Philippe Buache, ou le premiergéographe français, 1700-1773

Lucie LAGARDE

Buache peut êtreRESUME qualifié de premiergéographe français, dans le sensde plus ancien. 11 a fourni lapremière explication rationnellede l'ensemble du relief terrestrepar sa théorie des montagnesformant une ossature continue duglobe â travers terres et mers, etdélimitant les bassins fluviaux etmaritimes. D'autre part, il adressé des cartes thématiques desynthèse qui sont les premières dugenre.

" BUACHE " CARTOGRAPHIE " RELIEF" XVIIIe SIECLE

Buache can beABSTRACT considered as thefirst french geographer in thehistorical meaning. He gave thefirst rational theory of landformsby explaining that mountainscould be seen as the unbrokenframe running through earth andseas marking boundaries for riversand sea basins. He also drewsynthetical thematic maps whichwere the first of the kind.

" BUACHE " CARTOGRAPHY " RELIEF" 18TH CENTURY

RESUMEN Buache puede sercalificado como

primer geógrafo francés en elsentido de más antiguo. Aportó laprimera explicación racional delconjunto del relieve terrestre consu teoría de las montañas queforman un esqueleto continuo de!globo a través de tierras y maresy delimitan las cuencas fluviales ymarítimas. Además, elaborómapas temáticos de síntesis queson los primeros en su género.

" BUACHE " CARTOGRAFIA " RELIEVE" SIGLO XVIII

1. Carte physique et profil du Canal de la Manche (manuscrite, perdue, gravée en 1752)Source : Bibliothèque Nationale, Paris.

2. Plan hydrographique de la ville de ParisSource : Bibliothèque Nationale, Paris.

Philippe Buache est d'abord un savant cartographe duXVIIIe siècle, qui apporta dans sa discipline desconceptions très nouvelles. De son temps, sa qualité degéographe, c'est-à-dire, dans la langue de l'époque, decartographe, fut assez remarquée pour que l'Académieroyale des sciences créât pour lui, en son sein, un siègede « géographe » (1730). Son beau-père, le célèbrecartographe Guillaume Delisle, y avait occupé un sièged'astronome ( bien qu'il ne fut pas observateur », maisil avait été l'élève du grand Cassini !). Cependant sesefforts de recherche et de synthèse distinguent Buache deses prédécesseurs et le rapprochent des autres espritsaudacieux qui caractérisent le milieu du siècle, tels Buffon,Guettard, de Brosses, les Encyclopédistes. Nousl'appelons géographe selon l'acception moderne du motparce qu'il a inventé la plus ancienne explicationgéomorphologique, à laquelle il donna le titre « Essai degéographie physique », sans se douter de la fortuneextraordinaire de ce terme un siècle plus tard. L'Académiedes sciences fut séduite : « Cette façon de considérer notreglobe ouvre une nouvelle carrière à la géographie. Il estpeut-être plus intéressant de connaître la direction de ces

chaînes de montagnes... qui fournissent et dirigent les eauxdes fleuves.., que de reconnaître les anciennes bornes d'unpays... » (Hist. Ac. sc. 1752, p. 124.). L'Académie, dontBuache fut un membre assidu, le soutint toujours, mêmelorsqu'elle estimait ses positions hasardeuses, et elle publiala plus grande partie de ses travaux. Cela lui fut précieuxil vivait en sa boutique du quai de la Mégisserie (à partirde 1737) en mettant à jour les nombreuses cartes deGuillaume Delisle et en les vendant avec les siennes. Fautede moyens financiers, s'il parvint à publier ses cartes surle passage du Nord-Ouest qui lui tenait tant à coeur, ildut en laisser d'autres en projet ou manuscrites, qui furentoubliées ou disparurent. Sa nomination, en 1756, deprofesseur de géographie des jeunes princes, fils duDauphin, lui apporta, avec une fonction glorieuse, uneaide financière bienvenue.Nommé premier géographe du Roi en 1730, ce n'est

qu'à partir de 1737 que cet esprit fertile laissa percer peuà peu ses vues originales. A la date du 25 mai 1737, àlaquelle Buache avait présenté à l'Académie deux cartesoù figuraient pour la première fois une représentationsystématique d'isobathes, les Procès-verbaux de

3. Carte physique de la Grande Mer... (1744)Source Bibliothèque Nationale, Paris.

l'Académie portent : « M. Buache a lu un écrit sur laMéditerranée. ». Ne faudrait-il pas comprendre queBuache aurait commenté l'ouvrage de Marsigli, Histoirede la mer (1725), où se trouve une carte du golfe du Lionavec une sorte de courbe bathymétrique limitant « laPlaine » de « l'Abysrne » avant de montrer ses propresCarte physique et profil du Canal de la Manche(manuscrite, perdue, gravée en 1752) (fig. 1), et Carte dela partie de l'Océan vers l'Equateur... (gravée en 1737) ?Il voulait les reporter sur un globe en relief auquel iltravaillait mais qui ne put voir le jour. Aussi attribua-t-on ensuite cette invention à du Carla et à Dupain-Triel.A la suite de l'inondation catastrophique de Paris en

1740, il exécuta pour les échevins deux planshydrographiques de la ville : il y distinguait les partiesinondées par le fleuve, celles où les égouts avaient refluéet celles dont les caves étaient remplies d'eau (fig. 2). Descoupes portant la figuration supposée de la nappe d'eausouterraine qui alimentait les puits (pour lutter à la foiscontre les inondations et les incendies) complétaient lesétudes parues dans les Mémoires de l'Académie en 1741et 1742. Ces représentations étaient tout à fait neuves.

Dès 1744, antérieurement à la publication de la Théoriede la Terre par Buffon (1749), Buache fit paraître lerésultat de sa réflexion sur la cartographie des montagneset des rivières sur deux cartes : Carte physique de laGrande Mer... où se voient les grandes chaînes demontagnes... et leur continuation dans le fond de lamer (fig. 3) et Carte physique ou géographie naturelle dela France divisée par chaînes de montagnes et aussi parterreins de fleuves et rivières (fig. 4). Huit ans plus tard,il osa enfin dévoiler sa théorie qui était en fait la premièreexplication d'une division naturelle de l'espace terrestrecontinuité absolue de toutes les chaînes de montagnes quiserpentent sous les mers et forment l'ossature ou « lacharpente du Globe terrestre », les îles représentant lessommets des chaînes sous-marines ; les lignes de partagedes eaux deviennent des « chaînes de revers » qui seraccordent aux chaînes principales et séparent les bassinsdes rivières. Sur sa carte de France de 1744 et sur lePlanisphère physique... avec les grandes chaînes demontagnes qui, traversant le globe, divisent naturellementles terres soit en parties élevées soit en terreins de fleuvesinclinés vers chaque mer et partagent les mers par une suite

4. Carte physique ou géographie naturelle de la France... (1744)Source : Bibliothèque Nationale, Paris.

de montagnes marines... (1757) (fig. 5), on remarque lescurieux rubans montagneux qui enserrent les rivières ettraversent intrépidement les océans. Ainsi surgit entre lesbassins de la Seine et de la Loire une chaîne de revers toutà fait démesurée à l'échelle de la carte. Son Essai degéographie physique où l'on propose des vues généralessur l'espèce de charpente du globe, composée des chaînesde montagnes qui traversent les mers comme les terres,avec quelques considérations particulières sur les différentsbassins de la mer et sa configuration intérieure fitsensation à l'Académie (1752).

C'est à cette époque que son collègue à l'Académie,J.E. Guettard, lui confiait la réalisation de ses cartesminéralogiques sur lesquelles les couches de terrains secontinuaient sous les mers (1746, 1751, 1752). D'autrepart, les Etats de Languedoc avaient repris avec Buachele projet, interrompu par la mort de Delisle, d'un recueilde cartes des diocèses de la province. Après de nombreuxessais et correspondance, et du fait des travaux de la cartede Cassini, cette association ne put se maintenir ; lemarché fut résilié en 1768. Seul le diocèse de Narbonneavait paru en 1764.

En 1766, Buache montra à l'Académie une grandeCarte du Languedoc subdivisée par terreins de fleuves etde leurs rivières, manuscrite à 1/432 000. En l'absenceencore totale de mesures, les hauteurs des montagnespouvaient, pensait-il, être estimées à partir des bassins etdes rivières, et celles-ci par leur pente. Aussi Drapeyronen 1887 pouvait-il s'exclamer : « il devine l'orographie parl'hydrographie ! ». C'est qu'il était trahi par le manquede bases scientifiques et le vocabulaire, malgré ses efforts(il tenta de préciser les termes bassin, fleuve, plateau,terrasse...), était tout à fait inadapté. La théorie desmontagnes s'imposa grâce à la persévérance du neveu etsuccesseur de Buache, Jean-Nicolas Buache de la Neuville,et faute d'une autre explication. Malte-Brun eut beau labattre en brèche (1810), car il en constatait les excès, ons'en disputait l'héritage (Denaix, Vivien de Saint-Martin,etc.). Elle gagna l'enseignement et s'y perpétua au-delàdu milieu du X1Xe siècle, en dépit des progrès de lagéologie. Elle tomba ensuite dans le discrédit et y entraînason auteur. Mais ne serait-on pas tenté de faire de celui-ci un lointain précurseur de Wegener puis de la théoriedes plaques tectoniques ?

5. Planisphère physique (1757)Source : Bibliothèque Nationale, Paris.

Cherchant continuellement à améliorer les cartesexistantes, Buache se pencha sur les « blancs » des cartesqui avaient résisté jusqu'alors aux explorationsmaritimes : les régions polaires et la partie septentrionalede l'océan Pacifique. Il dégagea le continent austral(future Australie) des Terres antarctiques qu'il délimitaen reliant les différentes terres découvertes au sud ethasarda une « Mer glaciale conjecturée » en analysant lephénomène des « glaces flottantes » vues à des latitudestrès basses de l'hémisphère sud par Halley et Lozier-Bouvet. Mais Buache est aussi connu pour son combatmalheureux en faveur de la Mer de l'Ouest. Il se prit depassion pour un des « faux du siècle », la lettre apocryphedu mythique amiral de Fonte, lequel aurait découvert centans auparavant le fameux passage du Nord-Ouest qui eûtfait communiquer l'océan Pacifique avec la baied'Hudson. Buache dépensa toute son énergie à tenter deprouver la réalité de ce passage. Néanmoins, ces effortslui permirent de placer convenablement le détroit du Nord(appelé plus tard détroit de Behring), de deviner l'existenced'une presqu'île (futur territoire de l'Alaska) et d'endéduire la possibilité d'une migration de peuples d'Asie

en Amérique. Il discuta aussi de la forme des îlesjaponaises.

II faut se contenter de citer ses autres travauxoriginaux Carte des lieux où les différentes longueursdu pendule à secondes ont été observées (1740) (à proposde la Figure de la Terre), Carte synoptique des fleuvesd'Europe (1753), Carte des 612 lieux où le tremblementde terre de Lisbonne, 1755, a été ressenti (carte perdue,mais il inventa à cette occasion la plus ancienne échelleconnue des degrés d'intensité des secousses), Carte dutrajet de la Comète (1757), Dossier de délimitation desGuyanes, Carte économique du Bassin parisien avecindication des affluents flottables et navigables,Diagramme en « arbre » de la Seine et de ses affluents,Graphique des hauteurs d'eau à Paris de 1730 à 1767...Buacheaétélavictimedesapassion:mettredel'ordre

sur la Terre et sur la carte -là où Buffon constatait lechaos. Peut-être n'a-t-il pas pressenti dans sonenthousiasme qu'il manquait des données de basenécessaires, d'où ses erreurs et le mépris immérité qui l'aenglouti par la suite, alors qu'il est un véritable précurseur.