) ou en mode ajustement : on donne un spectre et un sché-ma de base de la structure, et on ajuste un certain nombre de paramètres (épaisseur, indice, etc.) pour reproduire au mieux ce spectre. Tous utilisent le principe des matrices de transfert, connues dans ce cas précis comme « matrices d’Abeles » (cf. Encadré 11.1). C’est ce mode que nous avons ap-pliqué à la structure des écailles de fond de M. menelaus, qui a permis une détermination de l’indice de la chitine (cf. Annexe).

Désordre : ouiDimension : 1DNon déterministe

Appelons E(z) et H(z) les amplitudes des champs électrique et magnétique en un point d’abscisse z de la structure correspondant à une interface entre deux couches. Ces deux amplitudes constituent une matrice de champ [A(z)]. Après avoir traversé une couche mince d’un maté-riau de fonction diélectrique n et d’épaisseur dn, ces amplitudes sont modifiées, et sont alors représen-tées par une nouvelle matrice de champ [A(z+dn)]. Ces deux matrices de champ sont reliées par une matrice 4 x 4 appelée « matrice d’Abeles » et qui, en incidence normale, prend la forme suivante : Fig. E.11.1.1 – Géométrie des modèles matriciels.

Les matrices d’Abeles

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Au vu des coupes et observations MEB des écailles de fond, la structure a été modélisée, pour sa réflectivité hémisphérique, comme un empilement de 14 couches hétérogènes, composées d’air et de chitine en proportions alternées (fig. 11.4).

(E11-1)

avec

(E11-2)

où n est la permittivité du matériau considéré, égale à 1 pour des matériaux non magnétiques comme ceux considérés ici. Dans ce cas, gn est égale à l’indice de la cou-che n et k, le vecteur d’onde dans cette même couche. Les amplitudes d’entrée et de sortie d’un empile-ment d’épaisseur totale D, composé de n couches différentes, sont alors reliées par le produit des ma-trices équivalentes de chacune des couches : [A(0)] . = [M(z1)] · [M(z2)] ·…. · [M(z3)] · [A(D)]. = [M(D)] · [A(D)],

(E11-3)

Représente la matrice équivalente de l’empilement. Dans le cas où le milieu d’incidence est l’air, d’indice n0, les amplitudes réfléchie et transmise se mettent alors sous la forme :

(E11-4)

En incidence oblique, r et t sont toujours définis par les équations précédentes, mais il faut rem-placer g par g.cos pour la polarisation s et par g/cos pour la polarisation p. L’angle complexe est défini par :

(E11-5)

Où 0 est l’angle d’incidence dans le premier milieu d’indice n0 et la constante diélectrique de chacune des couches.

Fig. 11.4 – Modélisation de la structure réelle pour le calcul de la réflectivité hémisphérique et la détermination de l’indice de la chitine.

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Diffraction par le réseau. Méthode RCWA La méthode RCWA (rigourous coupling wave analysis) est une des métho-des les plus employées depuis une dizaine d’années pour la modélisation de la diffraction des ondes électromagnétiques par des structures périodiques à une, deux ou trois dimensions. Il s’agit d’une méthode déterministe, non itérative, dont la précision ne dépend que du nombre d’harmoniques rete-nues dans les développements en série de Fourier décrivant les champs et les structures périodiques.

Principe

Le principe de la méthode est illustré sur la figure 11.6. Une onde électro-magnétique polarisée linéairement tombe sous une incidence quelconque (θ, ) sur un réseau complexe de période . On peut alors distinguer trois zones distinctes dans ce problème : deux domaines continus semi-infinis d’indice n0 et ns, représentant les espaces d’incidence de l’onde et le support du réseau, enserrant un domaine borné, d’épaisseur d, formé par la structu-re diffractante. Dans ce domaine, la fonction diélectrique, ou permittivité, périodique est développée en série de Fourier de la forme :

, (11-6)

où x est la direction de la périodicité et h la he composante de Fourier de . Des développements identiques peuvent être effectués selon les deux autres directions dans le cas de structures périodiques à deux ou trois dimen-

Fig. 11.5 – Résultats des ajustements effectués sur la réflectivité des ailes de M. menelaus en inci-dence normale (et en négligeant l’influence des écailles de recouvrement), pour les deux modes de polarisation TE et TM.

Tableau 11.I – Épaisseurs optimales obtenues lors de l’ajustement en mode TE et TM, comparées aux épaisseurs déduites des observations en microscopie électronique à transmission (TEM).

Bas indice 1 3 5 7 9 11 13 Valeur moyenne

TEM (nm) 40 36 40 32 56 60 72 48

TE (nm) 48 43 32 26 67 72 86 53

TM (nm) 37 33 33 29 66 64 81 49

Haut indice 2 4 6 8 10 12 14

TEM (nm) 104 112 104 88 80 72 96 94

TE (nm) 88 89 83 70 88 63 88 81

TM (nm) 86 90 83 91 89 73 108 89

Désordre : nonDimension : 3D

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sions. Et de la même manière, les champs électriques et magnétiques dans ce domaine seront eux aussi décomposés en séries de Fourier. Il ne reste plus qu’à déterminer, pour chaque harmonique, les solutions qui satisfont aux équations de Maxwell et aux conditions de continuité aux frontières, problème classique mais non trivial que nous ne développerons pas ici. Le mode transverse électrique (TE) et le mode transverse magnétique (TM) sont traités indépendamment en diffraction classique (plan d’incidence perpendiculaire aux traits du réseau), mais les composantes sont couplées en diffraction conique (plan d’incidence parallèle aux traits) et doivent être déterminées simultanément, ce qui complique singulièrement les calculs. La méthode RCWA, que nous ne décrirons pas plus en détail, satisfait aux critères de conservation de l’énergie ainsi que de convergence vers la solu-tion exacte lorsqu’on augmente le nombre d’harmoniques dans les dévelop-pements en série de Fourier. De par son principe même, elle ne peut traiter que des structures rigoureusement périodiques, et ne peut donc prendre en compte l’influence du désordre topologique (cf. Encadré 11.2).

Fig. 11.6 – Géométrie du modèle RCWA pour un réseau binaire rectangulaire.

Nous avons vu (chapitre 2, Encadré 2.1) que l’état de polarisation d’une onde polarisée linéairement pouvait être définie dans un repère cartésien basé sur le plan du dioptre, le plan d’incidence et la di-rection du champ électrique E. L’onde s est, dans ce repère, la composante dont le champ électrique est perpendiculaire au plan d’incidence, et l’onde p celle dont ce champ est parallèle. Parfaitement univoque dans le cas d’un dioptre uniforme et isotrope, un tel repère n’est plus pertinent dans le cas d’une surface structurée, tel un réseau. Les paramètres fondamentaux étant les orientations

des champs par rapport à la structure, on préfère définir les ondes dans un repère constitué par l’axe des traits et les directions des champs électrique et magnétique de l’onde incidente. Le mode TE (transverse électrique) représente ainsi l’onde dont le champ électrique E est perpendiculaire aux traits du réseau, le mode TM (transverse magnétique) celle dont c’est le champ magnétique H. Ces deux modes de représentation ne sont pas compatibles, une onde s par exemple pouvant être indifférem-ment TE ou TM selon l’orientation du réseau par rapport au plan d’incidence. Ceci est parfois à la

Modes transverse électrique (TE) et transverse magnétique (TM)

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Cette méthode a été appliquée à la structure schématique d’une écaille de fond de Morpho menelaus. (fig. 11.7). Les dimensions sont tirées de l’image MEB (cf. chapitre 1, fig. 1.16). L’indice a été considéré comme constant sur toute la gamme de longueur d’onde. Deux types de calculs peuvent être menés. On peut d’une part déterminer les spectres de réflexion hémisphé-rique, composante par composante et ordre par ordre (cf. chapitre 10, fig. 10.7). On peut également, pour une longueur d’onde donnée, établir des cartes d’intensité des champs dans l’espace (fig. 11.8). Ces calculs sont qualitativement conformes aux mesures présentées dans le chapitre 2. On retrouve bien, en effet, le décalage chromatique entre les deux modes, le mode TM systématiquement décalé vers les grandes lon-gueurs d’onde. Spectres et cartes nous confirment d’autre part la polarisa-tion distincte des deux ordres de diffraction. D’un point de vue quantitatif cependant, si les amplitudes des spectres sont très correctes, l’état de pola-risation des ordres est exacerbé. Ceci est attribué à la non-prise en compte des effets du désordre par la méthode RCWA. Il faut avoir recours pour cela à des calculs locaux permettant de traiter a priori n’importe quel type de structures, même mal ordonnées ou non périodiques : la méthode des éléments finis.

source de quelques confusions, et seule la conven-tion TE/TM permet de définir sans ambiguïté l’état

de polarisation d’une onde diffractée par un réseau unidimensionnel.

Fig. E.11.2.1 – Les modes transverse électrique et transverse magnétique sur un réseau binaire. En configuration conique, les modes TE et TM correspondent aux modes s et p respectivement, mais pas en configuration classique.

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Fig. 11.7 – Spectres calculés des différents ordres de réflexion d’une structure schématique de l’aile de M. menelaus. L’ordre central R0, de faible am-plitude, est très faiblement polarisé. L’ordre R1, centré sur λ = 500 nm (bleu-vert) est fortement polarisé TM alors que l’ordre R-1, plus bleu, l’est majoritairement en TE.

Fig. 11.8 – Champs diffractés calculés pour une incidence normale (non représentée) à 450 nm en mode TM et TE. Le mode TM est majoritaire-ment diffracté sur la gauche (ordre R1) et le mode TE sur la droite (ordre R-1).

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Fig. 11.9 – Exemple de maillage triangulaire d’une structure simple bidimensionnelle. Le maillage est resserré et adapté autour de la struc-ture en demi-cercle, plus lâche et régulière plus loin. D’après A. Mejdoubi (thèse, 2007).

Méthode des éléments finis (FE)La méthode des éléments finis est une méthode numérique qui a pris toute son importance avec la croissance exponentielle de la puissance et de la rapi-dité des moyens de calcul. Elle permet a priori de traiter n’importe quel type de structures, si complexes soient-elles, et pourrait à terme rendre caduques les approches fractionnées des problèmes multi-échelles, tels que ceux pré-sentés ici. Ce n’est pas encore le cas, mais les puissances actuelles des ordi-nateurs permettent de traiter rigoureusement des structures désordonnées à petite échelle – en ce qui nous concerne : une dizaine de stries – dans leur configuration réelle, à deux ou trois dimensions. Il s’agit plus d’un concept que d’une théorie, aujourd’hui utilisé dans de très nombreux domaines de la physique, en électromagnétisme bien sûr, mais également en mécanique des structures, mécanique des fluides, etc., tout domaine nécessitant la résolution d’équations aux dérivées partielles, comme les équations de Maxwell. La méthode est fondée sur la technique d’approximation par éléments finis, permettant d’approximer une fonction polynomiale inconnue dans un es-pace donné ne connaissant que les valeurs prises par cette fonction en cer-tains points de cet espace. Le domaine d’étude, par exemple une strie d’une écaille de Morpho et le demi-espace supérieur, où l’on souhaite calculer l’amplitude de l’onde diffractée, est divisé en sous-domaines élémentaires appelés « éléments ». Selon la structure étudiée, ces éléments sont bi- ou tri-dimensionnels, et n’importe quelles formes peuvent être utilisées dans la mesure où les éléments emplissent l’espace (triangles, quadrilatères à 2D, tétraèdres à 3D, etc.), permettant ainsi le maillage de géométries complexes. La maille peut être irrégulière et de taille variable dans le domaine, ce qui permet d’affiner les calculs dans les zones sensibles – au prix d’une augmen-tation du temps de calcul – et de le diminuer ailleurs (fig. 11.9).Les équations aux dérivées partielles sont transformées à l’aide d’une for-mulation intégrale, puis discrétisées, pour aboutir à un système d’équations algébriques. C’est une méthode robuste qui nécessite encore des moyens de calculs importants. Dans le cas qui nous concerne ici – déterminer les propriétés optiques d’une aile ou d’une portion d’aile de Morpho – la méthode des éléments finis permet tout d’abord de calculer l’amplitude des champs électromagnétiques en tout point du domaine, y compris dans la structure elle-même, pour une confi-guration optique du système donnée : polarisation, fréquence, angle d’inci-dence, etc. Ceci permet, entre autres, de visualiser les points d’accumulation de l’énergie électromagnétique dans l’espace, et de rechercher leur éventuelle concordance avec des domaines à forte concentration pigmentaire, comme à la base des stries par exemple. Connaissant ces champs, il est alors possible, dans un deuxième temps, de déterminer les coefficients de réflexion ou de transmission de la structure pour une longueur d’onde donnée.

Principe du calcul

Le problème consiste à résoudre une équation aux dérivées partielles, dans notre cas l’équation de Laplace régissant les variations du potentiel V en tout point de l’espace. On commence donc par définir un domaine d’étude, la structure et son environnement, limité par une frontière où la valeur du potentiel est supposée connue. Cette définition est le fruit d’un compro-

Désordre : ouiDimension : 3D

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mis entre sa richesse en informations et le prix en temps de calcul. Il serait en effet possible de calculer directement le coefficient de réflexion d’une écaille composée de 1 000 stries mal ordonnées par exemple. Les analyses entropiques nous montrent cependant que ce colossal travail serait inutile et que le maximum d’informations est contenu, fort heureusement, dans un domaine bien plus petit. Une approche plus réaliste consiste donc à mailler un domaine plus restreint – par exemple deux stries – mais plus finement résolu, et d’imposer au système des conditions périodiques. Deux faces op-posées de l’espace sont alors reliées par des expressions du type : EA = e EB, (11-7)

a b c

d

Fig. 11.10 – Calcul des champs dans une struc-ture schématique, en mode TE pour un nombre croissant de cellules de deux stries.

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indiquant que les champs sur les faces A et B du domaine sont déphasés de . On analyse ainsi le désordre de cette structure à l’échelle de cet espace,

mais le système devient ordonné à longue distance, par répétition de la cel-lule unité. La figure 11.10 représente les cartes de champ calculées en mode TE pour un nombre croissant de stries. On peut y voir apparaître les zones d’accumulation de champ, en particulier une bande pratiquement continue à la base des stries, endroit de forte concentration pigmentaire.

La détermination des champs se fait en deux étapes.

Le maillageL’espace d’étude est divisé en éléments plus ou moins fins permettant une résolution optimale dans les différentes zones du domaine. À chaque élé-ment est associé une fonction diélectrique correspondant à sa nature (ici de la chitine ou de l’air). Ces fonctions diélectriques peuvent dépendre de la longueur d’onde incidente, c’est le cas de la chitine (annexe A.5). Le maillage est effectué de manière automatique par des codes de calcul commerciaux.

Le calcul de la distribution des potentiels en chaque nœud du réseauC’est évidemment l’étape la plus complexe du processus, que nous ne décrirons pas ici. Dans son principe, notons simplement qu’on ne cherche pas à résoudre directement l’équation de Laplace en chacun de ces points, mais à trouver, par extrapolation, des solutions qui minimisent l’énergie dans chaque domaine. On remonte alors par le calcul du potentiel à l’amplitude des champs, puis à leur intensité (fig. 11.12). Ce type de cartes est extrêmement riche en informa-tions. Elles permettent en particulier de localiser les zones d’accumulation des

Fig. 11.11 – Maillage de deux stries de M. rhete-nor. Schéma déduit d’une photo de microscopie électronique à balayage.

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champs dans la structure, et de les mettre en parallèle avec celles d’accumula-tion des pigments, et estimer ainsi l’optimisation de l’absorption solaire.

Une fois que les champs ont été déterminés en tout point de l’espace, on peut déduire les coefficients de réflexion et de transmission de la structure. Dans le cas de la réflexion, par exemple, ils sont définis comme les rapports des inten-sités incidentes et réfléchies sur la frontière supérieure S du domaine :

(11.8)

avec

(11.9)

Fig. 11.12 – Cartes des champs dans et autour de la structure pour deux longueurs d’ondes in-cidentes correspondantes au maximum de ré-flexion max = 475 nm (a et b) et au minimum de réflexion min = 750 nm (c et d) et les deux modes de polarisation TE (a et c) et TM (b et d).

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Les figures 11.13 montrent les spectres de réflectivité calculés pour les modes TE et TM sur une structure périodique simplifiée non désordonnée, que l’on peut comparer aux mesures effectuées sur M. menelaus (cf. cha-pitre 2, fig. 2.11), et constater leur excellente adéquation.

Cette méthode de calcul est extrêmement riche et puissante, et c’est actuelle-ment une des rares à pouvoir traiter la structure réelle, avec ses inhomogé-néités et ses désordres. La contrepartie est très grande sensibilité à ces para-mètres dont la caractérisation doit être beaucoup plus poussée et précise que pour les autres méthodes. C’est ainsi que paradoxalement, les résultats très sa-tisfaisants présentés figure 11.13 n’ont pas été obtenus à partir d’une structure réelle, mais d’une structure schématisée qui en est assez éloignée. Ceci est dû au manque de précision non pas dans la forme mais dans la valeur de l’indice de la structure. Si nous avons pu déterminer avec une certaine précision la partie réelle de l’indice de la chitine (cf. Annexe), celui-ci est fortement mo-difié par la présence de pigments, généralement amassés à la base des stries, et qui augmente sensiblement la partie imaginaire. L’étude densitométrique, présentée dans le chapitre 1 (cf. Encadré 1.4), a permis une estimation de leur concentration, et de leur coefficient d’absorption. Cette prise en compte per-met alors d’améliorer sensiblement l’allure des spectres (fig. 11.14).

ConclusionLa modélisation des propriétés optiques de structures photoniques naturel-les – telles les ailes des Morphos – consiste idéalement à calculer les diffé-rentes composantes de la BRDF. Nous sommes confrontés là à des difficul-tés à la fois théoriques et calculatoires. Une aile de Morpho se présente sous la forme d’une structure hiérarchisée, ou multi-échelle, allant typiquement

Fig. 11.13 – Réflexion et transmission en mode TE et TM de M. rhetenor calculée par élément finis, à partir d’une structure simplifiée et adap-tée. Les résultats sont très proches des mesures expérimentales mais la structure assez éloignée de la réalité.

Fig. 11.14 – Structure schématisée utilisée pour le calcul de spectres précédents. Il a fallu artificiel-lement augmenter l’épaisseur des couches d’air.

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de la centaine de nanomètres, ou un peu moins, à la dizaine de centimè-tres. D’un point de vue optique, cela signifie que l’on débute l’analyse à une échelle plus petite que les longueurs d’onde du visible pour finir à des tailles nettement plus grande. Il faudra donc changer de représentation de la lu-mière au fur et à mesure que l’on gravit les échelons. Les structures les plus fines sont le siège de phénomènes cohérents – interférence et diffraction – alors qu’ils seront incohérents dans les tailles intermédiaires. À l’échelle macroscopique enfin apparaîtrons des phénomènes purement géométri-ques : effets d’ombrage, de masquage, etc.Sur ce schéma viennent se greffer d’autres problèmes théoriques. Les structures présentent un désordre topologique, ou entropie de configuration, très diffé-rent d’une échelle à l’autre. Ce désordre est à l’origine de propriétés importantes et un modèle réaliste ne peut faire l’économie de sa prise en compte. De nombreux modèmes existent dans différents domaines de la physique pour traiter ce type de problème. Nous avons choisi ici une approche de type renormalisation dans l’espace réel : la méthode des blocs de Kadanoff. Elle permet en effet de balayer les différentes échelles en adaptant si besoin la physique locale à chaque itération et au type de phénomène considéré. Nous avons vu en effet que les mesures hémisphériques, qui correspondent sensiblement dans la nature à un éclairage diffus, gomment les phénomè-nes diffractifs pour ne faire apparaître que les phénomènes interférentiels. Les rendus colorés seront différents dans les deux cas, de même que les ap-proches théoriques : modèle de couche mince dans un cas, méthode RCWA dans l’autre. La renormalisation par bloc permet cette prise en compte. Des méthodes de calculs extrêmement riches ont fait leur apparition recem-ment : les calculs par éléments finis (FE) ou par la méthode des différences finis dans le domaine temporel (FDTD : finite difference time domains). En principe, ces approches ne sont pas limitées en taille et sont capables de pren-dre en compte la morphologie exacte de la structure. C’est le temps de calcul et la prose des données topologiques qui limitent actuellement la taille du domaine d’étude, mais à n’en pas douter, elle grandira rapidement ! ■

Résumé1 Les structures photoniques naturelles présentent, du point de vue de la mo-

délisation des propriétés optiques, trois caractéristiques fondamentales : (1) Elles sont multi-échelles…(2) Ce qui implique que les modèles soient souvent multi-physiques. (3) Elles sont plus ou moins bien ordonnées, et le désordre dépend de

l’échelle d’observation. 2 Il faut donc, pour établir un modèle global, un cadre unificateur per-

mettant d’intégrer toutes les échelles : la renormalisation et des théories locales permettant de traiter le problème à une échelle donnée.

3 Parmi ces dernières, certaines permettent de traiter un milieu désor-donné, d’autres pas. Certaines sont déterministes (FE, RCWA), d’autres permettent des ajustements de paramètres physiques (indice) ou struc-turaux (théories des couches minces).

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Photonique des Morphos

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4 Les théories locales ou globales sont adaptées à une dimension spatiale. En symétrie cubique par exemple, les blocs de Kadanoff peuvent être des carrés (2D) ou des cubes (3D). Les théories RCWA peuvent être bi- ou tridimensionnelles, de même que les calculs par éléments finis. Les ap-proches multi-couches sont strictement unidimensionnelles.

5 Les limites des différentes théories peuvent être théoriques, pour la plu-part liées à la longueur de cohérence de l’onde lumineuse, ou « écono-miques » : temps de calcul ou temps de mise en forme. Les approches par élément finis sont théoriquement adaptées à l’étude de domaines non bornés et désordonnés mais, dans ce dernier cas, la structure doit être déterminée point par point et généralement manuellement, ce qui limite de fait son extension.

Pour en savoir plus

Sur la renormalisation

De Gennes PG (1974) La Recherche 51: 1022Kadanoff LP (1966) Physics 2: 263Kadanoff LP (1975) Variational principle and approximate renormalization group calculation. Phys Rev Lett 34: 1005Pfeuty P, Toulouse G (1977) Introduction au groupe de renormalisation et à ses applications. Presse Universitaire de Grenoble, GrenobleWilson KG (1979) Les phénomènes de physique et les échelles de longueur. Pour la Science 24: 16

Sur les éléments finis

Hunter P, Pullan A (2001) FEM/BEM Notes, The University of Auckland – Department of Engineering Sciences, New ZealandOrlowska S (2003) Thèse de doctorat de l’École centrale de LyonSilverster P (1996) Finite element for electrical engineers. Cambridge Univer-sity Press, Cambridge Zou L, Davis LE (1996) IEEE Trans On MIT 44, n° 6

Sur les méthodes RCWA

Moharame MG, Grann EB, Pommet DA (1995) Formulation for stable and efficient implementation of the rigourous coupled-xave analysis of binary gratings. J Opt Soc Am 12: 1068Moharame MG, Gaylord TK (1981) Rigourous coupled-wave analysis of pla-nar gratting diffraction. J Opt Soc Am 71: 811Moharame MG, Gaylord TK (1982) Diffraction analysis of dielectric surface-relief gratings. J Opt Soc Am 72: 1385

Sur les matrices d’Abeles

Abeles F (1967) Optics of thin films. In: Advanced optical techniques, Van Heel ACS, Ed. North-Holland Publ. Co., Amsterdam