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1 « PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET THEOLOGIE CHRETIENNE » Par MICHEAL MURRAY et MICHEAL REA (éd. 2008), pour la Stanford Encyclopedia of Philosophy, traduit par ALEXIS MASSON pour le site epistheo.com Plusieurs doctrines et concepts centraux du christianisme ont d’importantes implications ou présuppositions philosophiques. Dans cet article, nous allons examiner au plus près certaines de ces doctrines centrales et de ces concepts, ainsi que leur pertinence philosophique. Evidemment, plusieurs doctrines et concepts philosophiquement chargés sont pertinents pour le christianisme, et nous ne pouvons pas tous les examiner ici. Nous mettrons plutôt l’accent sur les concepts et les doctrines qui sont spécifiquement chrétiens, et qui font l’objet d’une bonne partie des récentes discussions dans la littérature philosophique. Ainsi, bien que le théisme soit un concept chrétien central, il n’est pas distinctivement chrétien et ne sera donc pas traité ici. En outre, même si les opinions sur l’Eucharistie, qui est un concept chrétien central, ont tenu une place importante dans le dialogue philosophique des premiers temps, l’Eucharistie ne sera pas examinée ici parce qu’elle n’est pas une priorité importante dans les récentes discussions. Par conséquent, nous allons nous concentrer sur trois concepts chrétiens distinctifs et centraux, qui ont reçu une attention considérable dans la littérature récente : les doctrines de la Trinité et de l’Incarnation, et les opinions sur la nature de l’expiation. I. Philosophie et Théologie Chrétienne II. La Trinité II.1. Le Modèle Social II.2. Le Modèle Psychologique II.3. Le Modèle de la Constitution III. L’Incarnation IV. L’Expiation I. Philosophie et Théologie Chrétienne Avant que nous commencions, il serait utile de considérer brièvement les relations générales qu’entretiennent la philosophie et le dogme religieux chrétien. Dans l’histoire de la théologie chrétienne, la philosophie a parfois été perçue comme un complément naturel à la réflexion théologique, tandis qu’en d’autres temps les tenants de deux disciplines se sont réciproquement considérés comme des ennemis mortels. Certains des premiers penseurs chrétiens, tels que Tertullien, étaient d’avis que toute intrusion de la raison philosophique laïque dans la réflexion théologique constituait un désordre. Ainsi, même si certaines affirmations théologiques semblaient aller à l’encontre des normes du raisonnement défendues par les philosophes, le croyant ne devait pas fléchir. D’autres, parmi les premiers penseurs chrétiens, tels que saint Augustin d’Hippone, ont défendu que la réflexion philosophique complémentait la théologie, mais seulement quant ces

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« PHILOSOPHIE ANALYTIQUE ET THEOLOGIE CHRETIENNE »

Par MICHEAL MURRAY et MICHEAL REA (éd. 2008),

pour la Stanford Encyclopedia of Philosophy,

traduit par ALEXIS MASSON pour le site epistheo.com

Plusieurs doctrines et concepts centraux du christianisme ont d’importantes implications ou

présuppositions philosophiques. Dans cet article, nous allons examiner au plus près certaines de ces

doctrines centrales et de ces concepts, ainsi que leur pertinence philosophique.

Evidemment, plusieurs doctrines et concepts philosophiquement chargés sont pertinents

pour le christianisme, et nous ne pouvons pas tous les examiner ici. Nous mettrons plutôt l’accent sur

les concepts et les doctrines qui sont spécifiquement chrétiens, et qui font l’objet d’une bonne partie

des récentes discussions dans la littérature philosophique. Ainsi, bien que le théisme soit un concept

chrétien central, il n’est pas distinctivement chrétien et ne sera donc pas traité ici. En outre, même si

les opinions sur l’Eucharistie, qui est un concept chrétien central, ont tenu une place importante dans

le dialogue philosophique des premiers temps, l’Eucharistie ne sera pas examinée ici parce qu’elle

n’est pas une priorité importante dans les récentes discussions. Par conséquent, nous allons nous

concentrer sur trois concepts chrétiens distinctifs et centraux, qui ont reçu une attention

considérable dans la littérature récente : les doctrines de la Trinité et de l’Incarnation, et les opinions

sur la nature de l’expiation.

I. Philosophie et Théologie Chrétienne

II. La Trinité

II.1. Le Modèle Social

II.2. Le Modèle Psychologique

II.3. Le Modèle de la Constitution

III. L’Incarnation

IV. L’Expiation

I. Philosophie et Théologie Chrétienne

Avant que nous commencions, il serait utile de considérer brièvement les relations générales

qu’entretiennent la philosophie et le dogme religieux chrétien. Dans l’histoire de la théologie

chrétienne, la philosophie a parfois été perçue comme un complément naturel à la réflexion

théologique, tandis qu’en d’autres temps les tenants de deux disciplines se sont réciproquement

considérés comme des ennemis mortels. Certains des premiers penseurs chrétiens, tels que

Tertullien, étaient d’avis que toute intrusion de la raison philosophique laïque dans la réflexion

théologique constituait un désordre. Ainsi, même si certaines affirmations théologiques semblaient

aller à l’encontre des normes du raisonnement défendues par les philosophes, le croyant ne devait

pas fléchir. D’autres, parmi les premiers penseurs chrétiens, tels que saint Augustin d’Hippone, ont

défendu que la réflexion philosophique complémentait la théologie, mais seulement quant ces

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réflexions philosophiques étaient fermement ancrées dans un engagement intellectuel en faveur de

la vérité sous-jacente de la foi chrétienne. Ainsi, la légitimité de la philosophie était dérivée de la

légitimité des engagements sous-jacents pour la foi.

Durant le Haut Moyen-âge, les opinions d’Augustin ont été largement défendues. Cependant,

c’est à cette époque que saint Thomas d’Aquin a décrit un autre modèle concernant la relation entre

la philosophie et la théologie. Selon le modèle thomiste, la philosophie et la théologie sont des

entreprises distinctes. La différence principale entre les deux se situe au niveau de leurs points de

départ intellectuels. La philosophie prend pour données ce que nous fournissent nos facultés

mentales naturelles : ce que nous voyons, entendons, goûtons, touchons, et sentons. Ces données

peuvent être acceptées sur la base de la fiabilité de nos facultés naturelles à l’égard du monde

naturel. La théologie, d’autre part, prend comme point de départ la révélation divine contenue dans

la Bible. Ces données peuvent être acceptées sur la base de l’autorité divine, d’une manière analogue

à la façon dont nous acceptons, par exemple, les affirmations d’un professeur de physique sur les

faits élémentaires de la physique.

Pour reconnaître les deux disciplines, si au moins l’une des prémisses composant un

argument est dérivée de la révélation, alors l’argument tombe dans le domaine de la théologie, sinon

il tombe dans le domaine de la philosophie. Dans la mesure où cette manière de penser la

philosophie et la théologie délimite nettement les deux disciplines, il est possible en principe que les

conclusions formulées par l’une puisse être contredites par l’autre. Selon les défenseurs de ce

modèle, toutefois, un tel conflit ne doit être qu’apparent. Car Dieu ayant créé à la fois le monde qui

est accessible à la philosophie, et la révélation est qui accessible aux théologiens, les affirmations

tenues par l’une ne peuvent pas entre en conflit avec les affirmations tenues par l’autre, sauf si le

philosophe ou le théologien ont commis des erreurs antérieurement.

Dans la mesure où les conclusions de ces deux disciplines doivent donc coïncider, la

philosophie peut être mise au service de la théologie (et peut-être réciproquement). Comment la

philosophie peut-elle jouer ce rôle complémentaire ? Premièrement, le raisonnement philosophique

pourrait convaincre certains de ceux qui n’acceptent pas l’autorité de la révélation prétendue divine

des affirmations contenues dans les textes religieux. Ainsi, un athée qui n’est pas disposé à accepter

l’autorité des textes religieux pourrait en venir à croire que Dieu existe sur la base d’arguments

purement philosophiques. Deuxièmement, les techniques spécifiquement philosophiques pourraient

être mise à profit en aidant le théologien à éclaircir des énoncés théologiques imprécis ou des

ambigües. Ainsi, la théologie peut nous fournir suffisamment d’informations pour conclure que

Jésus-Christ était une seule personne ayant deux natures, l’une humaine et l’autre divine, mais nous

laisser dans l’obscurité quand à savoir comment doit être exactement comprise la relation entre les

natures divine et humaine. Le philosophe peut ici fournir une certaine assistance, puisque, entre

autres choses, il peut aider le théologien à discerner quels modèles sont, par exemple, logiquement

inconsistants sinon même pas candidats pour la compréhension de la relation des natures divine et

humaine en Christ.

Durant la majeure partie du vingtième siècle, la grande majorité de la philosophie en langue

anglaise s’est pensée sans qu’il n’y ait vraiment d’interactions avec la théologie. Bien qu’il existe un

certain nombre de raisons complexes à ce divorce, trois d’entre elles sont particulièrement

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importantes. La première est que l’athéisme était l’opinion dominante chez les philosophes de

langue anglaise durant cette période.

Une deuxième raison tout à fait relative, c’est que les philosophes du vingtième siècle ont

considéré le langage théologique comme étant soit dépourvu de sens, ou, au mieux, ne l’ont examiné

qu’en vue d’en estimer l’incidence de ce langage sur la pratique religieuse. L’ancienne croyance (à

savoir que le langage théologique était dépourvu de signification) était inspirée par un principe du

positivisme logique, d’après lequel toute déclaration manquant de contenu empirique est dénué de

sens. L’essentiel du langage théologique, par exemple le langage décrivant la doctrine de la Trinité,

manque de contenu empirique, un tel langage doit donc être vide de signification. La dernière

croyance, inspirée par Wittgenstein, soutenait que la langue elle-même n’a de signification que dans

des contextes pratiques spécifiques, par conséquent le langage religieux ne visait pas à exprimer des

vérités sur le monde qui pourraient être soumises à un examen philosophique objectif.

La troisième raison, c’est qu’une grande partie de la théologie universitaire s’est éloignée de

la défense traditionnelle des affirmations du théisme chrétien orthodoxe, en cherchant souvent des

dispositifs de réinterprétation de ses propres affirmations selon les modes de la pensée

contemporaine, qui, souvent, étaient contraires aux méthodes employées dans la philosophie

analytique.

Dans les trente dernières années, cependant, les philosophes sont revenus sur plusieurs

affirmations traditionnelles du christianisme orthodoxe et ont commencé à y appliquer les outils de

la philosophie contemporaine de manière un peu plus éclectique que celles qui sont décrites dans les

modèles augustinien ou thomiste décrits ci-dessus. Conformément à la récente tendance

universitaire, les philosophes contemporains de la religion ont été réticents à l’idée de maintenir une

stricte et rapide distinction entre les deux disciplines. Par conséquent, il est souvent difficile à la

lecture des récents travaux de distinguer ce que les philosophes font de ce que les théologiens des

siècles passés considéraient comme appartenant strictement au domaine de la théologie.

Cependant, comme c’était le cas pour les théologiens de l’époque médiévale, beaucoup des travaux

récents sur la philosophie de la religion semblent s’inscrire dans l’une des deux catégories suivantes.

La première catégorie comprend les tentatives de démontrer la vérité des affirmations religieuses en

faisant appel aux éléments de preuve disponibles en dehors de la révélation supposée divine. La

deuxième catégorie comprend les tentatives de démontrer la cohérence et la plausibilité des

affirmations théologiques en utilisant les techniques philosophiques. Dans ce qui suit, nous

fournirons un travail qui entre dans le cadre de cette seconde catégorie. (Pour une discussion sur le

travail relevant de la première catégorie, voyez les entrées sur les arguments en faveur de l’existence

de Dieu).

II. La Trinité

Dès le début, les chrétiens ont soutenu l’affirmation selon laquelle il y a un seul Dieu et que

trois personnes sont Dieu : Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. En 675 après J.-C., le

Concile de Tolède a encadré cette double affirmation ainsi :

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Bien que nous professions trois personnes, nous ne professons pas trois substances, mais

une substance et trois personnes … Si nous sommes interrogés sur la Personne individuelle,

nous devons répondre que c’est Dieu. Par conséquent, nous pouvons dire Dieu le Père, Dieu

le Fils, et Dieu l’Esprit ; mais ils ne sont pas trois Dieux, il y a un seul Dieu … Chaque personne

seule est entièrement Dieu en lui-même et … toutes les personnes ensembles sont un seul

Dieu.

De telles formulations énoncent la doctrine chrétienne de la Trinité. Cornelius Plantinga, Jr.,

réfléchissant sur la profession du Concile de Tolède, remarque qu’elle « possède un grand pouvoir

déroutant » (Plantinga, 1989, p.22). C’est sans doute un euphémisme. La doctrine chrétienne est

déroutante, et cela a mené certains des critiques du christianisme à avancer l’argument d’après

lequel elle est, en effet, incohérente.

Probablement, l’initial pouvoir déroutant de la doctrine de la Trinité n’est pas

immédiatement évident. Après tout, quelqu’un pourrait penser qu’une chose, Fred, puisse être

« plusieurs choses » en même temps, par exemple, un boucher, un boulanger et un fabricant de

bougies. Alors pourquoi Dieu ne pourrait-il pas être Père, Fils et Saint-Esprit en même temps ? De

même, plusieurs choses distinctes peuvent toutes être « une seule chose » en même temps. Ainsi,

chaque membre de l’équipe de baseball de Baltimore Orioles peut être Orioles pris individuellement,

ainsi que « Orioles » pris collectivement. On pourrait alors penser que les défenseurs de la Trinité

pourraient être en mesure de construire des modèles sur de tels exemples qui permettraient de

préserver la cohérence logique de la doctrine. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela.

Pour comprendre pourquoi, nous pouvons faire un bref détour, avant de revenir sur les deux

exemples ci-dessus.

Les théologiens chrétiens traditionnels ont estimé que, quelque soit la façon dont la doctrine

de la Trinité est comprise, il y a deux positions extrêmes qui doivent être exclues. Ces positions sont

le modalisme et le trithéisme. Selon le modalisme, Dieu est une seule entité unique, un objet, ou une

substance, et chaque personne de la Trinité est simplement un mode ou une « manière par laquelle

l’unique substance divine se manifeste ». Cette opinion a été rejetée parce qu’elle semble sacrifier la

distinction des personnes divines afin de maintenir la notion d’unité divine. Selon le trithéisme,

d’autre part, les personnes divines sont chacune une personne individuelle distincte, qui sont si

étroitement liées qu’elles forment ensemble comme une seule chose en quelque sorte. Néanmoins,

malgré cette unité, les trois personnes sont encore trois dieux. Cette opinion a été rejetée pour la

raison inverse, à savoir qu’elle préserve la distinction des personnes sans maintenir au sens fort

l’« unicité » de Dieu.

On peut désormais comprendre en quoi les exemples du « boucher, boulanger, fabricant de

bougies » et les « Orioles » ne nous fournissent pas un modèle pour la Trinité. Le premier, comme le

modalisme, insiste trop sur l’unité au détriment de la distinction des trois personnes. Il soutient qu’il

y a un réellement un seul Fred, mais que Freud peut se manifester de différentes manières en

effectuant trois tâches différentes. Le second, comme le trithéisme, insiste trop dans la direction

opposée. Dans cet exemple, l’individu Orioles ne forme seulement qu’une « seule équipe » en raison

du contrat que les joueurs ont signé pour agir en coopération, sur le terrain de baseball. Il n’y a pas

de véritable unité organique ici.

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Nous sérions mieux à même de séparer les modèles adaptés de ceux qui sont impropres si

nous avions une idée plus claire de ce que le chrétien signifie lorsqu’il confesse l’existence de trois

personnes et d’un seul Dieu. Qu’est-ce qu’« une personne », selon la doctrine, qu’est-ce qu’« un

Dieu » ? Cela fait-il sens, par exemple, de dire que Dieu est une communauté d’individus totalement

distincts (sans chevauchement) ? Dieu pourrait-il être une entité composite ? Ou doit-on penser Dieu

comme quelque chose de semblable à une âme simple (sans parties) ? La manière de répondre à ces

questions fera une grande différence dans les types de modèles trinitariens que nous considérons

comme viables. De même, doit-on penser que quelque chose est une personne seulement si elle est

individuelle, une substance rationnelle ? Ou pourrait-on utiliser le terme « personne » dans un sens

plus psychologique, afin de se référer à quelque chose comme un « centre de conscience ou de

connaissance rationnelle ». Là encore, nos décisions contribueront à déterminer nos choix de

modèles. Les choses sont compliquées parce que ni la Bible, ni les traditions de l’Eglise n’offrent des

orientations claires sur ces questions. Par conséquent, il y a beaucoup de latitude dans la

construction d’un modèle pour la Trinité.

Dans ce qui suit, nous examinerons les modèles actuels de la Trinité : le modèle social, le

modèle psychologique et le modèle de la constitution.

Le Modèle Social

Tout au long des Évangiles, les deux premières personnes de la Trinité sont désignées comme

étant « Père » et « Fils ». Ceci suggère l’analogie d’une famille, ou plus généralement d’une société.

Ainsi, les personnes de la Trinité pourraient être considérées étant un, exactement de la même

manière que, disons, Abraham, Sarah et Isaac sont un : tout comme ces trois êtres humains sont une

seule famille, de la même manière les personnes de la Trinité sont un seul Dieu. Mais, puisqu’il n’y a

pas de contradiction dans le fait de penser une famille étant triple et une, cette analogie supprime la

contradiction en disant que Dieu est triple et un. Ceux qui tentent de comprendre la Trinité

principalement selon les termes de cette analogie sont généralement appelés trinitariens sociaux.

Cette approche a été (de manière controversée) associée au trinitarisme grec ou oriental, une

tradition de réflexion qui trouve ses racines chez les trois Pères de l’Eglise d’Orient – Basile de

Césarée, son frère Grégoire de Nazianze, et leur ami Grégoire de Nysse.

Plus récemment, Richard Swinburne a défendu une version de cette position d’après laquelle

chacune des trois personnes divines possède toutes les caractéristiques essentielles de la divinité :

l’omniscience, l’omnipotence, l’omniprésence, la perfection morale, etc. Toutefois, ces trois

personnes sont différentes des autres personnes avec lesquelles nous sommes familiers (et surtout,

également différentes des dieux familiers des systèmes polythéistes) en ce qu’ils ont des volontés

nécessairement harmonieuses, de telle sorte que leurs volitions ne peuvent jamais entrer en conflit,

et qu’il y a également nécessairement une parfaite relation d’amour entre eux. En outre, cette

position est compatible avec les affirmations traditionnelles sur les relations de dépendance entre les

membres de la Trinité. Les formulations traditionnelles de la doctrine soutiennent que le Père

engendre le Fils et que le Père et le Fils causent (c’est la spiration, littéralement « exhalent ») le Saint-

Esprit. De telles relations sont possibles aussi bien qu’une personne cause l’autre de telle manière

que la relation causale a toujours été, et qu’il est impossible pour cette relation de ne pas être.

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Dans ce type de position, il y a un seul Dieu parce que la communauté des personnes divines

est si étroitement interconnectée que, même s’il y a trois personnes distinctes, elles fonctionnent

néanmoins comme si elles n’étaient qu’une seule entité. Si nous devions considérer un ensemble de

trois personnes, par exemple, présenterait ces caractéristiques de l’unité nécessaire, d’harmonie des

volitions, et d’amour, il serait difficile de les considérer comme étant entièrement distinctes comme

nous le faisons pour les personnes ordinaires. Et c’est, bien évidemment, ce que chercher justement

à mettre en avant cette doctrine.

Peut-être cette position semble-t-elle pencher trop fortement dans un sens tri-théistique.

Comment le trinitarien social pourrait-il répondre à cette inquiétude ? Un moyen serait de se

concentrer sur ce qui est exactement nécessaire à ce que beaucoup de « choses » puissent composer

conjointement une autre « chose » unique. Mon corps (un) est composé d’atomes (plusieurs). Ma

voiture (une) est composée de parties (plusieurs). Ainsi, de même, le Dieu unique peut être pensé

comme étant composé de trois personnes. Et en effet, c’est exactement ce que beaucoup de

trinitariens sociaux ont voulu dire. Ainsi, par exemple, C. S. Lewis a notoirement suggéré que Dieu est

composé de trois personnes de la même manière qu’un cube est composé de six faces. Plus

récemment, J. P. Moreland et William Lane Craig (2003) ont fait valoir que la relation entre les

personnes de la Trinité peut être pensée comme étant analogue à la relation entre les trois

« chiens » qui composent Cerbère, le gardien mythique des Enfers.

Pourtant, les analogies partie-tout soulèvent des inquiétudes supplémentaires à leurs

propres. Dieu est-il une quatrième chose, en plus des personnes divines ? Si oui, quel genre de chose

est Dieu ? Apparemment, nous sommes confrontés à un dilemme : ou bien Dieu est une personne,

ou bien Dieu ne l’est pas. S’il est une personne, alors nous avons une quaternité plutôt qu’une trinité.

S’il ne l’est pas, alors il semble que nous nous engageons dans une voie résolument anti-théistique :

Dieu ne sait rien (puisque seules les personnes peuvent savoir) ; Dieu n’aime personne (puisque

seules les personnes peuvent aimer) ; Dieu est amoral (puisque seules les personnes font partie

d’une communauté morale) ; et ainsi de suite. Les différentes alternatives sont donc insatisfaisantes.

Ainsi, cela en a motivé beaucoup à chercher d’autres modèles.

Le modèle psychologique

Beaucoup de théologiens se sont tournés vers les caractéristiques de l’esprit humain ou

« psyche » pour trouver des modèles pour aider la compréhension de la doctrine de la Trinité.

Historiquement, l’usage d’analogies psychologiques est surtout associé au Trinitarisme latin ou

occidental, une tradition qui trouve ses racines chez Augustin, le Père du langage latin occidental.

Augustin a lui-même suggéré plusieurs importantes analogies. Mais puisque la plausibilité de

chacune d’elles dépend d’aspects de la théologie médiévale qui ne sont plus tenus pour acquis

(comme la doctrine de la simplicité divine), on les passera ici pour se concentrer sur deux analogies

de cette tradition qui ont été développées par les philosophes contemporains.

Thomas V. Morris a suggéré que l’on peut trouver une analogie de la Trinité dans l’état

psychologique appelé trouble de la personnalité multiple : tout comme un seul être humain peut

avoir des personnalités multiples, il en va de même pour l’unique Dieu qui existe en trois personnes

(même si, évidemment, dans le cas de Dieu c’est une vertu cognitive et non pas un défaut) (Morris,

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1986). D’autres – Trenton Merricks, par exemple – ont suggéré que l’on peut concevoir les personnes

avec l’analogie des sphères de conscience séparées qui résultent de la commissurotomie (Merricks,

2006). La commissurotomie est une procédure, parfois utilisée pour traiter l’épilepsie, qui consiste à

couper le faisceau de fibres nerveuses (corpus callosum) par lequel les deux hémisphères du cerveau

communiquent. Ceux qui ont subit cette intervention vivent généralement de manière normale dans

la vie quotidienne ; mais, sous certaines conditions expérimentales, ils présentent des

caractéristiques qui laissent à penser qu’il y a deux sphères distinctes de conscience associées aux

deux hémisphères de son cerveau. Ainsi, selon cette analogie, de même qu’un seul homme peut,

dans ce cas, avoir deux sphères de conscience distinctes, de même un unique être divin peut exister

en trois personnes, dont chacune est une sphère de conscience distincte.

Il pourrait sembler que l’analogie avec le trouble de la personnalité multiple ne soit pas

mieux lotie que l’analogie du « boucher, boulanger et fabriquant de bougies », et nous conduise donc

au même modalisme. Après tout, les personnalités de ceux qui souffrent de ce trouble peuvent

sembler n’être rien de plus que des manifestations d’une seule conscience (bien que divisée) qui,

comme les rôles de Fred, ne peuvent pas se manifester en même temps. Et l’analogie de la

commissurotomie pourrait apparaître, après une inspection plus minutieuse, ne pas être si différente

de l’analogie sociale. Car, s’il peut réellement y avoir plusieurs centres de conscience distincts

associés à un seul être, alors il est naturel de dire que le « seul être » en question est soit une sphère

supplémentaire de conscience composé des autres, soit une « société » dont les membres sont les

sphères distinctes de conscience. Mais il est loin d’être évident que ces critiques soient décisives. Et,

au moins en surface, ces deux analogies semblent avoir une grande valeur heuristique ; car chacune

d’elles semble présenter des cas de la vie réelle dans lesquelles un seul être rationnel est néanmoins

« divisé » en multiples personnalités ou en sphères de conscience.

Le Modèle de la Constitution

La troisième et dernière solution au problème de la Trinité que nous souhaitons explorer

invoque la notion de « mêmeté relative ». C’est l’idée que les choses peuvent être les mêmes

relativement à un genre de chose, mais distinctes relativement à un autre. Plus formellement :

MEMETE RELATIVE : Il est possible qu’il y ait x, y, F et G tels que x est un F, y est un F, x est un

G, y est un G, x est le même F que y, mais x n’est pas le même G que y.

Si cette affirmation est vraie, alors il s’ouvre à nous la possibilité de dire que Père, Fils et

Saint-Esprit sont le même Dieu mais des personnes distinctes. Notons, cependant, que c’est tout ce

dont nous avons besoin pour donner un sens à la Trinité. Si Père, Fils et Saint-Esprit sont le même

Dieu (ils ne sont pas d’autres Dieux), alors il y aura exactement un seul Dieu ; mais s’ils sont

également des personnes distinctes (et il n’y en a que trois parmi elles), alors ils seront trois

personnes.

Le principal défi pour cette solution est de montrer que l’hypothèse de la mêmeté relative

est cohérente. Ce défi a été entrepris par un certain nombre d’éminents philosophes contemporains,

dont Peter Geach et Peter van Inwagen. Malgré les efforts de ces philosophes, l’hypothèse de la

mêmeté relative est restée plutôt impopulaire. La raison apparaître être que ses défenseurs n’ont

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fourni aucune description claire de ce que cela signifie que les choses soient les mêmes relativement

à un genre, mais distinctes relativement à un autre. Récemment, toutefois, Michael Rea et Jeffrey

Brower ont suggéré que la réflexion sur les statues et les éléments matériels qui la constituent

peuvent nous aider à comprendre comment deux choses peuvent être le même objet matériel mais

d’un autre côté des entités différentes. Si cela est juste, alors, par analogie, une telle réflexion peut

aussi nous aider à comprendre comment Père, Fils et Saint-Esprit peuvent être le même Dieu et

pourtant trois personnes différentes.

Si cela est juste, alors, par analogie, une telle réflexion peut aussi nous aider à voir comment

le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne peut être le même Dieu, mais trois personnes différentes.

Considérons la célèbre statue de Rodin, Le Penseur. C’est un seul objet matériel ; mais il peut

vraiment être décrit comme une statue (qui est un certain genre de chose), et comme un morceau de

bronze (qui est un autre genre de chose). Un peu de réflexion, d’ailleurs, révèle que la statue est

distincte de la masse de bronze. Par exemple, si la statue est fondue, nous n’avons plus à la fois une

masse et une statue : le morceau subsisterait (quoique sous une forme différente), tandis que le

Penseur de Rodin n’existerait plus. Cela montre que le matériau est quelque chose de distinct de la

statue, car une chose peut exister séparément d’une autre seulement si elles sont distinctes. (Notons

que la statue ne peut exister en dehors d’elle-même).

Il peut sembler étrange de penser qu’une statue soit distincte de la masse qui la constitue.

Cela n’impliquerait-il pas qu’il y a deux objets matériels dans le même lieu au même moment ?

Assurément, ce n’est pas ce que nous voulons dire ! Mais alors, que voulons nous dire exactement

dans ce cas ? Remarquons qu’il n’est pas question d’une seule chose apparaissant de deux manières

différentes, ou étant étiqueté à la fois comme statue et masse. Superman et Clark Kent peuvent

apparaître différents (Clark Kent porte des lunettes, par exemple) ; mais les noms « Superman » et

« Clark Kent » sont seulement différentes étiquètes pour le même homme. Mais il n’en va pas ainsi

dans notre analogie de la statue. Superman ne peut exister en dehors de Clark Kent. Quant l’un s’en

va, l’autre s’en va aussi (au moins de manière déguisée). Mais la masse de bronze, dans notre

exemple, peut exister en dehors du Penseur. Lorsqu’elle est fondue, la masse subsiste alors que Le

Penseur ne subsiste pas. Si cela est vrai, alors, contrairement à Superman et Clark Kent, la statue et le

matériau sont deux choses vraiment distinctes.

Les philosophes ont suggéré divers moyens de donner un sens à ce phénomène. Une façon

de le faire consiste à dire que la statue et la masse sont le même objet matériel même si elles sont

distinctes relativement à d’autres genres. (En anglais courant, nous n’avons pas de nom approprié

pour ce type de chose relativement à laquelle la statue et la masse sont distinctes ; mais Aristote et

Thomas d’Aquin auraient dit que la statue et la masse sont des composés matière-forme distincts.)

Maintenant, il est difficile d’accepter l’idée que deux choses distinctes puissent le même objet

matériel sans quelque explication détaillée de ce que cela voudrait dire pour cet objet. Mais

supposons que l’on ajoute que tout ce que cela signifie pour une seule chose et une autre d’être « le

même objet matériel » soit juste le fait pour celles-ci de partager l’ensemble de leur matière en

commun. Une telle affirmation semble plausible ; et si elle est juste, alors notre problème est résolu.

La masse de bronze, dans notre exemple, est clairement distincte du Penseur, car elle peut exister

sans Le Penseur ; mais elle partage également clairement la même matière commune avec Le

Penseur, et est ainsi, de ce point de vue, le même objet matériel.

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Par analogie, supposons donc que nous disons que tout cela signifie pour une personne et

une autre étant le même Dieu, c’est pour elles quelque chose d’analogue à un partage en commun

de tout ce qui est analogue à la matière dans le cas du divin. Dans cette optique, le Père, le Fils et le

Saint-Esprit sont le même Dieu mais différentes personnes ; de même qu’une statue et sa matière

constitutive sont le même objet matériel mais différents composés matière-forme. Evidemment,

Dieu n’est pas matériel ; par conséquent ceci ne peut être qu’analogue. Malgré tout, cela contribue à

éclairer l’explication des interrelations trinitariennes, c’est tout ce que nous souhaitons ici.

Cependant, cette explication n’est pas totalement exempte de difficultés. Surtout, elle ne

répond pas directement à la question de savoir combien d’objets matériels sont présents dans une

quelconque région donnée, selon la matière ou la masse. Y a-t-il un moyen objectif de déterminer

combien d’objets sont constitués par le morceau de bronze qui compose Le Penseur ? Y a-t-il

seulement deux choses (la statue et la matière) ou davantage (un presse-papier, un bélier, etc.) ? Et

s’il y en a plus, qu’est-ce qui en détermine le nombre ? Si nous ne pouvons pas répondre à cette

question, il est difficile de comprendre en quoi la « matière divine » constitue trois personnes

exactement (et non plus).

III. L’Incarnation

La doctrine de l’Incarnation soutient que, il y a un peu plus de deux milles ans, la deuxième

personne de la Trinité a pris possession d’une nature distincte pleinement humaine. En conséquence,

elle était une seule personne possédant pleinement deux natures distinctes, l’une divine et l’autre

humaine. Le Concile de Chalcédoine en 451 fixa la formulation canonique de la doctrine ainsi :

Nous confessons seul et même notre Seigneur Jésus-Christ… le même parfait en divinité, le

même parfait en humanité, véritablement Dieu et véritablement homme… reconnu en deux

natures sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation – la différence des

nature n’étant pas du tout supprimée par l’union, mais plutôt, les caractères de chaque

nature étant préservée et combinées en une seule personne et hypostase – n’est pas divisé

ou séparé en deux personnes, mais un seul et même Fils et seulement engendré Dieu, Verbe,

Seigneur Jésus-Christ.

Les critiques ont tenu cette doctrine pour « impossible, contradictoire en soi, incohérente,

absurde et inintelligible ». La difficulté centrale pour la doctrine, c’est qu’elle semble attribuer à une

seule personne des caractéristiques qui ne sont pas logiquement compatibles. Par exemple, il semble

d’une part que les êtres humains sont nécessairement des êtres créés, et qu’ils sont nécessairement

limités en puissance, en présence, en connaissance, etc. D’autre part, les être divins sont

essentiellement à l’opposé de toutes ces choses. Ainsi, il apparaît qu’une seule personne puisse

supporter chacune des natures, humaine et divine, seulement si une telle personne puisse être à la

fois limitée et illimitée en diverses manières, créée et incréée, etc. Et c’est sûrement impossible.

Deux grandes stratégies ont été menées pour tenter de résoudre ce paradoxe apparent. La

première est la stratégie kénotique. La position kénotique (du grec kenosis signifiant « vider ») est

motivée par un passage du Nouveau Testament qui affirme que Jésus Christ « qui, bien qu’il était en

forme de Dieu, n’a pas retenu son égalité avec Dieu comme une proie à saisir, mais il s’est dépouillé,

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prenant la forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes. Et ayant paru comme un

homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort… » (Philippiens 2.6-8). D’après cette

position, en s’incarnant, Dieu le Fils aurait volontairement et temporairement mis de côté certains de

ses attributs divins, afin de supporter une nature humaine, et ainsi sa mission terrestre.

Si la position kénotique est correcte, alors (contrairement à ce que les théistes sont

généralement enclins à penser) les propriétés telles que l’omnipotence, l’omniscience, et

l’omniprésence ne sont pas essentielles à la divinité : une chose peut rester divine même après avoir

mis de côté certaines sinon même toutes ces propriétés. Le problème, toutefois, c’est que si ces

propriétés ne sont pas essentielles à la divinité, alors il est difficile de voir ce qui lui serait essentiel.

Les « omni-propriétés » ainsi nommées semblent être constitutives de la divinité ; elles sont les

propriétés dans les termes par lesquelles la divinité est définie. Si nous disons que quelque chose

peut être divine tout en n’ayant pas ces propriétés, alors nous perdons toute compréhension de ce

que cela signifie d’être divin.

On pourrait répondre à cette inquiétude en disant que la seule propriété qui soit essentielle

aux êtres divins comme tels est la propriété d’être divin. Cette réponse, cependant, fait de la divinité

une propriété primitive, non analysable. Des critiques, tels que John Hick (1993) se plaignent qu’une

telle démarche rend la divinité beaucoup trop mystérieuse. De manière alternative (et peut-être plus

plausible), on peut simplement nier qu’aucune propriété ne soit nécessaire à la divinité. Il est

largement soutenu en philosophie de la biologie, par exemple, qu’il n’y a pas des propriétés qui sont

conjointement nécessaires et suffisantes pour appartenir, disons, au genre humain. De plus, il est

très difficile de trouver des propriétés intéressantes – en dehors des propriétés telles « avoir une

masse » ou « être un organisme » – qui soient même seulement nécessaire pour être humain. C’est,

semble-t-il, que pour toute propriété (intéressante) que nous pourrions penser comme étant un

élément définissant l’humanité, il existe ou pourrait exister des êtres humains qui n’ont pas cette

propriété. Ainsi, de nombreux philosophes pensent que l’appartenance au genre est simplement

déterminée par un air de famille avec un paradigme des exemples de ce genre. En d’autres termes,

quelque chose est considéré comme humain, si, et seulement si, il partage suffisamment de

propriétés qui sont typiques à l’humanité. Si nous disions la même chose de la divinité, il n’y aurait

pas en principe d’objection à l’idée que Jésus soit considéré comme divin malgré l’absence de

l’omniscience ou d’autres propriétés comme, par exemple, l’omnipotence, l’omniprésence, sinon

même la bonté parfaite. On peut seulement dire qu’il est suffisamment connaissant, puissant et bon,

que tenu compte de ces autres attributs, il partage un assez bon air de famille avec les autres

membres de la divinité pour être considéré comme divin.

Certains ont proposé des versions plus raffinées de la théorie kénotique, en avançant que la

position de base dénature les attributs divins. Les propriétés de Dieu doivent plutôt être

caractérisées comme : omniscient-sauf-si-incarnation, omnipotent-sauf-si-incarnation, etc. Ainsi,

lorsque les puissances de l’omnipotence sont abandonnées lors de l’incarnation, Jésus peut être

pleinement humain tout en conservant les attributs divins sans contradiction (Feenstra, 1989 :

pp.128-152). Malheureusement, cette réponse ne fait que soulever une question supplémentaire, à

savoir : si l’incarnation du Christ nécessite qu’il abandonne temporairement l’omniscience, alors

ensuite son exaltation implique qu’il soit toujours non-omniscient ou qu’il perde son humanité.

Cependant, les chrétiens ont généralement soutenu que le Christ exalté est omniscient, tout en

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conservant son humanité. Il est difficile de voir comment cette position pourrait répondre à une telle

objection (mais il y a une proposition de réponse, voir Feenstra, 2007 : p.539).

S’éloignant de la version standard de la théorie kénotique, certains philosophes et

théologiens ont soutenu des positions d’après lesquelles il semblait seulement que le Christ n’avait

pas des attributs divins, tels que l’omniscience, l’omnipotence, etc. Les positions d’après lesquelles il

nous (les êtres humains ordinaires) apparaissait simplement comme s’il n’avait pas ces attributs sont

appelées « explications krypsis de l’incarnation » (du grec krypsis signifiant « cacher »). Ce sont des

positions d’après lesquelles l’abandon apparent des attributs divins n’est qu’une apparence ou une

illusion. Entre autres choses, cela soulève la crainte que l’incarnation soit en quelque sorte une

grande tromperie, jetant ainsi le doute sur la perfection morale du Christ. Plus acceptables sont donc

les positions d’après lesquelles il apparaît en quelque sorte – même au Christ lui-même – comme si

certains attributs divins avait été abandonnés, bien qu’il possède effectivement. Dans cette optique,

l’abandon de l’omniscience, de l’omnipotence, etc. n’est que simulé. Le Christ conserve tout ses

attributs divins traditionnels ; mais de son point de vue, il est néanmoins comme si ces attributs

n’étaient plus là. Une telle position pourrait être caractérisée comme étant une kénose

« fonctionnelle » (Cf. Crisp, 2007, Ch. 2).

Un problème qui pourrait être soulevé concernant la doctrine de la kénose fonctionnelle,

c’est qu’il est difficile en voir comment un être divin pourrait avoir la possibilité de simuler (pour lui-

même, sans en avoir la prétention ferme) la perte des attributs tels que l’omniscience ou

l’omnipotence. Mais nous pouvons trouver les ressources pour répondre à ce problème dans ce qui

est aujourd’hui largement considéré comme la principale rivale à la théorie kénotique traditionnelle :

la position des « deux esprits » de Thomas V. Morris.

Morris développe la position des « deux esprits » en deux étapes, l’une défensive, l’autre

constructive. Premièrement, Morris affirme que l’accusation d’incohérence contre l’incarnation

repose sur une erreur. La critique suppose que, par exemple, les humains sont essentiellement non

omniscients. Mais sur quels sont les bases de cette assertion ? A moins que nous pensons un aperçu

direct spécial des propriétés essentielles de la nature humaine, nos bases sont que tous parmi les

êtres humains que nous avons rencontré ont cette propriété. Mais cela suffit simplement que la

propriété est commune à l’homme, et non qu’elle lui est essentielle. Comme le fait remarquer

Morris, il pourrait être universellement vrai que tous les êtres humains, par exemple, sont nés dans

certaine fourchette d’altitude terrestre, mais cela ne signifie pas qu’il s’agisse là d’une propriété

essentielle des êtres humains. Un enfant né de parents humains sur une station spatiale serait

encore un homme. Si cela est juste, le défenseur de l’incarnation peut rejeter la caractérisation de la

nature humaine proposée par la critique, et ainsi éliminer les conflits entre les attributs divins et la

nature humaine ainsi caractérisée.

Ceci fournit simplement un moyen de se parer à la critique, sans toutefois proposer de

modèle positif permettant de comprendre l’incarnation. Dans la seconde étape, donc, Morris

propose de réfléchir sur l’incarnation comprise comme étant une seule personne ayant deux esprits :

un esprit humain et un esprit divin. Si le fait de posséder un esprit et un corps humain est suffisant

pour qu’une chose soit un être humain, puis « fusionner » l’esprit divin avec un esprit humain en y

joignant ainsi un corps humain, cela donnera une personne avec deux natures. Durant sa vie

terrestre, affirme Morris, Jésus-Christ avait deux esprits, avec la conscience centrée dans l’esprit

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humain. Cet esprit humain avait partiellement accès aux contenus de l’esprit divin, tandis que l’esprit

divin de Dieu avait un accès complet à l’esprit humain correspondant.

La principale difficulté à laquelle cette position doit faire face, c’est la cohérence de l’idée

d’une personne ayant deux esprits distincts. Est-ce que cette position propose un Christ Incarné

ayant un trouble de la personnalité multiple ? Morris affirme que cette objection n’est pas fondée.

En fait, la psychologie contemporaine semble fournir des ressources qui soutiennent la viabilité d’un

tel modèle. Comme le fait remarquer Morris par ailleurs, l’esprit humain est parfois conçu comme un

système de sous-systèmes partiellement autonomes. L’esprit humain normal, par exemple,

comprend les mécanismes de la conscience, de la sensibilité et de l’inconscient. Morris émet l’idée

que les mêmes genres de relations peuvent être supposées entre l’esprit divin et l’esprit humain du

Christ.

IV. L’Expiation

La Chrétienté traditionnelle soutient que le péché sépare les créatures humaines de Dieu,

mais que la réconciliation a en quelque sorte été rendue possible grâce à la vie, à la mort et à la

résurrection de Jésus. En vertu de ce que Jésus a fait, les êtres humains sont capables d’être en

communion avec Dieu. Ils peuvent être sauvés de l’enfer (quoi que l’enfer puisse être exactement),

et ils peuvent jouir de la vie éternelle. Une théorie de l’expiation est une théorie sur la façon dont la

vie, la mort et la résurrection de Jésus contribuent à tout cela. Les plus connues de ces théories

peuvent être réduites à l’un des trois types suivants.

1. Les théories de la rançon, avancées par des Pères de l’Eglise tels qu’Origène et Grégoire de

Nysse, prennent pour point de départ l’idée que le péché humain donne au Diable un droit de

possession sur les âmes humaines. L’idée de base, assez connue aujourd’hui grâce à la littérature et

au cinéma, c’est que Dieu et le Diable sont dans une sorte de compétition pour les âmes, et les règles

de la compétition établissent que quiconque est entaché par le péché doit mourir et exister alors à

jamais en tant que prisonnier du Diable en enfer. Ainsi, tandis que Dieu nous aime et qu’il

souhaiterait que nous ne mourrions jamais, et en outre que nous profitions de la vie avec lui dans les

cieux, la triste réalité est que nous avons obtenu un destin très différent à cause de nos péchés.

Mais c’est que là que l’œuvre du Christ est censée entrer en jeu. Selon la vision de la rançon,

il serait inapproprié que Dieu viole tout simplement les règles préétablies de la compétition afin de

ravir au Diable nos âmes qu’il détient. Mais il n’est pas du tout inconvenant que Dieu paie au Diable

une rançon en échange de notre liberté. La mort du Christ constitue cette rançon. En vivant une vie

sans péché, puis en mourant comme un pécheur, Christ paie un prix qui, aux yeux de toutes les

parties en compétition, gagne le droit pour nos âmes de revenir à Dieu.

2. Les théories de l’exemple moral, initiées par Pierre Abélard, soutiennent que la

réconciliation est garantie par la réforme morale du pécheur. Mais une telle réforme morale n’était

pas totalement possible sans que quelqu’un n’en donne l’exemple moral aux créatures déchues. Le

Christ s’est incarné, d’après ces théories, afin de donner cet exemple et de fournir ainsi une condition

nécessaire pour la réforme morale, qui devient à son tour nécessaire à la restauration de la relation

entre la créature et le Créateur.

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3. Les théories de la satisfaction partent de l’idée que le péché de l’homme constitue une

grave offense contre Dieu, dont l’ampleur rend la réconciliation et le pardon moralement impossibles

sans qu’une chose ne soit faite pour satisfaire aux exigences de la justice, ou pour compenser Dieu

du mal qui lui a été fait. Ces théories insistent sur le fait que les êtres humains sont absolument

incapables de compenser Dieu par eux-mêmes du mal qu’ils lui ont fait. Ainsi, ils ont besoin d’aide.

Christ, au travers de sa vie, de sa mort et de sa résurrection a fourni cette aide. Les différentes

versions de la théorie de la satisfaction se distinguent dans leur propos par le type d’aide que l’œuvre

du Christ a apporté. Ici, nous discuterons de trois versions : la théorie de la remise de dette de saint

Anselme, la théorie de la substitution pénale défendue par Jean Calvin et beaucoup d’autres dans la

tradition réformée, et la théorie de la substitution pénitentielle de Richard Swinburne.

D’après Anselme, notre péché contracte en nous une sorte de dette envers Dieu. Etant notre

Créateur, Dieu a droit à notre soumission et à notre obéissance. En péchant, nous manquons de

rendre à Dieu quelque chose que nous lui devons donc. Ainsi, nous méritons d’être punis jusqu’à ce

que nous rendions à Dieu ce que nous lui devons. En effet, d’après l’idée d’Anselme, non seulement il

est juste que Dieu nous punisse ; mais, toutes choses égales par ailleurs, il n’est pas convenable qu’il

ne nous punisse pas. Tant que nous ne rendons pas à Dieu ce qui lui est dû, nous le déshonorons, et

déshonorer Dieu est ce qu’il y a de plus intolérable. En nous laissant libre le déshonorer, Dieu serait

donc tolérant face à ce qu’il y a de plus intolérable. De plus, il se comporterait d’une manière qui

laisse les pécheurs et le juste dans une position substantiellement similaire devant lui, ce qui est,

pense Anselme, inconvenant. Mais, évidement, une fois que nous avons péché, il nous est impossible

de rendre à dieu la vie parfaite que nous lui devons. Nous nous retrouvons donc dans la situation

d’un débiteur qui ne peut en aucun cas rembourser sa dette, qui est donc emprisonné pour le reste

de son existence à cause de sa dette impayée.

En vivant une vie sans péché, cependant, le Christ est dans une position différente devant

Dieu. Il est le seul être humain qui ait rendu à Dieu ce qui lui est dû. Ainsi, il ne mérite pas de peine ; il

ne mérite même pas la mort. Et pourtant, il a été soumis à la mort malgré tout par égard à

l’obéissance due à Dieu ; et ainsi, il donna à Dieu plus qu’il ne lui devait ; et ainsi, d’après l’idée

d’Anselme, il a placé Dieu dans la position que ce dernier lui doive quelque chose. Selon Anselme, de

même qu’il serait inapproprié que Dieu ne nous punisse pas, il serait de même inapproprié que Dieu

ne récompense pas Jésus. Mais Jésus, étant Dieu incarné, avait déjà à sa disposition tout ce dont il

avait besoin ou tout ce qu’il désirait. Quelle récompense pouvait-elle lui être donnée alors ? Aucune,

évidement. Mais Anselme pense que la récompense peut être transférée, et d’après les

circonstances, il serait inapproprié que Dieu ne la transfert pas. Ainsi, la récompense que Jésus

proclame est l’annulation de la dette collective de ses amis. Cela permet à Dieu de payer ce qu’il doit,

et lui permet de ne pas souffrir du déshonneur de ne pas percevoir ce qui lui est dû pour nous.

Il est clair que la notion de substitution ne fait pas vraiment partie de la théorie de l’expiation

chez Anselme. Mais c’est un élément central des autres théories de la satisfaction. Ainsi, considérons

la théorie de la substitution pénale. Selon cette théorie, la juste punition du péché est la mort et la

séparation d’avec Dieu. De plus, de ce point de vue, bien que Dieu désire vivement que nous ne

subissions pas cette punition, il serait inapproprié que Dieu renonce tout simplement à nous punir.

Mais, de même que dans le cas des amendes, la peine peut être remise par un substitut volontaire.

Ainsi, par amour pour nous, Dieu le Père a envoyé le Fils pour devenir notre substitut et satisfaire aux

exigences de la justice en notre nom.

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La version de la théorie de la satisfaction de Richard Swinburne inclut également un élément

substitutif. Selon Swinburne, dans les relations humaines, le processus d’expiation des péchés à lieu

en quatre étapes : présentation des excuses, repentance, réparation (lorsque c’est possible), et (en

cas de faute grave) pénitence. Ainsi, supposons que vous jetiez avec colère une brique dans la

fenêtre de la maison d’un ami. Plus tard, vous venez pour demander pardon. Afin d’être pardonné,

vous aurez sûrement à présenter des excuses et vous repentir – c’est-à-dire que vous devrez faire

preuve de regret et d’une certaine manière changer d’attitude par rapport à votre comportement

passé. Vous deviez également être d’accord pour réparer la vitre cassée. Toutefois, selon les

circonstances, même cela pourrait être insuffisant. Il se pourrait qu’en plus de s’excuser, de se

repentir et réparer les dommages, vous devriez faire quelque chose pour montrer que vos excuses et

votre repentance sont tout à fait sérieuses. Peut-être, par exemple, vous pourriez envoyer des fleurs

tous les jours pendant une semaine ; peut-être vous tiendrez vous devant la fenêtre de votre ami

avec une chaîne stéréo portable lisant une chanson significative ; peut-être offrirez-vous quelque

autre sorte de don ou de sacrifice. Ce quelque chose supplémentaire, c’est la pénitence. C’est

important, la pénitence n’est pas un châtiment : ce n’est pas un peu de souffrance que vous

mériteriez de vous voir infligé par quelqu’un d’autre en châtiment, réhabilitation, dissuasion ou

compensation. Au contraire, c’est un peu de souffrance que vous subissez volontairement ou un

sacrifice que vous faites volontairement afin de réparer votre relation avec quelqu’un.

Selon Swinburne, les quatre mêmes éléments sont impliqués dans notre réconciliation avec

Dieu. Nous pouvons nous-mêmes nous excuser et nous repentir, mais nous ne pouvons pas réparer

ni faire pénitence. Nous devons à Dieu une vie d’obéissance parfaite. En péchant, nous avons agit de

telle sorte qu’il est devenu impossible que Dieu obtienne cela de nous. Si, après que nous nous

soyons excusés et repentis de nos péchés, pour ensuite vivre une vie de parfaite obéissance, nous ne

ferions que rendre à Dieu ce que nous lui devons déjà ; nous ne pourrions donc pas lui rendre ce que

nous lui avons pris. Ainsi, nos meilleurs efforts ne suffiraient même pas à faire réparation pour ce que

nous avons fait. Il n’y a rien que nous ne pouvons donner à Dieu afin de compenser ce que nous lui

avons faire perdre, et il n’y a pas de sur-don que nous pourrions lui donner, ou de sur-sacrifice que

nous pourrions lui offrir afin de faire pénitence.

Selon Swinburne, il serait inapproprié que Dieu ferme les yeux sur nos péchés tout

simplement, en ignorant la nécessité d’une réparation ou de pénitence. Il serait inégalement

inapproprié que Dieu nous abandonne dans la situation désespérée d’être incapable de se réconcilier

avec lui. Ainsi, à son avis, Dieu a envoyé le Christ sur la terre afin qu’il offre volontairement sa vie

sans péché et qu’il meurt en restitution et en pénitence pour les péchés du monde. De cette

manière, alors, Dieu nous aide dans la restitution et dans la pénitence. Nous devons présenter des

excuses et nous repentir pour nos propres péchés ; nous devons aussi reconnaître notre impuissance

à réparer ce que nous avons fait. Mais alors, nous pouvons regarder la vie et la mort de Christ et

l’offrande qu’il a élevé jusqu’à Dieu pour nous-mêmes à titre de réparation et de pénitence.

Bien que la théorie de la rançon soit d’une grande importance historique et qu’elle ait exercé

une grande influence littéraire, elle a été presque universellement rejetée depuis le Moyen-âge, en

grande partie parce qu’il est difficile de prendre au sérieux l’idée que Dieu puisse être en

concurrence avec un autre être ou qu’il puisse avoir des obligations envers un autre être (et encore

moins envers un être comme le Diable) tel que cela est supposé dans les voies qui viennent d’être

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décrites. Mais tandis que chacune des théories restantes à ses défenseurs, chacune doit affronter

tant bien que mal certaines difficultés clé.

Les théories de la substitution, par exemple, soutiennent qu’il est moralement impossible

que Dieu puisse tout simplement pardonner nos péchés sans exiger de réparation ou de punition.

Certains ont fait valoir que cela implique que Dieu ne pardonne pas le péché du tout (Stump, 1988,

pp.61-65). Le pardon implique un refus de demande de réparation intégrale et une volonté de laisser

passer une offense sans qu’il n’y ait de peine. De plus, la théorie de la substitution pénale est

confrontée au défi d’expliquer comment il peut seulement être possible de supporter une punition à

la place de quelqu’un d’autre. Comme le note David Lewis (1997), on ne permet la substitution

pénale que dans le cas de sérieuses amandes. Mais l’idée de permettre à un substitue de subir la

peine de mort de quelqu’un d’autre (ou une peine de la même gravité) semble être, lorsque nous

nous la figurons, moralement répugnante. Sur ce point, la théorie de la substitution pénitentielle de

Swinburne est établie sur un pied d’argile. Mais le problème qui pose vraiment une grande difficulté

dans la pensée de Swinburne, c’est de considérer ce que pourrait bien signifier le fait d’offrir jusqu’à

sa propre vie pour une autre personne et de mourir afin d’être sa propre réparation et sa propre

pénitence.

La version anselmienne de la théorie de la satisfaction ne rencontre pas ces difficultés. Mais

avec la théorie de l’exemple moral et diverses autres versions de la théorie de la satisfaction,

ensemble, elles doivent faire face à d’autres types de problèmes. Chacune de ces visions semblent

incapables de rendre compte de l’accent biblique sur la nécessité de la passion du Christ pour

remédier aux problèmes mis en avant par le péché. Il difficile de voir en quoi la mort du Christ joue

un rôle essentiel dans le fait de l’établir comme un exemple moral. En outre, il est difficile de

comprendre pourquoi cela lui serait nécessaire en vue de mériter la sorte de récompense dont

Anselme pense que le Père lui doit. Etant donné que le Christ est un homme, il le doit à son Père de

vivre une vie sans péché ; mais pourquoi l’incarnation ne suffirait-elle pas en elle-même de manière

substitutive pour mériter la récompense de la remise de dette ? En outre, même si nous pouvons

découvrir quelques-unes des raisons pour lesquelles la mort du Christ était nécessaire en vertu de

ces théories, il est difficile de comprendre pourquoi fallait-il qu’il subisse de telles horribles

souffrances. Pour mériter une récompense, ou pour servir de modèle, pourquoi ne suffisait-il pas au

Christ de venir habiter parmi nous, vivant une vie humaine de parfaite résistance à toute tentation

terrestre, et ensuite mourir d’une mort paisible chez lui ? En effet, ces théories semblent incapables

de rendre compte de la valeur même de la passion du Christ, plus encore que de sa nécessité.

Parmi les différents modèles qui viennent d’être considérés, le modèle de la substitution

pénale est probablement celui qui est le plus largement accepté parmi les laïcs dans l’Eglise ; mais

elle a été largement rejetée par les philosophes et les théologiens. Ce modèle peut-il résoudre les

difficultés qui lui sont posées ci-dessus ?

Certains ont défendu des modèles de substitution d’après lesquels la peine est une réponse

appropriée au péché de l’homme, et qui néanmoins serait pourtant de telle sorte qu’elle puisse être

portée de manière juste par un substitut, dans le cas, le Christ parfait. Stephen Porter, par exemple,

soutient que nos intuitions morales nous inclinent généralement à concevoir la punition d’un

substitut comme une mauvaise chose, et que certains cas nécessitent qu’elle soit accomplie pour son

admissibilité dans ce cadre. Dans les cas ordinaires de punition, de bonnes raisons (telles que le

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redressement du malfaiteur, la dissuasion, etc.) pèsent habituellement en défaveur du transfert de la

peine au substitut. Mais ici, Porter soutient que les bonnes raisons pour punir les humains pécheurs

ne sont pas moindres, et que, en réalité, il y a des raisons fortes pour accepter que Christ porte la

peine des humains pécheurs.

Plus précisément, Porter affirme que les bonnes choses qui dérivent de la punition du péché

par Dieu (à savoir : la réparation, manifestant une correction objective des fausses valeurs humains,

et une éducation/réforme morale) justifient la punition. Qui plus est, affirme Porter, ces finalités sont

plus convenablement servies par la souffrance du Christ en notre nom. Les raisons à cela sont de

trois ordres. Premièrement, la souffrance et la mort substitutives du Christ sont une forme plus

sévère de punition que la punition directe des pécheurs. Que Dieu soit prêt à subir ce châtiment lui-

même montre combien Dieu prend au sérieux la relation divin-humain, et le processus de

réconciliation. Deuxièmement, si nous avions dû supporter directement la punition, celle-ci aurait pu

davantage encore nous éloigner de Dieu. Troisièmement, enfin, en exigeant la plus sévère punition

contre Dieu lui-même, cela permet de manifester visiblement la perversion et la gravité du péché lui-

même. La punition d’un Dieu-homme infini exprime mieux la gravité du péché.

Dans l’explication de Porter, nous trouvons une tentative de répondre aux objections

soulevées précédemment à l’encontre des théories de la substitution. En ce qui concerne la première

objection (à savoir : le paiement de la totalité du prix du péché signifie qu’il n’y a pas de pardon de la

part de Dieu), Porter peut répondre que l’objection est tout simplement erronée. Dieu peut

pardonner sans qu’aucune peine ne soit exigée. Toutefois, certains biens se produisent à cause de la

punition infligée, et Dieu inflige donc un châtiment approprié en vue de garantir ces biens. La

seconde difficulté (à savoir : la non-transférabilité de la peine) semblait être initialement la plus

redoutable. Porter affirme, toutefois, qu’autant que (a) offenseur, offensé et substitut sont des

participants volontaires, et que (b) les biens de la punition peuvent être assurés par la punition du

substitut, alors la substitution est admissible, peut-être même préférable. La raison pour laquelle elle

est admissible, toutefois, ne vient pas du « transfert » de la dette morale du pécheur au Christ (que

l’objection suppose), mais tout simplement parce que la punition du mal est un bien et la punition du

substitut peut également sinon mieux servir les finalités de la punition.