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VIENT DE PARAÎTRE Y a-t-il du sacré dans la nature ? Sous la direction de Bérangère Hurand et Catherine Larrère 16 janvier 2014, 16 × 24, 184 p., 19 € ISBN 978-2-85944-770-0 ISSN 1255-183X PHILOSOPHIE Si nous admirons la nature et aimons y méditer, si nous en reconnaissons la dignité et appelons à défendre son intégrité, si nous préférons la laisser faire plutôt que de chercher à nous y substituer, sacralisons-nous la nature ? Et cela nous place-t-il automatiquement dans une posture obscurantiste contraire au pro- grès scientifique et technique ? Ce volume regroupe les contributions des philosophes, théologiens, écologues et anthropologues réunis autour de ces questions en avril 2012, à la Sorbonne. La critique de la tendance religieuse, si controversée, de l’écologie contempo- raine, passe ici par l’examen des raisons qui pourraient nous pousser à faire place à la notion de sacré, même si elle est relative et mouvante. Prendre au sérieux la re-sacralisation de la nature, tout en en refusant les manifestations les plus excentriques, c’est chercher quel sens théologique, psychologique, phénoménologique, éthique et même politique on peut donner à notre an- crage terrestre. Quand l’histoire naturelle et l’histoire humaine se rejoignent et se confondent, habiter la nature suppose de trouver le moyen de faire société avec elle tout en lui reconnaissant la liberté du sauvage, rétive à tout enfermement, même sous la forme de la sanctuarisation. Contributions de : Augustin Berque, Christophe Boureux, Pierre Charbonnier, Alain Cugno, Jean- Claude Génot, Roger Gottlieb, Émilie Hache, Bérengère Hurand, Catherine Larrère, Stéphane Lavignotte, Jean-Philippe Pierron, Éric Pommier et Catherine Thomas. Publications de la Sorbonne 212, rue Saint-Jacques 75005 Paris Tél : 01 43 25 80 15 - Fax : 01 43 54 03 24 Courriel : [email protected]

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Vient de Paraître

Y a-t-il du sacré dans la nature ?Sous la direction de Bérangère Hurand et Catherine Larrère16 janvier 2014, 16 × 24, 184 p., 19 € ISBN 978-2-85944-770-0 ISSN 1255-183X

PhilosoPhie

Si nous admirons la nature et aimons y méditer, si nous en reconnaissons la dignité et appelons à défendre son intégrité, si nous préférons la laisser faire plutôt que de chercher à nous y substituer,

sacralisons-nous la nature ? Et cela nousplace-t-il automatiquement dans une posture obscurantiste contraire au pro-grès scientifique et technique ?Ce volume regroupe les contributions des philosophes, théologiens, écologues et anthropologues réunis autour de ces questions en avril 2012, à la Sorbonne.La critique de la tendance religieuse, si controversée, de l’écologie contempo-raine, passe ici par l’examen des raisonsqui pourraient nous pousser à faire place à la notion de sacré, même si elle est relative et mouvante. Prendre au sérieux la re-sacralisation de la nature, tout en en refusant les manifestations les plus excentriques, c’est chercher quel sens théologique, psychologique, phénoménologique, éthique et même politique on peut donner à notre an-crage terrestre.Quand l’histoire naturelle et l’histoire humaine se rejoignent et se confondent, habiter la nature suppose de trouver le moyen de faire société avec elle tout en lui reconnaissant la liberté du sauvage, rétive à tout enfermement, même sous la forme de la sanctuarisation.

Contributions de :

Augustin Berque, Christophe Boureux, Pierre Charbonnier, Alain Cugno, Jean-Claude Génot, Roger Gottlieb, Émilie Hache, Bérengère Hurand, Catherine

Larrère, Stéphane Lavignotte, Jean-Philippe Pierron, Éric Pommier et Catherine Thomas.

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Table des matières

Introduction. Irréductible nature ........................................................................ 7Bérengère Hurand

Religions

Le proche et le sacré chrétien : les entités non humaines en attente de reconnaissance .............................................................................. 23Christophe Boureux

L’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? ................... 33Stéphane Lavignotte

Le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré ............................................. 47Alain Cugno

Éthiques

Le sens du sacré chez Hans Jonas ....................................................................... 55Éric Pommier

Si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? .................................................... 65Roger Gottlieb

Le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie .................................. 79Catherine Thomas

Anthropologies

Mésologie du sacré ............................................................................................ 93Augustin Berque

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La pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme. La définition sociologique du sacré et ses conséquences ....................................... 103Pierre Charbonnier

Hiérophanies séculières. Une expérience spirituelle de la nature ? ....................... 115Jean-Philippe Pierron

Politiques

Du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? Note sur la morale du capitalisme en temps de crise écologique .......................... 131Émilie Hache

De la protection de la nature à la gestion de la biodiversité : entre contrôle et mépris ................................................................................... 141Jean-Claude Génot

La nature, la science et le sacré ........................................................................ 151Catherine Larrère

Présentation des auteurs.................................................................................. 165

Bibliographie ................................................................................................. 169

Index nominum ............................................................................................. 177

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IntroductionIrréductible nature

Bérengère Hurand Paris

Ce ne sont pas à des problèmes seulement techniques que la crise environne-mentale actuelle confronte les sociétés ; il s’agit aussi de problèmes de fond, qui touchent à l’ensemble de la civilisation. Les sociétés sont fermement invi-tées à reconfigurer leur pratique de la nature et à repenser son usage. Elles sont également mises en demeure de répondre de nouveau à une question métaphysique ancienne : quelle place pour l’humanité dans la nature ? Or, si la fascination pour le progrès et l’arrachement aux déterminismes tend à garder son emprise, il semble qu’émerge parallèlement en Occident un mouvement inverse de sacralisation de la nature, suspecté de renouer avec une vision religieuse qu’on croyait périmée, ou trop fantaisiste pour être prise au sérieux. C’est ce phénomène que nous avons voulu analyser, dont nous avons voulu chercher les racines et les implications.

Notre question pouvait s’entendre de plusieurs manières : cette crise environnementale a-t-elle une dimension spirituelle ? Plus largement : est-elle de nature religieuse ? Ou bien : peut-elle trouver dans les religions insti-tuées des réponses adéquates ? Ou encore : les réponses que nous inventons relèvent-elles du « religieux » ? Et si ce n’est pas le cas, gagneraient-elles à puiser dans des ressources spirituelles, plutôt que de rester strictement scien-tifiques – une forêt est-elle mieux protégée si elle est considérée comme sacrée que pour sa biodiversité ? Il s’agissait donc de poursuivre le débat amorcé en 1967 par Lynn White Jr. à propos des racines judéo-chrétiennes de la crise écologique 1, et en même temps de déborder ce cadre initial. Pour ce faire, nous avons choisi d’aborder de front le reproche que l’on fait couram-ment à l’écologie d’être une « nouvelle religion » – sous forme d’eschato- logies catastrophistes, de métaphysiques holistes ou de syncrétismes spiri-tuels farfelus – plutôt que d’explorer à nouveau 2 le contenu écologique

1. L. White Jr., « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 10, mars 1967, p. 1203-1207.2. Comme l’a fait en juin 2009 le colloque de Lausanne sous la direction de Dominique Bourg. Voir D. Bourg, Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor et Fides, 2010.

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latent des religions monothéistes auxquelles on compare volontiers, par souci d’exotisme, les sagesses orientales et amérindiennes pour aboutir à un inventaire ethnologique des conceptions de la nature. Quand on accuse l’écologie de sacraliser la nature, que veut-on dire exactement ?

D’où la question, volontairement brutale : « Y a-t-il du sacré dans la nature ? » L’utilisation de ce mot chargé de sens et lourd d’héritages divers n’a rien d’évident. C’est pourquoi nous avons mis les chercheurs au défi de l’appliquer méthodiquement à leur champ d’étude. Posée ainsi, la ques-tion avait l’avantage de les attirer sur des chemins encore très peu explorés. Si nous l’admirons et aimons y méditer, si nous l’appelons « création », si nous y décelons des fins et ressentons entre elle et nous des liens d’appar-tenance, si nous en condamnons la profanation, reconnaissons sa dignité et appelons à défendre son intégrité, si nous préférons la laisser faire plutôt que de chercher à nous y substituer, sacralisons-nous la nature ? Et cela nous place-t-il nécessairement dans une posture obscurantiste contraire au progrès scientifique et technique, comme semblent le croire les signataires de l’appel d’Heidelberg de 1992 ?

La question initiale ainsi ramifiée, nous avons vu nos débats dépasser la stricte signification ethnologique du « sacré ». Il ne s’agissait plus (seule-ment) de savoir si la réalité naturelle était susceptible d’ouvrir l’accès à une réalité surnaturelle, mais plus largement, de sonder l’importance symbolique que nous (individuellement et collectivement) lui accordons, et ses impli-cations pratiques. À rebours de Descartes qui ne voulait plus voir dans la nature que matière 3, nous avons cherché quel sens, théologique, anthropo-logique, psychologique, éthique et même politique on peut donner à notre ancrage terrestre.

Selon une analyse devenue classique, la société moderne s’est pensée et construite contre le sacré, en dehors du sacré. D’où le « désenchantement du monde », processus que l’on fait généralement démarrer avec la science moderne de Galilée, Descartes et Newton. Mais Lynn White Jr., en mettant l’accent sur la transformation, dès le Moyen Âge, du rapport à la nature que ce soit dans l’usage de la charrue, ou dans le développement des moulins à eau, suggérait que le christianisme avait une part importante dans cette désacralisation. Cette intuition a été reprise par Marcel Gauchet, qui voit dans le christianisme une « religion de la sortie de la religion », religion de

3. « Sachez donc […] que par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée », Descartes, Le Monde, chap. VII.

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la liberté et de la transgression, qui refuse l’aliénation aux tabous et aux interdits, aux menaces des puissances naturelles ou surnaturelles. Devenir moderne, quitter l’hétéronomie pour l’autonomie, la pensée magique pour la rationalité, l’interdit pour le possible : c’est bien le christianisme qui aurait inauguré et accompagné cette mutation, en remplaçant le « sacré » par le « saint ». Christophe Boureux, dans ce volume, rejoint cette analyse : « Pour le christianisme en effet, le sacré n’est pas aboli, mais accompli. Le processus sacrificiel a été assumé et a eu lieu une fois pour toutes par le sacrifice de Jésus sur la croix, il n’a plus besoin d’être honoré, sinon dans le faire-mémoire. Il est désormais supplanté par la sainteté », à laquelle tous les hommes sont appelés. Dès lors, étonnamment, le dépassement de « l’âge religieux » de l’humanité encouragé par Comte et par la science moderne serait historiquement précédé et secondé par la religion qu’on a le plus accusée d’obscurantisme 4 ; et Lynn White Jr. aurait raison. Le sacré déplacé de la Terre au Ciel, et remplacé par le saint, l’objectivation de la nature n’aurait donc plus d’obstacle. Certes, d’une part, on peut objecter que si la racine est commune, les branches ont poussé dans des directions opposées et que le christianisme est souvent apparu comme un frein au processus de libération de l’humanité par la raison et la technique dont la science moderne est le moteur. D’autre part, on peut nuancer avec Marcel Gauchet le « cliché dénonciateur d’une prédation irresponsable enclenchée par la perte […] du sentiment de solidarité avec l’englobant naturel 5 » en rappelant que l’objectivation de la nature en est aussi la connaissance et l’humanisation, et que d’une certaine manière, nous nous faisons proches de la nature en explorant ses lois. La science, en désacralisant le monde, ne l’a pas mis froidement à distance. Il n’en demeure pas moins urgent d’exa-miner le bien-fondé de cette façon de se rapporter à la réalité naturelle, comme de redonner à la science et au christianisme l’occasion de la justi-fier ; car nous faisons aujourd’hui face à une crise environnementale dont on peut raisonnablement supposer que la « désacralisation du monde » ne lui est pas étrangère. Avons-nous encore raison et intérêt à nous considérer comme les despotes d’une nature asservie, ou même comme les intendants d’une nature objet de notre sollicitude et de notre responsabilité ? N’y a-t-il rien à gagner à penser la nature aussi comme un sujet, ou comme une entité qui exigerait de notre part du respect, mais également de la soumission, la

4. Cette thèse reçoit un soutien de la part de Jean-Pierre Dupuy, qui explique dans La marque du sacré (chap. II) que le mode de développement techno-scientifique qui conduit à la surexploitation des ressources naturelles ne va pas à l’encontre du christianisme, mais en est l’exacte continuation. Le péché d’hybris, l’interdiction de « jouer à être Dieu », sont plutôt grecs que judéo-chrétiens : le christianisme représente au contraire l’homme comme cocréateur du monde.5. M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 128.

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limitation de nos actes et de nos entreprises, le renoncement à certains vieux rêves de l’humanité ? Devant les bouleversements écologiques qui mettent nos certitudes à l’épreuve, devant « le manque-à-être de l’homme moderne » (selon l’expression d’Augustin Berque) réduit à se chercher dans l’avoir, il ne paraît pas insensé d’essayer de revitaliser l’attachement de l’homme à la nature, et par la contemplation de ce qui est, tâcher de faire contrepoids à l’asservissement des ressources naturelles qui, s’il a encore de l’utilité, n’a peut-être plus beaucoup de sens. L’éthique environnementale s’est depuis longtemps attelée à ce projet ; mais elle a davantage parlé de valeur – valeur intrinsèque, opposée à la valeur instrumentale. Pourquoi ne pas réactiver à cette fin le vieux concept de « sacré », au risque de choquer les incroyants qui pensaient en avoir fini avec l’aliénation religieuse, comme les croyants pour qui le sacré, toujours hérité, ne peut ni s’inventer ni faire l’objet d’une délibération ?

Mais il n’est pas si sûr que les civilisations modernes se soient complè-tement désacralisées. Le sacré, selon sa définition anthropologique, est un objet mis à part, protégé ; il appartient à un domaine séparé, avec lequel on ne peut entretenir de relations que dans un cadre rituel. Le sacré enveloppe et exprime le mystère de l’existence, la vie et la mort ; il ouvre l’accès à un ordre cosmique qui nous dépasse, nous englobe et nous détermine. Le sacré est une constante : dans tout groupe humain, il est la ressource de sens qui structure la conception du monde, justifie l’existence biologique et fonde la normativité. Selon Durkheim, comme le rappelle ici Pierre Charbonnier, le sacré représente l’idée que la société se fait d’elle-même : cette extério-rité sans laquelle elle ne peut se constituer, cet au-delà du social. Or, si le christianisme mais aussi le matérialisme moderne ont incité les peuples à laisser de côté la sacralité de la nature qui, d’une manière bien compréhen-sible, structurait encore les civilisations anciennes rythmées par le cours naturel des choses, il n’est pas impossible que ce « désenchantement » se soit accompagné d’un nouvel « enchantement » ; que le sacré se soit simple-ment déplacé, pour s’incarner dans l’individu, le progrès technique ou le système économique comme ont su le voir Jean-Pierre Dupuy (parlant de bootstrapping 6) ou Bruno Latour (qui invente le terme faitiche 7). Le sens de l’histoire n’irait donc pas vers la désacralisation, mais suivrait le déplace-ment des dieux. Si l’on suit cette hypothèse, il s’agirait moins de réactiver le sacré que d’adopter un point de vue lucide sur la religiosité sous-jacente de notre civilisation – c’est ce que font ici, par exemple, Christophe Boureux, Jean-Claude Génot ou Émilie Hache en pointant du doigt, après Georges

6. J.-P. Dupuy, La marque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2008, p. 9, n. 1.7. B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.

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Bataille, la sacralisation/sanctuarisation/confiscation de la nature comme terrain de loisirs –, opérer la critique des fondements de notre métaphy-sique, et revoir l’ordre de nos priorités. À l’arrière-plan de notre question se devine en effet une inquiétude persistante sur les limites objectives du progrès et le devenir de notre civilisation, dont certains affirment, à la suite de Hans Jonas, qu’elle s’est engagée dans une impasse, compromettant ainsi les conditions de la perpétuation d’une espèce humaine authentique et libre.

Notre question, qui semblait au départ exclusivement orientée vers le diagnostic d’une crise spirituelle, s’est révélée contenir tous les éléments d’une crise de civilisation, crise de la rationalité, de notre rapport au temps, à l’espace, à la matière et au vivant ; crise de sens qui est aussi une crise poli-tique. Que veut dire « habiter » la Terre, en quoi cela lui donne-t-il une valeur particulière ? De quel type sont et doivent être (puisque les liens sont également à faire et que rien n’est jamais sacré une fois pour toutes) les rela-tions éthiques, sociales et politiques établies avec la nature ? Nous n’avons pas cherché à élaborer un catéchisme ; nous avons voulu explorer les raisons qui pourraient nous pousser à intégrer la notion de sacré dans nos modèles. Bien plus que la « religiosité » de l’écologie, ce sont de multiples modes d’être individuels et collectifs qui ont ainsi été mis en relief.

On ne s’attendait pas à voir l’immanent prendre autant de place dans une religion de la transcendance dont on pensait qu’elle avait définitivement réglé ses comptes avec la nature en la désacralisant. Or, s’il est vrai, comme le montre Christophe Boureux, que le christianisme a délaissé le sacré pour le saint – puisqu’avec l’incarnation, le sacré s’est accompli – et que la « nature » n’est pas un terme biblique, il faut se garder d’en déduire un désintérêt évangélique pour la nature. L’humanité n’est pas dans un face-à-face avec Dieu : elle doit compter avec l’ensemble des espèces vivantes qui, loin d’être à son service, sont solidaires de sa souffrance et de sa rédemp-tion. Il n’y a pas de « sacré » dans la nature, mais une multitude de vivants en attente d’une reconnaissance actualisant l’alliance initiale entre le créa-teur et sa créature. Il y a donc quelque chose à faire : reconnaître, c’est- à-dire non seulement louer et respecter, mais également dire et décrire la nature dans sa spontanéité. Quelque chose à faire, à rebours de la sacralisa-tion de cette nature où on entreprend des voyages initiatiques, où on passe ses vacances et où on laisse ses déchets, nature usée, consommée, et finale-ment sacrifiée dans le culte même qu’on lui rend. Mais également à rebours de la sanctuarisation, qui fige la nature dans l’image artificielle qu’on veut lui donner : une nature humanisée qui devient parc sans pour autant cesser d’être un territoire.

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Un appel à l’action auquel se joint Stéphane Lavignotte, revenant sur l’histoire des relations étroites du protestantisme avec la nature. Ce dernier s’est méfié du « sacré » davantage encore que le catholicisme. Bien sûr, le contact de l’âme avec la nature est l’occasion d’un émerveillement ; mais il faut refuser l’idée qu’elle héberge Dieu lui-même, ou quelque chose de divin : il n’y a pas, chez Calvin, de connaissance naturelle de Dieu. Cependant, la nature nous enseigne qu’il y a un Dieu. Et sa contemplation ouvre la voie, non pas seulement à une vision esthétique du monde, mais à une « surprise éthique » : nous nous retrouvons étonnamment proches des autres vivants. Ce sentiment commande un double impératif : « Ruminer le spectacle de la nature, et se rendre responsable vis-à-vis des biens terrestres. » Ce n’est donc pas « du sacré » qu’on trouve dans la nature, mais plutôt la conscience de cette vie universelle en laquelle on se trouve entièrement engagé, au sens physique et métaphysique. D’où l’appel à un autre engagement, à « l’éthique de la frugalité » : il faut faire comme si la nature était sacrée. On voit alors se réinventer la signification de « sacré » : de représentatif mais sanctua-risé (un inaccessible renvoyant à un inaccessible), à participatif, accessible et relationnel – car « rien n’est sacré a priori, tout peut l’être à l’occasion d’une rencontre ». Et Stéphane Lavignotte de citer Charbonneau : « Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d’une vie moins artificielle 8. »

La nature et l’homme sont donc en tête-à-tête. Dieu n’est-il plus, alors, que l’horizon lointain de cette relation intime, le bruit de fond de la symphonie ? Ce serait oublier le rôle de révélation du « sublime », telle la wilderness au cœur de l’environnementalisme américain qui a pu y voir le symbole de la présence de Dieu sur terre. Alain Cugno se fait d’abord kantien pour examiner la question, mais s’il s’avance un moment vers le sublime, c’est pour se retourner vers le beau, plus ordinaire, qui semble davantage renvoyer à l’absence de Dieu qu’à sa présence. L’apparaître des choses naturelles, leur monstration gratuite séparée de l’acte de création, leur donnent la valeur d’une œuvre d’art ; leur caractère « sacré » ne vient pas tant du fait qu’elles rappellent d’où elles viennent que du fait qu’elles sont, indépendamment de cet acte. Et par gratitude, nous devons les dire, redoubler l’esprit par le langage. « Nous n’avons rien d’autre à nous dire que le monde. » Cette idée du caractère sacré de ce qui est, indépendamment de la façon dont il est advenu à l’être et de la manière dont il est, nous la retrouverons sous la plume d’Émilie Hache ou de Roger Gottlieb : c’est l’intuition que l’absolue gratuité de ce qui se donne « sans donateur » doit être protégée contre ce qui le profane, c’est-à-dire le réduit à sa réalité matérielle, transformable,

8. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », juin 1937. Texte non publié, cité par S. Lavignotte dans le présent ouvrage.

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exploitable ou consommable. Apparaît alors une nouvelle signification du sacré : chaque chose offre plus que sa réalité matérielle, sans que ce « plus » soit identifié au divin ou au surnaturel.

La question, de religieuse et d’esthétique, devient proprement éthique. Il ne s’agit plus tant de dire, de décrire ou d’admirer que d’agir, ici et main-tenant : se rendre responsable, et s’en donner les raisons. Pour Hans Jonas, relu par Éric Pommier, nous sommes responsables de la vie parce qu’elle est, de façon immanente ; parce que sa valeur, mesurée à l’aune de sa capacité à poser des fins, ne peut être moindre que celle d’un être vivant particulier (l’homme). La notion de sacré peut alors intervenir comme garantie morale du respect de cette valeur : si la vie est sacrée, non seulement son authenti-cité, sa diversité, sa spontanéité et ses lois propres pourront être protégées contre les menaces de dénaturation vécues comme des profanations, mais surtout la possibilité de l’esprit, donc de la transcendance, de la séparation d’avec la matière, que la dynamique vitale héberge aussi. C’est donc nous-mêmes que nous sacralisons en sacralisant la nature ; nous nous protégeons contre nous-mêmes, et nous garantissons notre propre authenticité. Le sacré prend alors une dimension particulière : il nous englobe, nous dépasse, mais ne cesse d’être soumis à notre action. Sa vulnérabilité se lit comme le rappel du devoir que nous avons envers nous-mêmes. C’est peut-être à cette vérité simple que nous devons nous ouvrir. Vérité qui se décline en deux proposi-tions : la première, antique, certainement oubliée de la modernité, est que nous ne sommes pas en dehors de la nature, mais pris dans sa dynamique. La deuxième, que les forces naturelles qui ont toujours exercé sur les civi-lisations une fascination mêlée de terreur peuvent elles-mêmes être mena-cées ; nous ne sommes donc pas en dehors de la nature, mais dépendant de ses faiblesses, et affaiblis par ses déséquilibres.

Fragile, la nature ; fragile, la relation que nous entretenons avec elle, et fragiles, nous-mêmes – puisque nous lui appartenons. « Le propre du sacré est d’être à la fois menaçant et menacé, et d’appeler tout bon citoyen à défendre sa cause 9 », écrivait Mary Douglas. Mais comment parler d’un sacré fragile, alors que jusqu’ici, toutes les traditions religieuses ont célébré la puissance divine – afin d’obtenir, pour le dire vite, sa protection ? On peut se demander si nous sommes à la hauteur de ce nouveau devoir ; si nous serions capables de « défendre la cause » dont il est question. Pour Roger Gottlieb, la question « y a-t-il du sacré dans la nature ? » a déjà reçu assez de réponses. Il faut la prendre à rebours : s’il y avait du sacré dans la nature,

9. M. Douglas, Comment pensent les institutions, trad. fr. A. Abeillé, Paris, La Découverte, 2004 [1986], p. 37.

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pourrions-nous le percevoir ? D’ailleurs, sommes-nous capables de percevoir la nature, sacrée ou pas ? Partant du principe que le sacré ne se démontre pas et qu’on ne peut qu’en suivre les traces culturelles, Roger Gottlieb refuse de prouver l’existence d’une nature sacrée, et même d’en donner une défi-nition. Il délaisse les formes abstraites de la déduction philosophique pour une expérience de pensée, une mise en situation éthique : en supposant que la nature soit sacrée, quel pourrait être son pouvoir normatif ? Le raison-nement hypothétique, tirant intuitivement les implications de ce qui n’a pas été prouvé, fonctionne néanmoins comme un révélateur : nous autres Occidentaux y apparaissons malades d’une modernité qui occulte la réalité naturelle (qu’elle soit belle ou difficile) derrière l’artifice. Or, c’est justement notre incapacité à percevoir la nature, renvoyant à une incapacité morale, à une faiblesse éthique mal vécue, qui indique que quelque chose de parti-culièrement important se joue dans la relation à la nature, et laisse appa-raître la nécessité d’une conversion.

C’est en partant d’un diagnostic similaire que s’est développée la toute jeune écopsychologie, comme en témoigne Catherine Thomas. Cette disci-pline émergente part du constat d’une altération des conditions psycholo-giques de notre rapport au monde ; de l’atrophie, physique et morale, de notre sensibilité. Elle se propose de les rénover, et à cette fin, de commencer par réformer les bases de la psychologie. Catherine Thomas met cette visée, qui n’est pas encore devenue un programme, dans la continuité de l’éco-logie profonde d’Arne Næss : de même que cette dernière propose de faire l’expérience de l’élargissement de soi, l’écopsychologie offre d’expérimenter in situ notre lien profond avec la nature, par l’imprégnation et la méditation. Or, les différents témoignages rapportent que l’émotion provoquée par cette mise en situation, qu’on peut décrire comme un sentiment de gratitude, de crainte et d’émerveillement, peut nous conduire à parler d’expérience du « sacré », sans qu’il soit besoin de conceptualiser l’expression. Vivants parmi les vivants, nous ressentirions simplement notre appartenance à quelque chose qui nous excède, nous précède, nous détermine et coexiste avec nous.

Mais le concept d’appartenance ne va pas de soi. Il est d’autant plus difficile à comprendre dans le contexte d’une civilisation qui s’est volontairement privée de ce sacré archaïque, celui des forces cosmiques, pour affirmer l’au-tonomie de l’humain. À quel point la modernité a pu se tromper sur cette autonomie conquise, on n’y reviendra pas. On peut simplement remarquer, avec Augustin Berque, que s’il n’y a plus de sacré que dans l’individu, il est possible qu’on ressente pour toujours le manque de ce qui, anthropologi-quement, assume le rôle symbolique de la source de l’être qui donne sens à la vie. Élargir le soi à un Soi, comme le fait Arne Næss, c’est reproduire

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l’erreur des modernes ; c’est abstraire le sujet de son lien ontologique avec le milieu. Pour réactiver le sentiment d’appartenance, il faut éviter la « décos-misation » du sujet en renouant avec l’ancienne mésologie. Le sacré est une notion nécessairement relative : il n’y a pas de sacré dans la nature, mais des espaces et des êtres investis de sens par des populations. Or, l’attachement de ces populations pour la nature, c’est-à-dire pour leur milieu de vie, n’est pas abstrait ; il ne découle pas d’un raisonnement, mais d’une manière de vivre. Car c’est par le moyen de son corps éco-techno-symbolique que l’homme a accès à la réalité, qu’il faut appeler « écoumène » pour comprendre qu’elle n’est jamais objective. Et en tant qu’animal néotène, il ressent structurelle-ment, pour être lui-même, le besoin de s’aliéner à un Autre. S’il y a un sacré, il ne peut donc être inscrit que dans cette relation-là, charnelle, particulière : les sociétés, comme les individus, se découvrent symboliquement dans ce qui les entoure. C’est ainsi que l’anthropologie identifie ce dont l’éthique a l’intuition, à savoir que « quelque chose » se joue dans notre relation à la nature : ce qui se joue, c’est notre humanité – non pas seulement biolo-gique, mais aussi culturelle. Et s’il y a un lien à renouer, à réparer, ce n’est pas avec une nature abstraite, lointaine, indifférenciée, artificielle ou sanc-tuarisée à la manière des parcs nationaux.

Nous touchons là ce qui est peut-être la plus grande vertu du sacré, de quelque culture qu’il provienne : il nous rappelle le rôle fondamental de l’ex-tériorité et de la dépendance pour notre constitution individuelle ou sociale. Augustin Berque associe le phénomène à la néoténie, et pense qu’aucune réalité ne peut mieux tenir ce rôle que la nature comme milieu de vie. Pierre Charbonnier le comprend à la lumière de la sociologie de Durkheim. Son analyse du totémisme montre en effet que sans extériorité naturelle, réelle ou fictive, les sociétés ne pourraient se donner d’elles-mêmes une représen-tation, et les rapports sociaux seraient impossibles. La nature n’est pas « un arrière-plan physique invariable et neutre, mais un ensemble de réalités enga-gées dans la dynamique sociale » : « Les hommes y reconnaissent quelque chose qui conditionne leur destin commun », et parce qu’elle leur renvoie leur propre image, ils l’investissent d’un caractère sacré – en la mythifiant et la symbolisant. Aujourd’hui, le sacré s’est largement déporté sur l’individu, devenu le principe et la fin des sociétés occidentales ; mais au passage, nous avons rompu les liens constitutifs avec l’extériorité, et c’est une compréhen-sion essentielle du social que nous avons perdue. Pour Pierre Charbonnier, il appartient à l’écologie politique de réaffirmer la dépendance du social et de réactiver ainsi sa dynamique, en produisant un analogue des schèmes poli-tiques archaïques décrits par la sociologie, sans renoncer aux acquis histo-riques de sécularisation. Trouver le moyen de faire société avec cette nature qui s’offre à nous, traversée par l’histoire et l’action humaines : c’est-à-dire à la

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fois entretenir de bonnes relations avec elle, et se faire société, parce qu’elle construit en retour la société que nous formons.

La nature n’est donc pas sacrée en elle-même, ni parce qu’elle signifie autre chose qu’elle-même, mais parce qu’elle est notre demeure – c’est- à-dire un peu nous-mêmes. Jean-Philippe Pierron part du même constat : la nature, là où nous habitons, n’est pas « séparée » au sens physique. Elle ne peut l’être qu’au sens symbolique : distinguée, protégée. Mais doit-on pour autant la dire « sacrée » ? Le mot est peut-être un peu fort ; car la nature est vécue, elle est familière. Cette évidence est à réaffirmer, et avec elle, tout un univers symbolique à redessiner, une « poétique de la Terre » à élaborer entre une phénoménologie de l’appartenance et une herméneu-tique culturelle. Si « les traditions culturelles se fatiguent », la poétique ne cesse de se réinventer à partir de l’expressivité cosmique de la nature : symboles, poèmes, œuvres d’art en sont autant de hiérophanies séculières. Les décrire, c’est donner à l’écologie une dimension spirituelle transconfes-sionnelle : lui donner les moyens de penser l’expérience pathique de « l’être humain sur la Terre », sans en faire pour autant le véhicule d’un néopaga-nisme. Dans notre ancrage charnel à la nature, dans la « joie cosmique » de se sentir vivant, il y a une relation essentielle à éprouver et à méditer ; tel est le sujet de l’« écophénoménologie ».

Or, pour Jean-Philippe Pierron, cette prise de conscience pourrait bien avoir la vertu de « [nous libérer] du caractère instrumental et fonctionnel d’un monde unidimensionnalisé » – celui-là même que décrit Roger Gottlieb. Prendre la décision de voir « du sacré » dans la nature, ce serait donc accepter l’appartenance, c’est-à-dire l’hétéronomie de l’humanité, mais en même temps se libérer d’une aliénation plus dangereuse, cette « relation addictive au progrès » qui a des conséquences morales, politiques et sociales désas-treuses. Stéphane Lavignotte pressent également que l’invention d’une nouvelle forme de sacré, ce sacré « participatif et frugal » naissant de la rencontre singulière avec le vivant, peut être en même temps la réinvention de la liberté sauvage, hétérodoxe, la liberté de ce qui échappe à la hiérarchie, au contrôle et au calcul. Mais de quelle liberté peut-il s’agir ? Il semble que les choses prennent une tournure politique.

Émilie Hache fait remarquer à quel point le constat des profanations répétées de la nature – pollutions, dégradations, maltraitances, destruc-tions – nous met mal à l’aise. Mais ce malaise n’est pas simplement dû au scandale de la dégradation servile d’une nature vivante et pure (image faussée par notre pratique de la nature « de loisirs »). Ce schème a le défaut de faire abstraction de la composante humaine : la nature, c’est un terri-toire, un lieu de vie pour des populations ; c’est aussi un lieu d’exercice des

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pouvoirs, un enjeu politique. Il faut donc avoir une lecture plus politique de ce « sacré » qui semble entrer en scène dès que nous parlons de profana-tion. Nous avons tendance à mépriser les traditions archaïques des popu-lations qui traitent certaines entités non humaines comme des partenaires politiques. Or il suffit de se rappeler l’histoire des États-Unis pour observer que la « sacralisation » de la nature fut aussi occidentale, et pas seulement symbolique, puisque nombre d’espaces et d’espèces ont reçu un statut et des droits. Cette sacralisation se révèle historiquement comme le pendant de la profanation capitaliste dont elle est contemporaine ; au xixe siècle, au fur et à mesure que l’industrie (agricole, minière, chimique) détruit des écosystèmes, on déplace des populations pour créer des parcs nationaux. Cela permet à Émilie Hache de soupçonner la « fabrication » de la nature sacrée de servir des intérêts politiques, et inversement, d’analyser certaines pratiques spiri-tuelles contemporaines (la Wicca, le culte rendu à la Pachamama) comme des revendications politiques cherchant à faire entendre la voix de ceux qui refusent l’exploitation des ressources terrestres à des fins uniquement économiques. Ce qui est « sacré » dans l’affaire, finalement, c’est autant l’au-thenticité d’une culture que la nature. Si une culture est menacée dans son identité, il est légitime qu’elle réclame de la reconnaissance. Tous les vivants sont en attente de reconnaissance, dit Christophe Boureux ; pourquoi pas les communautés humaines ? À l’invention d’une nature sacrée confisquée, celle du capitalisme créant des parcs nationaux, s’oppose la revendication poli-tique d’une nature sacrée équitable, partagée – participative, dit Stéphane Lavignotte. La sacralisation de notre rapport au monde apparaît comme une réponse puissante aux bouleversements sociaux. Le sacré, réponse à une crise de civilisation ? Le mouvement pourrait sembler régressif, s’il n’était décrit ici comme un mouvement inventif de réappropriation de soi, de retrou-vailles inédites de l’humanité avec elle-même. Le sacré n’est pas trouvé dans la nature ; ce n’est pas elle, en effet, qui fournit les modèles, c’est nous qui la modélisons. Le sacré est déduit de la conscience immémoriale que nous sommes de la nature, y compris de celle que nous fabriquons.

Mais si l’extériorité naturelle est vécue comme un milieu, si elle a pour vocation de fonder la cohésion sociale, si elle est capable de supporter des revendications politiques et si, pour toutes ces raisons, elle peut être investie d’un caractère sacré, est-elle encore la nature ? Bien sûr, en l’appréhendant de toutes ces manières, nous évitons d’en faire un froid concept, et nous réintroduisons de la chair là où la science a voulu mettre la distance de l’abstraction. Mais cette extériorité n’est peut-être encore que de l’autotrans-cendance. Peut-elle assez nous leurrer ? Si nous avons besoin d’air, suffit-il de peindre le gris en vert ? Il faut peut-être aussi savoir renoncer à en faire un objet social géré, maîtrisé, intégré de force dans nos schèmes sociaux.

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Jean-Claude Génot voit avec dépit le concept de « biodiversité » servir une compréhension de la protection de la nature très économiste, et un inter-ventionnisme conservatoire laissant peu de place aux dynamiques natu-relles. La nature avec laquelle nous aimerions avoir des liens est largement fantasmée, diverse comme une société mais sans mélanges incongrus, sans espèces invasives, une nature toujours belle et agréable, propice à la prome-nade et à l’édification. Or, la nature réelle n’est pas un jardin ; et dans les parcs nationaux, les réserves naturelles comme dans les friches urbaines, nous gagnerions à laisser faire la nature spontanée. D’une part, parce que notre activisme gestionnaire reste « sans références et sans garanties » ; d’autre part, parce qu’il y a de nombreux intérêts à ne rien faire dans la nature. Laisser faire les mécanismes spontanés, c’est redonner une place à cette « nature sauvage » qui, même hybride, est le complément indispensable de notre identité sociale et individuelle. La politique, si elle se veut écologique, doit assurer les conditions d’existence de cette altérité naturelle, non seulement dans l’enceinte des parcs, mais surtout aux portes des villes, afin, de refami-liariser l’homme avec une nature étrangère et hostile. L’aménagement de la nature est peut-être une erreur dont il faut que nous revenions, sous peine de perdre le peu de recul que nous avons encore sur nous-mêmes, dans un monde déjà largement anthropisé. Renoncer à intervenir, c’est laisser une dernière chance à la nature de nous apporter équilibre et liberté.

Or, parmi les reproches faits à l’écologie, il y a justement, rappelle Catherine Larrère, celui de l’immobilisme pratique. Parce que la nature est sacrée, il serait impossible d’y agir. Ce lien causal mérite examen : la méfiance de l’écologie à l’égard de l’attitude prométhéenne de domination de la nature, son penchant pour la contemplation et son attitude respectueuse du vivant l’entraînent-elles mécaniquement vers l’idolâtrie régressive ? Catherine Larrère répond d’abord que le fait de donner un nom de déesse à la Terre, ou d’invoquer Dieu pour décrire les lois de la nature, est finalement assez courant en science : c’est ce que Pierre Hadot a appelé l’orphisme. On peut le rapprocher du holisme, efficace pour appréhender un système dans sa globalité. Le fait de prendre conscience de l’existence d’un ordre naturel et de sentir sa propre appartenance à cet ordre, que cet ordre vienne de Dieu ou pas, procure en chacun de nous un « frisson sacré ». Il ne faut donc pas s’inquiéter par principe de la sacralisation ou de la déification de la nature : elles sont d’autant plus compatibles avec le progrès de la science que, bien souvent, c’est de cette dernière qu’elles procèdent. En revanche, quand on constate que l’écologie des perturbations, position théorique récente, peut représenter un danger pour un Donald Worster en ce qu’elle ouvre la voie à la destruction sans remords des équilibres naturels, on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle position. La sacralisation de la nature n’est-elle pas

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une manière erronée de se la représenter, une autre façon de l’anthropiser – en la faisant entrer de force dans des schémas artificiels, scientifiques ou métaphysiques ? Parallèlement, se pose la question de la sanctuarisation de la nature, et l’exigence du respect absolu de ses équilibres. L’analyse critique de Catherine Larrère offre à l’écologie de changer de regard : car le promé-théisme et l’orphisme n’ont jamais vraiment été deux positions antagonistes, elles se sont souvent mélangées. Plutôt que de chercher à tout prix à réta-blir l’ordre naturel perturbé, peut-être gagnerions-nous à adopter une vision rousseauiste des rapports avec la nature : comme Julie dans son jardin, inter-venir sans imposer, coopérer avec la nature, la piloter ; faire avec. « Plutôt que de sacraliser la nature, nous préférons faire société avec elle […] : à un agir technique, on peut proposer de substituer un agir environnemental. » La nature existe indépendamment de l’humain : cela ne la rend pas sacrée, mais respectable.

Nous espérons que la pratique rationnelle de la nature ne nous a pas trans-formés en gestionnaires froids des bases matérielles de notre civilisation. Pour réactiver notre attachement affectif à la nature, nous pouvons chercher à lui accorder une valeur qui ne soit pas seulement instrumentale ; mais rien ne s’impose de façon décisive, rien n’emporte vraiment le raisonnement – si ce n’est l’argument anthropocentrique de l’impossibilité d’une survie de l’hu-manité dans un contexte de dégradation de son milieu, argument qui n’a pas besoin de la valeur intrinsèque de la nature. En revanche, le fait de faire référence au caractère « sacré » de la nature a le mérite de nous placer sur un terrain où il est difficile de tricher – peut-être, paradoxalement, parce que le raisonnement y a moins de part. Prenons l’exemple de l’extraction des gaz de schiste : l’indignation que l’on peut ressentir devant la mise en balance des exigences énergétiques d’un pays développé dont l’équipement a dépassé depuis longtemps le seuil du besoin, d’une part, avec l’intégrité et la santé de son sous-sol d’autre part, n’a rien à voir avec un sentiment religieux. Et pourtant, comme l’écrit Émilie Hache, nous pouvons avoir l’impression d’assister à une profanation : la pollution lourde des nappes phréatiques et leurs conséquences prévisibles sur les écosystèmes qui s’en nourrissent, comme toute destruction massive, ne devrait pas laisser indif-férent – d’autant moins que la logique économique à l’origine d’une telle destruction, on le sait, relève parfois davantage de la folie que de la raison. C’est peut-être devant le spectacle de la folie de notre civilisation (qui est aussi la nôtre) que nous devrions sursauter – et dans ce cas, il ne serait ques-tion ni de calcul d’intérêt ni de profession de désintérêt, mais d’un réflexe éthique. L’indignation est le commencement de la justice : une évidence que notre époque redécouvre tout doucement. Se demander s’il y a « du sacré

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dans la nature », c’est une manière de sonder cette indignation qui sourd au travers de l’indifférence, de mesurer sa force, et d’y trouver des raisons d’agir. Le sacré est ce qui vaut le sacrifice. Disons plutôt : il est ce qui vaut qu’on s’engage, qu’on se batte, mais aussi qu’on s’oublie un peu soi-même, qu’on se dépasse. L’indignation est le sentiment qui accompagne cette sortie de soi.

La question du caractère sacré de la nature serait donc une question de sentiment. Sentiment pour le beau, l’admirable, le sublime, le vulnérable, le familier, le proche, le prochain, le profané, l’exploité, ou tout simplement pour ce qui est nôtre autant qu’on lui appartient. Mais s’il ne suffit pas de s’indigner pour être citoyen, il ne suffit pas de trouver du sacré dans la nature pour devenir écologiste, comme le dit ici Roger Gottlieb. L’éthique trouve à la fois sa source et sa limite dans le sentiment, trop versatile, et incapable de résister au raisonnement, quand celui-ci ressemble au calcul d’intérêt. Le débat n’est donc pas clos ; il s’ouvre même davantage, en faisant émerger la question de l’action politique. S’il y a du sacré dans la nature, c’est peut-être dans le sens où elle est digne de notre admiration, de notre attention et de notre préoccupation quotidienne, individuelle et collective. Mais c’est certainement aussi dans le sens où elle mérite qu’on lui laisse la liberté qui lui est propre, la spontanéité de ses mécanismes qui font d’elle cette exté-riorité « sauvage » dont il se pourrait bien, comme le suggère Jean-Claude Génot, que nous ayons toujours besoin.

Nous sommes heureux d’avoir ainsi pu remettre la notion de nature au cœur de l’interrogation philosophique, pour contrebalancer le monopole du discours scientifique sur la question, accentué par le désengagement de la philosophie sur ce terrain, que l’on a vu se former depuis le début du xxe siècle. Malgré tout ce que la sociologie a pu en dire, il n’est définitive-ment pas évident que « la nature » n’existe pas. Cette extériorité, que nous avons cru un moment déterminée par notre discours (les faits scientifiques sont construits, la « nature » est fabriquée en laboratoire) et notre action (la technosphère a dévoré la nature sauvage) et dont nous avons essayé de faire, soit un phénomène social parmi d’autres, soit un concept culturel-lement différencié dont il fallait douter de (ou oublier) la réalité objec-tive, cette « référence molle et dangereuse », comme l’appelle Dagognet 10, semble subsister, massive, énigmatique, et pas seulement comme objet de notre interrogation. Certes, l’extériorité ne peut plus être radicale, car les œuvres naturelles et humaines s’hybrident désormais. Mais si nous interagis-sons avec la nature que nous habitons, nous ne pouvons en nier l’existence sans risquer de tomber dans l’illusion, aussi narcissique que dangereuse, que nous ne sommes attachés à rien.

10. F. Dagognet, Nature, Paris, Vrin (Pour demain), 1990, p. 231.

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