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Patrick PHARO Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS, professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES). (2019) PETIT TRAITÉ DE MORALE CIVILE ILLUSTRÉ PAR DES FABLES LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Patrick PHAROPatrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,

professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

(2019)

PETIT TRAITÉDE MORALE CIVILE

ILLUSTRÉ PAR DES FABLES

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Patrick Pharo

Petit traité de morale civile illustré par des fables.

1999, texte revu en 2019, 102 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 10 septembre 2020 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : Patrick Pharo : [email protected]

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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2009 pour Macintosh.

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Patrick PharoPatrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,

professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Petit traité de morale civileillustré par des fables.

1999, texte revu en 2019, 102 pp.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Table des matièresAvant-propos [7]

I. Repères [11]

LA LOUVE ET LE LOUVETEAU   : féliciter [11]

LE FILS DU LABOUREUR   : autoriser [11]

LA VENDEUSE DE FROMAGES ET L’AVITAILLEUR   : remercier [12]

L'AIGLON ET LE JEUNE VAUTOUR   : témoigner [13]

LE DAIM, LE RENARD ET LES CHIENS DE GARDE   : faire violence [13]

LES TUEURS, L'HOMME SEUL ET LA GRAND-MÈRE   : épargner [14]

LE JEUNE CERF ET LA BLANCHE BICHE   : séduire [15]

LE LENDEMAIN DU GRAND SOIR   : revendiquer [16]

LE CANICHE ET LE CHIEN DE BERGER   : accuser [16]

RETOUR DE VOYAGE   : accueillir [17]

LE CHEVREAU, LE BOUC ET LE BÉLIER   : sauver [18]

LE CHIROMANCIEN ET LES LUTINS   : prédire [18]

LES EMBARRAS DU PERROQUET   : dire [19]

LE CORPS DU VIEIL OURS   : rassurer [20]

LA RETRAITE DU SINGE   : se retirer [20]

II. Amours [22]

LA FÉE ET LE SORTILÈGE   : consentir [22]

LE MULET ET LA JUMENT BLEUE   : aimer [22]

LE HIBOU ET LA CHOUETTE   : se marier [23]

LES ABSENCES DE LA BELETTE   : réciter [24]

LA VIOLETTE ET LE CHEVREFEUILLE   : attester [25]

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LE VIEUX CHAMEAU ET LA CHEVRETTE   : s'abstenir [26]

LA VISITE DE LA PORTEUSE D’EAU   : faire envie [27]

LA DENTELLIÈRE ET LE FORGERON   : se fâcher [28]

LA MARJOLAINE ET LE COQUELICOT   : se disputer [28]

L'OURS ET LE RENARD   : solliciter [29]

LE MILLE-PATTES ET LA LIBELLULE   : résister [30]

LE HERON ET L'HIRONDELLE   : enquêter [31]

LA MARGUERITE ET L'AZALÉE   : mentir [32]

LE CYGNE ET LA CIGOGNE   : trahir [33]

III. Les tendres [34]

LE PÈRE CARRÈRE   : se moquer [34]

LA MARCHANDE DE FLEURS   : dédaigner [35]

LES SOLDATS ET LA PETITE FILLE   : dénoncer [35]

LE NOM DE CLÉMENCE   : nommer [36]

LES DOCTEURS ET LA PETITE FÉE   : désorienter [37]

LA BALLERINE   : se révolter [38]

LE PANTIN ET LA POUPÉE   : jouer [39]

CENDRILLON ET SES FRÈRES CADETS   : reprocher [39]

L'OURS BLANC ET L'OURS BRUN   : pardonner [40]

LA BOSSA-NOVA ET LA BOURRÉE   : donner [41]

LE COQ, LE CANARD ET LA JOLIE PINTADE   : se concerter [42]

LA GAZELLE ET LE RENARD   : complimenter [43]

L'ENFANT EN VÉLO   : réjouir [44]

LE GROS CHAT ET LA PETITE FILLE   : accepter [44]

LE NEVEU DU GOÉLAND   : faire une confidence [45]

LES SOUVENIRS DU PÉLICAN   : raconter [46]

LE COUPLE DE CHEVREUILS ET LE FAON   : répondre [47]

L'HIRONDELLE ET LE MARTINET   : s'associer [48]

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IV. Petits maîtres [50]

LE MAITRE ET LES PETITS LAPINS   : punir [50]

LE PRÊTRE   : suspecter [51]

L’ONCLE   : surveiller [52]

LE CHEF ET LA COUTURIÈRE   : exploiter [52]

LES CAÏDS   : dominer [53]

LE CACHALOT ET LES JEUNES MARSOUINS   : arbitrer [54]

L'IMPRESARIO ET LE GUITARISTE   : flatter [55]

LE VENT D'EST ET LA BRISE MARINE   : contraindre [56]

LE SANGLIER ET LE RENARD   : influencer [57]

LES LAPINS ET LE COCHON D'INDE   : prêcher [57]

LES GARDES ROUGES ET LE PHILOSOPHE   : attaquer [58]

LA MOUCHE ET LE MOUSTIQUE   : se venger [59]

LA FOURMI USÉE ET LE SCARABÉE   : demander [60]

LE COQ ET LA PERDRIX   : menacer [61]

LE CORBEAU ET LE CANARD   : sous-entendre [62]

L’HOMME AU CHIEN   : étaler [62]

LA BATAILLE DE RUE   : vaincre [63]

LES CROCS   : exciter [64]

V. Expériences [66]

LE COQ DE BRUYERE ET LE COQ DE BASSE COUR   : obtenir [66]

LE PAQUEBOT   : humilier [66]

LE SALAIRE DU FILS DU ROI   : mendier [67]

LE MOUCHERON, LES CAFARDS ET LES GUÈPES   : fuir [68]

LE CHAT NOIR ET LES DEUX RATS D'HOTEL   : converser [69]

LE CHAT D'APPARTEMENT ET LE CHAT DES RUES   : se défendre [70]

LA CARPE ET LE GOUJON   : éduquer [71]

LA PERCHE ET LE SAUMON   : se rétracter [71]

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LA CHEVRETTE ET LE JEUNE BOUC   : faire une offre [72]

LE TAURILLON TRISTE   : promettre [73]

LE PHOQUE ET LES OTARIES   : conseiller [74]

L'ORANG-OUTAN ET LA PRINCESSE   : faire la fête [74]

L’OLIVIER ET L'INQUIÉTUDE   : argumenter [75]

LE LÉZARD VERT ET LA SALAMANDRE   : rétribuer [76]

LE BROCHET, LA TRUITE ET LE TRITON   : rompre [77]

LES BÉDOUINS ET LES ÉTRANGERS   : aider [78]

L'IGUANE ET LE CAMÉLEON   : tricher [79]

LA PITIÉ ET LA GRAND-MÈRE   : plaindre [79]

LE PAPILLON, LA PIE ET LA VIEILLE CANE   : saluer [80]

VI. Trajets [82]

LA GRENOUILLE ET LES CRAPAUDS   : aduler [82]

NON   !: refuser [82]

LE SAUTEUR   : s'excuser [83]

L'ARAIGNÉE ET LA SAUTERELLE   : commercer [84]

LE RENARD ET LA BELETTE   : s’exprimer [85]

LES OUVRIERS ET LE MÉDECIN   : respecter [86]

LE BON CHEF   : diriger [86]

LA PAYSANNE ET L'INSTITUTEUR   : se plaindre [87]

LA MAISON DU CLOCHARD   : exclure [88]

CE QU’IL NE FALLAIT PAS FAIRE   : obéir [89]

LES ABEILLES ET LE HANNETON   : abandonner [90]

L'OURS ET LA CIGALE   : interroger [90]

LE JARDINIER   : contracter [91]

L’AUTOBUS   : ordonner [92]

LE SERVICE DE LA PORTE   : obliger [93]

L’HOMME À BARBE   : plaisanter [93]

LE MAUVAIS FOOTBALLEUR   : corrompre [95]

LA BOUQUINISTE ET LES DEUX INCONNUS   : s’abaisser [95]

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LA FEMME ÉTRANGÈRE   : traduire [96]

L’ONCLE GUY   : renoncer [97]

LES MÉDITATIONS DU PARESSEUX   : travailler [98]

L'OURSON, LA PETITE OURSE ET LE GRAND OURS   : pleurer [99]

LE MERLE ET LA COLOMBE   : nuire [99]

RÉQUIEM POUR LA MUSARAIGNE   : réparer [100]

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT. Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

AVANT-PROPOS

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La logique des actes civils (ou incivils) illustrée par des fables que présente ce petit traité, voudrait offrir quelques moyens de réflexion pour limiter les dommages à autrui dans les affaires ordinaires ou ex-traordinaires de la vie sociale, sans nuire pour autant à la recherche par chaque sujet de son propre bonheur. 

Le souci d'autrui n'est sans doute pas la première chose que les hu-mains ont en tête. Au contraire, le fait qu'ils n'aient souvent que le souci de leur propre bien est une cause habituelle et bien connue du tourment d'autrui. Mais ce tourment ne peut être toléré, non seulement parce qu'il peut être cause de douloureuses représailles, mais parce qu'il défait le bonheur de l'homme à la conscience juste, qui souffre du mal qu'il fait et n'atteint plus les fins heureuses qu'il convoitait. L'homme à la conscience juste, qui n'est pas forcément l'homme qu'on est réellement, mais qui est au moins celui que quelquefois on aime-rait être, peut en effet connaître que tout n'est pas permis en voyant que le mal d'autrui peut suivre de sa propre action. Et ce mal qu'il voit suivre de sa propre action lui permet de prévoir, s'il y pense, les effets de son action sur autrui. Tout homme est ainsi apte à connaître les conséquences de ses actes pour autrui, car cela ne demande qu'un peu d'attention et d'esprit d'examen. Cependant, cet effort peut être utile-ment complété par une connaissance plus analytique des règles élé-mentaires des rencontres humaines. Il ne suffit sans doute pas de sa-voir ce qu'on fait pour bien faire, mais on peut au moins espérer que le fait de savoir qu'on fait mal est une condition d'une action meilleure. C'est dans l'espoir de fournir à l'homme qui se préoccupe de justice un outil pratique de réflexion sur ce sujet, de contribuer donc ainsi en quelque façon à son bonheur, et donc au mien par la fierté que je

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pourrai en éprouver, que j'entreprends de rédiger ce traité de logique des actes sociaux illustrée par des fables.

Celui-ci présente un exposé analytique et systématique des actes sociaux compris ici uniquement en termes d'actes civils (ou incivils), ou actes d'intercompréhension, c'est-à-dire les actes adressés à autrui de telle façon qu'ils n'atteignent leurs effets que par la compréhension d'autrui. Ces types d'actes sont évidemment en nombre infini et les verbes qui les nomment sont eux-mêmes extrêmement nombreux, puisqu'on peut en recenser plusieurs milliers dans un simple diction-naire de français élémentaire et qu'on peut toujours en créer de nou-veaux en ajoutant des compléments aux verbes. Pour des raisons d'économie mais aussi de saturation des principales situations sociales par un petit nombre d'actes élémentaires, je me suis contenté d'en exa-miner ici un peu moins de deux cents, sélectionnés pour leur situation hautement stratégique dans les relations humaines. Le traité ne prend pas en compte les actes de jugement comme compter, comparer, constater, discriminer, interpréter..., ni les actes physiques qui ne s'exercent pas directement sur autrui comme marcher, courir, [8] boire, sauter... qui peuvent en principe s'accomplir sans être destinés à la compréhension d'autrui et dont les significations sociales sont très variables lorsqu'ils sont accomplis à l'intention d'autrui ; une excep-tion sera faite néanmoins pour l'acte de pleurer dont l'accomplisse-ment devant autrui possède une signification sociale déterminée. Les verbes de sentiments sont en principe exclus par la définition des actes sociaux au sens d'actes civils (ou incivils), car les sentiments sont es-sentiellement subjectifs, mais le traité inclura cependant quelques actes essentiellement subjectifs comme aimer ou respecter qui, tout en pouvant demeurer ignorés d'autrui, ont une signification sociale plus aisément déterminable que par exemple le regret ou l'ennui. 

L'analyse logique proposée pour chaque acte prend appui sur les connaissances élaborées au cours de la seconde moitié du vingtième siècle dans la postérité de quelques Œuvres logiques ou sociologiques majeures. Je n'ai donc qu'une part limitée dans l'établissement de ces connaissances, notamment celles qui concernent la structure logique des verbes de proposition, et mon rôle se réduit assez souvent à pré-senter une synthèse de ce que l'on sait sur chaque type d'actes, dans la limite de mes propres connaissances. Mon apport, s'il en est un, consiste à présenter suivant un modèle général le sens des différents

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verbes et à les situer les uns par rapport aux autres dans le système conceptuel d'ensemble des actes sociaux, à partir de critères précis d'identification et de différenciation qui guident leur compréhension commune. C'est en effet par leurs différences spécifiques vis-à-vis d'actes qui sont leurs voisins par similarité ou par contraste que les actes sociaux sont, à mon avis, identifiés. Pour établir ces critères, j'ai dû évidemment opérer certains choix parmi les différents arguments qui s'opposent dans les discussions contemporaines de théorie de l'es-prit et de l'action. Néanmoins, afin de ne pas alourdir la démonstra-tion, je ne donnerai, dans le cours du texte, aucune référence détaillée à des publications scientifiques qu'il est facile de trouver ailleurs, no-tamment dans les autres ouvrages de l'auteur. Cela rendra plus aisée la lecture pour le non-spécialiste ; quant au spécialiste, il n'aura aucun mal, je pense, à apercevoir les théories de l'esprit et de l'action que je préfère et les raisons de cette préférence.

Les verbes correspondant aux différents actes sociaux sont présen-tés dans le traité selon un ordre alphabétique. L'analyse logique de chaque acte social est illustrée par une courte fable, toujours inspirée d'événements réels, et suivie d'une description typique. Celle-ci com-mence par une proposition de définition, qui précise des clauses de signification nécessaires mais non suffisantes pour l'occurrence de l'acte suivant le sens retenu, et elle se clôt par une liste de verbes dont le sens, quoique différent, présente quelques ressemblances avec celui de l'acte décrit. L'analyse proprement dite explicite la définition pro-posée en prenant appui sur quelques critères qui assurent la spécifica-tion des actes les uns vis-à-vis des autres. 

Chaque analyse est donc présentée suivant le schéma suivant :

- la définition ;[9]

- la famille civile de l'acte établie par la présence ou l'absence, dans l'acte, d'une orientation du bien ou du mal ou d'une orienta-tion de la liberté ou de la contrainte en direction de  l'agent, du destinataire ou d'un tiers. On a ainsi les neuf familles suivantes :

actes indicatifs (orientation variable du bien et de la liberté),

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actes bons pour autrui (orientation vers le bien ou la liberté du destinataire) ,

actes de profit (orientation vers le bien ou la liberté de l'agent),

actes mauvais pour autrui (orientation vers le mal ou la contrainte du destinataire),

actes directifs (soumission du destinataire à l'orientation de l'agent),

actes humbles (soumission de l'agent à l'orientation du desti-nataire),

actes d'opposition (entre les orientations de l'agent et du des-tinataire),

actes de séparation (entre les orientations de l'agent et du destinataire),

actes d'union (entre les orientations de l'agent et du destina-taire) ;

- la modalité de l'acte décrite par le verbe,soit du point de vue de la position de l'agent :

• subjective (si l'attestation du sens de l'acte dépend de l'agent), intersubjective (si l'attestation dépend du des-tinataire ou d'un tiers),

• institutionnelle (si l'attestation est soumise à des règles sociales  établies) ;

soit du point de vue de la proposition contenue dans l'acte :• dénotative (relation aux objets ou aux pensées),

• évaluative (relation à leur valeur),• prescriptive (relation à ce qu’il y a à faire),• expressive (relation au locuteur) ;

soit du point de vue de l'imposition, c'est-à-dire l'effet  sur le destinataire : 

• cognitive (en termes de croyances),• affective (en termes de sentiment),• pratique (en termes de liberté de mouvement),

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• pathique (en termes de bien ou de mal) ;- le caractère éventuellement involontaire ou inconscient de

l'acte ;- la forme sensible de réalisation de l'acte, par des mouvements

physiques, des expressions de pensée ou des abstentions ;- l'objet des pensées  exprimées et leur relation au fait de l'acte ;- la valeur des pensées exprimées du point de vue

• de la vérité (vraies ou fausses),• de la crédibilité (susceptibles ou non d'être crues vraies

par le destinataire), • de la sincérité (crues vraies ou non par l'agent),• de l'efficacité (susceptibles ou non d'atteindre leur but),

[10]- la structure temporelle de l'acte et de ses objets ;- la place séquentielle de l'acte par rapport aux actes qui le pré-

cèdent ou le suivent habituellement ;- les motifs ou causes habituelles de l’acte- les circonstances ou les destinataires habituels de l'acte ;- les verbes voisins qui présentent certaines ressemblances avec le

verbe analysé, sans pour autant être synonymes, à l'exclusion de ceux qui sont analysés dans le traité ou qui sont déjà cités comme voisins d'autres verbes du traité.

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[11]

Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Première partie

REPÈRES

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[11]

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LA LOUVE ET LE LOUVETEAU

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C'est un des premiers souvenirs du louveteau. Il est au bord d’un ruisseau et sa mère est en train de le laver, le préparant pour sa pre-mière sortie avec la meute. Jusque-là, le louveteau n'a jamais réussi à hurler convenablement. Tout le monde aimerait que ce défaut dispa-raisse, et lui aussi, mais, pour l'instant, il ignore le langage des loups. Or, soudain, dans ce moment de détente et d'aimable sollicitude de sa mère qui lui parle et le caresse, et alors que le premier rayon de soleil glisse sur la rivière, le louveteau fait un nouvel effort, et, après quelques balbutiements, c'est le miracle, il réussit son premier cri de loup. Elle le serre contre lui, l'embrasse, elle en parle ensuite à son père, à ses amis ; tout le monde le regarde avec bienveillance et fierté, et lui se sent aussi très fier. C'est sans doute pour cela que le souvenir se fixe en lui, peut-être aussi à cause de sa difficulté à comprendre la rage de la meute après laquelle il a couru ce jour-là, pour la première fois.

féliciter - partager le bonheur d'un succès. Acte bon pour au-trui, qui ajoute du bonheur au bonheur. L’attestation de l’acte est intersubjective.

On félicite volontairement et consciemment, même si c'est parfois assez machinal, par des mots ou des exclamations. Les pensées expri-mées font référence à l'objet du bonheur. Elles doivent être crédibles, sinon vraies ou sincères. Elles sont ponctuelles, et on ne peut féliciter qu'à la suite d'un succès. Des félicitations sans objet sont plutôt des moqueries. Il peut cependant arriver que des félicitations inattendues permettent au destinataire de prendre conscience de son succès. Les félicitations sont généralement suivies de remerciements. Elles sont motivées par la joie du succès d'autrui ou le respect des conventions d'usage. Elles se font à l'occasion des mariages, des naissances, des

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succès professionnels, des réussites sportives, parfois aussi, mais c’est plus rare, à la suite de bonnes actions.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE FILS DU LABOUREUR

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Quelques jours avant sa mort, le laboureur appela son fils dans sa chambre. C'était le soir, les rideaux étaient tirés et le père, assis dans son lit, était éclairé de côté par une lampe de chevet. L'homme était âgé, les cheveux blancs, les traits tirés, le regard sombre et l'air sévère, comme d'habitude. Mais quand il se mit à parler, une douceur éclaira ses yeux, comme cela arrivait parfois et faisait que son fils, et sa mère, et d'autres femmes, et d'autres gens avaient aimé l'homme, malgré sa rudesse. Le laboureur dit à ce fils qu'il l'aimait plus que quiconque, ce qui le réjouit mais le gêna un peu par rapport à tous ceux qui avaient autant de titre que lui à cet amour et étaient cependant moins aimés. Le fils du laboureur ne se souvient pas précisément des mots, mais il croit que son père dit aussi tout le bien qu’il pensait de lui et parla du bel avenir qui l'attendait. Ce discours, quel qu'il fût en réalité, eut sur le fils du [12] laboureur un effet de viatique pour le pire comme pour le meilleur. Peut-être lui doit-il de s'être cru tout permis lorsqu'il était jeune, de n'avoir douté ni de lui-même, ni de ses succès, ni de son bon droit, alors même qu'il ne faisait rien de bon. Il lui doit en tout cas de ne s'être pas complètement effondré lorsqu'à l'âge adulte il eut enfin la conscience de son insignifiance et de ses lacunes incroyables.

autoriser - accorder des droits. Acte bon pour autrui, qui crée des libertés au destinataire. L’attestation de l’acte est intersubjec-tive ou soumise à des règles institutionnelles.

En principe, on autorise en le sachant, mais pas toujours en le voulant vraiment. On autorise par des mots, mais parfois seulement en laissant faire. La meilleure autorisation est cependant celle qui est sans ambiguïté et elle-même autorisée. Sinon, c’est plutôt une gesticu-lation. Les pensées exprimées font référence au fait et à l'objet de

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l'autorisation et elles doivent être sincères et crédibles. L’autorisation est ponctuelle, permanente ou réitérée. Elle se fait en privé, par amour, devoir, confiance, lassitude, mais aussi dans un cadre légal et au nom d’une autorité constituée. L'autorisation est le fait des pa-rents, des éducateurs, des prêtres, des amants, et en fait de toutes les personnes qui disposent d'un pouvoir symbolique sur autrui. On peut autoriser des choses sans importance, aussi bien que des actes qui engagent la vie entière d'une personne.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LA VENDEUSE DE FROMAGESET L’AVITAILLEUR

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Pour une raison inconnue, une vendeuse de fromages avait, dans sa jeunesse, contracté une dette à l'égard d'un avitailleur du port. Tant que celui-ci vécut, elle passa donc régulièrement chez lui pour lui ap-porter quelques échantillons de son commerce. Elle aimait beaucoup embrasser son jeune fils qui, à l'époque, ne mangeait pas de fromage et détestait l'étreinte de cette femme qui laissait généralement autour d'elle un halo parfumé dont on ne savait pas très bien s'il venait de sa transpiration ou de ses produits. La visiteuse se montrait toujours très enthousiaste et disait à l’avitailleur en regardant son fils : « voici une âme qui a beaucoup vécu ». Après les embrassades, l’avitailleurs la prenait longuement à part dans son bureau où ils devaient certaine-ment se dire des choses importantes. L'enfant aurait bien voulu connaître les grands services que son père lui avait autrefois rendus car, au fond, il admirait au plus haut point la reconnaissance de cette femme qui, sans craindre l'usure du temps, apportait chaque semaine ses fromages en cadeau.

remercier - exprimer de la gratitude à la suite d'une grâce ou d'une faveur du destinataire. Acte bon pour autrui, qui libère un peu l’agent de sa dette. L’attestation de l’acte est intersubjective.

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Les remerciements sont en principe volontaires et conscients, même quand ils sont assez machinaux. On remercie par des paroles ou des biens que l'on apporte. Les pensées exprimées font référence au fait du remerciement et éventuellement à ses raisons. Les [13] re-merciements gagnent à être crédibles, même s’ils ne sont pas sin-cères. S’ils sont trop appuyés ou grinçants, ils peuvent devenir mena-çants. Le remerciement doit suivre un acte bienveillant, mais il peut aussi découvrir au destinataire une bienveillance dont il n'avait pas conscience. On remercie par gratitude, mais aussi par intérêt ou convention. Le remerciement se pratique dans toutes les circons-tances de la vie, et il est un des actes civilisateurs majeurs.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

L’AIGLONET LE JEUNE VAUTOUR

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Un vautour parle quelquefois à ses amis de la guerre civile entre les aigles et les vautours dont il a été le témoin pendant son enfance. Trop jeune pour faire la guerre, il devait quand même faire quelque chose vis-à-vis de la guerre : la regarder, la fuir et parfois même en dire quelque chose. Un matin, volant au-dessus d’une clairière, il vit, en plein milieu, le corps d'un aigle gisant dans l’herbe tandis que se pressait autour de lui l’escouade de vautours qui commençait à le dé-pecer. Il croisa alors un aiglon qui, apercevant à son tour le corps de son congénère, lui demanda : « que penses-tu de ça ? » Le jeune vau-tour avait jusque-là évité de réfléchir à ces choses, croyant y être in-sensible. Interloqué et ne sachant que répondre, il découvrit soudain et pour toujours qu’il n’en était rien.

témoigner - faire connaître à ceux qui n'étaient pas présents l’expérience d’un événement important auquel on a personnelle-ment assisté. Acte assertif. L’attestation de l’acte est intersubjec-tive ou soumise à des règles institutionnelles.

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On témoigne consciemment, mais pas toujours volontairement, par des mots et une présence physique. Les pensées exprimées font réfé-rence à ce qui a eu lieu, mais aussi au fait du témoignage. Le témoi-gnage doit absolument être véridique et sincère. Sinon, c’est un faux témoignage qui peut aussi être une offense et un délit. Le témoignage est ponctuel, mais prend parfois un certain temps. Il attend en prin-cipe la croyance et la compréhension de l'assistance, mais recueille parfois incrédulité et suspicion. On témoigne dans l'intérêt de la véri-té et pour maintenir la mémoire d'événements significatifs. On té-moigne devant les tribunaux, les commissions officielles, dans les journaux, mais aussi en privé et en fait partout où il existe un public intéressé. Le témoignage met en suspens les autres attributs du té-moin, y compris parfois celui de coupable éventuel.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE DAIM, LE RENARDET LES CHIENS DE GARDE

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C'était un beau dimanche d'été dans une forêt proche de la ville. Le jeune daim pique-niquait avec ses parents et ses sœurs. Les aires des pique-niqueurs étaient disséminées le long d’un chemin, à l'orée de la forêt, assez loin les unes des autres pour ménager l'intimité de chaque famille. Un renard est passé et, pour une raison inconnue, il eut une algarade avec le père du daim. Tout le monde avait peur, car le renard faisait mine de vouloir griffer le daim, comme on le dit après coup. La mère appela au secours les animaux des aires voisines, mais [14] per-sonne ne bougea. La scène dura assez longtemps, puis finalement le renard disparut. Des chiens de garde arrivèrent ensuite et interrogèrent les parents du jeune daim. Un peu plus tard, leur équipage est revenu. Ils avaient avec eux le renard dont le museau était déjà en sang. Ils voulaient lui faire avouer l'agression et continuèrent de le frapper de-vant le jeune daim et sa famille. Le renard encaissait les coups sans broncher. Le daim devenu adulte se souvient encore du bruit flasque

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et mouillé des coups de patte et de dent qui s'abattaient sur son mu-seau.

faire violence - porter atteinte au corps d’autrui pour lui faire mal. Acte mauvais pour autrui, qui exaspère la liberté de l'agent. L’attestation de l’acte est physique, subjective et intersubjective.

La violence peut difficilement être inconsciente ou involontaire, même si elle surgit parfois comme un réflexe. C’est un acte physique, que les mots peuvent seulement mimer, et qui doit être accompagné d'une pensée agressive pour ne pas être confondu avec une intrusion salutaire, comme par exemple l'acte d’un chirurgien. Les pensées ex-primées n’ont pas à être vraies ou sincères, mais elles peuvent renfor-cer l’impression de violence. La violence peut être ponctuelle ou du-rable et surgir n'importe où, sans préavis, même quand on l'attend le moins. On fait violence par haine, colère, vengeance, autodéfense, disposition mauvaise. On fait violence dans la ville, le travail, le sexe, la guerre, le sport. Il existe aussi une violence légale, tout aussi cruelle malgré son éventuelle justice. Ce qu’on appelle la violence symbolique n'est que la somme des actes mauvais qu'on peut faire subir à une personne sans toucher à son corps. Il n'y a rien de bon dans la violence, même si parfois on ne peut éviter d'y recourir.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LES TUEURS, L’HOMME SEULET LA GRAND-MÈRE

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La grand-mère, seule à la maison ce matin-là, est soudain attirée par un coup de feu et des cris dans la rue. Elle se met à la fenêtre de l'appartement situé au premier étage et aperçoit un homme serré contre un mur par deux individus armés qui s'apprêtent à l'abattre. Elle reconnaît dans l'homme terrorisé le personnage familier qui s'occupe de sortir les poubelles et assure des tâches d'entretien dans le quartier, mais qui a le malheur d'appartenir à l'a communauté que les tueurs veulent éliminer de la ville. Sans réfléchir, elle crie : « Arrêtez, arrê-

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tez ! » Dans la rue, un peu plus loin, une autre femme qui était restée figée devant la scène, crie à son tour. D'autres femmes, maintenant, sont aux fenêtres et interpellent les tueurs : « On le connaît, laissez-le ! ». Ceux-ci hésitent ; ils sont jeunes et paraissent inexpérimentés. Leur victime, qui n'est pas blessé, en profite pour s'éloigner un peu. Un des tueurs a vu son mouvement mais n'ouvre pas le feu. Sous la clameur des femmes, les deux hommes commencent à s'éloigner et bientôt se mettent à courir. Des gens viennent parler à l'homme épar-gné, le réconfortent, lui disent de rentrer chez lui, de se mettre à l'abri, de ne [15] plus revenir dans ce quartier. La grand-mère, le soir, est toute heureuse lorsqu'elle raconte l'incident.

épargner - ne pas infliger un mal qu'on s’apprêtait ou qu’on pourrait faire subir. Acte bon pour autrui, qui restaure sa liberté. L’attestation de l’acte est intersubjective.

L'acte d'épargner est conscient et ne peut être accompli par acci-dent ou maladresse. Il se fait par abstention du mouvement ou du dis-cours engagé ou projeté en vue de faire du mal. Les pensées expri-mées peuvent faire référence à l'acte et il est préférable qu'elles soient claires et crédibles, pour éviter la confusion avec le ratage ou le sur-sis. L'acte est ponctuel et suit parfois un mal accompli par autrui, lorsque l'agent s’abstient de rendre le mal pour le mal. Il est parfois suivi des remerciements de la victime, mais le plus prudent pour elle est de s'enfuir. On épargne par pitié, grandeur d'âme, peur des consé-quences ou, comme dans la fable, sous la pression des circonstances. Il arrive que les guerriers épargnent leurs ennemis, de même que les gens ordinaires, qui ont parfois le bon goût de s’abstenir des maux qu'ils infligent habituellement à leurs proches, sans s'en apercevoir.

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PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE JEUNE CERFET LA BLANCHE BICHE

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Le jeune cerf passait ses premières grandes vacances loin de ses parents. Il se trouva un jour assis dans l'herbe auprès d'un étang, en compagnie d'un groupe de camarades. Un groupe de biches était là aussi, sans qu'il sût très bien comment. L'une d'elles, blanche et belle évidemment, le regardait fixement, et le jeune cerf lui rendit son re-gard. Lorsque les bêtes se levèrent pour aller se baigner, le jeune cerf alla sans hésiter vers la blanche biche pour lui proposer un rendez-vous, sans trop savoir si l'idée venait de lui ou de ses camarades. La chose en effet allait de soi, et la seule difficulté fut de s'entendre dans le peu de langage qu'ils avaient en commun sur le bout de clairière où ils pourraient se rencontrer. Il s'y retrouvèrent le lendemain comme prévu, s'embrassèrent aussitôt et allèrent passer le reste de l’après-mi-di sur un lit de feuillage.

séduire - Susciter le désir d’autrui. Acte directif qui n'est bon pour le destinataire que s’il souhaite être séduit. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

On séduit volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment. Lorsque personne ne la veut et qu’elle a pourtant lieu, la séduction est une sorte de subjugation. Tout est bon pour sé-duire, apparence, mouvements, comportements et paroles. Les pen-sées exprimées peuvent prendre n'importe quelle valeur utile à la sé-duction. La séduction est ponctuelle, parfois soudaine, comme dans le coup de foudre, ou progressive, durable ou éphémère. On séduit par désir, goût, intérêt, habitude, désespoir, parce qu'on est soi-même séduit, parce qu'on aime plaire et surtout parce qu'on ne peut pas s'empêcher de le faire. On séduit dans la vie mondaine ou politique comme dans la vie privée, on séduit des partenaires sexuels, des pas-sants, des enfants, des chefs, des subordonnés, des juges, des élec-

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teurs. Une personne qui n'est plus capable de séduire ou de plaire perd toute valeur sensible, même si elle garde une valeur morale.

[16]

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE LANDEMAINDU GRAND SOIR

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Au petit matin d'une nuit d'émeutes, les bouledogues libéraient un à un les chiens fous qu'ils avaient arrêtés la veille dans les rues de la ville. Quand ce fut le tour d’un labrador qui s’était joint, pour la pre-mière fois de sa vie, à une manifestation, un bouledogue accorte assis devant sa cage lui demanda : « vous manifestiez pour la liberté d'ex-pression ? » Un peu surpris, car il n'avait pas une idée aussi précise de ce pour quoi il manifestait, le labrador répondit néanmoins par l’affir-mative. Le bouledogue lui fit alors apposer sa signature sur un registre et le laissa partir. Le labrador se retrouva dans la rue calme et fraîche, où il resta un instant à humer l'air de la ville au petit jour. Puis, le cœur plein de sa nouvelle conscience revendicative, il s'en alla re-joindre ses amis dans l'appartement qu'ils partageaient non loin de là.

revendiquer - manifester à une autorité son désir d'obtenir quelque chose pour soi-même ou pour un tiers, au nom d'un droit dénié. Acte de profit qui contraint le destinataire. L’attestation de l’acte est intersubjective.

La revendication est en principe consciente et volontaire. On re-vendique par toutes sortes de mouvements qui accompagnent un contenu explicite. Les pensées exprimées font référence à l'objet dési-ré et à l'objectif du mouvement. Elles doivent être crédibles et sin-cères, sinon vraies, pour être prises au sérieux et dépasser la simple récrimination. La revendication est ponctuelle, répétée ou continue. Elle suit généralement une injustice, une interdiction ou un refus et elle est suivie d'une acceptation ou d'une reconnaissance si elle est victorieuse. Sinon, c'est la répression, le mépris et l'oubli. Les motifs

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 27

collectifs de revendication sont en général les plus faciles à soutenir, et l’archétype de la revendication est celle du mouvement syndical ou populaire. Mais il arrive aussi qu’on revendique en privé, notamment dans les affaires amoureuses.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE CANICHEET LE CHIER DU BERGER

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Ce vieux chien de berger déteste l'injustice, mais il lui est arrivé de la commettre. Son souvenir le plus cuisant remonte à l'époque où il était militant de la cause canine et assurait ce qu'on appelle le service d'ordre des manifestations de sa meute. A l’entrée d'un rassemble-ment, dont il était chargé de filtrer les arrivants, se présenta un caniche que la rumeur désignait comme un espion de la police. Le chien de berger et ses camarades refusèrent l'entrée au caniche. Celui-ci de-manda des explications, auxquelles il fut simplement répondu qu'on ne voulait pas de flic dans cette réunion. A la façon dont le caniche reçut l'accusation et au regard qu'il lança au chien de berger, celui-ci sut immédiatement qu'il s'était trompé. Mais il était trop tard et l'accu-sé était déjà poussé dehors par les autres animaux. Dans ce moment, le chien de berger aurait encore préféré être à la place de sa victime.

[17]accuser - désigner le destinataire ou un tiers comme celui qui,

dans le passé, a commis un mal. Acte mauvais pour autrui qui ne favorise pas forcément le bien ou la liberté de l'accusateur. L’at-testation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles insti-tutionnelles.

Il est rare qu’on accuse sans le savoir ni le vouloir. L'accusation se fait par des paroles et des gestes, doigt pointé, empoignades ou autres. Les pensées exprimées font référence au méfait et à son auteur et quelquefois au fait-même de l'accusation. Elles doivent être cré-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 28

dibles pour produire leur effet, mais elles ne sont pas nécessairement vraies ou sincères. Dès qu’elles sont mises en doute, les accusations peuvent devenir des diffamations. L'accusation est ponctuelle ou répé-tée. Elle suit en principe la découverte d'un méfait dont on cherche l'auteur et elle change durablement la vision que l'on aura de l'accusé dans l'avenir, même lorsqu'elle finit par être démentie. On accuse par souci de justice, par haine ou par esprit de vengeance, souvent sous l'effet de la colère. On accuse des innocents ou des coupables, dans des prétoires et des lieux institutionnels consacrés, mais aussi dans les relations de la vie courante.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

RETOUR DE VOYAGE

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Lorsque le jeune chat était étudiant au loin, et qu'il revenait en va-cances chez sa grand-mère, celle-ci l'attendait sur le pas de la porte. Elle l'embrassait en disant : « Ah, mon petit chat, tu es là ! », et, une fois entré, alors qu'il tenait encore ses bagages, elle l'arrêtait un mo-ment et, prenant un peu de recul, elle disait : « laisse-moi te regarder un peu ! comme tu es beau, comme tu as bonne mine ! » Le jeune chat se laissait regarder, puis allait déposer ses bagages dans son panier et revenait se poser dans la cuisine où elle l'attendait. « Alors, raconte-moi, disait-elle ».

accueillir - prendre soin de l’autre au moment de son arrivée. Acte bon pour autrui qui restreint la liberté de l’agent mais aussi du destinataire, à qui il crée des devoirs. L’attestation de l’acte est intersubjective.

Il faut un minimum de volonté et de conscience pour accueillir. L'accueil se fait par des mouvements, embrassades ou autres, et des paroles adéquates. Les pensées exprimées font référence à la per-sonne accueillie et aux conditions de l'accueil. Elles doivent être cré-dibles et sincères car, sinon, l’acte sera seulement une acceptation ou une tolérance. On dit aussi que les prisons « accueillent » des déte-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 29

nus, mais c'est dans un autre sens de l'accueil. L'accueil est ponctuel ou durable. Il fait succéder un présent d’accord et de vie commune à un passé de séparation. On accueille par bienveillance, amour, inté-rêt ou obligation. On accueille des amis, des parents, des voyageurs, des étrangers, des gens perdus. Et, lorsqu’on hésite, l’accueil est tou-jours la meilleure alternative à la guerre.

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PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE CHEVREAU,LE BOUC ET LE BÉLIER

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Le chevreau faisait de l'escalade artisanale avec un bouc et un bé-lier, ses deux grands amis de l'époque. Plus agiles que lui, plus entre-prenants et mieux équipés, ils précédaient toujours le chevreau qui les suivait en traînant la patte, heureux malgré tout d'être avec eux et d'apercevoir le somptueux paysage des pins et des rochers tombant jusqu'à la mer. Un jour qu'il avait encore fait preuve de maladresse, il se trouva en situation plutôt délicate sur une paroi abrupte à laquelle il essayait de se retenir en agrippant des racines. Ses amis avaient déjà atteint une petite plate-forme en surplomb et, le voyant en mauvaise posture, cherchèrent à le secourir. Finalement, le plus fort des deux lui tendit une patte que le chevreau réussit à saisir. Mais son pied glis-sa malencontreusement sur le rocher et il fut un moment suspendu au-dessus du vide, retenu seulement par le bouc. Celui-ci n'aurait certai-nement pas eu la force de maintenir la position si le bélier, s'agrippant lui-même au rocher, ne l'avait à son tour attrapé par la patte. Cette chaîne suffit à ramener les deux animaux jusqu'à la plate-forme sur laquelle ils se reposèrent un moment, haletants et graves, en contem-plant la mer.

sauver - faire en sorte qu’autrui reste en vie ou échappe à un malheur. Acte bon pour autrui, qui élargit la liberté de celui qui

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est sauvé. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le desti-nataire.

On sauve en principe de façon volontaire ou consciente, mais on peut aussi sauver par chance. On sauve par des gestes, parfois par une simple présence, mais aussi par des mots. Les pensées exprimées, si elles contribuent au sauvetage, gagnent à être vraies et crédibles. L'acte de sauver est ponctuel ou prolongé. On ne peut sauver qu'à la suite de l'apparition d'un danger, car sinon l’acte n’est qu’ un encou-ragement. On sauve parfois par intérêt, mais le plus souvent par soli-darité ou simplement parce que, se trouvant là, on fait ce qu'on ne peut pas ne pas faire. Tous les dangers ou risques de malheur sont bons pour un sauvetage, mais certains dangers, comme par exemple une erreur fatale en amour ou dans une direction de vie, rendent le sauvetage plus délicat.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE CHIROMANCIENET LES LUTINS

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Un lutin était autrefois l’ami d’un vieux poète. En plus de ses fonc-tions de professeur de lettres, il donnait à demeure des consultations de chiromancie et de « sables indiens ». Cette technique de voyance excita toujours la curiosité du lutin, mais il ne put jamais rien ap-prendre de précis à ce sujet. Quant à la chiromancie, ce fut dans la cui-sine du lutin, en compagnie de quelques gnomes et farfadets et à la suite d'un dîner bien arrosé, que l'ami accepta, pour une seule et unique fois, de donner un aperçu de son talent. Il choisit les mains qu'il acceptait de lire, laissant ceux qu’il avait refusés méditer sur les insondables raisons du voyant. Les élus eurent alors leur lot d'espé-rances, y compris le lutin. Toutefois, l'ami sut se montrer prudent à son sujet ; le meilleur viendrait sans nul doute, avait-il dit, mais beau-coup plus tard.

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[19]prédire - dire ce qui arrivera dans l’avenir. Acte assertif, qui

crée parfois des contraintes chez le destinataire en l'incitant à se prémunir contre ce qui est prédit. L’attestation de l’acte est inter-subjective.

La prédiction est généralement volontaire et consciente. On prédit par des mots ou des signes qui en tiennent lieu. Les pensées expri-mées font référence à ce qui va advenir, mais ne concernent pas né-cessairement le destinataire. Elles n'ont pas besoin d'être vraies ou sincères, mais elles doivent être crédibles pour être prises au sérieux. Et les faits prédits ne doivent pas dépendre de l’intervention de l’agent, car sinon l’acte est plutôt un avertissement ou une menace. Une prédiction est ponctuelle, mais parfois réitérée. Les prédictions peuvent suivre des demandes ou des expressions d'incertitude. On prédit pour conseiller, rendre service ou faire peur, mais aussi pour faire simplement partager la connaissance qu'on croit avoir du futur. Les prédictions permettent souvent d'exprimer des désirs ou des vœux davantage que des connaissances sur les ressorts de l'avenir. On fait des prédictions dans les campagnes électorales, les tragédies, les conversations entre amis.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LES EMBARRASDU PERROQUET

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Le perroquet est embarrassé : doit-il tout dire à ses amis ? S’il le fait, il sera fidèle à son éthique de vérité, mais il risque aussi de les blesser. S’il ne le fait pas, sans doute sera-t-il fidèle à son éthique de civilité, mais il aura pensé du mal de ses amis à leur insu. En y réflé-chissant, il s'aperçoit que ce conflit, dire ou ne pas dire, ne porte pas seulement sur ce qu'il pense du moineau et du martinet, mais sur tout ce qu'il peut penser de n'importe quoi. S’il dit que les chemins sont fleuris alors qu’ils ne le sont pas, il ne respectera pas non plus

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 32

l'éthique de vérité, et s’il contredit une perruche qui aime les croire fleuris, il ne respectera peut-être pas l'éthique de civilité. Quelquefois, le perroquet voudrait bien dire de la façon la plus neutre qui soit, sans s’impliquer lui-même : ce qu’il dit ne serait alors qu'un simple écho du monde. Mais il n'y parvient jamais.

dire - transmettre une pensée par des mots. Acte assertif dont la valeur dépend de ce qu’on dit. L’attestation de l’acte est inter-subjective.

On peut dire sans le vouloir, voire même sans le savoir, par exemple lorsqu'on dit quelque chose pendant son sommeil. Dire se fait par des mots et tout autre moyen qui en tient lieu. Les pensées exprimées peuvent porter sur tout ce qui est ou n’est pas. Elles ne sont pas nécessairement vraies, crédibles ou sincères, mais elles doivent venir du sujet lui-même. Sinon, l’acte est plutôt une citation ou une récitation. Le dire est ponctuel, répété et peut parfois prendre un certain temps. Mais ce qui est dit est dit, quel que soit le niveau d’engagement du locuteur par rapport à son discours. Aucune place particulière dans une suite d’actes n'est requise pour dire et presque toutes les circonstances sont bonnes, quoique parfois il soit préfé-rable de ne rien dire. On peut dire ou ne pas dire pour n'importe quelle [20] raison et dans n'importe quelle circonstance. Tous les êtres qui sont capables de dire quelque chose en leur propre nom sont, en un certain sens, rationnels.

PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LE CORPS DU VIEIL OURS

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Le vieil ours, qui est peut-être d'une constitution physique fragile ou alors particulièrement anxieux, a eu de très nombreuses occasions de s'alerter sur l'état de son corps, par rapport notamment à un risque qui terrorise tout animal contemporain, celui du cancer : sang dans les urines, irritations ou ulcères gastriques, douleurs thoraciques ou dans les articulations, maux de gorge et d'oreille, sinusites durables, gros-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 33

seurs sur le cuir chevelu ou sur les membres... Chaque fois, il s'est rendu à la consultation finale avec le sentiment que le pire allait peut-être lui être annoncé, que son monde quotidien allait basculer, et, chaque fois, il y a échappé, rassuré par un médecin qui avait parfois trouvé une maladie, mais pas la plus redoutable. Comme tout le monde, le vieil ours reçoit régulièrement la nouvelle du cancer qui frappe l'un de ses amis ou de ses connaissances. Il se dit alors avec horreur : pourquoi lui et pas moi ?, craignant que l'horrible question attire sur lui l'horrible maladie. Il ne sait quoi penser devant la chance de n'être pas (encore, ajoute-t-il superstitieusement) atteint. Pendant longtemps, les consultations qui le rassuraient le rendaient également heureux et aimant. Aujourd'hui encore, il est porté à l'amour lorsqu'il est rassuré, mais c'est avec une sourde inquiétude qu'il savoure son bonheur. Peut-être simplement parce qu'il vieillit. Comme beaucoup d'autres, il adorerait être capable d'attendre sans frayeur le jour de sa mort.

rassurer - convaincre autrui qu'il est à l’abri d’un mal dont il se croyait menacé. Acte bon pour le destinataire, qu'il libère de sa peur. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destina-taire.

On peut rassurer sans le vouloir ni le savoir, et ne pas rassurer, bien qu'on le veuille. On rassure par des mots, des gestes, une pré-sence. Les pensées exprimées font référence à l'état espéré par le des-tinataire. Elles n'ont pas besoin d'être vraies ni sincères, mais elles doivent être crédibles pour produire leur effet. Sinon, l’acte risque d’être encore plus inquiétant. L'acte de rassurer est ponctuel. Il sub-stitue un avenir de tranquillité à un passé d'inquiétude et ne concerne que des personnes qui se croyaient menacées et avaient peur. On ras-sure par amour, compassion, objectivité, intérêt, lassitude. Les méde-cins, les prêtres, les hommes politiques, les parents, les amants, les amis sont ceux sur lesquels on compte le plus pour être rassuré.

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PREMIÈRE PARTIEREPÈRES

LA RETRAITE DU SINGE

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Un singe encore assez jeune, mais déçu et fâché par son entourage, décida un jour de retourner sans son coin. Il prit cette résolution pour éviter de souffrir du monde, et surtout de lui-même, car la colère ou le ressentiment ne lui réussissaient guère. Mais, au bout de quelque [21] temps, il comprit qu’il ne pouvait vivre entièrement retiré car les autres risquaient de l'oublier, de l’abandonner, de ne plus rien attendre de lui. Il pensa aussi qu’il devait quelque chose à l'institution qui le nourrissait, aux congénères qui comptaient sur lui, à lui-même qui de-vait mener à terme ses projets. Il revint donc dans le monde, en conti-nuant cependant de souffrir de son incapacité à être aussi présent qu'il le faudrait. Et quand l’envie lui vient encore de repartir, il pense à son ami, son frère, un autre singe à bouts de grimaces, qui souffrait encore plus que lui, et qui s'est aujourd'hui définitivement retiré.

se retirer - se mettre à l'écart d'un groupe ou d'un usage au-quel l’agent participait jusque-là. Acte de séparation qui libère toutes les parties de certains engagements ou nuisances mais les prive également des bienfaits du rapprochement. L’attestation de l’acte est subjective ou soumise à des règles institutionnelles.

Le retrait a un caractère conscient et volontaire, bien qu'il puisse être imposé par les circonstances. Il se fait par un mouvement qui consiste à quitter la scène ou le lieu de coprésence, et éventuellement par l'accomplissement de formalités précises. Les pensées exprimées peuvent faire référence au retrait ou à ses raisons. Elles ne doivent surtout pas contredire le fait du retrait pour éviter que l’on croie à un faux départ ou une coquetterie. Le retrait est ponctuel, mais pas for-cément définitif. Il suit une appartenance et il est suivi d'un désenga-gement relatif s’il remplace l’appartenance par une autre ou d'un désengagement absolu s’il se fait dans la solitude. On se retire parce qu'on en a assez, parce que les autres en ont assez, ou parce qu'on a atteint l'âge de la retraite. Il arrive qu'un retrait volontaire se dis-

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tingue mal d'une éviction, celui qui se retire ayant tendance à faire de nécessité vertu. N'importe qui peut décider de se retirer, à un moment ou à un autre, à condition d'en avoir les moyens matériels, par exemple pour pratiquer un culte religieux ou se consacrer à la médi-tation.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Deuxième partie

AMOURS

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[22]

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA FÉE ET LE SORTILÈGE

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La fée a d'abord accepté de répondre au sortilège qui lui adressait la parole dans une forêt profonde où il n'avait cessé de l’observer pen-dant toute la soirée. Puis elle a accepté d'engager la conversation et d'aller avec lui boire l'ambroisie au pied du vieux chêne. Elle a accep-té aussi de lui fixer un rendez-vous pour la semaine suivante et s'est même donné la peine, n'étant pas libre au jour dit, de lui envoyer un messager pour changer la date. Lorsqu'ils se sont revus, elle lui a parlé avec plaisir de la musique et de la magie et elle a accepté finalement le prétexte futile qu'il lui donnait pour l'accompagner chez elle. Mais lorsqu'ils se sont retrouvés dans le clair-obscur de son logis et que le sortilège se fut changé en amoureux pressant, elle a remarqué d'un air un peu désappointé mais à peine surpris : « c'était donc ça ! » et elle a dit non. La conversation a pris alors un autre tour, très différent. Beau-coup plus tard, dans la nuit, la fée a changé d'avis.

consentir - décider librement de permettre à autrui d'obtenir ce qu'il demande. Acte d'union qui restreint la liberté de l’agent mais favorise parfois son bonheur ou un bonheur auquel il tient. L’attestation de l’acte est purement subjective.

Le consentement ne peut être que conscient et volontaire. On consent en disant oui, en laissant faire ou en faisant les mouvements qui montrent que l'on consent. Les pensées exprimées font référence à l'objet et au fait du consentement. Si l'on dit oui, il faut que ce soit sincère, car sinon on ne consent pas. Et la simple acceptation n’est pas un consentement. Le consentement est ponctuel et parfois du-rable. Il se rapporte d'abord au présent. Mais il n'est pas impossible de consentir a posteriori à ce qui a été fait sans qu’on le sache. On peut aussi consentir pour le futur, comme on le fait dans les contrats, mais cela est parfois dangereux, car il arrive qu'on change d'avis. Le

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consentement suit nécessairement une demande, sinon c'est un acte de volonté indépendant. Il peut avoir toutes sortes de raisons liées au désir ou à la morale, mais il ne peut être ultimement motivé que par la liberté subjective. On consent dans les relations amoureuses, ami-cales, contractuelles, et, en général, chaque fois que le bonheur d'au-trui ne semble pas nuire au sien, ou paraît même en être une condi-tion.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE MULETET LA JUMENT BLEUE

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Le mulet aime la jument bleue en se mettant à sa place. Il imagine ses sensations, sa perspective, ses attentes, sa bonté lorsqu'elle prend soin de lui et il imagine ses sensations, sa perspective, ses attentes, sa gratitude lorsqu'il prend soin d'elle. Pour lui, aimer la jument bleue n'est pas devenir femelle mais se rapprocher d'une femelle autant que cela est possible pour un mâle. L'énigme des sentiments de la jument bleue reste entière, de même que l'imprévisibilité de ses réactions. Il ne peut avoir sur le sujet aucune théorie. Mais la proximité de son corps, de son odeur et de sa voix lui rend l'énigme familière ; c'est une façon [23] de la connaître sans rien savoir d'elle. Le mulet aime la ju-ment bleue en pensant aussi à la façon dont elle a pu aimer d'autres animaux, être désirée par d'autres animaux, désirer d'autres animaux, être touchée et toucher d'autres animaux. Il aime que la jument bleue, aimant tout ce qu'elle aime, et en particulier le corps masculin, se soit mise à l'aimer lui. En cherchant ainsi à se rappeler ce qu'elle a pu ai-mer, il trouve peut-être en elle la place de son amour pour lui dont il peut jouir de l'intérieur, tel qu'il est dans l'âme et le corps de la jument, avec ses éclipses toujours possibles et sa permanence, malgré tout ce qui n'est pas aimable dans le caractère du mulet. En se mettant à la place de la jument bleue, le mulet la surprend parfois à se mettre à sa place à lui, ce qui les fait rire.

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aimer - vouloir l’union avec l’autre pour aucune autre raison que l’amour. Acte d'union, qui peut être bon pour l'un et l'autre, s'il est réciproque. L'amour crée des devoirs pour les deux parties. L’attestation de l’acte est purement subjective.

On peut aimer sans le vouloir, mais plus difficilement sans le sa-voir. L'amour se manifeste par des gestes, des comportements, des élans, plus que par des mots, mais l’absence des gestes attendus en est parfois une manifestation. Les pensées exprimées ne font pas né-cessairement référence au sentiment amoureux ou à la personne ai-mée et leur valeur est soumise aux mouvements du sentiment amou-reux. On peut presque tout faire par amour, sauf se montrer indiffé-rent. Le temps de l'amour est l'éternité, quoique l'amour, comme on sait, ne soit pas forcément durable. L'amour suit l'apparition de l'être aimé. On aime sans autre motif que le fait qu'on aime. Et curieuse-ment, on n'aime pas seulement ceux qui sont aimables, beaux ou bons, mais aussi ceux qui ne le sont pas. L'amour d'union érotique dont il est question ici a un lien étroit avec le caractère sexué de l'être hu-main, d’où la confusion fréquente avec le simple désir sexuel. L'amour érotique se retrouve aussi dans beaucoup de formes d'affec-tion, pour des adultes ou des enfants, indépendamment de toute at-tente sexuelle. Les autres sentiments qu'on nomme amour : l'amour du prochain, la charité, les autres sortes d'amitié, l'amour des en-fants, ne sont pas de l'amour dans le sens indiqué, car il manque le désir d'union, sinon le désir du bien d'autrui.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE HIBOU ET LA CHOUETTE

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Dans les premiers temps de la liaison du hibou et de la chouette, celle-ci assistait souvent à des mariages, comme si toutes ses amies et tous ses cousins avaient résolu de se marier au cours du même prin-temps. Un jour, le hibou, qui avait lui-même peu de cousins et aucun ami qui se mariait, accompagna la chouette dans une de ces fêtes qui

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 40

se passait dans un enclos fleuri et ensoleillé. La mariée était très belle et la chouette, qui ne se mariait pas, l'était encore davantage. Le hibou, ne connaissant personne, restait dans son coin en mangeant des petits fours et en regardant passer les invités. L'un d'eux, qui avait l'air de connaître la chouette, se mit à l'entourer et à lui parler de si près que le hibou en fut exaspéré. Le hibou et la chouette n'étaient pas encore ma-riés et ne l'ont d'ailleurs jamais été, car la chouette trouve [24] que le mariage est une institution bourgeoise et le hibou est sensible au charme suranné du choix quotidien de l'autre. Mais enfin, le hibou considérait déjà la chouette comme sa compagne, sa maîtresse, celle qui lui appartient, qui est à lui, avec toutes ces impropriétés de la pro-priété des personnes. Lorsque l’autre oiseau passa son aile autour du cou de la chouette et se mit à déambuler avec elle parmi les invités comme si de rien n'était, et que la chouette, qui ne semblait pas s'en soucier, le laissa faire, le hibou, n'y tenant plus, traversa la foule, ôta brutalement l’aile de l'importun et prit la chouette contre lui. L'autre, un grand rapace rustaud, se montra un moment décontenancé, ne sa-chant que faire, avant que le sourire de la chouette lui donnât claire-ment à entendre que c'était définitivement comme cela.

se marier - s’engager devant une instance sociale autorisée à s'unir sexuellement avec une autre personne pour une durée indé-terminée. Acte d'union qui est en principe bon pour les deux par-ties, surtout s'il est librement consenti, mais qui limite la liberté des deux parties. L’attestation de l’acte est soumise à des règles institutionnelles.

Le mariage se fait parfois sous la contrainte mais toujours consciemment. On se marie en prononçant les mots convenus dans les occasions et avec la participation des personnes consacrées. Les pen-sées exprimées font référence au fait du mariage. Elles sont en prin-cipe crédibles, sinon sincères, si l'acte se fait dans les formes. Et si l’acte ne se fait pas dans les formes, il n’a pas lieu. Le mariage est ponctuel, mais il a des conséquences durables, en termes notamment d’obligations de soutien et d'entretien mutuel, de vie commune, de fidélité conjugale, d'éducation des enfants. Sauf droits particuliers (polygamies), ne peuvent se marier que des gens qui ne le sont pas et qui le deviennent une fois qu'ils sont mariés. On se marie par amour, convenance, intérêt. Le mariage a été longtemps réservé aux couples hétérosexuels qui peuvent ensemble générer des enfants. Mais en tant

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qu’union sexuelle, le mariage n'est pas contredit par le fait que les mariés ont le même sexe et il peut très bien aller chercher des enfants ailleurs que dans le ventre de la mariée. Le mariage se distingue du concubinage par son caractère socialement institué, mais il existe aussi des concubinages institués qu'on peut considérer comme des mariages amoindris ou des concubinages améliorés.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LES ABSENCESDE LA BELETTE

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Il était une fois une belette qui vécut plusieurs années avec un drôle de lapin. Celui-ci exigeait en permanence qu’elle le rassurât sur l’amour qu’elle lui portait, sur la fidélité qu’elle lui vouait, sur la considération qu’elle avait pour lui, sur l’estime dans laquelle elle te-nait ses talents et sa réussite professionnelle, sur l’effet qu’exerçaient sur elle son charme, ses idées de vacances, ses réparties, etc. Au dé-but, la belette répondait spontanément et favorablement à ces attentes. Il faut dire qu’elle aimait profondément cet animal ; elle lui était fi-dèle, avait de la considération pour lui, admirait ses talents, croyait en son avenir, adorait son charme, appréciait les vacances qu’il organisait et riait de ses réparties. Puis, le temps passant, son [25] amour pour lui commença à diminuer. En conséquence de quoi, elle lui devint moins fidèle, en pensée du moins, le considéra avec moins d’égards, négli-gea quelque peu ses talents, etc. Toutefois, elle l’aimait encore trop pour se résoudre à le quitter ou à le décevoir dans ses attentes. Et pen-dant quelque temps, elle s’obstina à lui répéter tout le bien qu’il atten-dait qu’elle pensât de lui. C’est ainsi qu’elle prit l’habitude de ré-pondre machinalement à ses questions, récitant presque sans y penser les boniments qui pouvaient lui faire plaisir. Le jour où elle se résolut pourtant à lui annoncer son départ, il fut donc extrêmement surpris : comment une belette qui l’aimait autant, lui était si fidèle, avait tant de considération pour lui, appréciait tellement ses talents, ses chances de

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succès, son charme, ses bonnes idées de vacances ou ses réparties, pouvait-elle le quitter ? Elle ne l’en quitta pas moins, mais non sans une certaine gêne, en se promettant d’être à l’avenir plus prudente.

réciter - exprimer oralement et exactement dans les mêmes termes des pensées déjà formulées par un sujet différent. Acte as-sertif. L’attestation de l’acte est subjective ou intersubjective.

La récitation est en général consciente et volontaire, mais elle peut aussi devenir machinale. Elle se fait uniquement par des mots. La récitation est souvent repérée par certaines marques, par exemple le changement de ton, dont l’équivalent pour les citations écrites est l’usage des guillemets. Les pensées exprimées sont celles du texte, et pas de l’agent, mais leur valeur de sincérité ou de crédibilité peut aussi dépendre de l’usage de la récitation. On ne récite plus lors-qu’on commence à prendre à son compte le contenu du texte. La réci-tation peut être ponctuelle ou répétée et n’est accomplie qu’à partir d’une certaine quantité de phrases - sinon ce n’est qu’une citation. La suite de la récitation dépend de sa fonction particulière et des attentes du destinataire. La récitation peut être motivée par le souci de faire connaître la pensée d’autrui ou celui d’étaler des connaissances. On récite à l’école, dans les cours de justice, au théâtre, mais il n’est nul-lement nécessaire d’être sur une scène pour réciter.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA VIOLETTEET LE CHEVREFEUILLE

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Lorsqu'il rencontra la violette et qu'il pensa l'aimer plus que toute autre fleur, le chèvrefeuille qui, par sa nature de liane est assez posses-sif, demanda à la violette de lui prouver qu'elle l'aimait de la même façon. Celle-ci répondit par un frémissement de pétale qui aurait satis-fait n'importe quelle plante normalement constituée, mais pas ce chèvrefeuille. Il voulut encore qu'elle lui contât le détail de ses amours passées, espérant ainsi obtenir une preuve relative, sinon abso-

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lue, de la grandeur de son amour. Mais cette enquête le laissa fort désappointé car, suivant les descriptions de la violette, il y avait au moins un cas qui supportait la concurrence avec le sien. Et puis l’amour de la violette au moment de sa rencontre avec le chèvrefeuille pouvait encore être moindre que celui qu'elle aurait un jour pour une autre fleur. Le chèvrefeuille aurait dû logiquement conclure à l’impos-sibilité de [26] mesurer la quantité d’amour. Pourtant, lorsqu'il lui ar-rive encore de penser aux amours de la violette, il aime se représenter ceux qui n'égalaient pas le sien, tandis qu’il déteste le cas litigieux. Et voyant le temps et les années passer et la violette toujours prise dans ses branches, il se dit que cela prouve certainement quelque chose, mais quoi ?

attester - montrer ce que les choses sont sans aucun doute. Acte assertif qui contraint la croyance du destinataire, même si les moyens ou le contenu de l’attestation sont litigieux. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institution-nelles.

On ne peut attester sans le vouloir ni le savoir, car sinon l'acte est plutôt une révélation. On atteste en exhibant les preuves qui peuvent être verbales, gestuelles, comportementales, documentaires. Les pen-sées exprimées font référence au fait et aux moyens de l'attestation. Elles doivent être crédible et paraître vraies, au moins jusqu’à preuve du contraire. L'attestation est immédiate ou prend parfois un certain temps, mais il y a généralement un moment déterminé qui marque son accomplissement. Elle suit généralement l’expression d‘un doute. On atteste par devoir, goût de la vérité, pour lever les doutes des incré-dules ou conformément à une fonction institutionnelle. On donne des attestations dans la vie scientifique en exhibant des preuves logiques ou expérimentales, mais aussi dans la vie administrative en exhibant des documents qui, s'ils sont authentiques, attestent, par leur propre fait, une qualité socialement définie.

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DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE VIEUX CHAMEAUET LA CHEVRETTE

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Un vieux chameau aperçut un jour une très jolie chevrette qui pre-nait l'air dans un jardin. Il l'a observée pendant un moment à la déro-bée et, lorsque leurs regards se sont croisés, il lui a souri. Quand elle s'est levée, il l'a machinalement suivie. Il l'a perdue de vue un moment pour la retrouver un peu plus tard à l’entrée d’une oasis. Leurs regards se sont croisés à nouveau, mais ils se sont encore perdus. Le vieux chameau n'y pensait plus lorsqu'il s'est retrouvé face à elle devant le lac de l’oasis. Cette fois-ci, il lui a parlé, pour lui dire le peu de bien qu'il pensait de certains habitants de l’oasis. Ils ont ensuite marché ensemble le long du lac. Ce trajet a suffi pour qu'il apprenne que la chevrette étudiait la musique, allait commencer des études plus appro-fondies et avait passé l'été dans une bergerie du grand Sud avec ses parents, qui avaient l'âge du vieux chameau. La chevrette avait tout ce qu'il pouvait aimer et, complètement disponible, semblait l'attendre. Elle devait cependant avoir un doute, car, lorsqu'ils furent près du pont, elle demanda : « qu'est-ce que la liberté ? » et le vieux chameau, sachant bien qu'il perdait tout, répondit cependant : « c'est faire ce qui est le mieux sous toutes les descriptions ». Elle fut un peu surprise par cette réponse plutôt philosophique, mais comprit ce que voulait dire le chameau, car elle perdit aussitôt l'élan qui la portait vers lui. La conversation devint moins animée et, au moment de se séparer, la che-vrette expliqua : 27] « je n'ai vu personne de l'été, je me promenais dans les dunes et je me sentais très seule ». Ce à quoi le vieux cha-meau répondit que l'année n'allait pas tarder à recommencer.

s'abstenir - ne pas accomplir un acte attendu par autrui. Acte de séparation, pas forcément bon pour l’agent, mais quelquefois libre, même s'il restreint ses libertés. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

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L'abstention doit être volontaire, car sinon ce n'est qu'un empê-chement, mais elle n'est pas forcément consciente d'elle-même. C'est l'absence du comportement ou des mots attendus qui fait l'abstention, et non pas le seul fait de dire que l'on s'abstient. Les pensées expri-mées peuvent ou non faire référence au fait ou aux raisons de l'abs-tention et ne requièrent aucune valeur particulière. L'abstention est ponctuelle ou durable. On s'abstient pour des raisons morales, mais aussi par peur, dégoût ou indifférence. On s'abstient de certains actes dans les relations interpersonnelles, de certaines prises de position et adhésions dans les élections et la vie politique en général, de cer-taines interventions dans les scènes de rue auxquelles on assiste, de certains coups dans des jeux.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA VISITE DELA PORTEUSE D’EAU

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Chaque fois que le colporteur quitte l'enceinte d'un hôpital, il res-sent l'impression qu'il prêtait aux bien-portants lorsque petit il était malade au lit et que ses parents s'activaient dans une autre pièce. Les bruits de la maison et de la campagne devenaient plus épais et loin-tains, faisant un bourdonnement continu et inaccessible dont les visi-teurs semblaient être une sorte d'émanation, libres d'y revenir à leur guise. En pénétrant dans sa chambre, ils apportaient un instant la pré-sence de la lumière, de l'air et des odeurs extérieures, avant de repartir en le laissant à sa monotonie, attendant que le temps se passe jusqu'à la guérison. Le colporteur pense aussi quelquefois à l'arrivée d’une porteuse d’eau dans sa chambre de clinique, le jour de son opération de l'appendicite. En fait, elle attendait son réveil depuis un moment, mais il ne l'aperçut que lorsqu'il eut chassé les dernières bouffées d'anesthésie et commencé à se rappeler l'origine de la douleur qu'il ressentait à l'abdomen. Il vit alors son sourire et sentit son odeur, c'était celle de l’herbe fraîche et de l'air du dehors qui se mélangeait

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au parfum de sa peau et des produits de toilette. Elle avait le monde derrière elle et lui faisait envie.

faire envie - susciter un désir d’avoir le même bonheur que soi-même ou, dans un autre sens, un désir pour soi-même. Acte de profit, qui peut parfois faire souffrir. L’attestation de l’acte dé-pend de ses effets sur le destinataire.

On peut faire envie sans le savoir ni le vouloir, mais aussi en le sachant ou en le faisant exprès. On fait envie par sa réussite, sa bonne santé, son bien-être, sa beauté, sa liberté, ses vanteries. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l’acte, doivent être au moins crédibles. L'acte de faire envie peut être ponctuel ou continu. Il ne suit pas seulement le succès ou le bonheur de l'agent, mais aussi l'échec ou la faiblesse du destinataire. Il peut susciter chez le destina-taire l'effort pour obtenir ce qu'il n'a pas. On peut faire envie par [28] méchanceté, mais aussi par compassion maladroite, ou même par amour si l'on croit que le moment viendra où l'autre pourra à son tour jouir du bonheur. Un agent ne peut faire envie qu'à ceux qui peuvent comparer leurs qualités, leurs mérites ou leurs attentes aux siens, car si la différence des mérites ou des états est trop grande, l'envie sera plutôt remplacée par l'admiration.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA DENTELLIÈREET LE FORGERON

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Les colères de la dentellière se passent de la façon suivante : une fois que le ton est monté et qu'elle s'est tordu les mains dans tous les sens en marchant de long en large et en faisant mine de s'arracher les cheveux, elle fait un ultime effort pour retrouver son calme dans une quelconque activité, mais, lorsque la tentative échoue, elle lâche bru-talement l'objet qu'elle avait en main, une boite de lait ou un vêtement, jamais toutefois un objet cassant, et prend la porte de façon théâtrale en négligeant de se couvrir, mais sans oublier de prendre ses clefs. Le

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forgeron qui, à ce moment-là, a toujours tort, essaie d'abord de retrou-ver son calme dans le silence revenu, puis se met à s'inquiéter. Quel-quefois, il part à sa recherche dans la rue ou la campagne, et il lui est arrivé de la trouver marchant tranquillement sur la route ou devant une vitrine. A son retour, la dentellière est toujours très calme et dé-tendue et ils n'ont aucune difficulté à retrouver le chemin l'un de l'autre. Le forgeron prend cependant la chose très au sérieux : elle lui a confié qu'elle avait un jour hésité entre la porte et la fenêtre ouverte.

se fâcher - manifester brutalement sa colère. Acte d'opposition qui oblige le destinataire à modifier sa façon d'agir. L’attestation de l’acte est subjective ou intersubjective.

La colère est le plus souvent involontaire, mais consciente d'elle-même. L'acte de se fâcher se manifeste par des gesticulations, des mouvements brusques, des cris, des paroles mauvaises. Les pensées exprimées font généralement référence à la cause du désagrément. Elles doivent être sincères et crédibles pour que le destinataire ne croie pas qu'il s'agit d'une simple mise en scène. L'acte de se fâcher est ponctuel mais la fâcherie peut être durable, lorsque la colère de-vient de la haine. L'acte de se fâcher suit souvent une injure ou une colère d’autrui, et lui-même peut être suivi d'une surenchère dans la fâcherie ou alors d'une excuse ou d'une tentative de conciliation. On se fâche essentiellement sous l'empire de la colère, et toutes les causes de colère peuvent aussi être des causes de fâcheries. On se fâche beaucoup dans la vie privée, entre amants ou camarades de classe, et beaucoup plus rarement sur un plateau de télévision. On se fâche aussi beaucoup, et même excessivement, dans les relations so-ciales et internationales.

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DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA MARJOLAINEET LE COQUELICOT

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Le coquelicot aime la marjolaine, parce qu'elle est tendre, bonne, belle, douce, calme, lascive, coulante, indulgente, présente, sucrée, parfumée, profonde, au point que quelquefois il la trouve inattentive, parce qu'elle ne lui a pas adressé la parole pendant un après-midi, [29] indifférente, parce qu'elle a mal répondu à une caresse, égoïste, parce qu'elle a passé une heure dans la rosée du matin pendant qu'il l'atten-dait sur l'herbe, passive, parce qu'elle a effectué docilement une activi-té commune, hautaine, parce qu'il la désire au moment où elle n'y pense pas, blessante, parce qu'elle a dit qu'il ne savait pas la regarder, mauvaise parce qu'elle ne paraît pas se rendre compte qu'en ce mo-ment il la trouve inattentive, indifférente, égoïste, passive, hautaine, blessante, et ne vient pas s'en excuser ni l'embrasser. Alors il lui dit tout cela, et ça fait une scène. Dans le vent du soir, lorsque la dispute couve encore, il attend qu'elle reconnaisse ses torts et se rapproche, lui apporte sa douceur et sa bonté, et il cherche à le lui faire comprendre. Elle comprend parfaitement, mais ne fait rien. Alors, le coquelicot la trouve encore plus inattentive, indifférente, égoïste, mauvaise. Dans le silence revenu, et ne sachant pas encore si, dans le noir, elle dort ou se mure, il se rend compte à quel point il pourrait la haïr s'il cessait de l'aimer, et il envisage la fin, leur rupture, son propre départ, sa fin, son suicide ou sa disparition. Voyant désormais le monde sans elle, il a la nostalgie du temps où ils étaient ensemble, et, n'y tenant plus, il re-prend la parole pour se plaindre et la menacer de son malheur. Alors elle soupire et vient, non par crainte, mais parce qu'elle trouve que l'affaire prend de bien curieuses proportions.

se disputer - imputer à autrui un mal relatif à leur propre rela-tion. Acte d'opposition qui se fait à deux et crée un mal supplé-mentaire s'ajoutant à celui qu'on impute ; la dispute peut aussi

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avoir un effet de libération pour l'une ou l'autre des parties. L’at-testation de l’acte est intersubjective.

La dispute peut être involontaire, mais elle n'est jamais incons-ciente d'elle-même. Elle se fait par des paroles, des cris et des gestes, mais il arrive qu'on se dispute sans le moindre mot ou mouvement, quelquefois seulement d'un regard. Les pensées exprimées font réfé-rence à l'objet du différend. Elles n'ont pas besoin d'être vraies ou crédibles, mais doivent être suffisamment sincères pour que la dispute suive son cours et ne tourne pas au simple jeu. La dispute doit durer un certain temps pour prendre forme, et elle peut être répétitive. Elle peut surgir sans crier gare, mais laisse généralement quelques traces. La dispute exprime généralement une souffrance liée à un événement ou une situation particulière, mais elle peut aussi résulter d'une forme de caractère acariâtre et ronchon qui ne supporte rien. On se dispute avec ses proches, ses voisins, des passants, des collègues de travail, des familiers.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

L’OURS ET LE RENARD

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Lorsqu'un sondeur, vendeur, quêteur ou colporteur sonne ou frappe à la porte d'un animal qui déteste être dérangé dans son repaire, il existe au moins deux tactiques pour y faire face. La première, celle de l'ours, est d'aller ouvrir lui-même pour éconduire l'importun. Les ours ont parfois l'excuse d'avoir autrefois passé de longues heures sur le pas de leur porte à discuter du Seigneur avec les témoins de Jéhovah et d'avoir fini par se lasser. Au demeurant, certains ours acceptent en-core de recevoir les pompiers, éboueurs et postiers à [30] l'approche des fêtes de fin d'année, ce qui est une façon de laisser la porte entrou-verte. La seconde tactique, celle du renard, est de laisser une com-pagne bien intentionnée aller ouvrir la porte, ce qui évite, en plus du dérangement, le remords d’une brusquerie éventuelle. Dans ces cas-là évidemment, le renard n'est pas à l'abri d'une enquête électorale qui

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laissera entrer les courants d'air pendant des heures, sans parler des paquets de cartes postales inutiles ou des boites de biscuits rassis ven-dus le double de leur valeur. Il pourra malgré tout s'estimer heureux si la sollicitude de la compagne s’épuise juste avant de signer un contrat d'assurance ou un bon de commande d'encyclopédie. Et pour un re-nard qui a la chance de vivre dans une telle compagnie, le gain sera immense, puisque sa maisonnée assurera malgré tout un accueil dont son mauvais caractère aurait pu la priver.

solliciter - faire une offre ou une demande dont l'acceptation dépend de la bonne volonté d’autrui, plutôt que de son intérêt. Acte humble qui n'est bon pour l’agent que s'il parvient à ses fins, et qui risque toujours d'être ennuyeux pour le destinataire. L’at-testation de l’acte est intersubjective.

La sollicitation est généralement volontaire et consciente. Elle se fait essentiellement par des mots. Les pensées exprimées font réfé-rence au bien attendu et, le cas échéant, aux motifs de la sollicitation. Elles doivent être aussi crédibles que possible pour que l'acte par-vienne à ses fins, mais chacun sait qu'elles ne sont pas forcément vraies ou sincères. La sollicitation est ponctuelle ou répétée. La solli-citation constitue une interruption ou un dérangement du cours habi-tuel de l'existence d'autrui. Elle est suivie d'un geste de bonne volonté ou d'une rebuffade. Trop insistante, elle est parfois prise pour une agression. La sollicitation est une activité plutôt humiliante qui ré-sulte généralement d'un besoin qu'on ne peut satisfaire d'aucune autre façon. Elle peut se produire dans n'importe quelle circonstance de la vie. Elle est un des moyens par lesquels un sujet peut intéresser autrui à son sort, mais ce n'est ni le meilleur, ni le plus efficace.

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DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE MILLE-PATTESET LA LIBELLULE

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Chassée de chez elle par les intempéries, une libellule avait trouvé refuge chez une amie qui vivait dans la belle demeure d'un mille-pattes. Les premiers temps, tout se passa bien, et à vrai dire tout se passa toujours bien jusqu'à la fin. Mais très vite, le mille-pattes s'étant mis en tête de faire connaissance de façon plus intime avec la libel-lule, il était sans cesse après elle. La compagne du mille-pattes avait les idées larges et n'aurait vu que des avantages à ce que ses relations avec la libellule devinssent plus tendres. Mais la libellule ne voulait pas de cette tendresse, d'abord parce que le mille-pattes ne lui plaisait pas et aussi parce qu'elle se sentait un devoir de fidélité à l'égard d'un papillon parti au loin. Le mille-pattes tenta toutes les manœuvres ima-ginables pour parvenir à ses fins, mais rien n'y fit. La libellule le dé-testait quand il laissait traîner ses sales pattes sur ses ailes, tout en éprouvant malgré tout un vague plaisir à se sentir ainsi entourée de son désir. C'était peut-être une façon [31] de prendre sa revanche sur l'incroyable prétention des mâles qui pensent pouvoir obtenir tout ce qu'ils veulent à condition d'y mettre le temps et l'obstination néces-saires. Mais, dans ce cas, ce qui sauva la libellule et son papillon bien-aimé, ce fut probablement sa totale absence de désir pour le mille-pattes.

résister - ne pas laisser l’autre obtenir ce qu'il désire. Acte d'opposition qui n'est ni bon ni libérateur pour le destinataire, alors qu'il peut l'être pour l'agent. L’attestation de l’acte est inter-subjective.

La résistance est en principe volontaire et consciente. Elle se fait par des mouvements et des abstentions appuyés le cas échéant par les paroles adéquates. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l’acte, visent à dévaluer l’attaque. Résister mollement est souvent une façon de céder. La résistance peut être progressive, ponctuelle, du-

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rable, illimitée. Elle suit généralement une attaque et peut être suivie par une nouvelle attaque ou un retrait. On résiste par dégoût, manque de désir, haine ou mépris. On résiste à des assauts amoureux comme à des assauts guerriers, de même qu'à des assauts rhétoriques ou à des tentatives de nuire. Il arrive aussi qu'on résiste à de bonnes choses que l'on craint ou dont on ne se sent pas digne.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE HÉRONET L’HIRONDELLE

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Un héron fit un jour la rencontre d'une petite hirondelle si belle et si attirante qu'il sut aussitôt qu'un coup d'aile suffisait pour qu'il perde pour elle toute sa pauvre tête d'oiseau. Songeant alors à la compagne avec qui, sans être marié, il partageait sa vie depuis des lustres, il réso-lut de mettre immédiatement le maximum de distance entre la petite hirondelle et lui. Un soir cependant, au cours du repas, il ne put s'em-pêcher de demander à sa compagne si elle pensait que les hérons concubins étaient exemptés du devoir de fidélité conjugale. Un peu surprise, celle-ci s'est contentée de répondre que cela devait dépendre des cas mais qu'à son avis les oiseaux concubins ne devaient guère avoir, sur ce plan, plus de liberté morale que les oiseaux mariés. Puis, intriguée, elle a demandé : « tu me demandes une autorisation ? », ce à quoi le héron a lâchement répondu : « pas du tout », sachant seule-ment que, s'il voulait quelque chose, c’était plutôt une information sur la réaction éventuelle de son amie au cas où sa décision eût été diffé-rente.

enquêter - chercher à obtenir une information par l’interroga-tion d’autrui. Acte de profit qui, en lui-même, n'est ni bon, ni mauvais pour le destinataire, mais peut susciter des questions. L’attestation de l’acte est intersubjective.

L'enquête est volontaire et consciente d'elle-même. On enquête par des visites, des observations directes, des inspections et des questions

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et, le cas échéant, en tirant profit d’indices ignorés d’autrui. Les pen-sées exprimées sont souvent indirectes par rapport à l’objet de l’en-quête. Elles n'ont pas à être vraies, crédibles ou sincères, il suffit qu'elles permettent d'atteindre la fin que se propose l'agent. L'enquête peut prendre un certain temps. [32] Si tout se passe bien, elle est sui-vie d'une information volontairement ou involontairement donnée, mais elle peut aussi susciter des réticences. On enquête par intérêt, stratégie, perversion, curiosité, désir de connaître autrui. Les raisons de l'enquête peuvent être énoncées ou au contraire camouflées, ce qui change évidemment la valeur morale de l'acte. Les policiers, les jour-nalistes et les sociologues sont des spécialistes de l'enquête, mais la curiosité universelle des humains sur leur entourage est aussi la cause des multiples enquêtes de la vie courante.

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LA MARGUERITEET L’AZALÉE

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Une marguerite ayant été à deux doigts de se laisser effeuiller par une branche de lilas vagabonde, se mit en retard à un rendez-vous qu'elle avait avec un azalée grognon. L'azalée n'aimant pas du tout qu'elle fût en retard à ses rendez-vous et la marguerite n'aimant pas du tout subir ses reproches, elle prétexta avoir été retenue par une vieille tante malade. Malheureusement, l'azalée venait justement de passer tout l'après-midi chez la tante en question. L'explication qui suivit fut plutôt orageuse, mais la marguerite reprit assez vite le dessus en re-prochant vivement à son ami son impatience stupide qui l'avait forcée à mentir. Dépassé par l'implacable rhétorique de la jolie fleur, l'azalée ne savait plus quoi penser, et il fut tout compte fait assez heureux que la marguerite acceptât la réconciliation.

mentir - faire en sorte qu’autrui croie quelque chose de faux sur la base de ce qu'on lui dit. Acte assertif, rarement favorable au destinataire. L’attestation de l’acte est purement subjective.

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On ment toujours volontairement, sinon consciemment. Et si, sans faire exprès, on ne dit pas la vérité, on ne ment pas. Le mensonge se fait par des mots. Les pensées exprimées peuvent faire référence à n'importe quel objet, sauf au fait du mensonge, car sinon le mensonge est non seulement découvert mais il donne lieu à des situations de cir-cularité qui, depuis longtemps, empêchent les logiciens de dormir. Les pensées exprimées doivent être crédibles pour produire leur effet mais en principe elles sont fausses ou crues fausses, sauf dans des cas particuliers, comme par exemple lorsqu'un agent s'attend à ce que le destinataire ne le croie pas et dit le vrai pour faire croire le faux. Le mensonge peut être ponctuel, répété ou durable. Il est accompli dès que l’intention de mentir est réalisée, même s’il n’obtient pas l’ effet attendu, c’est-à-dire la croyance fausse. Le mensonge apparaît sou-vent à la suite des investigations du destinataire. On ment pour toutes sortes de raisons : tirer un profit, se protéger, par pitié ou par habi-tude, et dans toutes sortes de circonstances : à des malades, des en-nemis, des intrus ou des importuns, des familiers, des électeurs. Le mensonge est souvent une facilité qu’on se donne pour ajuster le monde à l’usage qu’on veut en faire.

[33]

DEUXIÈME PARTIEAMOURS

LE CYGNE ET LA CIGOGNE

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Un cygne ayant la chance d'être aimé par une jolie cigogne, a rêvé plusieurs fois que la cigogne le quittait. Dans son dernier cauchemar, la cigogne était partie pour un pays étranger rejoindre un amant plus vieux. Le cygne volait alors après elle, arrivant avec une excitation folle dans le logement de l'autre oiseau, bousculant les volatiles et les objets qui se trouvaient là. Le plus étonnant était alors la détermina-tion de la cigogne, et sa distance irrémédiable. Le cygne se retrouvait près d'elle, sur elle, la sentant ouverte et abandonnée comme elle l'est parfois. Mais lorsqu'il lui demandait de repartir avec lui, elle refusait, disant que maintenant sa vie était ici et qu'il n'était pas question de revenir. La cigogne était devenue une étrangère, ce qui plongeait le

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cygne dans l'affolement le plus complet. Il songeait soudain à ce que pourrait être un monde dans lequel la cigogne ne serait plus auprès de lui, ne lui appartiendrait plus, serait à un autre, ferait à un autre ce qu'elle fait pour lui, serait près de l'autre comme elle est près de lui. Il avait l'impression de sombrer dans un vertige sans fin. En s'éveillant de ce cauchemar, le cygne ne ressent pourtant aucune consternation, mais plutôt une sorte d'excitation heureuse, comme si l'éventualité de l'amour de la cigogne pour un autre oiseau faisait tout le prix de son amour pour lui, comme si l'éventualité d'une trahison était un gage de sa fidélité.

trahir - contredire par ses actes la promesse ou l'accord passé avec autrui. Acte mauvais pour autrui qui libère l’agent d'un en-gagement passé mais n'est pas forcément bon pour lui. L’attesta-tion de l’acte est subjective ou intersubjective.

La trahison est volontaire, bien que parfois inconsciente d'elle-même. On trahit essentiellement par des comportements, mais aussi par des paroles qui dévoilent un secret. Les pensées exprimées évitent souvent de faire référence au fait de la trahison et, dans ce cas, sont fausses et non sincères. Mais il y a aussi des trahisons patentes ou revendiquées. La trahison est ponctuelle ou répétée. La trahison suit nécessairement un acte de confiance du destinataire, et elle est en principe suivie d'une déception et souvent d'une rupture. Celui qui n'est pas surpris d'être trahi ne l'est pas tout à fait puisque sa confiance n'était pas entière. On trahit parce que le désir de faire ce que l'on fait est plus fort que l'engagement antérieur ou encore parce qu'on se sent soi-même trahi. On trahit toutes sortes d'unions fondées sur l'amour, l'amitié, l'intérêt, le respect mutuel. Mais trahir les at-tentes ou l'espoir n'est pas forcément une trahison, si ces attentes n'étaient fondées sur aucun engagement préalable. Il existe, à côté des grandes, toutes sortes de petites trahisons qui gâtent les relations de la vie courante mais n'empêchent pas leur maintien.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Troisième partie

LES TENDRES

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TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE PÈRE CARRÈRE

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Le père Carrère avait l'âme poétique lorsqu'il était ivre. Il remontait alors l'allée principale de la cité en déclamant des discours grandilo-quents dont la rumeur publique avait surtout retenu les deux dernières phrases : « Au fond de la mer ! Au fond de la terre ! » Et les enfants qui couraient après lui, ajoutaient sur le même ton : « comme disait le pauvre père Carrère ! » Mais celui-ci ne se retournait pas, restant digne sous le gibus et la redingote qu'il ne manquait jamais de mettre lorsqu'il partait pour une soûlerie. On racontait d'ailleurs que celles-ci étaient aggravées par l'habitude qu'avaient ses amis de gratter de l'ongle dans les verres qu'il buvait, procédé réputé pour ses effets d'as-sommoir. Le père Carrère était de petite taille, mais avait épousé une grosse calabraise qui paraissait deux fois plus grande que lui et lui me-nait la vie dure. Ce n'est d'ailleurs que lorsque sa femme se montrait à l'entrée du portail de leur maisonnette, écartant avec autorité les ca-geots et les volailles qui l'encombraient, que la dignité du petit homme était prise en défaut. Il rentrait alors les épaules et baissait la tête. Quand il était à l'intérieur, on entendait parfois des cris et des sup-pliques : « Gertrude, ne me frappe plus ! ne me frappe plus » Un ma-tin, on apprit que le père Carrère était mort. Un voile glacé sembla alors s'abattre sur la cité. Un peu plus tard, les voisins qui revenaient de leurs visites à la maison funéraire déridèrent l'atmosphère en chu-chotant le récit de ce qu'ils avaient vu. La calabraise avait en effet re-vêtu son mari de la redingote et du gibus des grands jours et quêtait l'approbation des visiteurs. Le voile glacé retomba cependant lorsque le cercueil traversa silencieusement la grande allée de la cité, suivi de tous les habitants qui pleuraient le pauvre père Carrère.

se moquer - rire d’autrui, et non pas avec autrui. Acte mauvais pour autrui qui a pourtant un effet plutôt libérateur. L’attestation de l’acte est intersubjective.

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La moquerie est volontaire et consciente. On se moque par des mots, mais aussi en imitant les comportements de celui dont on se moque. Les pensées exprimées dévoilent ce qui est ridicule chez la personne moquée. C’est souvent par le contraste entre leur énorme fausseté et le lien ténu qu’elles maintiennent avec la véridicité que les pensées exprimées accablent le mieux la victime. La moquerie est ponctuelle, répétée ou prolongée. Elle suit souvent un comportement ridicule du destinataire, mais elle peut, par son fait, révéler le carac-tère ridicule du comportement moqué. Le moqueur compte sur sa vic-time pour finir d'accomplir la moquerie en acceptant le point de vue du moqueur. Une façon de rejeter la moquerie est donc de continuer à prendre au sérieux ce qui est moqué, mais c'est aussi courir le risque de rendre la moquerie encore plus cuisante. On se moque par imper-tinence, plaisir et méchanceté. La moquerie se fait en principe par la mise à l'écart de celui sur lequel on rit, mais il peut arriver que le destinataire réintègre le groupe des rieurs en se moquant de lui-même. [35] Malgré la méchanceté de la moquerie, c'est à la liberté de s'y adonner sans restriction qu'on mesure le niveau de démocratie d'un pays.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LA MARCHANDE DE FLEURS

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La vieille marchande de fleurs racontait quelquefois comment, étant jeune fille, elle fut dédaignée par un jeune homme de bonne fa-mille qui voulait l'épouser mais qui, lui rendant visite chez sa mère couturière à domicile dans un faubourg ouvrier, fut rebuté par sa condition sociale. Ayant fait le tour du logement, le jeune homme se fit confirmer que c'était bien là que vivait la jeune fille avant de dé-clarer finalement que c'était vraiment «  trop pauvre, trop pauvre » pour lui. La vieille marchande de fleurs répétait les paroles du jeune homme avec une sorte d'émerveillement amusé, comme si, malgré les années, sa surprise était restée intacte.

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dédaigner - laisser de côté la personne qui manque des qualités ou des utilités requises. Acte de séparation, qui libère de toute obligation et qui est rarement bon pour le destinataire. L’attesta-tion de l’acte est intersubjective et dépend de ses effets sur le des-tinataire.

On peut dédaigner sans le vouloir, ni s'en apercevoir, à condition cependant de n’avoir encore manifesté aucun intérêt. Il est possible de se croire dédaigné quand on ne l'est pas ou de faire semblant de dédaigner lorsqu'on ne dédaigne pas du tout, comme cela est courant dans les jeux de l'amour. Le dédain se fait essentiellement par des comportements et des abstentions. Les pensées exprimées font rare-ment référence au fait du dédain, mais, quelle que soit leur valeur, elles contribuent à ce fait. Le dédain peut être durable. Il doit être précédé d'une perception de l'objet dédaigné, sans laquelle il ne se-rait qu'une simple ignorance. Il est généralement suivi de dépit, de douleur et de ressentiment de la part du destinataire, mais parfois aussi d'amusement et de soulagement. Le dédain est moins motivé que causé par l'incapacité d'apercevoir la valeur de ce qu'on dédaigne. Brutalité courante de la vie sociale, le dédain est difficilement sur-montable car l'intérêt des hommes ne peut aller sur toutes les valeurs à la fois.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LES SOLDATSET LA PETITE FILLE

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La présence permanente des soldats dans ce quartier en état de siège avait complètement changé la physionomie de la rue. Mais cela n'empêcha pas un terroriste de jeter un jour une grenade sur une pa-trouille et de s'enfuir dans l'immeuble le plus proche. Rentrant chez elle peu après, une petite fille qui habitait l’immeuble se trouva nez à nez avec une foule de soldats encore plus dense que d'habitude, l'em-pêchant de pénétrer dans l’immeuble. Informée des raisons de cette

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mobilisation, la petite fille dit en riant qu'ils pouvaient attendre long-temps la sortie du terroriste, car il existait une autre issue, au premier étage, où se trouvait le siège d'une librairie. Les soldats se précipi-tèrent aussitôt à l'endroit indiqué et [36] arrêtèrent toutes les per-sonnes qui se trouvaient là, mais pas le terroriste, qui avait fui depuis longtemps. Dans les jours qui suivirent, la mère de la petite fille était terrorisée à l’idée que cette dénonciation candide déclenchât des re-présailles contre leur famille. Mais cette fois-là, il n’y eut aucune re-présailles, malgré la haine sourde que suscitait la brutalité des soldats.

dénoncer - rendre publique l’identité de l’auteur d’un acte supposé mauvais. Acte mauvais pour autrui, qui restreint ses li-bertés. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

La dénonciation peut être involontaire ou inconsciente d'elle-même. Elle se fait surtout par des mots. Les pensées exprimées font référence au méfait, à ses circonstances et à son auteur. Elles doivent être crédibles pour être efficaces, mais pas forcément vraies ou sin-cères. La dénonciation est ponctuelle, mais peut être réitérée. Elle suit parfois la découverte d'un méfait, mais elle peut elle-même dé-couvrir le méfait et son auteur. Elle est en principe suivie par la pour-suite du coupable : symbolique si la dénonciation est purement mo-rale, ou juridique si le méfait tombe sous le coup de la loi. Les dénon-ciations se font par civisme, intérêt, vindicte ou candeur. Elles peuvent être justifiées par l'obligation de faire arrêter certains cou-pables, mais ont parfois pour effet de mettre les témoins en situation d'avoir déjà décidé de la culpabilité de celui qui est dénoncé.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE NOM DE CLÉMENCE

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Un juge de cour d’assise désirait plus que tout que sa fille fût un peu meilleure que lui. C’est pourquoi il la prénomma Clémence. Mais comme la mère préférait le prénom de Camille, il dut user, pour la convaincre, d'arguments plus ou moins fallacieux : l’enfant s’identi-

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fiant à son prénom, mieux valait, assura-t-il, qu’il s’identifie à une vertu, voire à ce qui est peut-être la vertu suprême. Et puis Camille était un prénom de garçon qui avait souvent été porté, ce qui pouvait encombrer l'avenir de l'enfant d'une mémoire inopportune. Ni le père, ni la mère ne s'avisèrent alors que l’argument s'appliquait tout autant au prénom de Clémence, qui avait lui aussi été porté, et pas seulement par des saints. L'affaire fut entendue, peut-être simplement parce qu'à cette époque les prénoms qui se terminaient par le suffixe « -ence » commençaient à devenir à la mode. Quant à Clémence, qui n'est pas vraiment méchante et n'a pas encore fait de psychanalyse, elle s'ac-commode de son prénom : elle l'aime autant qu'elle s'aime elle-même. Ceux de ses amis qui ne connaissent pas d'autre Clémence que Clé-mence doivent penser que son prénom est celui d'une jeune fille plutôt jolie, insouciante et entreprenante. Ceux qui connaissent des Clé-mence laides et méchantes, sont peut-être obligés de faire un choix de signification. A moins qu'ils renoncent, comme certains philosophes, à chercher un sens aux prénoms, et aux noms en général ?

nommer - dédier à autrui une expression linguistique pour le faire reconnaître à l'avenir comme lui-même. Acte assertif. L’at-testation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles insti-tutionnelles.

[37]La nomination est consciente et volontaire. Elle se fait exclusive-

ment par des mots. Les pensées exprimées font référence au fait de la nomination lorsqu’il y a un baptême officiel ; sinon, il suffit d’utiliser le nom. Les attributions de nom sont vraies par définition. La nomina-tion est ponctuelle mais généralement durable, bien qu’il y ait des noms que l'on ne reçoit que pour un temps limité et qu’un même sujet puisse recevoir plusieurs noms. La nomination peut annuler un nom passé pour lui substituer un nouveau nom. Elle attend généralement d'être acceptée par ceux qui pourront nommer ou se nommer, bien qu’il arrive que le nom donné soit ensuite refusé. On nomme parce que le fait d'identifier un être comme lui-même est indispensable à toutes sortes d'autres fins. On peut nommer des personnes, ainsi que des animaux, des lieux ou des objets, mais seuls les personnes et cer-tains animaux peuvent être destinataires de la nomination. La nomi-nation se fait à l'occasion d'un acte de baptême impromptu ou solen-nel, et certains noms ont une valeur juridique.

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TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LES DOCTEURSET LA PETITE FÉE

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Une petite fée qui vivait dans une maison fréquentée par des doc-teurs, faisait l’admiration de tous par son intelligence et son sens de la répartie. Les docteurs qui se réunissaient là une fois par semaine en-traînaient la petite fée dans des conversations philosophiques où, étant parfois perdus eux-mêmes, ils ne tardaient pas à la perdre elle aussi. Ce qui la fascinait le plus, c’était la possibilité de changer le sens des expressions en changeant de niveau de langage. « Tout a un sens, avait-elle un jour demandé, mais “tout“ a-t-il un sens ? » Les docteurs se montraient ébahis par sa vivacité et son imagination, mais ne trou-vaient pas grand chose à répondre, peut-être parce que personne ne sait exactement ce qu'on peut répondre à ce genre de question. Or, ce qui n'était qu'une difficulté philosophique pour les docteurs devint à la longue, pour la petite fée, une difficulté existentielle, car elle ne com-prenait pas que ceux qui appréciaient autant son intelligence ne fussent pas capables de répondre intelligemment à ses questions. Il lui fallut un certain temps et quelques errances pour comprendre que tout le monde peut se perdre et que les égarements des docteurs ne méri-taient pas qu'elle leur dédiât le sien. Depuis lors, elle suit son chemin avec circonspection.

désorienter – indiquer à autrui une direction où il n'a aucune chance de trouver ce qu'il cherche. Acte mauvais pour autrui qui, en fait, crée des contraintes imaginaires au destinataire. L’attesta-tion de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

On peut, malheureusement, désorienter sans le vouloir et sans le savoir. On désoriente par des gestes et des mots. Les pensées expri-mées, quel que soit leur objet, sont trompeuses, même si elles sont crédibles ou sincères ou partiellement vraies. La désorientation peut être ponctuelle ou prendre un certain temps. Elle suit généralement

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une attente ou une demande de direction, mais il arrive qu'on déso-riente quelqu'un qui n'avait rien demandé. On peut désorienter par maladresse aussi bien que par méchanceté et autres [38] causes d'hostilité. On peut également s'amuser à désorienter les autres, mais il vaut mieux éviter de le faire lorsqu'on occupe certaines positions, comme celles de parent et d'éducateur. Des passants ou des policiers peuvent désorienter ceux qui leur demandent leur chemin, mais en principe cette désorientation topographique est moins grave que la désorientation existentielle.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LA BALLERINE

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Une ballerine, un jour, en eut assez. D'abord, de son professeur de danse qui n'avait qu'une approche glacée du corps féminin, puis du conservatoire qui ne savait que la faire tourner sur elle-même, et en-core de la société qui envoyait valser des hommes jeunes qu'elle croi-sait le matin sur le trottoir et avec qui elle échangeait des plaisanteries, et puis de sa mère qui avait joué à la poupée avec elle, et surtout de son père, qui entretenait des danseuses, et mentait à tout le monde en faisant comme si de rien n'était, et enfin des amis de sa mère et de son père, qui ne disaient rien, fermaient les yeux et semblaient se satisfaire que la ballerine fermât aussi les yeux, ce qu'elle fit justement jusqu'au jour où elle en eut assez. Ce jour-là, elle quitta le conservatoire pour arpenter la France dans les trains de la SNCF à la recherche de son amour. Elle vécut dans des squats, dormit dans des terrains vagues, fuma du haschich, côtoya d'autres drogues et ne vécut que la nuit. Elle tenta quelquefois d'impossibles réconciliations avec un ami qui était aussi fou qu'elle, avec sa mère et son père qui ne savaient plus quoi faire ni quoi dire et, finalement, ne trouvant plus d'issue, se crut un moment destinée au pire. Malgré cela, la ballerine a survécu. Lors-qu'elle s'est éveillée de son cauchemar, elle vit que chacun avait fait ce qu'il pouvait : changer un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout. Elle s’est alors remise à danser, mais, cette fois, pour elle-même.

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se révolter - rejeter brutalement les règles auxquelles l’agent s'était précédemment soumis. Acte d'opposition qui libère l’agent de certaines règles ou contraintes mais dont les bienfaits ne sont jamais assurés. L’attestation de l’acte est intersubjective.

La révolte est généralement consciente et volontaire, bien qu'elle puisse être imposée par les circonstances. On se révolte par des dé-clarations et des comportements de rupture. Les pensées exprimées font référence aux causes de la souffrance. Elles sont en principe sin-cères et crédibles. La révolte est ponctuelle ou durable. Elle suit gé-néralement une oppression et elle est suivie, pour l'agent, par une li-bération, même si celle-ci est de courte durée. Certaines révoltes sont réprimées. On se révolte par colère, goût de la liberté, sens de la jus-tice, esprit rebelle. Il existe toutes sortes de révoltes suivant la nature et l'étendue de l'ordre qu'on décide de ne plus accepter : politique, social, religieux, professionnel, conjugal, relationnel. Certains âges, comme l'adolescence et la jeunesse en général, sont prédisposés à la révolte. Le fait que les conséquences de la révolte soient souvent pires que l'ordre contre lequel on se révolte explique peut-être que les hu-mains ne se révoltent pas plus souvent.

[39]

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE PANTIN ET LA POUPÉE

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Un pantin étant à la veille d'un long voyage, alla un jour chercher sa jeune nièce, une poupée fantasque, devant son cours de théâtre pour lui dire au revoir. Celle-ci arriva soudain, fraîche et gaie de sa répéti-tion, embrassa son oncle et lui proposa de visiter les lieux, déserts à cette heure de la soirée. Le pantin accepta et grimpa à sa suite les deux étages d'un immeuble vétuste pour se retrouver dans une grande salle nue au plafond élevé, avec des fenêtres qui donnaient sur la rue. « Veux-tu que je te montre ce je fais actuellement ? », demanda-t-elle. « Bien sûr », dit le pantin, avec d'autant plus de curiosité que le seul

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théâtre qu'il connaissait de sa nièce était pour l'instant celui de son adolescence un peu mouvementée. Cette fois-là, la poupée travaillait Phèdre, un personnage qui ne convenait pas vraiment à son âge, mais qu'elle incarna soudain avec une force étonnante. Dès le premier mou-vement, elle ne bougea plus comme dans la vie, ne parla plus comme dans la vie, elle glissait, s'élargissait, se reprenait, donnant curieuse-ment forme au personnage tragique. Le pantin, qui n'en croyait pas ses yeux, était extrêmement ému de la voir jouer ce personnage de femme mûre. La scène se termina bientôt et la poupée redevint elle-même, demandant en riant ce que le pantin en pensait.

jouer - accomplir dans un cadre artificiel et comme s'ils ve-naient de soi des actes et des mouvements fictifs qui visent au plai-sir ou à l’émotion du destinataire. Acte d'union, bon et libérateur pour tout le monde. L’attestation de l’acte est subjective ou inter-subjective.

On ne peut jouer sans le savoir, car sinon on est simplement soi-même, mais il arrive peut-être qu'on joue sans le vouloir. On joue par des mouvements et des mots, faisant presque tout ce qu'on peut faire habituellement dans la vie, mais de façon fictive. Les pensées expri-mées peuvent être crédibles ou même vraies, mais l'acteur ne s'en-gage pas personnellement sur leur contenu, quoiqu'il puisse s'engager sur le fait de jouer, et exprimer en jouant des sentiments tout à fait sincères. Le jeu peut durer un certain temps, mais il doit être limité dans le temps car sinon, ce n'est plus du jeu mais une autre façon de vivre. Le jeu suit et précède des moments où on ne joue pas, mais il arrive parfois que la frontière entre le jeu et ce qui n'est pas le jeu demeure assez floue. On joue généralement par plaisir et pour faire plaisir, mais il existe aussi des jeux cabotins, utilitaires ou pervers qui encombrent la vie sociale. On joue sur un théâtre, au cinéma, à la télévision, en politique et parfois dans la vie courante, en profitant du jeu pour élargir les éventualités de la vie réelle.

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TROISIÈME PARTIELES TENDRES

CENDRILLONET SES FRÈRES CADETS

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Cendrillon était, au lycée, une élève extrêmement brillante, constamment première de sa classe, adulée par les professeurs et reve-nant toujours les bras encombrés de livres les soirs de distribution de prix. À dix-sept ans, elle passa son baccalauréat avec toutes les men-tions [40] désirables et se préparait naturellement à de longues et belles études supérieures. Mais sa mère qui assurait seule la charge de la famille et devait encore élever quelques petits frères, lui demanda de se mettre immédiatement au travail. Cendrillon fut profondément déçue et mortifiée mais s'exécuta docilement et ne tarda pas à trouver un emploi honorable. Les frères ignorèrent longtemps les conditions dans lesquelles Cendrillon avait dû arrêter ses études. Lorsqu'un jour ils en ont parlé avec elle, ils s'aperçurent qu'elle avait longtemps re-proché à sa mère de l'avoir mise au travail trop tôt et privée ainsi d'un meilleur avenir. Ils eurent aussi l'impression que ce reproche leur était aussi adressé, à eux qui, venus plus tard, eurent la chance de pour-suivre leurs études alors qu'ils étaient infiniment moins brillants.

reprocher - faire référence à un mal subi dans le passé par la faute d’autrui. Acte mauvais pour autrui qui n'est pas non plus très bon ni vraiment libérateur pour l’agent. L’attestation de l’acte est intersubjective.

Le reproche est rarement inconscient de lui-même, bien qu'il soit parfois involontaire. On ne peut reprocher que par des mots car il ne suffit pas de montrer le mal, il faut aussi expliciter la faute. Les pen-sées exprimées font référence au mal commis par le destinataire et à ses conséquences. Elles sont généralement sincères, mais pas forcé-ment vraies. Le reproche peut être ponctuel ou répété. Il se rapporte essentiellement au passé, mais il n'est pas impossible de reprocher à quelqu'un son intention de faire quelque chose dans l'avenir. Le re-proche doit suivre un mal ou une injustice du destinataire, même si

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celui-ci n'était pas conscient du mal. Le reproche est suivi d'une ex-cuse ou d'un reproche en retour. Il est motivé par une souffrance mo-rale. À la différence de l'accusation qui se rapporte plutôt à des actes notoirement sanctionnés, le reproche peut désigner n'importe quel acte privé ou public qui se révèle mauvais ou injuste pour un sujet. Le reproche découvre le mal dans la vie courante là où parfois nul ne l'attendait.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

L’OURS BLANCET L’OURS BRUN

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L'ours blanc et l'ours brun étaient les meilleurs amis du monde, jusqu’au jour où ils se fâchèrent. Lorsqu'il y pense, l’ours brun n'ar-rive pas à retrouver les raisons précises de cette brouille. Il devait en fait y avoir beaucoup de raisons, la principale étant que l’ours brun ne prenait à l'époque aucun soin des autres, n'en tenait pas compte, se prenait lui-même pour un centre du monde, croyait que tout lui était dû, se croyait tout permis, n'écoutait pas ce qu'on lui disait, n'en faisait qu'à sa tête, n'était pas mauvais à proprement parler mais pouvait, d'une certaine façon, être abject. L’ours blanc ne supportait plus l’ours brun, avait, comme il le lui dit le jour de l'explication finale, la mort dans l'âme quand il était avec lui, était miné par sa relation avec l’ours brun qui, au lieu de lui faire du bien, l'entraînait dans une quête qui n'était pas la sienne, l'empêchait de réaliser ses propres fins et, au fond, le torturait. Le dernier soir, la dispute se termina par des éclats de voix, au point que l’ours blanc se leva et partit, poursuivi par l’ours brun qui criait encore. Le dernier mot de l’ours blanc fut pour s'éton-ner [41] que l’ours brun voulût encore avoir le dernier mot. La brouille a duré plusieurs années, mais il arriva que l’ours brun connût la crise personnelle la plus grave de sa vie. Dans son monde qui chan-celait, il ressentit un besoin essentiel de l'amitié de l’ours blanc, de son aide et de son soutien. Il le fit prévenir et ils prirent rendez-vous

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dans une petite grotte. L’ours blanc n'avait presque pas changé, mais lorsque l’ours brun lui proposa un peu de miel de sapin, il dit qu'il n'avait plus de goût à ce miel. Il était un peu sur la défensive, mais écoutait attentivement ce que lui disait l’ours brun. Ce premier entre-tien fut assez bref, mais quelques semaines plus tard, lorsqu'ils se re-virent, l’ours brun sut que l’ours blanc était prêt à lui apporter l'aide dont il avait besoin.

pardonner - faire savoir à autrui qu'un ne lui tiendra plus ri-gueur dans l'avenir d'un mal subi par sa faute. Acte bon pour au-trui qui élargit sa liberté et le met à l'abri de maux futurs. L’attes-tation de l’acte est subjective et intersubjective.

On ne pardonne que volontairement, même si on peut ne pas le savoir immédiatement. Le pardon s'effectue par des mots et par l'ab-sence des gestes et comportements qui pourraient contredire la posi-tion subjective du pardon. Les pensées exprimées peuvent faire réfé-rence au fait du pardon. Elles doivent être sincères, vraies et cré-dibles, car un pardon prétendu ou invraisemblable ne peut pas être un pardon. Le pardon peut être ponctuel ou progressif et il doit être durable. Il rend possible un futur sans mal. Seul l’agent qui a subi le mal peut pardonner. On pardonne par bonté ou conviction morale. Le pardon n'a pas besoin de justification. On pardonne des fautes et des crimes, à condition d'être celui qui les a subis et d'avoir aussi la li-berté de ne pas pardonner.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LA BOSSA-NOVAET LA BOURRÉE

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Il y avait autrefois dans Paris une bossa-nova qui jouait magnifi-quement de la guitare argentine et offrait du café en apéritif à ses au-diteurs. Rencontrant un jour une bourrée auvergnate qui jouait de la vielle à roue et s'était égarée dans la capitale, la bossa-nova sympathi-sa avec elle et lui proposa d'échanger des rythmes, ce que la bourrée

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accepta volontiers. Les relations de la bossa-nova et de la bourrée étaient cependant assez tourmentées, car la bossa-nova aimait la bour-rée d'un amour non réciproque, ce qui procurait à celle-ci une désa-gréable impression de puissance. Connaissant le goût de la bourrée pour les instruments à cordes, la bossa nova arriva un jour chez elle avec une boite contenant un violon sur lequel son père avait étudié pendant son enfance. C'était un violon français de bonne facture du début du vingtième siècle qu'elle voulait offrir à la bourrée. Celle-ci commença par refuser le cadeau, mais la bossa-nova insista et la bour-rée garda le violon. Leur amitié cependant ne dura pas et les deux danses se perdirent bientôt de vue. La bourrée conserva de cette rela-tion un souvenir mitigé, se reprochant d'avoir autant reçu et si peu ren-du à cette danse de passage qui jouait si bien de la guitare argentine.

[42]donner - Remettre un bien pour toujours et sans rien deman-

der en échange. Acte bon pour autrui, susceptible de créer un sen-timent de dette et de susciter un retour. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

On ne peut donner sans le vouloir ni le savoir. Le don se fait par la remise de ce qui est donné ou par des mots qui autorisent la prise de possession. Les pensées exprimées confirment en principe le fait du don, et, dans ce cas, elles sont vraies si le don est sincère et effec-tif. Le don est ponctuel. Il se rapporte au présent, et éventuellement à une attente passée du destinataire, mais pas à un contre-don futur, car sinon c'est une offre et un commerce plutôt qu'un don. Le don peut néanmoins suivre une demande ou un don du destinataire car un don en retour est encore un don, tant qu'il n'est pas exigé. On donne par bonté, amour, générosité, solidarité ou mimétisme. On donne à des proches ou des étrangers, à l'occasion des fêtes, des anniver-saires, des crises économiques, des guerres ou des catastrophes. Il y a des choses qu'on ne peut pas donner, soit parce qu'elles ne nous ap-partiennent pas, soit parce qu'elles sont trop immatérielles. Mais la détermination de ces choses ne va pas de soi. Le don est un acte de paix par excellence.

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TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE COQ, LE RENARDET LA JOLIE PINTADE

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La soirée battait son plein et le coq restait dans son coin, non loin du buffet où se trouvait aussi un canard qu'il connaissait à peine, mais qui avait l'air aussi mal à l'aise que lui. Ils engagèrent la conversation et l'autre eut ce mot que le coq n'avait jamais entendu  : « je ne suis pas syntone ». « Je ne le suis pas non plus », répliqua le coq. Cela les fit rire et, indiscutablement, les mit tous deux en « syntonie » immé-diate. Etant l'un et l'autre férus de philosophie, ils entamèrent une conversation sur la meilleure façon de ne pas rester idiot. Puis, le ca-nard connaissant beaucoup plus de monde parmi les invités, ils pour-suivirent naturellement leur discussion sur les gens les plus fréquen-tables de la soirée. Et comme la jolie pintade qui recevait était venue se mêler à leur débat sur les idées et les personnes fréquentables et que cela les avait rendus définitivement concertant les uns avec les autres, ils prirent des dispositions pour se revoir dans les jours qui sui-virent. Ils furent alors, pendant plus d'un an, le trio le plus inséparable que l'on n'ait jamais vu dans toute la basse-cour, ne faisant jamais rien sans que l'un des deux autres le sût, jusqu'à ce qu'un jour pourtant, l'amour sincère de l'un pour une qui n'était pas de leur bande, réduisît à néant leur belle amitié et les laissât, bien sûr, complètement décon-certés.

se concerter - prendre des dispositions communes pour régler des activités présentes et futures les unes par rapport aux autres. Acte d'union qui est bon en principe pour tous les partenaires et n'apporte que des limites utiles à la liberté de chacun. L’attesta-tion de l’acte est intersubjective.

La concertation est en principe volontaire et consciente. Elle se fait par des paroles, surtout quand elle implique l'élaboration de plans complexes, mais on peut aussi, semble-t-il, [43] se concerter de façon purement pratique. Les pensées exprimées font référence à ce qu'il y a à faire ensemble. Il est préférable qu’elles soient sincères,

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vraies et crédibles pour que la concertation n'échoue pas. La concer-tation peut prendre un certain temps et suit généralement l'apparition de signes d'intérêt commun, d'amitié ou de complicité. On se concerte pour le meilleur et pour le pire - mais dans ce cas on est plutôt dans le complot -, et parce qu'on a besoin d'autrui pour accomplir ses fins, quelles qu'elles soient. On se concerte entre amis, époux, collègues, voisins, alliés, mais aussi entre bandits.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LA GAZELLEET LE RENARD

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La gazelle aime tout ce qui vient de ses amis, les repas qu'ils lui servent, la maison dans laquelle ils la reçoivent, les habits qu'ils portent, les travaux qu'ils font, les loisirs qu'ils prennent. Elle aime aussi tout ce qui vient des étrangers, les pays éloignés dans lesquels elle voyage, les gens qu'elle rencontre, les maisons qu'elle habite, et elle se garde la plupart du temps de critiquer quoique ce soit. Et non contente de tout aimer, elle le dit sans cesse, couvrant d'éloges le plat le plus ordinaire, le paysage le plus commun, l'ornement le plus banal, l'idée la plus triviale. La renarde, qui est indulgente, est à peine aga-cée. Le renard, qui l'est moins, est un peu irrité, mais il est également soupçonneux. Ce n'est pas qu'il doute de la sincérité ou du désintéres-sement des compliments de la gazelle. Son soupçon porte plutôt sur leur caractère unilatéral, qui masque peut-être chez elle d'immenses déceptions. Le renard admire sans réserve l'extrême politesse et la force morale qui permet à la gazelle de n'exprimer que de bons senti-ments. Mais il s'est senti rassuré lorsqu'il l'a enfin surprise à risquer une mauvaise pensée sur l'inégalité foncière qui sépare des prédateurs de leurs proies ou à observer attentivement le déroulement d'une mé-chanceté de la vie quotidienne. Rassuré, mais aussi un peu déçu.

complimenter - exprimer le bien qu'on pense des actes passés ou présents d’autrui ou de quelque chose qui leur appartient. Acte

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bon pour autrui. L’attestation de l’acte est subjective et intersub-jective.

Le compliment est généralement conscient et volontaire, mais par-fois un peu machinal. Les pensées exprimées font référence aux quali-tés du destinataire. Elles doivent être sincères et crédibles, même si elles ne sont pas tout à fait vraies. Le compliment peut être ponctuel ou répété. Les compliments sont généralement suivis de remercie-ments, mais ils peuvent aussi ne pas être acceptés si par exemple le destinataire craint un excès du bien-dire qui ferait de l'acte une flatte-rie. Les compliments ne poursuivent aucune fin et peuvent avoir lieu chaque fois qu'on a des raisons de se réjouir des qualités d'autrui. Et sans cette réjouissance vraie, le compliment devient une flatterie. Il existe aussi des compliments que l'on fait sur ordre, conformément à un rituel, par exemple lors de la visite d'une personnalité, et qui ex-priment une satisfaction collective plutôt que personnelle. Le compli-ment entretient [44] le lien civil car la vie sociale serait découra-geante si personne ne disait jamais à personne le bien qu'il pense de lui.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

L’ENFANT ET LE VÉLO

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Un âne observe un enfant de trois ou quatre ans qui se promène en vélo avec sa mère sur un chemin de campagne. L’enfant interrompt de temps en temps le roulement chaotique des petites roues auxiliaires pour aller voir ce qui se passe au bord de la route, ici une poule que le bruit a mise en fuite, là un gros escargot qui n'a pas échappé à son œil perçant. Mais quelquefois aussi il s'arrête simplement pour ramasser ce qu'il appelle une fleur : une tige à moitié fanée ou un reste de char-don. Comme il aime commenter ce qu'il fait, il dit qu'il cueille un bou-quet et, l'offrant à sa mère : « voilà des fleurs pour toi, tu en veux en-core une, elles sont belles ». « Comme tu es gentil ! », répond la mère, radieuse, et l'enfant rit de plaisir en faisant des bruits de gorge et en

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rejetant la tête en arrière. Puis, entièrement satisfait de cette brève ef-fusion, il remonte sur sa bicyclette et reprend sa promenade. L’âne le regarde s’éloigner avant de retourner brouter l’herbe du pré.

réjouir - rendre heureux. Acte bon pour autrui, presque tou-jours bon aussi pour l’agent. L’attestation de l’acte est intersub-jective.

La réjouissance d'autrui peut être involontaire et inconsciente d'elle-même. Elle se fait par des comportements ou des paroles. Les pensées exprimées ne requièrent aucune valeur particulière. La ré-jouissance peut être durable mais ne se rapporte qu'au présent, car le bonheur de l'instant ne garantit jamais celui du moment suivant. La réjouissance d'autrui est généralement suivie d'actes bienveillants en retour tels que des remerciements ou des cadeaux. Il arrive, lorsqu’on est aimé, qu'on réjouisse autrui par son propre bonheur, mais c'est souvent en pensant au plaisir ou au bonheur d'autrui qu'on a le plus de chance de le réjouir. La réjouissance d'autrui peut être suscitée par la bienveillance, la compassion ou l'intérêt, voire l'inadvertance. Une des chances de la société civile, c'est que les gens se plaisent et se réjouissent mutuellement, même si ce n'est que de temps en temps.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE GROS CHATET LA PETITE FILLE

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Le gros chat aime beaucoup l'une des poupées de sa jeune maî-tresse, peut-être parce qu'elle a un nœud rouge dans les cheveux, peut-être parce qu'elle a une taille qui convient juste à son tour de patte, peut-être parce qu'elle a une odeur particulière. Quand la petite fille a les yeux tournés, il arrive que le gros chat vienne toucher la poupée, soulève d'un coup de museau la paupière qui se referme toute seule, ôte une chaussette avec les dents, essaie de défaire le nœud, ce qui la décoiffe. En général, la petite fille n'est pas contente quand elle dé-couvre le résultat, et le gros chat doit aller se coucher dans son panier,

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ce qui ne l'empêche pas de recommencer. Ces derniers temps, le gros chat a changé de tactique et, au lieu de prendre en cachette ce que la petite fille lui refuse, il fait mine de demander en poussant de [45] brefs miaulements, mais la réponse n'est jamais favorable. L'autre jour pourtant, sans raison apparente, la petite fille s'est laissée émouvoir : elle lui a tendu la poupée.

accepter - Laisser obtenir ce dont l'obtention dépend de soi. Acte humble qui, habituellement, réduit la liberté de l’agent. L’at-testation de l’acte est intersubjective.

On peut accepter sans vraiment le vouloir, parfois même sans s'en rendre compte. Accepter la demande d'autrui n'est pas encore y consentir, pas plus qu'accepter un destin funeste ne revient à y consentir. L'acceptation se fait par des mouvements ou des absten-tions. Les pensées exprimées font parfois référence au fait ou à l’objet de l'acceptation Leur valeur a peu d'incidence sur le sens de l'acte car elles peuvent être différentes, voire contraires, de l‘acte, comme par exemple lorsqu'on dit  : «  je ne veux pas », en se laissant faire. L'acceptation est ponctuelle ou durable. Elle suit toujours une de-mande, ou pour le moins un désir d'obtenir car, sans cela, elle serait peut-être un don, mais pas une acceptation. Il peut cependant arriver que l'autre ne prenne pas ce qu'on accepte de lui laisser, ou qu'il prenne ce qu'on ne voudrait pas lui laisser. On accepte généralement sous l'effet de l'insistance, de la compassion, de son propre désir, de la lassitude, du changement d'avis, du mépris, voire de la contrainte. On accepte aussi pour faire plaisir ou dans l'attente d'un bien en re-tour. On accepte les demandes de ceux qui sont en droit de demander quelque chose, par exemple dans la distribution des biens sociaux, mais aussi quelquefois les demandes indues auxquelles on ne peut se soustraire.

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TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE NEVEU DU GOÉLAND

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Le goéland a atteint un âge de la vie où il est difficile de faire des confidences à qui que ce soit. Il ne peut tout dire à la mouette, qui est surtout sa compagne, ni à ses vieux amis, qu'il ne voit plus assez sou-vent, ni aux oiseaux qui fréquentent sa plage tourmentée et qui ne sont pas là pour écouter ses histoires, quoique certains ne se privent pas de hurler les leurs dans le vent. Ce qui rend au goéland la confidence dif-ficile, c'est qu'il n'a plus la spontanéité et la légèreté de la jeunesse sans lesquelles la confidence aurait tôt fait de paraître complaisante, suspecte, vaniteuse ou intéressée. Aucune chose importante qu'il vou-drait confier ne pouvant être impunément séparée de toutes les choses qui ne peuvent être dites en quelques mots, le goéland se tait. Prison-nier de sa solitude, il se demande parfois si son jeune neveu, qui vient tout juste d'atteindre l'âge où les confidences sont le plus admissibles et impérieuses, a déjà trouvé celui ou celle à qui il peut dire tout ce qui lui passe par la tête. Le neveu ne lui faisant pas de confidences, le goéland n'en sait rien.

faire une confidence - dire quelque chose qui se rapporte à son intimité et que son interlocuteur n'est pas sensé savoir ni divul-guer par la suite. Acte assertif qui peut donner un certain pouvoir au destinataire. L’attestation de l’acte est subjective et intersub-jective.

[46]La confidence est nécessairement volontaire et consciente, sinon il

s'agit plutôt d'une révélation par maladresse. La confidence se fait uniquement par des mots. Les pensées exprimées font référence à l'objet secret. Elles doivent être sincères et aussi vraies que possible. Chaque confidence est ponctuelle, bien qu’elle soit généralement as-sociée à d’autres confidences. Elle n’est pas répétable, du moins sur le même sujet et à la même personne, et elle est accomplie dès qu’elle est énoncée. La confidence requiert un certain niveau d’ignorance

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préalable du destinataire, ou au moins une croyance de l’agent en cette ignorance. Elle peut suivre toutes sortes d'actes, quoiqu'elle soit plus facile à faire à la suite d’actes bienveillants. On se confie pour faire partager une souffrance, se soulager d'une faute ou d'un secret, introduire autrui dans sa vie privée et lui donner ainsi une marque de confiance ou d'amour. On fait des confidences à des amis, des proches, mais parfois aussi à des inconnus, dont on n'a pas à redou-ter la révélation du secret.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LES SOUVENIRSDU PÉLICAN

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Il était une fois un jeune pélican qui avait une drôle de façon de raconter les voyages qu'il faisait ou les aventures qui lui arrivaient. Il détaillait toutes les circonstances dont il avait le souvenir, comme si en omettre une seule eût été une trahison. Evidemment, les récits du-raient un peu trop longtemps et ses parents, ses amis, ses compagnons, l'incitaient à les abréger, à les condenser, à les résumer, ce qu'il ne fai-sait jamais qu'à contre cœur. En grandissant, le pélican améliora peu à peu son art du récit, évitant certains détails inutiles et apprenant à mé-nager intrigues et rebondissements. Mais c'était toujours avec le même plaisir qu'il rendait compte des circonstances précises et de l'ordre des événements. Il donnait l'impression de regarder dans une direction intérieure où les choses auraient été, non pas déposées, mais pour ain-si dire encore présentes, continuant de produire leur impression et leurs effets, avec la même fraîcheur que la première fois. Le pélican adulte a fini par élargir son talent de conteur à des mondes imaginaires dont il aime aussi faire le récit, avec la même précision scrupuleuse. En l'écoutant aujourd'hui, on pourrait penser qu'il existe un ordre des choses impérieux dont le souvenir est tributaire, particulièrement chez les âmes éprises de vérité comme celle du pélican.

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raconter - dire comment les choses se sont passées. Acte asser-tif, qui introduit autrui à un monde nouveau, même s’il en avait déjà connaissance par une autre voie. L’attestation de l’acte est intersubjective.

On raconte consciemment, mais pas toujours très volontiers. Le récit se fait par des mots. Il a le pouvoir de confondre des événements réels ou fictifs, extérieurs ou intérieurs, dans la même structure nar-rative qui donne vie et réalité même à ce qui n'en a pas. Les pensées exprimées font référence à tout ce qui a pu se produire en réalité ou en imagination. Elles ne doivent être vraies, sincères ou crédibles que dans les récits qui prétendent à la vérité et qui relèvent plutôt du témoignage. Chaque récit particulier donne des indications [47] sur les critères sous lesquels il convient de l'apprécier : réalisme des faits, vérité historique, cohérence narrative, richesse imaginaire. Le récit se rapporte nécessairement à un moment antérieur à la narra-tion. Il prend généralement un certain temps et n’est pas accompli tant que le signal de fin n’a pas été donné par le narrateur. Le récit suit quelquefois des demandes d'information. On raconte pour infor-mer, distraire, faire plaisir, mais aussi pour alimenter la mémoire du passé. L'histoire, la déposition judiciaire et le roman sont les genres principaux du récit. On a cru un moment que tous les discours sur l'homme étaient narratifs, car on pensait qu'il n'y avait rien à ap-prendre d'essentiel sur lui en-dehors de ses histoires, mais on s'est probablement trompé.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

LE COUPLE DE CHEVREUILSET LE FAON

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Un couple de chevreuils faisait un voyage dans une contrée sau-vage avec un faon qui commençait à peine à marcher. C'était le début de l'automne et le temps était encore assez doux. Passant sur un pont haut perché au-dessus d'une rivière majestueuse, les chevreuils firent

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une halte pour se reposer. Et tandis que le petit s'était endormi sur le pont, ils s'abandonnèrent un moment à la flânerie sur les rives escar-pées, contemplant les eaux boueuses qui se précipitaient dans le lit du torrent, suivant des yeux les aléas des bouts de bois dans le courant et se laissant piquer par les vapeurs humides qui remontaient jusqu'à eux. Mais lorsqu'ils revinrent sur le pont, le faon avait disparu. Non loin de là s'ouvrait une forêt profonde qui fermait entièrement la pay-sage. Les chevreuils se précipitèrent en appelant le petit par son nom. La forêt était facilement pénétrable et montait en pente douce sur les collines avoisinantes. Ils divaguèrent un moment sous les premiers arbres en cherchant derrière les bosquets. Leur absence avait été assez brève et le faon ne devait pas être loin, mais ils ne l'apercevaient nulle part. S'enfonçant un peu plus dans la forêt, ils continuèrent d'appeler. Dans des cas pareils, l'angoisse et le désespoir peuvent venir assez vite. Mais au moment même où tout allait basculer, ils entendirent une voix qui répondait : « je suis là ». Le faon était assis au milieu d'une clairière, en contemplation devant une amanite, quelques feuilles mortes collées sur le fin duvet de son poitrail.

répondre - exprimer un contenu qui complète ou corrige un propos de l’interlocuteur. Acte assertif qui ne satisfait pas forcé-ment celui qui pose la question. L’attestation de l’acte est inter-subjective.

On peut répondre sans le vouloir mais pas vraiment sans s'en apercevoir. On répond par des mots ou des manifestations physiques. Les pensées exprimées font référence au fait et à l'objet de l'interpel-lation. Elles doivent être adéquates à ce qui, dans la question ou le propos, est susceptible d’être complété. La réponse peut être ponc-tuelle, progressive, étalée dans le temps, pouvant durer, le cas échéant, une vie entière. Il est parfois difficile de savoir à quel mo-ment la réponse est complète mais elle a toujours une valeur de liai-son avec la parole ou les comportements d'autrui, même lorsqu’elle n’est pas du tout attendue. La [48] réponse suit généralement une question, un appel, une interpellation ou une manifestation d'intérêt mais, au sens de controverse, on peut répondre à n’importe quel pro-pos ou comportement jugé problématique. On répond souvent par obligation, sans qu'on sache très bien si cette obligation est morale, conventionnelle, ou organique. Lorsque la perception de l'appel ou de l’interpellation ne fait aucun doute, l'absence de réponse suscite tou-

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jours une interrogation sur ses raisons, car le cas normal est la ré-ponse plutôt que la non réponse. Il existe des réponses plus ou moins dramatiques suivant le niveau d’angoisse ou d’arrogance de celui qui interpelle, et d’attention ou de courage de celui qui répond.

TROISIÈME PARTIELES TENDRES

L’HIRONDELLEET LE MARTINET

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Le martinet a passé un de ses plus beaux mois de mai à manifester en faveur du printemps, en compagnie d'une hirondelle qui avait été l'oiseau de cœur d'un de ses meilleurs camarades. Le couple s'était ensuite séparé et l'hirondelle ne volait plus désormais qu'en compa-gnie de sa mère, et parfois du martinet qu'elles rencontraient par ha-sard au début de chaque cortège. Suivant l'usage démonstratif du temps, elle passait une aile sous celle du martinet, une autre sous celle de sa mère, et tous trois divaguaient dans le ciel au milieu des autres oiseaux pendant toute la soirée. Le martinet n'avait guère l'occasion de lui parler, mais ils chantaient ensemble les airs du temps et se sou-riaient. Ils se perdaient lorsque le vol était arrêté par le soir qui tom-bait ou les oiseaux de nuit qui disloquaient leurs rangs. Les plus intré-pides faisaient quelquefois mine de résister au vol lourd des rapaces, tandis que les autres se dispersaient sur les arbres et les fils avoisi-nants. Vers la fin du mois de juin, le martinet aperçut l'hirondelle, tou-jours par hasard, non loin de la rivière et osa lui adresser la parole, presque pour la première fois. Mais ils étaient déjà liés par leurs défi-lés communs et, tout en voletant près d'elle, il posa une aile sur son cou. Puis vint l'hiver et l'hirondelle s'envola vers des terres lointaines. Au printemps suivant, le martinet alla souvent rôder près de la rivière, mais l'hirondelle ne se montra pas. N'y tenant plus, il demanda de ses nouvelles à l'oiseau qui l'avait connue pour apprendre qu'elle avait été écrasée par un camion sur une route du Sud.

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s'associer - s'entendre avec autrui pour faire aboutir des fins communs. Acte d'union qui favorise un bien commun, moyennant une certaine limitation des libertés respectives. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

L'association n'est pas toujours décidée, mais elle devient tôt ou tard consciente d'elle-même. On peut s'associer par des activités com-munes, des paroles, des actes juridiques. Les pensées exprimées peuvent concerner l’objet ou le fait de l’association. Dans ce cas, elles doivent être crédibles et éventuellement sincères et vraies. L'as-sociation peut être progressive ou immédiate. Les associations peuvent durer un certain temps, mais les associations éphémères sont parfois les plus belles. L'association suit évidemment une rencontre, mais toute rencontre n'est pas suivie d'une association, laquelle exige plaisir, but [49] ou intérêt commun et bonne entente. On s'associe pour entreprendre, se défendre, satisfaire un goût commun, honorer une obligation, et souvent aussi par le seul fait des circonstances qui rapprochent les personnes. On s'associe dans les manifestations, mais aussi dans la vie de quartier, de travail ou d'école. Les associations sont informelles, ou instituées et dotées d'un statut légal.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Quatrième partie

PETITS MAÎTRES

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE MAÎTREET LES PETITS LAPINS

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Il y avait autrefois dans un cours élémentaire un maître lapin qui punissait les petits lapins de la façon suivante : il appelait l'élève près de lui et, en souriant, lui caressait les joues des deux pattes pendant quelques secondes. Le suspense, car il y en avait un, était de savoir s'il frapperait la joue droite, la joue gauche ou si, vraiment très mécontent, il frapperait les deux joues à la fois. Le maître paraissait toujours très satisfait de sa punition, et la classe, terrorisée, marchait au pas. Aucun lapin ne pouvait espérer échapper à la punition, mais quelques-uns devaient attendre un certain temps avant d’expérimenter l'impression que produit sur la peau la succession de la caresse et de la gifle vio-lente. Ce fut le cas en particulier d'un lapin blanc et noir qui avait été victime d'une fracture de la patte et de plusieurs deuils familiaux au cours du premier trimestre, ce qui lui valut d'être épargné jusqu'au printemps. Mais sans doute s'était-il trop enhardi, car un jour où il s'y attendait le moins, il fut appelé à son tour par le maître. Celui-ci le regardait avec son sourire habituel, dans lequel le lapin décelait ce-pendant une note supplémentaire qui semblait dire : « te voilà donc enfin ». Ayant été longtemps privé, le maître, cette fois-ci, accomplit la cérémonie avec un soin particulier : longue caresse et, bien sûr, double gifle. Les joues brûlantes, les oreilles bourdonnantes et les yeux pleins de larmes, le lapin blanc et noir regagna sa place sans dire un mot, en hurlant intérieurement.

punir - infliger le mal pour le mal au nom d'une instance supé-rieure. Acte mauvais pour autrui qui le prive de liberté mais qui, dans certains cas, peut avoir une utilité, même pour le destina-taire. L’attestation de l’acte est soumise à des règles institution-nelles.

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La punition est généralement volontaire et consciente, mais il peut arriver qu'on punisse indirectement et sans vraiment le vouloir. La punition se fait par des comportements, des gestes, des coups, des abstentions ou des mots blessants. Les pensées exprimées peuvent faire référence aux raisons de la punition mais, dans ce cas, elles ne sont pas forcément vraies ou crédibles. La punition est ponctuelle ou durable. Elle doit suivre un mal commis par le destinataire, sinon elle est injuste. Elle doit aussi être proportionnée au mal commis, car si-non elle est également injuste. Si l'agent est lui-même victime du mal, la punition est davantage une vengeance, même s'il est couvert par une instance supérieure. Les motifs de la punition sont rarement clairs : garantie de menaces antérieures et ultérieures pour assurer un effet de dissuasion, restriction effective sur la transgression d'une règle ou d'une loi, exigence « morale » de faire souffrir un coupable autant que sa victime ? Les tribunaux, les parents et les professeurs sont les principaux dispensateurs de punition. Mais tandis que les pa-rents et les professeurs ordonnent et accomplissent les punitions, les tribunaux les font [51] accomplir par d'autres, comme les gardiens de prison. La punition est toujours un échec de la bonne entente et de la civilité.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE PRÊTRE

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Un garçon de douze ans, qui était très pieux, avait l'habitude, sui-vant l'usage ancien, de faire précéder chacune de ses communions par une séance de confession. Le même prêtre qui, le dimanche, montait en chaire pour de grandes diatribes politiques, se tenait cette fois dans l'ombre du confessionnal et l'interrogeait en chuchotant sur ses pé-chés, ce qui impressionnait beaucoup le garçon qui ne connaissait pas encore tous les péchés possibles. C'est ainsi par exemple qu’il décou-vrit le péché d'impureté, auquel d'abord il ne comprit rien. Le prêtre demandait s'il avait été impur, et le garçon répondait qu'il avait menti, qu'il s'était mis en colère, qu'il avait désobéi, mais l'autre insistait :

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« ce n'est pas de cela qu'il s'agit ». Ayant interrogé le garçon plusieurs fois de suite sur ses impuretés éventuelles et n'ayant reçu que des ré-ponses évasives, le prêtre agacé mit les points sur les i, avec tous les détails nécessaires. Le garçon, qui n'avait encore jamais entendu par-ler du plaisir solitaire, fut ébahi, heureux de ne pas s'être rendu cou-pable de l'impureté en question, mais terriblement désireux d'en savoir un peu plus sur le sujet. Après la confession, il alla se renseigner au-près des meilleures sources, un camarade qui en savait long sur le su-jet et qui lui dit sans ambages tout le bien qu'il pensait de l'opération. Le garçon s'y mit donc à son tour, mais renonça désormais à aller se confesser.

suspecter - supposer autrui coupable d'un acte mauvais. Acte mauvais pour autrui qui peut cependant être bon pour un tiers. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

La suspicion peut être involontaire, mais pas inconsciente d'elle-même. Elle se manifeste généralement par des comportements inso-lites ou des questions. Les pensées exprimées évitent généralement de faire directement référence à l'objet de la suspicion. Une suspicion complètement ouverte n'est d'ailleurs plus vraiment une suspicion, mais plutôt une accusation. Les pensées exprimées n'ont pas à être sincères ou crédibles. La suspicion peut être ponctuelle ou prolongée. Elle est suivie de mesures de précautions si elle concerne des actes que le destinataire a des raisons de vouloir cacher ; mais elle peut aussi entraîner des protestations si la suspicion est jugée abusive ou sans objet. On soupçonne par devoir professionnel ou propension ca-ractérielle, mais aussi quelquefois parce qu'il existe réellement un mal dont on cherche le responsable. Il existe certains spécialistes de la suspicion, par exemple dans la police. La suspicion repose sur un manque de confiance qui peut surgir dans toutes les circonstances de la vie sociale.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

L’ONCLE

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Il était une fois un oncle opulent et corpulent qui exerçait une grosse influence sur toute sa famille. Propriétaire foncier dans une province reculée, il venait en ville deux fois par an pour régler des affaires. Il en profitait pour rendre visite à des parents pauvres qui, ayant contracté une dette à son égard, devaient le recevoir dans le petit logement qu’ils occupaient dans une cité ouvrière. Gros mangeur et beau parleur, l’oncle imposait sa prestance et son ordre dans toute la maisonnée. N'ayant pas d'enfant lui-même, il portait un intérêt particu-lier à la fille unique de la famille, une jolie écolière dont la conduite le tracassait beaucoup. En grandissant, celle-ci commençait à aller au bal et avait soif de liberté. L'oncle ayant décidé de surveiller de près les sorties de la jeune fille, la mère se sentait obligée de rendre des comptes à chacune de ses visites, devant le père qui adorait sa fille mais qui n’osait rien dire. L'oncle écoutait le récit avec attention et, lorsqu'il y avait eu des incartades, il faisait gravement la leçon à toute la famille. L’écolière recevait la réprimande en silence, avant d'aller pleurer de rage dans un coin de la maison, sans savoir que son père en faisait autant dans l’arrière-cuisine.

surveiller - s’assurer qu’autrui respecte un ordre qui lui est imposé. Acte directif qui limite la liberté du destinataire pour son bien, pour un intérêt général, ou pour des motifs propres à l'agent. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

On surveille en principe volontairement, mais quelquefois sans s'en rendre compte. La surveillance se fait par des questions ou des observations directes, éventuellement à l'insu de celui qui est sur-veillé. Les pensées exprimées font référence à l'activité de la personne surveillée ou aux prérogatives de celui qui surveille. Elles ont surtout

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une valeur pratique. La surveillance dure généralement un certain temps. La surveillance est suivie d'explications, d'excuses ou de justi-fications, si le destinataire l'accepte, mais celui-ci peut aussi la reje-ter et essayer de s'y soustraire. On surveille par obligation fonction-nelle, sens de la responsabilité, intérêt personnel, autoritarisme ou curiosité malsaine. La surveillance se fait dans les familles, comme dans la fable, ou bien à l'école ou dans les entreprises. Mais elle est devenue, dans les sociétés modernes, un moyen étendu de contact qui, en mettant autrui sous l’œil d'un vigile, d'une caméra ou d’un réseau informatique, ne retient de lui que sa capacité à se soumettre à un ordre policier ou commercial.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE CHEFET LA COUTURIÈRE

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L’atelier de confection était un long bâtiment de briques, ouvert en hauteur par de larges baies vitrées qui éclairaient le travail des ou-vrières. Une couturières expérimentée amenait parfois avec elle son petit-fils qui restait là pendant des heures à jouer avec les bobines de carton, les bouts de fils et les morceaux d'étoffe traînant sur le sol, en se laissant bercer par le ronronnement des machines à coudre et les plaisanteries des femmes qui s'interpellaient. La couturière travaillait dans cette usine depuis quarante ans, sur le même [53] poste de travail et devant le même mur de briques. Avec le temps, elle était devenue une autorité de l'atelier, et les chefs, qui étaient toujours des hommes, ne l'approchaient qu'avec crainte. Un supérieur s'étant un jour permis de faire une remarque sur son travail, la couturière lui jeta à la tête le manteau qu'elle était en train de coudre. La victime de cette colère, qui n’était autre que le patron de l'usine, connaissait bien les ouvrières et venait quelquefois plaisanter avec elles, mais, en cas de crise, il filait doux. Cette fois encore, il battit en retraite et se garda de toute mesure

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de rétorsion, car les colères des ouvrières étaient de courte durée tan-dis que le bénéfice qu’il tirait de leur travail était illimité.

exploiter - Utiliser abusivement le travail d’autrui pour son propre profit. Acte de profit qui aliène le destinataire, même si l'exploitation est acceptée, et nuit à ses intérêts fondamentaux. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

Il paraît difficile d'exploiter involontairement, car l'agent ne peut guère ignorer les conséquences de son acte, et l'acceptation des conséquences mauvaises est une façon de les vouloir. On exploite par des dispositifs pratiques et matériels dans lesquels on met les gens. Les pensées exprimées évitent généralement de faire référence au fait de l’exploitation. Elles n’ont pas à être vraies ou sincères et ne doivent être crédibles que lorsqu'elles contribuent à l'efficacité de l'acte. L'exploitation est en principe durable. Elle prend souvent le relais d'une exploitation antérieure ou intervient dans une situation de faiblesse du destinataire. On exploite surtout par intérêt, mais aus-si quelquefois par méchanceté. La différence entre l’exploitation d'au-trui et l’utilisation légitime de son travail dépend du respect des inté-rêts et de l'intégrité morale et physique du destinataire, et non pas de son consentement, car il y a des gens qui consentent à se faire exploi-ter.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LES CAÏDS

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Dans le pensionnat d’un lycée public de renom, certains élèves exerçaient une violence quotidienne sur leurs condisciples. Ces caïds que tout le monde redoutait faisaient régner une sorte de loi carcérale qui s’imposait à tous les pensionnaires. Le réfectoire constituait le centre nerveux de leur système de domination. Les repas étaient pris sur des tables de huit où les places étaient fixes. Les caïds occupaient les premières places, celles qui bordaient la rangée centrale d'où se faisait le service. Lorsque le plat était particulièrement apprécié, il

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était vide dès le deuxième rang ; ceux du troisième rang pouvaient encore espérer le goûter lorsqu'il y avait un supplément ; quant à ceux du quatrième, leurs chances étaient beaucoup plus faibles. Le nouvel arrivant, s’il était seulement civilisé, dépassait rarement le troisième rang dès la première année. L’année suivante, il pouvait espérer être assez bien placé pour se nourrir convenablement. La troisième année enfin, il avait quelque chance d’accéder au premier rang et d’intro-duire alors à sa table une règle de justice élémentaire, chacun ne pre-nant que sa part. Mais il pouvait aussi regretter de n'avoir jamais osé agir contre les caïds, comme le fit un jour ce nouveau venu qui, relé-gué au bout d'une table voisine, [54] n'avait pas hésité, en recevant le plat vide, à le jeter à la figure d'un des caïds. Celui-ci s'en était tiré avec une grosse coupure au visage, sans exercer pour autant de repré-sailles contre le nouveau qui, désormais bien nourri, ne devint pour-tant jamais un caïd.

dominer - imposer sa volonté ou sa loi par la force ou la me-nace. Acte mauvais pour autrui, le destinataire mais aussi les té-moins qui laissent faire. L’attestation de l’acte dépend de ses ef-fets sur le destinataire.

Il paraît difficile de dominer sans le savoir et le vouloir. On do-mine par des positions de supériorité et des menaces de punition, au minimum celle d’être exclu d’une relation ou d’une entreprise. Sans l'usage ou la menace de punition, on n'est plus vraiment dans la do-mination mais plutôt dans la persuasion ou l'embrigadement. Les pensées exprimées contribuent à l'étalage de puissance en faisant ré-férence à ce qui peut faire peur. Elles doivent être crédibles pour que l'acte de domination soit pris au sérieux et devienne efficace. La do-mination peut être extrêmement durable. Elle succède souvent à une autre domination mais elle est quelquefois suivie d'une révolte libéra-trice. On domine par méchanceté, appât du pouvoir ou du gain. Le pouvoir des riches sur les pauvres ou des hommes sur les femmes est l’archétype de l’acte de domination, même lorsque la menace ou la brutalité ne sont pas apparentes.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE CACHALOTET LES JEUNES MARSOUINS

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Au fond d'un bras de mer où s’ébattait un groupe de cétacés, un jeune marsouin eut un jour une algarade futile avec un de ses congé-nères qu'il connaissait peu. La dispute, cependant, attira l'attention d'un cachalot qui les surveillait en somnolant et n'aimait pas du tout être dérangé pendant sa digestion. Ayant peut-être le culte de la virili-té, il leur demanda d'aller régler leur querelle entre eux dans une crique retirée. Sous le regard goguenard des autres cétacés qui s'ébat-taient dans l'eau claire, les deux jeunes marsouins s'éloignèrent en pre-nant l'air offensif qui convenait à la situation. Ils nagèrent côte à côte sans dire un mot jusqu'à la crique puis, quand ils furent dans l'eau tiède du bord de mer, ils se firent face. Il fallait commencer à se battre, mais ni l'un ni l'autre n'avait cette habitude, et ils cherchèrent donc à savoir qui était l'offensé pour désigner celui à qui devait reve-nir l'horreur du premier coup. Ils ne trouvèrent pas. Les deux jeunes marsouins étaient aussi ennuyés l'un que l'autre, mais ne se décidaient pas à admettre leur manque d'adhésion à la règle virile du cachalot. Ils auraient pu aussi se mettre à rire, mais ils étaient trop peu sûrs d'eux pour se le permettre. L'un d'eux a peut-être dit : « c'est idiot » ou : « on va peut-être en rester là ». Curieusement pourtant, il ne se sen-taient pas très fiers en repartant vers le large. Lorsqu'ils furent de re-tour parmi les jeunes marsouins, tous cherchaient sur leurs corps les marques de coups et les ecchymoses. « Que je ne vous entende plus ! », dit sèchement le cachalot, ce qui leur épargna l'humiliation d'un témoignage sur lequel ils n'avaient rien convenu. Les jours sui-vants, ni l'un ni l'autre ne fit de commentaire sur ce qui s'était passé dans la crique, laissant ainsi planer un [55] doute dont ils bénéfi-cièrent, se gardant désormais de toute querelle entre eux, sans pour autant devenir bons amis.

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arbitrer - être habilité à prendre une décision susceptible de départager des partis en concurrence. Acte directif qui oblige les destinataires et n'est bon pour tout le monde que s'il est conforme à la justice. L’attestation de l’acte est soumise à des règles institu-tionnelles.

L'arbitrage est en principe un acte volontaire et conscient, mais il peut arriver qu'un arbitre soit désigné d’office. On ne peut arbitrer que par des mots, car l'arbitrage suppose l'énoncé d'une règle ou d'un verdict. Les pensées exprimées explicitent l'objet du litige et le ver-dict. Elles doivent être suffisamment crédibles pour interrompre la querelle et permettre de passer à un état ultérieur. La justice et la vé-rité sont souvent le meilleur moyen pour cela, mais ce n'est pas tou-jours ce moyen qui est choisi. L'arbitrage est ponctuel. Il suit néces-sairement un différend ou un litige et doit lui-même être suivi d'une interruption du litige. L'arbitrage est motivé par la fonction, le sens du devoir ou de la justice, l'agacement devant les disputes. On arbitre des jeux et des compétitions sportives sur des terrains de jeux, des conflits civils et juridiques dans des tribunaux, en appliquant une règle conventionnelle ou de justice. On peut aussi arbitrer par un ti-rage au sort, une ordalie ou un jugement de Dieu.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

L’IMRÉSARIOET LE GUITARISTE

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Un jeune guitariste qui voulait se lancer dans la chanson était allé un soir présenter son répertoire dans un cabaret. Il se retrouva, après le spectacle, à bavarder autour d'un verre avec les organisateurs, leurs amis et quelques participants. Assis tout près de lui, se trouvait un homme d'âge mûr qui possédait, disait-il, une position éminente dans une maison de disques. L'homme ne tarissait pas d'éloge sur le guita-riste, s'efforçant bruyamment de convaincre l'auditoire de son im-mense talent. Dans son enthousiasme, il proposa au guitariste de venir

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le voir dès le lendemain pour signer un contrat, et pendant ce temps il le serrait de plus en plus près, posant un bras sur son épaule, lui cares-sant le dos, appuyant lourdement son genou contre le sien. au point que le guitariste en fut gêné, se leva et alla s'asseoir de l'autre côté de la table. La suite est si prévisible qu'on ose a peine la raconter. Le ton de l'imprésario changea totalement, il ne fut plus question d'enregis-trement ni de contrat et encore moins du talent du guitariste, qui avait, disait-il, une voix désagréable et un instrument mal accordé, des chan-sons banales et fort peu d'expérience de la scène. Ce soir-là, le guita-riste rentra chez lui émerveillé.

flatter - faire état de façon excessive et pour son propre profit d'une qualité supposée du destinataire. Acte de profit qui n'est bon qu'en apparence pour le destinataire, mais qui sert surtout les fins du flatteur. L’attestation de l’acte est intersubjective.

[56]On flatte volontairement, mais parfois inconsciemment. La flatte-

rie se fait essentiellement par des mots - les flatteries par des gestes comme celles que l’on fait aux chiens le sont dans un autre sens. Les pensées exprimées font référence aux qualités supposées du destina-taire. Elles n'ont pas à être vraies, ni sincères, ni même crédibles car le flatteur sait que le destinataire pourrait ne pas le croire, mais qu’il se gardera bien de le dire. La flatterie est ponctuelle ou répétée. A la différence des compliments ou des encouragements, les flatteries n'ex-priment aucun sentiment de satisfaction de l'agent. Et à la différence des félicitations, elles n'ont pas besoin de suivre une véritable réussite du destinataire. Les flatteries sont rejetées par ceux qui ne veulent pas se rendre complices du flatteur. Lorsqu'elles sont acceptées, c'est souvent avec les gestes convenus de la fausse modestie, mais aussi quelquefois sans vergogne. On flatte par intérêt ou sous l'effet des mauvaises habitudes et conventions de la vie sociale, mais peut-être aussi par compassion et pour s'épargner le déplaisir de causer du déplaisir. On flatte dans toutes les circonstances, mais spécialement dans les lieux publics, à la télévision, dans les relations mondaines.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE VENT D’ESTET LA BRISE MARINE

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Une brise marine garde un assez mauvais souvenir de sa première expérience amoureuse. Alors qu'elle venait juste de se lever, un petit vent d'est qui lui plaisait l'a accostée au bord d'une plage. Elle a accep-té de l'accompagner, s'est laissée envelopper, puis caresser. Mais le vent d'est voulait davantage et elle ne voulait pas, en tout cas pas en-core. Alors il s'est passé de sa permission pour lui faire de force tout ce dont il avait envie. La brise marine ne pense pas que ce fût vrai-ment un viol, car elle voulait bien quelque chose, mais pas comme ça. Elle n'eut aucun plaisir et fut humiliée lorsque, lui disant que c'était la première fois, il se moqua d'elle et ne la crut pas. Dans la nuit, quand le vent d'est fut retombé, elle rassembla ses forces et, d'un souffle, sans le réveiller, quitta pour toujours le rivage près duquel il dormait.

contraindre – imposer quelque chose à autrui contre sa volon-té. Acte directif qui dénie la liberté du destinataire, ce qui, sauf exception, n'est pas une bonne chose pour lui. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

Il est difficile de contraindre sans le vouloir, mais on peut faire mine de ne pas s'en apercevoir. On contraint essentiellement par des gestes physiques, mais on peut aussi utiliser des paroles qui suscitent la peur et subjuguent la volonté. Les pensées exprimées doivent être crédibles lorsqu'elles contribuent à la contrainte. La contrainte peut être durable. Elle met un terme à une liberté. Lorsqu'elle est acceptée, la contrainte n'en est plus vraiment une mais peut persister sous forme de menace ou être relayée par une contrainte intérieure. On contraint par intérêt ou lucre, mais aussi pour faire respecter la loi ou protéger quelqu'un contre lui-même. Ce sont la justice et la police qui, dans les sociétés civilisées, concentrent les pouvoirs de contrainte, mais la contrainte existe aussi dans les relations de la vie [57] courante. La contrainte fait au destinataire le même effet qu'une

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force naturelle, sauf que cette force poursuit les fins d'agents hu-mains.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE SANGLIER ET LE RENARD

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Un renard débutant rencontra un jour un sanglier un peu plus âgé que lui, et plus mûr, qui fit sa première éducation intellectuelle. Le sanglier en savait long sur la société, Dieu et la philosophie. Au début, ils se retrouvaient l'après-midi dans une clairière tranquille pour des conversations interminables qu'il fallait cependant interrompre lorsque des chasseurs rôdaient dans les parages. Ils prirent donc l'habitude de se rencontrer la nuit au plus profond du bois. Le sanglier prêtait des livres au renard et développait à son intention de subtils arguments philosophiques. Il eut du mal à convaincre le renard que Dieu n'exis-tait pas, car celui-ci venait de lire les Méditations métaphysiques de Descartes et sa foi en était sortie renforcée. Mais lorsque ce fut fait, il n'eut aucune peine à le convaincre que le seul paradis envisageable était celui de la forêt communiste, car la lecture du Manifeste du parti communiste de Marx venait aussi de faire son œuvre.

influencer - faire en sorte qu’autrui croie ou fasse certaines choses. Acte directif dont les effets bons ou mauvais, émancipa-teurs ou contraignants, dépendent du contenu de l'influence. L’at-testation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

On peut influencer quelqu'un sans le savoir et sans le vouloir et, à l'inverse, ne pas réussir à l'influencer lorsqu'on le voudrait. On in-fluence par des paroles, des écrits, des actes, par l'exemple, en usant d'artifices ou encore de l'autorité attachée à une position sociale. Les pensées exprimées font référence à des objets qui intéressent le desti-nataire et sur lesquels l'agent paraît avoir une compétence particu-lière. Elles doivent être crédibles et ne sont sincères ou vraies que dans la mesure où la véridicité est nécessaire à l'influence. Les pen-sées les plus influentes sont celles qu'on a le plus envie de croire dans

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certaines situations. L'influence s'inscrit nécessairement dans la du-rée. Elle modifie le cours précédent de la pensée ou de l'action du destinataire. On influence par intérêt, orgueil, sympathie, conviction, compassion, perversion. Les églises, les partis politiques, les médias, les intellectuels sont des spécialistes de l'influence.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LES LAPINSET LE COCHON D’INDE

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Un soir de printemps, des lapins révolutionnaires s'étaient rassem-blés dans un grand amphithéâtre. Le chef des lapins, un animal déli-rant et incisif, haranguait une foule d'oreilles dressées qui l'écoutaient religieusement. Avant de monter sur l'estrade, il avait traversé les rangs des militants en leur demandant des nouvelles de la basse-cour. Les lapins qui se trouvaient pris un instant sous le feu de son regard perçant semblaient transcendés par l'attention qu'il daignait leur accor-der. Sur scène, le dirigeant se moquait des lapins des autres factions en faisant une sorte de numéro d'imitation qui plaisait beaucoup au public. Puis il [58] redevint sérieux, parla des clapiers industriels et de l'état d'esprit de la basse-cour. L'expression plut beaucoup à un petit cochon d'Inde qui assistait au show pour la première fois. Ayant lu Althusser, le cochon d'Inde avait cru en effet que les états d'esprit étaient rigoureusement interdits. Cela lui rappela un autre rongeur au pelage noir qui, quelques années plus tôt, lui avait enseigné les rudi-ments du marxisme-léninisme. Cet animal parlait de façon véhémente en ponctuant ses paroles de gestes péremptoires et en répétant sou-vent : « c'est juste, ce n'est pas juste », ce qui, là encore, avait surpris le cochon d’Inde qui, ayant lu Nietzsche, avait cru que les jugements moraux n'avaient plus cours. Finalement, le cochon d’Inde sortit plu-tôt perplexe de sa réunion.

prêcher - expliquer ce qu'il faut faire et penser conformément à une doctrine. Acte directif qui vise à créer des obligations à l’au-

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ditoire et qui oblige l’agent à se conformer à son prêche. L’attes-tation de l’acte est intersubjective.

En principe, on prêche volontairement et consciemment, et unique-ment par des discours, généralement longs. Les pensées exprimées font référence à tout ce qui peut illustrer le bien-fondé de la doctrine. Elles n'ont pas à être vraies ou sincères, mais elles doivent être cré-dibles pour entraîner l'adhésion. Le prêche est ponctuel, même s'il dure un certain temps. Il est tourné vers l'action future. Il attend l'adhésion et la conformité. On prêche par conviction, tactique, inté-rêt. On prêche à l'église, en politique et dans des lieux publics. Il est plus difficile de prêcher en privé, car la proximité des circonstances particulières rendent les doctrines générales moins applicables.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LES GARDES ROUGESET LE PHILOSOPHE

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Un groupe d'étudiants contestataires fait irruption dans un cours de philosophie. Ils veulent, suivant la méthode mise à l'honneur par les gardes rouges chinois, demander des comptes à ce professeur sur son engagement en faveur de la guerre du Viêt-nam. Ce jour-là, le cours porte sur Locke. Avec assez peu d'à propos, un des intrus prend la pa-role pour dérouler l'acte d'accusation. Les étudiants qui n'étaient là que pour étudier là philosophie sont médusés, mais ils n'interviennent pas. Pendant un moment, le professeur répond point par point aux attaques dont il est l'objet, comme s'il avait affaire à des adversaires rationnels. Mais ce n'est pas le cas, et il finit par s'en rendre compte. Il décide donc de reprendre son cours sans prêter davantage attention aux per-turbateurs. Ceux-ci continuent à hurler leurs questions mais n'ob-tiennent plus de réponse. « Locke, on s'en moque ! », lance l'un d'eux. « C'est un réac ! », crie un autre. Cependant, parmi les apprentis gardes rouges, il y a aussi quelques étudiants de philosophie, et l'un d'eux ose dire assez fort pour être entendu : « ah non, quand même, on

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ne peut pas dire n'importe quoi ! ». Le professeur a vaguement perçu l'échange et, comprenant que cette attaque-ci n'est pas dirigée contre lui, lève la tête d'un air interrogateur. Le plus barbare des assaillants a l'air penaud et les autres sont décontenancés. L'un d'eux se lève et se dirige vers la porte ; les autres le suivent, le drapeau rouge en berne.

[59]attaquer - tenter de limiter la liberté d’un adversaire ou de

porter atteinte à sa personne ou à ses biens. Acte d'opposition qui en principe n'est pas bon pour le destinataire, mais qui, parfois, peut se retourner contre l'agent. L’attestation de l’acte est inter-subjective.

On peut sans doute attaquer sans le savoir, ni le vouloir, ignorant que ce mouvement était justement celui qui portait atteinte à autrui. L'attaque peut se faire par des gestes violents, des manœuvres d'affai-blissement, d'encerclement ou d'isolement, ou par des paroles. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l'attaque, font référence au point faible de l'adversaire. Elles n'ont pas besoin d'être vraies ou sincères, ou de prétendre l'être, il suffit qu'elles soient douloureuses. L'attaque peut être ponctuelle, répétée ou prolongée et se rapporter à tous les temps. Elle se situe temporellement au début de l'atteinte à autrui, lorsque le mal ne fait que commencer. Elle peut suivre une attaque précédente, ou être lancée sans crier gare. Elle est suivie d'une défense du destinataire ou de sa défaite immédiate. On attaque par plaisir, devoir, ennui, colère, désespoir, intérêt, haine, acrimonie, perversion, mais parfois aussi parce qu'on pense que c'est la meilleure défense. On attaque des adversaires dans un espace social ou politique, des personnes en justice et des ennemis dans une guerre. On attaque également des adversaires dans un jeu, mais dans ces cas-là, l'attaque n'a en principe que le sens que lui donne le jeu.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LA MOUCHEET LE MOUSTIQUE

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Un moustique qui, pour une sombre histoire de butinage, affrontait un jour avec ses camarades un escadron de mouches, eut le malheur d'être fait prisonnier en plein milieu de la mêlée. Tandis que la bataille continuait à faire rage sur le terre-plein central, les prisonniers étaient évacués à l'arrière des lignes entre deux haies de mouches qui les gra-tifiaient de lazzis et de piqûres diverses. Le moustique attendait ainsi son tour derrière les rangs serrés de mouches qui tentaient de se proté-ger des dards lancés par le camp d'en face, lorsqu’une grande mouche vacillante est soudain arrivée du front en criant en direction du chef d'escouade : « chef, chef, je suis blessée ! ». Et en effet la mouche avait une patte légèrement tordue. S'avisant alors de la présence des prisonniers, la mouche blessée se mit à hurler : « tout ça à cause de ces fumiers ! », et elle se précipita sur eux le dard levé. Un moustique qui avait suivi des cours d'autodéfense para le premier coup en levant une aile comme on le lui avait enseigné, ce qui lui valut ensuite de se tordre de douleur car le dard avait atteint un point sensible. Le premier moustique qui, lui, s'était simplement baissé, reçut un choc violent sur la tête qui le sonna copieusement mais le laissa debout. Heureuse-ment, il n'y eut pas de troisième coup. En s'éloignant vers l'infirmerie, la mouche victorieuse jeta vers eux un regard de triomphe.

se venger - faire subir un mal en conséquence d'un mal que l’agent ou un de ses proches a subi. Acte mauvais pour autrui qui n'est pas forcément bon pour l’agent. L’attestation de l’acte est intersubjective.

[60]La vengeance est en principe volontaire et consciente. Elle s'ac-

complit par des gestes ou des comportements, mais aussi éventuelle-ment par des déclarations. Les pensées exprimées explicitent parfois les motifs de la vengeance. Elles n'ont à être vraies ou sincères que

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dans la mesure où cela leur permet d'être douloureuses. La ven-geance peut être durable et même illimitée. Elle peut se produire très longtemps après le mal imputé. Le mal auquel répond la vengeance peut venir du destinataire, mais aussi d'un de ses alliés. Il peut aussi n'avoir aucun rapport avec le destinataire. Il peut enfin être purement imaginaire. La vengeance entraîne généralement un cycle sans fin de représailles mutuelles. Elle est causée par une colère, une souffrance ou une blessure du sens de l'honneur. La vengeance se réclame géné-ralement d'une justice, mais dont l'agent qui se venge est le seul juge - ce qui la distingue de la punition qui requiert au contraire une ins-tance tierce susceptible de garantir des principes de justice. La ven-geance est une façon plutôt barbare de rendre la justice qui continue à sévir non seulement dans les pays privés de structures étatiques stables et légitimes, mais aussi dans les cours d'école et les relations amoureuses - c'est d'ailleurs dans ce dernier cas qu'elle est le plus excusable.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LA FOURMI USÉEET LE SCARABÉE

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Un scarabée avait pour mission de conseiller les insectes sociaux privés d'emploi sur leurs droits et sur les moyens de se recycler avant de prendre de nouvelles fonctions dans la hiérarchie des coléoptères et autres hyménoptères. En fait, le scarabée recevait surtout des insectes de haute caste qui prenaient rendez-vous pour compléter leur informa-tion sur les formalités et repartaient munis d’une attestation leur per-mettant de faire valoir leurs droits à la formation permanente. Quant aux insectes de basse extraction, leurs visites étaient plutôt rares car ils ignoraient la plupart du temps jusqu'à l’existence du conseiller. Un jour cependant, le scarabée vit arriver jusqu'à lui une vieille fourmi de pauvre condition qui paraissait usée et épuisée mais recherchait immé-diatement un nouveau poste de travail car, disait-elle, elle avait perdu

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 99

le contact avec les autres fourmis. Heureux d'avoir enfin l'occasion de faire une bonne action, le scarabée lui dit qu’elle n’avait pas besoin de se presser autant pour aller se faire exploiter, et qu'avec un peu d’habi-leté dans l’usage des règles administratives elle trouverait aisément un moyen d’atteindre entière, si l'on peut dire, l'âge de la retraite. La fourmi parut sincèrement surprise et elle se mit à réfléchir intensé-ment ; puis, après avoir agité ses antennes dans tous les sens, elle de-manda simplement au scarabée un verre d'eau : « j'aimerais, dit-elle, me désaltérer un peu avant de reprendre mon travail ».

demander - faire connaître à autrui une attente dont la satis-faction dépend de son action intéressée ou désintéressée. Acte di-rectif qui n'est bon pour l’agent que si l'objet demandé est bon pour lui et si le destinataire satisfait la demande. L’attestation de l’acte est intersubjective.

[61]La demande est généralement volontaire, mais pas toujours

consciente d'elle-même. Elle se fait par des mots ou par des manifes-tations du désir. Les pensées exprimées font référence au fait, à l'objet et aux raisons de la demande. Elles gagnent à être sincères et surtout crédibles. La demande peut être ponctuelle, répétée et continue ou lancinante si elle n'est pas satisfaite. Elle se rapporte à un acte à ve-nir du destinataire par rapport à une attente présente de l'agent. La demande est suivie d'une acceptation ou d'un refus qui dépendent de la liberté du destinataire. L'acceptation de la demande crée parfois une dette. La demande est en principe motivée par le désir, le besoin ou l'intérêt du demandeur. Elle peut être matérielle, professionnelle, morale, affective, et même l'individu le mieux loti naturellement ou socialement peut difficilement s'en dispenser pour obtenir ce qu'il dé-sire.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE COQ ET LA PERDRIX

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Une perdrix qui vivait dans un poulailler industriel dans la hantise de la prochaine chasse, eut un jour la chance de se voir proposer une place de reproductrice dans une grande volière de la région. Elle alla voir le directeur du poulailler, un gros coq imbu de lui-même, pour lui annoncer son intention de changer d'élevage. Le gros coq n'appréciait pas beaucoup la perdrix car elle n'avait jamais accepté de céder à ses avances et, s'il n'avait tenu qu'à lui, la pauvre bête aurait depuis long-temps été lâchée dans la nature à l'ouverture de la chasse. La possibili-té pour la perdrix de se mettre à l'abri dans un autre élevage lui déplut profondément et il répondit qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher son transfert dans l'autre volière. Il ajouta que si elle persistait dans sa demande, il ferait en sorte qu'elle soit sur la liste de la prochaine chasse. Se sentant prise au piège comme elle ne l'avait jamais été, la perdrix passa plusieurs nuits sans dormir. Puis, après s'être assurée du soutien du jarre qui dirigeait l'autre volière, elle re-tourna voir le directeur pour lui annoncer, droit dans les yeux, sa déci-sion irrévocable de partir. Le coq fulmina et réitéra ses menaces. Mais celles-ci, heureusement, furent sans effet, et la perdrix alla finir tran-quillement ses jours dans l'autre ferme.

menacer - annoncer des actes nuisibles au cas où l’autre n'obéi-rait pas à ses volontés. Acte directif qui vise à mettre le destina-taire à sa merci. L’attestation de l’acte est intersubjective.

La menace peut à la rigueur être inconsciente ou involontaire, mais ce n'est pas le cas général. Elle se fait par des mots ou des com-portements. Les pensées exprimées font référence au mal à venir en cas de désobéissance. Elles doivent être crédibles et de préférence sincères quant à la mise à exécution éventuelle de la menace, ce qui suppose que l’agent dispose des moyens adéquats. La menace est ponctuelle, répétée ou durable. Elle est en principe suivie de l'obéis-sance et, sinon, de la mise à exécution de l'acte nuisible. On menace

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pour toutes sortes de raisons, l'intérêt et la haine étant les plus cou-rantes. On a parfois tendance à croire que toutes les fins justifiées justifient aussi les menaces, par [62] exemple à l'égard des enfants, ce qui est faux. Les menaces se confondent souvent avec les ordres car de nombreux ordres sont accompagnés de menaces ; mais il existe des ordres qui ne sont pas du tout des menaces et qui n'engagent le destinataire que sur un devoir d'obéissance.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE CORBEAU ET LE RENARD

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Un canard s'est un jour présenté devant un corbeau qui dirigeait une prestigieuse volière pour plaider la cause d'un ami qui souhaitait être reçu membre de cette institution afin de pouvoir y poursuivre ses activités. Il comprit cependant très vite que le corbeau n'avait aucune intention de donner suite à sa demande. Le canard ayant eu néanmoins le mauvais goût d’insister, le directeur répliqua sèchement : « vous n'imaginez tout de même pas que vous allez me faire changer d'avis ». Et comme le canard semblait croire qu'il était encore possible d'argumenter, le corbeau fit remarquer que son ami, en s'obstinant dans sa candidature, faisait obstacle à des candidats autrement plus méritants. Et, disant cela, il regardait le canard droit dans les yeux pour qu'il n'y eût aucun doute sur l'identité de l'éventuel candidat.

sous-entendre - transmettre une pensée sans avoir besoin de la formuler explicitement. Acte assertif. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

Le sous-entendu permet de faire savoir quelque chose sans assu-mer le fait de le dire, ce qui n’est peut-être pas la façon la plus re-commandable d’exprimer des pensées. Le sous-entendu peut être in-volontaire ou inconscient. L'acte de sous-entendre se fait par des pa-roles détournées, des gestes, des attitudes. Les pensées exprimées, quelle que soit leur valeur de vérité ou de sincérité, font référence à des objets permettant d’inférer la pensée sous-entendue. Le sous-en-

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tendu est ponctuel et parfois permanent et il est accompli dès qu’il commence à être perçu. Le sous-entendu attend la compréhension du destinataire, mais cette compréhension peut être partielle, erronée et quelquefois absente. On sous-entend par jeu, intérêt, lâcheté ou per-version. Le sous-entendu est utilisé dans toutes sortes de formes rhé-toriques et dans les discours humoristiques. Il est une façon élégante, amusante mais parfois abjecte de mettre à contribution l'intelligence d'autrui et de montrer l'habileté discursive du locuteur.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LE JEUNE HOMME AU CHIER

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Dans la quartier de la Goutte-d'Or, deux jeunes gens tranquilles marchent en parlant assez fort pour que des passants puissent saisir des bribes de leur conversation. Celui de gauche est vêtu d'un blouson de jean flambant neuf et d'une paire de tennis de marque immaculés. Sa démarche, ses gestes, le ton de sa voix expriment un étonnant sen-timent d'assurance et de plénitude qui semble rejaillir sur son cama-rade, nettement moins brillant, mais tout aussi tranquille. Ils parlent calmement des filles, du rap et du football et plaisantent [63] avec fi-nesse et condescendance, comme des princes en visite. S'ils en im-posent aux passants qui les croisent, ils se gardent bien cependant d'en rajouter, évitant soigneusement les contacts et manifestant à chacun la courtoisie débonnaire qui sied à leur rang. C'est comme s'ils possé-daient depuis longtemps ce que chacun, dans ce genre de quartier, rêve d'avoir : situation professionnelle, statut social, considération et réputation, comme s'ils avaient une fois pour toutes passé et réussi les tests de la vie bonne. Un passant qui les a remarqués depuis un mo-ment les voit tourner sur le boulevard adjacent et s'éloigner, noncha-lants et débonnaires, celui de gauche tenant toujours négligemment la laisse de son pitbull.

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étaler - faire en sorte que tout le monde voie une qualité ou une possession. Acte de profit dont le gain dépend de ce qu'on étale. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

On peut étaler sans le vouloir, quoique plus difficilement sans le savoir. L’étalage se fait généralement par le fait de se montrer ou de montrer la chose que l'on a. On peut aussi étaler par des paroles. Les pensées exprimées font parfois référence à ce qui est étalé. Elles ne sont souvent ni vraies ni sincères, mais elles visent la crédibilité, même si elles sont loin d'y parvenir toujours. L'étalage est ponctuel ou durable. Il se rapporte essentiellement au présent, avec possibilité de référence à des événements passés ou futurs. L'étalage de succès est généralement suivi de l'étonnement ou de l'admiration, voire d'ap-plaudissements, avec ou sans jalousie. On étale toujours par orgueil, même lorsque c'est une ruine ou une misère que l'on exhibe. Toutes les occasions sont bonnes pour étaler, quoique la vie mondaine se prête particulièrement bien à ce genre d'activité. On étale des succès ou des possessions brillantes pour un profit d'amour-propre. Mais il arrive aussi qu'on étale sa misère ou sa crasse par moquerie, provo-cation ou désespoir.

QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LA BATAILLE DE RUE

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Le promeneur ne voit que la fin de la scène. Un adolescent en rol-lers est par terre et un autre continue à lui donner des coups de pied. Il se précipite, en même temps qu'un autre passant, pour arrêter le mas-sacre. A regret, le frappeur s'interrompt en époussetant ses vêtements. « Mais enfin pourquoi tu tapes ? » demande le promeneur. « Des bas-kets neuves à 800 balles, répond le jeune garçon. Il a roulé dessus ». « Ca n'est pas une raison pour le frapper », dit le promeneur. L'autre hausse les épaules et se détourne. Le promeneur qui marche un mo-ment près de lui, insiste : « on ne tape pas comme ça ». Mais ce com-mentaire a plutôt l'effet d'énerver l'adolescent qui, apparemment, se-

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rait prêt à frapper à nouveau, mais cette fois l'adulte qui l'importune. Du coup, le promeneur pense à d'autres scènes du même genre aux-quelles il a parfois assisté, et à la détermination du frappeur à aller jusqu'au bout de sa besogne, suivant par là le b-a-ba de la bagarre de rue : « frapper jusqu'à ce que l'autre ne bouge plus ». Il pense aussi aux champions sportifs et à la forme respectueuse qu'ont prise aujour-d'hui leurs déclarations de victoire, lorsqu'ils félicitent le vaincu et lui trouvent toutes [64] sortes de vertus qui, bien sûr, ne font que rehaus-ser les leurs. Il pense enfin aux maîtres du monde qui, après avoir soi-gneusement imposé leur loi, ont parfois l'élégance d'accorder d'un air bonhomme quelques libéralités aux vaincus. Il se dit qu’il existe sans doute différentes façon de vaincre, mais une seule façon d'être vaincu.

vaincre - réduire à néant la résistance d’autrui. Acte d’opposi-tion qui annule la liberté du destinataire. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

Les victoires involontaires ou inconscientes ne sont pas impos-sibles. On peut vaincre par des gestes, des coups, des manœuvres ou des mots. La valeur de vérité ou de crédibilité des pensées exprimées peut éventuellement contribuer à la victoire. La victoire est ponc-tuelle, mais elle n'est parfois que ponctuelle. On ne remporte la vic-toire que sur des résistants, des opposants, des attaquants et des per-sonnes qui n'étaient pas encore vaincues, car sinon il n'y a pas de vic-toire, mais une contrainte ou une oppression continuée. On remporte la victoire parce qu'on est le plus fort ou parce qu'on a eu plus de chance et, dit-on aussi, parce qu'on désirait davantage la victoire. Toutes les victoires sont des sortes de contraintes, mais toutes les contraintes ne sont pas des victoires. La plupart du temps, la victoire est une souffrance pour le vaincu et une joie pour le vainqueur. Les victoires ont lieu dans les affrontements réels, civils, économiques, physiques, en situation de travail, de marché ou de guerre, mais aussi dans des affrontements plus symboliques comme les jeux et les activi-tés sportives.

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QUATRIÈME PARTIEPETITS MAÎTRES

LES CROCS

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Dans un bout de film de la fin des années 70, donc bien avant sa gloire, on voit l’animal à l’œil de verre attablé avec ses comparses. Il parle des animaux de la ferme et semble découvrir un problème. « Il y a trop d'animaux sauvages, dit-il, trop d'écureuils, trop de castors, trop de lièvres ; ça les gêne, vous savez, nos compatriotes, il faudrait qu'on en parle davantage de ce problème, parce que nos compatriotes, ils en ont assez, vous savez, ils en ont vraiment assez ! » Sur le film, on voit les animaux domestiques approuver gravement tout en continuant à dîner. Depuis, les colères de l’animal à l’œil de verre se sont étendues aux repas familiaux ordinaires. Le fait de dire qu'il y a trop d'écureuils ou de lièvres a d'étonnants effets d'entraînement sur certains convives. Les plus calmes se laissent parfois prendre au jeu et ressemblent alors aux chiens de chasse à courre dont il suffit de lâcher la laisse pour provoquer la rage. Les animaux paisibles, ceux qui ont déjà du mal à supporter les sifflets contre l'adversaire dans les manifestations spor-tives, se demandent anxieusement comment faire taire les bêtes éner-vées pour que personne ne soit tenté de couiner avec eux. Ils redoutent de n'avoir d'autre solution que de se fâcher eux-mêmes pour mettre un terme à ces méchantes colères.

[65]exciter - susciter chez autrui une émotion qui le pousse à agir

sans retenue. Acte directif, qui réduit la liberté d’autrui sans for-cément lui nuire. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

Si l'excitation ne vise aucun tiers, par exemple s'il s'agit d'une ex-citation sexuelle mutuelle, elle peut être bonne à la fois pour l'agent et le destinataire, et mauvaise pour personne. Il peut arriver qu'on ex-cite sans le faire exprès et sans le savoir. L'excitation peut se faire par des mots, des comportements ou des émanations, tout animal étant susceptible d'être excité par certains mouvements ou certaines

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odeurs. Les pensées exprimées, si elles font référence à l'objet de l'ex-citation, doivent être crédibles, sinon vraies ou sincères. L'excitation doit durer un certain temps avant d'atteindre son optimum. Elle peut suivre une demande d'autrui, mais aussi se faire à froid, sans aucune préparation. L'excitation d'autrui est souvent la conséquence de l'ex-citation de l'agent, mais il arrive aussi que celui qui excite ne soit pas lui-même excité, excitant les autres pour d'autres fins. On excite des partisans, des spectateurs, des ennemis, des partenaires sexuels.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Cinquième partie

EXPÉRIENCES

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[66]

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE COQ DE BRUYÈREET LE COQ DE BASSE COUR

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Le coq de bruyère a toujours été fasciné et dégoûté à la fois par le succès que pouvait avoir au bout du compte l'insistance de certains coqs de basse cour vis-à-vis des demoiselles. Il s'est même quelque-fois demandé si n'importe quelle insistance prolongée et bien conduite n'était pas apte finalement à surmonter toutes les résistances, suivant le principe de conquête d'un roman fameux. Se souvenant de plusieurs poulettes qu'il a lui-même connues et dont il sait qu'elles ont aussi cé-dé à d'autres coqs pour qui elles n'avaient aucune attirance, il pense à cette lourde présence du mâle qui veut parvenir à ses fins, à ses vi-sites, sa gentillesse, les petits services de l'un, les plaisanteries d'un autre, la protection prometteuse du troisième. Il pense au caquetage incessant et à l'occupation de l'espace, à la lumière, aux sensations, aux proximités, à tout ce qui fait que ce qui n'était ni envisagé, ni dési-ré, devient soudain inévitable. Le coq de bruyère est partagé entre un sentiment d'évidence fatale et celui d'une totale incompréhension. Lui-même a toujours détesté ces manèges, détestant ceux qui insistent pour obtenir ce qu'ils veulent, rêvant d'un monde où chacun n'aurait que son dû, où chaque chose viendrait à sa place, à son heure, sans qu’il soit besoin de la demander.

obtenir - entrer en possession d'un bien convoité. Acte de profit qui, en tant que tel, n'engage à rien d'autre qu'à profiter de ce qui est obtenu. L’attestation de l’acte dépend de ses effets.

Il est difficile d'obtenir sans le savoir, mais on peut obtenir sans l’avoir voulu. L'obtention se fait par la prise de possession du bien ou par une déclaration d’attribution. La référence et la valeur des pen-sées exprimées peuvent être tout à fait indépendantes de l'acte. L'ob-tention est ponctuelle. Elle est nécessairement accompagnée de l'attri-

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bution ou de l'abandon du bien par autrui. En principe, on obtient ce que l'on avait désiré parce qu'on l'avait convoité, mais il peut aussi arriver qu'on obtienne, par chance ou par faveur, des biens qu'on n'avait pas encore désirés. Le fait qu'autrui soit une source de bien pour autrui, par sa propre personne ou les attributs qui lui sont atta-chés, est un puissant moyen d'union civile et une raison de croire à la capacité des humains de se rendre heureux dès qu'ils sont ensemble. Mais les obtentions asymétriques ou illégitimes sont également, comme dans la fable, source de trouble et de ressentiment.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE PAQUEBOT

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Un enfant du voyage faisait sa première traversée en bateau en compagnie de quelques membres de sa tribu qui avaient acheté des billets sur le pont d'un paquebot. Au petit matin d'une nuit de traversée plutôt agitée mais qu'il avait assez bien supportée, l’enfant du voyage se promenait dans les coursives du navire pour essayer de fuir les odeurs de l'entrepont. Non loin d'une salle à manger très éclairée, il se trouva soudain nez à nez avec un [67] serveur en veste blanche qui, l'apercevant, lui demanda aussitôt avec une extrême politesse s'il pren-drait du thé ou du café au petit déjeuner. Un peu surpris, l ‘enfant du voyage réfléchissait déjà à sa réponse lorsque l'autre, comprenant son erreur, ajouta non sans une certaine gêne : « ah excusez-moi, vous n'êtes pas en première classe », et il tourna immédiatement les talons. L’enfant du voyage resta un moment pétrifié avant de courir vers le grand air du pont de la classe économique.

humilier - faire savoir à autrui qu'il n'est pas digne d'un traite-ment juste et honorable. Acte mauvais pour autrui qui limite les droits du destinataire. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

On peut humilier sans le vouloir et sans s'en apercevoir, mais aus-si en le faisant exprès. On humilie par des comportements, des gestes,

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des paroles, des abstentions. Les pensées exprimées contribuent à l'humiliation si elles font référence à la place indigne du sujet humilié ou omettent de lui reconnaître les titres auxquels il a droit. Elles font d'autant plus d'effet qu'elles sont vraies ou crédibles. L'humiliation peut être ponctuelle, durable, répétée. Elle est d'autant plus forte qu'elle déçoit une attente du destinataire. Mais l'humiliation est plus qu'une déception, à laquelle elle ajoute, pour le destinataire, le ridi-cule et la honte d'avoir cru qu'il pouvait ne pas être déçu. On humilie par méchanceté, mais aussi par faiblesse ou défense, quelquefois aus-si parce qu'on n'a pas assez réfléchi aux multiples causes de vulnéra-bilité d'autrui. Les sociétés démocratiques et concurrentielles ont multiplié les occasions d'humiliation en ouvrant théoriquement toutes les places sociales à toutes les personnes qui voudraient les occuper et en multipliant par conséquent les possibilités de rabaissement.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE SALAIRE DU FILS DU ROI

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Le fils du roi avait un jour obtenu l'autorisation de se promener incognito sur le vieux marché en compagnie de son majordome. Tan-dis que le serviteur contemplait les étalages et s'arrêtait parfois pour acheter un fruit ou une friandise, le fils du roi ne faisait rien, jouissant de l'air frais du matin, le nez dans les odeurs d'épices et la tête dans les nuages, se laissant pénétrer par la vie du marché. Il eut soudain la sur-prise d'apercevoir dans sa main une pièce de cent sous. Levant la tête, il aperçut un homme en turban qui s'éloignait rapidement. Le fils du roi eut tout juste le temps de reconnaître un artisan de la classe infé-rieure, un de ceux qui, chaque dimanche, se tenait devant le palais avec la foule des indigents attendant l'aumône des princes. Après un moment d'hésitation, le fils du roi décida de conserver la pièce, mais n'en parla pas à son père.

mendier - faire appel à la bonté d'autrui pour obtenir un se-cours ou une aumône. Acte humble qui ne profite à l’agent que si

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sa demande est satisfaite et qui sert aussi l'estime de soi du pas-sant. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

[68]Il est difficile, en-dehors des fables, de mendier involontairement

ou inconsciemment. La mendicité se fait par des gestes comme tendre la main et par des paroles. Les pensées exprimées font référence à la misère, aux raisons de mendier et à la bienveillance des passants. Elles doivent être crédibles, sinon sincères et vraies. La mendicité dure généralement un certain temps. L'acte de mendier est ou non suivi de l'aumône. La mendicité est une forme de sollicitation qui se produit en cas de besoin extrême, ce qui est une raison suffisante pour épargner toute suspicion aux mendiants. On mendie quand on est pauvre et qu'on n'a a aucun autre moyen d'obtenir ce dont on a besoin. Il arrive aussi qu'on mendie dans des relations personnelles, lorsque celles-ci ont réussi à faire d’une personne un être totalement dépendant.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE MOUCHERON,LES CAFARDS ET LES GUÊPES

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Le moucheron avait accompagné des amis plus âgés sur un plateau fleuri où se tenait une manifestation appelée par des cafards extré-mistes. En arrivant, il vit que les pentes de la colline étaient barrées par des escouades de guêpes qui faisaient cliquer leurs dards. Il vit aussi, dans la foule d'insectes qui occupait la place, de nombreux ca-fards caparaçonnés qui se promenaient en arborant d'un air martial des épines et brindilles acérées. Il n'y avait pas d'insectes de son âge, et très peu de femelles. Remontant avec ses amis plus âgés vers les pre-miers rangs, le moucheron aperçut des cafards qui creusaient des sortes de tranchées et commençaient à dresser des barricades de débris végétaux. Sur les pentes de la colline, les guêpes avaient écarté les feuillages et s'apprêtaient à s'envoler vers les manifestants. L'atmo-

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sphère était extrêmement tendue et le moucheron avait peur. Avec ses amis, ils regagnèrent le milieu de la foule et se retrouvèrent sous les branches de ce qui devait être le quartier général des manifestants. Un cafard belliqueux avait pris la parole. Le moucheron se souvient en-core d'une des phrases de son discours : « celui qui recule d'un pas est un lâche ! » Il demanda alors à ses amis ce qu’il devait faire. Un grand vide s'était fait vers les premiers rangs et la plupart des cafards qui restaient autour d’eux étaient fortement armés. Ses amis ordonnèrent au moucheron de rentrer chez lui le plus vite possible, ce qu’il fit sans se faire prier. Autour de lui, la forêt paraissait déserte : pas un insecte, pas un animal, comme si toutes les bêtes se mettaient à l'abri du car-nage qui se préparait. A un moment, il crut entendre des bourdonne-ments furieux. Il arriva chez lui tout essoufflé en criant : « les guêpes vont attaquer, les guêpes vont attaquer ! » Un peu plus tard, un de ses amis plus âgés arriva à son tour, blessé et épuisé. Les premières charges avaient eu lieu tout de suite après son départ et tous ses amis étaient morts.

fuir - s'éloigner le plus vite possible pour se protéger. Acte de séparation qui accroît la liberté immédiate de l’agent et le pré-serve d'un mal, mais peut susciter ultérieurement certains désa-gréments, comme le mépris d’autrui ou la honte. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

[69]On peut fuir involontairement, sans pouvoir se retenir, mais pas

sans le savoir. La fuite s'accomplit généralement par un changement physique de lieu, mais certaines fuites se font aussi par des absten-tions de comportement ou de paroles. Il existe aussi des fuites symbo-liques, qui se manifestent simplement par l'absence du sujet là où on l'attend ou là où il devrait être. Les pensées exprimées font rarement référence au fait de la fuite et ne sont pas forcément sincères ou cré-dibles. La fuite est ponctuelle. Elle rompt avec un passé ou un présent insupportables pour se tourner vers un avenir incertain. Dans le meilleur des cas, la fuite permet de se mettre à l'abri. On fuit par peur, lâcheté, lassitude ou désespoir. Ce sont généralement les me-naces qui font fuir, mais on peut fuir aussi tous les actes mauvais et quelquefois même les actes bons. On fuit devant un danger, une per-sonne indésirable, une misère, une responsabilité que l'on ne veut pas assumer.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE CHAT NOIRET LES DEUX RATS D’HÔTEL

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Un couple de rats d'hôtel débutants revenaient d'une équipée noc-turne, la voiture chargée de butin. Il pleuvait à verse et la visibilité était faible. Soudain, alors qu'ils avançaient lentement sur un carre-four, ils entendirent la sirène hurlante d'une voiture de police. Le conducteur n'eut pas le temps de réagir lorsqu'un fourgon surgit brus-quement d'une rue perpendiculaire pour venir les heurter sur le côté avant de disparaître dans une rue opposée. Les rats d'hôtel étaient des-cendus de voiture pour évaluer les dégâts lorsqu'ils aperçurent un gros chat noir qui se dirigeait vers eux en se courbant sous les rafales de pluie. C'était un animal d'un certain âge qui leur demanda aimable-ment s'ils n'avaient rien de cassé. Il expliqua que le conducteur du car avait continué jusqu'à l'hôpital tout proche pour déposer un blessé et proposa d'aller le rejoindre pour faire le constat d'usage. Pendant qu'ils marchaient, la pluie finit par cesser et le chat noir s'efforça de mettre à l'aise ses compagnons, disant qu'il est difficile de ne pas avoir d'acci-dent quand on commence à conduire. Arrivés à l'hôpital, ils durent attendre encore un moment que l'autre chat de police en finisse avec l'enregistrement du blessé. Ils poursuivirent donc la conversation sur les difficultés du monde moderne, les espoirs et les excès de la jeu-nesse. Les rats d'hôtel donnaient au chat noir une réplique polie, ap-prouvant les généralités et évitant les sujets délicats. Ils furent presque soulagés de voir apparaître le conducteur du car, un jeune félin au mu-seau pointu qui établit immédiatement une ambiance si glacée pour les formalités que les voleurs se crurent un instant découverts.

converser - parler d'égal à égal et de choses et d'autres. Acte d'union, en principe bon pour chacun et qui oblige simplement à

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marquer de l'intérêt pour ce que dit l'interlocuteur. L’attestation de l’acte est intersubjective.

On peut très bien converser sans le vouloir, mais pas sans le sa-voir, même dans les rêves. La conversation ne se fait que par des échanges de parole, et ne conversent que les êtres qui parlent. Les pensées exprimées peuvent porter sur n’importe quoi et ne sont pas forcément vraies, crédibles ou sincères. La conversation peut durer longtemps. Elle suit [70] généralement une rencontre et peut débou-cher sur toutes sortes d'autres activités. On converse par sympathie, habitude, plaisir, intérêt. La conversation est ce que font, dans toutes les circonstances de la vie, les êtres humains qui n'ont rien d'autre à faire que se parler et faire connaissance. Elles perdent leur caractère propre lorsqu'elles se tournent vers d'autres buts que l'interconnais-sance ou l'occupation du temps, devenant alors des concertations, des séances de travail, des discussions…

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE CHAT D’APPARTEMENTET LE CHAT DES RUES

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Un gros chat d'appartement, aimé et dorloté par ses maîtres, n’eut qu'une seule fois dans sa vie l'occasion de se battre, ou plutôt de se faire battre. Il avait eu la mauvaise idée de quitter son logis pour suivre une chatte assez jolie mais plutôt fantasque que tous les chats du quartier se disputaient. Sa compagne ayant montré les dents à un chat des rues qui la serrait de trop près, l'animal furieux s'est précipité sur elle en crachant et en vitupérant, et le chat d'appartement a voulu s'interposer. Alors, le chat des rues a craché une autre fois et, sans autre forme de procès, a envoyé un grand coup de patte sur le museau du chat d'appartement. Dans un réflexe dont il ne se croyait pas ca-pable, celui-ci répliqua par un coup de griffe qui fit violemment jaillir le sang du chat des rues et enraya provisoirement son assaut. Mais le chat d'appartement eut tellement honte d'avoir fait mal à son adver-

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saire qu'il s'avança pour s'excuser. Reprenant alors son souffle, le chat des rues se jeta sur lui avec une colère décuplée. Le chat d'apparte-ment se contenta alors de parer les coups, ce qu'il fit un moment avant de s'écrouler malgré tout et de recevoir encore quelques méchants coups de griffe qui le laissèrent pantelant et ensanglanté, sous le re-gard vaguement compatissant de la jolie féline.

se défendre - tenter d'arrêter un assaut. Acte d'opposition qui peut être bon pour l’agent, dont il accroît la liberté, et contrai-gnant pour l'autre s'il parvient à ses fins. L’attestation de l’acte est intersubjective.

La défense est généralement volontaire, mais pas toujours très consciente. Elle s'accomplit par des mouvements et des comporte-ments ou par des paroles adéquates. Les pensées exprimées peuvent faire référence aux faiblesses de l'assaillant ou à la puissance du dé-fenseur. Il est alors préférable qu'elles soient crédibles. La défense est ponctuelle ou prolongée. Elle suit nécessairement une attaque, une offense, une agression, sinon elle est elle-même une attaque. Dans le meilleur des cas, elle est suivie par l'intimidation et le repli de l'as-saillant. On ne se défend que parce qu'on se sent attaqué. Le mal de l'attaquant est souvent, malheureusement, la condition de la réussite de la défense. On se défend sur un ring, dans un prétoire, une polé-mique, une guerre, une dispute conjugale. Une perversion de la dé-fense est la défensive perpétuelle fondée sur la croyance que le monde ambiant n'est qu'une incessante agression contre le sujet.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LA CARPE ET LE GOUJON

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Un goujon mal élevé habitait un étang surpeuplé. Il avait l’habi-tude de nager dans l'eau trouble à grands coups de queue tonitruantes, claquant les feuilles de nénuphar, éclatant des bulles d'eau à toute heure du jour et de la nuit, et il considérait comme une agression les

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plaintes de ses voisins. Malgré tous ses efforts, sa compagne ne parve-nait pas à lui faire comprendre les règles de base de la civilité. Mais un jour une habitante d'une eau plus profonde, une vieille carpe ma-lade qui n'avait jamais osé se plaindre de tout ce remue-ménage, se hissa avec peine jusqu'à hauteur du goujon. Après les salutations d'usage, la carpe fatiguée dit qu'elle apportait au goujon un vermisseau confit en gage de sympathie et pour le prier de faire moins de bruit à l'avenir. La honte que le goujon ressentit ce jour-là ne fut pas suffi-sante pour combler immédiatement le déficit de civilité qu'il avait ac-cumulé pendant des années, et il ne put s'empêcher quelquefois encore de faire clapoter l’eau de l'étang. Mais, avec le temps, le souvenir de l'incident contribua à faire de lui l'être civilisé qu'il aimerait être, mais qu'il a encore un peu de mal à devenir.

éduquer - faire en sorte qu’autrui acquiert et mette en œuvre certaines règles de civilité. Acte bon pour autrui qui, malgré les contraintes qu'il peut créer, est émancipateur. L’attestation de l’acte dépend de ses effets sur le destinataire.

On ne peut pas vraiment éduquer sans un engagement volontaire et conscient, et l'éducation par chance n'en est pas tout à fait une. Eduquer se fait par des paroles, et par l'exemple. Les moyens de l'éducation sont la persuasion, plutôt que la menace, mais les sanc-tions et les récompenses aident parfois à éduquer. Les pensées expri-mées peuvent faire directement référence à la meilleure façon d'agir, mais aussi indirectement à tout ce qui peut permettre de concevoir cette amélioration. Elles doivent être crédibles pour produire leur effet et de préférence vraies pour ne pas décevoir. L'éducation prend du temps et vise l'avenir. Elle succède au manque d'éducation ou à la mauvaise éducation. On éduque par devoir, habitude, routine, mais aussi heureusement par amour, sympathie et avec l'espoir d'une hu-manité meilleure. On éduque surtout des enfants, mais il arrive qu'on doive aussi éduquer des adultes. Les familles et les écoles sont les mieux placées pour éduquer les gens, mais il n'est pas interdit à d'autres familiers de s'y exercer auprès d'individus qui, jusque-là, se sont montrés rétifs. Une mauvaise éducation n'est pas une éducation du tout.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LA PERCHE ET LE SAUMON

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Au printemps, tout allait bien. La perche acceptait la présence du saumon, le recherchait et le choisissait entre tous, passait de longues heures avec lui, l'écoutait, lui faisait des confidences, lui donnait des conseils, le tenait tendrement, ne voulait pas encore ce que voulait le saumon, mais lui laissait entendre qu'un peu plus tard elle voudrait. Fort de cette promesse, le saumon nageait le cœur léger dans les eaux vives de la rivière. Mais après l’été, tout fut fini. La perche se mit à fuir le saumon, ne fit plus attention à lui, refusa de lui parler, puis se fâcha. Un jour que le saumon avait réussi malgré tout à la prendre à part pour l'interroger, elle lui dit vertement qu'elle n'avait rien promis et n'avait aucun compte à lui [72] rendre. Après quoi, le saumon ne réussit plus jamais à l'approcher. Une amie commune lui dit qu'elle le trouvait un peu trop jeune. Une autre qu'on avait médit de lui. En fait, le saumon n'a jamais compris pourquoi la perche s'était rétractée. Il en a souffert pendant longtemps, ce qui l'a rendu méchant et a gâté d’autres amours. Des années plus tard, il rencontra par hasard la perche qui avait beaucoup vieilli. Il eut un mouvement de surprise, suscité davantage par son apparence que par son apparition. Elle le reconnut aussi et, comprenant son mouvement, lui dit simplement, d'un air triste : « tu vois, le temps passe ».

se rétracter - faire savoir qu’on rejette un engagement pris. Acte de séparation qui défait des liens et des obligations exis-tantes. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

La rétractation est consciente, mais on peut être forcé de se ré-tracter pour se plier aux injonctions d'une autorité. La rétractation se fait d'abord par des paroles, tandis que la non-tenue d'une promesse se fait d'abord par des abstentions. Les pensées exprimées font réfé-rence à l'engagement pris qu'elles annulent ou dénient. Elles ne sont pas forcément sincères mais elles sont vraies, car sinon la rétracta-

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tion n'est pas complète, et il vaut mieux qu'elles soient crédibles. Re-venir sur une affirmation démentie par l'expérience n'est pas se ré-tracter. La rétractation est ponctuelle. On ne se rétracte qu'à la suite d'un engagement antérieur. L'ambiguïté des engagements peut, par-fois, faciliter la rétractation. Si la rétractation est impossible, l'acte est plutôt une expression de regret ou de dépit. On se rétracte parce qu'on a changé d'avis et non parce qu'on a oublié son engagement. On se rétracte par rapport à des engagements interpersonnels, mais aussi religieux ou doctrinaux.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LA CHEVRETTEET LE JEUNE BOUC

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Un jeune bouc dînait un soir avec une chevrette qu'il connaissait à peine, mais avec qui il venait de nouer une liaison amoureuse éphé-mère. Il était à cette époque assez pauvre et avait hésité à accompa-gner la chevrette dans le parc luxueux où elle voulait à tout prix l'invi-ter, ce qui le gênait au plus haut point. A un moment, et sans y prendre garde, le jeune bouc dit en riant : « je devrais épouser une riche héri-tière pour résoudre mes problèmes d’argent ». « J'en connais une », répondit aussitôt la chevrette. En toute candeur, le bouc demanda des précisions. Il s'agissait en effet d'un riche animal dont le maître possé-dait apparemment la moitié des chevaux de Camargue, sans parler des marais, des fermes et de toute le reste. Celui-ci avait d'ailleurs besoin d'un reproducteur qui pourrait lui rendre quelques services, tout en consacrant le reste de son temps à ses promenades champêtres. « Mais j'ai peur des chevaux », objecta le jeune bouc. « Tu n'auras rien à craindre, répliqua-t-elle, ils sont très docile ». « C'est bon, dit le jeune bouc, croyant toujours qu'elle plaisantait, il faut que tu me la pré-sentes ». La chevrette dit alors simplement : « tu la connais, c'est moi ». Et manifestement, l'offre était sincère. C'est peu dire que le jeune bouc se sentit confus et désolé de ne pouvoir dire oui.

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[73]faire une offre - donner à autrui la possibilité d'obtenir dans

l'avenir un bien s'il apporte lui-même un bien en échange. Acte d'union, qui en principe fait le bien de l'agent et du destinataire, mais réduit leurs libertés en cas d’acceptation. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

L'offre est en principe volontaire, mais pas toujours très consciente. Elle s'accomplit par des gestes ou des paroles, suivant la nature de ce qui est offert. Les pensées exprimées font référence à l'objet offert. Elles doivent être crédibles et fondées sur des éventuali-tés plausibles, car, en cas d'acceptation, l'agent sera tenu par son offre. Tant que le destinataire n'a pas commencé à prendre ce qui était offert, il ne peut être sûr que l'offre était sincère. L'offre est ponctuelle et éventuellement répétée. Elle peut être suivie par une ac-ceptation ou un refus du destinataire et ne doit entraîner aucun acte désagréable de l'agent en cas de refus, car sinon l'acte serait plutôt une menace. Les motifs de l'offre sont la plupart du temps liés au dé-sir et à l'intérêt, mais il existe aussi des offres charitables et compas-sionnelles. On offre généralement sur un marché, mais aussi, bien sûr, dans les relations amicales.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE TAURILLON TRISTE

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Lorsqu'il comprit qu'il ne vivrait plus très longtemps avec sa gé-nisse habituelle, le taurillon était tellement attristé par la tristesse de sa compagne qu'il cherchait sans cesse des compensations. L'une d'elles consistait à lui promettre qu'il reviendrait un jour et qu'ils vieilliraient ensemble, ce qui semblait vouloir dire que le départ avec sa nouvelle compagne ne serait qu'une longue parenthèse. A ce moment-là, le tau-rillon triste croyait peut-être qu'il tiendrait sa promesse, n'ayant encore aucune idée de la durée de son séjour dans l'autre ferme. Mais aujour-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 120

d'hui que les troupeaux sont complètement dispersés, il sait bien que ce n'était pas vrai et qu'il aurait mieux fait de s'abstenir de promettre.

promettre - dire à autrui qu’on fera dans l'avenir quelque chose qui est bon pour lui. Acte bon pour autrui qui engage sa propre liberté pour le bien du destinataire ou pour un intérêt su-périeur. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

La promesse doit être consciente et volontaire. On promet essen-tiellement par des mots. Les pensées exprimées font référence à ce qui est à faire. Elles ne sont pas encore vraies, mais l'action de l'agent doit les rendre vraies. C'est pourquoi il vaut mieux éviter de pro-mettre lorsque ce qui est promis ne dépend pas de l'agent ou que l'agent risque de changer d'avis. Une promesse non sincère est men-songère, mais elle reste une promesse et le destinataire pourra s'en prévaloir. On ne peut promettre que le bien du destinataire, mais si le bien de celui à qui on promet passe par un mal, par exemple à l'égard d'un tiers, alors on peut aussi promettre un mal. La promesse est en principe ponctuelle. Elle suit souvent une demande et elle est suivie par l'attente d'accomplissement de la chose promise. On promet pour établir un lien institutionnel ou contractuel, mais aussi pour faire plaisir, par lassitude [74] face à des demandes ou encore par incapa-cité à satisfaire dans l'instant des attentes légitimes. On promet dans les contrats, les mariages, les relations amoureuses, les campagnes électorales, les prétoires.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE PHOQUEET LES OTARIES

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Lorsqu'il rencontra son otarie préférée, ce phoque avait déjà une liaison, et, comme cela se fait quelquefois, il vécut alors une double vie, rendant malheureuses l'une et l'autre de ses compagnes sans être lui-même très heureux. La double vie était publique et l'entourage du phoque, ses voisins, ses amis, désapprouvaient sa conduite. Mais les

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 121

gens ne lui disaient rien directement, considérant que, dans cette af-faire, chacun était assez grand pour savoir ce qu'il avait à faire. Un jour pourtant, le phoque rencontra son vieux frère qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années et avec qui il évoqua sa situation. Celui-ci re-marque simplement qu'on ne peut pas avoir sa brosse à dents dans deux lagunes différentes. Cette remarque n'eut pas d'effet immédiat, mais lorsque les complications de sa vie devinrent insurmontables, le phoque repensa à l'histoire de la brosse à dents et en tira les consé-quences.

conseiller - indiquer à autrui ce qu'il pourrait faire ou ne pas faire dans l'avenir et qui serait meilleur pour lui-même et éven-tuellement pour un tiers. Acte directif qui n’est pas forcément bon pour le destinataire, mais améliore sa réflexion sur les alternatives pratiques. L’attestation de l’acte est intersubjective.

Le conseil est en principe conscient et volontaire. Il ne peut se faire que par des mots. Les pensées exprimées font référence à l'ac-tion à accomplir et aux raisons qui la justifient. Elles doivent être sin-cères et crédibles, même si le conseil se révèle mauvais, car sinon l'acte serait plutôt un piège camouflé en conseil. Le conseil peut ser-vir le bien du conseilleur, mais s'il ne vise qu'à cette fin, l'acte ne sera qu'une manœuvre. Le conseil est ponctuel ou répété. Il suit parfois une demande de conseil et n'est pas forcément suivi par une action conforme. On conseille pour des motifs altruistes ou égoïstes, et sou-vent simplement pour exprimer son propre sentiment du mieux. On conseille ses amis, ses collègues, ses clients, et, de façon générale, tous ceux dont le bien importe à l'agent.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

L’ORANG-OUTANET LA PRINCESSE

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Un orang-outan qui adorait les fêtes, mais en était généralement privé, fut un jour invité dans une vraie fête donnée chez une célèbre princesse. Il y avait énormément de monde dans ce grand appartement cossu où chaque objet donnait l'impression d'un confort douillet et lumineux. L'orang-outan remarqua sur les murs une série de tableaux naïfs qui n'étaient pas dénués de charme. Alors qu’il était perdu dans sa contemplation, la princesse s'est approchée de lui pour lui deman-der ce qu'il pensait des peintures. Inspiré sans doute par le vin qu'il avait bu, l'orang-outan entama aussitôt un long développement sur ce que ces formes étranges dévoilaient des relations problématiques du peintre avec la nature, son père et ses amis. Son [75] intuition lui fai-sait penser que le peintre était une femme qu'il se mit alors à décrire. Lorsqu'il manquait d'idées, il trouvait dans la présence gracieuse de son hôtesse de quoi compléter le portrait qu'il était en train de brosser. La princesse l'écoutait avec un intérêt grandissant, qui devint bientôt une sorte de ferveur. « Vous devez être psychologue ! », s'écria-t-elle. L'orang-outan ne fut pas vraiment flatté car, en ce temps-là, il n'aimait pas du tout les psychologues. Au fond, il ne savait pas très bien qui il était et ne sut quoi répondre. Pour le mettre à l'aise, l’hôtesse déclara qu'elle était l'auteur des peintures. Ce simple aveu était une offre et une fête pour l'orang-outan. En fin de soirée, au moment des adieux, la princesse serra très fort la patte de l'orang-outan en exprimant l'es-poir d'une nouvelle rencontre.

faire la fête - prendre un plaisir non ordinaire à l'occasion d'une réunion de gens rassemblés dans le but de goûter ensemble des plaisirs non ordinaires. Acte d'union qui, en principe, est bon et libérateur pour tout le monde. L’attestation de l’acte est inter-subjective ou soumise à des règles institutionnelles.

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On ne peut faire la fête sans le savoir ni le vouloir, même si la conscience et la volonté peuvent s'estomper pendant l'accomplisse-ment de l'acte. On fait la fête par des chants, des danses, des compor-tements, des mouvements en commun et des expressions de pensée. La communauté est nécessaire à la fête, et deux est un nombre à peine suffisant, car ce n'est pas l'intensité du plaisir qui fait la fête, mais la décision d'un groupe de se retrouver pour faire la fête. Les pensées exprimées présupposent le fait de la fête. Elles n'ont pas à être vraies ou crédibles, mais sont parfois sincères. La fête est ponctuelle, mais peut se reproduire à date fixe. Elle se rapporte exclusivement au pré-sent, un présent aussi extensible que la durée du plaisir pris en-semble. La fête succède à des activités ordinaires et est elle-même suivie d'activités ordinaires, car il est impossible de faire la fête en permanence sans finir par s'indisposer soi-même, sans parler des voi-sins qui ne font pas la fête. On fait la fête pour le plaisir et pour se conformer aux traditions, à l’occasion de mariages, anniversaires, succès sociaux, réceptions privées, fêtes religieuses, fêtes nationales.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

L’OLIVIERET L’INQUIÉTUDE

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Un olivier s'entretenant un jour avec l'inquiétude déclara que l’huile d’olive était beaucoup moins nocive pour la santé que d'autres graisses. Mais l'inquiétude, à qui il en faut davantage pour être rassu-rée, ne l'a pas cru. Alors l'olivier a dit, premièrement, que les peuples du bassin méditerranéen qui consomment beaucoup d'huile d'olive ont moins de maladies cardio-vasculaires. Deuxièmement, il a fait état du point de vue des spécialistes et d’enquêtes épidémiologiques. Et, troi-sièmement, il a exhibé des articles de journaux. L'inquiétude, qui ne déteste pas vraiment la salade niçoise mais hésite toujours sur l'assai-sonnement, s'est encore montrée sceptique. Pour arriver à la convaincre, il aurait peut-être fallu prouver, disons par une échogra-

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phie, la meilleure santé du foie, des reins, du cœur de cobayes nourris à l’huile d’olive pendant des années. Mais après y avoir réfléchi un [76] moment, l’olivier s'aperçut que même ce moyen n'était pas vrai-ment sûr, car des cobayes immunisés contre la mauvaise graisse au-raient peut-être aussi bien résisté à la cuisine au beurre.

argumenter - avancer des faits probables pour valider ce qu’on dit dans des domaines où la vérité est incertaine. Acte assertif dont la valeur dépend autant des raisons pour lesquelles on l’ac-complit que de son contenu proprement dit. L’attestation de l’acte est intersubjective.

On peut argumenter sans le vouloir fortement, par exemple lors-qu'on est happé par une discussion, mais pas sans savoir qu'on le fait. On argumente essentiellement par des discours. Les pensées expri-mées font référence à n'importe quel objet soumis à la discussion. Elles se présentent comme crédibles, mais ne sont pas forcément vraies et sincères. Elles doivent surtout éviter les contradictions trop manifestes qui défont l’argumentation. L'argumentation prend un cer-tain temps, et peut rester parfois incomplète ou en suspens. Elle doit suivre un doute ou une opinion contraire du destinataire, sinon elle paraît vaine. Elle est souvent un moyen rationnel de mise en action du destinataire. On argumente pour atteindre des buts pratiques, mais aussi parfois pour le simple plaisir de la discussion. On argumente dans les conversations de la vie courante, la vie politique, la conduite des affaires économiques ou administratives et dans la vie scienti-fique, du moins aussi longtemps que les preuves ne sautent pas aux yeux.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE LÉZARD VERTET LA SALAMANDRE

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Un lézard vert qui paressait le long d'un mur décrépi adressa un jour la parole à une jolie salamandre postée près d'une fontaine et qui semblait attendre quelque chose. Il lui demanda ce qu'elle faisait là et

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la salamandre répondit qu'elle travaillait. « Quel genre de travail ? », a encore demandé le lézard vert, non sans une certaine candeur. « Je tapine, dit-elle, c'est 200 francs, tu veux venir ? » Le reptile n'avait encore jamais été confronté à une situation de ce genre. Il ne savait pas non plus qu'on pouvait payer pour un amour et, s'il avait eu l'occa-sion d'y songer, il aurait sûrement jugé cette éventualité méprisable. Mais cette fois-là, et ce fut la seule, il accepta de suivre la jolie sala-mandre.

rétribuer - remettre à autrui un bien ou de l'argent en échange d'un service vénal. Acte bon pour autrui qui est obligatoire si le service est effectif et laisse intacte la liberté des parties si le service a été payé à son juste prix. L’attestation de l’acte est intersubjec-tive ou soumise à des règles institutionnelles.

La rétribution est généralement volontaire et consciente. On rétri-bue en donnant de l'argent, des biens, et quelquefois seulement de bonnes paroles. Les pensées exprimées peuvent faire référence au service rendu. Elles doivent être crédibles, sinon vraies ou sincères. La rétribution peut être ponctuelle ou découpée en plusieurs parts ou tempéraments. Elle peut se faire après la remise du service ou à l'avance. La rétribution n'est [77] pas une récompense, comme par exemple les bons points qu'on donne dans les écoles, mais un dû. On rétribue parce qu'on y est obligé par les règles du marché ou la grati-tude. On rétribue des employés, des salariés, et toutes les personnes qui offrent des services. On peut aussi rétribuer des services illégaux ou immoraux.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE BROCHET, LA TRUITEET LE TRITON

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Un triton qui vivait seul au fond de sa fontaine, venait quelquefois nager dans les eaux de son ami le brochet qui vivait, lui, avec une jolie truite. Ils passaient ensemble de longues soirées à boire l'eau de pluie

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et à fumer des roseaux, parlant d'écologie, d'amour et de musique. Le triton avait une vie compliquée et entretenait des relations tourmen-tées avec la sœur de la truite, dont il était tombé amoureux. Cepen-dant, sa relation avec le brochet demeurait sereine et respectueuse, leurs formes de vie se joignant l'une à l'autre sans difficulté, malgré les abîmes qui pouvaient les séparer. Avec le temps, le triton allait de moins en moins bien ; des salamandres qu'il avait connues étaient mortes, et ses relations avec la sœur de la truite s'étaient détériorées. Le brochet avait de plus en plus de difficulté à le faire venir jusqu'à leurs eaux, et le triton ne tenait pas non plus à ce qu'on lui rendît vi-site. Un jour qu'il avait, sans se décommander, manqué une petite fête à laquelle il était convié, le brochet lui adressa un messager pour prendre de ses nouvelles. La réponse du triton, par retour du messager, fut qu'il ne voulait plus jamais avoir affaire avec les proches de la truite, y compris le brochet. Celui-ci se le tint pour dit et laissa le tri-ton s'enfoncer dans les eaux profondes, se demandant parfois s'il ne fallait pas passer outre à l'ordre de rupture et aller chercher son ami jusque chez lui. Mais il ne le fit pas.

rompre - mettre un terme à des relations ou à une alliance en le faisant savoir. Acte de séparation qui n'est pas bon pour le desti-nataire ni forcément pour l’agent, mais qui libère les deux parties. L’attestation de l’acte est intersubjective.

La rupture est en principe consciente et volontaire, sinon il s'agit plutôt d'une séparation involontaire ou d'un abandon. Elle s'annonce par des déclarations mais se vérifie par la disparition des relations antérieures. Les pensées exprimées font référence au fait et, éventuel-lement, aux raisons de la rupture. Mais elles ne suffisent pas à faire la rupture, même si elles sont sincères. La rupture est ponctuelle ou progressive, mais pas toujours définitive, une réconciliation pouvant faire cesser la rupture. La rupture peut être unilatérale ou bilatérale, mais elle engage toujours les deux parties. Elle suit nécessairement une alliance ou une relation amicale, et elle est parfois suivie d’un affrontement. On rompt par dépit, ressentiment, désespoir, jalousie, lassitude, attirance pour d'autres lieux ou d'autres gens. On rompt des unions conjugales, amicales, contractuelles, économiques, poli-tiques, intellectuelles.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LES BÉDOUINSET LES ÉTRANGERS

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Un groupe d’étrangers, deux hommes et une femme, roulaient un jour dans le désert du Sinaï en direction du Caire lorsque leur véhicule tomba soudain en panne, non loin d'une oasis très habitée. C'était jour de fête musulmane et les voitures qui passaient étaient bourrées de gens endimanchés. Du premier véhicule qui s'arrêta, descendit un bé-douin vêtu d'une djellaba immaculée qui passa une demi-heure dans le cambouis, démonta le Delco, le remonta correctement, mais déclara qu'il ne pouvait rien faire lui-même et qu'il fallait voir un mécanicien. Un second bédouin, tout aussi endimanché, passa un peu plus de temps sous le capot, démonta aussi le Delco mais le remonta plutôt moins bien, et énonça au bout du compte le même verdict. Simple-ment, après son passage, la voiture paraissait définitivement hors d’usage. Le conducteur conclut alors que les bédouins avaient suffi-samment accompli leur devoir de bédouin, et il arrêta une troisième voiture pour se faire conduire à l'oasis. C'était midi et il faisait très chaud dans l'espèce de défilé montagneux où la voiture s'était immo-bilisée. En attendant leur compagnon, le couple de voyageurs s'abrita sous ce qu'il restait d'ombre du véhicule, en adressant des vœux au dieu des bédouins pour qu'il leur vienne en aide. Une heure plus tard, leur ami revint dans une camionnette plutôt vétuste dont un troisième bédouin descendit, vêtu cette fois d'une djellaba sombre et accompa-gné d'un aide portant une lourde valise de fer remplie d'outils dispa-rates. Avant d'opérer, le bédouin commença par rouler avec beaucoup de méticulosité une cigarette de marijuana qu'il fuma lentement, sans dire un mot et sans en offrir à personne. Puis, apparemment ragaillardi mais toujours en silence, il se mit au travail. La réparation dura envi-ron une heure ; les étrangers étaient stupéfaits par l'habileté du méca-nicien qui démonta à son tour le Delco, puis le remonta en rétablissant

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un à un les contacts avec des bouts d'adhésif. Lorsqu'il eut terminé son travail, il demanda au conducteur de mettre le moteur en route. Cu-rieusement, la voiture démarra immédiatement. Avant de les laisser repartir, le bédouin conseilla aux voyageurs de ne pas rouler trop vite et de veiller, lorsqu'ils seraient au Caire, à faire faire une réparation plus durable.

aider - concourir à la réalisation des fins d’autrui. Acte bon pour autrui, qui peut créer certaines obligations. L’attestation de l’acte est intersubjective et dépend de ses effets sur le destinataire.

Il est difficile d’aider sans le vouloir, ou sans le savoir. On aide par des comportements, des gestes, des mots, une présence. Les pen-sées exprimées n'ont pas de rapport nécessaire à l'acte et ont moins d'importance que le fait objectif de l'aide, sauf si l'aide consiste juste-ment à exprimer certaines pensées. L'aide peut être ponctuelle ou du-rable. Elle suit généralement une demande d'aide, et elle est suivie de remerciements. Une aide non demandée est souvent un encombre-ment, et parfois tout le contraire d'une aide. On aide par sympathie, intérêt, compassion, admiration. On aide des personnes auxquelles on est lié par des relations amicales, familiales ou professionnelles. On aide aussi des étrangers.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

L’IGUANEET LE CAMÉLÉON

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Un iguane qui enseignait les maîtres anciens eut un jour pour étu-diant un caméléon qui poursuivait une thèse sur l'identité personnelle, pour laquelle il avait au fond assez peu de dispositions. Lorsque ce fut son tour de présenter un travail, il donna un exposé prétentieux dont les neuf dixièmes, pour ne pas dire la totalité, avaient été copiés dans un manuel. Il espérait probablement que la bienveillance du profes-seur suffirait à l'aveugler sur la supercherie. L'iguane fut ennuyé, car il

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avait insisté sur le fait qu'il exigeait un travail personnel sur les textes qu'il avait mis au programme. En fin d'année, cet étudiant, et un autre qui avait rendu un travail plutôt médiocre, furent les deux seuls à rece-voir un B, et non pas un A. Quelques semaines plus tard, l'iguane re-çut un courrier du caméléon lui expliquant que ce B malencontreux risquait de lui faire perdre sa bourse pour l'année suivante. L'iguane avait été agacé par la tricherie mais n'avait aucune raison de nuire au cursus du caméléon qui, après l'incident, s'était plutôt bien conduit pendant le cours. Il corrigea donc sa note, et, par la même occasion, celle de l'élève médiocre qui, lui, n'avait pas écrit pour se plaindre.

tricher - contrevenir à une règle obligatoire à l'insu de ceux qui sont tenus par la même règle. Acte de profit qui dégage l’agent de certaines obligations et nuit aux autres participants du jeu. L’at-testation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles insti-tutionnelles.

La tricherie est nécessairement volontaire, même si elle n'est pas tout à fait consciente, sinon ce n'est qu'une maladresse. On triche par toutes sortes de comportements non conformes. Les pensées expri-mées évitent de faire référence à la tricherie. Elles se présentent comme crédibles, mais ne sont ni sincères ni vraies. Il existe cepen-dant des tricheries ostensibles qui comptent sur la force, la confusion ou la surprise pour parvenir à leurs fins. La tricherie peut être ponc-tuelle ou durer un certain temps. Elle peut être suivie du succès si elle n'est pas découverte, ou d'une sanction dans le cas inverse. On triche généralement par intérêt, mais il arrive qu'on ne triche que par jeu, pour servir une bonne cause ou par compulsion. On peut tricher dans des files d'attente, des candidatures à des emplois, des épreuves sco-laires ou universitaires, des reportages télévisés, des articles de jour-naux ou des ouvrages scientifiques et, plus largement, dans n'importe quel jeu. La réalité de la tricherie ne dépend pas seulement du juge-ment des autres joueurs mais d'un règlement ou d’un ordre qui les dépasse.

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CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LA PITIÉET LA GRAND-MÈRE

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Il y a les enterrements de ceux qu'on aime, ceux avec qui on vivait et qui s'en vont en déchirant la trame de l'existence, et puis les enterre-ments des proches de ceux qu'on aime, mais avec qui on ne vivait pas, et qui s'en vont sans laisser de place vide. Dans ces cas-là, la pitié pleure avec ses amis, ayant honte d'être encore en vie et d'avoir devant elle son existence intacte. La honte vient sans doute du bonheur de n'être pas atteint comme ils le sont, malgré [80] la compassion et le désarroi sincères. Ce bonheur se défait néanmoins lorsqu'il faut s'ap-procher pour dire un mot. La pitié suivait l'autre jour les obsèques d'un jeune homme, marié et père d'un petit garçon, mort d'un cancer qui venait juste d'être découvert. La pitié a déjà eu affaire à la mère, à la grand-mère, qui sont des gens qu'elle aime et dont elle a connu tous les autres malheurs. Devant le porche de l'église, juste au moment où le cortège s'ébranle vers le cimetière, elle aperçoit la grand-mère chan-celante, soutenue par une amie. Elle va vers elle, l'embrasse de façon invisible en gardant un moment son visage dans ses mains, la serrant doucement dans son voile d'irréalité. La grand-mère murmure : « est-ce qu'on pouvait penser qu'une chose pareille arriverait ? » Et la pitié répond : « personne ne pouvait imaginer une chose pareille », tandis que l'amie emmène déjà la vieille femme vers une voiture.

plaindre - exprimer sa peine pour la souffrance d’autrui. Acte bon pour autrui qui, quoique méritoire, n’engage pas à grand chose. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

On peut plaindre sans le vouloir, mais pas sans le savoir. On plaint par des paroles, des regards, des gestes. On évite de plaindre en manifestant des sentiments inadéquats, comme la joie ou l'inatten-tion. Les pensées exprimées peuvent faire référence aux malheurs éprouvés, mais en évitant si possible d'ajouter du malheur au mal-heur. Elles doivent être crédibles, sinon sincères et vraies. L'acte de

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 131

plaindre est en principe ponctuel. On plaint les autres à la suite d'une déconvenue, d'un malheur ou d'un deuil. L'état du destinataire qui suit l'acte de plainte devrait être le réconfort si l'acte est bien conduit. En principe on plaint par pitié et compassion, mais on peut aussi le faire par convention ou intérêt. Il vaut mieux plaindre quand le mal-heur est déjà accompli, comme par exemple à l'occasion d'un enterre-ment, que lorsqu'il y a encore de l'espoir, comme dans les maladies ou les échecs sociaux, pour éviter que la plainte enfonce davantage celui qui est déjà dans la souffrance. Il y a des cas où le simple fait de plaindre peut apparaître comme une violence faite à la solitude de la douleur. Ce risque, ajouté à celui d'inauthenticité, a parfois rendu la pitié suspecte.

CINQUIÈME PARTIEEXPÉRIENCES

LE PAPILLON, LA PIEET LA VIEILLE CANE

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Le papillon assistait ce jour-là aux obsèques de sa vieille amie la cane emportée par une longue maladie. Le papillon avait souvent ren-du visite à la cane qui, jusqu'au dernier jour, habita dans sa maison comme elle l'avait décidé, après un bref séjour en maison de retraite. Quelques années plus tôt, un cousin éloigné espérant hériter avait en-tamé une procédure de mise sous tutelle pour la soustraire à l'in-fluence d'une pie qui avait été son employée et faisait pour ainsi dire partie de la famille. La cane aimait les oisillons de la pie comme ses propres petits, et encore plus, car elle-même n'avait jamais eu de pe-tits. Lorsqu'elle est tombée malade, la pie s'est occupée d'elle avec amour, mais en profitant de sa cour, de ses graines et de ses largesses. La cane cependant avait encore toute sa tête et ne voulait pas de tu-telle, et le [81] juge rejeta donc la demande du cousin, contredisant ainsi la rumeur publique qui accusait la pie. La rumeur publique, pourtant, n'avait pas tout à fait tort. Car la vieille cane ne pouvant plus marcher, ni parler, ni signer, se laissait peu à peu dépouiller par la pie.

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Il y eut alors une nouvelle demande de tutelle que le juge, cette fois, accorda. La vieille cane n'eut guère le loisir de se lamenter, car elle mourut peu de temps après. Le jour des obsèques, les oiseaux du vil-lage étaient rassemblés devant l'église, les femelles s'étant déjà réfu-giées à l'intérieur. Suivant de près le corbillard, la pie est arrivée avec ses petits. Sûrs de leur jugement, les oiseaux ont ôté leur chapeau pour saluer la vieille cane, et ils ont tourné le dos à la pie. Mais le papillon qui ne savait plus très bien où étaient les torts, alla quand même dire un mot à le la pie avant d'aller se poser sur la boite du vieil oiseau dé-funt.

saluer - adresser un signe de reconnaissance ou de respect au moment d’une rencontre. Acte humble, qui peut élargir la liberté d'autrui, mais aussi lui créer des devoirs. L’attestation de l’acte est intersubjective et soumise à des règles institutionnelles.

On salue volontairement, quoique parfois de façon assez machi-nale. On peut saluer par des gestes, comme par exemple en ôtant son chapeau, aussi bien que par des mots. Les pensées exprimées peuvent inclure des souhaits à court terme. Elles valent surtout par leur forme d'apparition, cordiale ou rituelle. Le salut est ponctuel. On salue au début et à la fin d'une rencontre, mais on peut aussi saluer une phrase ou un acte remarquables qui interviennent au cours d'une rencontre. On salue par habitude et convention sociale, mais le principal motif du salut est la reconnaissance d'autrui, ce qui explique à la fois les conventions et le désagrément qui suit généralement l'absence de sa-lut. Les saluts se font dans toutes les rencontres ordinaires ou extra-ordinaires, pacifiques ou non pacifiques comme les combats de boxe ou les batailles, car le salut n'est pas forcément un acte de paix.

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Petit traité de morale civile illustré par des fables.

Sixième partie

TRAJETS

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LA GRENOUILLEET LES CRAPAUDS

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Le petit crapaud se souvient d'un crapaud adulte ami de son père et de sa mère qu'il a souvent vu pendant son enfance, dans l'étang où ils nageaient ensemble, sur les berges où ils guettaient les moucherons, ou encore dans leurs promenades du dimanche après-midi, sur la mousse des pierres. Le crapaud se montrait toujours bienveillant avec le têtard, le laissant fouiller dans les feuilles de son logis et grignoter ses nénuphars préférés. Ce prince adorait et adulait la mère du petit crapaud, une des plus belles grenouilles de l'étang, mais d'une façon qui ne prêta jamais à confusion, même après la mort de son père. Il s'adressait à elle avec le plus grand respect, se permettant seulement de l'appeler par son prénom et de lui apporter des fleurs le jour de son anniversaire. Il remboursa aussi pendant des années une dette non écrite qu'il disait avoir contractée du temps de son association avec son père. Le têtard pouvait lire dans son regard l'admiration qu'il avait lui-même pour sa mère. Parmi tous les crapauds qui voulurent rempla-cer son père, il était le seul qu'il eût accueilli volontiers, peut-être à cause de son sourire mélancolique et d'une vague ressemblance avec un léopard neurasthénique qui venait quelquefois flâner sur leurs rives. Mais il ne se passa jamais rien, les distances demeurèrent, et le crapaud, un jour, disparut.

aduler - manifester une admiration et une sollicitude constante à l’égard d’autrui. Acte humble qui sert le bien d’autrui, sans nuire au bien de l’agent, mais en limitant sa liberté. L’attestation de l’acte est intersubjective.

L'adulation n’est pas toujours volontaire ou consciente. Elle se fait par des paroles, des comportements favorables ou flatteurs, des mou-vements du regard, des gestes d'aide et de facilitation, l'anticipation

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des désirs, certaines réserves. Les pensées exprimées font référence aux qualités du destinataire. Elles se présentent comme crédibles, mais ne sont pas forcément vraies ou sincères. L'adulation requiert une certaine durée, car il est impossible d'aduler quelqu'un une seule fois. L'adulation suit généralement quelque succès de l'être adulé, mais elle peut aussi être la simple conséquence de son apparition. Elle se fait par intérêt, admiration, estime, convoitise. On adule des jolies femmes, des artistes, des personnes en vue, puissantes et in-fluentes, mais, dans ce cas, l'adulation prend assez vite le caractère d'une flatterie.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

NON !

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L'histoire aurait pu se passer hier. Un homme d'une quarantaine d'années vient voir son jeune frère pour lui demander de l'argent. L'homme est un flambeur qui vit de prêts et d'expédients depuis des années. Son frère l'a très souvent dépanné, mais cette fois, il en a as-sez, il refuse. L'homme insiste pourtant, dit que c'est grave, qu'il en a absolument besoin ; plus tard, on supposera une histoire louche, des menaces mafieuses, mais sur le moment, le [83] frère reste sur sa posi-tion. L'homme s'en va et, quelques heures plus tard, dans les toilettes d'un grand cinéma du centre ville, il se tire une balle dans la tête.

refuser - faire savoir qu'on ne donnera pas une suite favorable à une demande d’autrui. Acte d’opposition qui épargne une contrainte à l'agent et n’est pas toujours mauvais pour autrui, y compris le demandeur, si le refus est justifié. L’attestation de l’acte est intersubjective.

Le refus est en principe volontaire et conscient. On refuse par des mots qui doivent être suivis par le comportement adéquat, sauf si ce-lui-ci est rendu impossible par la contrainte. Les pensées exprimées font référence à ce qui est demandé et au fait du refus. Elles tentent parfois d’atténuer l'effet malheureux du refus par des excuses ou des

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raisons. Elles doivent être vraies et crédibles sur le fait du refus pour ne pas laisser planer d'ambiguïté. Le refus est ponctuel ou répété. Il suit nécessairement une demande, et il est suivi d'un renouvellement de la demande ou d'un retrait. Le refus peut susciter le ressentiment ou le désespoir, mais quelquefois aussi le soulagement lorsque la de-mande n'était pas suffisamment motivée. On refuse par colère, or-gueil, indifférence, égoïsme, lassitude. Ce sont les grands qui ont le plus de latitude pour refuser ce qu'on leur demande, car leurs refus ne les expose à aucunes représailles, mais n'importe quel sujet libre a également le droit de refuser.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE SAUTEUR

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Une grand-mère parlait quelquefois d’un oncle qu’elle appelait, de façon plutôt énigmatique, le « sauteur ». Son petit-fils crut longtemps qu'un sauteur était une sorte de flambeur qui faisait beaucoup de ta-page et menait grande vie. Mais lorsqu’il sut que le sauteur s'était sui-cidé, il voulut connaître les circonstances de sa mort. La grand-mère raconta alors que cet oncle, issu d'une famille très catholique et très pieuse, était marié à une femme qui le rendait très malheureux et finit un jour par le quitter. Dans son désespoir, l'homme qui habitait au cin-quième étage, enjamba la rambarde du balcon et resta là, sur la cor-niche, à regarder la rue. Voisins et passants effrayés commencèrent à s'attrouper, certains le suppliant de ne pas sauter. Les pompiers accou-rus utilisèrent un porte-voix. Un prêtre, proche parent du malheureux, qui arrivait sur les lieux, lui fit de grands signes pour le dissuader d'accomplir son projet. Lorsque tout ce monde fut rassemblé et qu'il fut bien clair que chacun désirait le sauver, l'oncle se décida à sauter. « Voilà pourquoi on l'appelle le sauteur » dit la grand-mère. « Mais, ajouta-t-elle aussitôt, on l'a quand même enterré en terre sainte, car le prêtre qui l’a vu tomber témoigna qu'une fois dans le vide, il a esquis-sé un signe de croix pour demander pardon ».

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s'excuser - faire savoir que le mal commis par l’agent n'était pas vraiment voulu. Acte humble qui est plutôt bon pour le desti-nataire et qui, en principe, oblige l'agent à réparer le mal et à ne pas récidiver. L’attestation de l’acte est intersubjective.

[84]L'excuse est en principe volontaire et consciente, sinon elle perd

beaucoup de sa valeur. On s'excuse par des mots et tout autre geste qui peut être interprété comme un signe de regret. Le fait de dire qu'on s'excuse suffit très souvent à accomplir l'excuse. Les pensées exprimées font référence aux raisons qui peuvent atténuer la respon-sabilité du mal infligé. Elles doivent être crédibles, sinon vraies, et elles gagnent à être sincères. L'excuse est ponctuelle ou répétée. Elle suit en principe un mal accompli par l'agent ou un tiers dont il est solidaire, et elle doit être suivie de réparations chaque fois que cela est encore possible, faute de quoi elle paraît de pure forme. L'excuse est affaiblie si elle est suivie d'une récidive. On peut avoir voulu l'acte dont on s'excuse, mais on ne peut pas s'excuser pour un acte que l'on voudrait encore en première personne. On s'excuse dans les relations courantes par regret, convention, souci de maintenir de bonnes rela-tions avec autrui et pour lui faire savoir qu'on ne lui veut au fond au-cun mal. Il est plus difficile de s'excuser dans la vie publique ou dans les relations entre États, mais cela arrive aussi parfois. Il existe ce-pendant des actes inexcusables ou irréparables.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’ARAIGNÉEET LA SAUTERELLE

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Une araignée gracile faisait commerce de presque tout, à l'excep-tion de ses charmes et de son amitié. Elle vivait assez bien d'un métier de chasseur de moustiques, mais aimait consacrer son temps libre à toutes sortes d'artisanats dont elle comptait bien tirer profit, comme par exemple le tissage, le tricot ou la couture des soies qu’elle produi-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 138

sait. Elle vendait aussi les objets dont elle n'avait pas l'usage ou qu'elle achetait dans des ventes. Plus tard, installée à la campagne, elle consa-crait ses loisirs à l'élevage des moucherons et conduisait au marché les sacs de soie de sa propre industrie, tout en continuant à exercer son métier de rabatteuse de proies. Une amie sauterelle qui venait parfois séjourner chez l'araignée ressentait à son égard un curieux mélange d'émerveillement et de désapprobation. Elle faisait en effet grand cas de l'idéal communautaire des insectes sociaux qu’elle jugeait inconci-liable avec le commerce souriant de son amie. Elle était également surprise du contraste entre l'hospitalité désintéressée de l'araignée et son incontestable sens des affaires et du profit. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que les deux pouvaient très bien aller de pair.

commercer - offrir des biens en échange d'autres biens. Acte de profit, qui peut aussi être profitable à autrui. L’attestation de l’acte est intersubjective et soumise à des règles institutionnelles.

Le commerce est en principe conscient et volontaire. On com-merce en échangeant des produits contre de la monnaie, mais on peut aussi échanger directement les produits. Les pensées exprimées concernent généralement les objets échangés et les conditions de l'échange. Elles doivent être conformes aux pratiques, crédibles et de préférence sincères pour que le destinataire ait confiance et que le commerce soit loyal. Le commerce est une activité ponctuelle ou continue, certaines transactions pouvant prendre un certain temps. Le [85] commerce est nécessairement réciproque, offre pour offre, bien contre bien, achat pour vente. Il est gouverné par le désir, dont l'as-souvissement rend souvent les hommes heureux, et par le besoin qui rend parfois nécessaires des commerces douloureux. Le commerce est devenu, avec la science, la principale activité régulative des sociétés modernes, ayant pris le pas sur la politique et faisant concurrence à la religion. Celui qui commerce doit connaître les désirs d'autrui, ce qui l'oblige à un minimum d'attention et le retient généralement de lui faire la guerre – mais pas de vouloir le manipuler. Mais cette atten-tion lucrative au désir d’autrui devient parfois si obnubilante et enva-hissante qu’elle prend une forme addictive chez les producteurs, les vendeurs et les consommateurs de tous les biens imaginables.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE RENARDET LA BELETTE

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Un renard avait un jour été convié par son vieil ami le loup dans un dîner d'artistes où il ne connaissait presque personne, quoique certains participants fussent renommés. A un détour du buffet, le renard se trouva soudain en compagnie d'une belette dont il avait souvent enten-du parler pour son association avec un loup et un renard dans une chanson célèbre. Son interlocutrice s'occupait aujourd'hui d'une mai-son de production de disques, et le renard lui demanda tout naturelle-ment ce qui l'avait menée de l'intérieur à l'extérieur des chansons. Ce à quoi la belette répondit que, comme beaucoup d'autres animaux de son temps, elle avait voulu s'exprimer. Sur le moment, le renard jugea cette réponse excellente, se disant qu'en effet tout le monde veut s'ex-primer, que l'expression est un désir, une revendication, un droit, une chance universelle. Mais un peu plus tard, il eut des doutes et com-mença à se demander s'il n'existe pas des limites à l'expression. Il pen-sa que les animaux qui s'expriment sans cesse sont insupportables et que lui-même ferait peut-être mieux d'épargner certaines de ses ex-pressions à ses proches. Il finit par s'ouvrir de ses doutes à sa com-pagne qui, malheureusement, n'y prêta aucune attention.

s’exprimer - dire, en son propre nom, quelque chose qui, d’une façon ou d’une autre, concerne celui qui dit. Acte de profit plutôt libérateur pour l’agent et dont l'effet bon ou mauvais sur le desti-nataire dépend du contenu exprimé. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

L'expression peut être involontaire et inconsciente d'elle-même. On s'exprime par des mots ou des gestes ayant une valeur symbo-lique. Les pensée exprimées font référence à l’agent ou à ses intérêts propres. L'expression tend vers la sincérité et la vérité, car sinon la parole perd sa fonction expressive. L'expression est ponctuelle ou ré-pétée. Elle s’articule parfois avec celle d'autrui, mais il existe aussi

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des expressions unilatérales. On s'exprime à cause d'une disposition psychique, par narcissisme, vanité, altruisme, parce que l'occasion se présente, ou parce qu'on n'a rien de mieux à faire. Tout le monde veut s'exprimer, mais il existe des spécialistes de l'expression, souvent sé-lectionnés pour leur talent, mais souvent aussi pour leur habileté à occuper le devant de la scène.

[86]

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LES OUVRIERSET LE MÉDECIN

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Des ouvriers métallurgistes évoquaient un jour avec des visiteurs les surnoms qu'ils avaient l'habitude de se donner entre eux : Petit Bi-niou pour un ouvrier breton, le Mao pour un ex-militant d'extrême-gauche, Don Camillo pour un responsable CFDT pince sans rire, l'ab-bé X pour un ancien membre de la JOC, le violoniste pour quelqu'un qui avait une infirmité à l'épaule... Mais quand on les interrogea sur le surnom qu'ils donnaient au médecin du travail, une femme très esti-mée de tous, la réponse fut : « elle, ce n'est pas pareil, on la respecte ». Un peu surpris, un visiteur demanda si les surnoms devaient être com-pris comme des manques de respect, ce qu'ils nièrent avec force. Il existait pourtant, selon eux, une différence entre la familiarité du sur-nom qui ne contredit pas le respect, mais ne le manifeste pas, et la re-tenue que l'on doit à ceux, plus lointains, à qui il ne suffit pas de ne pas manquer de respect. Certains avouèrent cependant que le surnom était aussi parfois un moyen de diminuer celui qu'il désigne, par exemple certains chefs. Or, si les ouvriers s’accordaient le droit de se diminuer entre eux, il n'était pas question de diminuer le médecin du travail.

respecter - limiter sa liberté d'action ou de parole de façon à ne pas porter atteinte à la valeur éminente qu'on reconnaît à la personne d’autrui. Acte humble qui est bon pour tout le monde,

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malgré les limites qu'il apporte aux libertés qu'on peut prendre. L’attestation de l’acte est purement subjective.

Le respect n'est pas forcément conscient, mais il requiert un cer-tain engagement de la volonté. Il se manifeste par des mouvements, des mots ou des abstentions. Les marques de respect ne suffisent ja-mais à prouver le respect, tandis que les manques de respect suffisent, par le fait, à prouver son absence. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l’acte, doivent être sincères et crédibles. Le respect est intemporel, car on ne suppose pas que la valeur respectée soit sus-ceptible de se corrompre. Il suit parfois des démonstrations de puis-sance, d’autorité ou de mérite, ce qui conduit souvent à le confondre avec la crainte ou l'admiration. Mais, la crainte ou l'admiration ne sont pas identiques au respect, car on peut craindre ou admirer sans respecter, et inversement. De même, le respect n’est pas identique à la conformité aux règles ou aux conventions, car on peut se confor-mer à des règles qu’on ne respecte pas. Le respect ne peut être ulti-mement motivé que par le sentiment de la valeur éminente de ce que l'on respecte. Le respect s'adresse traditionnellement aux autorités et aux grandeurs, mais il est dû surtout à quiconque ne s'en est pas ren-du indigne. Adressé d’abord à la personne respectée, il peut s’étendre à tous les objets que cette personne respecte, à condition qu'ils ne soient pas monstrueux.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE BON CHEF

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Il était une fois un chef d’entreprise dont l’ambition était de donner le plus d'importance possible à son affaire dans le seul but d’accroître son prestige et ses gains. Pour [87] cela, il fit tout ce qu'il y avait à faire : recrutement de techniciens brillants, insertion dans toutes les instances de la profession, présence sur les principaux marchés, pro-grammes d'études soigneusement définis en liaison avec les données scientifiques les plus récentes. Mais le plus admirable chez cet

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homme, ce fut son effort constant et son habileté pour convaincre chaque employé de s'inscrire dans le plan d'ensemble qu'il avait ima-giné. Il sut ainsi, sans la moindre contrainte, se ménager toutes les co-opérations nécessaires, négociant avec chacun la part de liberté qu'il souhaitait conserver ou le soutien dont il avait besoin pour faire abou-tir ses plans. Il ne laissa certes aucune illusion sur les fins véritables qu’il poursuivait, mais fit de telle sorte que sa direction servît aussi les intérêts de chacun, au point qu'on pouvait se demander si son sens stratégique n’était pas, au fond, une espèce d'altruisme discret. Un des employés, qui était lui-même parfaitement incapable d'être un chef de cette sorte, méditait parfois sur ce cas, en rêvant d'une démocratie dans laquelle les puissants donneraient à leurs subordonnés de meilleures raisons d'accepter leur puissance.

diriger - prendre régulièrement des décisions sur les activités à accomplir par les membres d’un groupe. Acte directif dont les ef-fets sur le bien et la liberté des subordonnés dépendent de la sa-gesse du dirigeant et des dirigés. L’attestation de l’acte est inter-subjective ou soumise à des règles institutionnelles.

On ne peut diriger sans le savoir ni le vouloir, au moins faible-ment. On dirige par des paroles aussi bien que par des dispositifs et installations matérielles. Les pensées exprimées font référence à ce qui est à faire. Elles doivent être crédibles, et certaines d'entre elles sont rendues vraies par l'obéissance des administrés. La direction a toujours une certaine durée dont le terme est ou non fixé, car sinon c'est un ordre isolé. Elle suppose un droit à diriger qui a été antérieu-rement accordé, soit par les subordonnés eux-mêmes, soit par une autre instance. Les subordonnés doivent au moins avoir accepté de se laisser diriger, car sinon la direction serait une sorte de domination. On dirige par vocation, devoir ou intérêt, un service administratif, une société, une famille, une école, un syndicat, une église, une action d’urgence.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LA PAYSANNEET L’INSTITUTEUR

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En allant chercher son journal en voiture, l’instituteur croise une voisine agricultrice qui conduit ses vaches au pré en compagnie de son fils. Il s'arrête un moment pour laisser passer les bêtes, échange quelques mots avec le fils sur le temps qu'il fait ce matin-là, très froid, alors qu'on est encore en été. En repartant, il s'arrête à la hauteur de la paysanne, avec qui il aime bavarder, et qui lui fait le même commen-taire sur le temps. « Quand même, Monsieur l’instituteur, dit-elle, c'est un peu tôt pour que ça gèle comme ça ! » « Mais est-ce que c'est vraiment embêtant ? », demande l’instituteur. « Eh oui, répond-elle, toutes ces jeunes pousses, ça pouvait donner de l'herbe pour les vaches, tandis que là, c'est fini, il va falloir les mettre au foin ». Et d'ajouter : « écoutez, Monsieur l’instituteur, on va dire que les paysans se [88] plaignent toujours, mais cet été, on a eu la sécheresse, la grêle, et maintenant le gel, qu'est-ce qu'il faut de plus ? »

se plaindre - faire part d'un mal passé ou à venir qui concerne l’agent ou un de ses proches. Acte de profit qui met le destinataire sous l'obligation de compatir ou de répondre à la plainte. L’attes-tation de l’acte est intersubjective.

La plainte peut être involontaire, inconsciente, machinale. Alors qu'on gémit par des cris, on se plaint par des mots. Les pensées expri-mées font référence au mal subi et à la souffrance ressentie. Elles doivent être sincères et crédibles pour atteindre leurs fins. Et il vaut mieux qu'elles soient vraies car les plaintes non justifiées sont encore plus ennuyeuses et inopportunes que les autres. La plainte est ponc-tuelle ou durable. Elle attend de la commisération ou un remède de la part du destinataire, mais elle est souvent suivie d'une indifférence plus ou moins polie. On se plaint parce qu'on souffre ou pour se rendre intéressant. Il est courant dans certains cercles sociaux de meubler la conversation en échangeant des plaintes. Dans la vie poli-

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tique et sociale, la plainte est moins encombrante que la revendica-tion. Elle a cependant tendance à assombrir toutes les relations dans lesquelles elle se généralise, car en-dehors de quelques exceptions perverses, les humains aiment encore moins la souffrance d'autrui que la leur. C'est pourquoi il est recommandé de se plaindre le moins possible.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LA MAISON DU CLOCHARD

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En tournant à droite, sur la route qui monte vers le cimetière, une petite maison délabrée occupait autrefois le bout de pelouse qui borde aujourd'hui la route. La maison était habitée par un couple de retraités dont la femme, une paysanne à l'air revêche, jouissait d'une certaine estime de la part des gens du village, tandis que l'homme était au contraire jugé peu recommandable. On le surnommait le « clochard », car il était réputé pour sa crasse et sa paresse. Sur ce sujet, chacun y allait de son histoire, racontant par exemple comment, en passant un jour devant son jardin, on le vit manipuler un long bâton qui lui ser-vait à ramasser des pommes de terre sans bouger de sa chaise. Le « clochard », qui n'avait jamais rien fait de bon dans sa vie, était éga-lement connu pour son mauvais caractère et sa tendance à se montrer méchant lorsqu'il avait bu. Ce que les habitants du village ne lui ont jamais pardonné et qui lui valut toute sa vie d'être traité comme un paria, c'est d'avoir un jour menacé de son fusil un voisin avec qui il avait eu une algarade. Lorsque son mari est mort, le maire est venu voir la vieille femme pour lui proposer de payer ses frais de séjour en maison de retraite, en échange d'une cession de la maison à la com-mune. Dès que l'affaire fut conclue, la mairie s'empressa de faire raser la maison.

exclure - priver une personne de sa place dans la vie habituelle de la cité. Acte de séparation, qui n'est généralement pas bon pour le destinataire, bien qu'il le libère de [89] certaines obligations.

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L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

L'exclusion peut être inconsciente et involontaire aussi longtemps qu'il n'y a pas de décision formelle à prendre au sujet de l'exclu. Elle peut se faire par l'absence de prise en charge de l'exclu ou par des notifications verbales de décision, avec le cas échéant des contraintes physiques. Les pensées exprimées ne font pas nécessairement réfé-rence au fait ni aux raisons de l'exclusion et n'ont pas à être vraies ou crédibles. L'exclusion peut être ponctuelle ou progressive. Elle fait toujours suite à une présence dans la cité ou le groupe. On exclut par égoïsme, lassitude, jalousie, ressentiment, indifférence. Les raisons de l'exclusion peuvent être bonnes, comme peut-être dans la fable, ou mauvaises, comme dans le cas des chômeurs ou des étrangers. On exclut des employés, des personnes non habilitées, non dignes, non garanties. On exclut dans les entreprises, les relations civiles, les cercles d'amis, les clubs privés, les partis politiques. On exclut par la loi, l'argent, le niveau scolaire, la culture, le mépris et la haine.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

CE QU’IL NE FALLAITPAS FAIRE

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Un matin de 1944, dans ce village très reculé du centre de la France, arrive soudain un convoi de camions allemands. Prévenus par une dénonciation, ils sont à la recherche d'un maquis installé non loin de là mais se sont perdus dans le dédale de routes et chemins vicinaux dont les partisans ont retiré tous les panneaux de signalisation. Ils s'adressent à une petite fille du village qui joue devant sa maison pour lui demander la direction du hameau qui leur a été indiqué. La jeune fille, en toute candeur, leur fournit docilement tous les renseignements nécessaires. Un peu plus tard, les gens du village apprennent que les membres du maquis ont été surpris par la patrouille, faits prisonniers et fusillés sur place. La petite fille est devenue aujourd’hui une très

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vieille dame dont le souvenir de son obligeance passée doit quelque-fois traverser l'esprit.

obéir - faire ce qu’on dit de faire parce qu’on dit de le faire. Acte humble dont la valeur en bien ou en mal dépend du contenu et des finalités de l'ordre. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

L'obéissance n'est pas toujours volontaire ni consciente d'elle-même. Elle se fait par l'accomplissement du contenu de l'ordre sous la forme prescrite par ce contenu. Les pensées exprimées peuvent ou non être incluses dans l'accomplissement de l'ordre. Leurs références et leurs valeurs dépendent de leur contribution attendue à l'obéis-sance. L'obéissance peut être ponctuelle ou prendre un certain temps, peut-être toute une vie. Elle peut suivre l'ordre qui vient d'être donné ou au contraire un ordre antérieur. On obéit par humilité, habitude, admiration, bienveillance, peur, automatisme de la réponse conforme lorsqu'on n'est pas assez prévenu contre le mal qui pourrait suivre ou qu'on n'a pas été habitué à réfléchir par soi-même au sens de ses actes. Toutes les occasions sont bonnes pour obéir. Une des [90] questions le plus troublantes de la vie sociale est de savoir si les hommes ne font toujours qu'obéir à des ordres ou à des mécanismes naturels ou s'il leur arrive quelquefois d'agir de leur propre chef.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LES ABEILLESET LE HANNETON

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Ce hanneton était le plus beau du village et toutes les abeilles rê-vaient de lui. La plus jolie, naturellement, lui était promise. Pendant son service militaire dans la ville de garnison voisine, le hanneton connut une abeille plus âgée qui lui apprit les rudiments de l'amour. Il délaissa alors sa promise, même après la fin du service militaire. L'abeille abandonnée finit par épouser un frelon stupide qui lui a fait quelques petits et, suivant le rumeur, lui gâche la vie. Mais, entre-

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 147

temps, le hanneton fut abandonné à son tour par sa belle abeille de la ville qui n'avait peut-être plus rien à lui apprendre. Il se trouva alors complètement désemparé, ayant aussi, pendant son idylle, renoncé à la succession du terrier familial qui revenait désormais à son jeune frère. Le hanneton trouva finalement un emploi au canton voisin, un petit nid dans un coin du terrier et une pauvre abeille effacée qui fut tout heureuse de l'épouser. Il se cloîtra désormais dans sa vie familiale, ne sortant presque plus et ne parlant à personne, la rumeur disant qu'il voulait ainsi se punir d'avoir laissé échapper son bonheur.

abandonner - défaire une relation ou un engagement qui fai-saient le bien d’autrui. Acte de séparation, parfois libérateur, mais généralement douloureux pour le destinataire. L’attestation de l’acte est physique, subjective et intersubjective.

On peut abandonner sans le vouloir, par exemple sous la pression des événements, et quelquefois même sans y penser. L'absence phy-sique est en principe liée à l'abandon, mais la présence physique ne suffit pas à signifier l'absence d'abandon, car il est possible d'avoir déjà abandonné en esprit ceux avec qui on partage une vie. Les pen-sées exprimées ont souvent peu de rapport avec l'acte. L'abandon est parfois ponctuel, mais prend souvent un certain temps. N'importe quel acte ou abstention antécédente peut être suivi d'abandon, car celui qui décide d'abandonner ne tient plus compte de ce que fait ou ne fait pas celui qu'il abandonne. On abandonne par lassitude, colère, dé-ception, dégoût ou du fait d'un autre désir et d'un autre projet. On abandonne ceux qui ne le méritent pas, comme une personne ou un animal en danger, un ami dans le besoin, un enfant gênant, un conjoint dont on s'est lassé, un interlocuteur ennuyeux, mais aussi quelquefois ceux qui le méritent.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’OURS ET LA CIGALE

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Une petits cigale dont les parents étaient très occupés et qui s'en-nuyait beaucoup pendant les longues journées d'été, ne cessait de po-ser des questions à un ours également très affairé qui avait sa tanière non loin de chez elle. Dès qu'elle apercevait l'animal dans son jardin ou sur la mousse de l'entrée de sa caverne, elle venait lui tourner au-tour en demandant sans cesse pourquoi il faisait ci, pourquoi il faisait ça, et qu'est-ce que c'était ceci, qu'est-ce que c'était cela. Elle voulait tout savoir, et les réponses n'étant jamais assez explicites, elle n'hési-tait pas à reposer cent fois les mêmes questions, ce qui était plutôt agaçant. Au début, [91] l'ours répondait volontiers, mais il finissait par se lasser, oubliant alors de répondre ou ne répondant que par bribes. Mais la cigale insistait. Un jour, l'ours eut un mouvement d'humeur et répondit avec brusquerie, ce qu'il regretta aussitôt. Il leva alors la tête, craignant de lui avoir fait de la peine. La cigale n'était pas très jolie, mais elle avait des yeux très clairs et très patients qui, cette fois-là, n'avaient pas du tout l'air affecté par la mauvaise humeur de l'ours. Elle attendait simplement que ça passe, ce qui fit sourire l'animal. Il reprit alors son activité en répondant de meilleure grâce à ses ques-tions.

interroger - demander à autrui de compléter certaines proposi-tions. Acte directif qui oblige le destinataire à répondre et dont l'effet est bon ou mauvais suivant la nature des questions. L’attes-tation de l’acte est intersubjective.

L’interrogation est en principe volontaire et consciente. On inter-roge par des phrases dont on voudrait connaître la valeur de vérité ou dont on attend que les termes indéterminés tels que : qui, quoi, comment, où, pourquoi... soient remplacés par des termes déterminés ou des descriptions. Les pensées exprimées par l'interrogation ont une référence incomplète, et l’attente de réponse doit être crédible. L'interrogation est ponctuelle ou répétée. En principe, les interroga-

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tions attendent des réponses, même si elles ne les obtiennent pas tou-jours. On peut interroger afin d'obtenir de l'information, mais aussi quelquefois en connaissant déjà la réponse, comme dans les questions d'examen ou lorsqu'on tend un piège. Certaines questions ne sont pas des interrogations, comme par exemple les questions rhétoriques. L'interrogation est le meilleur moyen trouvé par les humains pour accéder à des informations qui dépassent le domaine de leurs propres perceptions.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE MARINIERET LE JARDINIER

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Le jardin du marinier est, dit-on, un des meilleurs du village, car il se trouve sur l'emplacement de l'ancien cimetière qui fut déplacé il y a cent cinquante ans sur une colline proche, à l'écart de l'église qui, elle, est toujours là, à deux pas du jardin, et sonne toujours les heures et les messes. Lorsqu'il fit l'acquisition de cette maison, le marinier confia le jardin à un voisin en échange d'un droit de cueillette. Cet homme mé-ticuleux avait l'habitude de coudre des canevas pendant les soirées d'hiver et, lorsque les beaux jours arrivaient, il consacrait tous ses loi-sirs au jardinage. L'accord avec le voisin fut sans nuage. Le jardin, magnifiquement tenu, donna les plus beaux fruits que l'on pût imagi-ner. Le marinier n'osait abuser de son droit de cueillette, mais était sans cesse rappelé à l'ordre par le jardinier qui lui offrait ses meilleurs produits, y compris ceux de son propre jardin ou de sa cave dans la-quelle mûrissaient les endives blanches et fermentait le cidre. Un jour cependant, le jardinier annonça qu'il devait quitter le village pour aller vivre ailleurs. Après son départ, le marinier s'essaya encore à quelques plants de salade et de haricots, mais la tâche était trop rude pour lui qui n'était là que par intermittences. Il remplaça alors les légumes par des herbes aromatiques et des arbres d'ornement.

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contracter - mettre volontairement à la disposition d’autrui un bien en échange d'un autre bien. Acte d'union qui crée des obliga-tions mutuelles et qui, en principe, est bon pour l'un et l'autre. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

Le contrat est en principe volontaire et conscient, bien que le droit prévoie des situations contractuelles que l'agent peut ignorer, comme par exemple le contrat avec une régie des transports lorsqu'il prend le métro. Le contrat se fait par des mots et éventuellement par des docu-ments qui détaillent les termes de l'accord. Les pensées exprimées explicitent les conditions et le fait de l'accord. Elles doivent être cré-dibles et sincères. Le contrat est ponctuel, mais établi pour une durée limitée, renouvelable ou illimitée. Il doit être suivi de son respect par les deux parties, sous peine de nullité. Le contrat s'établit par intérêt, mais il dépend aussi de la confiance et du plaisir que l'on peut avoir à une union économique ou conjugale ou civile en général. Le contrat est l'acte juridique par excellence qui assure l'union d'intérêts des individus et favorise le développement du commerce et de l'industrie.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’AUTOBUS

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Le flâneur monte dans un bus en même temps qu'une femme ac-compagnée de trois enfants en bas âge, le plus petit dans une pous-sette. Il y a déjà du monde dans le véhicule et le flâneur se débrouille pour ménager trois places à la jeune femme avant d’aller lui-même s'asseoir un peu plus loin. Lorsqu'on arrive à la station où la mère et ses trois enfants ont l'intention de descendre, le bus est complètement plein, et, avant même que la jeune femme ait pu atteindre la sortie avec son petit monde, la porte est déjà refermée et le bus s'apprête à repartir. « Arrêtez-vous, s'il vous plaît », crie-t-elle d'une faible voix. Mais c'est en vain, et le bus redémarre. Alors, le flâneur, de sa place, crie sur un ton péremptoire : « arrêtez ! » Le bus s'arrête en effet, la

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porte s'ouvre et la petite troupe peut descendre. Pendant la suite du trajet, alors que l'incident se dissout déjà dans la monotonie habituelle du trajet, le flâneur rumine son regret de ne pas avoir dit « s'il vous plaît » ou ajouté « merci ».

ordonner - indiquer à l’autre ce qu'il doit faire en raison d'une relation de subordination consentie par lui pour son propre bien ou pour un bien général. Acte directif qui limite la liberté du des-tinataire, sans nuire en principe à son bien. L’attestation de l’acte est intersubjective ou soumise à des règles institutionnelles.

On ordonne en le voulant et en le sachant. Les ordres les plus élé-mentaires peuvent être donnés par des gestes et des mouvements, mais plus ils sont complexes et plus ils requièrent l'usage du langage. Les pensées exprimées font référence à ce qu'il y a à faire. Elles doivent être crédibles et sont rendues vraies par le comportement fu-tur de celui qui obéit. L'ordre est ponctuel ou répété. Certains ordres sont des menaces, si l'agent fait savoir qu'il sanctionnera la désobéis-sance en infligeant un mal, mais il existe aussi beaucoup d'ordres auxquels on doit obéir, même si l'on n'encourt aucun mal à désobéir. On ordonne [93] par autorisation ou obligation fonctionnelle, mais aussi parce qu'on a des tendances autoritaires ou des projets qui re-quièrent l'obéissance d'autrui. Les ordres sont donnés à l'intérieur des relations de subordination qui existent déjà dans les administra-tions, les armées, les églises et l'ensemble des groupes hiérarchisés, mais il arrive qu'ils créent eux-mêmes la relation de subordination en surgissant dans des relations non encore structurées, par exemple dans des situations d'urgence, contribuant ainsi à organiser ce qui ne l'était pas encore.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE SERVICE DE LA PORTE

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Au métro Bonne Nouvelle, lorsqu'un passant a bénéficié d'une porte longuement tenue par le passant précédent, il se sent générale-ment obligé de la tenir à son tour au moins aussi longtemps pour le passant suivant, ce qu'il ne ferait pas s'il n'était pas lui-même l'obligé du précédent. Ceci est évidemment une source d'embarras pour le sui-vant qui ne veut pas laisser trop longtemps son prédécesseur dans l'in-confortable position qui consiste à tenir une porte. S'il arrive d'assez loin, il est donc obligé d'allonger le pas, voire de se mettre à courir, pour ne pas risquer de se montrer désobligeant. Mais son effort n'est pas vain, car il est généralement récompensé par l'amabilité de l'autre passant, décuplée par leur bonne volonté réciproque. Le service de la porte ne peut s'interrompre que lorsque les passants sont plus clairse-més ou que surgissent des individus un peu moins polis ou trop affai-rés pour noter que le monde autour d'eux n'est qu'une très longue chaîne d'obligations mutuelles.

obliger - accorder une faveur ou une grâce qui crée un devoir à autrui. Acte humble, qui limite aussi la liberté du destinataire. L’attestation de l’acte est intersubjective.

On peut obliger sans le vouloir ni le savoir. L'acte d'obliger se fait par des dispositifs, des gestes, des comportements, des paroles. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l'acte, font référence au bien et au confort du destinataire. Elles doivent être crédibles, sinon vraies ou sincères. L'obligation est ponctuelle ou répétée. Elle est générale-ment suivie d'un sentiment d'obligation réciproque chez le destina-taire. Les actes obligeants sont motivés par le respect des conventions existantes et des règles d'intérêt mutuel ou par le souci de rendre des obligeances dont l'agent a lui-même bénéficié. Mais ils peuvent aussi provenir du simple plaisir des bienveillances peu coûteuses. L'obliga-tion est généralement un effet indirect d'autres actes tels que des contrats ou des actes de faveur ou de soutien accordés pour des

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causes très minces, comme dans la fable, ou au contraire très impor-tantes, comme dans certains secours vitaux. La possibilité pour les êtres humains de s'obliger mutuellement par des petites grâces est un des fondements de leur civilité.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’HOMME À BARBE

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Il existait autrefois dans la ville un personnage barbu dont la spé-cialité était de haranguer la foule pour tourner en dérision tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à [94] une autorité. Il vendait un journal portant son nom, qu'il semblait être le seul à écrire et à publier et lui permettait peut-être de s'assurer quelques revenus. Il se montrait toujours vêtu d'un curieux béret pseudo-militaire orné d'épingles à nourrice, et il portait des décorations imaginaires qui le faisaient res-sembler à un arbre de Noël. En ce temps-là, tout le monde l'aimait bien, et une manifestation digne de ce nom n'aurait pu se concevoir sans sa présence dérisoire en début de défilé pour se moquer de tout ce dont on pouvait se moquer, en commençant par les manifestants eux-mêmes. Au début de sa carrière de harangueur, le personnage avait déjà l'allure d'un vieil homme qui semblait sorti tout droit d'un récit de vie du dix-neuvième siècle pour délivrer à la jeunesse du temps un morceau de l'ancienne parole anarchiste. Vingt ans plus tard, suivant les foules et les modes, il avait émigré de l'autre côté du fleuve pour prendre sa place parmi les bateleurs du lieu, mais il était toujours aussi vieux et la seule chose qui avait changé, c'était les gens qui l'écoutaient. Il arriva un jour qu’il prit à partie un jeune black qui, dans un premier temps, le confondit avec un provocateur raciste. Croyant qu'on le « traitait » à cause de sa couleur, il faisait déjà jouer ses impeccables mécaniques, tandis que le vieux pitre, qui ne craignait au fond que le sens de l'histoire, continuait à rire d'un air malgré tout légèrement chagriné. Mais dans la petite foule qui s'était formée, la mémoire des temps de gloire ne s'était pas tout à fait perdue et quelques signes des uns et des autres suffirent, au moment où on s'y

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attendait le moins, à toucher le jeune black en colère de la grâce des rigolades de rue. Comprenant sa bévue, celui-ci se mit à rire à son tour.

plaisanter - soumettre les valeurs de ce qu'on dit ou fait au seul but d'amuser autrui et soi-même. Acte d'union qui, sauf malen-tendu ou faute de goût, est bon et libérateur pour tout le monde. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

On ne peut pas plaisanter sans le vouloir ni le savoir, bien qu'on puisse faire rire sans le vouloir. On plaisante par des paroles ou des mouvements dont le sens de plaisanterie est facilement interprétable. La valeur des pensées exprimées étant soumise à l'effet attendu de plaisanterie, on peut dire le vrai pour le faux, le faux pour le vrai, mais aussi le vrai pour le vrai ou le faux pour le faux. La plaisanterie ne doit jamais durer trop longtemps. Les plaisanteries suivent souvent d'autres plaisanteries, mais elles rompent aussi parfois certaines at-mosphères crispées. Le rire qui suit la plaisanterie manifeste son suc-cès. Une plaisanterie qui échoue à amuser reste une plaisanterie, mais malheureuse. Les plaisanteries mauvaises sont plutôt des mo-queries. On plaisante pour faire plaisir, parfois de façon rituelle ou machinale ou encore par lassitude du sérieux et de la tristesse. On compte sur les clowns, les bouffons et les amuseurs publics ou privés pour faire oublier les choses malheureuses. On peut sans doute plai-santer de tout, à condition de trouver l'angle qui ne manque pas au respect dû aux personnes ou à certaines choses ; ce qui est tout l'art de la plaisanterie.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE MAUVAIS FOUTBALLEUR

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Il était une fois un joueur de football qui refusa de truquer le match opposant son équipe au leader du championnat et décida au contraire de rendre publiques les tentatives de corruption dont il avait été l'ob-jet. Cette franchise fut fatale à la carrière du footballeur qui, après

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avoir été sifflé sur tous les terrains du pays et calomnié par les respon-sables de sa fédération, dut s'exiler dans un petit club d'une île loin-taine, sans jamais cependant exprimer le moindre regret sur sa conduite. En voyant qu'elle avait si bien réussi, sans menace et sans débourser un sou, à convertir le public à la règle de l'omerta qui fait juger criminelle la dénonciation du crime, et non le crime, la mafia sportive fut si heureuse qu'elle décida aussitôt une série d'actions de grâces en l'honneur du public. Et ces actions eurent tant de succès que quelques sociologues y virent le signe d'un renforcement salutaire du lien social.

corrompre - obtenir la complicité d’autrui pour une mauvaise action à l'égard d'un tiers, en échange d'un bien. Acte mauvais pour autrui, mais souvent aussi pour le destinataire qui se trouve lié par son acceptation. L’attestation de l’acte est intersubjective.

Il est difficile de corrompre sans le vouloir ni le savoir. La cor-ruption se fait par des paroles, comme des promesses, et des faveurs pratiques, dons, services, spectacles. Les pensées exprimées évitent de faire référence au fait de la corruption. Elles peuvent à l'occasion être vraies et elles paraissent souvent crédibles, mais leur valeur principale demeure instrumentale. La corruption prend généralement un certain temps. Elle suit souvent une attente ou un désir, mais elle est habituellement suivie de demandes de l'agent qui vont au-delà de ce que le destinataire était prêt à consentir pour satisfaire son désir initial. Rien n'est gratuit dans la corruption, et elle ne se fait jamais pour de bonnes raisons. La corruption se pratique dans le sport, la politique, les entreprises économiques, l'administration.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LA BOUQUINISTEET LES DEUX INCONNUS

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Dans la grisaille mouillée du quai Malaquais, une bouquiniste a été l'autre jour témoin d’une scène pathétique : un inconnu plutôt bien de sa personne suppliait une inconnue plutôt revêche de lui pardonner

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Patrick Pharo, Petit traité de morale civile illustré par des fables (2019) 156

quelque chose, de ne pas partir, de l'écouter au moins, d'attendre un peu, etc. La bouquiniste ne savait pas exactement de quoi il était ques-tion, mais l'inconnue était visiblement en position de force. Haussant les épaules et donnant tous les signes de l'exaspération, elle faisait mine à chaque instant de s’en aller. L'inconnu pleurait de façon ridi-cule et la bouquiniste entendait distinctement certaines de ses paroles : « je t'en prie, je t'en prie ! » ou « non, je te promets, je te promets ! » Mais l'inconnue ne voulait plus rien entendre. Puis, manifestement excédée, elle a brusquement tourné les talons et s'en est allée à grands pas sans se retourner. L’homme est resté pendant plusieurs minutes désemparé et immobile sur le quai, avant de se remettre en route dans la direction opposée. La bouquiniste l'a suivi des yeux, aussi long-temps qu'elle le put, pendant qu'il s'éloignait en divaguant.

[96]s’abaisser - diminuer sa propre valeur pour complaire à au-

trui. Acte humble qui n'est pas bon pour l’agent, ni forcément pour l’autre dont il accroît cependant la liberté et le pouvoir. L’attestation de l’acte est subjective et intersubjective.

On peut s’abaisser sans le vouloir mais plus difficilement sans le savoir. On s’abaisse par des mots ou des gestes, comme les animaux vaincus qui baissent l'échine devant leurs vainqueurs. Les pensées exprimées font référence à tout ce qui peut complaire à la partie do-minante. Elles n'ont pas à être vraies, sincères, ni même crédibles. L'abaissement est ponctuel, répété ou durable. Il peut se rapporter à tous les temps. C'est généralement la méchanceté d'autrui qui pro-voque l'abaissement, mais certains sujets ont tendance à susciter chez autrui le désir de leur abaissement. On s’abaisse par faiblesse, pau-vreté, désespoir, mais aussi stratégie et abjection. Ce ne sont pas toutes les défaites qui sont dégradantes, mais seulement celles aux-quelles on a consenti par manque de réalisme, paresse ou impatience. Et souvent ce n'est pas la défaite qui est humiliante, mais le fait qu'on ne veuille pas la reconnaître ou alors qu'on la reconnaisse de trop.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LA FEMME ÉTRANGÈRE

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Devant l’escalier du métro des Filles du calvaire, une femme sans âge hurle et invective les passants dans une langue aux accents slaves. Sa présence gêne l’accès aux marches et elle se fait régulièrement bousculer par la foule qui, ce matin-là, se presse vers la station. Un homme s’arrête soudain et, craignant peut-être que la femme soit ren-versée et piétinée, il l’attire un peu à l’écart en lui parlant dans sa langue. La femme crie encore, mais un peu moins fort. Elle ne s’adresse plus désormais qu’à l’homme qui l’a aidée, et son débit de parole, toujours haletant, prend cependant une tournure plus régulière, comme si elle faisait un récit. L’homme écoute avec attention. Il hoche la tête et s’efforce de la calmer en mettant la main sur son bras. La femme fait d’ailleurs de moins en moins attention à lui, et tandis qu’il commence à s’écarter, elle continue sa harangue, les yeux dans le vide. Un autre témoin rejoint l’homme pour l’interroger sur ce qui disait la femme. « Elle a subi un grand malheur », répond-il. « Quel malheur ? » demande encore le passant. Mais l’homme, tout en s’éloi-gnant, répète seulement : « un très grand malheur, Monsieur, très grand malheur, elle a perdu tout ceux qu’elle aimait ».

traduire - donner, dans une autre langue, l’équivalent d’une séquence verbale ayant même sens et même dénotation. Acte as-sertif. L’attestation de l’acte est intersubjective.

En principe, la traduction est consciente, et elle peut devenir dou-teuse si elle a lieu sous la contrainte. Il n’est pas nécessaire d’avoir traduit tous les mots pour avoir traduit, il suffit que le sens soit rendu fidèlement - quoique les traductions puissent être plus ou moins pré-cises et détaillées. La traduction se fait par des mots, parfois par des mimes. Les pensées exprimées ont la même référence que les pensées traduites, mais le traducteur n’est pas obligé de reprendre à son compte les éventuelles contraintes de vérité, de sincérité ou [97] d’ef-ficacité du propos initial. La traduction peut être ponctuelle ou pro-

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longée, mais elle est accomplie aussitôt qu’une pensée complète a été rendue. La traduction suit généralement une incompréhension du des-tinataire et elle est en principe suivie de sa compréhension. Elle se fait à l'intention de ceux qui ne connaissent pas la langue pour les informer ou leur rendre service, quelquefois pour les tromper.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’ONCLE GUY

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La première femme de l’oncle Guy est morte en couche, avec le bébé. La seconde n'est pas morte en couche, mais alors qu'elle était enceinte de son second enfant et faisait la toilette du premier. Elle a soudain eu un malaise et s'est évanouie, se noyant dans la baignoire avec l'enfant qu'elle portait et celui qu'elle était en train de laver. L'homme a eu encore deux femmes qui ne moururent pas. Mais il per-dit encore une fille. Cela se passait juste après la guerre. Le bébé avait trois mois et le médecin qui était passé un soir pour un rhume de la grande sœur n'avait rien remarqué d'anormal. C'est seulement après son départ que le bébé a eu soudain un très fort accès de fièvre. Aussi-tôt rappelé, le médecin a diagnostiqué une méningite aiguë, mais, dans ces temps de pénurie, il ne disposait pas de l'antibiotique nécessaire au traitement. L'oncle Guy est alors parti faire la tournée des hôpitaux de la ville pour se procurer le précieux médicament. Ce n'est qu'au petit matin qu'il est revenu avec les ampoules de pénicilline, mais la petite fille était déjà morte. Après cela, l'oncle s'est lancé dans des affaires auxquelles il n'entendait rien, ce qui l'a ruiné jusqu'à son dernier sou, puis il est tombé malade, du cœur évidemment. Il a mis alors quelques années à mourir. Son neveu se souvient de lui, assis en pyjama sur le bord du lit avec une couverture sur les épaules, respirant difficilement et geignant : « aïe maman, aïe maman ! » Que pouvait-il faire d'autre ?

renoncer - cesser de lutter pour la poursuite de n'importe quelle fin. Acte humble qui n'est pas très bon pour l’agent mais le

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soulage du devoir de faire encore des efforts. L’attestation de l’acte est purement subjective.

Le renoncement est volontaire, si l'on peut dire, et en général conscient. Il se fait par une abstention et non par le fait de dire qu'on renonce. Les pensées exprimées peuvent faire référence aux raisons et au fait du renoncement. Elles sont sincères, par définition, mais pas forcément crédibles et vraies car il arrive qu'on renonce alors qu'on pourrait encore lutter. Le renoncement peut être définitif ou provi-soire, partiel ou total. Dans un autre sens, proche de l'abnégation, il consiste à interrompre la poursuite de ses propres fins tout en se vouant au contraire à celles de la communauté. On ne peut renoncer qu'à ce que l'on a tenté de faire ou au moins fortement désiré. On re-nonce généralement à la suite de plusieurs échecs. On peut renoncer à de bonnes fins, mais aussi à des mauvaises. On renonce par dépit, désespoir, ressentiment, humilité, mais aussi parfois par orgueil, bon-té, générosité. Il existe des gens qui ne renoncent jamais, parce qu'ils ont la foi et d'autres qui, dès leur plus jeune âge, ont été voués au re-noncement.

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SIXIÈME PARTIETRAJETS

LES MÉDIDATIONSDU PARESSEUX

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Il existe, se dit le paresseux, deux façons de travailler, celle des réalisateurs de cinéma, des chercheurs, des professeurs, des écrivains, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des artistes de variété, des artisans d'art, des luthiers, des ferronniers, des tailleurs de pierre, des tisserands, celle des boulangers et des pâtissiers, des journalistes, des animateurs de télévision, des agriculteurs indépendants, des médecins, des chirurgiens, des kinésithérapeutes, celle des capitaines au long cours, celle des hommes politiques, des militants associatifs, des prêtres, des juges, des avocats, des commissaires de police. Et puis il y

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a celle des employés des postes, de la Sécurité sociale, du gaz, de l'électricité, des chemins de fer, celle des conducteurs de bus et de train, des réparateurs d'ascenseur, de matériel électroménager, celle des assembleurs d'ordinateurs, de chaînes haute fidélité, celle des sur-veillants de robots qui fabriquent les automobiles, celle des marchands des quatre saisons, des caissières de supermarché et des vendeurs de grand magasin, celle des employés de bureau, des ouvriers du textile, de la chimie, de la métallurgie, de l'agriculture, du matériel optique, de l'électronique, de l'agroalimentaire, celle des réparateurs de voiture, des ouvriers des ateliers clandestins, des distributeurs de prospectus, des policiers qui font la circulation ou le maintien de l'ordre. En y ré-fléchissant davantage, le paresseux s’aperçoit que sa distinction n'est peut-être pas tout à fait fausse, mais pas tout à fait vraie non plus. Ce qu'il avait en tête, c'est le désir universel d'être l'auteur de ses œuvres, d'être soi-même pour quelque chose dans l'usage qu'on en fera. Il se souvient avoir rencontré autrefois, dans une usine métallurgique, un manutentionnaire qui se croyait l'auteur de la sécurité dans l'atelier et un nettoyeur qui revendiquait fièrement sa façon cavalière et mo-queuse de s'adresser aux ouvriers qualifiés, et même aux chefs. Mais il se souvient aussi des plaintes des ouvriers sur la destination inconnue des pièces sur lesquelles ils travaillaient, comme s’ils n’étaient eux-mêmes qu’un rouage du processus industriel.

travailler - accomplir de façon méthodique une activité utile à soi-même ou une collectivité. Acte humble, et le cas échéant profi-table s'il permet de réaliser ses propres fins. L’attestation de l’acte est subjective, intersubjective ou soumise à des règles insti-tutionnelles.

Le travail peut être forcé, mais il est au moins conscient de lui-même. On travaille par toutes sortes de moyens comportementaux, gestuels ou verbaux. Les pensées exprimées dépendent de ce qu'il y a à faire et n'ont de valeur que par rapport à la tâche à accomplir. Le travail prend nécessairement un certain temps. On travaille à la suite d'une décision ou d'un accord de mise au travail. Les travaux peuvent être prescrits par autrui ou une institution ou être laissés à la libre décision du travailleur. On travaille généralement pour un salaire, mais il existe des travaux qui ne sont pas rémunérés, soit parce qu'ils sont effectués bénévolement ou à des fins d'amélioration personnelle, soit parce que celui qui les accomplit est réduit à [99] l'esclavage. Le

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travail implique un effort, au minimum celui de suivre une règle, qui suffit à le différencier de la pure spontanéité pratique. C'est l'utilité du travail, pour le travailleur ou pour la collectivité, qui fait sa fonc-tion sociale et civilisatrice.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

L’OURSON, LA PETITE OURSEET LE GRAND OURS

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Lorsque l'ourson se met à pleurer, parce qu'il a glissé et s'est fait mal ou parce qu'il vient de se faire gronder, il donne l'impression de rompre les amarres avec le monde, seul avec son désespoir et ne prê-tant plus attention à rien. Il sait pourtant que sa mère est là qui le re-garde et pourra éventuellement intervenir pour le consoler. La petite ourse, en revanche, ne pleure que pour elle, lorsqu'elle pleure. Son compagnon n'a vu ses larmes qu'au tout début de leur rencontre, à l'oc-casion d'une de leurs premières disputes. Mais, depuis, la petite ourse évite ce genre d'abandon et ne pleure jamais devant lui, ou en tout cas jamais de façon ostensible. Le grand ours enfin pleure assez souvent, devant le spectacle de la nature, mais aussi en temps ordinaire sur le monde et la vie ; il pleure de tristesse, mais aussi quelquefois de joie ou d'émerveillement, et ne parvient pas à s'en cacher aussi bien que la petite ourse, quoiqu'il soit un peu plus discret que l'ourson.

pleurer - laisser couler des larmes sous l'effet d'une émotion. Acte humble qui est plutôt libérateur, qui fait parfois du bien à l'agent et qui suscite autour de celui qui pleure une émotion. L’at-testation de l’acte est physique et subjective.

On pleure de façon volontaire ou involontaire, mais rarement de façon inconsciente. Certaines personnes peuvent pleurer sur com-mande, par exemple sur une scène de théâtre. Les pleurs se font par le versement de larmes. Les pleurs solitaires ne sont pas des actes civils, mais les pleurs devant quelqu'un sont inévitablement une façon de s'adresser à lui. Les pensées exprimées au moment des pleurs

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peuvent faire référence aux raisons et au fait des pleurs. Dans ce cas, il vaut mieux qu'elles soient crédibles, même si elles ne sont pas sin-cères. Les pleurs s'arrêtent généralement au bout d'un certain temps, mais ils peuvent reprendre. Ils suivent habituellement un malheur ou une mauvaise nouvelle, mais ils peuvent suivre aussi une forte admi-ration ou l'apparition de toute chose extraordinaire. On peut pleurer de tristesse ou de dépit, mais aussi de joie ou d'excitation. Les pleurs expriment le plus souvent le sentiment du caractère éphémère des choses qu'on aime. On pleure dans les enterrements, les retrouvailles, les réunions de famille, au cinéma, en écoutant des chansons ou de la musique, en regardant les personnes qui passent et le monde qui suit son cours.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

LE MERLEET LA COLOMBE

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Alors qu'il vivait depuis déjà plusieurs mois avec la même co-lombe, le merle eut la mauvaise idée d'avouer à sa compagne une infi-délité dont il s'était rendu coupable. À l'époque, et encore longtemps après, cet oiseau avait tendance à considérer la vie de couple comme une vie de garçon agrémentée des avantages de la vie commune, et il négligeait [100] d'assumer les contraintes d'exclusivité que celle-ci pouvait comporter. Mais ce n'était pas comme cela que son amie voyait les choses. En découvrant que son compagnon était infidèle et surtout qu'il n'avait jamais envisagé de ne pas l'être, elle ressentit une déception et un désespoir si intenses qu'elle pleura un long moment devant son ami qui ne savait quoi faire ni quoi dire. Quant au merle, il découvrit ce jour-là la mauvaise face de la liberté sexuelle, celle des blessures affectives et de la culpabilité. Il lui fallut un peu plus de temps pour faire d'autres découvertes, comme par exemple l'inutilité d'ajouter la souffrance de la révélation aux autres inconvénients de l'infidélité.

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nuire - faire du mal à autrui, même sans viser cette fin. Acte mauvais pour autrui qui n'élargit que sa liberté de nuire à son tour. L’attestation de l’acte dépend des effets de l’acte sur le desti-nataire.

On peut nuire inconsciemment et sans le vouloir à des personnes qui peuvent aussi ne pas s'apercevoir qu'on leur nuit. La nuisance se fait par toutes sortes de moyens, dispositifs, comportements, discours et façons de parler. Les pensées exprimées, si elles contribuent à l’acte, n’ont pas être vraies, sincères ou crédibles pour être efficaces. La nuisance est ponctuelle ou durable. Elle est parfois suivie d'une défense du destinataire, à condition qu'il se rende compte qu'on est en train de lui nuire. L'acte de nuire a parfois des motifs de vengeance ou de méchanceté, mais il est plus souvent un effet indirect d'actes visant d'autres fins. Si un acte vise expressément le mal d'autrui, il est généralement mieux décrit par un autre verbe tel que se venger, inju-rier, accuser. On peut nuire ou se nuire mutuellement dans toutes les circonstances de la vie courante, et le fait qu'on ne s'en aperçoive pas contribue à l'installation du malheur.

SIXIÈME PARTIETRAJETS

RÉQUIEM POURLA MUSARAIGNE

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Que pourrait être la réparation des injustices subies par un être du-rant toute sa vie, disons par exemple une vieille musaraigne qui n'au-rait pas eu de chance ? Il y aurait une sorte de défilés sans fin des membres de la famille qui l'ont abandonnée à sa pauvreté et lui ont fait la leçon, des prétendants qui l'ont délaissée, des rats qui ont ex-ploité son travail en la laissant remuer et affiner la terre dans les mêmes souterrains pendant des années, des voisins qui ne lui ont pas porté secours lorsqu'elle manquait de nourriture, du destin qui a rendu son compagnon impotent pendant la moitié de sa vie et l'a finalement fait mourir d'une méchante maladie de bête alors qu'elle avait encore

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envie de l'avoir pour elle pendant sa retraite, de ceux qu'elle aimait le plus et qui n'étaient pas suffisamment là pour lui tenir compagnie à la fin de ses jours. Chacun apporterait des excuses, des compliments, des présents. Elle répondrait peut-être qu'il n'y a plus rien à réparer, que tout est pardonné, que finalement il n'y a pas eu ici plus de mal qu'ailleurs.

réparer - s'efforcer de remettre les choses dans l'état où elles étaient avant le mal ou l’injustice. Acte bon pour autrui qui nuit rarement à celui qui répare. L’attestation de [101] l’acte est inter-subjective ou soumise à des règles institutionnelles et dépend de ses effets sur le destinataire.

La réparation est en principe volontaire et consciente. Elle se fait par des comportements, des gestes, des biens que l'on apporte, éven-tuellement par des paroles qui rétablissent l'honneur perdu. Quelque-fois, la seule intention de réparer suffit à réparer. On ne peut réparer que ce qui est réparable, sinon l'acte est une simple excuse. Si elles font référence au fait de la réparation, les pensées exprimées doivent être crédibles et sincères. La réparation peut être ponctuelle ou s'éta-ler dans le temps. Elle suit nécessairement une injustice et elle est en principe suivie de l'apaisement de la douleur. On répare parce qu'on y est contraint par la loi, ou par remords. Les réparations se font dans les tribunaux et dans tous les lieux de justice, formels ou infor-mels. Dans un certain sens, celui de la correction des dommages su-bis, la réparation est synonyme de la justice.

[102]Fin du texte