Perspectives n.7 été - summer 2012Web

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n. 7 — été | summer 2012 www.rfiea.fr perspectives Réseau français des Instituts d’études avancées Journal Mariage et droit sur le corps d'autrui Marta Madero Kisasa Makambo! Remembering the Future in the Congolese Urban Cauldron Didier Gondola Les angles morts des paradigmes de lecture de la diversité Rachad Antonius Répercussions de la commercialisation et de la politisation de la science Martin Carrier

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ÉditoJacques Commaille et Olivier Bouin | président du Conseil d'administration du RFIEA et directeur du RFIEAItalian epistemology at the end of the xixth century, p.3Paola Cantù | résidente à l’IMéRA de MarseilleLes angles morts des paradigmes de lecture de la diversité, p.4Rachad Antonius | ancien résident à l’IMéRA de MarseilleMariage et droit sur le corps d’autrui. Origines médiévales et fragments contemporains, p.6Marta Madero | résidente au Collegium de LyonKisasa Makambo! Remembering the Future in the Congolese Urban Cauldron, p.8Didier Gondola | résident à l’IEA de NantesDes répercussions de la commercialisation et la politisation de la science, p.10Martin Carrier | résident à l’IEA de ParisPetit panorama de l’histoire de l’algèbre arabe, p.12Marouane Ben Miled | résident à l’IMéRA de MarseilleArchitectures mondiales de la connaissance et de la créativité, p.14Morad Diani | résident à l’IMéRA de MarseilleL’équité en santé : un défi du xxie siècle, p.16Abdesslam Boutayeb | résident à l’IMéRA de MarseilleDiscounting while treating generations equally, p.18Geir Bjarne Asheim | résident à l’IEA de ParisRésidents 04/12 – 07/12 et Miscellanées, p.19Paris, métropoles en miroir, p.20Cristiana Mazzoni et Yannis Tsiomis | anciens résidents à l’IEA de Paris

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n. 7 — été | summer 2012 www.rfiea.fr

perspectivesRéseau français des Instituts d’études avancées Journal

Mariage et droit sur le corps d'autruiMarta Madero

Kisasa Makambo! Remembering the Future in the Congolese Urban Cauldron

Didier Gondola

Les angles morts des paradigmes de lecture de la diversité

Rachad Antonius

Répercussions de la commercialisation et de la politisation de la scienceMartin Carrier

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perspectives n. 7 — été | summer 2012 perspectives n. 7 — été | summer 2012

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ÉDITOJacques Commaille et Olivier Bouin | Président et Directeur du RFIEA

perspectives n. 7Parution : juin 2012Directeur de la publication : Olivier BouinÉdition : Julien TénédosCrédits photos :Portrait de Rachad Antonius © Christophe Delory, 2010Couverture : Pastor in Bukavu © Dave Bartruff/CORBIS  ; Girl with a Glass © 2009 thepatahtumbuh™fotos, Wedding ©Pinreader.L’équipe du RFIEA tient à remercier chaleureusement pour leur contribution :Rachad Antonius, Geir Bjarne Asheim, Marouane Ben Miled, Abdesslam Boutayeb, Paola Cantù, Martin Carrier, Morad Diani, Didier Gondola, Marta Madero, Cristina Mazzoni et Yannis Tsiomis ainsi que Marie-Jeanne Bar-rier, Marie-Thérèse Cerf, Pascale Hurtado, Aspasia Nanaki, Mylène Trouvé et Lisette Winkler pour leur collaboration.Tous droits réservés pour tous pays.

ITALIAN EPISTEMOLOGY AT THE END OF THE XIXth CENTURY 3Paola Cantù | résidente à l’IMéRA de Marseille

LES ANGLES MORTS DES PARADIGMES DE LECTURE DE LA DIVERSITÉ 4Rachad Antonius | ancien résident à l’IMéRA de Marseille

MARIAGE ET DROIT SUR LE CORPS D’AUTRUI. ORIGINES MÉDIÉVALES ET FRAGMENTS CONTEMPORAINS 6Marta Madero | résidente au Collegium de Lyon

KISASA MAKAMBO! REMEMBERING THE FUTURE IN THE CONGOLESE URBAN CAULDRON 8Didier Gondola | résident à l’IEA de Nantes

DES RÉPERCUSSIONS DE LA COMMERCIALISATION ET LA POLITISATION DE LA SCIENCE 10Martin Carrier | résident à l’IEA de Paris

PETIT PANORAMA DE L’HISTOIRE DE L’ALGÈBRE ARABE 12Marouane Ben Miled | résident à l’IMéRA de Marseille

ARCHITECTURES MONDIALES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA CRÉATIVITÉ 14Morad Diani | résident à l’IMéRA de Marseille

L’ÉQUITÉ EN SANTÉ : UN DÉFI DU XXIe SIÈCLE 16Abdesslam Boutayeb | résident à l’IMéRA de Marseille

DISCOUNTING WHILE TREATING GENERATIONS EQUALLY 18Geir Bjarne Asheim | résident à l’IEA de Paris

RÉSIDENTS 04/12 – 07/12 ET MISCELLANÉES 19

PARIS, MÉTROPOLES EN MIROIR 20Cristiana Mazzoni et Yannis Tsiomis | anciens résidents à l’IEA de Paris

Les sciences humaines et sociales (SHS) n’en finissent pas de surmonter le déclin de para-digmes transdisciplinaires, dont l’usage extensif avait pu faire naître l’illusion que leur applica-tion simultanée dans différentes disciplines annonçait l’avène-ment d’une science globale des cultures et des sociétés et de leurs transformations, permet-tant de refonder avec de nou-veaux outils les méta-théories auxquelles aspiraient les grandes figures fondatrices.

Aujourd’hui, ce déclin justifie les tentatives de recomposition des perspectives de recherche, non seulement au sein du vaste champ couvert par les SHS – qui va de la philologie à l’éco-nomie sans oublier les sciences juridiques et se prolonge aux sciences cognitives  – mais éga-lement entre les SHS et les sciences de la matière, de la nature et du vivant. Si la ques-tion de l’interdisciplinarité est posée avec une telle acuité, c’est parce que la nature des ques-tions à résoudre sur le plan de la connaissance comme sur celui de l’action exige des configura-tions de mobilisation de savoirs qui, tout en préservant leurs spé-cificités respectives, reposent sur la recherche de complémentari-tés et « l’abaissement des droits de douane entre disciplines ».

Pour des raisons qui tiennent à leur mode de structuration et les différencient d’autres sciences, les SHS sont restées longtemps marquées par les ancrages natio-naux de leur institutionnali-sation et leur inscription dans un espace linguistique plus ou moins fermé. L’internationalisa-tion des échanges intellectuels et la pratique d’une connaissance comparée des phénomènes et des analyses ont ouvert une brèche irrémédiable dans les tra-ditions nationales de recherche. Mais à ce qui relève d’une dyna-mique propre de la connaissance –  la vocation des savoirs d’être sans frontière géographique  – une nouvelle réalité s’est impo-sée à la recherche en SHS : celle d’un phénomène de globalisa-tion économique, sociale, cultu-relle, politique dont les effets se manifestent dans le fonction-nement des sociétés humaines.

Cette exigence renouvelée d’internationalisation comme condition de l’établissement d’un nouveau régime de connaissance implique l’adhésion à une nou-velle conception de l’universali-sation de la connaissance. Celle-ci suppose une rupture avec une

fausse universalité marquée par un occidentalocentrisme. L’in-ternationalisation doit favoriser la mise en place d’une approche véritablement multilatérale, source d’hybridations multiples. Elle doit reposer sur une plus grande maîtrise des processus d’import-export de théories et de concepts afin d’éviter d’une part le syndrome du lost in trans-lation où le travail de traduction ne s’accompagne pas d’un tra-vail de transposition dans lequel l’universalité virtuelle d’une notion est à confronter avec la singularité des traditions cultu-relles  ; d’autre part le risque de nouveaux impérialismes de la pensée scientifique.

Aujourd’hui, les SHS reposent sur un pluralisme méthodolo-gique qui prend sa source dans les diverses façons qu’elles ont d’interroger leurs objets. L’in-terpénétration est aujourd’hui la règle. Il devient difficile de tracer des frontières, elles sont immé-diatement poreuses. Les inno-vations naissent dans les marges. C’est pour cela qu’il convient de promouvoir une vision ouverte de la recherche soutenant le plu-ralisme des perspectives.

Depuis leur création en 2007, les acteurs du dispositif IEA-RFIEA se sont engagés dans une entreprise où l’objectif d’internationalisation consti-tue un préalable à la réalisation d’une grande ambition  : celle de contribuer à une nouvelle conception des échanges scien-tifiques en l’inscrivant dans un nouveau régime de connaissance marqué par la prééminence accordée au chercheur comme acteur des échanges et du renou-vellement de ses orientations scientifiques, notamment par un recours à l’interdisciplinarité.

Grâce à sa montée en puissance depuis cinq ans, le dispositif IEA/RFIEA est devenu un acteur important en France de la mobilité internationale dans le domaine des SHS. Au cours de l’année académique 2011/2012, les quatre IEA ont invité plus de 80 chercheurs pour 520 mois de résidence. L’action du dispositif se diffuse auprès des principaux acteurs de la recherche en SHS pour lesquels les IEA consti-tuent désormais de véritables pépinières scientifiques inter-nationalisées. Son action a été doublement reconnue au début de l’année 2012 avec l’obtention du label de « laboratoire d’excel-lence » et avec son inscription nationale en tant qu’infrastruc-ture de recherche.

ITALIAN EPISTEMOLOGY AT THE END OF THE XIXth CENTURYPaola Cantù | résidente à l’IMéRA de Marseille

Paola Cantù est chercheur au Centre de recherches en EPistémologie et ERgologie Comparative (Aix-Marseille université et CNRS). Ses travaux portent sur la philosophie des sciences et spécialement sur la logique, les mathématiques et la théorie de l ’argumentation. Derniers ouvrages parus : Logic and Pragmatism. Selected Writings of Giovanni Vailati (avec P. Suppes, C. Arrighi et M. De Zan, éds. ), CSLI Publications, Stanford, 2009 ; Théories de l’argumentation (avec I. Testa), Bruno Mondadori, Milano, 2006.

At the beginning of the xxth cen-tury the high rate of analphabe-tism and the recent unification of the country, achieved only in 1870, had required a vast pro-gram of school and university reforms which were accompa-nied by a debate on two funda-mental questions: whether the university should depend on public funds or become auto-nomous, and whether the curri-culum should be specialized or remain general as in the modern era. The 1859 Casati reform had separated the faculty for litera-ture and philosophy from the faculty for mathematical, phy-sical and natural sciences, thus introducing for the first time specialized curricula. The huge debate on the 1882 Baccelli’s reform, aiming at reintrodu-cing a unique faculty, involved political, scientific and financial issues, and arose the question of the relations between State centralism and local universi-ties, both on an administrative and a didactic level. Under the influence of positivism, many mathematicians appreciated the specialization introduced by Casati but suggested to rein-troduce a bridge between the two cultures activating courses in philosophy or history of sciences in all faculties. The ten-sion between a specialized and an interdisciplinary approach to knowledge was not limited to the discussion on the didac-tic reform of universities (and secondary schools), but emerged in scientific research too.

The group of mathematicians who studied or worked in Turin under the supervision of Giu-seppe Peano between the end of the xixth century and the beginning of the xxth century is an interesting case study in this respect: on the one hand, they were highly specialized in logic and the foundation of mathe-matics, on the other hand they had multidisciplinary interests in linguistic, psychology, history of sciences and philosophy, phi-lology and politics. A new kind of scientific collaboration was set up in the edition of the Formu-lario, a dictionary of mathema-tics that aimed at giving an axio-matic presentation of different mathematical disciplines by introducing a unique symbolism and a universal language (latino sine flexione), and that evolved like a modern wiki thanks to the suggestions sent by the editors in chief and by the readers them-selves. In particular, one of the mathematicians of the group, Giovanni Vailati (1863-1911),

applied a truly interdisciplinary approach to the research into several fundamental epistemo-logical questions, including the nature of definitions, the role of technical language, and the properties of scientific method and justification. Vailati’s broad correspondence with major scholars in different fields and the development of an original form of pragmatism should be taken into account in order to understand the conception of knowledge that underpins his interdisciplinary approach.

As an example of this approach, I consider the case of defini-tions, which was analysed from several different perspectives by Peano and the Turin scholars at the three International Confe-rences that took place in Paris in 1900 and that impressed the young Bertand Russell, who was to declare that the meeting with Peano was “a turning point in his intellectual life”. At the International Conference for Philosophy, Giuseppe Peano investigated the conventional nature of definitions and the notion of primitive concepts in mathematics, Burali-Forti ana-lysed the differences between several kinds of definitions used in science (by abstraction, by postulates, nominal), Alessandro

Padoa introduced a logical cri-terion for definability, Giovanni Vailati discussed the problems concerning the definition, demarcation and classification of sciences. At the International Conference for Mathematics, Alessandro Padoa discussed the definition of natural numbers and the principles of geometry. At the International Conference for Psychology Vailati rela-ted the classification of mental states to the distinction between definitions and judgements of value. In a few other works Gio-vanni Vailati further developed the analysis of definitions not only from the perspective of mathematics, logic, philosophy and psychology, but also from the point of view of history of sciences, history of philosophy, pragmatic education theories, and linguistics.

The interdisciplinary approach developed by Giovanni Vailati and the Turin group, which amounted to a research prac-tice rather than a fully explicit didactic theory, can be interes-tingly compared with a brand new French education project (Licence Sciences et Humanités) developed by a group of teachers and researchers of the Aix-Mar-seille University. The new course in Science and Humanities

starting in 2012 abandons the disciplinary organisation of the curriculum, which became widespread in European countries at the end of the xixth century as a result of Positivism, Napoleonic inheritance and Prussian education models. The curriculum is organized around five major themes: 1) nature and culture, 2) logic, language and calculus, 3) world systems, 4) figures of political juridical and economical power, 5) optics, vision and colors. Involved dis-ciplines are linguistics, infor-matics, biology, philosophy, history, neurosciences, physics and mathematics. The common epistemological perspective concerns the constitution and transmission of knowledge, eva-luated at three stages of human history: the birth of Greek science, the modern scientific revolution, and the scientific turn developed between the end of the xixth and the beginning of the xxth century.

My interest in comparing this project and Vailati’s research practice is epistemological rather than sociological or educatio-nal: I aim at verifying whether there is a connection between the interdisciplinary approach to fundamental scientific pro-blems, and an epistemological

conception of what knowledge is or should be. To answer this question, one has to understand what role is played by philoso-phy, history, and mathematics in the desired unification of sciences. Vailati’s interdiscipli-nary practice and broad cor-respondence made him into an European “intellectual”: does the new educative project aim at forming a new class of intel-lectuals that might unify theory and practice, social and life sciences, art and technology? A question that was raised at the time of Vailati is often raised nowadays too: is the move-ment towards the unification of knowledge and the trespassing of barriers created by hyper-spe-cialization, the result of a nostal-gic attitude towards the past, or is it capable of promoting inno-vative and original research? The latter was surely the case in the Italian context at the beginning of the century, before Gentile’s reform introduced a rigid divi-sion between the two cultures.

RéférencesArrighi C., Cantù P., De Zan M. and Suppes P. (eds.), Logic and Prag-matism Selected Writings of Giovanni Vailati, CSLI Publications, Stanford, 2009, pp. xxi-lxvii.De Zan, Mauro (ed.), I mondi di carta di Giovanni Vailati [Giovanni Vailati’s Worlds of Paper], FrancoAngeli, 2000.De Zan, Mauro, La formazione di Giovanni Vailati [Giovanni Vailati’s Education], Congedo, 2009.Marcato, Stefano, Lineamenti dell ’or-dinamento universitario negli ultimi 150 anni [Outline of the university system in the last 150 years], in Univer-sità/notizie (USPUR) 3 (2009).Minazzi, Fabio (ed.), Giovanni Vailati intellettuale europeo [Giovanni Vailati: an European Intellectual], Thélema, 2006.Projet de Licence Transdisciplinaire Mention « Sciences et Humanités », Aix-Marseille Université 2011.Roero Clara Silvia (ed.), Peano e la sua scuola fra matematica, logica e interlin-gua. Atti del congresso internazionale di studi [Peano and His School: Mathema-tics, Logic and Interlingua. Internatio-nal Proceedings] (Torino, 6-7 ottobre 2008), Torino, Deputazione subalpina di storia patria, 2010.Simeti, Martina, “La “triplice auto-nomia” delle Università. La riforma Baccelli vista nelle pagine dei giornali [The ‘threefold tutonomy’ of Univer-sities. The Baccelli Reform from the point of view of contemporary news-papers]”, in Rassegna storica del Risor-gimento, Italia, Storia amministrativa, Secolo XIX, ottobre-dicembre 2000, pp. 509-538.

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perspectives n. 7 — été | summer 2012 perspectives n. 7 — été | summer 2012

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UNE POLARISATION PROBLÉMATIQUELa présence en Occident de communautés immigrées en provenance de sociétés musul-manes est la source d’un désar-roi qui prend des allures de crise quant à la place de la religion dans l’espace public. Sur ces questions, on constate une pola-risation entre une attitude alar-miste qui semble quelquefois exagérée et une attitude apolo-gétique des pratiques conserva-trices, qui semble minimiser ou nier les problèmes liés à l’in-fluence de l’islam radical.

Chacun des deux pôles est for-tement diversifié, et il regroupe des courants politiques qui partent de prémisses idéolo-giques fort différentes. Du côté de ceux et celles qui mettent en avant le principe de laïcité pour interdire certaines pratiques religieuses dans l’espace public, il y a surtout des courants qui puisent leurs racines dans une tradition républicaine, fondée sur les notions d’égalité des droits pour tous les citoyens, et qu’on peut difficilement accuser de xénophobie ou de racisme. Il y a aussi des courants fémi-nistes qui voient dans la laïcité un moyen de lutte aux tendances patriarcales1, et des musulmans et des musulmanes qui expri-ment une hostilité sans com-promis envers toutes les mani-festations d’intégrisme religieux. Mais il y a aussi les courants de la droite nationaliste qui se sont fait plus visibles dans les socié-tés occidentales. Ces derniers se sont braqués sur l’islam en général (et non seulement sur ses manifestations fondamen-talistes) et ils utilisent la laïcité

comme arme de combat pour dénigrer tout ce qui relève de l’islam2, produisant quelquefois un discours ouvertement raciste.

Du côté de ceux qui critiquent la référence au principe de laïcité, on retrouve des courants anti-racistes et des associations de défense des droits et des libertés civiles, mais aussi des courants religieux qui militent active-ment pour un rôle plus visible de la religion dans l’espace public. Ces derniers courants incluent des islamistes et des salafistes3 qui estiment que le port du voile ou même du niqab est une obli-gation religieuse, et que celles qui ne le portent pas sont des femmes dépravées.

La proximité que nous avons notée, de chaque côté du débat, entre courants qui procèdent de philosophies différentes mais qui se retrouvent du même côté de ce débat est une source de confusion et un signe du désar-roi dont nous avons parlé. Elle permet à chaque côté de relever des contradictions dans la posi-tion adverse, et d’attribuer aux uns les motivations des autres.

La controverse résulte de deux facteurs : l’existence d’angles morts dans les paradigmes de lecture (eux-mêmes dûs au contexte international chan-geant) ainsi que d’un certain « brouillage » des catégories et des symboles, qui sont devenus polysémiques. Nous n’analy-serons pas ici la question de la polysémie, ni celle du contexte international. Les lecteurs inté-ressés pourront consulter le texte complet de cette recherche (Antonius, 2011). Mais nous

allons essayer de préciser ce que nous voulons dire en faisant référence aux angles morts des paradigmes de lecture.

LES ANGLES MORTS DES PARADIGMES DE LECTURE Comment se fait-il que des cou-rants de pensée qui partagent en gros les mêmes orientations normatives se retrouvent dans des positions opposées sur des questions spécifiques concer-nant la place de la religion dans l’espace public ? Il nous semble qu’on ne peut ramener toutes les divergences à des divergences idéologiques. Les polarisations évoquées plus haut et les rap-prochements inusités qui en résultent révèlent une difficulté plus profonde, que nous formu-lons à l’aide du concept d’« angles morts » des paradigmes de lec-ture de la situation. Les angles morts des paradigmes de lecture sont des éléments théoriques ou empiriques difficiles à inté-grer dans un paradigme donné parce qu’ils entrent en contra-diction avec d’autres éléments du même paradigme. La néces-sité de penser les polarisations dans ces termes vient du fait que les arguments présentés par les divers acteurs, dans les contro-verses évoquées plus haut, nous semblent en général bien articu-lés et font preuve de cohérence interne. La cohérence interne est rendue possible par le fait que la source d’incohérence est gardée à distance. Les aspects de la situation empirique qui sont plus difficiles à intégrer sont simplement ignorés.

Nous formulons l’hypothèse que chacune des approches laisse des angles morts. Un aspect particulier, empirique, de cette hypothèse peut être formulé comme suit : l ’angle mort des approches postcoloniales est le caractère de discours majoritaire de certaines des revendications qui sont portées par des groupes mino-ritaires. En d’autres termes, des groupes minoritaires dans un contexte donné peuvent être porteurs d’une culture dont la logique profonde est celle d’une culture majoritaire, qui existe ailleurs et qui est à l’origine du discours. Les revendications qui en découlent ne sont pas perçues comme émanant d’un discours majoritaire, justement parce qu’elles sont portées par des groupes minoritaires qui vivent, par ailleurs, des processus de marginalisation partielle. Si nous avons spécifié les approches postcoloniales, c’est que la notion de « groupe subalterne »

y est centrale, mais cet angle mort est commun à plusieurs courants qui prennent la défense des pratiques les plus intégristes en fondant leurs justifications sur l’aspect minoritaire, voire marginalisé, de ces pratiques dans les sociétés occidentales.

Cette hypothèse s’applique par-ticulièrement non pas à l’islam, mais bien à l’islam politique, c’est-à-dire aux courants qui visent à mettre la normativité religieuse, surtout dans ses versions les plus conservatrices, au cœur des processus politiques. Les revendi-cations qui en découlent ne font pas partie de pratiques culturelles en cours dans les sociétés arabes d’après l’ère des indépendances, mais bien de nouvelles pratiques, actualisées à partir d’anciennes traditions, qui ont été portées par les courants de l’islam sala-fiste et qui visent à instaurer un ordre social contraignant pour tous, où l’espace public est régi par des normes religieuses. Tous les courants de l’islam politique réclament que la chari’a soit le fondement de l’ordre social et que ses injonctions soient impo-sées par l’État. Une injonction religieuse sous-tend cet objectif : al nahyy ‘an al munkar, wal amri bil ma’rouf (la dissuassion de ce qui est détestable, et l’injonction à obéir à ce qui est vertueux). L’objectif explicite de la prise du pouvoir souhaitée par ces cou-rants est l’imposition de cet ordre social par l’État à l’ensemble de la société. Les États qui ne le font pas sont considérés comme des États impies, apostats, ou simplement non musulmans. C’est dans le cadre de cette nou-velle culture politique qu’un cer-tain nombre de comportements ont été promus par les courants islamistes, incluant une pratique religieuse ostentatoire et des signes visibles qui démarquent les musulmans. Ce sont les courants de la droite islamique qui proposent la culture dont le niqab fait partie, de la même façon que les courants chrétiens fondamentalistes produisent une culture de domination dans ce qu’on appelle le Bible Belt, dans le sud des États-Unis. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une logique de société majo-ritaire qui exclut, marginalise, et stigmatise ceux et celles qui ne se conforment pas à ses injonc-tions, sacralisées par référence à la religion. Car le seul fait, pour quelqu’un qui fait partie du groupe, de ne pas se confor-mer remet en question le carac-tère obligatoire de se conformer à une pratique donnée. Il est important de souligner que le

port du niqab qui se généralise de plus en plus dans les sociétés arabes est porté par un discours qui réclame l’imposition par l’État des comportements qu’il propose. Quand il n’impose pas les règles les plus strictes, l’État est déclaré « apostat », kafer, infidèle. Or l’existence de mino-rités, dans les sociétés arabes et musulmanes, qui ne souhaitent pas respecter les injonctions pro-posées par les courants islamistes remet en question le caractère obligatoire de ces injonctions. Il devient donc nécessaire, si on veut qu’un comportement tel que le hidjab ou le niqab devienne populaire, d’étiqueter ceux et celles qui le contestent comme étant « autres », diffé-rents, et de stigmatiser cette différence. Dans le discours salafiste, ces autres sont les chré-tiens, les juifs, les musulmans de tendance laïque, etc., mais aussi les musulmans chi’ites4.

C’est tout cela qu’il y a der-rière l’apparition récente, dans les sociétés arabes urbanisées, d’un phénomène tel que celui du niqab et des revendications qui en découlent en Occident5. Mais, transposée en situation de minoritaire, cette logique dispa-raît. Seule la pratique elle-même subsiste, justifiée comme un choix individuel et donc comme un droit. Elle devient un angle mort des approches fondées sur les droits individuels ou encore sur la notion de « culture subal-terne » de certains immigrants marginalisés.

Ce que ces remarques signifient, c’est qu’une lecture politique des revendications de type religieux conduit à les voir comme un élé-ment d’une affirmation politique qui a pour effet6 d’instaurer des espaces où les règles de l’État laïc ne s’appliquent pas, ce qui devient possible si une mobilisa-tion se fait autour de ces reven-dications. Celles-ci deviennent alors autorisées à la faveur de rapports de pouvoir modifiés en faveur des demandeurs. Donc, à partir d’un paradigme répu-blicain, on peut reprocher aux approches fondées sur le droit individuel absolu le fait que la reconnaissance sans balises du droit à la différence entraîne une différence des droits. Un para-digme « républicain » serait hos-tile à une telle éventualité, mais il pourrait lui-même entraîner une situation où des droits indi-viduels pourraient être sacrifiés au nom du bien commun. C’est dans la façon dont ce dilemme là est résolu que se trouve en grande partie la différence entre

LES ANGLES MORTS DES PARADIGMES DE LECTURE DE LA DIVERSITÉRachad Antonius | ancien résident à l’IMéRA de Marseille

Professeur de sociologie à l ’université du Québec à Montréal, il est le directeur-adjoint de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC). Il a une formation en sociologie et en mathématiques. Ses publications les plus récentes portent sur les minorités arabes et musulmanes au Canada et au Québec et sur leur représentation dans les médias, sur les relations ethniques au Québec, sur le racisme et les discriminations, sur la mesure des inégalités, sur les conflits politiques au Proche-Orient (en particulier sur le conflit entre Israël et les Palestiniens) et sur les méthodes quantitatives dans la recherche sociale.

les approches française et cana-dienne de la gestion de la diversité.

Les remarques qui précèdent ont, ici, le statut d’hypothèses dont nous avons illustré la plau-sibilité. Pour les confirmer et les approfondir, il faudrait appliquer la méthode utilisée par le cou-rant des études postcoloniales à la pensée salafiste qui produit le niqab, considérée comme pensée majoritaire dans son contexte social d’origine. En tournant le regard vers ces cultures majo-ritaires là-bas, transposées en situation subalterne ici, les tra-vaux de Goldberg (1993) ou de Razack (2008) peuvent alors devenir extrêmement éclairants et déconstruire les processus d’affirmation hégémonique qui sous-tendent ces cultures. She-rene Razack nous dit que les discours de défense des valeurs cachent les hiérarchies qu’ils expriment (Razack, 2008, p. 8)7. Nous sommes en accord avec cette remarque mais en précisant qu’elle s’applique avec beaucoup plus de pertinence au discours islamiste qui est non seulement fondé sur une défense des valeurs mais également sur un plaidoyer pour les imposer de force à tous les individus, de préférence par l’État, par le biais de la législation, appuyée par des milices chargées de la coer-cition comme on en voit dans les sociétés où les courants isla-mistes sont au pouvoir.

Mais on pourrait faire une analyse qui part de prémisses inverses, et qui examinerait de façon critique les paradigmes qui se centrent sur la valeur de sym-bole politique des signes reli-gieux, pour faire ressortir leurs angles morts. On pourrait alors faire ressortir l’appropriation active de ces symboles par les individus, qui en transforment les significations. Les sociétés arabes et musulmanes n’étant ni monolithiques ni statiques, et vivant, au contraire, des proces-sus vigoureux de transformation, de contestation, et de contre-réforme, les différentes signi-fications de ces phénomènes sociaux sont possibles simultané-ment. Ceci complique leur régu-lation en situation de migration car l’une des tendances suppose, comme nous l’avons dit plus haut, une redéfinition de l’espace public et une remise en question des normes courantes du vivre-ensemble, dans un sens qui va à l’encontre des victoires chère-ment acquises, au bout de lon-gues luttes d’émancipation des individus pris dans des carcans religieux traditionnels.

Cette situation met en lumière ce que nous appelons l’« incom-plétude normative » des philo-sophies politiques de gestion de

la diversité : à partir des valeurs dominantes dans la société qué-bécoise, par exemple, il n’est pas possible de trancher clairement comment se positionner par rapport aux difficiles questions posées par l’émergence des sym-boles religieux dans l’espace public. La neutralité de l’État, codifiée ou non dans une charte éventuelle de la laïcité, est une valeur généralement acceptée et qui découle en partie des Chartes de droits canadienne et québécoise. C’est en vertu de ces principes que l’on demande à un conseil municipal de ne pas faire de prière (catholique) avant ses réunions. Mais comment régler alors le cas d’une policière ou d’une juge qui voudrait porter le hidjab? Le lui interdire serait une violation de sa liberté de conscience, le permettre serait une reconnaissance d’une nor-

mativité autre que celle de l’État par des personnes en position d’autorité. Autre exemple : la loi électorale ne prévoyait sans doute pas qu’il viendrait l’idée à quelqu’un de vouloir se présenter à un bureau de vote, un jour, avec le visage entièrement caché par un niqab. Il n’y a donc pas d’in-terdiction en ce sens. Le préciser est-il un signe d’islamophobie, ou une exigence de civilité ? Si l’on s’appuie sur les grands prin-cipes qui font consensus dans les sociétés canadienne et qué-bécoise, la réponse à ce type de questions n’est pas évidente.

Notre conclusion est que les politiques de gestion de la diver-sité ne peuvent pas protéger simultanément tous les droits qu’elles souhaitent promouvoir. Les systèmes normatifs dans le cadre desquels nous fonc-tionnons sont incomplets, en ce qu’ils ne déterminent pas de façon unique la réponse à cer-taines questions fondamentales qui se posent à nous dans le contexte actuel.

LES TROIS SPHÈRES DE RAPPORTS DE POUVOIRComment expliquer cette situa-tion ? Nous terminerons ce texte avec une proposition explicative, énoncée brièvement ici mais qui devra être développée ailleurs, celle de l’interaction de trois sphères de rapports de pouvoir dont chacune subit directement

les effets des deux autres sans avoir de prise directe sur les grands facteurs qui les struc-turent. Il s’agit de : a) la sphère des rapports entre les minorités musulmanes issues de l’immi-gration et les autres composantes sociales ou religieuses (majori-taires ou autres minorités) dans les sociétés occidentales ; b) la sphère des rapports coloniaux, néocoloniaux et postcoloniaux, qui se jouent sur la scène inter-nationale entre les puissances occidentales et les sociétés du grand Moyen-Orient ; et c) la sphère des rapports de pou-voir dans les sociétés à majorité musulmane, entre ces majo-rités et les minorités confes-sionnelles, musulmanes ou non musulmanes, dans ces sociétés. Dans chacune de ces sphères, on peut déceler clairement l’effet de processus sociaux, idéologiques

et politiques qui se déroulent dans les deux autres sphères. Nous affirmons que les signifi-cations données aux luttes pour établir ou consolider l’hégémo-nie d’un groupe dans chacune de ces sphères, ou au contraire la contester, ne peuvent être bien saisies qu’en référence aux deux autres sphères. Il s’agit donc d’une véritable articulation de rapports de pouvoir8.

Il est facile d’illustrer la perti-nence de poser la question ainsi. Par exemple, l’appui qui avait été apporté dans les années 1990 aux réseaux islamistes arabes de la nébuleuse Ben Laden par l’administration américaine est fort bien documenté (Mamdani, 2004). Cet appui a résulté d’un calcul stratégique visant à mobi-liser les islamistes djihadistes9 du monde entier pour aller en Afghanistan déloger les Sovié-tiques. Ce calcul stratégique, qui se déroule dans la sphère des rapports coloniaux, a eu des conséquences profondes dans les deux autres sphères : ceux qu’on a désignés par le terme « Afghans arabes » sont retournés dans leur pays arabes d’origine une fois démobilisés, et ils ont contribué très active-ment à la croissance du courant salafiste et de sa variante djiha-diste. Ils ont donc eu un premier effet sur le discours majoritaire, dans les pays arabes, envers les non musulmans et envers les

musulmans de tendance laïque, processus qui se situe dans la troisième sphère. Mais ils ont eu un autre effet dans la pre-mière sphère, celle des rapports entre minorités musulmanes et majorités dans les sociétés occidentales. Cet effet s’est fait sentir d’abord par le biais de la migration, dans le cadre duquel des revendications de type sala-fiste ont déterminé les enjeux des débats sur la laïcité, puis par celui de l’agenda sécuritaire, qui a eu un impact direct sur les libertés civiles des citoyens et des résidents arabes ou musul-mans surtout, mais aussi sur les libertés civiles de l’ensemble des citoyens.

CONCLUSIONCette réflexion est partie d’un constat, celui de la polarisation qui oppose des individus et des groupes – pourtant proches idéologiquement – au sujet de la façon de gérer les manifes-tations religieuses dans l’espace public. Notre analyse nous a amené à conclure qu’il n’était pas possible de satisfaire simul-tanément certaines exigences normatives opposées, qui deve-naient contradictoires du fait qu’elles résultaient de processus qui se passaient ailleurs, mais dont les effets se font sentir en situation de migration. De plus, l’irruption de la religion dans l’espace public se fait à travers des symboles qui sont polysé-miques, de telle sorte qu’aucune régulation de l’usage de ces symboles ne parvient à tenir compte des diverses significa-tions qu’on peut leur attribuer. Toute régulation protège donc certains droits mais ne par-vient pas à en protéger d’autres, entraînant des controverses qui ne sont pas réglées. Dans ce sens, on peut dire que les sys-tèmes de valeurs qui guident la gestion des demandes de type religieux dans l’espace public sont incomplets, puisqu’ils ne permettent pas de déterminer l’issue des controverses qui sur-gissent dans l’espace public à ce sujet. Nous concluons en disant que cette question ne peut être discutée adéquatement en se restreignant au contexte local : il faut prendre en considération ce qui se passe ailleurs, dans les deux autres sphères de rapports de pouvoir indiquées plus haut, pour pouvoir interpréter les pro-cessus sociaux qui résultent de l’immigration dans toute leur complexité. La globalisation a des effets bien plus profonds que ceux qui résultent de l’économie, et que l’on n’a pas fini d’identi-fier. C’est une tâche considérable qui reste à entreprendre.

Notes et références1. Ces voix se sont exprimées sur un site tel que sisyphe.org, par exemple.

2. On peut inclure dans ce courant, outre le Front national en France, des groupes tels que Riposte laïque, qui a des échos et des alliés actifs au Québec. 3. Courants conservateurs qui ont émergé récemment dans les sociétés musulmanes et qui font la promotion d’un retour strict au mode de vie des « pieux ancêtres » (salaf).4. Ces remarques découlent d’un travail d’analyse des contenus des chaînes satellitaires salafistes en Égypte, qui est en cours. Cette der-nière catégorie de l’altérité peut sur-prendre, mais elle est conjoncturelle, et s’explique par le choix stratégique des monarchies pétrolières, qui financent les groupes salafistes, de contrer l’influence politique iranienne dans la région en promouvant l’hos-tilité contre les chi’ites, soupçonnés de donner leur allégeance véritable à l’Iran, chi’ite aussi, plutôt qu’au pays arabe dont ils sont citoyens.5. Le niqab est courant dans les socié-tés de la péninsule arabe, mais il avait complètement disparu de la plupart des autres pays arabes. 6. Ce n’est pas nécessairement le résultat d’une intention, mais cer-tainement une conséquence de ces revendications. 7. « […] value talk conceals the hier-archy it expresses ».8. Un point que nous avons déve-loppé dans Rachad Antonius, « The concepts of power and domination in the paradigms used to study Arab and Muslim communities in Western societies », manuscrit présenté lors du Congrés annuel de la Middle East Studies Association, Montréal, 2006.9. Ce terme désigne ceux qui, parmi les islamistes, estiment que la guerre sainte (le djihad) contre les infidèles est une injonction religieuse, surtout si ces infidèles sont en position d’au-torité dans une société islamique. Il faut remarquer que pour la plupart des musulmans, le djihad le plus impor-tant est un effort de dépassement de soi pour vivre de façon pieuse, et que le djihad guerrier contre un occupant passe en second lieu, et seulement dans des situations précises. Rachad Antonius, « L’Islam au Qué-bec : les complexités d’un processus de racisation », Cahiers de recherche sociologique, n° 46, p. 11-28, 2008a.Rachad Antonius et al. « Les repré-sentations des Arabes et des musul-mans dans la grande presse écrite du Québec », Rapport de recherche pour le Patrimoine Canadien (PCH), 2008b.Rachad Antonius, « Un racisme “res-pectable” », in Jean Renaud, Linda Pietrantonio et Guy Bourgeault (dirs) Les relations ethniques en question. Ce qui a changé depuis le 11 septembre 2001, université de Montréal, 2002.D.T. Goldberg, Racist Culture. Phi-losophy and the Politics of Meaning. Blackwell, Cambridge, USA, 1993.M. Mamdani, Good Muslim, Bad Muslim: America, the Cold War, and the Roots of Terror, New York, Pantheon Press, 2004. S. H. Razack, Casting Out. The Evic-tion of Muslims from Western Law & Politics, Toronto, University of Toronto Press, 2008

Il est important de souligner que le port du niqab qui se généralise de plus en plus dans les socié-tés arabes est porté par un discours qui réclame l’imposition par l’État des comportements qu’il propose. Or l’existence de minorités, dans les sociétés arabes et musulmanes, qui ne sou-haitent pas respecter les injonctions proposées par les courants islamistes remet en question le caractère obligatoire de ces injonctions.

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Le thème du mariage fait partie de ceux à propos desquels l’histo-rien a le sentiment que tout a été dit, et de fait il est extrêmement difficile de maîtriser une biblio-graphie qui semble quasi infinie. Mon point de départ n’est pas le mariage en tant que tel. C’est par le biais d’un aspect marginal, celui de la preuve de l’impuissance dans le droit médiéval, que j’ai abordé cette institution majeure, et c’est bien dans ses limites, c’est-à-dire dans les limites ins-tituées de ce qui fait l’objet du consentement dans la tradition canonique occidentale – le droit au corps du conjoint en vue de procréer – que j’entends rester. En travaillant sur l’impuissance et les moyens d’en faire preuve je me suis aperçue que, bien que des travaux remarquables aient traité du droit marital en pers-pective historique1, les construc-tions casuistiques2 qui avaient pour objet l’union sexuelle pen-sée en termes juridiques étaient en général passées sous silence ; qu’elles gênaient même parfois ceux qui en parlaient3, car il ne faut pas oublier que cette casuis-tique formule sur le plan juri-dique le mystère de deux corps devenus une seule chair4, signe de l’Incarnation. Or, c’est dans ces constructions solidement argumentées que s’élabore une technique qui met en place, avec la « condescendance divine5 », les règles des accouplements des-tinées à sauver l’humanité du péché, même si, pour ce faire, il a fallu payer le prix de la transfor-mation du corps et des rapports corporels en pur objet de droit. L’objet de ma recherche n’est donc pas le péché et la pénitence, les pratiques permises ou réprou-vées, les savoirs érotiques que l’on opposerait à juste titre aux ascèses, mais bien la constitution d’un droit sur le corps du conjoint, droit égalitaire, il faut le rappeler, dans la mesure où la misogynie qui étaient la leur n’empêche pas les canonistes et les théologiens du Moyen Âge de formuler des lois qui s’appliquent aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Les étapes de formation de la doctrine en matière matrimo-niale sont bien connues et nous ne ferons ici que rappeler en quelques lignes le contexte dans lequel les questions se posent. À partir du xie siècle, l’Église affirme son monopole juridic-tionnel sur les questions concer-nant le mariage et produit une vaste réflexion doctrinale. Deux textes majeurs voient le jour vers le milieu du xiie siècle, le Décret de Gratien (c.1140) dans le domaine du droit canonique,

et les Sentences de Pierre Lom-bard (1158-1160) dans celui de la théologie. Ces textes seront identifiés à deux positions qui s’affrontent sur la question du mariage et en particulier sur la formation du lien matrimonial. Le Décret faisait de la consom-mation charnelle la clé de la formation du lien ; les Sentences, au contraire, proposaient que l’échange des consentements rendît le sacrement parfait. S’il est convenu d’accepter que les débats des décrétistes sur cette question ont pris fin avec les décrétales du pape Alexandre iii († 1181) qui signent le triomphe de la théorie consensuelle, le mariage ne donne pas moins un droit au corps du conjoint, dans la mesure où il constitue l’objet même du consentement.

À partir du xiie siècle, la cano-nistique pense le mariage comme l’aliénation du propre corps – au sens strictement juridique de l’expression. Cette aliénation se construit par le biais de règles telles que celles qui régissent la naissance du droit au corps par la possession ou le consentement, la pres-cription en rapport avec l’adul-tère, l’éventuelle renaissance ou continuité latente de la servi-tude corporelle, la sélection des corps idoines et l’exclusion des impuissants selon la définition des rapports sexuels suffisants. Ce droit se forme au moment de l’émergence de ce qui sera le ius commune européen, fait de la confluence du droit romain et du droit canonique, qui se produit

au xiie siècle, et l’essentiel de ces règles est fermement installé vers le milieu du xiiie siècle.

Comme tout objet saisi par le droit, le ius in corpus exige des définitions, des procédures pré-cises, et la lecture des sources conduit à mes yeux à poser une série de questions essen-tielles : peut-on dire qu’il s’agit d’un droit exercé sur une chose et, dans ce cas, la « chose » est-elle le corps ou les parties du corps destinées à cette union qui impliquent la possession continue – ou la propriété – de cette chose corporelle ? Ou bien s’agit-il de la possession d’un incorporel, c’est-à-dire celle d’un droit et non de la chose elle-même, d’une servitude que ce corps porte, servitude d’une chose sur une autre, comme l’on dit qu’un fonds détient sur un autre une servitude de passage, ou d’accès à l’eau, ou qu’une maison a le droit d’insérer des poutres dans celle du voisin ? Ou bien est-on face à des ser-vitudes personnelles, à savoir celles qu’exerce une personne sur la chose d’autrui, dont les formes courantes sont l’usu-fruit et l’usage ? Ou bien encore, doit-on concevoir que le debitum n’est pas défini comme un droit réel, mais comme une obligation qui permet d’exiger du débiteur une prestation de faire ou ne pas faire ? Une première remarque s’impose, si le droit romain mar-quait une distinction claire entre droits réels et obligations, le droit canonique multiplie au contraire les mélanges et l’extension des

droits sur les choses aux situa-tions les plus diverses, rendant « réels » un nombre crois-sant de rapports de pouvoir6.

NAISSANCE DE LA SERVITUDEDans la seconde moitié du xiie siècle se développe autour d’un certain nombre de canons du Décret de Gratien une discus-sion sur la nature du premier coït dans la formation de la ser-vitude : est-il gratuit, ou bien n’est-on pas obligé de l’accom-plir une fois le consentement donné ? Ce débat est tout autre que celui qui oppose théorie coï-tale et théorie consensuelle, car il ne s’agit pas de savoir lequel des deux éléments – l’échange des consentements ou l’union des corps – rend le sacrement parfait, mais d’établir ce qui fait naître le droit au corps du conjoint. La question est liée à la possibilité offerte au conjoint qui refuse d’offrir son corps au rap-port charnel de choisir le cloître après avoir donné son consente-ment. Au début du xiiie siècle, la nature obligatoire du premier coït finit par dominer le débat, mais pendant la seconde moitié du xiie siècle, c’est au contraire la thèse de la gratuité du premier coït comme acte de naissance de la servitude qui domine la réflexion : « Le premier coït est une faveur et non un devoir : la mutuelle servitude ne naît que d’un acte, celui qui fait que les époux deviennent une seule chair », dit Simon de Bisignano dans son commentaire au Décret (1177-1179). Le vocabulaire

des décrétistes s’oriente ainsi vers la constitution d’une servi-tude, c’est-à-dire d’une chose en elle-même incorporelle, même si cela est contradictoire avec la tradition romaine, qui veut que l’on ne puisse pas constituer une servitude avec un acte unique.

PRESCRIPTION PAR MANQUE D’USAGE ?La servitude sur le corps du conjoint peut-elle prescrire par manque d’usage, par pure absence physique ? Dans une glose au Décret, Laurent d’Es-pagne (c.1218) dit que la pos-session dont il s’agit entre mari et femme est la possession civile, donc celle que l’on détient par l’esprit, par la volonté, et non pas celle, dite naturelle, qui demande la factualité de l’emprise par corps. Cependant, si l’on peut retenir la possession des choses corporelles par la seule volonté, il n’en va pas de même pour les choses incorporelles, donc pour les servitudes, qui ne sont rete-nues que par l’usage. Or, il est impossible que l’exercice d’une servitude ne soit pas inter-rompue – on ne transite pas constamment un droit de pas-sage, on ne puise pas constam-ment l’eau –, et de ce fait, on ne peut pas non plus appliquer l’argument de la prescription par manque d’usage. Mais Laurent cite le Digeste 8.2.6 dont voici le contenu : pour perdre une servi-tude urbaine, le manque d’usage ne suffit pas, un fait entraînant la prescription est requis, en l’espèce, si les poutres d’une maison doivent une servitude à celle du voisin et que l’on retire ces poutres, celui qui détient la servitude perd son droit si l’autre propriétaire bouche le trou dont le premier avait extrait la poutre et que cela demeure ainsi pour un temps suffisant. Si, au contraire, on ne bouche pas ce trou, le droit à la servitude est préservé. De cette référence, dit Laurent, on doit tirer la conclu-sion que la simple prescription par discontinuité d’usage n’est pas valable ; il faut bien un fait concret, celui de boucher le trou laissé par la poutre manquante. Ainsi, du fait que mari et femme « se dégagent de l’exigence de s’acquitter de leur devoir sous prétexte de continence », il ne s’ensuit pas une interruption de la servitude du corps.

PRESCRIPTION PAR ADULTÈRE ET RENAISSANCE OU LATENCE DE LA SERVITUDE En s’appuyant sur l’exception mathéenne (Matthieu 19,9),

MARIAGE ET DROIT SUR LE CORPS D’AUTRUI. ORIGINES MÉDIÉVALES ET FRAGMENTS CONTEMPORAINSMarta Madero | résidente au Collegium de Lyon

Historienne, Marta Madero est professeur à la Universidad Nacional de General Sarmiento en Argentine. Ses premières recherches ont été consacrées à l ’injure dans la Castille médiévale. Ses travaux ont alors porté sur les dispositifs juridiques et intellectuels qui, dans le droit castillan et le ius comune, ont défini tant les règles de l ’exercice de la justice (modalités des preuves, validation des témoignages, compétences du juge) que la résolution de certaines questions classiques héritées du droit romain et liées soit à la propriété des choses soit à la capacité ou incapacité des corps.

le droit canonique déclare que l’adultère est la seule raison qui permet de dénouer la servitude mutuelle. L’époux coupable y perd son droit. Mais, la servi-tude perdue peut-elle renaître – ou continue-elle à exister – et dans quelles conditions ? Que se passe-t-il si le conjoint innocent devient à son tour coupable ? La décrétale Tua fraternitatis7 déclare que si les deux conjoints sont adultères, on ne doit pas les séparer « quant au lit ». L’argu-ment donné par la décrétale d’Innocent iii est que les crimes comparables s’effacent mutuel-lement. La glose ordinaire au Liber Extra signale cependant qu’il y a eu des doutes à propos de cette règle et que l’on doit se demander si elle est valable face à une sentence de sépa-ration prononcée par un juge. Bernard de Parme, auteur de la glose, rappelle que certains canonistes et non des moindres soutenaient qu’une sentence ne pouvait être annulé par un délit postérieur, et disait que la servi-tude éteinte ne pouvait renaître, en donnant comme argument le Digeste 46.3.98.8. Ce fragment de la compilation justinienne que l’on cite à plusieurs reprises pour indiquer l’impossibilité de faire renaître une obligation éteinte de par sa nature même, nous renvoie à une distinction fort intéressante entre obliga-tions suspendues et éteintes. Si j’ai promis l’esclave d’autrui, et que – sans mon intervention – le propriétaire le libère, mon droit à l’obligation est éteint, si par la suite il devient à nouveau esclave, mon droit ne resurgit pas, car on considère qu’il n’est pas le même esclave, objet de la stipulation. Mais si au lieu d’être libéré, l’esclave était cap-turé par l’ennemi, l’obligation est suspendue et dès son retour, par le postliminium8 il pouvait être demandé. De même, si j’ai promis un bateau et que le pro-priétaire le démonte mais avec l’intention de le refaire, l’obli-gation demeure car il s’agit du même bateau. Si par contre le navire était démonté avec l’in-tention d’utiliser les planches pour fabriquer autre chose, et si on change d’avis et qu’on le remonte à l’identique, il s’agi-rait d’un autre navire et l’obli-gation ne serait pas suspendue mais annulée. Curieux passage dans lequel la specificatio – la transformation d’un matériau en une chose spécifique diffé-rente – est le résultat de la seule volonté, tout à fait indépendant du résultat matériel. Les argu-ments contra seront la continuité de certaines servitudes telles que la poutre enchâssée, ainsi que celui des servitudes de passage que l’on peut perdre si le terrain était inondé, mais que l’on récu-pérerait si l’eau se retirait avant

la prescription, car elle renaî-trait alors intacte, sans qu’il fut besoin de la renouveler. Si les décrétales citées et la glose de Bernard de Parme optent pour la modification de la sentence et la renaissance de la servitude par le crime, la question de savoir si elle est susceptible de disparaître entièrement ou si elle couve sous la cendre est un enjeu majeur. La résurrection de Lazare servira d’exemple dans cette réflexion sur la continuité de servitudes et migrera ensuite vers le thème de l’impuissance. Qu’en est-il de l’époux qui, son mariage rendu nul en raison de son incapacité à parfaire le sens du sacrement par l’union charnelle, recouvre sa puissance comme Lazare la vie ?

ACTIONS POSSESSOIRES OU PÉTITOIRES OU COMMENT DEMANDER LA RESTITUTION DU CONJOINTUn nombre considérable de décrétales intégrés dans le Liber Extra et qui avait été recueil-lies dans des collections cano-niques antérieures concernent spécifiquement les questions de restitution que l’un des époux intente afin de récupérer celui ou celle qui l’a abandonné. Ces textes comportent souvent des réflexions sur les possibilités ou les avantages des actions péti-

toires – celles qui permettent de voir reconnue la propriété de quelqu’un sur une chose – ou possessoires – destinées à en récupérer la possession. La prio-rité de la possession, protégée à la fois par le droit romain et par la plus ancienne pratique cano-nique est affirmée, sauf dans les cas de sévices graves de la part du mari ou d’un degré indéro-geable de consanguinité dont on puisse faire la preuve immé-diate. Ex transmissa (Liber Extra 2.13.8), appartenant au ponti-ficat d’Alexandre iii, répond au cas d’un chevalier qui deman-dait qu’on lui redonne sa femme qui l’avait abandonné. Le pape déclarait que l’on ne devait pas procéder à la restitution s’il n’y avait jamais eu possession et pour cela il fallait pouvoir constater que le mariage avait été légitimement contracté et qu’elle avait été charnellement connue (desponsata fuisset, et ab eo cognita). La glose à Ab eo cognita considère que la possession que

l’on a acquise par le coït donne lieu à une servitude, et dans cette perspective ce n’est pas le corps que l’on demande mais le droit à exercer la servitude sur ce corps. Les demandes possessoires et pétitoires oscillent entre deux modes de perception : le para-doxe relatif de l’aliénation d’une personne libre, et celui – du moins il était tel pour la tradition civiliste « pure » – de la réifica-tion des obligations personnelles.

IMPUISSANCESi nous entendons la nature du consentement à travers le cas limite, c’est-à-dire celui où on définit ce qui constitue l’impuis-sance lorsque quelqu’un n’est susceptible de donner ce que le consentement exige, on voit que les théologiens avaient opté pour une interprétation qui préserve le consentement comme cause efficiente en faisant de la seule puissance, et non pas de l’acte sexuel même, son objet. La puis-sance est par définition virtuelle. Elle doit exister, dira la glose ordinaire au Décret9, dans la chose même ou dans l’espoir de son accomplissement. La puis-sance est spes et l’impuissance pose une question aporétique : la négation de l’existence d’une virtualité. Ce que en quelque sorte transmettait le Décret, la glose ordinaire et la Summa

de Huguccio (1188) quand ils affirmaient qu’aucun homme ne pouvait faire la preuve de sa propre impuissance. L’existence de la puissance – par définition irréductible à l’acte même, devra être, nonobstant, constatée. La puissance est indispensable pour le mariage, il faut que la spes existe car on ne peut promettre ce qu’il est impossible de donner – je ne peux pas tenir l’engage-ment de donner un centaure. La plénitude du mariage de la Vierge se justifie par ailleurs en faisant de la seule puissance l’essence et la condition du lien matrimonial. Les canonistes, bien qu’ils vont conserver l’affir-mation du consensus comme essence du sacrement, confron-tés à une pratique du conten-tieux dans laquelle les demandes pour impuissance constituent une voie de nullité importante, devront situer la puissance dans quelque chose qui permet la constatation par l’expertise, et ils feront de la présence d’au moins

un testicule la marque minimale et indispensable de la puissance masculine, et de l’aptitude à supporter la pénétration, même moyennant une intervention chirurgicale plus ou moins for-cée, celle qui établit la puissance de la femme. La puissance se définira donc selon les traits de la copule parfaite, qui ten-dra vers une logique séminale: pour qu’elle ait lieu, l’homme doit être capable de produire de la semence testiculaire qui doit arriver – éventuellement en dépit d’une pénétration impar-faite – à l’intérieur du vagin, et là on présume qu’elle se mêle à la semence féminine dont l’existence est affirmée par la médecine antique et médiévale. Quand au xxe siècle l’Église abandonne la théorie séminale en faveur de la pénétration, elle fera en sorte de produire une amnésie sous couvert d’erreur d’interprétation afin de préser-ver la forme d’une exigence de droit naturel et donc immuable, car aujourd’hui encore les impuissances sont exclues du mariage canonique.

FRAGMENTS CONTEMPORAINSLe 7 juin 2008 le journal Il Mes-sagero publiait un article qui a eu un retentissement considérable. L’évêque de Viterbo avait refusé

de marier un jeune couple dont l’homme était resté paraplégique suite à un accident automobile. Face aux réactions indignées que l’affaire avait suscitées, la Curie s’était prononcée en exprimant son appui à l’évêque mis en cause : l’impuissance est un empêchement de droit natu-rel, et l’acceptation du conjoint ne lève pas l’interdit qui pèse sur ce corps inapte aux gestes que l’Église considère comme valables pour la perfection du sacrement.

Le 3 septembre 2011 le jour-nal Le Parisien rendait compte de la sentence prononcée par la Cour d’appel d’Aix-en-Pro-vence à l’encontre d’un niçois de 51 ans condamné, sur la base de l’article 215 du Code Civil10, à payer 10.000 € à son épouse qui l’accusait de consommation insuffisante du devoir conjugal.

Parfois des cas comme ceux-ci font croire à la naissance de

pernicieuses nouveautés ou à l’invraisemblable résurgence d’un droit dépassé. Aucune de ces deux lectures ne rend compte de la réalité historique. Pour le droit canonique le ius in corpus n’a jamais cessé d’être l’objet du consentement, et il ne faut pas oublier qu’au moment des codi-fications, c’est bien cette législa-tion qui a donné au droit civil les contours d’une institution dont l’Église avait eu la charge exclu-sive pendant des siècles. Son refus d’accepter la contracep-tion, le divorce, le mariage des impuissants, et bien entendu, les unions homosexuelles, s’enra-cine dans l’indisponibilité de la cause juridique du mariage, telle qu’elle est définie par le Code de 1917 c.1081, celle de donner et accepter « le droit perpétuel et exclusif sur le corps, pour l’ac-complissement des actes appro-priés par eux-mêmes à la géné-ration des enfants »11.

Notes1. En particulier ceux de Adhémar Esmein, Jean Gaudemet, Rudolph Weigand et James A. Brundage, ceux de Anne Lefebvre-Teillard, Charles Donahue Jr. ou encore Richard H. Helmholz. On peut également citer, parmi les publications récentes, celles de Mia Korpiola et Martine Charageat. 2. Pour un traitement intelligent de la casuistique comme éclairage de l’or-dinaire par l’extrême, voir l’œuvre de Yan Thomas, et en particulier « L’ex-trême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté dis-parue », in J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, p. 45-73.3. En particulier l’excellent livre de Filippo Vassali, Del Ius in corpus del debitum coniugale e della servitù d’amore ovverosia la dogmatica ludrica, Bologne, A. Forni, [1944], 2001.4. Genèse 2.24 « ils seront deux en une seule chair », à propos de ce pas-sage, Saint Paul dira « Ce mystère est grand : moi, je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église » (Ephésiens 5.32).5. L’expression est de Jean Chrysos-tome, La virginité, chap. 17, citée par Pierre Legendre, L’amour du censeur. Essai sur l ’ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974, p. 139.6. Sur cette réification des rapports des pouvoirs dans le domaine du ser-vage médiéval voir Emanuele Conte, Servi medievali.Dinamiche del diritto comune, Rome, Viella, 1996.7. Innocent III, 1208, Liber Extra 5.16.7. Le Liber Extra ou Décrétales de Grégoire IX est promulgué en 1234.8. Droit de celui qui, ayant été fait prisonnier, recouvrait son statut et ses biens s’il réussissait à revenir dans le territoire romain. 9. À propos de C.27, q.I, c.41 Et in quibusdam.10. « Les époux s’obligent mutuelle-ment à une communauté de vie ». 11. Le révision du Code de 1983 modifie la rédaction, mais pas l’es-sence de cette norme.

Le 7 juin 2008 le journal Il Messagero publiait un article qui a eu un reten-tissement considérable. L’évêque de Viterbo avait refusé de marier un jeune couple dont l’homme était resté paraplégique suite à un accident automobile. Face aux réactions indignées que l’affaire avait suscitées, la Curie s’était prononcée en exprimant son appui à l’évêque mis en cause : l’impuissance est un empêchement de droit naturel, et l’acceptation du conjoint ne lève pas l’interdit qui pèse sur ce corps inapte aux gestes que l’Église considère comme valables pour la perfection du sacrement.

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In 1961, as Congolese were basking in their newfound independence, Joseph Kabasele released a song that captured the zeitgeist of Kinshasa better than any song written before or after. “Oh Kisasa makambo” goes the lyrics, “mikolo nionso feti na feti na sala boni/Natiya mwa loleya na posi/Ekobima ngai awa nakozonga wele wele/Chèque na ngai ko esila kala/Bipayi nadefaka bakanga pointage kala/Mboka ko moko kombo ebele/Kisasa, Kini Malebo, Lipopo, Leoville... [Kinshasa/there is not a day that goes by without a party, what shall I do?/If I try to tuck money away/there it goes, leaving me broke/My checkbook is long gone/No one would lend me money anymore/A single city, yet many names/Kisasa, Kini Malebo, Lipopo, Leoville…].

Kabasele’s social commentary on the hubris of postcolonial Kinshasa serves as a point of entry into this peregrination back to the future. What Kaba-sele foretold and derided had to do with a city that lived breath-lessly, without a single thought of the future that lay ahead;

too enthralled by the quotidian demand for fête and celebra-tion to manage the long term; resembling the cigale of La Fontaine’s witty fable on capi-tal and labor rather than the fourmi. The urban environment where the Kinois lived is also depicted in Kabasele’s lyrics as a versatile and whimsical space, which changes its name much like Kinshasa’s elegant women change their colorful pagnes. In such an urban space, there is no place for the future, but a permanent quest for and obses-sion with the present, a fixation with the instant gratification of consumption with its immediacy and certainty. What Kabasele described so aptly and sadly is an escapist ethos, not an escape and a break away from the past but a break away from the future.

OUROBOROS REMEMBERING THE FUTUREMy intervention first endeavors to complicate the category of time and interrupt its linearity, convenient arrangement and sequentiality. I am also intrigued with the idea that time is not just a figment of imagination,

but also a temporal category that can be produced, construc-ted and turned on its head, especially within the Congolese urban Juggernaut where space no longer serves as a marker of time and where life destroys and entangles itself in the manner of Ouroboros, the Greek mythical serpent which eats its own tail. The cyclicality and circularity of time, rather than a linear stretch marked by progress, renewal, or what Karl Marx called creative destruction in his description of capitalism as a process of accu-mulation and annihilation of wealth, loom large in the ways in which Kinois make sense of time, and hence of their future. In their collective imagination, Kinois link their future inex-tricably with the presence of the past and the challenges of a chaotic present. Finally, I would like to argue that rather than imagining the future, the Kinois are remembering their future in a way that befuddles most observers, that is by construc-ting the future as a golden age, a fleeting and evanescent bygone epoch that vanishes in the interstices of the past as they march toward lobilobi (Lingala

for “future”). This nostalgia of a bygone future is, I believe, at the heart of Kinshasa’s social and political conundrum.

PAST, PRESENT, FUTURE: BUT JUST NOT IN THAT ORDERWhat is time? Although time has long been equated with motion and change, and can only be grasped in connection with space, there is also this pervading notion that time, especially the passage of time, is only an illu-sion. The convenient sequence of past, present, and future, is a mere construct and a convention; something that has to do more with perception than reality. Time also does not flow quietly like a nonchalant river meanders through green pastures from its source to its mouth. It is more unpredictable, more equivocal, and more circular. Certainly we think of time as a sequential and linear arrangement in a given city that possess both remnants of the past and promises of the future. When for example, a city wins a bid to host the Olympic games or the World Cup, say, in 12 years, all the energy, vibrancy, and creativity are harnessed and

channeled through the future. While residents (most resi-dents) bask in bliss, atwitter with the expectation of what such groundbreaking event may bring to their city, resources quickly flow in to change the urban landscape, add a few more stadia and venues, improve public transit and lodging. In other words, a dramatic change takes place that adds layers of history and identity to that city.

Consider the official website of the City of Nantes (where I am based): one will find a link cal-led Imaginons Nantes 2030 with the following ludic entreaty: “La vie à Nantes, vous la voyez comment dans 20 ans ? Jusqu’au jeudi 15 décembre, inventons ensemble la métropole nantaise de demain. Invitez vos voisins, vos amis et imaginez ensemble l’avenir de Nantes…” But the issue gets more complicated. Nantes inaugurated a memo-rial for the abolition of slavery on March 25, 2012, although the city played no role in ending what had become by the early xixth century the “commerce de la honte”. In fact, Nantes conti-nued to be actively involved in

KISASA MAKAMBO! REMEMBERING THE FUTURE IN THE CONGOLESE URBAN CAULDRONDidier Gondola | résident à l’IEA de Nantes

Professeur d’histoire de l ’Afrique et des études afro-américaines à l ’Indiana University, Indianapolis, il est l ’auteur de Villes miroirs, L’Harmattan, 1997, Afri-canisme : La crise d’une illusion, L’Harmattan, 2007 et chez Greenwood Press : The History of Congo, 2002. Enseignant-chercheur à l ’université de Kinshasa en 2008-2009 dans le cadre d’une bourse de recherche Fulbright octroyée par le Département d’Etat américain, il travaille actuellement sur les jeunes, les films western et les cultures liées à la masculinité à Kinshasa.

the slave trade until 1830 even though France had officially abolished it in January 1817. Yet, as the city seeks closure from its “infamous” past, time’s sequen-tiality of past, present and future gets reshuffled in what appears as a random trifecta, especially when one considers the memo-rial’s signature: “l’esclavage se combat encore aujourd’hui !” Abolition comes before the slave trade; slavery rears its ugly head in the present; and its aboli-tion looms vaguely on a distant, nondescript future and space.

LIFELO LIVING WITH THE FUTURENow, take Kinshasa. Neither does the city possess ubiquitous sites of memory, places where people can interrogate and com-mune with the past; nor does it create spaces that summon people’s energy and creativity towards a common future; nor does it weave laces that tie toge-ther people’s imaginaries into a collective, singular project for a better community. One can walk far and wide within this city of 12 million souls without been beckoned by beacons of the past, without being arrested by visions of the future. The city seems to be devoid of historical and cultural landmarks and has been reduced to a locale where the intensity of survival seems to have fused the past, the pres-ent, and the future inside a fiery cauldron. When scholars, espe-cially western scholars, imagine the daily lives of Kinois, they tend to find a silver lining on the cloud. Hence, Trefon dis-cerns a pattern where order lies at the heart of a duplicitous and deceitful disorder. De Boeck, on the other hand, constructs narratives of an invisible city lurking in the dark, in the sha-dow of a cannibalistic city. De Boeck’s invisible Kinshasa is une ville de la nuit, une ville de joie, pulsating with life, yet haunted by death. For the Kinois them-selves, Kinshasa is lifelo. Back in the late 1990s, Koffi Olomide, one of Congo’s reigning musical icons, put in words a sentiment that resonated profoundly with many Kinois. Olomide set the tone of his 1996 theme song Wake Up, with the following spo-ken phrase: “Tozali ko vivre na system ya lifelo, veut dire, moto ezali kopela kasi tozali kozika te” [We’re living in the scheme of hell, I mean, fire is blazing, yet we do not get burned] (See Kazadi wa Mukuna 1999: 80). Seemingly contrapuntal, yet so jarring, Olomide’s vivid images offer a shorthand take on a para-dox: Kinois’s resourcefulness to cope with the present, on one hand, and resignation with res-pect to the future, on the other.

In fact, lobilobi is remembered as much as it is dreaded precisely because Kinois tend to imagine the past and the future as apo-calyptic twins that fought in the womb of time for birthright and came out entangled like Jacob and Esau. The litany of oppres-sive histories, from the rivers of sorrow that Robert Harms so aptly described (Harms 1981) to red rubber during Leopold’s rule (Vangroenweghe 1986; Hochschild 1999), to blood Coltan (Eichstaedt 2011), haunts Kinois’ lives and dreams. These histories telescope in the Kinois’ daily maelstrom and

loom dreadfully in their imagi-nary like Charybdis and Scylla. Or, as Nancy Hunt argues, Congo’s postcolonial lands-cape is so littered with “colo-nial debris”, and has registered so many repetitions and much ruination (Hunt 2005) that the future has become a ghost.

LOSAMBO FROM TEMPORAL TO ESCHATOLOGICAL FUTURE To escape this connivance of the past and the future, Kinois have adopted multiple strategies. They have retreated from the quotidian lifelo into the realm of religiosity and spiritual battle (combat spirituel). The prolife-ration of charismatic churches or assemblées, as they are called in Kinshasa, speaks volumes to the duality that characterizes Congolese society. While the issues that confront the popu-lation would strike anyone as tangible, concrete, and profoun-dly social, the solutions that Kinois seem to be yearning for are eminently intangible, spi-ritual, and almost irrational. Rumor has it that one street in Matete, one of Kinshasa’s townships, counts no fewer than forty different assemblées which every Sunday morning try to outduel one another in a contest of decibels. Indeed, to be successful, these local assem-blées not only challenge their followers with tithing but also with spiritual battle through fasting and ardent prayers of deliverance. Mama Olangi’s Ministère du Combat Spirituel, for example, has largely based its redemptive theology on spell (envoûtement) and spiritual chains (liens). Poverty, illness (including AIDS), academic

and professional failure, as well as infertility and other marital woes, and a host of all kinds of misfortunes, stem from envoû-tement, according to the domi-nant biblical exegesis promoted by Olangi. In addition to fervent sessions of deliverance prayers, lasting well into the wee hours of the night, Olangi’s sermons recommend fasting as a power-ful spiritual weapon to break all chains of bondage. In fact, by attributing misfortune to spi-ritual evil forces and by casting the social struggle into a spiri-tual battle opposing invisible foes, Olangi’s theology, a sort of

reverse liberation theology, has played into the hands of succes-sive regimes. Last but not least, it has de-historicized ruination and pain that are clearly rooted in the country’s brutal history, thus exonerating the powerful economic and political forces that have wreaked and continue to wreak havoc in Congo.

Religious fervor has also captu-red Kinois’ imaginary through what is known as the “prosperity gospel”. With rare exceptions, evangelical congregations in Kinshasa, now joined by a slew of churches from Catholic to Kimbaguist groups, have made the “gospel of prosperity” the cornerstone of their message. Using, among other biblical verses, the third chapter of the Book of Malachi, Sunday ser-mons cunningly link social and spiritual personal misfortune to the unwillingness to tithe. Pas-tors and priests promise their followers, as the Bible declares, that God will “throw open the floodgates of heaven and pour out so much blessing that there will not be room enough to store it”. And God will bestow such blessings only onto those who give to the church, not just money, but also their perso-nal belongings, cars, furniture, appliances, jewels, time, exper-tise, and bodies too… Stripped off of their ability to form a real social consciousness, Kinois have relinquished the agency to shape their future onto the hand of a record-keeping, vengeful god, a god demanding endless sacrifices rather than bestowing mercy upon believers. Indeed, religion (or “la prière”, in Kins-hasa’s parlance) fulfills many functions in the imaginary of Kinois, as they contemplate

lobilobi’s ominous and imminent manifestation, oblivious to the fact that lobilobi is already upon them.

KUFUAMPUTU EXITING THE FUTURE There is yet another strategy that Kinois have devised in their desperate attempt to eschew the pangs of lobilobi and escape the pains of lifelo. Seeking a legal or illegal entry to Europe and North America has become such an obsession in Kinshasa that oftentimes one encounters in Kinshasa youngsters, adults, men and women, rich and poor

who have already made the psy-chological move to Paris, Dal-las, Canada, or London and live vicariously through friends and family. How many times have I not heard a young per-son in Kinshasa quip, “I may be here, but I don’t belong here”? Just as with religion, Europe and North America (known in Kinshasa through the single, generic moniker of Poto) enable Kinois to break the “cycle of the serpent” (a reference to both Thierry Michel’s riveting documentary and the afore-mentioned mythical Ourobo-ros). When finally their lucky stars lead them to the safety of northern skies, many Kinois continue to imagine Kinshasa as lifelo even though their hopes of a better life in Poto may be dashed by the brutal realization that life in Europe is not as rosy and merry as they had conjured it up. A new figure has emer-ged in recent years, a frightful and forlorn figure, a figure that bodes ill for the future of Kins-hasa. That figure is the figure of the Kufuamputu, young diaspo-ric Congolese who have vowed never to return to Kinshasa but to die and be buried in Poto.

CONCLUSION GUANGZHOU AND THE FUTURE DENIEDIn closing, I would like to return to the idea that for Kinois, lobi-lobi may not be located at a dis-tant vanishing point, in a sort of twilight zone. For that, I would like to equate the future with the idea of progress and moder-nity, especially in its material and technological dispensation. When in the West one comes across the claim that “the future is here”, it usually relates to an ad of a voice-activated car, the

latest GPS system, or perhaps the newest robotic vacuum clea-ner. Indeed, cutting-edge tech-nology propels us into the future or, maybe, it summons the future to meet our present needs and to fulfill our wayward wants.

In Kinshasa, however, the only two technologies of the future available to most Kinois lurk on them and connive in broad day light like two vengeful sor-ciers. One is cheap and gro-tesque and bears the quixotic name of Guangzhou, a city in China which Kinois believe is the devil’s workshop, where half-baked, low-cost, shoddy goods are spewed out by the tons before being dumped in their city. The other one is worn out, decrepit, yet glimmers of its past glory and authenticity appear once one scratches its dull surface. Its name says it all: “occasions d’Europe”. Complai-ning about life in Kinshasa, my sister-in-law told me one day, “Everything in this country is Guangzhou” (by “everything” she meant foods, goods, resources, such as water and electricity, transportation, medical care, jobs, politicians, white resi-dents, the future, life in general). “Everything in this country is Guangzhou,” she wailed, “eve-rything, except for our children, because they come from God”.

RéférencesDe Boeck, Filip and Marie-Françoise Plissart (2004). Kinshasa: Tales of the Invisible City, Brussels: Ludion.Eichstaedt, Peter (2011). Consuming the Congo: War and Conflict Minerals in the World’s Deadliest Place, Chicago: Lawrence Hill Books.Harms, Robert (1981). River of Wealth, River of Sorrow: The Central Zaire Basin in the Era of the Slave and Ivory Trade, 1500-1891, Newhaven: Yale University Press.Hochschild, Adam (1998). King Leo-pold’s Ghost: A Story of Greed, Terror, and Heroism in Colonial Africa, New York: Mariner Books.Hunt, Nancy Rose (2008). “An Acoustic Register, Tenacious Images, and Congolese Scenes of Rape and Repetition,” Cultural Anthropology 23:3, pp. 220-253.Kazadi wa Mukuna (1999). “The Evolution of Urban Music in Demo-cratic Republic of Congo during the 2nd & 3rd Decades (1975-1995) of the Second Republic — Zaïre,” Afri-can Music 7:4, 71-88.Trefon, Teodor, ed. (2004). Reinven-ting Order in Congo: How People Res-pond to State Failure in Kinshasa, Lon-don: Zed Books. Vangroenweghe (1986). Du sang sur les lianes: Léopold II et son Congo, Bruxelles: Didier Hatier.Nelson, Samuel H. (1994). Colonia-lism in the Congo Basin, 1880-1940, Athens: Ohio University Center for International Studies.

In such an urban space, there is no place for the future, but a permanent quest for and obsession with the present, a fixation with the instant grati-fication of consumption with its immediacy and certainty. What Kabasele described so aptly and sadly is an escapist ethos, not an escape and a break away from the past but a break away from the future.

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LA PRESSION ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE SUR LA SCIENCE La recherche industrielle ou celle des universités sponsori-sées par l’industrie a consacré de plus en plus d’importance à la science au cours de ces dernières décennies. De la même manière, les politiques demandent aux scientifiques des conseils et des solutions à court terme pour toutes sortes de problèmes concrets, allant du réglage du système de sécurité sociale au réchauffement climatique.

Deux sortes d’inquiétudes sont associées à la politisation et, de manière plus prononcée, à la commercialisation de la science. Premièrement, des appréhen-sions sont émises à l’égard de la nature des programmes de recherche et des moyens pour les établir ; deuxièmement, des inquiétudes sont soule-vées concernant les processus de test et de vérification scien-tifique. Dans les deux cas, la question morale comme les craintes épistémologiques sont mises en avant. Les manières de sélectionner les problèmes sont critiquées sur le plan moral en soutenant que les questions de bénéfices locaux ou à courts-termes sont privilégiés par la recherche politisée et commer-cialisée, tandis que les problèmes à long terme qui sont primor-diaux pour une grande partie de l’humanité sont négligés. Un des arguments pertinents est que la dominance d’intérêts non-épis-témologiques a tendance à créer un caractère superficiel et iné-gal dans le processus d’examen empirique qui ébranle les hauts standards de la vérification scientifique. L’engagement pour la vérité est voué à être rem-placé par la capacité à intervenir.

J’aborderais ces deux aspects, à savoir la sélection des sujets et l’évaluation des processus, pour chacun des deux cas, c’est-à-dire la politisation et la commerciali-sation de la science.

LE PROCESSUS DE VÉRIFICATION SCIENTIFIQUE DANS LE CAS D’UNE RECHERCHE POLITISÉE On redoute que les influences politiques sur le processus de vérification scientifique ébranlent la crédibilité de la science. Si les dissensions poli-tiques et le peuple influencent l’acceptation ou le rejet d’hypo-thèses, la science semble alors devenir un outil de la puissance

politique avec pour conséquence l’effondrement de l’objectivité et de la fiabilité qu’elle revendique. Des exemples de la sorte peuvent être mentionnés : l’administra-tion Bush a fait parler d’elle lors de ses tentatives de faire taire les critiques scientifiques concer-nant les avertissements sur le réchauffement climatique. Des influences politiques de ce type peuvent probablement être vues comme une détérioration de la fiabilité de la science.

Cependant un regard plus approfondi révèle que la situa-tion n’est pas si évidente. Toutes les formes de politisation ne représentent pas un danger pour l’intégrité épistémologique de la science. Depuis les années 1930, les tests de QI sont considérés comme faussés si leur résultat aboutit systématiquement à des scores moyens différents entre les hommes et les femmes. Dans ce cas, une influence politique sur le développement du test peut être conjecturée mais ne portera pas atteinte à l’ambition épistémologique de la science. Un autre exemple de la sorte est l’archéologie féministe. Les restes d’hommes préhistoriques donnèrent fréquemment lieu à l’interprétation de l’origine du modèle social de l’homme « gagne pain » et de la femme au foyer ce qui entraîna la non prise en compte de preuves soutenant l’existence de femmes préhisto-rique pratiquant la chasse et la guerre. Des tombes de femmes avec des arcs ou des épées en guise de cadeaux funéraires ont été déterrées mais n’ont pas été reconnus comme prouvant l’existence de femmes chasseuses ou guerrières. Il devint alors évident que les archéologues avaient involontairement invo-qué un modèle familial prédomi-nant leur époque pour interpré-ter les résultats de leurs fouilles. A contrario, le couple travailleur d’aujourd’hui tend à fournir le modèle permettant de donner un sens à des données fossiles comparables. Un changement de valeurs politiques entraine une modification de l’interprétation des données dans son sillage.

Je dirais que ces deux cas repré-sentent épistémologiquement des influences bénéfiques des valeurs politiques dans la tenta-tive de vérification scientifique. Le défi est de distinguer claire-ment les formes de politisation épistémologiquement bénignes de celles mettant en péril l’ob-jectivité de la science.

LES INFLUENCES POLITIQUES SUR LE PROGRAMME DE RECHERCHE Les influences politiques sur le programme de recherche sont souvent prises comme une nui-sance à la qualité épistémolo-gique des résultats. Cette crainte n’est pas infondée. Un problème

pratique peut être résolu en mettant en évidence un prin-cipe scientifique déjà existant ou en en créant un nouveau à partir de morceaux de connais-sances combinés. Cela signi-fie que la ressource théorique nécessaire à la résolution d’une difficulté pratique ne peut être

établie à l’avance. De ce fait, on peut donc conseiller de choisir la direction opposée en partant des connaissances pour aller vers les fondements du défi pra-tique. En conséquence, les larges recherches épistémologiques, plutôt que les petites enquêtes ciblées, sont le meilleur moyen de rendre la science efficace

face à un problème pratique. La recherche régie par la demande a du souci à ce faire ; seule la recherche régie par la connais-sance peut espérer répondre effi-cacement à un cas pratique.

La « guerre contre le cancer » du président Nixon conforte cette

recommandation et donne un exemple d’échec d’une recherche ciblée. Le programme de recherche pour la lutte contre le cancer dans les années 1970 a été développé d’après le modèle du programme Apollo et avait pour but de battre le cancer en pour-suivant des projets de recherches ciblés à grande échelle et déter-

minés par une application. Cependant, malgré de généreux financements, la tentative médi-cale ne résulta généralement qu’à un reétiquetage des projets de la recherche fondamentale. Avec du recul, cet échec est attri-bué à un manque de connais-sances de base sur la maladie.

DES RÉPERCUSSIONS DE LA COMMERCIALISATION ET LA POLITISATION DE LA SCIENCEMartin Carrier | résident à l’IEA de Paris

Professeur de philosophie à l ’université de Bielefeld, Allemagne, et membre de l ’Institut d’étude des sciences et des technologies, il travaille essentiellement dans le domaine de la philosophie des sciences, et tout particulièrement sur les transformations historiques des sciences et des méthodes scientifiques, sur la dépendance à la théorie et la vérification empirique, sur les rapports entre les théories et le réductionnisme et sur les problèmes méthodologiques rencontrés par les recherches qui visent l ’application pratique.

Pourtant des connaissances incomplètes des informations fondamentales ne contrecarrent pas toujours les tentatives de recherches coordonnées. Après tout, le programme Apollo avait conduit un homme sur la Lune avec succès en suivant à la lettre cette recette – malgré un impor-tant défaut de connaissances. De

plus, quand le projet Génome Humain a été lancé, la structure du génome n’était pas comprise en profondeur et les technolo-gies associées étaient très peu développées. Des révolutions technologiques furent néces-saires à la réussite complète de cette tentative ambitieuse, et

ces révolutions furent anticipées et prisent en compte lors de la conception du projet. C’est là que les prévisions audacieuses ce sont réalisées. Le résultat venant de preuves non-confirmées montre que parfois l’innova-tion peut être stimulée et que la science peut être poussée à aller dans une direction voulue, mais

cela ne marche pas toujours. De plus, la pression politique sur les programmes de recherches aide parfois à faire sortir la science de sa tour d’ivoire de spécia-lité disciplinaire. Un exemple bénéfique de cette influence politique est le récent débat au Panel International sur le

Changement Climatique. Les chercheurs climatologues ten-tèrent de développer indépen-damment leurs propres modèles sans oser prendre le risque de les mettre en commun. Certains abordèrent les courants atmos-phériques, d’autres s’attaquèrent aux courants océaniques ; cha-cun développait sa spécialité

disciplinaire. Ce sont les poli-ticiens du Panel International sur le Changement Climatique qui incitèrent les scientifiques à recouper leurs modèles par-tiels pour créer une représenta-tion plus complète. Il est clair que d’un point de vue politique, c’est l’action qui compte, et une

action ciblée et responsable requiert à la base une représen-tation complète. Dans ce cas, la pression politique a eu une influence bénéfique sur le pro-gramme de recherche. Une fois de plus, la situation est ambiva-lente et demande à être éclai-rée par une observation et une réflexion poussée.

ÉVALUATION DES HYPOTHÈSES DANS LA RECHERCHE COMMERCIALISÉE L’exemple de la recherche phar-maceutique est souvent avancé pour dénoncer le déséquilibre en faveur des sponsors dans le cadre d’une recherche commer-cialisée. Les résultats de cette recherche sont sujets à une cer-taine souplesse, à cause des inté-rêts économiques.

Cependant, une observation plus précise sur la manière de juger des hypothèses lors de recherches déterminées par une application montre que de tels défauts occasionnels ne doivent pas être généralisés. Le plus souvent, les critères de jugement caractéristiques d’une recherche épistémologique sont respectés. La raison n’est pas dif-ficile à expliquer : des relations superficiellement testées ou des résultats déséquilibrés risquent potentiellement de faire échouer le progrès technologique. Faire une utilisation technique fiable d’une régularité empirique impose souvent son intégration théorique. Divulguer l’origine et le fonctionnement d’un méca-nisme ouvre souvent vers des options permettant le contrôle d’un phénomène.

Le fait est que, de manière générale, une connaissance qui a subit un sévère contrôle de qua-lité est particulièrement apte à une utilisation pratique. De ce fait, la falsification des résultats d’une recherche irait à l’encontre des intérêts des sponsors. Ils paient pour des résultats solides et fiables, supportant des tests pratiques, et non l’approbation d’un vœu pieux qui s’effondre-rait face aux conditions de la vie réelle.

Dans la recherche industrielle, une performance non fiable ou des effets secondaires impor-tants peuvent menacer une entreprise. Les problèmes de fonctionnement sont souvent une menace pour le fabricant et ce risque est augmenté par une connaissance incomplète du processus inhérent au fonction-nement d’un appareil.

L’ÉLABORATION DU PROGRAMME DE LA RECHERCHE COMMERCIALISÉE Les partisans de la recherche utile fournissent une motiva-tion essentielle pour diriger la recherche, ce qui signifie sur le plan économique que le pro-gramme de recherche est basé sur une estimation de succès com-mercial. Les décisions concer-nant les objets de recherche sont prises sur la base des estima-tions du poids des futurs mar-chés associés. Un programme de recherche prenant en compte l’utilité ou l’intérêt commercial offre des avantages sociaux et peut souvent s’avérer en adé-quation avec l’intérêt public. La raison est que les consom-mateurs sont des humains et donc que la tendance des mar-chés crée une sorte de pers-pective démocratique pour les recherches déterminées par une application. C’est seulement ce qui va être apprécié et utilisé par de nombreuses personnes qui sera le sujet d’une tentative de recherche à financement privé.

Cependant, la sélection de pro-blèmes sur le plan économique peut engendrer de graves effets secondaires. Différent groupes de sociétés et différents segments de l’humanité exercent leur influence sur les programmes de recherche. L’intérêt pour les zones en voie de développement économique ne va pas toujours en faveur de ces dernières. L’exemple le plus frappant vient de la recherche médicale dont le déséquilibre des programmes de recherches est connu et indéniable.

Il semble que l’aspect le plus douteux de la commercialisation soit un programme de recherche biaisé. Il est impossible de faire de la recherche dans tous les domaines et la sélection des problèmes qui valent la peine d’être étudiés dépend des inté-rêts et des valeurs, qui sont plus souvent partisans et particu-liers qu’universels et accessibles. Cependant, c’est uniquement un manque de contrepoids public qui rend ce penchant si pervers. L’injuste liste prioritaire de la recherche médicale est avant tout le résultat du déclin de la recherche médicale publique. De ce fait, certaines formes de politisation de la science sont appropriées même si elles interviennent tardivement. La science est indispensable pour redresser la balance et que, pour le bénéfice de la société, elle obtienne l’importance qui lui revient.

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L’histoire des mathématiques écrites en arabe entre les ixe–xive siècles est bien connue aujourd’hui, relativement à ce qu’il en était il y a à peine vingt ou trente ans, et mal-gré le nombre très important de textes non édités, dont les copies manuscrites dorment aux quatre coins du monde. Ce progrès est plus général, il concerne toute l’histoire des sciences. Roshdi Rashed – à qui l’on doit la part la plus impor-tante de nos connaissances sur les mathématiques entre autres écrites en arabes – en vient à proposer, en introduction de D’Al-Khawārizmī à Descartes1, une méthodologie afin d’élever l’histoire des sciences au rang d’une discipline autonome entre épistémologie et histoire sociale. Pour Roshdi Rashed, recons-tituer une œuvre de science nécessite de la reconstituer dans sa matérialité : traditions tex-tuelles et/ou technique (qu’il appelle la tradition objectale), ainsi que dans les différentes traditions conceptuelles qui s’y croisent ; celles-ci se distinguant par une certaine stabilité et un style particulier qu’Alain Michel avait déjà appelé mathesis. Je présenterai ici un panorama général des premiers siècles de l’algèbre rédigée en arabe, structuré autour de quelques traditions conceptuelles qui traversent toute l’histoire des mathématiques ; en tâchant de donner quelques informa-tions sur l’histoire matérielle des manuscrits qui portent ces textes et un aperçu succinct des contextes sociaux dans lesquels

évoluaient ces mathématiciens. Ce panorama pêchera par le fait qu’il demeurera incomplet à deux titres : parce que je me limiterai à l’algèbre en traitant de façon sommaire de la géo-métrie et en délaissant la tri-gonométrie et les applications telles l’astronomie, l’optique, la statique, la musique… ; mais surtout parce que l’intelligence de ces textes nécessite de les lier en amont aux traditions grecques, perses, indiennes ou syriaques, qui s’y épanouissent ; et en aval, aux traditions latines et dans les langues vernaculaires européennes dans lesquelles la science classique forgée dans les textes arabes se déploiera. Je tenterai tout de même de don-ner un aperçu, sans doute insuf-fisant, de ces liens conceptuels et, lorsque je le peux, des liens matériels de traductions, circu-lation des livres etc. qui rendent possible les transmissions.

À partir de la fin du viiie siècle et durant le ixe siècle, notam-ment grāce à l’impulsion des califes Hārūn al-Rashīd (786–809) et al-Ma'mūn (813–833), la science arabe connaît un essor spectaculaire. Les acquisitions, les traductions et les commen-taires d’ouvrages scientifiques et philosophiques, essentiel-lement grecs, mais également indiens, persans et syriaques, se multiplient, accompagnés de recherches originales qui y sont intimement liées. Bagdad offre alors un cadre qui permet de réunir les savants des différents horizons autour d’une expres-sion commune en langue arabe2.

Elle abrite la célèbre Bayt al-hikma, institution scientifique fondée autour de la bibliothèque du calife. Des scientifiques tels al-Khawārizmī et les frères Banū Mūsā y associent leurs noms, de même que, sans doute, le mathématicien et astronome al-`Abbās b. Sa`īd al-Jawharī. Suivant l’exemple d’al-Ma´mūn, des mécènes créent de sem-blables institutions. Les frères Banū Mūsā financent une expédition à Byzance pour y retrouver les textes qu’ils recherchent, en complément des manuscrits conservés dans l’ancien Empire byzantin, où le courant de la pensée grecque était encore actif au contact des autres cultures. Les Banū Mūsā réunissent autour d’eux d’autres savants, dont Hunayn b. Ishāq qui traduit, commente et com-pose des ouvrages de médecine et le grand Thābit b. Qurra dont l’œuvre est magistrale3. Nous sont parvenus également les exemples de ‘Alī b. Yahyā et d’al-Fath b. Khāqān qui créent cha-cun une bibliothèque – appe-lée Khizānat al-hikma – dans laquelle ils reçoivent des savants et leur versent une pension4. Ainsi, entre le viiie et le xe siècle, un intense mouvement de tra-ductions des ouvrages philoso-phiques et scientifiques grecs fut mené, soit directement du grec vers l’arabe, soit par l’intermé-diaire d’une autre traduction, le plus souvent syriaque. Ce mouvement de traductions a eu pour conséquence un dévelop-pement de la langue arabe qui devint ainsi un support privilé-gié de la pensée pour l’activité

intellectuelle de l’époque ; celle-ci englobait les cultures d’ori-gines arabe, grecque, syriaque et pahlavi. En ce qui concerne les mathématiques, des tra-vaux d’Euclide, d’Apollonius d’Alexandrie, d’Archimède, de Héron, de Ptolémée et de Dio-phante, parmi d’autres, furent traduits et commentés.

L’ALGÈBRE D’AL-KHAWĀRIZMĪUn savant du début ixe siècle, qui se trouvait à Bagdad, héritait d’une part d’une double tradi-tion humaniste (on parlait alors de « sciences des arabes ») : celle des grammairiens qui avaient développé un travail abstrait et systématique sur la langue que les arabes leur avaient appor-tée de la péninsule ; et celle des juristes, qui débattaient, notamment, des fondements de la jurisprudence. Une nou-velle rationalité s’établissait5. Ce même savant héritait également des toutes récentes traductions des textes des anciens, particu-lièrement les traductions arabes des Éléments au sein de La Mai-son de la Sagesse (Bayt al-hikma) dans laquelle al-Khawārizmī rédigea son Algèbre6.

Un langage abstrait L’algèbre, telle que l’élabore al-Khawārizmī dans le pre-mier tiers du ixe siècle, apparaīt immédiatement comme un lieu d’interprétation des mathéma-tiques « des anciens », un lan-gage abstrait dans lequel peuvent être traduites constructions et propositions géométriques et arithmétiques. L’algèbre, agit

alors comme un pont par lequel géométrie et arithmétique se rencontrent car ils s’y expriment dans une langue commune dont les constructions syntaxiques sont dénuées de sens propre.

Trois termes primitifs pour toutes les équations des deux premiers degrésAl-Khawārizmī pose trois termes primitifs qui, par une combinatoire (en utilisant l’ad-dition et l’égalité), permettent de construire six phrases : des équations algébriques des deux premiers degrés. Grāce à deux opérations de simplification des termes redondants (l’une s’appelle al-jabr, qui a donné « algèbre », l’autre al-muqābala), toute équation de degré infé-rieur ou égal à deux se ramène à l’une des six premières équations construites.

Une résolution algorithmique et des algorithmes démontrés Pour chacune de ces six équa-tions, al-Khawārizmī donne un algorithme permettant de trou-ver la ou les solutions positives, lorsqu’elles existent. Chaque algorithme est démontré par des techniques algébrico–géomé-triques, qui marque la première interprétation de ce langage abs-trait dans le cadre de la géomé-trie. Ces démonstrations seront reprises plus tard de façon rigou-reuse par Thābit b. Qurra (mort en 901) qui établira, en passant, l’équivalence entre la résolution algébrique et son interprétation géométrique à partir du Livre II des Éléments d’Euclide.

PETIT PANORAMA DE L’HISTOIRE DE L’ALGÈBRE ARABEMarouane Ben Miled | résident à l’IMéRA de Marseille

Enseignant-chercheur au Laboratoire de Mathématiques appliquées (Lamsin) à l ’École nationale d’Ingénieurs de Tunis, il est également chercheur associé au Centre d’EPistémologie et d’ERgologie Comparatives (Aix-Marseille université et CNRS) et membre de la Société d’Histoire des Sciences et de la Philosophie Arabes et Islamiques (SIHSPAI). Ses recherches portent sur les traditions arabes du Livre X des Éléments d ’Euclide et, plus généralement, sur l ’histoire de l ’algèbre : al-Khwārizmī et ses successeurs arabes et latins.

Quelques éléments de calcul algébrique La mise en œuvre de cette algèbre nécessite d’établir quelques règles de calcul algébrique aux-quelles al-Khawārizmī consacre un chapitre.

Des applications pratiquesLa théorie ainsi établie dans toute sa généralité et démon-trée sur le socle axiomatique de la géométrie euclidienne, al-Khawārizmī présente toute une série d’applications pos-sibles qui s’organisent autour de problèmes de transactions, de mensurations et de testaments.

LES TRADITIONS ISSUES DE L’ALGÈBRE D’AL-KHAWĀRIZMĪChacune des sections dévelop-pées par al-Khawārizmī ouvrira la voie vers de nouvelles tradi-tions algébriques. L’équivalence établie entre géométrie plane et théorie des équations per-met la traduction des construc-tions géométriques du Livre X des Éléments d’Euclide dans le langage des équations et par ce biais l’extension du domaine des nombres aux grandeurs conti-nues représentées par des quan-tités irrationnelles, qui sont sou-mises aux calculs algébriques, par, entre autres, al-Māhānī7 (ixe siècle), al-Khāzin (xe siècle), al-Ahwāzī8 (xe siècle)… C’est le début de la géométrie algébrique ainsi que de l’extension du domaine des nombres aux gran-deurs continues. L’abstraction du langage algébrique permet également aux mathématiciens Qustā b. Lūqā (ixe-xe siècle) et Abū al-Wafā’ al-Būzjānī (xe siècle) de traduire dans le langage de l’Algèbre les Arithmé-tiques de Diophante d’Alexan-drie, participant ainsi, avec Abū Kāmil (ixe siècle), à l’établis-sement de la double tradition des algèbres diophantiennes entière et rationnelle9. Ces tra-ditions seront reprises par les algébristes et les arithméticiens pour connaītre des dévelop-pements en latin, notamment grāce à Fibonacci, et encore en arabe jusqu’au xviie siècle grâce à al-Yazdī, avant de se continuer en Europe avec Fermat, puis Euler et Lagrange. La double traduction de problèmes géo-métriques solides, notamment de la Sphère et le Cylindre d’Ar-chimède, en arabe et dans le langage algébrique, permet l’ex-tension de la théorie des équa-tions au troisième degré pour laquelle al-Māhānī et al-Khāzin ne donnent que des solutions particulières. Cette tradition conceptuelle sera reprise par les algébristes italiens Tarta-glia, del Ferro, Cardano, etc. qui donneront la solution géné-rale par radicaux des équations des quatre premiers degrés. La

traduction des Coniques d’Apol-lonius10 permet à al-Khayyām (xie siècle) de construire des solutions géométriques, aux équations des troisièmes degrés, par le moyen d’intersections de courbes coniques représentées dans ce que nous appellerons plus tard, sous une forme légère-ment différente, un repère carté-sien11. C’est le début de l’algèbre géométrique. On retrouvera cette tradition chez Descartes, plusieurs siècles après, qui pro-posera alors une classification générale des courbes dans les deux catégories des courbes algébriques et transcendantes (qu’il appellera géométriques et mécaniques) ouvrant la voie à la géométrie algébrique moderne. Sharaf al-Dīn al-Tūsī (xiiie siècle) entamera l’étude infinitésimale afin de prouver par une approche locale l’inter-section des courbes12.

Les travaux de géométrie algé-brique sur les irrationnelles ainsi que ceux portant sur l’algèbre géométrique d’al-Khayyām nécessitent une réflexion sur ce qui fait la mesure d’une quan-tité irrationnelle ou d’une gran-deur continue. Les relectures du Livre V des Éléments d’Euclide, par al-Jawharī, al-Māhānī,

Thābit, al-Khayyām, al-Jayyānī, etc., permettront de résoudre la question en démontrant l’équi-valence des deux définitions anthyphérétique et euclidienne par équimultiples13. Cette tradition, une fois passée en Europe, permettra notamment la construction des fractions continues dans des traditions qui recouperont celles issues de Diophante. Le croisement des traditions du calcul sur les irrationnelles à l’occasion de la traduction du Livre X des Éléments, avec le développement du calcul décimal de position, à partir du Livre du Calcul indien (autre texte d’al-Khawārizmī passé dans le monde latin sous le nom d’Algorisme, du nom de l’auteur) et des traditions de l’algèbre diophantienne, donne naissance à la fondation par al-Karajī (xie siècle, dans Al-Fakhrī14 et Al-Badī`15), suivi d’al-Samaw’al (xiie siècle, dans Al-Bāhir16), d’une nouvelle dis-cipline algébrique17. Celle-ci se soucie moins de la résolution des équations que de l’élabora-tion d’une algèbre du calcul for-mel. Les polynômes en l’incon-nue et son inverse y sont définis

et les opérations de l’arithmé-tique leur sont étendues. Cette nouvelle algèbre émancipée de la géométrie avec laquelle elle a rompu ne repose plus sur le socle axiomatique euclidien qui permettait la démonstra-tion hypothético-déductive. Al-Karajī discute dans Causes du Calcul algébrique et sa démons-tration18 l’élaboration de fon-dements purement algébriques pour cette discipline dont l’objet est dorénavant les opérations, indépendamment des variables qui leur sont soumises. La tra-dition du calcul polynomial se retrouvera chez les algébristes de la période classique euro-péenne, et je ne saurais dater le renouveau des travaux sur les fondements du calcul algébrique avant le xixe siècle et sa résolu-tion dans le cadre des axioma-tiques proposées entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Ce panorama des traditions algébriques arabes demeure par-tiel, il faudrait y intégrer encore d’autres traditions, notamment arithmétiques. Mais je souhaite qu’il soit suffisant, malgré son aspect sommaire, pour faire apercevoir comment une lecture de l’histoire des mathématiques en termes de traditions concep-tuelles, portées par des tradi-

tions matérielles, offre un éclai-rage plus riche que la classique lecture – éclairante un temps – organisée autour de ruptures épistémologiques.

ET LA GÉOMÉTRIE ?L’exemple de l’algèbre, qui permet d’appliquer différents domaines les uns aux autres, incita sans doutes les mathéma-ticiens à établir également des ponts entre les différentes tra-ditions géométriques, cette fois sans passer par le langage algé-brique. La condition, réalisée, fut la réception simultanée, grāce à des traductions programmées, des ouvrages grecs : d’Euclide, Les Données, en plus des Éléments dont j’ai déjà parlé ; d’Archi-mède, La Mesure du Cercle, en plus de La Sphère et le Cylindre déjà citée ; bien entendu des Coniques d’Apollonius, mais aussi sa Section de Rapport, parmi d’autres textes et d’un ouvrage d’application de la géo-métrie : l’Almageste de Ptolémée.

Les auteurs et les écrits sont nombreux : par exemple, l’étude de l’heptagone régulier a donné lieu à une douzaine de

traités, en moins de vingt ans, dont les auteurs sont al-Qūhī, al-Sāghānī, al-Sijzī19, Ibn Layth, Abū al-Jūd, Ibn al-Haytham, etc. La tradition archimédienne fut très féconde également20. Détailler plus avant comment le croisement de ces traditions en crée de nouvelles sortirait du cadre de cet article. Je dirai simplement qu’une refondation de la géométrie par Ibn al-Hay-tham fut nécessaire pour rendre compte d’objets nouveaux, la géométrie ne s’occupant plus seulement des figures, mais de la transformation de ces figures posées dorénavant dans un espace où le mouvement est pris en compte.

Références1. Roshdi Rashed, D’Al-Khwārizmī à Descartes, Études sur l ’histoire des mathématiques classiques, Hermann, 2011.2. Roshdi Rashed, qui qualifie la seconde moitié du ixe siècle comme « l’un des moments les plus impor-tants de l’histoire des mathématiques et des sciences », décrit comme suit la Bagdad de cette période :Devenue le centre politique du monde d’alors, cette ville en était aussi le coeurculturel, et de ce fait le pôle d’attraction de tous les talents. « Monter à Bagdad »

était un mot d’ordre des jeunes gens qui voulaient s’assurer une formation depointe grāce à une cité scientifique déjà bātie et à une communauté de savantsdéjà installée, dont les liens avec le pou-voir étaient depuis longtemps tissés. Pour les moins jeunes, « monter à Bagdad », c’était rencontrer des émules, se forger une renommée et s’assurer une carrière.3. Apollonius de Perge, Coniques, Livre I, volume 1.1 : « Commentaire historique et mathématique, édition et traduction du texte arabe & 1.2 : édition et traduction du texte grec », Walter de Gruyter, Berlin, New York, 2008, Roshdi Rashed, Micheline Decorps-Foulquier, Michel Feders-piel (eds) et Roshdi Rashed, Thābit ibn Qurra, Science and Philosophy in Ninth-Century Baghdad, Walter de Gruyter, Berlin, New York, 2009.4. Youssef Eche, Les Bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, en Syrie et en Égypte auMoyen Âge, Institut Français de Damas, 1967. 5. Muhammad Ibn Mūsā al-Khwārizmī, Le commencement de l ’algèbre, Sciences dans l’histoire. Librairie Scientifique et Technique Blanchard, Paris, 2007, texte éta-bli, traduit et commenté par Roshdi Rashed et P. Abgrall & Qūhī. Le déve-loppement de la géométrie aux ixe–xie

siècles : Abū Sahl al-Qūhī, Blanchard, coll. « Sciences dans l’histoire », Paris, 2004.6. ibid.7. Marouane Ben Miled, Les commen-taires d’al-Māhānī et d’un anonyme du Livre X des Éléments d’Euclide, Arabic sciences and philosophy, Cambridge University Press, 9(1) :89–156, mars 1999.8. Marouane Ben Miled, Opérer sur le Continu, traditions arabes du Livre X des Éléments d’Euclide, Histoire des Sciences, Académie tunisienne Beït al-Hikma, Carthage, 2005. Préface de Roshdi Rashed.9. Diophante, Les Arithmétiques, Livre IV (tome  III), Livres V-VII (tome IV), texte établi et traduit par Roshdi Rashed, Paris, 1984, .10. Apollonius de Perge, Coniques, Livre V, volume 3, Walter de Gruyter, Berlin, New York, 2008. Commen-taire historique et mathématique, édi-tion et traduction du texte arabe, par Roshdi Rashed, Micheline Decorps-Foulquier, Michel Federspiel.11. Roshdi Rashed and Bijan Vahab-zade Al-Khayyām mathématicien, Blanchard, Paris, 1999.12. Sharaf al-Dīn al-Tūsī, Œuvres mathématiques. Algèbre et géométrie au xiie  siècle, Les Belles Lettres, Collec-tion Sciences et Philosophies arabes, Textes et études, 2 vols., Paris, 1986. Texte établi et traduit par Roshdi Rashed.13. « Bijan Vahabzadeh Al-Māhānī’s Commentary on the Concept of Ratio », in Arabic sciences and philo-sophy, Cambridge University Press, 12(1), 9–52, mars 2002 et Marouane Ben Miled, Mesurer le continu, dans la tradition arabe des Livre V et X des Éléments, Arabic sciences and philo-sophy, Cambridge University Press, 18(1) :1–18, mars 200814. al-Karajī, Al-Fakhrī, In Ahmad Salīm Sa´īdān (eds), Tārīkh `ilm al-jabr f ī'l-`ālim al-`arabī, vol. I, p. 95–308, Kuwait, 1986.15. al-Karagī, L’algèbre al-Badī`, nr. 36, 1 in Manuscrit de la Biblio-thèque Vaticane Barberini Orien-tale, Beyrouth, 1964, édité par Adel Anbouba.16. as-Samaw’al, Al-Bāhir en algèbre. Université de Damas, 1972, édi-tion, notes et introduction par Salah Ahmad et Roshdi Rashed.17. Marouane Ben Miled, « Les quantités irrationnelles dans l’œuvre d’al-Karajī », in Régis Morelon & Ahmad Hasnawi (dir.), De Zénon d’Élée à Poincaré, nr. 1, Peeters, coll. « Les cahiers du Mideo », 2004, p. 27–54 et Roshdi Rashed, Entre Arithmétique et Algèbre, Les Belles Lettres, Paris, 1984.18. Encore inédit, un séminaire de lecture de ce texte est organisé une fois par mois à l’IMéRA.19. Sijzī and Roshdi Rashed, Œuvre Mathematique D’al-Sijzī : géométrie des coniques et théorie des nombres au xe siècle, Peeters, coll. « Les cahiers du Mideo », 2004.20. Roshdi Rashed, Les mathéma-tiques infinitésimales du ixe au xie siècle. Al-Furqān, Londres, 1993–2006, 5 vols.

L’algèbre, telle que l’élabore al-Khāwārizmī dans le premier tiers du ixe siècle, apparaît immédiatement comme un lieu d’interprétation des mathématiques « des anciens », un langage abstrait dans lequel peuvent être traduites constructions et propositions géométriques et arithmétiques. L’algèbre, agit alors comme un pont par lequel géométrie et arithmétique se rencontrent car ils s’y expriment dans une langue com-mune dont les constructions syntaxiques sont dénuées de sens propre.

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perspectives n. 7 — été | summer 2012 perspectives n. 7 — été | summer 2012

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Après plusieurs siècles de mise en valeur du cerveau gauche dans les processus de création de valeur, l’heure est-elle à la valorisation des qualités créa-tives du cerveau droit ? Tel est le principal constat qui ressort de la nouvelle vague de l’écono-mie fondée sur la connaissance, celle de l’économie créative, mais qui impliquerait davantage un hémisphère nord voguant sur des gènes culturels créatifs et un terreau réceptif issus d’une sédimentation séculaire. Car si nombre de pays émergents, au premier rang desquels l’Inde et la Chine, arrivent graduellement à s’approprier des fragments de la nouvelle économie, la majorité des pays du Sud se retrouvent exclus de ces confluences cogni-tives mondiales et voient chaque jour leurs « fossés cognitifs » se creuser davantage.

Pour comprendre la nature pro-fonde de cette nouvelle configu-ration postindustrielle mondiale, il faut rappeler que la division de la connaissance productive n’est plus aussi homothétiquement recouverte par la division du travail que par le passé, en rai-son de l’importance croissante de la connaissance en amont et en aval des processus productifs et, surtout, de sa nature idiosyn-cratique, pratique et relation-nelle. La division et la coordina-tion de la connaissance, qui ne répondent plus à un découpage bien défini et prescrit des opé-rations sur la base d’une logique transactionnelle, deviennent les principaux enjeux de compéti-tivité et de croissance pour les firmes, les territoires comme pour les nations et sont de plus en plus situées dans des « systèmes d’innovation » imbriqués dans des réseaux globalisés et glocali-sés à la fois et marqués par l’his-toricité et la mémoire collective.

Les firmes multinationales, principaux acteurs des nouvelles dynamiques cognitives mon-diales, cherchent désormais à déployer des stratégies de loca-lisation, de délocalisation ou de relocalisation qui soient contin-gentes au potentiel en compé-tences spécifiques des territoires, amenant ainsi une polarisa-tion à un niveau mondial des activités économiques cogni-tives (Mouhoud, 2003) : d’une part des activités productives situées en milieu de la chaîne de valeur et, d’autre part, des acti-vités plus en amont ou en aval et fortement dotées en valeur ajoutée (suivant le modèle de la « courbe du sourire » de Shih (1996)). En plus d’être fondée

sur cette dichotomie entre activités productives linéaires et non-linéaires, la logique cogni-tive sous-jacente est en plus profondément asymétrique et a tendance à accentuer les fos-sés cognitifs entre donateurs et récepteurs des connaissances.

Pour certaines régions du monde, situées plus au nord, les dyna-miques cognitives en place cor-respondent à une évolution natu-relle s’inscrivant dans leur sentier historique d'accumulation et d’évolution. Leurs structures économiques s’approprient fon-cièrement les nouvelles sources de création de valeur et leurs structures sociales inventent de nouvelles formes d’échange et du vivre en commun. Il s’agit d’une mutation cumulative des écono-mies et des sociétés que la majo-rité des pays du Sud n’arrivent pas à amorcer, exception faite d’une poignée de pays émergents, eux-mêmes imparfaitement pré-disposés à l’avènement de cette vague de l’intangible mais qui arrivent néanmoins à s’atteler à sa dynamique d’ensemble, ou du moins à certaines de ses compo-santes moins dotées en valeur, à coups de réformes structu-relles profondes et de capitali-sation des fruits des excédents commerciaux.

Les activités économiques qui font appel à l’aspect analytique, à la modélisation et l’ingénierie de l’activité industrielle, comme la programmation informatique, la comptabilité ou le back-office bancaire, sont ainsi de plus en plus sous-traitées et/ou déve-loppées dans des pays émer-gents à bas salaires et hautement qualifiés. Dans leur insertion dans la nouvelle économie fon-dée sur les actifs intangibles et la division internationale des connaissances, certains pays du Sud ont en effet réussi à déve-lopper des «  trajectoires tech-nologiques  » spécifiques sur la base d’une généralisation de l’enseignement supérieur et de la formation à des niveaux élevés autorisant l’appropria-tion des TIC, conjointement à une valorisation de la R&D. Il s’agit d’un investissement que seule une poignée de pays émergents a réussi à accomplir, notamment les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine et depuis avril 2011 l’Afrique du Sud), auxquels on peut légitimement adjoindre une dizaine d’autres pays comme le Mexique, l’Ar-gentine, le Chili, la Hongrie, la Tchéquie, la Turquie, la Malai-sie ou l’Indonésie. Les efforts déployés dans ces pays depuis

trois décennies ont débouché sur la constitution d’une masse critique d’actifs qualifiés qui partagent des bases de connais-sances communes à des champs cognitifs particuliers. Cette capitalisation des compétences locales a été principalement réa-lisée in house mais également en tirant profit des opportunités de la globalisation et du brain gain. Ce club fermé et sélectif de pays émergents a ainsi contri-bué à l’augmentation massive de l’offre mondiale de main-d’œuvre hautement éduquée, les

fameux « travailleurs du savoir », capables de concurrencer sur les prix aussi bien que sur les compétences. Ce qui leur a permis d’accueillir l’essentiel des mouvements de délocalisa-tion d’une partie de la chaîne de valeur des produits technolo-giques et des services.

D’un autre côté, un nouveau cœur de métier émerge à l’échelle mondiale autour de tout ce qui fait appel à la « créativité ». C’est vers quoi semblent vouloir s’orienter les pays de la Triade (l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et l’Asie-Pacifique) moyennant leurs réseaux d’en-treprises innovantes, d’univer-sités éminentes et de centres de recherche d’excellence mais également, de plus en plus, grâce à des secteurs culturels et artistiques créatifs et à forte

valeur ajoutée. Si l’emprise de la Triade est aujourd’hui pré-pondérante à toutes les échelles de l’économie mondiale, tant au niveau de la production indus-trielle, des opérations financières, des investissements directs à l’étranger (IDE) qu’au niveau des nouvelles industries infor-mationnelles, elle l’est encore davantage dans les activités créa-tives fondant le nouveau régime de croissance où la compétitivité et la performance sont désormais moins fondées sur la minimisa-tion des coûts de transaction que

sur la création de connaissance, le design, le marketing et le social networking. Ce nouveau cœur de métier (Nussbaum, 2005), fondé sur l’étincelle de créativité et d’ingéniosité, constitue de plus en plus la matière première d’in-novation et de croissance pour ces pays. Les individus et les groupes, issus d’une population instruite et qualifiée et immer-gés dans des contextes incuba-teurs, y développent des compé-tences créatives faisant appel à la curiosité, l’observation, l’esprit critique, le goût de l’insolite, l’imagination, le rêve, la méta-phore, la discussion, le débat et la controverse. Des compétences qui se retrouvent en adéquation avec des régimes économiques et institutionnels incitant à l’usage efficace des connaissances exis-tantes et nouvelles et à l’épanouis-sement de l’esprit d’entreprise,

avec des systèmes d’innovation performants au sein des entre-prises, des centres de recherche, des universités, des think-tanks, des consultants, et d’autres organisations qui peuvent pui-ser dans un pool de connais-sances, les assimiler et les adap-ter aux besoins locaux, et créer de nouvelles sources de valeur.

Cette configuration duale de la division internationale des connaissances semble répliquer une autre dichotomie cognitive dissociant les fonctions des deux

hémisphères du cerveau, que l’on doit notamment aux recherches du prix Nobel de médecine Roger Sperry. L’analogie céré-brale récapitule homothétique-ment les architectures écono-miques mondiales des savoirs où les pays du Nord semblent se focaliser de plus en plus sur les activités de l’hémisphère droit du cerveau, à forte valeur ajou-tée, alors qu’une poignée de pays émergents tendent davantage vers la maîtrise des activités de l’hémisphère gauche. En effet, le fait d’accueillir de la techno-logie n’implique pas nécessaire-ment la maîtrise exhaustive de sa chaîne de valeur, de l’amont à l’aval, et même si ces pays ont réussi à qualifier ces deux der-nières décennies des légions de « travailleurs du savoir », ils demeurent pour l’essentiel des « cols bleus » du savoir (Pink,

ARCHITECTURES MONDIALES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA CRÉATIVITÉMorad Diani | résident AUF à l’IMéRA de Marseille

Enseignant-chercheur en économie à l ’université de Marrakech (Maroc), il s’intéresse particulièrement à l ’économie de la connaissance, à l ’économie évolution-niste et à la pensée économique et sociale (Tarde, Schumpeter, Hayek…). Ses recherches récentes portent sur la nature de la corrélation entre l ’accumulation quan-titative dans l ’économie fondée sur la connaissance et le changement qualitatif, notamment par rapport aux effets de la création et de la diffusion des connaissances sur la constitution de capacités d’absorption et de seuils de percolation dans les systèmes nationaux d’innovation dans le Sud.

2006). Au-delà des déficiences structurelles et institutionnelles classiques, ce sont donc les ter-reaux créatifs et les contextes de liberté de création, d’échange et de fertilisations croisées qui leur font le plus défaut, ces véritables écosystèmes de la création, de nature cumulative et avec une forte « dépendance du sentier », qui ne sauraient se décréter ex ante mais émergent ex post, le plus souvent sans aucune plani-fication délibérée. Les compé-tences des pays émergents ont en effet besoin de s’encastrer dans leur patrimoine idiosyncratique (d’ailleurs très riche), d’activer leur héritage culturel et de pui-ser dans leurs spécificités locales pour qu’une véritable économie créative puisse prendre place et se

développer. Or, aujourd’hui, une forte dépendance à l’égard d’un sentier immobiliste et rétrograde empêche ce processus vertueux de prendre place. Ce qui ne veut pas dire pour autant que des fragments d’économie créative ne peuvent pas émerger mais qu’il s’agit davantage d’expé-riences « insulaires » et incapables d’être reliées à une dynamique d’ensemble. On cite souvent à ce propos l’exemple de General Electric et son électrocardio-graphe, le Mac 400, conçu pour les habitants de villages indiens reculés, ainsi que son appareil d’imagerie à ultrasons, développé pour la Chine rurale, et qui sont maintenant commercialisés aux États-Unis pour de nouveaux usages (Immelt et al., 2009).

Une troisième catégorie, celle de la majorité des pays du Sud, ne

figure pas dans cette typologie duale des architectures mon-diales de la connaissance et de la créativité pour la simple et bonne raison qu’elle est exclue de la dynamique de l’écono-mie fondée sur la connaissance, que ce soit dans ses dimensions d’« hémisphère gauche » ou d’« hémisphère droit ». Mais contrairement à ce que décrivent des auteurs comme Mouhoud (2003), il ne s’agit pas d’une « déconnexion forcée » mais d’une déconnexion dont les causes profondes sont de nature endogène. Les facteurs exo-gènes, la pointe de l’iceberg, en accentuent le trait et le rendent plus visible à l’œil nu, mais les facteurs endogènes en déter-minent la nature profonde. La

majorité des économies du Sud restent en effet appauvries et un fossé cognitif profond et crois-sant les sépare des pays avancés (et même des pays émergents tels que les BRICs). Ces pays ne trouvent une place ni dans la polarisation des activités d’in-novation et de R&D au sein de la Triade, ni dans la valorisation internationale des acquis tech-nologiques des nouveaux pays émergents.

Cette déconnexion du Sud de la globalisation des connaissances tend même à s’accentuer avec le temps car il y a un effet win-ner-takes-all qui entre en jeu. En matière de recherche scien-tifique par exemple, nombre d’auteurs ont mis en évidence cet effet en terme d’avantages cumulatifs, c’est-à-dire que ceux qui prennent au départ

une large avance en raison de compétences meilleures, de plus grandes capacités à s’investir dans leurs travaux de recherche, de connections utiles ou d’in-fluence politique (Merton, 1968, 1988 ; Huber, 1998) gar-deront par la suite cette avance qui ne cessera de se creuser. Ce phénomène que Merton (1968) a appelé un « effet Saint Matthieu1 » n’est pas limité à la sphère de la recherche scien-tifique mais s’étend à tous les domaines liés à l’accumulation de la connaissance.

Plus précisément, au-delà de la « fracture numérique », les pays du Sud doivent faire face à la nature complexe de la connais-sance, c’est-à-dire à une véri-

table « fracture cognitive ». Les obstacles à un accès fluide et régulier aux connaissances reflètent pour ces pays, non pas un handicap instrumental dû au manque de diffusion et/ou de maîtrise de l’outil technolo-gique, mais des réalités socio-économiques et sociopolitiques divergentes. Nombre de ces pays disposent en effet d’excédents financiers importants et ont recours à des contrats clé-en-main réfractaires aux transferts technologiques et à la maîtrise des opérations d’ingénierie et/ou de coordination des pro-jets. Ce n’est donc pas la faute à la globalisation des connais-sances qui autorise la diffusion des externalités technologiques dans les systèmes économiques et technologiques des pays bénéficiaires (Caves, 1974 ; von Hippel, 1988 ; Cantwell,

1989 ; Rodriguez-Clare, 1997 ; Blomstrom et Kokko, 1998 ; Haskel et al., 2002), mais qui sont conditionnelles aux niveaux des capacités d’absorption des entreprises nationales et des travailleurs du savoir (Cohen et Levinthal, 1990 ; Narula, 2004). Dit autrement, nonobstant toutes les défaillances induites par le processus de globalisation pour les pays du Sud, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Car ce sont avant tout les régimes endogènes d’accumula-tion dans la plupart de ces pays qui sont aujourd’hui incapables d’atteindre un seuil de percola-tion qui leur permette de réussir leur inclusion dans la division cognitive internationale du tra-vail et de briser le cercle vicieux de l’effet Saint Matthieu.

Bénéficier des externalités posi-tives, des fertilisations croisées et des effets d’entraînement propres à l’économie fondée sur la connaissance et liés aux dynamiques d’agglomération et de clusterisation implique pour les économies du Sud de disposer d’un stock mini-mal de ressources cognitives en terme de capacités d’échange, d’absorption et d’apprentissage. Car la création de connaissance et l’innovation ne sauraient se faire jour ex nihilo et/ou être décrétées ex ante mais émergent à partir de capacités créatives et de contextes réceptifs et incu-bateurs. Apple en est l’exemple-type : aucun de ses trois grands succès – l’iPod, l’iPhone et l’iPad – ne peut être considéré comme étant totalement ori-ginal. Le succès d’Apple est en effet fondé sur une culture de création et des routines d’exploi-tation et d’exploration des meil-leures pratiques qui ne peuvent être décrétées mais émergent de la conjugaison de facteurs multidimensionnels spécifiques et issus d’un long processus de sédimentation. Il est normal que de telles phases de décanta-tion et de disposition en strates, complexes et non-linéaires, s’étalent sur le long-terme et ne puissent résulter que d’une émergence ex post, contingente et idiosyncratique. De plus, elles sont dépendantes d’un sentier d’évolution et de verrouillages qui autorisent difficilement des bifurcations ou des possibilités de brûler des étapes.

Néanmoins, cette architecture mondiale des connaissances demeure à géométrie variable et une refonte profonde de la déconnexion hémisphérique entre les activités productives linéaires et non-linéaires assor-tie de la réinclusion de l’hémis-phère sud dans la division inter-nationale des connaissances pourrait assurément déboucher sur une maximisation et surtout

une soutenabilité de la richesse globale créée par un monde tripolaire dans le sens d’un jeu win-win-win.

Notes et références1. En référence à un verset biblique : « car on donnera à celui qui a, et il sera dans l ’abondance; mais à celui qui n’a pas, on lui ôtera même ce qu’il a », Évan-gile selon Saint-Matthieu 25: 29.Magnus Blomstrom et Ari Kokko, « Multinational corporations and spill-overs », Journal of Economic Sur-veys, 1998, no. 12, p. 247-277.John Cantwell, Technological Innova-tion and Multinational Corporations, Oxford: Blackwell, 1989.Richard E. Caves, « Multinational firms, competition and productivity in host-country market », Economica, 1974, vol. 41, p. 176-193.Wesley M. Cohen et Daniel A. Levinthal, « Absorptive Capacity: A New Perspective on Learning and Innovation », Administrative Science Quarterly, 1990, vol. 35, p. 128-152.Jonathan E Haskel, Sonia C. Pereira et Matthew J. Slaughter, « Does inward foreign direct investment boost the productivity of domestic firms? », NBER Working Paper, 2002, no. 8724.John C. Huber, « Cumulative advan-tage and success-breeds-success. The value of time pattern analysis », Jour-nal of the American Society for Informa-tion Science, 1998, vol. 49, p. 471–476.Jeffrey R. Immelt, Vijay Govindara-jan et Chris Trimble, « How GE Is Disrupting Itself », Harvard Business Review, 2009, vol. 87, no. 10, p. 56-65.Robert K. Merton, « The Matthew effect in science », Science, 1968, vol. 159, no. 3810, p. 56-63.Robert K. Merton, « The Matthew Effect in Science, II: Cumulative Advantage and the Symbolism of Intellectual Property », ISIS, 1988, Vol. 79, p. 606-623.El Mouhoub Mouhoud, « Division internationale du travail et économie de la connaissance », in C. Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, Paris, 2003.Rajneesh Narula, « Understanding absorptive capacities in an “innova-tion systems” context consequences for economic and employment growth », DRUID Working Papers 04-02, DRUID, 2004, Copenhagen Business School.Bruce Nussbaum, « Get Creative! How to build innovative compa-nies », Business Week, August 1st 2005, p. 60-69.Daniel H. Pink, A Whole New Mind: Why Right-Brainers Will Rule the Future, New York: Riverhead Books, 2006.Andres Rodriguez-Clare, « Multi-nationals, Linkages and Economic Development », American Economic Review, 1997, vol. 86, no. 4, 852-873.Stan Shih, Me-Too is Not My Style: Challenge Difficulties, Break through Bottlenecks, Create Values, Taipei: The Acer Foundation, 1966.Eric von Hippel, The Sources of Inno-vation, New York: Oxford University Press, 1988.

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perspectives n. 7 — été | summer 2012 perspectives n. 7 — été | summer 2012

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À l’aube du iiie millénaire, l’équité en santé est devenue un thème important. Cepen-dant, le terme équité peut avoir différentes significations chez différents auteurs. De plus, les principes sous-jacents à la défi-nition de l’équité et sa concep-tualisation peuvent aussi varier selon les contextes économique, philosophique, médical, poli-tique, éthique ou autres. L’équité en santé est en fait un problème multidimensionnel qui n’est pas facile à mesurer, surtout quand il s’agit de phénomènes qui varient avec le temps et l’espace (Boutayeb 2011).

L’équité en santé nécessite des définitions concises des concepts et outils utilisés soit pour décrire la distribution des mauvais états de santé en tant que phénomène temporel et spatial, soit pour comprendre les causes sous-jacentes aux inégali-tés injustes et évitables. Le débat sur l’équité en santé nécessite de répondre à un certain nombre de questions préalables : quelle est la différence entre iniquité en santé et inégalité en santé et, si les deux notions sont dif-férentes, à quel moment une inégalité devient-elle une ini-quité ? Qu’entendons-nous par inégalité en santé ? S’agit-il des services de santé (accès, utili-sation, dépenses), de l’état de santé (bonne santé, morbidité, mortalité) ou autres ? Puisque l’inégalité suppose la comparai-son, que comparons-nous ? Les catégories socioéconomiques,

les régions géographiques ou les groupes d’appartenance dif-férents (sexe, religion, niveau d’éducation, groupe ethniques, catégories d’âge) ? De quels outils disposons-nous pour mesurer les inégalités en santé ?

Il est important de souligner que les mesures des inégalités en santé dépendent de : 1) l’ap-proche adoptée pour distinguer différents groupes de popula-tions, 2) des variables de santé à décrire et 3) des méthodes et outils utilisés pour la description et l’analyse. Dans certains cas, le même ensemble de données peut conduire à des conclusions contradictoires selon qu’on uti-lise les différences absolues, les rapports relatifs, les côtes ou odds, l’indice relatif d’inégalité, l’indice de concentration, l’in-dice de Gini, l’indice de Robin Hood ou encore les indicateurs d’entropie ou de régression.

DÉFINITION DE L’ÉQUITÉ EN SANTÉCommençons par signaler que la dénomination « équité en santé » ne fait pas l’unanimité. Dans la majorité des cas, on fait référence à la définition utilisée dans la littérature anglo-saxonne (equity, equality, fairness). Ceci nous amène à répondre à la première question posée en introduction, à savoir que les inégalités ne sont pas toutes des iniquités. La différence entre égalité et équité réside dans le fait que le premier terme donne le résultat d’une comparaison

sans jugement de valeur alors que le deuxième porte un juge-ment qui qualifie le résultat de juste ou injuste. On s’inté-resse donc particulièrement aux inégalités non génétiques et non biologiques mais qui sont jugées évitables et injustes. Comme corollaire immédiat à ceci, on peut prendre l’exemple des inégalités biologiques entre hommes et femmes ou entre jeunes et personnes âgées, qui ne sont pas considérées comme des iniquités. Par contre, le fait que les enfants nés dans des pays développés puissent espé-rer vivre 80 ans ou plus alors que dans plusieurs pays d’Afrique l’espérance de vie est inférieure à 50 ans constitue une iniquité flagrante. Cependant, comme l’a signalé le rapport de la com-mission sur les déterminants sociaux de la santé, l’iniquité en santé ne se limite pas unique-ment entre pays riches et pays pauvres. « Dans tous les pays, quel que soit le niveau de revenu national, la santé et la maladie suivent un gradient social : plus la condition socio-économique est basse, moins la santé est bonne » (CDSS, 2008).

En réponse à la deuxième ques-tion de l’introduction, on parle souvent d’égalité d’accès aux soins de santé et/ou à l’utilisa-tion des services de santé. En 1977, la 30e Assemblée mon-diale de la Santé a adopté la résolution WHA 30.43 (Santé pour tous (SPT) en l’an 2000). La résolution précise que : « le

principal objectif social des gou-vernements et de l’Orgnisation mondiale de la Santé (OMS) dans les prochaines décennies devrait être de faire accéder d’ici l’an 2000 tous les habitants du monde à un niveau de santé qui leur permette de mener une vie socialement et économiquement productive… Cibler les inégali-tés en santé présente le défi de changer la tendance en amélio-rant les opportunités de santé des nations et groupes désa-vantagés ». Dans le programme SPT, l’équité en santé est défi-nie comme : 1) accès égal pour besoin égal aux soins dispo-nibles, 2) utilisation égale pour besoin égal et 3) qualité égale de soins pour tous.

Les chercheurs distinguent entre deux notions d’équité : l’équité horizontale qui pré-conise soins égaux à besoins égaux, en opposition à l’équité verticale qui recommande plus de soins pour des gens qui ont des grands besoins. Bien que les deux notions soient acceptables et louables, il ne demeure pas moins que leur application exige plus de réflexion et de consen-sus surtout quand il s’agit de décerner entre responsabilité individuelle et sociétale. Est-il équitable de chercher à ce que deux individus aient le même niveau de santé sachant que l’un d’entre eux choisit délibérément un mode de vie malsain ?

Dans la littérature sur l’équité en santé, il est souvent fait référence

aux travaux du philosophe amé-ricain John Rawls qui propose un « juge impartial » qui ignore sa position sociale dans la société et pour qui l’équité serait le meil-leur choix permettant d’éviter le grand fossé entre avantagés et désavantagés. Dans sa théorie de justice, il définit l’équité (fair-ness) à partir de deux principes : le premier postule que « chaque personne a le même droit au plus haut niveau de libertés de base possible, compatible avec un niveau de liberté similaire pour les autres ». Le second principe complète le premier en préconi-sant l’efficacité dans des condi-tions d’égalité des chances pour tous. Il faut signaler, cependant, que pour certains critiques, la théorie de Rawls sur l’équité se limite aux frontières du système libéral américain (Rawls 1971)

Pour Amartya Sen, le droit équi-table à la santé ne se limite pas à l’offre de services et de soins de santé pour tous, il nécessite aussi l’égalité des capacités à conver-tir les possibilités offertes en acquis concrets. Les individus et les sociétés doivent avoir les capacités de mener le genre de vie qu’ils désirent. Selon cette théorie, l’exemple suivant est édifiant : en supposant que deux individus A et B nécessitent les mêmes soins et que les services qui offrent ces soins soient dis-ponibles on pourrait hâtivement conclure qu’il s’agit d’une équité horizontale. Cependant, si la personne A est suffisamment instruite pour suivre le traite-ment dans les règles tandis que B est dans l’impossibilité de le faire seule, alors il s’agira plu-tôt d’équité verticale qui exigera que B reçoive un soutien pour le suivi correct du traitement.

La Société internationale pour l’équité en santé a adopté une définition issue du consensus obtenu par un ensemble d’experts réunis à La Havane en 2000 : « L’équité en santé est l’absence de différences systématiques et potentiellement remédiables dans un ou plusieurs aspects de santé à travers les populations ou groupes de populations défi-nis socialement, économique-ment, démographiquement, ou géographiquement ».

D’après Whitehead (1990), l’iniquité en santé signifie qu’il existe des différences en santé injustes et inéquitables entre dif-férents groups sociaux. Ces dif-férences, non génétiques et non biologiques, sont plutôt géné-rées par des conditions sociales. Pour cet auteur, les inégalités en

L’ÉQUITÉ EN SANTÉ : UN DÉFI DU XXIe SIÈCLEAbdesslam Boutayeb | résident AUF à l’IMéRA de Marseille

Abdesslam Boutayeb a obtenu un doctorat de iiie cycle en analyse de données à l ’université de Pau et des Pays de l ’Adour (1983) puis Un MSc et un PhD en Analyse Numérique à l ’université de Brunel, West London (1990). Il est actuellement professeur de l ’enseignement supérieur au département de mathématiques de la fa-culté des sciences, université Mohamed ier à Oujda, Maroc. Ses travaux portent principalement sur l ’analyse numérique et il s’intéresse actuellement aux modéles mathématiques appliqués aux maladies transmissibles et non transmissibles. Depuis quelques années, ses recherches portent particulèrement sur l ’équité en santé.

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santé qui sont des iniquités ont trois caractéristiques 1) elles sont systématiques, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas aléatoires mais suivent plutôt un schéma social consistent, 2) elles sont produites socialement et non le résultat biologique ou d’autre processus fixé et 3) elles sont lar-gement perçues comme injustes et inéquitables.

Dans le même sens, la Com-mission de l’OMS sur les déter-minants sociaux de santé défi-nit l’iniquité en santé dans les termes suivants : « Là où des différences systématiques de santé sont jugées évitables par une action raisonnable, elles sont tout simplement injustes ».

La Commission met l’accent sur le lien qui existe entre l’équité en santé et les déterminants sociaux de la santé donnés par les conditions dans lesquelles un individu vient au monde, gran-dit, travaille et vieillit. Après une analyse scrutatrice et com-parative des inégalités de santé dans les pays et entre les pays, la commission conclut : « Le mau-vais état de santé des pauvres, le gradient social de la santé dans les pays et les profondes iné-galités sanitaires entre les pays sont dus à une répartition iné-gale du pouvoir, des revenus, des biens et des services aux niveaux mondial et national, aux injus-tices qui en découlent dans les conditions de vie concrètes des individus (accès aux soins, scola-risation et éducation, conditions de travail, loisirs, habitat, com-munauté, ville) et leurs chances de s’épanouir. La répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène naturel ».

INSTANCES INTERNATIONALES ET ÉQUITÉ EN SANTÉL’équité en santé n’est pas un thème nouveau. Sans remonter aux discussions philosophiques, économiques ou politiques lointaines, on peut au moins suivre son émergence (ou re-émergence) depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. En effet, une des premières expres-sions explicites est formulée dans la constitution de l’OMS adoptée en 1946 et entrée en vigueur deux années plus tard, stipulant que : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infir-mité. /…/ La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ».

La considération du « meilleur état de santé possible » comme un droit de l’homme fonda-mental a fait également l’objet des articles 1 et 25 de la Décla-ration universelle des droits de l’Homme (DUDH) en 1948 qui déclare clairement que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. /…/ Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assu-rer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour

l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médi-caux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de vieil-lesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsis-tance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».

La déclaration Alma-Ata issue de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires tenue en septembre 1978 est considérée comme une plate-forme de référence préconisant l’équité en santé à travers la promotion de la santé publique et via l’action intersectorielle sur les déterminants sociaux de la santé. En réaffirmant que la santé est un droit humain fon-damental bien souligné dans la Constitution de l’OMS et la DUDH, cette déclaration attire l’attention sur les inégalités en santé aussi bien entre pays qu’à l’intérieur d’un même pays : « Les inégalités flagrantes dans la situation sanitaire des peuples, aussi bien entre pays développés et pays en développement qu’à l’intérieur même des pays, sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables et constituent de ce fait un sujet de préoccupation commun à tous les pays » (Alma Ata, 1978).

Les années 1980 ont été mar-quées par les fameux Pro-grammes d’ajustements struc-turels imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international aux pays en voie de développement. Ces pro-grammes étaient, soi-disant, conçus pour rétablir les équilibres macro-économiques internes et

externes dans le but de relancer une croissance et un dévelop-pement économique dans les pays du Sud. Cependant, loin de réaliser ses objectifs annon-cés, la stratégie s’est traduite par une réduction catastrophique des politiques sociales, sani-taires et éducatives. D’ailleurs les rapports de la Banque mon-diale ont rapidement changé de langage en avouant que la pau-vreté et les inégalités sociales allaient grandissant et que les

services de santé destinés aux pauvres profitaient plutôt aux plus aisés. Le rapport de 2006 parle de la trappe des inégalités selon laquelle les inégalités éco-nomiques, politiques et sociales tendent à se perpétuer dans le temps et à travers les générations.

Afin de répondre aux inquié-tudes grandissantes concernant la persistance et l’aggravation des inégalités, l’OMS a formé en 2005 la Commission des déterminants sociaux de la santé (CDSS). Le rapport final de la Commission, rendu public en août 2008 donne des exemples frappants d’inégalités à l’inté-rieur des pays et entre pays. « Les différences énormes et évi-tables en santé inter et intra pays posent une question de justice sociale. » Pour la CDSS, l’injus-tice sociale tue les gens sur une grande échelle et la réduction des inégalités en santé est un impé-ratif éthique. À cet effet, elle émet trois recommandations : 1) améliorer les conditions de vie quotidiennes, 2) lutter contre les inégalités dans la répartition du pouvoir, de l’argent et des res-sources, 3) mesurer et analyser le problème et évaluer l’efficacité de l’action menée.

Suivant les recommandations de la CDSS et de la Résolution WHA62.14, l’OMS a organisé avec le concours du gouverne-ment du Brésil la Conférence mondiale sur les déterminants sociaux de la santé (CMDSS) en octobre 2011 à Rio de Janeiro. À l’issue de cette rencontre impor-tante, les représentants des gou-vernements présents ont adopté la Déclaration politique sur les déterminants sociaux de la santé.

Les signataires ont exprimé leur détermination à atteindre l’équité sociale et en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé et du bien-être moyennant une approche intersectorielle globale. Le second point de la déclaration réaffirme le besoin d’agir tous pour l’équité afin de réaliser le rêve de la santé pour tous : « Nous considérons que l’équité en santé est une responsabilité partagée qui exige l’engagement de tous les secteurs des pouvoirs publics, de toutes les couches de la société et de tous les membres de la communauté internatio-nale pour une action mondiale de “tous pour l’équité” et en faveur de la “santé pour tous” » (Déclaration CMDSS, 2011).

Le troisième point de la déclara-tion rappelle avec force la mul-titude de chartes, déclarations, conférences et rencontres qui ont soulevé la question d’équité en santé depuis plus de 65 ans : « Nous rappelons avec force les principes et les dispositions qui figurent dans la Constitution de l’OMS, dans la Déclaration d’Alma-Ata de 1978 et dans la Charte d’Ottawa de 1986 et qui ont été présentés lors d’une série de conférences internationales sur la promotion de la santé, où a été réaffirmé le caractère essen-tiel de l’équité en santé et où il a été reconnu que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques sa condition économique ou sociale ».

La déclaration insiste sur le fait que les inégalités en matière de santé sont souvent injustes et évitables et que l’équité en santé est un facteur principal pour la paix, la sécurité et le développe-ment durable de façon générale. Elle réaffirme que les inégalités en santé, dans chaque pays et entre les pays sont politique-ment, socialement et économi-quement inacceptables. « Nous réitérons notre détermination à agir sur les déterminants sociaux de la santé, conformément à la décision prise collectivement par l’Assemblée mondiale de la Santé et qui est reflétée dans la résolution WHA62.14 (Réduire les inégalités en matière de santé par une action sur les déterminants sociaux de la santé), qui prend note des trois recommandations principales de la Commission des déterminants sociaux de la santé ».

OUTILS DE MESURE DE L’ÉQUITÉ EN SANTÉLes stratégies visant la réduc-tion des inégalités en santé nécessitent des outils de mesure

et d’analyse qui permettent d’évaluer l’efficacité des actions entreprises. Les méthodes uti-lisées dans le domaine des iné-galités de santé sont nombreuses et variées. Elles proviennent généralement des disciplines suivantes : statistique, écono-mie, démographie et épidémio-logie. Le choix d’une méthode de mesure d’inégalité dépend du type de données et du but recherché. À titre d’exemple, l’analyse de données quantita-tives déterministes fournies par des registres (mortalité, morbi-dité, accès aux services et utili-sation de soins, etc.) diffère de l’analyse de données obtenues à l’aide d’enquêtes de percep-tion généralement subjectives et qualitatives (question de type : pensez-vous que votre santé est 1) très bonne, 2) bonne, 3) moyenne, 4) mauvaise ou 5) très mauvaise ?). Le choix du type d’analyse dépend aussi de la population (globale, nationale, groupes, individus), de l’éten-due des données dans l’espace géographique (international, national, régional, local) et de la possibilité de tendance dans le temps.

Selon le contexte, les princi-pales méthodes utilisées sont : différences absolues ou rela-tives, étendue, rapports inter-quartiles et interquintiles, Odds ratios, indice relatif d’inégalité (régression), coefficient de varia-tion, dispersion logarithmique, indices de Gini simple et géné-ralisé, indice de concentration, indice de Robin Hood et indices d’entropie (Theil, Atkinson, Boutayeb et Hemert 2011).

RéférencesAlma Ata 1978 [http://www.who.int/topics/primary_health_care/alma_ata_declaration/fr/]Abdesslam Boutayeb, Social deter-minants and health equity in Morocco, 2011 [http://www.who.int/sdhconfe-rence/resources/draft_background_paper12_morocco.pdf ]Abdesslam Boutayeb et U. Helmert, « Regional disparities, social inequa-lities and health inequity in North African Countries », in International Journal for Equity in Health, 2011, p. 10-23.John Rawls, A Theory of Justice, Cam-bridge, Mass, Harvard University Press 1971.Margaret Whitehead, The concepts and principles of equity and health, World Health Organisation, Copenhagen 1990.Rio Political Declaration on Social Determinants of Health 2011 [http://www.who.int/sdhconference/declaration/en/]CDSS [http://www.who.int/social_determinants/final_report/media/csdh_report_wrs_fr.pdf ]

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. /…/ Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’in-validité, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».

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DISCOUNTING WHILE TREATING GENERATIONS EQUALLYGeir Bjarne Asheim | résident à l’IEA de Paris

Licencié en mathématiques et en économie de l ’université de Bergen, Norvège, et docteur en économie de l ’université de Californie, à Santa Barbara, il est éga-lement professeur d’économie à l ’université d’Oslo depuis 1994 et a occupé des postes de professeur invité dans de nombreuses universités américaines incluant Cornell, Harvard, Northwestern et Stanford. Ses principaux domaines de recherche sont la théorie des jeux et l ’équité intergénérationnelle, au sujet de laquelle il publie depuis plus de vingt-cinq ans.

There are about 7 billion people currently alive. About 100 bil-lion people have ever lived. Hence, the ratio of people who have ever lived in the past to people living today is about 14 to 1. With 500 million years left of the earth as acceptable habitat for humans, population being stable at 10 billion with an average length of life equal to 71 years, the ratio of people who will potentially live in the future to people living now is about 10 million to 1. These observations indicate that there are many people that may potentially live in the future.

There are clear conflicts of inte-rest between generations, in the sense that the wellbeing of future generation may be under-mined unless we take costly action today. Examples of such costly current action with future benefits include:• abating greenhouse gas emis-

sions, which mitigates future climate change;

• preserving biodiversity, which widens options for future generations;

• exploiting soil and water resources with caution, which increases the potential for future food production;

• using antibiotics with care, which reduces future health problems.

If we adopt a purely consequen-tialist position (by abstracting from entitlements and proce-dural issues) and seek to eva-luate such current action from an impartial perspective, what criteria should be used? Does equal treatment of generations rule out that future generations’ wellbeing are discounted? Such questions can be posed within the axiomatically based field of intertemporal social choice1.

Equal treatment is often—e.g., in the debate following the publication of the Stern Review Report on the Economics of Climate Change—associated with utilitarianism, where a car-dinal index (utility) of wellbeing is summed over all generations. However, if we model the many potential people in the future by assuming that there infini-tely many generations, then this criterion assigns zero relative weight to the present genera-tion’s interest; in fact, to the interest of any finite number of generations. It leads to the unappealing prescription that the present generation should endure heavy sacrifices even if

it contributes to only a tiny gain for all future generations.

The criterion of maximizing the wellbeing of the worst-off generation (maximin) also treats generations equally, but assigns zero relative weight to all gene-rations but the worst-off. It leads to the unappealing prescription that the present generations should not do an even negligible sacrifice for the benefit of better off future generations.

This dilemma—that the ethical commendable requirement of equal treatment seems to lead to unappealing prescription when applied in actual criteria of intergenerational equity—has been a main motivation for my own research during the last few years, leading to the criteria of sustainable discounted utilitaria-nism (SDU) and rank-discounted utilitarianism (RDU)2.

According to both these crite-ria, discounting future utility is OK as long as the future is better off than the present, the-reby trading-off current sacrifice and future gain. Hence, in this case, future’s higher wellbeing is discounted for two reasons: (i) at a higher level, its wellbeing contributes less to utility, and (ii) being better off, its utility is assigned less weight. Hence, if wellbeing is perfectly correlated with time, these criteria work as the ordinary time-discounted utilitarian criterion economists usually promote. The important

difference is that, in the criteria of SDU and RDU, the future is discounted because priority is given to the worse off earlier generations.

However, if the present is better off than the future, then priority shifts to the future. Hence, in this case, future utility is not dis-counted, implying that zero rela-tive weight is assigned to present wellbeing. As shown formally in the case of RDU, such rank-dependent utility discounting is compatible with equal treat-ment of generations. Moreover, both SDU and RDU yield see-mingly appealing consequences in economic models (also where natural resources are important) and provides a resolution of the above mentioned dilemma.

A first effort in combining such recent advances within the field of intertemporal social choice with empirical evaluation of climate-change policies has already been done3. However, applying criteria for interge-nerational equity to a distri-butional problem like climate change requires that the crite-ria explicitly take into account that population size changes over time and that the effects of present policy have uncertain future consequences. The main research question during my stay at Paris IAS is to consider how to extend analyses of inter-generational equity, in particular RDU, to variable population and uncertainty.

It appears relatively straight-forward to extend criteria to the case where population size changes exogenously over time. RDU can be generalized to such a situation, by letting individuals rather than generations be the object of analysis.

It is more challenging to analyze a situation where population changes endogenously, e.g., as a consequence of climate change. Climate change may prevent the existence of a great many people who would otherwise have existed. One cannot simply ignore the loss of such potential lives. Rather, it seems natural to assume that there exists a criti-cal level of well-being which, if experienced by an added indi-vidual without changing the well-being levels of the existing population, leads to an alterna-tive which is as good as the ori-ginal. This raises the question of how to merge such critical-level population ethics with RDU.

To handle uncertainty, one can in principle think of two polar approaches. An ex post approach is first to value each realization and then assign probability weights to the different reali-zations. An ex ante approach is first to determine a certainty equivalent for each individual/generation and then value the stream of certainty equiva-lents. When applying SDU and RDU to uncertainty, the choice between these approaches mat-ters for policy evaluation: in

the context of climate change, the possibility for catastrophic consequences is assigned more weight if the ex post approach is adopted. This raises the pro-blem of how to determine what axiomatic basis exists for each of these positions and thereby shed light on which one fits more naturally with SDU and RDU.

Finally, the issues of population and uncertainty might be inter-related. In particular, the Stern Review argued that the proba-bility that the human race will be extinguished is the primary justification for utility discoun-ting. This raises the question of how SDU and RDU can take into account this concern.

Notes1. Geir B. Asheim, « Intergenerational equity », Annual Review of Economics 2, 2010, p. 197–222.2. Geir B. Asheim & Tapan Mitra « Sustainability and discounted utili-tarianism in models of economic growth », Mathematical Social Sciences 59, 2010, p. 148–169; Geir B. Asheim, Tapan Mitra & Bertil Tungodden, « Sustainable recursive social welfare functions », Economic Theory 49, 2012, p. 267–292; Geir B. Asheim & Sté-phane Zuber, « Justifying social dis-counting: the rank-discounted utili-tarian approach », Journal of Economic Theory, 147, 2012, p. 1572–1601.3. Geir B. Asheim & Simon Dietz, « Climate policy under sustainable discounted utilitarianism », Journal of Environmental Economics and Man-agement 63, 2012, p. 321–335.

• COLLEGIUM DE LYONLars BEHRISCH Le discours politique des chiffres en France et en Allemagne à la fin de l’Ancien RégimeEdward CASTLETON Pierre-Joseph Proudhon et la pensée sociale et socialiste française au xixe siècle

Felipe De ALBA Gover-ning Natural Resources in a Context of Climate ChangeTarleton GILLESPIE The new Gatekeepers: The pri-vate Governance of cultural

Values and its Implications for public DiscourseMarie Seong-Hak KIM Law and custom in KoreaChristophe LÉCUYER Histoire de la loi de Moore Charles N. Li Language, its Origin and linguistic Theory Marta MADERO Le ius in corpus marital de Gratian à Thomas Sanchez James MARSHALL Curious Robots: Developing an integra-ted Architecture for self-motivated Robot Learning, Categorization and Prediction

Cathy McCLIVE Iden-tifying the Experts: The Trials of medical Practitioners in

the Ancien Régime. Courtroom: Lyon, 1670-1789Teresa PROTO Éléments de stabi-lité et de éléments de variation dans les chants de tradition orale

• IMéRA AIX-MARSEILLEMarouane BEN MILED Tradi-tions mathématiques dans le pourtour méditerranéen

Abdesslam BOUTAYEB Health Equity and Human

Development in the Mediterranean Area Paola CANTU L’épistémologie italienne à la fin du xixe siècle : une contamination féconde ?

Morad DIANI Interro-ger les biais à la diffusion

cognitive entre les deux rives de la Méditerranée Anne DU BOISTESSELIN 11111-13000 (codes postaux Bab el Louk Le Caire et Marseille)James GIMZEWSKI An Art/Sci Exploration of Creativity and Ima-gination in fields of Nanotechnology and its future Role on Society with emphasis on Nano-Neuromorphic Information Technology and Mate-rial NanoarchitectonicsNicola MAI Embodied Cosmopoli-tisms: Migration, Gender and Sexua-lity in the global Sex TradeMariateresa SARTORI et Bruno GIORGINI The Physics of the City. Complexity in Urban Mobility Networks from Venezia to MarseilleJaviera TEJERINA RISSO VaguesVictoria VESNA Sounds of Thin-king: Bioacoustics in Human / Ani-mal Relations

• IEA DE NANTESAlonso BARROS Propriétés cachées : les personnes, la mort et les masques juridiques en Amérique du Sud

Upendra BAXIAhmed BEN NAOUM L’insti-tution imaginaire de la société en Afrique du Nord-ouest

Jean-Godefroy BIDIMA Soins et fragilité en Afrique. Éthique narrative et sollici-

tude en Afrique, approches interdis-ciplinaires et interculturelles Luca D’AMBROSIO La poli-tique criminelle à l’épreuve de la lutte contre l’immigration irrégulièreDany-Robert DUFOURRecherche des axiomes minimaux nécessaires à la fondation d’une poli-tique de civilisation Philippe FORÊTEmbourbée dans l’Asie coloniale : la découverte précoce du réchauffement climatique

Didier GONDOLA Cow-boys sous les tropiques : jeunesse, culture populaire

et masculinité à Kinshasa à l’ère colonialeHuri ISLAMOGLU Contester la règle de droit : la règle du marché et la justice sociale dans les xviiie et xixe sièclesBrian LANGILLE Le droit du tra-vail est-il possible ?Bin LI La contribution du droit chinois à la synergie entre droits de l’homme et droit du commerce dans le contexte de l’internationalisation du droitPierre MARÉCHAUX Dialectique de la similitude : prolégomènes à une histoire de l’interprétation dans la pensée et les arts occidentauxJeseong PARK Une représenta-tion post-moderne de la pré-moder-nité : le travail en sous-traitance Robert SALAIS Le travail et l’Eu-rope : histoire d’un échec annoncéPierre SONIGO Une vie en nousCosimo SOZZO Globalisation du modèle de régulation et gestion des risques alimentaires pour la santé humaineSalvador URRIETA GARCIA Espace Public, mémoire urbaine et projet localAshok VAJPEYI Each his own firePriyadarshini VIJAISRI Com-prendre les intouchables : idéologie des opprimés Ana-Maria ZAHARIADEHommage à Vitruve

• IEA DE PARISFacundo ALVAREDO The Long Run History of Economic Inequality

Geir Bjarne ASHEIM Exten-ding Analysis of Intergenerational Equity to variable Population and UncertaintyViktor CERNY Peoples of the Afri-can Sahel - the Role of Migrations in Shaping Their Genetic Structure

Michael DIETLER Celts – Ancient, Modern, Post-modern: Identity, Globali-

zation, and the Consumption of the PastRoberto FREGA The Social Sources of Normativity : a practice-based approach to the study of norms Omar GUEYE Mai 68 au Sénégal : Senghor face au monde du travail Danièle JOLY Les femmes issues

de l’islam en France et en Grande-Bretagne et leur participation politique Gabor KLANICZAY StigmataDing NING Suddenly Modern: Tra-ditional Chinese Aesthetics in Trans-formation at the Opening Ceremony of the Beijing 2008 Summer Olym-pic GamesBrian OGILVIE Nature’s Bible: Insects in European Art, Science, and Religion from the Renaissance to the Enlightenment Nuccio ORDINE Image et PhilosophieVito PERAGINE On the Measu-rement of Inequality of Opportunity Alessandro PIZZORNO Le pro-blème du fondement électoral de la démocratieEmmanuelle SAADA L’État de droit colonial : le Code de l’indigénat dans l’empire colonial français (xixe et xxe siècles) Peter SAHLINS The Symbolic Lives of Animals and the Making of the French Classical

Zekeria Ahmed SALEM L’esclavage en Afrique

contemporaineSusanna SPERO Une poésie en exil. L’invention de la langue chez Ghérasim LucaJavier VARGAS DE LUNA Captivité et mémoire dans le roman latino-américain contemporain Johan WAGEMANS Repenser la psychologie gestaltiste de la percep-tion visuelle à la lumière des sciences de la vision contemporaine

• COLLEGIUM DE LYON

Luigi DELIAa dirigé le numéro n° 62 de Cor-pus, Revue de philosophie, inti-tulé La peine de mort.

Felipe de ALBAa publié, avec Carlos Gallegos et Elias Huaman, Las ciencias sociales frente a los problemas emergentes : ¿Cómo analizarlos ?, Bubok, Espagne, Collegium de Lyon, UNAM, UAM.

• IMéRA AIX- MARSEILLE

Constance HAMMONDMembre du comité de pilotage de l’IMéRA, directeur de recherche Inserm à l’Institut de neurobio-logie de la Méditerranée (Inmed) et présidente de l’association Tous Chercheurs, a reçu les insignes de chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur le 15 juin. Cette distinction lui a été remise en hommage à son implication dans le domaine de la commu-nication scientifique en direction des jeunes.

Nicola MAIAnthropologue et résident à l’IMéRA, il vient de publier avec Mary J. Hickman et Helen Crowley Migration and Social Cohesion in the UK, Palgrave Macmillan, Londres, 2012, 240 p.

• IEA DE NANTES

Alain SUPIOTDirecteur de l’IEA de Nantes, il vient d’être élu au Collège de France. Il devient titulaire de la chaire « État social et mondia-lisation  : analyse juridique des solidarités ».

L’Indian-European Advanced Research Network s’est réuni les 14 et 15 juin autour de la question de la « Loi de la Langue » à l’IEA de Nantes. L’IEARN organise depuis 2008

des séminaires de recherche permettant de confronter les conceptions indiennes et euro-péennes sur quelques notions-clés, dans les domaines du droit, des sciences politiques, de l’his-toire des idées ou de l’art. La rencontre de Nantes a rassemblé des savants indiens et européens, représentant des approches et des cultures très différentes, sous la responsabilité scientifique d’Alain Supiot.

Le corps humainDifférentes rencontres scienti-fiques autour du corps humain se sont déroulées à l’EA en mai 2012, réunissant des biologistes et des médecins, mais aussi des historiens, des coachs sportifs, des sociologues et des anthro-pologues : le workshop « His-toire de l’émergence du VIH en Afrique » et la journée d’études « Hercule de toujours ». Ce cycle de rencontres a été conclu les 30 et 31 mai par un atelier interdis-ciplinaire sous la responsabilité scientifique de Pierre Sonigo (normalien, docteur en méde-cine et en biologie et résident à l’IEA de Nantes), dont l’objec-tif est d’imaginer une médecine future partant d’une autre vision du corps.

• IEA DE PARIS

Cristina MAZZONIa publié, en collaboration avec Yannis Tsiomis (dir.), Paris, métropoles en miroir. Stratégies urbaines en Île-de-France, La Découverte, Paris, 2012, 240  p. (voir article p. 20 de ce numéro). Florence HULAKChargée de mission à l'IEA de Paris, elle a publié Societés et men-talités. La science historique de Marc Bloch, Hermann, coll. « Philoso-phie », Paris, 2012, 352 p.

Nuccio ORDINEa reçu le premier prix internatio-nal La Calabria nel Mondo le 22 juin 2012 à Rome.

RÉSEAU FRANÇAIS DES INSTITUTS D’ÉTUDES AVANCÉESBureaux : 190-198 avenue de France, 75013 ParisT. : +33 (0)1 49 54 22 55Président : Jacques CommailleDirecteur : Olivier [email protected]étaire générale : Mylène Trouvé[email protected] : Martine-Sophie [email protected] européens : Raquel Sanz [email protected] : Julien Téné[email protected]

COLLEGIUM DE LYONPrésident : Olivier FaronDirecteur : Alain Peyraube15, parvis René-Descartes, 69007 LyonT. : +33 (0)4 37 37 66 [email protected]

INSTITUT MÉDITERRANÉEN DE RECHERCHES AVANCÉES, AIX-MARSEILLEDirecteurs : Roger Malinaet Pierre Livet2, place Le Verrier, 13004 MarseilleT. : +33 (0)4 13 55 21 [email protected]

INSTITUT D’ÉTUDES AVANCÉES DE NANTESDirecteur : Alain SupiotSecrétaire général : Samuel Jubé5, allée Jacques Berque, BP 12105, 44021 NantesT. : +33 (0)2 40 48 30 [email protected]

INSTITUT D’ÉTUDES AVANCÉES DE PARISDirecteurs : Patrice Duran et Alain Schnapp190-198 avenue de France, 75013 ParisT. : +33 (0)1 44 41 32 [email protected]

MISCELLANÉESRÉSIDENTS 04/12 – 07/12

CONTACTS

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perspectives n. 7 — été | summer 2012

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PARIS, MÉTROPOLES EN MIROIRCristiana Mazzoni et Yannis Tsiomis | anciens résidents à l’IEA de Paris

L’ouvrage Paris, Métropoles en miroir. Stratégies urbaines en Île-de-France, Cristina Mazzoni et Yannis Tsiomis (dir.), La Découverte, Paris, 2012, est com-posé d’articles issus des tables rondes et séminaires organisés par l ’IEA de Paris dans son programme « Paris, métropoles en miroir. L’Île-de-France comme région métropolitaine » (2008-2010). De grandes images du territoire métropolitain montrent Paris sous des angles peu connus. Avec notamment les contributions des résidents de l ’IEA de Paris : Carola Hein, Dieter Läpple et Cristiana Mazzoni.

Parmi les questionnements que le programme « Paris, métro-poles en miroir » a suscités, l’un des plus troublants concerne la difficulté actuelle d’appréhender le phénomène métropolitain par une approche de projet partagée par les différentes disciplines, compétences, savoirs et métiers de l’urbain, au-delà de la dimen-sion esthétique et marchande que l’on prête trop souvent aux images et aux dessins. Le fait de percevoir le projet comme un travail démiurgique à la valeur marchande nuit non seulement à la force d’un métier, celui des architectes, urbanistes, ou paysa-gistes, mais aussi à toute tenta-tive d’en définir le sens dans son utilité sociale à l’intérieur d’un dispositif complexe d’acteurs. Le questionnement sur la valeur d’un savoir et d’une compétence spécifiques relève de la philo-sophie et de l’histoire politique. On sait depuis longtemps que la représentation de l’espace révèle l’état et les attentes d’une civi-lisation, et, parfois, les utopies relatives à son expression. Si on admet donc que la forme urbaine représente l’état ou un projet de civilisation, la question qui se pose est la suivante : quelle civi-lisation préfigure aujourd’hui les projets métropolitains des archi-tectes-urbanistes-paysagistes ? S’agit-il de formes de figura-tion différentes de la civilisation urbaine actuelle ou bien d’es-paces différents qui préfigurent de nouveaux systèmes de civi-lisation ? Ainsi, dans le travail de préfiguration apparaît cette vieille distinction entre « dessin et dessein » : dans chaque des-sin se niche un dessein, lequel peut être implicite ou explicite, conscient ou inconscient, prag-matique ou « utopique ». De même, il peut suivre un modèle, être modélisable, ou encore pré-tendre être sans modèle. Par valeur de préfiguration d’un projet, on entend donc non pas sa capacité à être matérielle-ment réalisé, mais le fait que cette valeur s’inscrit dans l’en-semble des valeurs, ou système de valeurs qui est le nôtre, celui de la démocratie, de la liberté, de l’égalité. Aujourd’hui, face aux difficultés à saisir les problé-matiques métropolitaines dans toute leur complexité, le rapport entre politique et culture de la fabrique de l’espace est d’autant plus exacerbé. La question des valeurs partagées, de la traduc-tion de ces valeurs en forme urbaine, de la mise en dialogue des compétences, de la capacité à innover et à préfigurer l’espace à travers un dess(e)in, constitue un problème réel que les débats

contradictoires de nos ateliers ont mis en évidence. L’objec-tif de ce recueil est de mettre en miroir différents savoirs et approches disciplinaires pou-vant toutes interagir dans le travail de conception pour explorer la question suivante : pour quelle civilisation urbaine œuvrons-nous ? Si nous vivons un moment où la politique ins-trumentalise le travail sur le projet, avec, souvent, la com-plicité des projeteurs, il devient essentiel de montrer à partir de quelle « vision du monde » les différents acteurs appréhendent les échelles de la métropole et comment différents métiers participent autant à un projet de société qu’à un projet spatial. Les trois parties de ce recueil corres-pondent à trois façons d’appré-hender la grande échelle : 1. au travers de différentes approches disciplinaires, de leurs notions et objets ; 2. par le regard sur un territoire spécifique, celui de la métropole parisienne ; 3. par le portrait de différentes situations métropolitaines. Le but est de trouver des moyens pour rap-procher le monde politique et le monde culturel, pour trouver des passerelles possibles entre regards, savoirs, savoirfaire et modes d’action.

APPROCHES ET OBJETS DE LA DIMENSION MÉTROPOLITAINE IMAGES ET NOTIONS ABSTRAITESLa dimension métropolitaine peut, tout d’abord, être saisie au

travers des images mythiques fondatrices du modèle de la métropole et qui permettent de décrire deux positions antithé-tiques présentes dans la poli-tique de développement des grandes villes actuelles. Ce sont les images d’Athènes, ville-cité qui, au nom de la démocratie, crée et domine un réseau de cités, et de Rome, ville au centre d’un empire et dominatrice des cités assujetties. La première image renvoie à l’idéologie qui met en avant une solida-rité supposée entre les villes et à l’intérieur des villes, entre les territoires. La deuxième, résume l’attitude liée à la compétiti-vité et à la mise en concurrence des différents centres urbains. Aujourd’hui, la recherche d’un modèle de métropole emblé-matique et exemplaire dans son unité, tel que représenté par ces deux cités de l’Antiquité mais aussi par les grandes villes capitales du xixe siècle, laisse la place à la diversité et à la diver-gence. Divergence dans la mise en forme des territoires, diver-gence dans leur administration, dans la structuration de leurs formes d’économie et dans la distribution de la population. Cette divergence pourrait être pour les villes une richesse si elles se donnent les moyens de la saisir et de la valoriser, mais peut conduire à des catastrophes si les logiques de la concurrence et du libéralisme l’emportent.

Depuis le début du xxe siècle, les images abstraites utilisées par les

urbanistes dans leurs projets à la grande échelle montrent une mise en rapport d’objets phy-siques et immatériels. Cette mise en rapport s’appuie à la fois sur la notion de « hiérarchie » – entre valeurs économiques, sociales et culturelles – et sur la notion de « cohabitation » – entre groupes et individus – permet-tant à la grande ville différentes formes de vivre ensemble. La notion de « configuration », quant à elle, permet de travail-ler les objets dans l’espace en vue d’atteindre une stabilité entre mouvements, flux et relations tendanciellement instables. Les images et néologismes récents relatifs aux territoires métropo-litains témoignent de l’état de confusion face aux nouveaux phénomènes d’urbanisation. La métropole semble ne plus pouvoir être planifiée dans sa dimension globale et devient une ville indéfinie et indéfinis-sable qui ne vit qu’au travers de sa mutation accélérée, incontrô-lée et incontrôlable.

La dimension métropolitaine peut cependant aussi être décrite au travers d’une synecdoque, celle qui permet à l’espace public de devenir la figure de substi-tution de la grande échelle. La dimension métropolitaine est ainsi considérée à la fois dans ce qu’elle offre de matériel, phy-sique, spatial, et dans l’une de ses dimensions immatérielles, celle de l’exercice, dans l’espace, du pouvoir et des droits et devoirs du citoyen. Décrite comme une

« hyperville », dominée par des logiques de réseaux, la métro-pole contemporaine n’est cepen-dant pas à comprendre suivant l’idée de « chaos urbain » qui évacue la question politique. Le projet de l’espace public nie trop souvent la complexité de la ville et du territoire. Les notions de limite, fragmentation, séquence, mixité fonctionnelle, qui ont été opératoires pour les espaces de la ville consolidée devraient se renouveler et s’adapter pour traiter les territoires métro-politains « metamodernes », disloqués.

INFRASTRUCTURESParmi les différents objets con-stitutifs du territoire métropoli-tain, l’attention ne peut pas ne pas se focaliser sur un élément qui, depuis presque un siècle, le parcourt physiquement de long en large : les infrastructures liées au transport. Omniprésentes notamment sur les territoires des franges urbaines, celles-ci ne répondent plus de façon satisfai-sante aux exigences de mobilité, de communication et de capil-larité des tissus des métropoles contemporaines. Quel sera donc le rôle des nouvelles infrastruc-tures du xxie siècle ? Et com-ment pourraient-elles répondre aux nécessités de communica-tion matérielles et immatéri-elles ? On sait que la qualité de vie mais aussi le développement économique d’une métropole dépendent fortement de la qualité des infrastructures qui la relient au monde et l’innervent locale-ment. Certains économistes des transports appréhendent cette qualité à travers la notion d’accessibilité. L’accessibilité au territoire national ou continen-tal des métropoles augmente l’emploi en le concentrant, con-centration qui à son tour rejail-lit sur la qualité de l’accessibilité interne aux emplois en fonction des infrastructures locales de transport et de leur développe-ment. Afin d’estimer la contri-bution réelle de l’accessibilité au développement d’un terri-toire, ils produisent des modèles fondés sur des indicateurs géostatistiques qui expliquent les variations locales d’emploi et permettent d’évaluer l’impact des infrastructures de transports sur l’économie des collectivi-tés touchées. Jusqu’à quel point l’étalement urbain menace-t-il la performance économique des métropoles ? Les métropo-les peuvent-elles fonctionner comme des myriades de sous-bassins d’emploi? À quel prix pour la croissance et l’emploi régional ?