Peter-Eckhard Knabe, Roland Mortier, Francois Moureau Laube de La Modernite 1680-1760 Comparative...

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Modernite

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  • LAUBE DE LA MODERNIT16801760

  • A COMPARATIVE HISTORY OF LITERATURES IN EUROPEAN LANGUAGESSPONSORED BY THE INTERNATIONAL COMPARATIVE LITERATURE ASSOCIATION

    HISTOIRE COMPARE DES LITTRATURES DE LANGUES EUROPENNESSOUS LES AUSPICES DE LASSOCIATION INTERNATIONAL DE LITTRATURE COMPARE

    IN THE SAME SERIES

    I. Expressionism as an International Literary Phenomenon(Ed. Ulrich Weisstein)II. The Symbolist Movement in the Literature of European Languages(Ed. Anna Balakian)III. le tournant du sicle des lumires 1760-1820. les genres en vers des lumires au romantisme(Dir. Gyrgy M. Vajda)IV. les avant-gardes littraires au XXe sicle. Histoire(Dir. Jean Weisgerber)V. les avant-gardes littraires au XXe sicle. Thorie(Dir. Jean Weisgerber)VI. European-language Writing in Sub-Saharan Africa(Ed. Albert Grard)VII. lpoque de la Renaissance (1400-1600) I. lAvnement de lesprit nouveau (1400-1480)(Dir. Tibor Klaniczay, Eva Kushner, Andr Stegmann)VIII. Romantic Irony(Ed. Frederick Garber)IX. Romantic Drama(Ed. Gerald Gillespie)X. A History of Literature in the Caribbean (Vol. 1)(Ed. A. James Arnold)XI. International Postmodernism(Eds. Hans Bertens and Douwe Fokkema)XII. A History of Literature in the Caribbean (Vol. 3)(Ed. A. James Arnold)XIII. LEpoque de la Renaissance (1400-1600). IV: Crise et essors nouveaux (1560-1610)(Eds. Tibor Klaniczay, Eva Kushner and Paul Chavy)XIV. Die Wende von der Aufklrung zur Romantik 1760-1820. Epoche im berblick(Eds. Horst Albert Glaser and Gyrgy M. Vajda)XV. A History of Literature in the Caribbean (Vol 2).(Ed. A. James Arnold)XVII. Romantic Poetry.(Ed. Angela Esterhammer)

  • LAUBEDE LA MODERNIT

    16801760

    JOHN BENJAMINS PUBLISHING COMPANYAMSTERDAM/PHILADELPHIA

    dit parPETER-ECKHARD KNABE

    Universitt Greifswald

    ROLAND MORTIERUniversit Libre de Bruxelles

    FRANOIS MOUREAUUniversit Paris IV-Sorbonne

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    8 TMLibrary of Congress Cataloging-in-Publication Data

    l'aube de la modernit / edited by Peter-Eckhard Knabe, Roland Mortier and Franois Moureau.p. cm. -- (A Comparative history of literatures in European languages = Histoire compare des

    littratures de langues europennes, ISSN 0238-0668 ; v. 16)Includes bibliographical references and index.Contents: v. 2. Cross-Cultural Studies.1. European literature--18th century. History and critisism. 2. European literature--17th century--History andcritisism. I. Knabe, Peter-Eckhard. II. Mortier, Roland. III. Moureau, Franois. IV. Comparative history ofliteratures in European languages v. 16.PN753 A93 2001809.89409032--dc21 2001056474ISBN 90 272 3449 3 (Eur.) / 1 58811 100 8 (US) ( alk. paper) 2002 - John Benjamins B.V./Association Internationale de Littrature CompareNo part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without writtenpermission from the publisher.

    John Benjamins Publishing Co. P.O.Box 36224 1020 ME Amsterdam The NetherlandsJohn Benjamins North America P.O.Box 27519 Philadelphia PA 19118-0519 USA

    Coordinating Committee forA Comparative History of Literatures in European Languages

    Comit de Coordination delHistoire Compare des Littratures de Langues Europennes

    2001-2005

    President/PrsidentMihly Szegedy-Maszk (Indiana University)

    Vice-President/Vice-PrsidentRandolph Pope (University of Virginia)

    Secretary Treasurer/Secrtaire TrsorierDaniel F. Chamberlain (Queens University, Kingston)

    Committee LiaisonEugene Chen Eoyang (Lingnan University)

    Members/Membres assesseursRichard Aczel, Jean Bessire, Fernando Cabo Aseguinolaza, Eugene Chen Eoyang,

    Marcel Cornis-Pope, Eduardo de Faria Coutinho, Elrud Ibsch, Margaret Higonnet, Eva Kushner,John Neubauer, Luz Aurora Pimentel, Ann Rigney, Dario Villanueva

    Past PresidentsMario J. Valds (Toronto), Jacques Voisine (Paris),

    Henry H.H. Remak (Indiana), Jean Weisgerber (Bruxelles)Past Secretaries

    Gyrgy M. Vajda (Budapest), Milan V. Dimic (Edmonton)Published on the recommendation of the International Council for Philosophy

    and Humanistic Studies with the financial assistance of UNESCO

  • Table de matires

    1. Introduction et perspective du livre 1

    2. The Battle of the Books ou La conqute de nouveaux espaces 5Peter-Eckhard Knabe

    3. Aspects politiques, conomiques et sociaux 15Georges-Henri Dumont3.1. Le modle anglais 153.2. Le modle franais 273.3. Les direntes versions du despotisme clair 373.4. La recherche dun devenir neuf 40

    4. La traduction dans lEurope franaise 47Jrgen von Stackelberg4.1. La rvolte des philologues 474.2. Le triomphe des Belles Indles 484.3. La France mdiatrice 504.4. LItalie franaise 564.5. LAllemagne et la n des Belles Indles 58

    5. La gense de lesthtique moderne 63Peter-Eckhard Knabe5.1. Le classicisme 655.2. Le changement de paradigme 705.3. Les mdiateurs culturels 725.4. Le got et le gnie 785.5. Limitation de la nature et la potique des genres 87

    6. Les genres littraires 936.1. Les textes narratifs 95

    Angus Martin6.1.1. Les formes narratives traditionnelles 996.1.2. Sources documentaires 996.1.3. Narrations orales, manuscrites, populaires 1026.1.4. Narrations imprimes et tradition crite 1166.1.5. La naissance du genre romanesque moderne 1296.1.6. Sources documentaires 1296.1.7. Les tapes dune volution 1366.1.8. Publics et critiques 1516.1.9. Conclusion 159

  • vi Table de matires

    6.2. La littrature dramatique 1616.2.1. Le combat pour le thtre 163

    Franois Moureau6.2.2. Les formes thtrales anglaises, 16601780 205

    Robert James Merrett6.2.3. Laube de la modernit en Italie 225

    Grard Luciani6.2.4. Le thtre espagnol laube des Lumires:

    un thtre sous inuence(s)? 237Carine Herzig

    6.2.5. Nouveaut et thtre au Portugal:un long chemin sem dembches 255Christophe Gonzlez

    6.2.6. Le thtre en Allemagne 273Grard Laudin

    6.2.7. Le thtre aux Pays-Bas 319Grard Laudin

    6.2.8. Le thtre dans les pays scandinaves 323Grard Laudin

    6.3. Les textes potiques 329Meredith Lee6.3.1. Les textes potiques 3296.3.2. Le pome hro-comique 3446.3.3. La satire classique en vers 3466.3.4. Lptre en vers 3476.3.5. Lptre hroque/lhrode 3496.3.6. Le discours en vers 3496.3.7. La pastorale 3526.3.8. La posie descriptive de la nature 3536.3.9. Night Thoughts 3566.3.10. Lode 3576.3.11. La chanson 3606.3.12. La publication 3676.3.13. Quest-ce, en dnitive, que la posie? 371

    6.4. Textes didactiques et fonctionnels 3836.4.1. Textes caractre priv 385

    Daniel Acke6.4.1.1. Introduction 3856.4.1.2. France 3896.4.1.3. Angleterre 3946.4.1.4. Allemagne 3996.4.1.5. Italie 4026.4.1.6. Conclusion 404

  • Table de matires vii

    6.4.2. Le trait, lessai, le compte rendu scientique 406Gerhard Rudolph

    6.4.3. Histoire et prose dides 427Roland Mortier6.4.3.1. Erudition et littrature savante 4276.4.3.2. Les cheminements de lhistoriographie 4296.4.3.3. Le mouvement des ides 4326.4.3.4. La thorie politique 4366.4.3.5. Le rationalisme critique 438

    6.4.4. Les moralistes europens entre 1680 et 1760 441Daniel Acke6.4.4.1. Prliminaires: Diversit des approches de la tradition des

    moralistes 4416.4.4.2. Les moralistes franais 4436.4.4.3. Les moralistes anglais 4536.4.4.4. Situation de la moralistique allemande 4636.4.4.5. Priodiques en langue nerlandaise 4646.4.4.6. La veine moraliste en Italie 4656.4.4.7. Conclusion 468

    6.4.5. La fable 471Grard Laudin

    6.4.6. La satire 493Grard Laudin

    Bibliographie 529Franois Moureau

    Index 547

  • 1. Introduction et perspective du livre

    Le but de cet ouvrage est de mettre en vidence et de dcrire les relations entretenues par leslittratures europennes dans la priode qui va de 1680 1760. Il ne sagit donc nullement deproposer une tude aussi complte que possible des littratures nationales cette poque. Il existepour cela dexcellentes histoires littraires nationales, et nous navons pas lambition dtre enquoi que ce soit leur concurrente. Notre perspective est autre.

    Dun point de vue critique, on constate, en analysant chacune des littratures nationales enparticulier, que celles-ci ont pris, au cours de la priode considre, des directions en apparencearbitraires, cest--dire que lvolution littraire a pris des chemins trs dirents selon les pays.Lhistoire de la littrature anglaise par exemple, se dnit de telle manire que les dcennies quivont de 1660 1789 sont appeles par A.C. Baugh The Restauration and Eighteenth Century,espace divis par ailleurs en trois segments, dont le premier reoit le nom de The Rise ofClassicism. Celui-ci correspond au retour des Stuart sur le trne dAngleterre, cest--dire laRestauration avec le rgne de Charles II. De mme, en France, la date de 1660 a, contrairement celle de 1680, une signication particulire : elle concide un an prs (1661) avec le dbutdu rgne personnel de Louis XIV. Le classicisme franais va donc du mme pas que leclassicism britannique. Les pays de langue allemande suivent avec quelque retard en cedomaine comme en dautres. On ne commence y parler de Klassik quavec les annes 17751782, et bientt cette notion apparat en concurrence avec celle de Romantik. Alors quelesprit du thtre italien se rpand travers lEurope grce la commedia dellarte, il semblequon puisse appliquer dans lensemble ce pays le jugement de Voltaire : on va en Italie pourcouter de la belle musique et pour admirer des monuments anciens. La pninsule ibrique esttotalement sous lemprise de la Contre-Rforme, tandis que la Russie commence souvrir.

    Il est frappant que la rvaluation des productions nationales conduise la France et lAngle-terre la Querelle des Anciens et des Modernes presque simultanment si lon pense thebattle of the books et Temple. Cette priode des Anciens et des Modernes endosse en mmetemps la prise de conscience dune rvalution des valeurs nationales particulires. Dryden, dansAstr redux, clbre le dbut de la Restauration comme lavnement dun sicle qui galeracelui dAuguste :

    Oh happy Age! Oh times like those alone,By Fate reservd for great Augustus throne!When joint growth of Arms and Arts forshewThe World a Monarch, and that Monarch You.

    Sans doute sagissait-il ici de lauriers anticips adresss un monarque mdiocre. Mais vingt-cinq ans plus tard, Charles Perrault ne se fera pas faute de chanter son tour le Sicle deLouis XIV lgal de celui dAuguste:

  • 2 Introduction

    Je vois les anciens, sans plier les genoux;Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;Et lon peut comparer, sans craindre dtre injuste,Le sicle de Louis au beau sicle dAuguste.

    Orient vers limitation des modles antiques, le classicisme, bien quil puisse apparatre commeun mouvement de rgression, est au premier chef une entreprise de restauration. Mais cestalors que se fait jour et que se dveloppe, grce la dcouverte du potentiel de lindividualitpropre et ici la philosophie de Locke est fondamentale une valorisation nouvelle delindividu. Paul Hazard a dni bon droit cette priode de rupture par la formule de crise dela conscience europenne. Le terme de crise signale, selon Kuhn, le moment o la ruptureconduit vers une scientic revolution, lespace temporel entre tradition et innovation pendantlequel le paradigme change de sens. Lentreprise de notre livre, voire sa thse, est prcismentde rechercher ce nouveau paradigme, cest--dire linnovation. On ne peut nier que cet tatdesprit dynamique de rupture a laiss partout des traces; elles allrent augmentant dintensit partir de la restauration et du classicisme. Cette rupture se manifeste par une nouvellemanire de penser qui nest pas trangre au progrs des sciences de la nature. Newton passedans toute lEurope pour le symbole de cet esprit nouveau, tendu vers la modernit.

    Ne serait-ce que dans le domaine intellectuel en gnral, dans la philosophie politique, dansles ides de tolrance et de Droits de lHomme qui, aujourdhui comme hier, requirent toutenotre vigilance, dans lesprit mme o Kant parlait dun devoir des Lumires sapere aude,nous mesurons la force de cette rupture et de ce renouveau de la pense dont linuence seressent jusqu notre poque. Il convient dajouter aussi que les sciences se perfectionnent, quelalchimie devient chimie, que la chirurgie ou la dentisterie deviennent des techniques ecaces.Le travail de lacier apporte lindustrialisation des perspectives dont nous mesurons seulementmaintenant les limites.

    Les critres de lhistoire littraire se fondent sur des concepts rtrospectifs qui, pour la plupart,ont t inconnus ou mal connus des contemporains et utiliss alors avec circonspection par cesderniers. Cest ainsi que personne nemploie, lpoque, en Angleterre lexpression Enlighten-ment, formule pourtant ncessaire lhistorien moderne, et ds lors lgitime. Il est nanmoinsindniable que dans les dirents pays concerns, et quelles que soient les dnominations, lesconsciences ralisent quil sagit dchapper aux formes anciennes et que lon se trouve laubede quelque chose de nouveau. Notre objet est de mettre en vidence cette prise de conscience etde la dcrire dans la complexit des relations internationales.

    Le mot littrature cesse alors de signier littrature pure. Quil sagisse de Diderot, dePope ou de Lessing, la qute de la vrit se situe toujours lavant-plan de leur uvre. Le senset lambition de la littrature ne consistent plus chercher lagrment de lexpression, lharmoniede la forme, ou le respect des normes esthtiques. crire, cest maintenant engager son esprit.Une littrature dides fait son apparition au point que lhistoire littraire franaise peut parler bon droit dun sicle philosophique. Lhistoire littraire est subordonne lhistoire de lapense et celle des mentalits, point essentiel quand il sagit dtudier et de comparer lesdiverses situations des pays europens. Ainsi comprise, la littrature du XVIIIe sicle prend unedimension internationale cohrente, inspirant ses crivains le sentiment dappartenir une res

  • Introduction 3

    publica litteraria europenne qui implique pour eux des devoirs lgard de leurs lecteurs.Lide europenne est ne avec le XVIIIe sicle. Les notions qui se transforment en des conceptscomme nature, libert, galit, bonheur, progrs, humanit, tolrance, etc., commencent semouvoir librement et dpasser mme les bornes initialement prvues. Vers la n du sicle,Goethe peut en dgager lide dune Weltliteratur (littrature universelle). Parler duneEurope franaise procderait dune vision troite des choses. Car si luniversalit de lalangue franaise a supplant le latin dans les changes intellectuels, il nen reste pas moins quecette mme universalit a limit lhorizon des Franais, sauf l o, comme danslEncyclopdie de Diderot et dAlembert avec le grammairien Beauze, une approche com-paratiste positive des langues a prvalu.

    Pour ce qui est de la problmatique et de la mthode, notre approche, elle-mme comparatiste,se trouve donc dj fonde dans la ralit de lpoque elle-mme. Notre intrt se porte vers lesrelations entretenues entre elles par les littratures, quand Dryden traduit Boileau en anglais,quand Locke exerce son inuence sur la pense franaise, quand Shaftesbury se voit adapt parDiderot ou que la Cyclopdia de Chambers sert de point de dpart lEncyclopdie franaise,quand la comdie moliresque, enn, inspire le nouveau thtre danois : tels sont les thmes quenous dvelopperons. Nous y dmlerons les interactions croises des littratures les unes avecles autres et des nations entre elles ; comment en somme, par un eet de boule de neige,lavalanche a entran la rupture vers la modernit.

    Vers le milieu du XVIIIe sicle, et plus prcisement aprs 1760, une raction va sengagercontre le culte de la raison, contre le rococo ludique et contre les limitations mmes desLumires. Elle sarme dans toute lEurope et tend restaurer les valeurs du sentiment quisappelleront ici sensibilit, l pitisme.

  • 1 Cf. sur ce texte lintroduction de ldition critique de The Battle of the Books de Jonathan Swift par Hermann JosefReal, Berlin, New York 1978, qui contient une bonne bibliographie, p. XXII sq.

    2. The Battle of the Books ou La conqute de nouveaux espaces

    PETER-ECKHARD KNABE

    Un vendredi, la bibliothque royale du palais de Saint-James est agite dun grand trouble. Lebibliothcaire, Sir Bentley, connu pour son humeur querelleuse et son engagement zl en faveurdes Modernes, a dcid dattiser le conit en rangeant, cte cte dans les rayons, desadversaires aussi irrductibles quAristote et Descartes, que Virgile et Dryden. Dans un vritablespectacle porte allgorique o chacun est reprsent par ses livres, les partisans des Modernescontestent aux tenants des Anciens le plus lev des deux sommets du Parnasse. Ces derniersayant repouss leur exigence, la guerre clate entre les auteurs anciens et modernes. LesModernes, suprieurs en nombre et en armement, imposent quon sen remette au verdict desarmes. On se met donc en ordre de bataille : les Modernes, qui disposent de deux cavaleries,lune lourde et lautre lgre (le Tasse et Milton, Cowley et Boileau), ainsi que darchers(Descartes, Gassendi et Hobbes), rencontrent la cavalerie des Anciens conduite par Homre etPindare. Il sensuit une srie de combats singuliers. Aristote, oppos dabord Bacon quil neparvient pas vaincre, nit par succomber sous les coups de Descartes. Homre svit avec ragedans les rangs des Modernes: Davenant, Denham, Wesley, Perrault et Fontenelle tombent sousses coups. Virgile, magnanime, accorde la vie sauve Dryden. Un seul coup de lance sut pourtranspercer ensemble Bentley et Wotton, les deux principaux ennemis des Anciens en Angleterre. la n, le champ de bataille est jonch des cadavres des Modernes. Tel est le rcit de labataille des livres dans la satire que Jonathan Swift a intitule The Battle of the Books. 1 Parueen 1704, elle fut crite plus tt sans doute, la n dune querelle qui secoua lAngleterre lettredurant la dernire dcennie du XVIIe sicle. Swift tait un dle partisan de Sir William Temple(16281699), diplomate fort considr, membre du conseil dtat et auteur de An Essay uponAncient and Modern Learning publi en 1690. Admirateur des Anciens, il stait montr irritdu mpris par lequel les traitaient la Telluris Theoria Sacra (16811689) de son compatrioteThomas Burnet parue en anglais sous le titre Sacred Theory of the Earth (16841690) ainsique les Entretiens sur la pluralit des mondes (1686) et la Digression sur les anciens et lesmodernes (1688) de Fontenelle. larrogance des Modernes, Sir William opposait sa convictionde lindpassable supriorit de lesprit antique. Pourtant, les progrs des sciences, avec parexemple les dcouvertes dun Copernic ou dun Harvey, taient indniables. Aussi la RoyalSociety chargea-t-elle lun de ses membres, William Wotton (16661727), de rdiger un texte quidfendt les Modernes. Parues en 1694, les Reections upon Ancient and Modern Learning sont

  • 6 Peter-Eckhard Knabe

    2 Real, op. cit., p. XXV.3 Ibid., p. XXVI.4 Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientic Revolutions, Chicago 1962, 1970.5 Werner Krauss, Studien zur deutschen und franzsischen Aufklrung, Berlin 1963, p. 185.6 Jauss, op. cit., p. 12.

    un plaidoyer rudit en faveur des Modernes,2 par ailleurs trs marqu par les mthodes de lapense scientique: examen critique des sources, mise en vidence de rgularits et mthodeexprimentale. Lexemple des sciences de la nature, en particulier, montre que lAntiquit napas ralis dans tous les domaines son objectif de perfection. Les Reections de Wottonconstituent ainsi une chronique, fatale au prestige de Temple, des progrs accomplis dans lestemps modernes.3

    Dans lEurope de la n du XVIIe sicle, les bouleversements dpassent largement le cadre dela littrature. Cest lpoque o se produit ce que Paul Hazard a interprt, dans son clbreouvrage du mme nom, comme une crise de la pense europenne. Issu du vocabulaire mdicalo il est charg de dsigner le moment dcisif o une maladie sera vaincue ou non, le terme decrise correspond dans lhistoire des ides la csure entre la tradition et linnovation, cest--direce moment que Kuhn, dans le contexte de lhistoire des sciences, qualie de changement deparadigme.4 Des ides fondamentales des Lumires europennes mergent dans ces annes.

    En France, on peut dterminer avec prcision le moment o clate la Querelle : le 27 janvier1687, Charles Perrault (16281703) lit son pome Le sicle de Louis le Grand devantlAcadmie franaise. Lart moderne, celui de lpoque du Roi-Soleil, rejette dans lombre celuide lpoque dAuguste. Vaste ouvrage, le Parallle des anciens et des modernes en ce quiregarde les arts et les sciences de Perrault (quatre volumes parus en 1688, 1690, 1692 et 1697)constitue la premire tentative systmatique dtendre lensemble des arts et des sciences lacomparaison entre lAntiquit et lpoque moderne. Perrault fonde lexprience du progrsculturel dans une thorie historique. Dans une succession semblable celle des ges de la viedun homme, une poque de lhistoire succde lautre. Toutefois, Perrault se contente dtablirla relation entre le degr de maturit atteint par chaque poque et lenfance de lhumanit. Leprogrs rsulte ainsi de laccroissement des expriences, car toute gnration se hisse sur lespaules de celles qui lont prcde. Perrault compare les phases de barbarie un euvesouterrain susceptible de refaire soudain surface. Toutefois, il dfend encore une visionintgralement cyclique de lhistoire humaine.

    Cest dans la Querelle que commence se former la nouvelle conscience historique qui seracelle des Lumires: le trait fondamental de lhistoire devient un mouvement irrversible verslavant,5 selon une conception oppose la vision thocentrique de lhistoire dun Bossuet. Maisceci constituerait la vision trop unilatrale dun Moderne. La Querelle nest pas seulement lepoint de dpart dune nouvelle pense historique fonde sur lide dvolution dveloppe sousle signe de lide de progrs de Fontenelle Comte et Marx en passant par Turgot et Condorcet.Il y a aussi dans la Querelle lorigine dune nouvelle intelligibilit historique. Consquenceinattendue des critiques rciproques opposant les Anciens et les Modernes, elle prend forme peu peu, de plus en plus identiable, au XVIIIe sicle, dans les mutations de limage de lAntiquit,pour nir par donner la vision du monde historique des romantiques.6

  • La conqute de nouveaux espaces 7

    7 Jochen Schlobach, Zyklentheorie und Epochenmetaphorik, Mnchen 1980, p. 295.8 Schlobach, ibid., p. 299.9 La thorie cyclique est branle dans ses fondements de loi universelle de lvolution naturelle et de lhistoire

    humaine Schlobach, op. cit. p. 301.

    La discussion, comme la montr Schlobach pour la priode allant de la Renaissance lapremire phase des Lumires,7 se fonde sur trois modles abstraits : la thorie de la corruption,la thorie cyclique et la thorie du progrs. Cest Fontenelle qui, dans la Digression sur lesanciens et les modernes (1688), innove de faon dcisive en parvenant tracer les grandes lignesdune thorie cohrente du progrs ouvrant la voie aux conceptions historiques des Lumires.

    Avec nettet, Fontenelle procde une tripartition de lhistoire : celle de la nature humaine,celle de laccroissement des connaissances et celle, constitue par les deux premires, descoutumes et des murs. Par ce biais, le concept dhistoire, dont les dnitions taient jusqualorsdune supercialit anecdotique ou dune schmatique abstraction, est valoris et rvalu.Lhistoire est comprise pour la premire fois comme la mthode intgrative par excellence,capable de dnir toutes les qualits humaines et leurs accomplissements la fois dans leurapparition, leur volution et leur nature.8 Les modles abstraits invents auparavant en vue derendre compte du cours de lhistoire, tels que la thorie de la corruption, dj rejete audemeurant dans tous les domaines par la tradition humaniste, sont remplacs. Au modlecyclique, sur lequel parat reposer tout ce qui ressortit au dveloppement naturel, se substituelide de progrs dans le domaine des connaissances.9

    Perrault conut sa thorie provocatrice un moment o la littrature pouvait lgitimement seprvaloir du niveau quelle avait atteint ; celle-ci ne put cependant sy maintenir ; de mme, lacritique moderne de lAntiquit se rvla inacceptable. De surcrot, lpoque de la Rgence, lalittrature classique, juge ennuyeuse, nattirait plus gure. Au mme moment, lintrt manifestpour le progrs des connaissances scientiques progressait dans lEurope entire. Mais dans ledomaine de la littrature, sen tenir lide de progrs apparaissait indigent. Bien plus, lefoisonnement des ides faisait paratre banales les innovations. Que du temps se soit coul entrelAntiquit et lpoque moderne ne pouvait garantir soi seul une qualit suprieure. Car lagrandeur de la littrature de lAntiquit tenait ce quelle se fondait sur un optimum de vrit la fois humaine et naturelle. Il importait ds lors dimiter, non pas lAntiquit, mais la nature.Cest sur ces prmisses que repose la toute nouvelle thorie esthtique sensualiste, dfendue parlabb Du Bos dans ses Rexions critiques sur la posie et sur la peinture (1719) et largementinspire par la philosophie de Locke. Dans le domaine de la thorie esthtique, ce livre signe lechangement de paradigme et lentre dans la modernit. Parce quil est le premier rechercherdes critres applicables tous les arts, Du Bos ouvre la voie lesthtique, champ nouveaudinvestigations au XVIIIe sicle (cf. chapitre 5).

    La Digression sur les anciens et les modernes de Fontenelle fut traduite en allemand parGottsched et publie en 1727, accompagne de remarques critiques, voire polmiques. Gottschedne fait pas mystre de son attachement aux anciens. Commentant une analogie quil jugeimparfaite, il insiste longuement sur le passage o Fontenelle se demande si les arbres quipoussent dans nos contres taient autrefois plus grands quaujourdhui. Les arbres sont luvrede la seule nature ; les artistes et les savants, par contre, ne poussent pas comme des champignons:

  • 8 Peter-Eckhard Knabe

    10 Cit daprs la postface de Gerhard Sauder : Edward Young, Gedanken ber die Original-Werke (Nachdruck),Heidelberg 1977, p. 4.

    11 E. R. Curtius, Europische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern 1948, p. 254 sq.12 Cf. Jauss, sthetische Normen, p. 9 sq.

    ihr Naturell thut zwar viel ; aber die Kunst und der Flei haben auch viel Theil daran (), dadie Neuern ihrer natrlichen Fhigkeit nach, den Alten gleich thun knnen, lugnet niemand: abervom Knnen zum Seyn ist noch ein groer Sprung. Es gehret weit mehr dazu.10 Dans saCritische Dichtkunst, Gottsched aborde nouveau la Querelle, se concentrant cette fois sur lacritique dHomre. En 1751 encore, dans la quatrime dition de sa Critische Dichtkunst, saposition ne variera gure. Mais Gottsched seorce, par le biais de ses traductions, comme dansses propres crits, de se familiariser avec les toutes nouvelles orientations de la penseeuropenne. Linuence de Wol lempchera de saranchir plus nettement des positions dela rhtorique traditionnelle, ainsi quil ressort nettement de sa dnition du gnie. PourGottsched, le gnie potique a besoin, tout comme le jugement (Beurteilungskraft), delart et de lrudition. De mme, la sensation est rejete au prot de la rgle motive, carles rgles elles-mmes nous viennent de la nature. Manque ainsi totalement chez Gottsched laperspective de la philosophie de lhistoire qui sous-tendait la Querelle en ce quelle se greaitsur les concepts de progrs, de dcadence et de renaissance et, assurant le passage du jugementnormatif au jugement historique, ouvrait la voie une approche historique.

    La premire phase de la Querelle prit n avec la rconciliation de Boileau et de Perrault. Ellereprit, avec la parution en 1714 du livre clbre de Madame Dacier, Des Causes de la corruptiondu got, propos des traductions dHomre par cette dernire (1711) et par Houdar de La Motte(1714). En Angleterre, les conceptions littraires classicisantes dAlexander Pope semblrentdabord clore le dbat. Curtius notait avec raison quune querelle des Anciens et des Modernesavait t une controverse commune toutes les littratures mais quelle tait devenue sans objetvers la n du XVIIe sicle avec la disparition de ce qui en constituait les fondementsidologiques.11 ce moment, on cessa en eet de se demander si la perfection ne pouvait treatteinte que par limitation de lAntiquit. Les uvres des Anciens comme des Modernes furentalors considres comme les crations de direntes poques, de sorte qu la notion deperfection fut substitue celle de beau relatif.

    La Querelle, parce quelle dbouche sur des domaines qui dpassent largement les conitslittraires, rvle des conceptions nouvelles qui marquent lentre dans la modernit. Elle ruine eneet la vieille quation fonde sur lanalogie entre la loi naturelle et la loi historique. Une nouvelleconception de lhistoire peut donc merger, et les conceptions cycliques tre surmontes grce lintroduction de lide de progrs. Ce passage une perspective historique ne commena en Alle-magne quavec la Geschichte der Kunst des Altertums de Winckelmann, laquelle parut en 1764.12

    Les dirents domaines de la pense sont intimement lis. Voltaire est la fois historien,homme de lettres, philosophe et homme de sciences. Albrecht von Haller est pote, mdecin ethomme de sciences. De surcrot, tradition et innovation coexistent galement : Voltaire crit destragdies trs proches du modle classique tandis que Diderot labore sa thorie du genre srieux drame bourgeois, tragdie domestique et bourgeoise, o Lessing trouve les arguments quivont lui permettre de condamner limitation du thtre franais en Allemagne. Cest dans les

  • La conqute de nouveaux espaces 9

    13 Georges Gusdorf, Les Principes de la pense au sicle des lumires, Paris 1971.14 Robert Mauzi, Lide de bonheur au XVIIIe sicle, Paris 1960, cite une longue liste dcrits sur ce sujet.

    sciences de la nature que ce renouveau se manifeste avec une particulire nettet partir du bilandes connaissances anciennes. Malgr de nombreuses dirences entre les aires culturelles, lesLumires europennes ont en commun un grand nombre dides, que Georges Gusdorf a dniescomme des principes de pense.13 Ces principes dterminent galement le domaine de la crationlittraire. Lmergence de lide de progrs devient possible quand Fontenelle et Perraultcomprennent la ralit humaine comme une unit autonome intgre la diachronie. Le prsentnest plus jug comme un absolu, ni partir de lui-mme, ni en relation avec un ordre transcen-dant ; il est compris dsormais comme un instant lintrieur dune volution qui entretient desliens avec le pass et le prsent. Le progrs devient visible quand lhomme acquiert la puissance,la richesse et la libert qui lui manquaient et que, construisant sur le pass, il se tournersolument, avec optimisme, vers lavenir. Les succs rencontrs dans les sciences et la techniquejustient cette conance dans un progrs extensible tous les domaines. Un peuple qui seperfectionne cre sa propre civilisation. Les termes allemands de Kultur et franais decivilisation sont des concepts ns au XVIIIe sicle : Diderot crit dans son Plan duneuniversit pour le gouvernement de Russie : instruire une nation, cest la civiliser.

    La scularisation progresse. Le divin se voit bientt dchu de son trne au prot de lhomme,cest--dire de lindividu sur qui se concentre lessentiel de lintrt. Termes eux aussi du XVIIIesicle, la bienfaisance et la philanthropie marquent cet intrt nouveau pour le bien delhumanit. Le Projet pour rendre la paix perptuelle en Europe (1717) de labb de Saint-Pierreest le premier dune longue liste dcrits sur la paix. On croit en lavenir : il importe de bannirlarbitraire politique et loppression, dorganiser la socit sur le principe du contrat (Locke,Rousseau, Le Contrat social, 1762) et de fonder un tat de droit. Pour ce faire, lducation,garantissant lapprentissage des Lumires, est ncessaire pour permettre lindividu de trouverle chemin le menant lui-mme an quil puisse dnir seul sa place dans la socit : il y a ltout un ensemble de penses utopiques certes, mais qui posent des jalons pour le futur. Il en vade mme de lide de tolrance. Locke publie en 1685/86 A Letter concerning Toleration, maisexclut les catholiques et les athes du champ de la tolrance. Cest entre autres Bayle et Voltaire que reviendra douvrir sur ce point prcis des espaces nouveaux. LAngleterre est peruecomme un tat particulirement tolrant, du moins par les voyageurs trangers. Les Droits delHomme sont formuls au XVIIIe sicle o ils trouvent leur expression la plus accomplie dansla dclaration dindpendance des tats-Unis dAmrique (1776). Ltat doit permettre thepersuit of happiness. De nombreux textes traitent du bonheur.14 Une formule telle que le plusgrand bonheur du plus grand nombre prlude lide dtat-providence. Adam Smith formuleen 1776 dans The Wealth of Nations une nouvelle thorie conomique. Le luxe tait devenu ds1714 avec The Fable of the bees un sujet prement discut, repris par Voltaire dans Le mondain(1736): Quel idiot, sil avait eu pour lors / Quelque bon lit, aurait couch dehors? Ce nestpas un hasard si la premire manufacture franaise fut une fabrique de bas de soie. Dunemanire plus gnrale, les progrs raliss dans et par lindustrie encore un mot qui prend auXVIIIe sicle sa signication actuelle encouragent loptimisme. Lindustrialisation samorce

  • 10 Peter-Eckhard Knabe

    15 Cf. Fritz Wagner, Isaac Newton im Zwielicht zwischen Mythos und Forschung, Freiburg/Mnchen 1976.

    bien quavec lenteur. La dcouverte de loxygne par Priestley rendit possible le traitement dufer et de lacier.

    Venue dAngleterre, cette nouvelle orientation de la pense simpose aux conscienceseuropennes. Elle est lie au nom de Newton, et les hommes du XVIIIe sicle ne sy tromprentpas. Si le nom de Descartes est associ la mthode gomtrique qui dduit de principes lesconnaissances, celui de Newton illustre la mthode inductive. Newton reprsente ainsi lamodernit dun modle cosmologique librateur parce quissu de la nature. Son prestige simposatoutefois beaucoup plus rapidement que ses dcouvertes scientiques elles-mmes, contestesjusquau milieu du sicle par les cartsiens et les leibniziens.15 Quand Fontenelle, alors secrtairede lAcadmie des Sciences, pronona en 1727 lloge funbre de Newton, membre tranger delAcadmie, il tenta de ne pas reconnatre Newton plus dautorit quil nen accordait Descartes. Maupertuis fut le premier en France prendre parti pour Newton, mais cest Voltairesurtout, fortement impressionn, lors de son migration londonienne, par le prestige de lhommede sciences, qui assura la diusion de sa philosophie. Dans ses Lettres philosophiques ou lettresanglaises, parues en 1734, il consacre quatre lettres la pense de Newton avant de faireparatre, en 1738, ses lments de la philosophie de Newton, mis la porte de tout le monde.Frue de mathmatiques, la Marquise du Chtelet, qui avait commenc traduire Newton enfranais, le conseilla dans la rdaction de cet ouvrage. De son ct, bien que sceptique et peuenclin glorier les connaissances scientiques, Alexander Pope nen est pas moins lauteur dunclbre distique:

    Nature and Natures laws lay hidden in night :God said, Let Newton be, and all was light.

    Dans lespace culturel allemand, ladmiration pour Newton ne fut pas moindre bien quun peuplus tardive. Louvrage de vulgarisation scientique dAlgarotti, Neutonianismo per le dame, paruen 1737, fut traduit en allemand en 1745. Le Bernois Albrecht von Haller, mdecin, pote ethomme de sciences, qui un temps fut galement professeur la toute jeune universit deGttingen, avait suivi Leyde les cours sur Newton quy donnaient ses matres sGravesande etBoerhave. lge de vingt ans, il crivit :

    Ein Newton bersteigt das Ziel erschaener Geister,Findet die Natur im Werk und scheint des Weltbaus Meister ;Er wiegt die innere Kraft, die sich im Krper regt,Den einen sinken macht und den im Kreis bewegt.

    Au milieu du sicle, Newton est bientt considr par dAlembert, dans le Discours prliminairede lEncyclopdie, mais aussi par Lessing, comme un reprsentant incontest de la modernit :

    Das Alter wird uns stets mit dem Homer beschmen,Und unsrer Zeiten Ruhm mu Newton auf sich nehmen.

    Ces vers, qui tmoignent de lenthousiasme de Lessing pour les dcouvertes scientiques,suggrent Fritz Wagner un commentaire rendant parfaitement compte du changement de

  • La conqute de nouveaux espaces 11

    16 Ibid., p. 165.17 Cf. Ren Pomeau, Lge classique III (16801720), Littrature franaise, t. 8, Paris 1971, p. 26.

    paradigme intervenu dans la premire moiti du sicle: Le dcryptage de la nature, supposerquil soit dans les possibilits de lesprit humain, tait autrefois la tche du pote mythologiqueet du prophte; il est maintenant celle de la philosophie exprimentale dans laquelle serencontrent les activits du mathmaticien, de lastronome, du physicien, du gologue, dubiologiste et pour nir du mdecin.16

    Les crits de vulgarisation scientique se multiplirent. Aux Entretiens sur la pluralit desmondes de Fontenelle succdrent de nombreux autres ouvrages, en particulier le Spectacle dela nature (17371750) de labb Pluche, un bestseller lu dans lEurope entire.

    Compter et mesurer, construire des mcanismes et analyser, mettre en vidence des relationslogiques et causales devint une attitude gnrale qui imprima sa force aux domaines les plusdivers de la vie. Pas un philosophe du XVIIIe sicle ne put se passer des sciences de la nature.Il est ainsi symptomatique que Kant soit entr dans la rexion philosophique par le biais desthories scientiques, et plus particulirement de celles de Newton.

    La mthode propre aux sciences de la nature, qui consiste dcrire dabord les phnomneset les ramener des principes, orienta de nombreux aspects de la pense. Le concept descience dvelopp par les Lumires portait la marque des sciences de la nature et tenait savalidit du recours aux mathmatiques, applicables un univers mesurable. Le dbat consacraux comtes en constitue un exemple particulirement net. Les Penses diverses sur la comte(1682) de Pierre Bayle sont une attaque contre le prjug. La Lettre sur la comte deMaupertuis (1742) repose sur une utilisation de la mthode newtonienne avec lobjectif videntden nir avec les tourbillons de Descartes et de ses disciples, cette fameuse secte dephilosophes selon le mot mprisant de Maupertuis. Que la comte de 1682, prvue selon lescalculs de Halley pour 1758, soit eectivement rapparue en mai 1759 reprsente une victoireclatante pour la pense scientique.

    Lhorizon scientique sest trouv successivement largi par la dcouverte de linnimentgrand et de linniment petit, par celle des animalcules ralise par Leeuwenhoek et Hartsoekerlors dobservations prolonges plus tard par les expriences de Charles Bonnet et de LazareSpallanzani, ou encore par la dcouverte de lme (!) du clbre polype de Trembley. Mais unemeilleure connaissance des autres civilisations entrana galement un largissement de lespacequi branla lethnocentrisme europen ainsi que la validit des rcits bibliques, contraignant relativiser limage traditionnelle du monde.

    Des relations de voyage font mieux connatre aussi les voisins europens. Les raisonsconduisant leur rdaction sont trs diverses: parfois rcits dexils que lintolrance politiqueou religieuse a contraints la fuite, parfois rcits de diplomates ou encore, plus simplement, devoyageurs mus par lesprit daventure. La valeur informative de cette masse de textes sur lespays dEurope est plus que variable; dans certains cas, comme par exemple pour lesObservations upon the United Provinces of the Netherlands (1673) de Sir William Temple, ilsinforment moins sur le pays que sur le voyageur. LAngleterre se montra frue des Voyages deSuisse, dItalie, dAllemagne et de France (trad. fran. 1688) de Gilbert Burnet, tout comme duNouveau Voyage dItalie (1691, trad. angl. 1695), ouvrage parmi les plus lus de lpoque,17 dans

  • 12 Peter-Eckhard Knabe

    18 Pomeau, op. cit., p. 30.

    lequel Maximilien Misson, protestant franais rfugi en Angleterre, brosse un tableau on ne peutplus sombre de lItalie catholique. Chez les Anglais, le voyage en France ou en Italie devient unvritable sujet littraire : sans les Travels through France and Italy (1766) de Tobias Smollett,Laurence Sterne naurait pas crit son Sentimental Journey through France and Italy (1768). Denombreux Franais se rendent en Angleterre comme Saint-vremond, Montesquieu ou Voltaire.Diderot va en Russie tandis que de nombreux trangers prennent le chemin de Paris do ilsassureront la diusion de la culture franaise dans leurs pays.

    Des considrations conomiques jouent souvent un rle non ngligeable, comme cest le caspour le chevalier Chardin qui parcourt la Perse durant dix ans en comparant les murs et lareligion avec celles des pays dEurope, pas toujours lavantage de ces derniers (Journal duvoyage du chevalier Chardin en Perse et aux Indes Orientales, par la Mer Noire et par laColchide. 1686). Tavernier crit une relation de voyage sur lInde (Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, quil a fait en Turquie, en Perse et aux Indes. 1676). Sans doute sescrits inuencrent-ils aussi les Observations on diverse passages of Scripture (17761787)du pasteur Thomas Harmer et les Oriental Costums, or an illustration of the Sacred Scriptures(1802) de Samuel Burder. Le diplomate Antoine Galland se rendit dans les pays dOrient dontil apprit les langues, puis collabora avec Herbelot de Molainville, le fondateur delislamologie, la Bibliothque orientale, ou Dictionnaire universel contenant gnralementtout ce qui regarde la connaissance des peuples de lOrient (1697). Mais cest sa traductiondes Mille et une nuits (1706) qui le rendit clbre en Europe et exera la plus profondeinuence. Cest grce des uvres de ce type que Montesquieu put crire les Lettrespersanes (1726), Voltaire Zadig ou la destine (1747) ou encore Johnson son History ofRasselas, Prince of Abissinia (1759).

    Les jsuites, par leurs Lettres diantes et curieuses crites des missions trangres parquelques missionaires de la Compagnie de Jsus, parues partir de 1702, contriburentpuissamment largir lhorizon des connaissances. Le Confucius Sinarum Philosophus (1687)du Pre Coupelet ou les Nouveaux mmoires sur ltat prsent de la Chine (1696) du PreLecomte valurent lOrdre le soupon de sinophilie et suscitrent des ractions hostiles, commecelles dun Malebranche qui, dans les Entretiens dun philosophe chrtien avec un philosophechinois (1708), attribue aux Chinois un athisme qui rappelle celui de Spinoza. La Descriptiongographique, historique, chronologique, politique et physique de lEmpire de Chine et de laTartarie chinoise (1735) du Pre Du Halde constitue une sorte de somme des connaissances surla Chine, avant de devenir une des sources de Voltaire pour son Essai sur les murs et lespritdes nations (1756).

    Mais un autre mythe prenait forme lhorizon oppos du monde. Au sage chinois faisaitpendant le bon sauvage dAmrique.18 Les Indes occidentales taient beaucoup mieux connues:un commerce de plus en plus orissant sy tait dvelopp, en particulier avec les Antilles. Certes,les Trip to Jamaica (1698) ou Trip to New England (1699) de Ned Ward taient avant tout despamphlets habills en rcits satiriques. Les Travels into Several Remote Nations of the World(1726) de Swift vont ouvrir la ction littraire une autre voie. Le Robinson Cruso (1719) deDefoe repose sur lhistoire vraie dAlexander Selkink, de retour en Angleterre en 1711 aprs un

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    19 Dagmar Scherrers, Bougainvilles Aufenthalt in Buenos Aires 1767 und die Vertreibung der Jesuiten aus Paraguay,in: Literaturstudien 1 tudes litteraires 1, Kln 1991, p.161175.

    sjour solitaire de cinq ans Juan Fernandez, qui mut fortement le public intellectuel anglais.Les Franais furent les premiers sintresser au Canada. Ds 1698, les relations de

    dcouvertes de Louis Hennepin, rcollet des Pays-Bas espagnols au service du Roi de France,rencontrrent un franc succs. Le Pre Sagard-Thodat joignit son Grand Voyage au pays desHurons un dictionnaire de la langue huronne. Les Mmoires sur lAmrique septentrionale (1703)du Barnais La Hontan et lHistoire et description gnrale de la Nouvelle France (1744) duPre Charlevoix sont deux textes importants galement.

    Les jsuites crivirent aussi sur lAmrique latine. On sintresse en eet de plus en plus auxreducciones inaccessibles des rgions de La Plata o lEldorado de la lgende serait devenuralit. LItalien Muratori, un ecclsiastique qui nappartenait pas leur Ordre, fut le premier livrer avec Il cristianesimo felice nelle missioni de padri della Compagna di Ges nel Paraguai(1743) un tableau complet et atteur, ainsi que le titre le laisse entrevoir, de laction desmissionnaires jsuites au Paraguay. La traduction franaise de son ouvrage (1754) rencontra ungrand succs.

    Le premier ministre portugais, Sebastio Jos de Carvalho, Marquis de Pombal, soutint danssa Relao Abbreviada (1767) des positions opposes celles de Muratori. Son objectif lpoque o il crivit ce texte au ct de nombreux autres pamphlets, tait dabord de faireinterdire les jsuites au Portugal. Toutes les prventions existantes lendroit des jsuites et deleurs exactions supposes se trouvent rassembles ici. Les crits de Pombal trouvrent bienvite en Europe un public dispos les entendre, dont Voltaire, et fournirent des arguments auxennemis de lOrdre, de plus en plus nombreux, prparant ainsi le terrain son expulsion. Dansson Voyage autour du monde (1771), Bougainville revint en tmoin oculaire sur les vnementsde la colonisation.19 Linterdiction de lOrdre devenait ainsi une victoire contre lInfme.

    Si Baudelot de Dairval, dans De lUtilit des voyages et de lavantage que la recherche desantiquits procure aux savans (1686), attend des voyages quils ouvrent lesprit et invitent mieux se comprendre soi-mme, le Suisse Bat Louis de Muralt conteste leur utilit dans sesLettres sur les Anglais et les Franais et sur les voyages (1725). Toutes les connaissancesrelatives au monde se trouvent runies dans le Grand Dictionnaire historique et gographique(17261739) de Bruzen de La Martinire ou dans lHistoire gnrale des voyages (17461759)de Prvost, qui se rfre un modle anglais.

    Cette largissement de lespace saccompagne dune ouverture vers les temps reculs.Lhistoire de la terre et la chronologie sont lobjet dpres discussions o se voit contestelautorit de la Bible. Pour ne citer quun exemple, Tyssot de Patot fait paratre en 1723 une Vuede concilier les diffrentes nations au sujet de la chronologie.

    Au milieu du sicle, la n donc de la priode tudie dans ce volume, la vieille querelle desAnciens et des Modernes clate nouveau en Angleterre. Il sagit cette fois essentiellementdvaluer luvre de Pope et de formuler un jugement son endroit. On recommence sinterroger sur lutilit de ltude des Anciens, sur la fonction des rgles dans leur relation avecla puissance cratrice, sur laccroissement du savoir et les progrs de la raison, mais on sedemande aussi sil existe un beau idal. Dans son Essay on the Genius and Writings of Pope,

  • 14 Peter-Eckhard Knabe

    20 Voir dition allemande de Gerhard Sauder, op. cit.

    ddi Edward Young, Joseph Warton appelle, en 1756, une rvaluation de lautorit et de lapense de Pope. Au pote de la raison, Warton oppose le true maker or creator doudimagination et de pathos, susceptible dengagement moral. Les rgles, selon Warton, conduisent la sclrose et la strilit. Mais cest surtout le livre de Young lui-mme qui apparat commele tmoin de cette nouvelle querelle anglaise des Anciens et des Modernes: les Conjectures onOriginal Composition in a Letter to the Author of Sir Charles Grandison runissent, en 1759, lesrexions de lauteur sur les thses de Pope et de limitation des Anciens, labores au contactde Richardson. Les Conjectures constituent un compendium des thses dsormais habituellescontre le classicisme, mais sorganisent en une rexion nouvelle sur la cration originale,limitation ainsi que le rle du gnie. La traduction allemande, due Teubern et parue Leipzigds 1760, eut un succs gal loriginal anglais, ainsi quen tmoignent les trs nombreux comptesrendus dont elle fut lobjet.20 Le passage dune norme littraire fonde sur une potique des rgles,telle que la pratiquent les crivains vivant dans lorbite des cours, la Produktionsthetik quiinvente le concept de gnie original et le statut des premiers crivains indpendants, sous-tendtoute la controverse opposant Gottsched et Nicolai propos du texte de Young.

  • 3. Aspects politiques, conomiques et sociaux

    GEORGES-HENRI DUMONT

    Si laube de la modernit ne sest pas leve au mme moment sur tous les tats europens, cestessentiellement parce que plusieurs modles contradictoires de socit persistaient la charniredes deux sicles et ses conns. Le paralllisme absolu tait impossible. Mais les structurespolitiques, tantt renforces tantt dfaillantes, navaient pas entrav partout le jeu des inuencessur tous les plans, le mouvement des ides et leurs mtamorphoses, la remise en question descontraintes anciennes. En fait, la crise de la conscience europenne tait ouverte.

    3.1. Le modle anglais

    3.1.1. La bloodless revolution

    Le prtendu pouvoir de suspendre lexcution des lois par lautorit royale, sans le consente-ment du Parlement, est contraire aux lois.

    Le prtendu pouvoir de dispenser des lois ou de lexcution des lois par lautorit royale,comme il a t usurp et exerc en dernier lieu, est contraire aux lois.

    Ces deux articles qui ont valeur darmation solennelle, pourquoi les Seigneurs et Communes,assembls en corps reprsentatif de la Nation, les proclament-ils Londres, en 1689?

    LAngleterre vient de connatre deux rgimes absolus : dabord, celui de la rpublique dOlivierCromwell (16491659), qui sest eondr dans lanarchie, ensuite celui de la restauration desStuart (16601688), inspir du modle Louis XIV et largement stipendi par la France. Le 15novembre 1688, Guillaume dOrange, stadhouder gnral des Provinces-Unies et mari de la lleane de Jacques II, a dbarqu sur la cte sud-ouest de lAngleterre et march victorieusementsur Londres. Lch par tous les milieux politiques et honni par les vques anglicans, nayantpas russi sentendre avec son gendre malgr lentremise de lord Halifax, Jacques II a pris lafuite en France o Louis XIV sest empress de laccueillir avec faste au chteau de Saint-Germain.

    Aprs quelques jours de tergiversations, un Parlement-Convention sest runi, le 1er fvrier1689. Il a, sans plus hsiter, proclam la dchance de Jacques II. Aprs quoi, il a fait accepterpar Marie, la lle ane du roi dtrn, et par son poux Guillaume dOrange, la fameuseDclaration du 23 fvrier 1689. Guillaume III et Marie sont alors proclams conjointement roiet reine dAngleterre.

    La bloodless revolution a t aussi courte que pacique; une certaine lgitimit se trouvemme respecte. Quant la Dclaration des Droits, elle sinscrit dans la ligne de la GrandeCharte de 1215 et de lHabeas Corpus de 1679. Par rexe de prudence, la Chambre des

  • 16 Georges-Henri Dumont

    Communes veille ce que le roi ne puisse constituer en son sein un groupe de pression; ceteet, elle dcide lexclusion hors de la reprsentation nationale des serviteurs de la Couronne.

    Les circonstances confortent lvolution juridique, sociale et politique de lAngleterre.Guillaume III rside le plus souvent sur le continent ; la lutte contre limprialisme de Louis XIVlabsorbe davantage que son royaume. Depuis lautomne 1688, le Roi Soleil commandite labarbare dvastation du Palatinat par les armes de Louvois ; elles ont ordre de tout brler etrebrler an de mettre un dsert entre lAlsace et lAllemagne. Guillaume III peut craindre lepire pour les Provinces-Unies. Aussi contribue-t-il, dune manire dcisive, la Grande Alliancedes haines et des angoisses de tous les pays dEurope coaliss contre Louis XIV.

    Il lui faut aussi lutter en Irlande contre Jacques II qui occupe la plus grande partie de lle avecles troupes que lui a envoyes Louis XIV. Il leur inige une dfaite cuisante sur la rivire Boyne,au nord de Dublin, forant du mme coup son beau-pre un second exil en France. Mais, dansla guerre aux Pays-Bas, le sort des armes nest gure favorable lalliance europenne. Il ne lestpas davantage sur mer, ce qui compense, pour Louis XIV, un chec sur les ctes dAfrique etdans lOcan Indien. Lquilibre des succs et des revers, les dicults nancires des uns etdes autres, la dislocation de la Grande Alliance et la mort de Louvois conduisent, en 1697, lapaix de Ryswyck. Pour la premire fois, Louis XIV nest pas franchement vainqueur, mme silgarde Strasbourg et la frontire du Rhin. En revanche, lAngleterre de Guillaume III est riche deprot et dune certaine gloire.

    Pendant ce temps-l, sest aermie Londres, une monarchie constitutionnelle qui se situe auxantipodes de la monarchie absolue de Louis XIV. Lautorit de fait a t prise par ungouvernement homogne et le Parlement. Celui-ci, par le bill de Triannalit a oblig le roi faire des lections tous les trois ans.

    La mort de Guillaume III, la suite dune chute de cheval, en fvrier 1702, ninterrompt pasle processus. Sa belle-sur Anne lui succde (17021714) et ne joue gure de rle personnel.Et, quand elle meurt, cest George de Hanovre, ls de llectrice Sophie, la plus proche parentede la famille des Stuart, qui monte sur le trne. Ni George Ier (17141727) ni George II (17271760) ne seront les personnages-clefs de la politique anglaise. partir du rgne de la reine Anne,les gures de proue de celle-ci se nomment John Churchill de Marlborough, Robert Walpole etWilliam Pitt.

    3.1.2. La guerre de John Churchill de Marlborough

    Fils de Winston Churchill dont la fortune avait t consque par Cromwell, John Churchill(16501722) avait t tout naturellement combl dhonneur lavnement de Jacques II. Sa surArabella Churchill ntait-elle pas la matresse du roi? Lors de la rvolution de 1688, il nen futpas moins lun des premiers se rallier Guillaume dOrange qui, conscient du poids de cesoutien, le nomma comte de Marlborough.

    Entre-temps, sa jolie et intrigante femme, ne Sarah Jennings (16601744) tait devenue ladame dhonneur et lamie intime de la princesse Anne. Tout se trouvait ainsi en place pour unebrillante carrire. En 1691, toutefois, la rumeur se rpandit quil stait compromis dans uncomplot Stuart ourdi au chteau de Saint-Germain, en vue de mettre la princesse Anne sur le

  • Aspects politiques, conomiques et sociaux 17

    trne dAngleterre. Il nen fallut pas davantage pour quil ft conduit la Tour de Londres. Fautede preuves convaincantes, on le relcha aprs dix semaines mais il ne retrouva pas de posteociel. Momentanment. Ds son avnement, la reine Anne sempressa de nommer Marlboroughcommandant en chef de toutes les forces armes anglaises, nouveau en guerre contre la France.Aux fonctions de Lord Chancelier, elle dsigna sir Sidney Godolphin (16451712). Lhistorienbritannique Trevelyan dira de lui, non sans humour que son plus grand titre de gloire est peut-tre davoir import des talons et davoir fait de lAngleterre le plus important pays du chevaldans lhistoire. Jugement quil importe de corriger par le rappel de lecacit dune politiqueconomique et nancire, qui devait permettre Marlborough, aux cts du prince Eugne deSavoie (16751730) de vaincre Louis XIV.

    loccasion de la guerre de Succession dEspagne, la Grande Alliance de la Haye avait treconstitue par Guillaume III, peu avant sa mort ; elle groupait lEmpire, lAngleterre et lesProvinces-Unies, Frdric de Prusse et divers princes dAllemagne mridionale sy taient joints.

    Dans sa biographie de Marlborough, Winston Churchill observe que des opinions se sonttoujours partages les faveurs du peuple anglais sur le genre de guerre que doit mener le pays:daprs lune, lAngleterre doit jouer un rle important et direct sur le continent; daprs lautre,elle doit employer sa position gographique et sa force navale sassurer des contacts commer-ciaux et des possessions territoriales au-del des ocans. lpoque de la reine Anne, les whigsdfendent la premire thse contre les tories moins enclins aux aventures militaires. Marlboroughest un tory mais cela ne lempche nullement de partager lopinion des whigs. Son inuence surle Lord Chancelier Sidney Godolphin lui permet de combattre les ides de son propre parti.

    En 1702, il russit chasser les Franais de la Meuse et semparer de Lige. Cela lui vautle titre de duc et une pension annuelle pour tenir son nouveau rang. Mais lanne 1703 sachvesans vnement notable, sauf une petite victoire franaise Hoechstaedt, en Bavire. Cest le 13aot 1704 que le destin bascule. Hoechstaedt encore que les Anglais appellent Blenheim le duc de Marlborough et le prince Eugne de Savoie crasent les troupes franaises dumarchal Tallard (16521728) et ses allis bavarois commands par le prince lecteur Max-Emmanuel (16621726). Tout ldice imagin par Louis XIV scroule.

    Le marchal Tallard a t fait prisonnier sur le champ de bataille. Marlborough tient luirendre visite et lui dit demble:

    Je dplore de voir un si grand malheur frapper un chef de guerre que jai toujours tenu en hauteestime. Et je vous flicite, Monsieur, rpond le prisonnier, davoir vaincu les meilleurs soldats du monde. Votre grce fait certainement une exception pour ceux qui ont eu lhonneur de les vaincre.

    Lanecdote serait anodine et donc superue si elle ntait pas signicative dune courtoisie etdune dignit quun Louvois, quelques annes plus tt, et considres parfaitement incongrues.

    Aprs Blenheim, les jeux semblent faits. De surcrot, les Anglais semparent du rocher deGibraltar, le 3 aot 1704. Au printemps 1705, Marlborough bat le marchal de Villeroi prs deRamillies, en Brabant, et les coaliss librent, coup sur coup, toutes les villes belges. Le 7septembre 1706, le prince Eugne gagne la bataille de Turin et chasse les Franais dItalie. Maisil reste vaincre lEspagne de Philippe V. Le rgime parlementaire anglais ne favorise pas la

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    tenacit de Marlborough. Les tories sont de plus en plus las dune guerre qui ne se termine pasdnitivement. Et ils le font entendre.

    Le prince Eugne de Savoie ntant pas parvenu semparer de Toulon, Marlborough na pasle choix. Il lui faut une nouvelle victoire pour assurer sa position personnelle en Angleterre. Illa remporte contre le duc de Vendme, le 11 juillet 1708, prs dAudenaerde. Elle est suivie, peuaprs, de la prise de Lille par le prince Eugne.

    Au cours de lhiver 17081709, une vague de froid terrible sabat sur la France. Mme leRhne est gel. Btes et gens meurent de faim. Des troupes de paysans errent dans lescampagnes et tentent de subsister par le pillage. Le pays est exsangue. Louis XIV croitimpossible la poursuite victorieuse de la guerre. Il se rsigne envoyer La Haye le marquisJean-Baptiste de Torcy (16551748), son secrtaire dtat aux aaires trangres, pour ydemander quelles conditions la France pourrait obtenir la paix.

    Le gouvernement anglais commet alors lerreur politique de pousser les allis imposer desconditions draconiennes. De commun accord, les coaliss exigent la cession de tout lhritageespagnol lAutriche habsbourgeoise. Jamais Guillaume III navait song se xer pareilobjectif. Cest inacceptable pour la monarchie absolue franaise dont on sous-estime la capacitdun grand sursaut. Les hostilits reprennent.

    Le 11 septembre 1709, Malplaquet, Marlborough et le prince Eugne parviennent battrelarme du marchal de Villars mais les allis laissent sur le champ de bataille plus de 20 000hommes, les Franais environ 15 000.

    En Angleterre, on parle dune note de boucher . Une note quon aurait pu viter en semontrant plus souple dans la ngociation. De plus en plus durement en butte la hargne de sesadversaires qui sappuient sur les sentiments antibellicistes du peuple excit par les pamphletscorrosifs de Swift, Marlborough subit, de surcrot, les consquences de la brouille ouverte entresa femme et la reine Anne. Il est politiquement mort. Les lections de 1710 donnent une majoritcrasante au parti tory. Godolphin, rvoqu par la souveraine, cde la place Robert Harley(16611724). Ds lors, le dernier exploit de Marlborough la prise de la forteresse de Bouchain na dautre signication que celle dun chant du cygne. Le premier jour de lan 1712, Londresapprend que le hros de Blenheim est dmis de toutes ses fonctions. Louis XIV ne sy trompepas: il est sauv du pire.

    La Grande Alliance se dglingue. Alors que les armes allies se trouvent toujours encampagne et projettent de forcer la France la capitulation, lAngleterre de Robert Harley et deHenry Saint-John (16781751) ngocie avec Versailles.

    La suspension darmes signe avec lAngleterre et les Provinces-Unies permet au marchalde Villars de battre le prince Eugne de Savoie Denain, le 24 juillet 1713. Ce succs nauraitquune porte locale si les circonstances internationales ne lui donnaient pas une valeurpsychologique considrable. Aux ngociations de paix entames Utrecht et poursuiviesjusquau trait de Rastadt, le 6 mars 1714, la France sen tire plus quhonorablement. Elle gardeLille, Besanon, Strasbourg et lAlsace, tandis que lEspagne qui na jamais support laprsence des Autrichiens, le royaume de Naples et les possessions dAmrique restent acquises Philippe V dAnjou. Cest inespr. LAngleterre reoit Gibraltar et Minorque, les territoiresde lHudson, Terre-Neuve et la Nouvelle-cosse en Amrique du Nord. Dans lempire espagnolamricain, elle obtient le lucratif privilge de lodieux asiento et celui de lannuel vaisseau de

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    permission. Quant aux Pays-Bas y compris Tournai, Furnes, Dixmude et Menin ils sontattribus Charles de Habsbourg, couronn empereur sous le nom de Charles VI, mais lesProvinces-Unies sy rservent le droit doccuper un certain nombre de forteresses en guise debarrire et de scurit .

    3.1.3. Les Hanovre sur le trne dAngleterre

    La reine Anne meurt le 1er aot 1714, peu aprs la n de lpuisante guerre de successiondEspagne. Louis XIV la suit dans la tombe, le 1er septembre 1715. Lhgmonie continentalefranaise a vcu, lhgmonie maritime anglaise va se renforcer. En vertu de lAct of Settlement,George Ier de Hanovre (17141727) monte sur le trne du royaume de Grande-Bretagne unissantdepuis 1707, les royaumes dAngleterre et dcosse. Taciturne, presque sourd, ne brillant gurepar la distinction lorsquil sempire ou quil parade en compagnie de lune ou lautre de sesmatresses allemandes, il ne sen rvlera pas moins un protecteur attentif des liberts anglaises.Ayant pris lhabitude de converser en franais avec ses ministres runis en cabinet restreint, ilne se donne pas la peine dapprendre langlais et juge inutile dassister aux runions plniresdu Conseil. Celui-ci est, ds lors, dirig par une seule personne, le Premier Ministre.

    Sous le ministre de James Stanhope (17141721), le Royaume-Uni ne connat dautreagitation que celle provoque par lexpansion puis la crevaison de la South Sea Bubble. Crationcaractristique de la vre de spculation qui a saisi la nation tout entire, aveugle parlvaluation fantaisiste des richesses retirer des territoires du Pacique, la Compagnie desMers du Sud avait bnci du prestige rsultant de la reprise de la dette publique de ltat etdes fantasmes ns autour des mines dargent des colonies espagnoles. Prises dassaut, ses actionsavaient atteint des prix de semaine en semaine plus levs. La progression fut vertigineusejusquau jour o les plus prudents dentre les capitalistes vendirent leurs actions. Les souponsse substiturent aussitt loptimisme. La baisse des actions fut immdiate, irrmdiable, plusrapide encore que leur ascension. En quelques jours, la Compagnie des Mers du Sud scroula.La South Sea Bubble avait clat entranant la ruine de centaines dhommes daaires, deboutiquiers, dartisans, de veuves ayant cru bien placer leurs conomies. Le peuple exigea lachute du gouvernement et il lobtint.

    3.1.4. La paix et les pots de vin

    De la monumentale escroquerie de la Compagnie des Mers du Sud, un homme, en tout cas,sort gagnant : sir Robert Walpole. Na-t-il pas annonc solennellement ses compatriotes que celanirait mal, trs mal? Il apparat, de ce fait, comme le sauveur possible de la nation. Ce que lepeuple ne sait pas, cest quil a vendu ses propres actions de la Compagnie des Mers du Sudavec un bnce de 1000 pour cent! De quoi faire de son cher Houghton, lun des plusmagniques chteaux de Grande Bretagne

    Sous son apparence de squire bon vivant, Robert Walpole (16761745) est donc un excellenthomme daaires. Il prfre la paix lhonneur, parce que seule la paix favorise le commerce,

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    lindustrie et la marine. Il se maintiendra la tte du gouvernement britannique pendant plus devingt ans, de 1721 1742. Un record. Comme tous whigs, il est sincrement attach lacquis dela rvolution de 1688 et, pour cette raison, la dynastie des Hanovre. Il apprcie grandementlabsentisme royal aux runions du Conseil. La politique, cest lui qui la mne, quitte en rendrecompte la Chambre des Communes dont il respecte le pouvoir. Ne tolrant aucun rival et nesupportant pas la contradiction, il impose toutes ses volonts. Ceux qui tentent de sy opposer,voire simplement de les nuancer, sont congdis. la longue, cela lui fera beaucoup dennemismais il saura longtemps sassurer une majorit en pratiquant assez cyniquement la corruptionlectorale, en distribuant des pots-de-vin et en octroyant des fonctions ocielles ses dles.

    En fait, comme lobserve Macaulay, Walpole gouverne par corruption, parce quil est alorsimpossible de gouverner autrement. Limmoralit nest, du reste, pas signe de dcadence. Loinde l. Raction contre le rigorisme puritain, elle accompagne lenrichissement trop rapide desclasses aises. Elle nen est pas moins dnonce avec vigueur par la plume de Swift (le Voyagede Gulliver date de 1726) et par le pinceau du peintre Hogarth.

    La pax britannica dure dix ans. lpoque, cest beaucoup. Elle est jalonne en 1725 par unchangement dalliances: lempereur ayant sign un trait avec lEspagne, la Grande-Bretagnertablit lquilibre par lalliance hanovrienne avec la France, les Provinces-Unies, la Prusse et laSude. Mais en 1731, Robert Walpole prend le risque de se rconcilier avec lempereur et,partant, de sloigner de la France que le cardinal Fleury (16531743) a russi replacer sur leterrain de la grande politique internationale. Deux ans plus tard, la succession dAuguste II autrne de Pologne dclenche une guerre europenne o se trouvent impliques la France etlEspagne, la Russie et la Pologne, lAutriche, la Bavire, la Saxe et la Sicile. Au trait deVienne (1738), le conit tourne lavantage de Louis XV qui obtient pour son beau-preStanislas Leczinski (16771766), roi phmre de Pologne, le duch de Lorraine et le comt deBar qui, aprs sa mort, reviendront la France. Robert Walpole na quasi rien fait pour viter lempereur dAutriche une perte considrable de prestige.

    Cest en dpit de sa rpugnance se mler aux arontements continentaux quil se voitcontraint de dclarer la guerre lEspagne qui, pour lutter contre la contrebande des Britanniquesdans ses colonies, se permet de fouiller les navires anglais naviguant dans ses eaux territoriales.Puis clate, en 1740, la guerre de Succession dAutriche.

    la mort de son pre Charles VI, la jeune Marie-Thrse (17171780) est monte sur le trne.Cette succession tait garantie par la Pragmatique Sanction de 1713 mais la Prusse et la France,qui lont signe, sempressent de se jeter sur les territoires habsbourgeois. En revanche, la Grande-Bretagne tient ses engagements; elle promet des subsides et des troupes Marie-Thrse aux abois.

    De toute vidence, Robert Walpole nest plus lhomme de la situation. Les fureurs de la guerrelui dplaisent alors que les Anglais rclament une politique extrieure plus nergique, plusenthousiasmante que celle mene au nom du common sense. Il ore sa dmission George IIen janvier 1742. Lheure est au rveil national incarn, depuis plusieurs annes auxCommunes, par William Pitt (17081778) qui joint ses dons de politique ceux dun grandacteur, habile planter le dcor de ses tirades pathtiques la tribune de la Chambre. AussiHenry Pelham (16961754), le nouveau Premier Ministre de Georges II, fait-il une place celuique le peuple surnomme atteusement le Great Commoner. Il lui cone le poste de payeurgnral de larme qui, auparavant, a enrichi plus dun titulaire. Mais, loin de senrichir, William

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    Pitt surprend tout le monde par sa scrupuleuse honntet ; il verse ltat les intrts sur lessommes importantes quil a entre les mains et refuse toute commission sur les emprunts.

    Pendant ce temps-l, la Grande-Bretagne connat des jours diciles ; elle ne remporte devritable succs quen Allemagne, notamment la bataille de Dettingen o le roi George IIconduit lui-mme ses troupes. Au dbut de 1744, le Royaume-Uni ne doit qu une providentielletempte dchapper au dbarquement dun corps expditionnaire franais. Lanne suivante, laGrande-Bretagne et la France tant ociellement en guerre, le marchal Maurice de Saxe (16961750) bat larme britannique Fontenoy. En cette mme anne 1745, Charles-douard (17201788), le petit-ls de Jacques II Stuart, venu de France, dbarque en cosse et y forme unearme de Highlanders. Il tente de marcher sur Londres pour y renverser la dynastie hanovrienne.Quelques troupes, rappeles en toute hte, lempchent de dpasser Derby. Il senfuit en Franceet disparat dnitivement de lhistoire dAngleterre. Mais on a eu chaud!

    Au cours de la guerre de Succession dAutriche, succs et revers squilibrent, en particulierau Canada et aux Indes o sarontent les deux compagnies rivales. La lassitude gagne lesbelligrants. La guerre na t glorieuse pour personne. La paix dAix-la-Chapelle ne lest pasdavantage en 1748. Elle ne satisfait personne. Frdric II (17121786) conserve la Silsie tandisque Louis XV restitue les Pays-Bas Marie-Thrse dAutriche; le roi de France a fait la guerrepour le roi de Prusse. Nul ne conteste plus lhritage des Habsbourg en faveur de Marie-Thrsedont lpoux Franois Ier (17081765) est devenu empereur. La Grande-Bretagne et la France serestituent mutuellement les territoires coloniaux quils ont occups durant la guerre.

    Il apparat trs vite que la paix dAix-la-Chapelle nest quune trve fragile. En Inde, lesFranais poursuivent leur politique dintervention dans les rivalits locales et en protent pourse faire concder des territoires. Au Canada, ils entreprennent la construction dune srie de fortsle long de la valle de lOhio, auent du Mississipi. De leur ct, les Anglais semparent detrois transports franais de troupes pour le Canada et de plus de trois cents navires marchandsavec leurs 8000 matelots.

    Au mois daot 1755, Marie-Thrse dAutriche, obsde par une guerre de revanche contreFrdric II, saventure orir les Pays-Bas Louis XV. Celui-ci refuse par peur descomplications mais la Grande-Bretagne dduit de cet essai de marchandage quelle ne peutcompter sur limpratrice pour protger le Hanovre, possession personnelle du roi George II. Enjanvier 1756, elle conclut avec Frdric II laccord de Westminster, ce qui force la France autrait de Versailles, sign le mois suivant, avec lAutriche..

    Ce spectaculaire renversement des alliances, renforc par lentente entre lAutriche, la Russie,la Saxe et la Sude, entrane Louis XV sengager fond dans une guerre continentale qui traneen longueur.

    Cest exactement ce que souhaite William Pitt, devenu secrtaire dtat aux Aairestrangres, nanti de pleins pouvoirs qui en font lquivalent du Premier Ministre Thomas Delham(16931768).

    Sans totalement ngliger le soutien Frdric II qui, aprs quelques checs, a remport lesvictoires de Rossbach et de Leuthen, le hraut du rveil national concentre ses eorts surlaccroissement de lempire colonial britannique par la matrise des mers. Soutenu par lopinionpublique, il russit faire voter trente-sept millions de livres de crdits, entre 1758 et 1760.Au Canada, les 60 000 hommes commands par James Wolfe (17271759) lemportent sur les

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    10 000 Franais du marquis de Montcalm (17121759). Qubec tombe en 1759, Montral en1760. En Inde, les Anglais de Robert Clive (17251759) tirent parti de limpopularit de Laly-Tollendal (17021766). Ils lassigent Pondichry qui se rend en 1761. Le 10 fvrier 1763,le trait de Paris sanctionne leondrement du premier empire colonial franais ; la Grande-Bretagne accde au rang de premire puissance maritime et coloniale. Cinq jours plus tard, letrait dHubertsbourg consacre, en Europe continentale, la puissance grandissante de la Prussede Frdric II.

    Cest le triomphe de la politique mene par William Pitt. Un triomphe qui et t plus totalencore si son principal artisan navait pas t contraint de dmissionner en octobre 1761. GeorgeIII (17381820) qui avait succd son grand-pre, dsirait la paix et ne tolrait gure le pouvoirnorme que stait arrog William Pitt. Il avait convaincu les membres du Conseil de mettre unfrein lexpansion britannique. William Pitt en avait tir la conclusion qui simposait.

    3.1.5. Loligarchie britannique

    Lors de la rvolution de 16881689, lAngleterre a donn le modle dun pays choisissant sonsouverain et lui imposant, cette occasion, le respect des liberts anciennes. Par surcrot, laDclaration des Droits a dni, avec laccord de Guillaume III et de Mary, les rgles dunpartage des pouvoirs entre le Parlement et lExcutif. Jusqu la mort de George II en 1760, lesystme a fonctionn le plus souvent au dtriment du pouvoir royal et lavantage depersonnalits politiques sappuyant sur la Chambre des Communes.

    La stabilit de cet quilibre sans quivalent en Europe ne pouvait que frapper dadmiration lesvisiteurs et voyageurs en qute dun modle de socit autre que celui de la monarchie absoluede droit divin. Mais il saute aux yeux qu la charnire des deux sicles, la Grande-Bretagne neressemble gure une vritable dmocratie parlementaire. Elle sinscrit encore clairement dansla rationalit politique dune oligarchie.

    Certes le Parlement vote les budgets, les impts, et autorise les ventuelles leves de troupesmais il ne reprsente pas la masse des sujets de sa Majest. Tout au plus est-il le reet de laclasse aise. Les 220 membres vie de la Chambre des Lords sont hrditaires ou nomms parle roi. Quant aux 558 dputs de la Chambre des Communes, ils sont dsigns par environ 4 000lecteurs. En tout et pour tout. Dans les comts, seuls votent les propritaires fonciers ; dans lesbourgs, certaines catgories de bourgeois. De grandes villes, nes du dveloppement conomiquedu pays, ne gurent pas sur la trs ancienne liste des bourgs; elles ne sont donc pas reprsentesalors que certains bourgs dtiennent encore lattribution de siges. Cest ainsi que 480 membresde la Chambre des Communes sont lus par des collges lectoraux de moins de cent personnes.LOld Sarum, par exemple, a deux dputs pour cinq maisons! Dans ces conditions, la corruptiontransforme les campagnes lectorales en distribution de mets et de vins, voire dargent sonnantet trbuchant. Les whigs et les tories pratiquent les uns et les autres, lorsquils sont au pouvoir,la formation de clientles en dotant leurs dles demplois, de charges et de prbendes diverses.Le scandale nclate quen cas dabus criant.

    Trois groupes sociaux permables composent loligarchie qui domine la politique: laristocratieproprement dite, la gentry et la City.

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    Les quelque cent cinquante familles de laristocratie anglaise se comportent tout autrement quela noblesse franaise. Elles occupent videmment dimportantes fonctions dans lappareiladministratif du royaume, mais elles cherchent aussi senrichir par les revenus croissants deleur patrimoine foncier, lexploitation des mines, la participation aux socits par actions, laspculation nancire, etc Ajoutant les avantages de la grande fortune au prestige de lignessouvent multisculaires, les aristocrates mnent grand train dans leurs chteaux quand ils yrsident mais, surtout, dans leurs htels Londres o se succdent rceptions, bals et concerts.

    La gentry, elle, domine la vie rurale et en assure la stabilit. Elle nhsite pas participer des exploitations minires ou manufacturires mais se proccupe surtout de ses terres. La vielondonienne ne lintresse gure, sauf sil sagit dun membre du parlement. Dans la journe, lesquire vit comme ses paysans, travaille comme eux et profre les mmes gros mots. En revanche,le soir, il revt son habit boutons dargent et coie sa perruque avant de sasseoir devant unetable bien garnie autour de laquelle ont pris place ses voisins et amis. Depuis le trait deMthuen, il nest gure de ns de repas sans passage rpt des carafes de porto. On en boitbeaucoup, encore que livrognerie soit moins rpandue quon ne la prtendu au XIXe sicle.

    Au temple, le squire et sa famille ont, bien entendu, leur banc rserv. Le manoir et lepresbytre ont, dailleurs, partie lie pour encadrer la masse paysanne. Celle-ci ne sen plaint pas.Pas plus quelle ne se plaint de la justice par le chtelain, lorsquil exerce la fonction de juge depaix. Cest quil sy entend assouplir les lois et comprendre les intrts des paysans, bouvierset bergers. Sil traite comme de redoutables criminels les vagabonds et les braconniers quarrtele constable villageois, cest avec le consentement de tous.

    Aprs la rvolution de 1688, laristocratie a incontestablement retrouv et renforc sa puissancedantan et la gentry na rien perdu de son inuence locale. Le fait nouveau le plus impression-nant rside dans la croissance, en nombre et en pouvoir, du monde marchand et nancier de laCity. Impossible pour le roi, le gouvernement et le Parlement de ngliger ses intrts.

    On trouve les grands noms du monde des aaires les Turner, Chilel, Lynn, etc danslEast India Company, la Banque dAngleterre, fonde en 1694, au Board of Trade quiremplace, depuis 1698, le Conseil du Commerce et des Plantations, et dans les grandesentreprises industrielles qui se constituent. Leur capitalisme est, la fois, bancaire, industriel etcommercial. Leurs bases dactivit ne se limitent pas Londres et sa Bourse. Depuis Hull, lesmarchands traquent avec la Baltique et les ports des Provinces-Unies, depuis Bristol etLiverpool, ils dveloppent un rseau dimportations et dexportations avec le monde entier. Legouvernement leur facilite la tche en truant ses grandes ambassades Paris, Rome, Bruxelles et Vienne, dun personnel spcialis sintressant la vie conomique en gnral, aumouvement des hommes daaires et des marchands, en particulier.

    Londres et dans les chteaux quils ont acquis dans les comts, les grands hommes de laCity mnent un train de vie aussi blouissant que celui des aristocrates. Eux aussi ont leursclientles ; elles sont composes de petits ngociants, de marchands, darmateurs, dassureurs, dechangeurs et autres intermdiaires, tous trs sensibles aux alas de la guerre et de la paix, auxprogrs de la colonisation et, bien sr, aux msaventures de la spculation. Ensemble, ils formentun groupe de pression redoutable et redout.

    Sous loligarchie, la masse, soixante-dix fois plus nombreuse que les quelque 18 000 famillesdominantes, apparat plus htroclite quaux sicles prcdents. Place sous la dpendance

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    temporelle de la petite noblesse terrienne et la sujtion spirituelle des pasteurs de lglise tablie,la population rurale demeure trs stable malgr certaines modications de proprit et de modede vie, introduites par la rvolution agricole en cours.

    La population citadine du moins celle qui exerce un mtier connat une aisance rellequelle doit la prosprit commerciale du pays. Selon Daniel Defoe, peu enclin lindulgence,John Bull mange mieux qu sa faim, boit de lexcellente bire et habite une maison confortable.Ses vtements sont de bonne qualit et les semelles de ses souliers sont en cuir et non plus enbois. La tte prs du bonnet, arrogant mme, il nhsite pas manifester ses opinions. Ce quilpeut faire sans mnagement et en toute libert, faisant ainsi le jeu des puissants de la City dontil est inconsciemment solidaire.

    Tout autre est le sort des anciens campagnards errant dans les villes la recherche dunemploi, des manuvres travaillant irrgulirement dans les ports, des marins recruts malgr euxlors des embarquements, des travailleurs forcs des work houses. Vivant dans des taudis,sadonnant la consommation de gin pour oublier leur misre, ils alimentent des bandes devoyous qui dtroussent les voyageurs ou attaquent les passants dans les rues de Londres.Certains, parce quils ne sen prennent quaux riches, connaissent une certaine popularit ambiguau dbut du XVIIIe sicle. Cest le cas de Jack Shoppard dont John Cay sest inspir pour sonBeggars Opera.

    Quelques rvoltes ont galement lieu dans le Gloucestershire et le Herefordshire; nanmoins,dans les campagnes comme dans les villes, lordre tabli ne court gure de danger vritable.Signe de sant : la population anglaise passe de 5 835 000 habitants en 1700 6 665 000 en 1760;elle atteindra 8 216 000 en 1790 et 15 000 000 en 1800.

    3.1.6. La rvolution agricole

    Dans sa Thorie gnrale de la population, Alfred Sauvy a tent de dmontrer que laccroissementde la population constitue un facteur essentiel de progrs. Avec raison, en ce qui concernelEurope de lOuest. La progression dmographique favorise, en eet, lindispensable mobilitprofessionnelle et gographique dune main duvre trs forte proportion de jeunes; elleaugmente aussi les possibilits de coloniser les pays doutre-mer et dy crer un vaste march.

    Autre facteur qui joue plein en Grande-Bretagne: la rvolution agricole qui, par la hausseconsidrable de la productivit, tend les dbouchs sur le march intrieur, libre mais pasimmdiatement de la main duvre ainsi rendue disponible pour lindustrie et accrot lesrevenus agricoles dont une partie peut tre investie dans dautres activits. Selon E.L. Jones, uneproduction agricole qui augmente plus rapidement que la population est une condition du succsde lindustrialisation. De son ct, Paul Mantoux a not quau moment o parat la grandeindustrie, lagriculture moderne tait fonde. Il ne restait plus qu forcer les derniresrsistances de la routine.

    Au dpart de la rvolution agricole anglaise, il y a loensive contre la dispersion de la terrepaysanne et contre la proprit collective. Dans tout le pays, les villages comportent des commonelds, vastes tendues non ou mal cultives, dpendant du matre du manoir mais servant deterrain de pacage pour les btes des habitants. Lappropriation de leur usufruit par les lords ou

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    les squires, tout au long du XVIIe sicle, favorise considrablement une exploitation plus intensedes terres agricoles.

    Sy ajoute, la mme poque, la multiplication des enclosure acts qui prescrivent la clturedes champs et pacages. Le systme avantage la gentry et les gros tenanciers ; il joue contre lespetites gens qui, nayant pas les moyens driger des cltures, se trouvent contraints de cderleurs terres. Il en rsulte un processus de remembrement qui se poursuivra jusquau XIXe sicle.

    linstar de lagriculture dans les Provinces-Unies et dans les Pays-Bas, lagriculture anglaisebncie de nouvelles formes de lutilisation des sols, de leur amendement et marnage, dellimination des jachres par la rotation des cultures, de llevage plus intensif source utiledengrais de la rptition des labours, de lasschement et du dranage des marais. Plus detrois cent mille hectares sont gagns la culture. On peut, en outre, estimer environ 25 pourcent laugmentation de la production per capita en bl, houblon, chanvre et colza. Le poidsmoyen des bufs vendus sur le march de Smitheld est de 370 livres au dbut du XVIIIe sicle ;il sera de 800 livres en 1795.

    3.1.7. Les prolgomnes de la rvolution industrielle

    La croissance commerciale et coloniale de la Grande Bretagne, pendant la premire moiti duXVIIIe sicle, est continue. Sa puissance maritime a dnitivement supplant les Provinces-Unies. Ses chantiers navals se sont multiplis non seulement Londres o ils stendent jusquGreenwich mais aussi Bristol, proche des mines du pays de Galles, Liverpool et, plustimidement, Glasgow. Protg par les actes de navigation qui datent de Cromwell et de CharlesII, le grand commerce extrieur concerne tous les continents. Le trac de rexportation deproduits, bruts ou transforms, reprsente encore, vers 1730, les quatre cinquimes desexportations anglaises. Par aprs, les exportations vers les treize colonies dAmrique du Nordet vers les Carabes ne cessent de crotre la faveur du dveloppement rapide de la population.

    Si lindustrie cotonnire, dont la matire premire est entirement importe, joue un rlemoteur parmi les manufactures britanniques, cest, en grande partie, parce quelle drive ducommerce colonial. On a voulu imiter les calicuts indiens et fournir une clientle grandissantedes tissus lgers, bon march, lavables, convenant aux sous-vtements et aux vtements dt oudes pays chauds.

    Le progrs technique simposait dans ce secteur. Il ne tarde pas. La navette volante, inventeen 1733 par John Kay, permet de tisser des pices de coton ou de drap de la dimension que lonsouhaite, alors quauparavant, la largeur tait celle des deux bras tendus du tisserand. Laproduction est multiplie par quatre.

    Trs vite apparat alors le dcalage entre les capacits du tissage et celles du lage. Vers 1738,John Wyatt, en collaboration avec Lewin Paul, invente une machine remplaant la quenouille etle rouet mais aucune innovation ne survient dans limmdiat. Il faut attendre la Spinning-Jennyque John Hargreaves cre en 1767, pour que sorganise la rponse adquate au d des besoinsde consommation.

    Les transformations techniques de la mtallurgie suivent le mme rythme que celles delindustrie textile. Les unes et les autres ne reposent encore sur aucune base scientique; elles

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    sont le fruit de lingniosit personnelle dindividus isols. En 1709, Abraham Darby I qui avaitconstruit une fonderie Coalbrookdale, dans cette rgion dcosse qui renferme, la fois, duminerai de fer et du charbon, met au point la transformation du charbon en coke. Il ralise ainsila distillation de la houille que Dudley avait envisage, un sicle plus tt. Son ls AbrahamDarby II recueille, en 1735, la premire coule de fonte obtenue sans lintermdiaire du charbonde bois.

    En 1740, lamlioration des hauts fourneaux par lhorloger Benjamin Hautsman, savredcisive pour la qualit de lacier britannique. la mort dAbraham Darby I, les hauts fourneauxde la rme livraient environ 600 tonnes de fonte par an; la mort de son ls, ils en donnent10 000. En 1791, 90 pour cent de la production britannique de fonte se feront au moyen du coke.

    Lextraction du charbon sen trouve videmment accrue; elle passe denviron deux millionset demi de tonnes en 1700 quatre millions de tonnes en 1750 pour atteindre dix millions en1800. Depuis 1712, la pompe vapeur (dite alors pompe feu), mise au point par ThomasNewcommen, fonctionne ecacement pour lasschement des houillres et contribue lacroissance de la productivit.

    Et dj se manifestent les premiers signes de la folie des canaux quont fait natre lesexigences du trac. En 1755, le canal latral la rivire Sankay dbouche dans la Mersey; ilprcde de six ans le canal que fait creuser le bien nomm duc de Bridgewater pour relier Manchester les houillres de Worsley: 11 kilomtres de voies deau, qui entranent une baissede 50 pour cent du prix du charbon Manchester.

    Ainsi dmarre avec force, dans un contexte de croissance conomique gnrale, le changementdu rythme de production que lon appellera la rvolution industrielle.

    3.1.8. Le mouvement des ides politiques et conomiques

    La mise en place du rgime politique issu de la bloodless revolution, le dveloppement delconomie et son ouverture sur la plus vaste unit dchange qui soit au monde saccompagnentdun important mouvement des ides.

    Dans lobtention du large consensus sur les acquis de la rvolution de 1688, les traits de JohnLocke (16321704) ont jou un rle non ngligeable. Ce mdecin pass de la Royal Society la politique avait t contraint par les Stuart cinq annes dexil dans les Provinces-Unies. Il yavait admir le modle de socit et dcouvert la pense politique de Spinoza (16321677),philosophe de la libert de conscience, dopinion et dexpression.

    Lorsque John Locke revient en Angleterre sur les pas de Guillaume dOrange et de Mary, ilsattache combattre la thorie de Thomas Hobbes (15881679) justiant labsolutisme par lancessit dviter la guerre civile. La libert naturelle de lhomme, crit-il dans son Essai surle gouvernement civil, cest de ne reconnatre aucun pouvoir qui lui soit suprieur, de ntresoumis la volont ou lautorit lgislative daucune personne et de navoir que la seule loinaturelle comme rgle. La libert de lhomme vivant en socit, cest de ntre assujetti quauseul pouvoir lgislatif tabli dun commun accord dans ltat, et de ne reconnatre aucuneautorit, ni aucune loi en dehors de celles que cre ce pouvoir, en vertu de la mission qui lui estcone

  • Aspects politiques, conomiques et sociaux 27

    Ds que cesse la loi, la tyrannie commence sil y a transgression au dtriment dautrui. Dslors, toute personne au pouvoir qui abuse de lautor