Personnages et paysages dans «Un beau ténébreux» de Julien ...À Alexis, donc, dont je sais sans...

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PERSONNAGES ET PAYSAGES DANS UN BEAU TÉNÉBREUX DE JULIEN GRACQ Réflexion sur la poétique romanesque gracquienne Mémoire VALÉRIE LITALIEN Maîtrise en études littéraires - Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © VALÉRIE LITALIEN, 2013

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PERSONNAGES ET PAYSAGES DANS UN BEAU

TÉNÉBREUX DE JULIEN GRACQ Réflexion sur la poétique romanesque gracquienne

Mémoire

VALÉRIE LITALIEN

Maîtrise en études littéraires - Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© VALÉRIE LITALIEN, 2013

iii

RÉSUMÉ

Au cours de cette étude, nous verrons combien les personnages d'Un beau ténébreux de

Julien Gracq font place à des paysages grandioses qui se sur-impriment à l'humain jusqu'à la

confusion.

En premier lieu, nous nous pencherons sur la question du personnel romanesque. Nous

éclairerons la construction des personnages du roman par clichés, par stéréotypes et par renvois.

Nous observerons comment ses actants se dépersonnalisent et se déréalisent. Et nous

aborderons la question du regroupement sous divers angles.

Dans un second temps, nous étudierons le temps et l'espace romanesques, en portant

une attention particulière à ce dernier. Nous mettrons en lumière les effets liés à la

représentation du paysage chez Gracq. Nous considérerons le décor fictionnel en étudiant le

style gracquien de près pour tenter d'en dégager certaines caractéristiques fondamentales. Ce

faisant, nous envisagerons attentivement la relation qui s'établit dans le roman entre le

personnage et son environnement.

v

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ .............................................................................................................................. iii

TABLE DES MATIÈRES ...................................................................................................... v

REMERCIEMENTS ............................................................................................................ vii

INTRODUCTION .................................................................................................................. 1

PREMIÈRE PARTIE : PERSONNAGES ............................................................................ 15

Les oisifs élégants ......................................................................................................... 20

Allan .............................................................................................................................. 24

Trois archétypes de la féminité ..................................................................................... 32

La problématisation ...................................................................................................... 39

La dépersonnalisation ................................................................................................... 46

L'autoréflexivité ............................................................................................................ 51

Le regroupement ........................................................................................................... 57

Le magnétisme et la fascination .................................................................................... 59

La quête ......................................................................................................................... 63

DEUXIÈME PARTIE : PAYSAGES ................................................................................... 69

Quelques stéréotypes liés au cadre spatio-temporel de la fiction ................................. 72

La déréalisation de l'espace........................................................................................... 74

La métaphorisation ....................................................................................................... 77

La déréalisation du temps ............................................................................................. 79

Le fantastique et l'onirisme ........................................................................................... 84

La théâtralité ................................................................................................................. 87

La sensualité ................................................................................................................. 90

La sacralisation ............................................................................................................. 92

L'anthropomorphisation ................................................................................................ 95

La picturalité ................................................................................................................. 98

Le sublime ................................................................................................................... 103

Le mouvement ............................................................................................................ 108

La dérive ..................................................................................................................... 111

La langue secrète de l'espace ...................................................................................... 114

La correspondance ...................................................................................................... 117

La coïncidence ............................................................................................................ 122

CONCLUSION ................................................................................................................... 125

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE ....................................................................................... 133

vii

REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont à ma directrice, madame Marie-Andrée Beaudet.

Votre présence, votre sensibilité, la richesse de chacun de vos commentaires, votre inestimable

intérêt et votre expérience ont tour à tour eu leur poids au cours du périple qui fut le mien et

pour m'avoir menée, tous ensemble, à bon port, je leur dois, tout d'abord, ma plus sincère

obligation.

Merci, aussi, à tous ceux qui m'ont apporté leur support pendant le voyage et qui ont

partagé, de près ou de loin, mes réflexions : monsieur Éric Van der Schueren, qui, en éclaireur,

m'a fait découvrir, avec toute sa rigueur et son intelligence, cet inépuisable auteur qu'est Julien

Gracq; monsieur Guillaume Pinson et madame Anne-Marie Fortier qui, par leurs lumineuses et

minutieuses lectures, ont rétribué mon travail comme par des phares placés sur l'autre rive, qui

signalent l'arrivée. De pair avec celles de ma directrice, elles m'ont généreusement confirmé

que le chemin parcouru en valait la peine et m'ont communiqué le courage tout autant que

l'envie de prendre mon élan pour un nouveau départ. Merci aussi à mesdames Chantal Fortier et

Lise Lahoud ainsi qu'à monsieur Richard Saint-Gelais qui m'ont rendu le passage plus facile.

Et, puisque, le long de chaque chemin, les rencontres, les échanges et les découvertes

sans cesse se multiplient, à Élise, François, Gentiane, Guy, Julien-Bernard, Martin, Maximilien,

Pascale, Stéphanie et Vincent, je transmets toute la gratitude qui leur revient pour être toujours

restés d'édifiants interlocuteurs et de si signifiants compagnons.

Enfin, je souhaite témoigner ma plus sincère ─ et ma plus amoureuse ─ reconnaissance

à Alexis, avec qui j'ai partagé, durant de longs mois, questionnements, incertitudes, convictions

et vacillements, ceux-là mêmes dont il est le premier à avoir compris la mise.

À Alexis, donc, dont je sais sans en douter qu'il entrevoit les découvertes à venir se

présenter avec autant de passion que d'appétit, et à tous ceux, parents, amis, maîtres et lecteurs,

qui ont placé en moi plus de confiance qu'il ne m'eût été possible de le faire, je dédie cette

étude. Elle porte incontestablement la trace de nos multiples croisements.

ix

Quelquefois j'étais transporté sur un rivage

démesuré de ville glorieuse, enverguée à l'air

de ses mille mâts, criant dans l'air comme un

geyser éteint ses cris figés de pierre, une

pyramide haute de murs à la patine soyeuse

où dans les rues du soir se prenait comme

une glace au-dessus de la banquise de la mer

le cristal noble de l'air sonore, et très loin

par-delà les hautes murailles des trompettes

calmes sans cesse protégeaient une solennité

mystérieuse ─ un port du large lavé des vents

et dévasté par une mer où plongeaient rouge

les soleils rapides, et là, couché au bout d'un

môle, au ras des vagues penchées toutes et

courant bouclées d'un seul souffle

emportant ─ sur mes épaules, les tours et les

dômes dorés fumants d'une poussière de

soleil dans le bleu exténué sous le harnais de

la journée chaude ─ fasciné par un songe

salé d'embrun solaire et sur mon dos

l'énorme gonflement de bulles de ces

carapaces séculaires, les corridors de crime

de ces millions d'alvéoles, les places désertes

autour des statues de gloire et des spectres

du grand jour, les porches des palais

aveugles empanachés noir d'un claquement

ténébreux d'oriflammes, comme un homme

qui crie en plein midi ─ la ville aspirée avec

moi dans le miroir débordant du soir se

déhalait sur la mer dans un grésillement de

braise, fendait l'eau d'une poitrine

monstrueuse sous ses colonnes de toile, sur

une houle de rumeurs et de silence, sous le

brouillard de lumière vivante et le buisson

ardent de ses drapeaux.

Julien Gracq, « Le passager clandestin », dans

Liberté grande, 1946

1

INTRODUCTION

Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil dans le Maine-et-Loire ─ un département

limitrophe de la Bretagne ─ , Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, a fait montre dans

tout son œuvre, que ce soit par le biais de textes au ton réflexif (essais, notes, fragments,

souvenirs de voyages, impressions de lecture), de récits, de poésies ou de romans, d'un

attachement sans cesse réitéré aux panoramas de cette terre d'origine à laquelle appartenaient,

comme le fait remarquer Bernhild Boie, au moins six générations de ses aïeux1. Or, cette

sensibilité, cette avidité infinie pour la description des paysages de sa région natale n'ont rien

pour surprendre celui qui connaît le parcours de l'écrivain. Ayant étudié l'histoire ainsi que la

géographie à l'École normale supérieure sous la direction du célèbre chercheur Emmanuel de

Martonne, Gracq obtient un diplôme de l'institution en 1933 suite à la publication d'un mémoire

portant sur la morphologie terrestre. Puis, le chercheur accède au statut d'agrégé d'histoire et de

géographie en 1934. D'assistant-géographe qu'il est au début de sa carrière à l'université de

Caen, Gracq devient ensuite professeur d'histoire dans certains lycées de Nantes, de Quimper,

d'Angers et de Paris. Jusqu'à sa retraite qu'il prend en 1970, il conjugue ce poste qu'il occupe en

enseignant avec son parcours d'écrivain. L'élection que fait l'auteur d'un pseudonyme composé

du prénom de Julien Sorel et d'un nom inspiré de celui des figures historiques que sont les

Gracques ─ patronyme choisi pour sa sonorité à en croire l'écrivain2 ─ témoigne, d'ailleurs, de

ce cheminement multiple.

C'est donc tout en continuant à exercer son métier de professeur et après avoir fait

paraître quelques articles scientifiques dans des revues spécialisées 3 que Gracq publie Au

1 Bernhild Boie, «Chronologie», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, édition établie par Bernhild

Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. LIX. Pour renvoyer à la biographie de Gracq,

nous nous sommes grandement reportée à cette chronologie établie par Bernhild Boie, l'une des plus

importantes exégètes gracquiennes, qui a constitué, entre autres, l’édition des deux tomes des Œuvres

complètes de l'écrivain dans la collection Bibliothèque de la Pléiade. Aussi cette auteure a-t-elle consacré

quelques articles et entretiens à l'étude de l'œuvre gracquien. À titre d'ayant-droit et d'exécutrice testamentaire

de l'écrivain depuis sa mort en 2007, c'est elle qui est aujourd'hui désignée pour préserver son œuvre. 2 Ibid., p. LXIX. Pour avancer ce fait, Boie se réfère à un entretien accordé par Gracq à Jean Roudaut.

« Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome II, édition établie par

Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1995,

p. 1211. 3 Bernhild Boie, «Chronologie», loc. cit., p. LXVIII. Selon Boie, Gracq a tiré deux articles de son mémoire,

« Bocage et plaine dans le Sud de l'Anjou » et « Essai sur la morphologie de l'Anjou méridional »,

qu'Emmanuel de Martonne a publiés respectivement dans les Annales de géographie de 1934 et de 1935.

2

château d'Argol4 en 1939. Après en avoir fait parvenir le manuscrit aux éditions de La Nouvelle

Revue française où il est refusé en 1938, l'auteur collabore avec le libraire José Corti qui anime,

à cette époque, les Éditions surréalistes pour la mise sous presse et la distribution5. En plus de

la faveur d'un éditeur avec lequel s'établira une longue alliance de fidélité, cette première

publication vaudra à l'écrivain la rencontre et l'admiration d'André Breton6. Dans ce premier

roman ─ où seule une quête insoluble prend forme sans grand rebondissement ─, Gracq

commence à explorer des thèmes ainsi que des dispositifs fictionnels et stylistiques qui lui sont

chers et qui demeureront d'une grande importance dans l'ensemble de sa production : l'attente et

le désir; le « drame de la fascination7 » et de la révélation; le pouvoir du lieu, l'écoulement du

temps; le magnétisme et les affinités qui se trouvent au principe de certaines relations;

l'unification des antagonismes et leur dissolution; la fusion océanique; l'harmonisation de

l'Homme et des éléments; ou l'abandon déterminé à un destin tragique. En outre, s'il joue

excessivement des mythes et du « répertoire toujours prenant des châteaux branlants, des sons,

des lumières, des spectres dans la nuit8 », déployant les enchantements et appelant la terreur

comme nous l'annonce son « Avis au lecteur », ce premier récit convoque aussi bien les

souvenirs de l'œuvre wagnérien, de Parsifal plus particulièrement, que du roman noir et des

imaginaires romantique ou surréaliste. On remarque, dès lors, malgré qu'il constitue pour

plusieurs un parangon de classicisme, que Gracq partage des affinités indéniables avec certains

de ses contemporains. Outre l'intérêt marqué de l'auteur pour les écrits surréalistes, la forte

attirance qu'exerce sur lui, dès 1942, l'œuvre d'Ernst Jünger, et plus spécialement le roman Sur

les falaises de marbre (1939), en attestera ensuite. D'où peut-être que se dessinent entre ce

roman et l'œuvre gracquien des parentés si fortes. En plus d'avoir une pente similaire à la

description de paysages et de contrées imaginaires, Jünger et Gracq ont, par exemple, en

commun un intérêt manifeste pour la matière romanesque que fournit la réalité militaire. Un

4 La référence complète de ce texte est donnée dans la bibliographie de ce mémoire, comme celles des œuvres

de Gracq ainsi que celles des ouvrages critiques mentionnés dans cette introduction. 5 Au sujet de la rencontre de Corti et de Gracq, voir José Corti, Souvenirs désordonnés, Paris, Librairie José

Corti (Les Massicotés), 2010, p. 29-33. 6 Seules les éditions de la Librairie José Corti ont fait paraître les textes de Gracq, mises à part leurs

traductions et les deux éditions des Œuvres complètes de l'auteur, qui ont été publiées par Gallimard dans la

collection Bibliothèque de la Pléiade. 7 L'expression est de Gracq. Elle est tirée de son court texte intitulé « Béatrix de Bretagne » publié dans le

recueil Préférences en 1961. Julien Gracq, Préférences (1961), dans Œuvres complètes : tome I, édition

établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. 955, cité par Bernhild Boie,

« Notice de Au château d'Argol », dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit.. p. 1134. 8 Julien Gracq, Au château d'Argol (1938), dans Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 5. Désormais, les

renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention ACA- suivie du numéro de la

page auquel ils correspondent.

3

balcon en forêt (1958) ou Le rivage des Syrtes (1951) attestent, entre autres, de cette

familiarité. Or, cette fascination qu'a Gracq pour le thème de la guerre n'étonne pas non plus

pour peu que l'on connaisse le passé d'officier du lieutenant Louis Poirier. Un événement

important y est, d'ailleurs, lié, ayant profondément marqué la prose de l'écrivain : par suite

d'avoir rempli ses obligations en devenant sous-lieutenant dès 1935, puis lieutenant en 1939 et

d'avoir dirigé le 137e régiment d'infanterie durant la Deuxième Guerre mondiale, Poirier est fait

prisonnier à l'Oflag IV D. Il y côtoie, entre autres, Armand Hoog qui témoignera plus tard de

leur fréquentation. L'auteur d'Au château d'Argol reste au camp d'Elsterhorst, en Silésie près

d'Hoyerswerda, de juin 1940 à février 1941. C'est durant cette période d'internement, suite à des

mois de demi-famine que Gracq nourrit le projet d'écrire Un beau ténébreux, son second roman

publié aux éditions de la Librairie José Corti en 1945. C'est là, aussi, que l'auteur rédige ce qui

tient lieu aujourd'hui de prologue à ce texte9.

Certes, bien d'autres particularités pourraient nous servir à tracer les contours du

cheminement littéraire, multiple et parfois surprenant, de cet écrivain : son refus fort médiatisé

du prix Goncourt, prix qu'on attribue à Gracq en 1951 suite à la publication du Rivage des

Syrtes; la distance maintenue, quelquefois malgré une grande considération ou une forte

prédilection, par rapport à tous les mouvements, à toutes les écoles littéraires; les adaptations

qu'on a faites d'œuvres gracquiennes au théâtre, au cinéma ou à l'opéra; la fascination de

l'écrivain pour le romantisme allemand et pour l'œuvre wagnérien ou son intérêt pour les

travaux de Jules Monnerot; les nombreuses conférences qu'a données Gracq à propos de la

littérature de son temps, dont certaines peuvent paraître très acerbes; la marque portée par

l'œuvre gracquien de lectures d'écrivains qui comptent, on le sait de l'aveu de l'auteur, parmi ses

préférences 10 ─ Stendhal, Jules Verne, Arthur Rimbaud ou Edgar Allan Poe,

notamment ─; certaines des préfaces qu'a signées Gracq et que nous dirions presque

emblématiques; sa publication d'un recueil d'essais entièrement consacrés au surréalisme, et

particulièrement à la figure d'André Breton dont le nom a fourni le titre du livre; l'importance

révélatrice des thèmes du départ, de l'appareillage, du parcours, filés à travers la production de

l'auteur d'Au château d'Argol; la publication, de son vivant, de ses œuvres, aux éditions

Gallimard, dans la collection de La Bibliothèque de la Pléiade; ou, enfin, la polymorphie de

9 Bernhild Boie, «Chronologie», loc. cit., p. LXXI-LXXII.

10 Il n'y a qu'à se reporter aux nombreux entretiens accordés par Gracq ainsi qu'à ses Lettrines (1967) pour

constater son attachement à ces écrivains.

4

l'ensemble de ses écrits11. En fait, les avenues et les pistes de réflexion pour aborder l'œuvre

gracquien sont à ce point nombreuses qu'il semblerait même, parfois, qu'on se demande au sein

de la critique par quel côté traiter de ce dernier.

Voilà peut-être pourquoi, après avoir organisé les rencontres de Cerisy autour de la

production gracquienne en 199412, Michel Murat écrit dans un article intitulé « La littérature

incarnée » qu’il faut « desserrer l’étau où sont tenus les trop fidèles lecteurs de Gracq13 ».

D'autant plus, selon cet exégète, que la réflexion sur la production de l'écrivain est, le plus

souvent, « paralysée par son intimité avec le texte », que l'« extériorité du point de vue fait

défaut » et que « le jugement tourne à la révérence14 ». Ce que relève Murat à propos de la

critique gracquienne, son manque d’objectivité, de distance par rapport à l'œuvre, témoigne

d’une tangente que l’on peut presque unanimement observer chez les auteurs qui se sont

penchés sur ce dernier ou, plus généralement, sur l'écrivain. On trouve, il est vrai, sans doute

autant de critiques et de commentaires qui lui soient consacrés sous forme d’hommages, voire

de panégyriques ou encore de dialogues ─ qu'ils soient faits avec les textes ou, bien que

beaucoup plus rarement, avec Gracq lui-même ─ que d’études proprement théoriques portant

sur ses écrits, à preuve la quantité d’entretiens et de collectifs célébrant les splendeurs du style

gracquien et soulignant la présence toute singulière de l'auteur dans le champ littéraire français.

L'abondance de ces critiques mimétiques15, comme les appelait Ariel Denis en 1978, n'est,

d'ailleurs, certes pas sans lien avec une fascination entretenue par la manière qu'a cette présence

de se manifester au sein du milieu littéraire à travers un certain quant-à-soi. Julien Gracq. Qui

êtes vous? de Jean Carrière, le recueil collectif Qui vive? Autour de Julien Gracq paru chez

11

En passant par ses quatre romans, sa pièce de théâtre qui reprend l'un des moments-clés de la Quête du

Graal, son recueil de poèmes aux nuances parfois proches du surréalisme, ses nombreux essais ─ recueils,

fragments, pamphlet, réflexions sur l'écriture, lettrines ─, ses entretiens et ses quelques récits, sans oublier le

recueil posthume (Manuscrits de guerre) qu'on a constitué en adjoignant au journal de guerre gracquien un

texte narratif à tonalité fort autobiographique, l'œuvre de Julien Gracq est constitué d'une somme aussi

foisonnante qu'éclectique de vingt livres publiés aux éditions de la Librairie José Corti ainsi que de textes,

souvent lapidaires, parfois inédits, que l'on peut trouver dans les deux tomes des Œuvres complètes de l'auteur

(Bibliothèque de la Pléiade). 12

Ces rencontres qu'a animées Murat ont donné lieu à la publication du deuxième des sept numéros de la série

Julien Gracq dirigée par Patrick Marot et publiée par les éditions Lettres modernes Minard dans la collection

La Revue des Lettres modernes. L'ensemble de cette série, dont le premier tome a paru en 1991, constitue

sans contredit une source d'information considérable pour qui se penche sur la réception contemporaine de

l’œuvre gracquien (voir la bibliographie pour plus de détails). 13

Michel Murat, «La littérature incarnée», dans Michel Murat [dir.], Julien Gracq 2. Un écrivain moderne.

Rencontres de Cerisy (24-29 août 1991), Paris, Lettres modernes Minard (La Revue des Lettres modernes),

1994. 14

Id. 15

Ariel Denis, Julien Gracq, Paris, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1978.

5

José Corti, les travaux d’Ariel Denis, de Philippe Berthier, de Philippe Le Guillou, de Hubert

Haddad, de Bernard Vouilloux ou encore le numéro Julien Gracq des Cahiers de L’Herne

dirigé par Jean-Louis Leutrat en 1972 sont exemplaires de cette mouvance.

Mais, il n’y a rien d’étonnant à ce que les commentateurs aient entretenu cette

proximité avec l’œuvre de Gracq lorsque l’on connaît l'opinion ou les a priori de l'écrivain :

pour une critique d’accompagnement, contre une déconstruction du texte16. L’auteur d’Un beau

ténébreux n'écrivait-il pas lui-même dans En lisant en écrivant que « [c]e [qu'il] souhaite d’un

critique littéraire », « c’est qu’il [lui] dise à propos d’un livre [...] d’où vient que la lecture [lui]

en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution17 »? Une critique à la gloire du

plaisir de lire, voilà ce qu’appelle, presque volontairement, l’œuvre gracquien ─ un peu à la

manière barthienne ─, en convoquant l'indissociabilité, fondamentale, devant lier entre elles

l’analyse, la réception et une espèce d’ultime proximité, quasi érotique. Aussi n’est-ce pas une

surprise si les commentaires qu’a ainsi générés Gracq autour de son œuvre, c'est-à-dire en

excluant toute possibilité d’examen théorique ou technique, aient plutôt cherché à apprécier la

matière, les mythes et la langue envoûtante et caractéristique des textes de l’écrivain. D'autant,

dans le cas des romans, que, pour nombre d’exégètes ─ plusieurs s'entendant pour l'avancer

d'une manière presque consensuelle ─, les textes gracquiens, leur construction seraient plutôt

portés ou supportés par un rythme, par un souffle ─ linguistique ou descriptif ─, par une

affluence d'images, de symboles et de métaphores que par l'élaboration d'une intrigue à

analyser, d'une trame événementielle à décomposer ou d'une aventure à schématiser et vers

laquelle tous les éléments constitutifs du personnel romanesque ou du cadre de la fiction

tendraient à converger. De fait, bien souvent, tout se passe comme si le seul appareil convenant

à aborder ces écrits narratifs devait, plutôt que de se pencher sur leur fonctionnement narratif

ou structurel, convoquer soit leurs thèmes, soit leur style ─ tels le font Ariel Denis, Michel

Murat ou Clément Borgal ─ jusqu’à y percevoir la manifestation d'une pratique poétique de la

prose, une tentative, mystérieuse, de ravissement du lecteur ou une filiation avec le genre

16

Parmi les études portant sur la conception, sensualiste, intuitive ou appréciative, que Gracq se fait de l'acte

critique, deux analyses retiennent particulièrement notre attention. Ce sont celles de Bernhild Boie et

d'Élisabeth Cardonne-Arlyck : Bernhild Boie, « Notice de Préférences », dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome I, op. cit., p. 1382-1390. Élisabeth Cardonne-Arlyck, « Lectrice de Gracq », dans Julien

Gracq 2.Un écrivain moderne. Rencontres de Cerisy (24-29 août 1991), Michel Murat [dir.], op. cit.,

p. 45-61. 17

Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 680. Désormais, les renvois

à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention ELEE- suivie du numéro de la page

auquel ils correspondent.

6

fantastique. Illustre bien cette tendance un texte de Maurice Blanchot portant sur Un beau

ténébreux, « Grève désolée, obscur malaise ». Dans cet article, publié pour la première fois par

Les Cahiers de la Pléiade en 1947, l'auteur associe au second roman gracquien « un tout

indistinct, un monde de choses inorganisé ou tendant à se désorganiser, où il n’y a plus de

classement à faire ni de perspective à tracer18 ».

Au centre de la vaste diaspora qu'est la critique gracquienne, le paysage appartient

certes au répertoire des thèmes les plus étudiés, la formation universitaire de Louis Poirier lors

de sa venue à l’écriture orientant sans doute les recherches et les appréciations en ce sens. Mais,

s’il a maintes fois été analysé ─ souvent même comme représentation, canonique, d’une forme

ou d’une sensibilité tout autant poétique que géographique qu'Un beau ténébreux nous paraît

bien refléter ─, le rôle majeur de la description du paysage chez Gracq a surtout été observé,

parmi ses quatre romans, dans Le rivage des Syrtes, de loin l'œuvre la plus commentée de

l’auteur, ou dans Un balcon en forêt. Puis il a été abordé, mais plus modérément, à partir de la

production poétique de l'auteur19, ou encore relevé, plus abondamment, dans ses courts récits et

dans ses fragments rédigés de 1967 à 1992. Autrement dit, rares sont les critiques qui se sont

penchés sur le rôle du paysage et sur la récurrence de ses énigmatiques descriptions dans les

romans antérieurs au texte ayant valu à Gracq le Goncourt en 1951. Parallèlement, d’un point

de vue plus général, la critique thématique a souvent cherché à démontrer la parenté existant

entre l'œuvre de Gracq et les textes surréalistes. Les travaux d'Yves Bridel et de Simone

Grossman en témoignent. Les motifs les plus fréquemment observés et analysés par la critique

gracquienne ─ ceux de l’eau, de la forêt, de l’attente, de l’appareillage, de la quête et de la

femme ─ sont d’ailleurs infiniment proches des thèmes que l’on associe aux œuvres phares du

mouvement initié par Philippe Soupault, Louis Aragon, André Breton et quelques autres.

Cette restriction de la critique aux champs thématique ou purement stylistique a perduré

jusqu’à l’apparition de premières études théoriques, effectuées, bien que relativement rares, à

partir des années 1970. Parmi celles-ci, on compte des écrits d’orientation sociocritique : ceux,

capitaux, de Ruth Amossy portant sur l’intertextualité, le symbole et le stéréotype dans l’œuvre

gracquien. On trouve également des études à tendance sémiotique ou rhétorique, tels les

18

Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », dans Qui vive? Autour de Julien Gracq, Paris,

Librairie José Corti, 1989, p. 36. Cette référence est celle de la réédition du texte de Blanchot. 19

Le rôle fondamental de l'évocation du paysage été très souvent relevé dans Liberté grande (1946) et,

beaucoup plus rarement, dans Prose pour l'étrangère (1952), cette suite poétique restant de tous les écrits

gracquiens l'un des moins étudiés.

7

travaux les plus anciens de Michel Murat portant, entre autres, sur l'onomastique. Entre autres

critiques notoires, on remarque aussi l’influence des analyses stylistiques d’Élisabeth

Cardonne-Arlyck qui abordent le fonctionnement et la production des réseaux symboliques

engendrés, chez Gracq, par le truchement de la description. Elles s’adonnent, en outre, à un

examen plus narratologique des catégories fictionnelles que sont le cadre spatio-temporel, la

trame narrative et les personnages des romans gracquiens. L’essai Gracq; création et

recréation de l’espace de Michèle Monballin s’inscrit semblablement dans cette sphère

puisqu’il porte précisément sur les liens existant entre la narration et la création d’espaces

symboliques dans les œuvres romanesques de Gracq. Sur la question du lieu et de l’imaginaire

géographique sont à considérer, de surcroît, le texte Géographies imaginaires. De quelques

inventeurs de monde au XXe siècle. Gracq, Borges, Michaux, Tolkien de Pierre Jourde et l'essai

de Bruno Tritsmans, Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq. Plus près de nous,

et quoique le penchant à produire des critiques d'accompagnement se maintienne, les

chercheurs intéressés par la production gracquienne semblent provenir de tous les horizons,

notamment des sciences de la Terre, des sciences du langage ou de la sociologie. Voilà ce que

confirment, entre autres, l’immense investigation narratologique L’éclipse du récit chez Julien

Gracq de la linguiste Mireille Noël ou les analyses du géographe Marc Brosseau. De même, la

somme fort appréciable d'articles parus dans les sept volumes de la série Julien Gracq, dirigée

par Patrick Marot et publiée dans la collection La Revue des Lettres modernes chez Minard de

1991 à 2010, fournit un bon aperçu quant à la diversité des angles d'approche aujourd'hui

privilégiés pour traiter de l'œuvre gracquien20. Quoiqu'il en soit de cette variété, il demeure

qu'une autre tendance se présente, du moins selon Tritsmans, chez les chercheurs

contemporains. Car, d'après cet auteur, ceux-ci privilégient de plus en plus la focalisation sur le

détail stylistique aux dépens de l'ensemble que constituent les textes. Ce regard particulier,

extrêmement concentré, mène alors, pour Tritsmans, la critique à se livrer à une spécialisation

excessive; il constitue, par là, la menace d’un repli. C’est ce dernier que pointe le chercheur

dans Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq : « La critique gracquienne récente

est souvent orientée vers le détail stylistique du texte gracquien, dont elle donne des analyses

minutieuses [...] et refuse par le même geste de prendre en considération des questions globales,

comme le rapport du texte avec une extériorité, une histoire (individuelle ou collective)21. »

20

Voir la note 12 à la page 4 de cette étude. 21

Bruno Tritsmans, Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag,

Tübingen (Études littéraires françaises), 1992, p. 107.

8

De tous les auteurs français du XXe siècle, Gracq est probablement l’un de ceux

auxquels la critique s’est le plus vivement intéressée. C'est ce dont attestent, entre autres, les

nombreux colloques ayant porté spécialement sur son œuvre ─ le colloque international ayant

eu lieu à Angers en mai 1981, par exemple, ou les Rencontres de Cerisy-la-Salle organisées en

août 1994 ─, ou l’énorme essai de bibliographie établie par Peter Hoy en 197322. D'où que

l'écrivain demeure, encore aujourd'hui, l’une de ces figures que nous qualifierions de

profondément constitutives de l’histoire littéraire française moderne23. Plus encore, d'autant

qu'il a rassemblé autour de son œuvre un cercle d’admirateurs, écrivains ou simples lecteurs,

aussi diversifié qu’étendu, Gracq a souvent exercé un pouvoir de séduction si impressionnant

sur la critique qu'il a quasiment été porté de son vivant au rang de monument littéraire. Aussi

semble-t-il légitime de penser qu’on ait cultivé autour de l'auteur et de ses écrits une espèce de

légende. Et voilà qui peut pousser à croire, comme Jean-Louis Leutrat, que la critique

gracquienne a unanimement développé un discours, ou encore qu’« [il] existe une doxa

concernant Gracq24 ». En nous penchant sur Un beau ténébreux et en convoquant, pour ce,

quelques-uns des fragments et des autres textes de l'écrivain, nous espérons surtout démystifier

un tant soit peu la fascination qu’exerce ce dernier sur la critique, que nous souhaitons surtout,

par là, décloisonner et faire rayonner hors de son centre, hors du seul spectre européen. Car, le

corpus d'ouvrages portant sur ce second écrit reste en très grande majorité constitué d’études

françaises. C’est, entre autres, pour pallier la lacune qui résulte de ce fait que nous nous

proposons d’élargir le champ de la recherche gracquienne en étudiant le fonctionnement d'une

poétique du paysage dans le roman de l'écrivain où elle a peut-être été le moins étudiée et où il

existe, entre une matière romanesque des plus convenues, voire des plus usées et l’évocation de

paysages insolites, grandioses et énigmatiques un certain décalage. Par le biais d’une analyse de

la stylistique et de la rhétorique gracquiennes tout comme par le rapprochement de points de

vue plutôt éclatés, ou distincts, que divergents ─ ceux de la sociologie de la littérature ou de la

22

Pour qui se penche sur la réception de l’œuvre de Gracq, cette bibliographie est un précieux outil. D'autre

part, on remarque aussi l’importance de la recherche universitaire effectuée sur l'œuvre gracquien en France

en consultant, à titre indicatif, le répertoire des mémoires, puis celui des thèses dans le catalogue de la

Bibliothèque universitaire d'Angers, cette dernière détenant, d'autre part, le Fonds d'archives de l'écrivain.

« Catalogue », dans Bibliothèque universitaire d'Angers, site de la Bibliothèque universitaire d'Angers, [en

ligne]. http://bu.univ-angers.fr [site consulté le 10 mars 2013]. 23

C’est, du moins, ce que suggère Bernhild Boie: « Au fur et à mesure que l’œuvre s’affirme, une [...] image

apparaît : celle [...] d’un "dernier grand seigneur de nos lettres". C’est sans doute le jugement le mieux partagé

aujourd’hui. » Bernhild Boie, «Introduction», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, édition établie

par Bernhild Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. IX. 24

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, Paris, Seuil (Les contemporains), 1991, p. 118.

9

critique thématique, par exemple ─, nous souhaitons essentiellement démontrer comment la

description des paysages se substitue parfois dans Un beau ténébreux à la mise en place d'une

psychologie des personnages, celle-ci étant associée à une pratique plus traditionnelle de

l’écriture romanesque où ces derniers, souvent, constituent le centre de la fiction et du récit. De

plus, en observant le fonctionnement de la poétique gracquienne et en le liant à divers

questionnements et à quelques observations soulevés par l’œuvre de l’auteur, nous escomptons

beaucoup moins porter un regard nouveau sur celui-ci que développer par rapport à lui une

réflexion globale, la part d'inexploré dans le domaine des études gracquiennes étant

extrêmement réduite.

Un beau ténébreux est porté par une hésitation25 perpétuelle, entre le vraisemblable et le

fantastique, entre le lieu commun et la légende, entre le dérisoire et le sublime, que la prose

entremêle au sein d’un interminable défilé de références et d’allusions26. Tout parcouru qu’il

soit par une tension permanente entre la manifeste, voire banale apparence des choses ou des

êtres et un ordre plus profond, plus trouble du réel, le récit paraît constituer, surtout, « une

certaine épaisseur à traverser27 ». À ce point que le texte semble autoriser une infinité de

lectures. Comme leur description y est fortement marquée par l’usage de la référence et du

poncif, les personnages du roman semblent parfois dépouillés de spécificités psychologiques,

presque objectivés ou chosifiés, dépersonnalisés. Privés d’identité sociale, ou civile, clairement

définie, partout autour d’eux subsiste un trouble, dû à une absence de caractérisation ou à une

représentation qui procède fortement, voire essentiellement de l'intertextualité et du stéréotype.

De fait, les actants de la fiction gracquienne forment surtout un ensemble, un petit groupe

fermé, une chapelle d’estivants, tout autant aisés, oisifs que lettrés, déclinant, ou reproduisant,

des clichés littéraires et des motifs préconstruits que la prose gracquienne permet de

réactualiser. Ainsi, tel que l'écrit Bernhild Boie, « [é]clairés d'une lumière changeante, les

personnages du Beau Ténébreux figurent plus qu'ils n'incarnent leur vérité » (NO-1169). À

25

La notice de Bernhild Boie illustre très bien l'ampleur de cette oscillation. « Notice d'Un beau ténébreux »,

dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1163. Désormais, les renvois à cette « Notice » et

aux « Notes » qui l'accompagnent seront signalés, dans le corps du texte, par la mention NO- suivie du

numéro de la page auquel ils correspondent. 26

La comparaison semblant, de fait, être très souvent apparue aux yeux de la critique comme étant l'un des

meilleurs moyens pour rendre compte de la production gracquienne, même si parfois celle-ci semble résister

ou se dérober aux exercices d'association de par son foisonnement et les positions de Gracq, nombreux sont

les auteurs à avoir tenté le rapprochement entre l’œuvre de Gracq et celles d’autres écrivains : Novalis,

Stendhal, Chateaubriand, Rimbaud ou, comme nous l'avons déjà vu, Poe, Wagner, Breton, etc. 27

Julien Gracq, Un beau ténébreux, Paris, Librairie José Corti, 2008 (1945), p. 23. Désormais, les renvois à

cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention BT- suivie du numéro de la page auquel ils

correspondent.

10

l’opposé, les paysages du texte gracquien sont essentiellement flous, brumeux, teintés d’une

sorte d’impressionnisme grave, autrement tragique, qui colore le récit tout entier. Aussi

inquiétants soient-ils, ces derniers provoquent à la fois l’impression d’une dérive et d’un

enchantement particuliers, mystérieux, intrigants. Ils déjouent, par là, profondément les attentes

eu égard au cadre fictionnel représenté : une station balnéaire bretonne, une auberge de bord de

mer où se réunit la troupe de villégiateurs pour passer les vacances au temps des plaisirs, des

mondanités et des célébrations estivales. En fait, avec leur ressac, leur perpétuel mouvement,

leurs mutations et leur continuelle transformation, les panoramas du roman sont si

singulièrement animés qu’ils peuvent tantôt sembler constituer les principaux actants de la

fiction. Ainsi, verrons-nous, dans cette étude, combien le personnage gracquien tend

notamment à se déréaliser pour faire place à la représentation de paysages, extraordinaires, qui

priment, ou qui se sur-impriment à l'humain, au point que ce dernier peut sembler se confondre

avec eux, peut-être même s'y dissoudre.

En premier lieu, nous nous pencherons donc sur la question du personnel romanesque

dans le roman gracquien. Nous tenterons d'éclairer la construction des personnages par clichés

et par stéréotypes ─ deux notions que nous définirons au préalable tout comme celle de lieu

commun ─ en utilisant des outils d’analyse propres aux champs des critiques sociologique et

rhétorique. Ce faisant, nous examinerons les divers archétypes et les antagonismes structurant

le récit ─ à travers la représentation d'idéaux culturels opposés, notamment ─, puis nous y

étudierons l'onomastique. Par la suite, nous mènerons une réflexion sur la dépersonnalisation et

sur la déréalisation du personnage gracquien en observant le traitement particulier réservé par

Gracq à la psychologie des caractères et en considérant l'instauration de systèmes qui découle

du refus même de ce type de psychologie par l'écrivain. Nous réfléchirons alors sur la façon

qu'a Gracq de symboliser ces systèmes à l'aide des métaphores du magnétisme et des affinités

électives. Au long de cette première partie, nous porterons une attention particulière aux

analyses que Bernhild Boie et Ruth Amossy ont faites d'Un beau ténébreux ─ plus

spécialement à la précieuse étude Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de

Julien Gracq28 ─, en nous inspirant de leurs réflexions respectives sur l’intertextualité. Aussi

nous pencherons-nous, dès cette première partie, sur certains textes appartenant au courant

28

Comme nous l'avons déjà mentionné, seuls quelques critiques ont étudié l'activité symbolique dans les

romans gracquiens parus avant Le rivage des Syrtes. Parmi ceux-ci, Amossy a fait un travail remarquable en

préconisant le point de vue de la sociologie de la littérature, en répertoriant les allusions dans Un beau

ténébreux et en y étudiant le fonctionnement de l'intertextualité, le jeu des références littéraires.

11

critique thématique en nous intéressant, notamment, aux études fort instructives d'Ariel Denis,

d'Yves Bridel et de Simone Grossman. Les recherches de cette dernière nous aideront à éclairer

la résonance, souvent remarquée, du mythe de la quête dans Un beau ténébreux et son

incidence sur les relations entre les différents acteurs de la fiction. Bien que la première partie

de ce mémoire privilégie l'étude du personnage, nous nous y pencherons, dans une moindre

mesure, sur des propriétés narratives spécifiques à Un beau ténébreux et sur des procédés

textuels relevant de l'autoreprésentation ou de la réflexivité.

Bien sûr, nous aurions aimé nous pencher davantage, dans cette étude, sur nombre

d'éléments que nous considérons à même de jeter un éclairage enrichissant, et certes fort

important, sur le second roman gracquien. Nous aurions voulu approfondir davantage la

signification de ses appels aux mythes, par exemple, entre autres à ceux de l'Égypte ancienne

ou à celui de Gygès. Nous aurions aussi souhaité traiter plus longuement de son exergue, une

citation tirée des Sonnets de William Shakespeare, et du mystérieux éclairage qu'il peut jeter sur

l'ensemble du texte. Mais, ce mémoire ne visant évidemment pas à l'exhaustivité, le cadre

imposé par les circonstances de la rédaction nous a confrontée à l'obligation de

choisir ─ quoique nous reviendrons brièvement, dans la deuxième partie de cette étude, sur ces

éléments ─ et nous ne pourrons qu'évoquer, parfois fort succinctement, ces quelques

particularités. Dans la même perspective, contentons-nous pour l'instant, avant de poursuivre

toute réflexion, de relever, à point nommé, un fait qui aurait certes pu faire l'objet de recherches

plus fouillées. D'autant qu'il concerne l'éclatement ou l'hybridité, deux principes constitutifs de

la forme d'Un beau ténébreux, il se révèle, d'ailleurs, d'une grande importance pour la

compréhension ultérieure de nos raisonnements. Notons, donc, pour commencer, qu'en excluant

la dédicace et l'exergue, le roman paraît comme divisé en trois parties, ou sections, dont la plus

importante ─ et centrale ─ est constituée d'extraits du « journal de Gérard » rédigés à Kérantec.

À chacune de ces sections correspond, selon nous, une narration distincte, quoique certains

critiques aient vu la possibilité de retracer une adéquation entre le narrateur de la première

partie et celui de la dernière. La première et la dernière instances narratives agissent comme des

voix anonymes, mais personnelles, quasi omniscientes. La première voix, par exemple, se

présente sous les traits fort ambigus d'un « fantomatique voleur de momies » (BT-13). Tout

comme cette ambiguïté maintenue, le relais entre les trois voix ─ celle du mystérieux narrateur

du prologue (BT-11 à 13); celle du scripteur, Gérard (BT-16 à 195); et celle du narrateur final,

dont on devine, à ses dires, qu'il est un proche du diariste (BT-195 à 257) ─ tend à complexifier

12

la réception du texte, à y miner parfois l'illusion de réel. De fait, cette architecture générale

pourrait être considérée comme un autre facteur contribuant à l'embrouillement perpétuel de la

représentation dans Un beau ténébreux. Surtout que la continuité, ou l'homogénéité, de la

section narrée par le diariste apparaît comme troublée, l'insertion de longues lettres ou de récits

de rêves ─ de ses congénères ─ dans le journal de Gérard y engendrant un effet de rupture. En

outre, comme le fait remarquer Mireille Noël, malgré la forme diaristique, le narrateur ne figure

pas comme le héros de son récit, mais bien comme un observateur, comme une espèce

d'enquêteur29 . Enfin, la présence de la troisième voix peut faire naître chez le lecteur un

questionnement particulier. En effet, l'on se demande pourquoi la narration de Gérard

s'interrompt subitement, faisant soudain place au récit d'un tiers, dont l'identité se dérobe. Cette

construction singulièrement complexe et sophistiquée de la structure narrative entraîne, du

coup, un brouillage du même ordre quant à la trame spatio-temporelle du roman.

C'est en quelque sorte cette trame même que nous étudierons dans la deuxième partie de

cette étude en nous penchant sur la plupart des éléments fictionnels susceptibles de la

constituer : décor; allusions littéraires; déclinaisons métaphoriques; repères historico-

géographiques; déroulement du temps; constitution, description et variations du paysage. En

examinant d'abord le cadre spatio-temporel du récit, nous constaterons que le contexte dans

lequel évoluent les villégiateurs gracquiens peut sembler composé, par certains abords, d'un

curieux amalgame de stéréotypes, au même titre que les personnages que le roman met en

scène. Nous tenterons alors de mettre en lumière l'éventuel ancrage, géographique ou

historique, de la fiction, en y portant notamment une attention particulière à la toponymie.

Voilà qui nous permettra, encore une fois, d'appréhender les divers procédés de déréalisation

mis en œuvre dans Un beau ténébreux. À partir d'une étude des métaphores et des références,

dont nous tenterons de décrypter la présence dans les pages liminaires du récit, nous nous

pencherons ensuite sur l'effet de mystère produit, dès l'entrée, par le prologue du roman ─ effet

qui sera reconduit dans le texte entier. Cela nous amènera à considérer l'aspect formel des

descriptions de paysages dans Un beau ténébreux. D'où que nous envisagerons leurs différentes

déclinaisons à travers une approche stylistique. Dans le but d'en faire ressortir certaines

constantes, nous étudierons donc de près le ton du roman, ses images, ses métaphores, ses

symboles, ses réseaux syntaxiques et la plupart des effets tirés de ces éléments. Nous

29

Mireille Noël, L'éclipse du récit chez Julien Gracq, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé (Sciences des

discours), 2000, p. 103.

13

remarquerons alors toute la théâtralité, toute la sensualité et toute la sacralité propres à la

description et au paysage gracquiens, en constatant surtout combien ces caractéristiques tendent

à apparenter et à lier les figures humaines d'Un beau ténébreux et leur environnement. Puis,

nous nous pencherons sur la forte picturalité du récit. Nous observerons la proximité de son

style avec la tradition du sublime tout en en soulevant, rapidement, la reconquête de thèmes et

de métaphores chers aux romantiques. Nous tenterons, à ce stade, d'éclairer la manière qu'a

l'écrivain de donner aux décors où évoluent ses personnages un aspect à la fois si inquiétant et

si mystérieux, celui d'un lieu de désœuvrement, mais surtout celui d'un espace tout-puissant,

envahissant, de dérive. Nous espérons, par là, illustrer à quel point les protagonistes du roman

répondent de leur environnement en se modulant littéralement au gré de ses variations. Or,

voilà qui nous permettra de constater à quel point la dérive mise en scène par Un beau

ténébreux est plurielle, voire polysémique.

15

PREMIÈRE PARTIE : PERSONNAGES

17

À première vue, les protagonistes que met en relation l’intrigue d’Un beau ténébreux

peuvent sembler banals : quelques jeunes vacanciers que l’éclectisme des rencontres estivales

réunit dans le même hôtel côtier d’une station balnéaire bretonne. Saisis dans leur ensemble, ils

forment une petite communauté élective, une espèce de « groupe fermé, de chapelle » (BT-44)

désignée par l’expression « bande straight » (BT-17), qui permet, selon Bernhild Boie, de

« situer le roman à une certaine époque ─ celle des années vingt 30 ─ et dans un certain

milieu ─ celui des oisifs élégants » (NO-1190). Quoiqu'il en soit, la représentation des divers

actants du roman demeure surtout plurielle, extraordinairement marquée par le polyphonisme31

et par l'intertextualité32 tant le récit « garde en lui », comme l'écrit l'exégète, « la trace d'une

parole venue d'ailleurs »; et tant « [l]e “ terreau culturel ”, le déjà formulé se glisse entre les

mots neufs et reverse dans l'écrit inédit l'imaginaire des écrits antérieurs », le texte appelant par

là « une lecture de reconnaissance » (NO-1164). Loin de percevoir le deuxième roman

gracquien comme le simple renouvellement ou comme la réécriture d'un texte ou d'une série

d'œuvres l'ayant précédé, Boie juge plutôt que, tout en se référant à une « matière poétique »

qui serait « sa substance », « Un beau ténébreux vise à éveiller l'imagination par le biais de la

mémoire et à faire surgir une vérité exemplaire du kaléidoscope des références, des allusions et

des analogies anecdotiques » (NO-1165). Ainsi, poursuit Boie, « si Gérard, Allan, Jacques,

Henri ou Christel parlent sans cesse de littérature » ─ nous le verrons plus loin ─, « c'est que

pour eux toute réflexion, tout raisonnement, toute émotion, s'éclaire à la lumière d'une

expérience de lecture, de l'évocation d'un autre imaginaire » (NO-1164). Si bien, comme le

rappelle la même auteure en reprenant les mots grinçants d'Allan, que la littérature sera surtout,

30

Malgré toute la valeur de cette interprétation, il demeure impossible de savoir précisément ni où ni quand se

situe l'action représentée par le deuxième roman gracquien autrement que vaguement, à coups de

suppositions. De plus, s'il est probable que le contexte fictionnel d'Un beau ténébreux renvoie aux Années

folles, nombre d'indices peuvent aussi laisser croire que ce dernier se rapporte aux années trente ou quarante.

Nous développerons cette hypothèse en détails dans la deuxième partie de cette étude. Mais, pour le moment,

notons, au passage, que l'isolement des personnages et le manque de définition de leur statut social ─ deux

caractéristiques sur lesquelles nous reviendrons plus loin ─ ne sont pas sans accentuer ce brouillage. 31

Nous empruntons ce terme à Mikhaïl Bakhtine. Voir Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris,

Seuil (Points Essais), 1970, p. 76. 32

Si l’intertextualité joue un rôle fondamental, un rôle-clé dans Un beau ténébreux, comme dans tout l’œuvre

gracquien, ce qui frappe à travers elle, c’est la diversité littéraire, culturelle et socio-historique des sources et

des références, d’une variété exceptionnelle, qu’elle permet de convoquer. Voir à ce sujet l’étude de Ruth

Amossy, Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de Julien Gracq, Neufchâtel, Éditions de la

Baconnière (Langages), 1980. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte,

par la mention JAL- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

18

tout au long du récit, le « clin d’œil de connivence [aux] amis si cultivés », le « signe de

ralliement [de quelques] happy few33 » (BT-205, cité par NO-1165).

Ayant aussi relevé dans le roman gracquien une somme abondante et diversifiée de

références littéraires, Ruth Amossy y voit, pour sa part, tout un attirail de réécritures, d'échos

parodiques, si bien qu'aux yeux de cette critique, le roman de Gracq s'apparenterait à un

véritable palimpseste derrière lequel s'entretisserait une série de renvois tout autant disparates

qu'inextricables. D'où que, pour cette chercheure inspirée par les travaux de Mikhaïl Bakhtine

et de Julia Kristeva, plutôt que de transposer le vraisemblable, le récit gracquien amalgame et

restitue à la fois, sous une forme inédite, de nombreux référents aux sources des plus variées

(JAL-26). Afin d'illustrer cette hypothèse et pour amorcer une longue étude portant sur le

fonctionnement de l'allusion littéraire dans le roman gracquien, Amossy s'appuie sur le titre et

sur les échos textuels qu'il évoque34, postulant alors qu'en raison des nombreux renvois qu'il

suscite, « le titre Un beau ténébreux exhibe les modalités [intertextuelles] de l'écriture

gracquienne » et constitue, par là, « un défi amusé au public et un “ manifeste ” » (JAL-22). De

là sans doute, comme l'écrit la critique, que « se trouvent bouleversées » dans le texte

gracquien deux composantes romanesques complémentaires : celle « de représentation

littéraire » et celle de « personnage comme sujet constitué » (JAL-144). Aussi l'auteure écrit-

elle :

33

Boie emprunte l’expression d’Allan, qui n’est pas sans trahir quelque humour grinçant, pour éclairer le rôle

qu'a l'intertextualité dans le roman (NO-1165). Comme le souligne Henri Martineau, il est probable que la

locution happy few, quasi passée dans la langue commune, soit attribuable à Shakespeare (The Life of King

Henry the Fifth, acte IV, scène III, réplique de Henry V). Elle a aussi été utilisée par Stendhal, notamment en

dédicace, ce que Gracq n'était pas sans savoir (voir Julien Gracq, ELEE-599). Tel que l'écrit toujours

Martineau : « Cette devise que les familiers de Stendhal connaissent bien [...] [a été] placée non seulement à

la fin de La Chartreuse de Parme, mais encore à la fin des Promenades dans Rome et du Rouge et Noir. Elle

lui aurait peut-être été suggérée [...] par un vers de Shakespeare [...] : “ We few, we happy few, we band of

brothers... ” Il est plus probable cependant de voir en ces mots [...] un souvenir du Vicaire de Wakefield. »

Stendhal, Romans et nouvelles : tome II, texte établi et annoté par Henri Martineau, Paris, Gallimard (La

Bibliothèque de la Pléiade), 1952, p. 1436. L'emploi de cette locution par Gracq nous semble donc aussi bien

détenir un aspect palimpsestuel que connoté, l'appellation, qui désigne une élite restreinte, étant associée à une

conception particulière de l'excellence. 34

Bernhild Boie démontre également le caractère intertextuel du titre Un beau ténébreux dans son édition

critique des Œuvres complètes de Gracq : « Les jeux de l'allusion littéraire s'engagent dès le départ avec le

titre qui exhibe ostensiblement toute une tradition romanesque. [...] Le titre désigne le thème et le style dans

leur ambiguïté, celle d'un sujet classique qui se trouve dénoncé dans sa banalité et réactivé dans ses

significations. Car le “ beau ténébreux ” nous parvient au terme d'un équivoque destin littéraire. Sa source

première se trouve dans le roman de chevalerie de Garcia Rodriguez de Montalvo, Amadis de Gaula, publié

en 1508. [...] Mais à l'époque romantique, le dandysme s'empare de cette figure chevaleresque pour faire du

« beau ténébreux » un cliché de salon. C'est sur ce double registre que jouera Gérard de Nerval [...] : “ Ainsi,

moi, le brillant comédien naguère, le prince ignoré, [...] le beau ténébreux [...]! ” » (NO-1162-1163)

19

C'est à une subversion habile de [la] notion de « représentation » que procède le récit

gracquien. Maintenant dans une fort mince intrigue des « personnages », pseudo-reflets

d'êtres vivants en situation dans un cadre choisi (la Bretagne), il ne reprend à la

représentation traditionnelle ses éléments que pour mieux s'en jouer. [...]. L'allusion

littéraire constitue dès lors l'instrument privilégié à l'aide duquel s'opère dans Un beau

ténébreux la subversion de la représentation traditionnelle. Intégrée dans la fiction,

« incarnée » par les personnages, elle participe en un premier temps à l'illusion

représentative. En tant que marque d'intertextualité, cependant, elle dénonce toute

apparence de mimesis [...]. (JAL-26)

En somme, il semble qu'Amossy juge que les actants du roman paraissent d'autant plus

caricaturaux ou désincarnés que la notion même de personnage pris comme sujet et son

acception traditionnelle, chez l'écrivain, semblent contestées. Admettant cette prémisse,

procédant toutes deux d'une certaine mixité, leur forte référentialité et leur intertextualité

pourraient expliquer que les figures humaines d'Un beau ténébreux fassent penser à des types,

quasi prédéfinis, figés dans le temps par la littérature, voire à des stéréotypes.

« [R]eprésentation collective figée » ou conception familière, pour Patrick Charaudeau

et Dominique Maingueneau, le stéréotype est une croyance partagée :

le stéréotype [...] est une construction de lecture (Amossy, 1991 : 21), dans le sens où

il n'émerge que lorsqu'un allocutaire rassemble dans le discours des éléments épars et

souvent lacunaires, pour les reconstruire en fonction d'un modèle culturel préexistant.

[...] Plutôt que de dénoncer le “ prêt-à-penser ” dont se nourrit plus ou moins

consciemment le discours, l'analyse du discours tente aujourd'hui d'examiner les

éléments préexistants qu'emprunte la parole et en dehors desquels il lui est impossible

de se construire et de se faire entendre. Le stéréotype et les phénomènes de stéréotypie

se rattachent dès lors au dialogisme généralisé mis en lumière par [Mikhaïl] Bakhtine

et repris dans les notions d'intertexte et d'interdiscours35

.

C'est en nous appuyant sur cette définition que nous analyserons ici quelques-uns des divers

stéréotypes rassemblés par Un beau ténébreux, où ils nous semblent surtout se concentrer chez

les personnages. Puis, nous étudierons la présence envahissante du cliché dans la prose

gracquienne en le considérant, à la suite de Michael Riffaterre, comme un élément

linguistique ─ mot, regroupement de mots, locution ─ qui suscite une impression de déjà vu, de

banal, de connu ou de déjà dit36. Nous admettrons, par là, que le cliché peut avoir partie liée

avec le renvoi, l'intertextualité. Ainsi, pour Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, s'il peut,

bien sûr, « exercer une fonction mimétique des styles ou des idiolectes » en assurant le relais

d'un texte « avec son en-dehors, avec la rumeur anonyme d'une société et ses représentations »,

le cliché peut aussi s'avérer être « un élément constitutif de l'écriture de l'auteur », une « marque

35

Patrick Charaudeau et Dominique Mainguenau [dir.], Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil,

2002, p. 547-548. 36

Michael Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 162.

20

de littérarité », devenu, dès lors, sur le plan stylistique, « l'un des modèles d'engendrement du

texte littéraire, à l'abri de tout recours à des référents extérieurs37 ». Suite à ces diverses

observations, notons, au reste, que le cliché intervient sur le plan de l'elocutio, c'est-à-dire du

discours ou du signe, et le stéréotype, tout comme le lieu commun ou le topos, sur le plan de

l'inventio, de la pensée, du signifié. D'où sans doute, pour reprendre une idée de Riffaterre, que

tout texte ─ romanesque ou non ─ renferme des stéréotypes, sans quoi aucun lecteur ne saurait

le comprendre38.

Stéréotype et cliché paraissent donc, comme nous avons pu le laisser deviner, comme le

fruit d'un contexte donné : d'une époque, d'une culture, d'un milieu spécifiques. Peut-être saisit-

on mieux le sens de cette affirmation en constatant, comme Claude Bremond, que « les rôles, et

les lois de l'intrigue qui combine les rôles, existent avant le récit et hors le récit39 ». Peut-être

que cette proposition s'éclaircit davantage lorsque nous l'illustrons de la définition de Philippe

Hamon qui distingue parmi les différentes figures humaines présentes dans le roman les

personnages dits référentiels, ceux-ci suscitant un renvoi à l'histoire, à la mythologie, à

l'allégorie, à un groupe ou à un genre social, et dont le théoricien écrit : « Tous revoient à un

sens [...] immobilisé par une culture, à des rôles [...] et des emplois stéréotypés [...]. Intégrés à

un énoncé, ils serviront [...] d'“ ancrage ” référentiel en renvoyant au grand Texte de l'idéologie,

des clichés ou de la culture40. » Partant de ces principes, l'on peut déduire, en somme, qu'en

étudiant la place du stéréotype et du cliché dans la construction du personnage gracquien, nous

nous intéresserons ici à sa fonction référentielle.

Les oisifs élégants

Si l'usage fait par Gracq de divers lieux communs peut sembler converger vers

l'inscription parodique, voire caricaturale de l'action dans le contexte des oisifs élégants des

Années folles, pour le caractériser comme Boie, les vacanciers mis en scène par Un beau

ténébreux semblent surtout constituer, selon l’expression de l’un d’eux, une « troupe de jeunes

sportifs, grands danseurs, grands nageurs et grands joueurs de tennis » (BT-55) auxquels une

prédilection commune, presque imposée par les circonstances, à élire, au départ du roman, un

37

Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris Nathan

(128), 1997, p. 57-66. 38

Michael Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil (Poétique), 1979, p. 13. 39

Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil (Poétique), 1973, p. 331. 40

Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Roland Barthes et al., Poétique du

récit, Paris, Seuil, 1977, p. 122-123.

21

chef de bande tel que Jacques, un jeune homme dit cultivé, extravagant et séducteur, confère

déjà un caractère typique. En effet, le choix de promouvoir au rang de meneur de foule celui

que l'on nomme, au commencement du récit, le « poète » (BT-23) de l’hôtel, ce dernier étalant

un goût marqué, exclusif, presque excessif, pour le jazz et la poésie modernes, ne reflète-t-il

pas ─ en l'exagérant parfois même à l'excès, jusqu'à le contrefaire ─ un idéal culturel que nous

pourrions associer à l'élite de la jeune génération de l'entre-deux-guerres : celui d’une petite

bourgeoisie, moins cultivée que bien-pensante, qui essaie de se distinguer, de se hisser au-

dessus de la masse par les marques du bon goût, du goût du jour41?

Or, c'est également à un idéal, voire à un type culturel, mais tout autre, que renvoient les

nombreux entretiens rapportés par Gérard dans son journal où fusent de partout citations et

allusions à la littérature comme autant de mots de passe, de codes, permettant aux membres de

la horde d’accéder, au moyen d’une culture partagée, à une complicité tacite, particulière. Par

exemple, ce seront des conversations sur Rimbaud qui serviront d’abord à rapprocher Henri et

le diariste (BT-32). Éclairant aussi à plusieurs reprises, la connivence intellectuelle liant entre

eux ce dernier et Allan, le poète symboliste semble d’ailleurs détenir, au tout début du récit, une

fonction médiatrice : quasi celle d'un sésame qu’il est tout à fait de bon ton d'employer lors des

conversations. D'où sans doute qu'après avoir affirmé avoir eu de longues discussions avec

Henri au sujet du poète, Gérard écrive dans son journal : « curieux de noter avec quel succès ce

littérateur ─ je m'expliquerai si l'on veut sur le mot ─ a pu jouer à notre époque le rôle de

passe-partout 42 [...] qu'il aurait bien ri de se voir prédire » (BT-32). Ruth Amossy voit,

41

Dans Carnets du grand chemin, Gracq ne qualifie-t-il pas lui-même l'entre-deux-guerres, non sans une

pointe d'ironie, de « paradis élitiste des enfances bourgeoises, et même petites bourgeoises »? L'auteur n'écrit-

il pas, sur un ton parodique, en pastichant Talleyrand : « Celui qui n'a pas vécu dans l'entre-deux-guerres n'a

pas connu la douceur de vivre »? L'écrivain n'ajoute-t-il pas à cela, à la lumière de souvenirs que l'on dirait

personnels que la « condition » des lycées, des étudiants et des jeunes de l'époque « ne se détachait pas sur un

grouillement menaçant et revendicant d'exclus, mais plutôt sur un très ancien fragment de nature sociale, aux

dépens duquel il faisait bon vivre, et dont on ne songeait pas à s'enquérir des desiderata » ? Plus encore, Gracq

poursuit ainsi : « Là réside sans doute ─ il faut l'avouer avec cruauté et c'est le sens du mot de

Talleyrand ─ l'aiguillon du bonheur social exquis : dans l'appartenance, déjà savourée et encore innocente, à

une minorité de happy few, au temps finissant où la masse des rejetés n'est pas perçue encore comme une

menace et comme un jugement, mais seulement comme un paysage. » Julien Gracq, Carnets du grand

chemin, dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1047-1048. Désormais, les renvois à cette édition seront

signalés, dans le corps du texte, par la mention CGC- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 42

Bien que l'usage du terme passe-partout, puis du mot littérateur ─ mot sur lequel, d'ailleurs, Gérard ne

reviendra étrangement jamais ─ puisse ici paraître péjoratif, le rôle joué par la figure de Rimbaud dans Un

beau ténébreux n'en doit sembler en aucun cas amoindri ni, du reste, dans l'ensemble de l'œuvre gracquien.

D'autant que nous ne sommes pas sans connaître l'admiration particulière que réserve Gracq à celui qu'il

appelle, par opposition aux traqueurs littéraires, un « oiseleur » de mots justes. Julien Gracq, Lettrines (1967),

dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 155. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans

le corps du texte, par la mention LE- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. À la rigueur, l'on

22

d'ailleurs, en Rimbaud un modèle à partir duquel aurait été forgée, avec force interprétation, la

figure d'Allan; l'auteure perçoit même là l'un des plus frappants exemples d'identification du

héros gracquien à des figures littéraires préexistantes (JAL-141). Aussi le poète et ses textes

représentent-ils, pour certains personnages d'Un beau ténébreux, une constante référence.

Gérard mène d'ailleurs sur lui une étude qui sera comme le double de l'enquête qu'il tentera de

conduire, tout au long du récit, sur Allan, en « fix[ant] des vertiges43 » (BT-123), comme le

consigne lui-même le scripteur. De là que les réflexions du diariste-narrateur sur les mystères

qui entourent les vacanciers de l'Hôtel des Vagues fassent si souvent écho à l'œuvre de

Rimbaud. À la lumière de ce qu'il observe autour de lui dans cette auberge de villégiature,

Gérard écrit donc : « [...] il me semblait que je distinguais parfaitement à quel ténébreux lacis

de rumeurs, à quelle connivence avec le pire des parfums terrestres [...] étaient dus quelques-

uns des poèmes des Illuminations » (BT-21). Trop ambitieuse pour être menée ici avec

exhaustivité, si ce n'était que sur les simples plans thématique ou lexical, mais d'une trop

grande importance pour ne pas être évoquée, une recension des nombreuses équivalences entre

le texte gracquien et les poèmes d'Une saison en enfer ou des Illuminations ne tarderait sans

doute pas non plus à nous convaincre de l'accointance d'Un beau ténébreux avec les œuvres

rimbaldiennes. D'autant que, tout au long du roman, Rimbaud servira d’« intermédiaire des

chercheurs et des curieux44 » (BT-32), tant aux experts, comme Gérard, Henri ou Allan, qu’aux

jeunes originaux.

Donc, quoique sa description semble contrefaire un certain idéal de grandeur ou de

supériorité et bien que le personnage apparaisse temporairement comme la personnification du

succès intellectuel, Jacques en deviendra bien vite le repoussoir. Car, d'une part, à les comparer

avec ceux de Gérard, de Christel ou d'Henri, les choix de Jacques en matière de culture

paraissent plutôt tenir de l'adhésion à la mode et aux diktats de l'excentricité que de l'érudition

ou de la profondeur ─ en fait, le personnage ne semble même détenir aucune sensibilité

véritablement instruite quant à la littérature, du moins jamais n'en fait-il la preuve, de tout le

roman ─; d'autre part, l'ascension de Jacques au rang de meneur de troupe, l'idolâtrie

pourrait percevoir dans la remarque de Gérard la manifestation d'une autoréflexivité, qui soulignerait

alors ─ presque explicitement ─ l'omniprésence de la référence au poète dans le deuxième roman gracquien. 43

La formule de Gérard renvoie au poème « L'alchimie du verbe » de Rimbaud. Arthur Rimbaud,

« L'alchimie du verbe », dans Une saison en enfer, dans Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, édition

établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard (Poésie), 1984, p. 140. 44

À en croire Bernhild Boie, l'emploi de cette formule procède, elle aussi, de l'allusion puisque la locution

« L'intermédiaire des chercheurs et des curieux » renvoie au titre d'un bi-mensuel français fondé en 1864

(NO-1192).

23

momentanée dont il sera l'emblème seront relayées toutes deux par l'arrivée d'Allan au sein des

vacanciers. Il y aura, dès lors, pour reprendre les mots de Gérard qui pastiche, fort

ironiquement, la formule de Casimir Perrier, « changement dans la personne du souverain »

(BT-131). Tout autant spontanée que passagère, l'appréciation éphémère connue par Jacques

apparaîtra dès lors, tout comme celui qui l'a inspirée, dans toute sa superficialité. C'est celle-là

que révèle, entre autres, la formule qu'emploie Gérard lors de la visite des personnages au

château de Roscaër45 pour désigner Jacques : « Certaine finesse d'antenne lui fait défaut, et

soudain, s'il a pu faire jusqu'ici illusion, dans cette atmosphère raréfiée et plus subtile qui au

creux de ce vieux château se conjure, les ailes lui manquent, il est précipité. » (BT-94-95) Du

coup, la venue du protagoniste contribuera à mettre en relief la charge caricaturale, à la fois

railleuse et critique, de l'écriture gracquienne. L'ironie qui, sans conteste, teintait dès l'abord le

modèle d'excellence culturelle incarné par Jacques atteindra son paroxysme une fois le héros

venu. Car, et là se trouve toute la nuance, les admirateurs réunis autour d'Allan sont réfractaires

aux influences. Ils font figure, pour leur part, de défenseurs, ou de chantres, d'une tradition

intemporelle, indémodable alors qu'à l'inverse, Jacques incarne l'idéal ─ fort typique ─ d'une

modernité tapageuse, voire convenue, parfois même, par trop de légèretés, lourdaude. En

témoignent nombre d’extraits du journal de Gérard, et notamment cette remarque : « Jacques

est le poète de notre hôtel. Sa chambre est, paraît-il, bourrée d’œuvres ésotériques ─ et les

couloirs de la maison retentissent généreusement, entre les disques de jazz-hot46, des cadences

les plus outrageusement contemporaines. » (BT-23)

De plus, cependant qu’il soit littéralement présenté comme étant tout désigné pour

devenir le chef de la troupe, et ce, jusqu'à l'arrivée d'Allan, véritable « dieu de la bande

“ straight ” » (BT-55), aucune précision proprement distinctive ne peut véritablement nous

permettre de situer le personnage de Jacques au-delà des quelques stéréotypes utilisés pour

décrire ses performances et sa flamboyance outrancière. Plus encore, tout se passe comme si les

détails servant à brosser le portrait de ce dernier convergeaient essentiellement, comme nous

avons pu le laisser deviner, vers la parodie. Voilà, du moins, une impression que renforce cet

autre commentaire formulé par Gérard : « Au baccara, rencontré à ma grande surprise Jacques,

l’air faussement dégagé, qui jouait, ma foi, assez gros jeu. Qu’est-ce donc à la fin que ce

45

Cette visite est, d'ailleurs, l'occasion pour Allan de faire montre de sa splendeur, vivement théâtrale. 46

Autre indice de déréalisation temporelle ─ procédé sur lequel nous reviendrons dans la seconde partie de

cette étude ─, cette mention d'un genre musical apparu dans les années trente brouille les pistes et démultiplie

les possibilités d'identification du cadre de la fiction. Car celle-ci, comme nous le savons, entremêle autant de

références culturelles et historiques paraissant puisées aux contextes des années 1920, 1930 et 1940.

24

garçon? Est-ce le flirt (impressionnable) de Christel, l’amateur de poésie moderne, le meilleur

joueur de tennis de G., ou un jeune dévoyé élégant? Ou plutôt n’est-ce pas simplement

l’Adolescent, compliqué à dessein selon les règles connues? » (BT-49) En plus de trahir

l’expression d’un certain dédain, pareille caractérisation nous semble ici dévoiler quelques-

unes des stratégies stylistiques propres à la prose gracquienne, et plus particulièrement aux

descriptions des personnages d'Un beau ténébreux. Ce portrait reflète, entre autres, le constant

recours à l'exagération, au stéréotype et au poncif langagier qui mènent, dans le roman, à une

espèce d’objectivation, d’idéalisation du personnage, ainsi dénué de toute singularité psychique

ou physique. Plusieurs procédés dans l’extrait convoqué ci-haut en sont exemplaires : l'usage

des adverbes; la théâtralisation et l’amplification; la surenchère descriptive; le recours à

l’antonomase47; ou encore l’augmentation de l’indétermination à travers l’opposition.

Allan

Malgré l’incontestable singularité du protagoniste, la caractérisation d’Allan procède

elle-même, à l'image de celle de ses pairs, du cliché langagier ainsi que du poncif, qu’appellent

parfois la comparaison, l'antonomase et la métaphore. Par exemple, lorsqu’il parle d’une nuit

passée auprès du nouvel arrivant où ce dernier ne cesse, avec son « animalité joyeuse, [sa]

grâce de jeune bête lâchée » (BT-62), de tenter d’impressionner le groupe qui l’accompagne par

ses prouesses physiques et par ses histoires, Gérard n’écrit-il pas : « c’est bien le jaguar

immobile sur sa branche dont parlait Gregory. Visiblement cet être est une provocation, il

fascine. » (BT-97) Puis, le diariste ne désigne-t-il pas plus loin le héros comme « un roi de

théâtre », « un seigneur, un prince de la vie » (BT-110)? Dolorès et Allan n'incarnent-ils pas,

par-devers Gérard, « la grande tragédienne, le champion olympique entrant en scène harnachés

glorieusement de leurs attributs symboliques », à ce point qu'on se dit simplement : « la voilà,

c'est elle ─ le voilà, c'est lui » (BT-51)? Le protagoniste ne représente-t-il pas tout à la fois,

pour Christel, « comme la proximité d'un grand voyage » (BT-165) et, pour le scripteur-

47

Selon Marcel Cressot, l'antonomase consiste à représenter un individu par un nom commun ou par une

périphrase, ou encore à se servir d'un nom propre comme d'un substantif. L'expression un don juan en est un

exemple. Marcel Cressot, Le style et ses techniques. Précis d’analyse stylistique, édition mise à jour par

Laurence James, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 76. Une conversation partagée par Allan et

Gérard offre un bon aperçu de l'affluence de l'antonomase dans Un beau ténébreux ─ après avoir demandé au

protagoniste s'il se croyait « à ce point un homme du destin » (BT-193), le narrateur se voit répondre lors de

cet entretien : « Je puis être Napoléon là-dessus. » (BT-194) De toutes les figures utilisées par Gracq pour

décrire les personnages du roman, l’antonomase reste peut-être la plus révélatrice de cet appel au cliché

qu’effectue la prose gracquienne, s’ajoutant aux autres procédés de caractérisation distinctifs de la plume de

l'auteur comme la comparaison, la métaphore, la personnification et l'allusion. Et ceux-là servent, ni plus ni

moins, à représenter tour à tour, de manière entendue quoique très éloquente, chaque personnage du roman.

25

narrateur, une forme de « tentation, une épreuve » (BT-130)? Et lorsque, vantant les louanges

de son ami, Gregory s’exclame qu’Allan « est un homme, un homme » (BT-47), ne pouvons-

nous associer à la répétition les marques d'une stéréotypie et d’une insistance propre à marquer

la grandeur du héros? D'ailleurs, la seule lettre adressée à Gérard par Gregory48 pour l'informer

de la visite d'Allan, son ancien collègue de classe, constitue un cas notoire d'application de

clichés à la description du protagoniste : ceux-ci s'y reconnaissent par le biais d'une

surabondance de métaphores et d'expressions à double entendement, redoublement que le

recours à l'italique a vraisemblablement pour fonction d'indiquer comme il le fait, au reste, dans

tout le roman. Voyons, à titre d'illustration, comment procède la description d'Allan par son

camarade de longue date :

Ses exaltations enfantines furent donc marquées dès le début par quelque chose de

singulièrement lucide. Peut-être n'a-t-il jamais rêvé avec cette opacité de vrai sommeil

[...]. [N]ous le sentions ainsi bouger, vivre [...]. Allan « brûlait sa vie par les deux

bouts ». [...] Dans cette tragédie de l'époque enfantine [...], il devinait déjà très

clairement le dernier acte, ─ comme plus tard arrivé à l'âge d'homme il devait par-

dessus tout ressentir d'avance sa dernière péripétie : la mort. (Ici je devrais, je pense,

m'excuser d'une telle grandiloquence; mais Allan [...] n'est pas un être ordinaire : il est

de ceux dont on ne peut retracer les plus légers souvenirs[...] sans se trouver à

l'improviste devant d'obscurs débouchés ─ comme une forêt de légende soudain

solennise de ses ombres les moindres sentes, n'accueille plus le soleil au bout de ses

avenues couvertes que dans une irisation, je ne sais quelle brume insolite de grand

large). (BT-64-65)

Ainsi se poursuit longuement la missive de Gregory et Allan y est dépeint consécutivement

comme un enfant ayant fait partie des « grands » (BT-67) dès le collège, où il avait

perçu, déjà, que l'on peut « épuiser la vie » (BT-65), ayant même le pouvoir de la « détraquer »

(BT-70). À travers les propos de l'épistolier se redessine donc le portrait d'un jeune homme qui

infligeait toutes sortes de supplices aux nouveaux venus; d'un esprit à même de créer « les seuls

chefs-d'œuvre que peut-être puisse enfanter l'âge ingrat » (BT-67) : « ces espèces de boxes tout

48

Soulignons, au passage, qu'en introduisant la missive dans ses fragments d'écriture quotidienne, Gérard

annonce : « Je recopie à peu près telle quelle cette passionnante fiche policière. » (BT-61) Or, trahissant

l'insertion, et même la transcription de correspondances ─ soi-disant approximativement copiées comme le

fait remarquer María del Mar García Lopez ─ dans le carnet du diariste, cet avis implique un détournement

des règles régissant traditionnellement le genre du journal. Pour la même auteure, en raison du privilège que

s'octroie Gérard de transposer, en recopiant, « le discours direct en discours indirect libre, la reproduction de

ces quelques communications accorde, par ailleurs, au diariste un pouvoir unificateur. Dès lors, comme

l'énonce Amossy, le narrateur « se donne comme centre et origine absolue [du discours] : c'est son discours

qui crée les autres, leur distribue un travesti, les manie au gré d'une volonté quasi démiurgique. » (JAL-163)

Impliquant appropriation, assimilation, et forcément décalage, cette surprenante scène énonciative induirait

donc, pour María del Mar García, un brouillage, comme une suspension des voix singulières des personnages.

María del Mar García López, « L'émergence du Moi dans l'œuvre fragmentaire de Julien Gracq : fiction et

autobiographie », thèse de doctorat en philologie française et romane, Universitat autònoma de Barcelona,

2000, f. 430.

26

à fait rudimentaires » (BT-67). Puis, pour le bénéfice de Gérard, l'imaginaire de Gregory fait

renaître, par le biais de métaphores politiques, le souvenir d'un enfant surplombant toute une

bande de ses pairs comme un véritable despote; d'un collégien qui, de son « dominion » (BT-

71), aurait fait « une vulgaire Inde anglaise » où il se serait évertué à maintenir la « raïa dans le

devoir » (BT-71). Ainsi encore, le vieux compagnon revoit le jeune Allan se transformer, à la

suite de tous ces « écarts » de jeunesse (BT-73), en « un des êtres les plus constamment

imprévisibles, les plus disponibles » et « marqué » (BT-73); en un individu « si furieusement

[...] engagé avec la vie » (73-74) aux dons d'« ubiquité » (BT-74), au « foisonnement

désinvolte » (BT-74) des plus saisissants. Nul besoin d'accumuler davantage les exemples de

références au pouvoir et d'expressions figées pour nous convaincre qu'Allan reste, de par son

rôle central et catalyseur dans la fiction et en sa qualité de héros du récit, le personnage d'Un

beau ténébreux autour duquel est déployée la plus grande activité descriptive et le plus grand

nombre d'archétypes ou de stéréotypes, de poncifs et d'allusions, renvoyant tous ensemble aux

idées de grandeur, de supériorité. En effet, s’il apparaît à la fois comme une provocation et un

mystère, qu’il pousse les uns à crier au scandale ou qu’il exerce sur les autres un pouvoir

d’attraction presque sans borne, la description d’Allan semble procéder en elle seule d'un

curieux mélange de types et même de renvois, dont la flagrante « surcharge », comme l'écrit

Boie, « sème ici le doute et dénonce la mise en scène » (NO-1169).

En admettant cette hypothèse, il serait d'abord tentant de rapprocher le héros gracquien

de l'image du dandy, un premier type dont Allan semble posséder de nombreux attributs,

d'autant qu'il rassemble plusieurs des caractéristiques répertoriées par Baudelaire dans ses

Curiosités esthétiques pour caractériser « l’un de ces êtres privilégiés en qui le joli et le

redoutable se confondent si mystérieusement49 ». Entre autres facteurs nous permettant de lui

associer le cliché fin de siècle, la naissance du personnage le prédispose presque naturellement

à occuper un rang particulier au sein de la petite société mondaine d’estivants qu’il domine par

son éclat. Né d’un père anglais fortuné et d’une mère française, Allan a connu une enfance

entourée « d’une prodigalité de luxe, de ce luxe aéré, capricieux, un peu irréel » (BT-59) dans

une « atmosphère de cour de jeune prince romantique » (BT-59). Allan profitera, d’ailleurs, de

cette aisance tout au long du roman et il disposera de ses avoirs comme bon lui semble. Le

dépôt d'« un million » (BT-139) qu'il confie au coffre-fort de l'auberge à son arrivée et qu'en

49

Charles Baudelaire, « Le dandy », dans Le peintre de la vie moderne, dans Écrits sur l'art, texte établi,

annoté et présenté par Francis Moulinat, Paris, Le livre de poche (Classiques), 1999, p. 538.

27

quinze jours, il dépense à moitié le confirme. Mais le détachement excessif dont fait preuve le

héros lorsqu'il joue, son extrême facilité à la dépense, son inébranlable propension à la

dilapidation émoustilleront, davantage encore, la curiosité de ses proches. Car Allan brûle sa

fortune au casino d'un air aussi placide que sublime. Un passage du roman en témoigne

clairement (BT-125-128). Faisant écho à la mention du baccara que fait Gérard pour décrire

Jacques (BT-49), cet extrait met, d'ailleurs, en relief l'antagonisme opposant ce dernier à Allan,

qui apparaît alors comme un rival, voire comme un double, autrement magnifié, de Jacques. Et

celui-ci, grotesque, n'en perd qu'une fois de plus sa superbe.

À la lumière de ce qui précède, force nous est de constater que le protagoniste a aussi la

folie des grandeurs, le goût du risque. Grand voyageur et fervent d’exotisme, ce dont atteste,

entre autres, son culte pour le beau et pour les objets rares (BT-151-152), cet être d'exception

ne laisse, en outre, personne sur son passage qui lui soit indifférent. Excellant en tout, il

accomplit tout ce qu’il entreprend avec grâce et avec distinction. Tant et si bien qu’aucune

femme ─ ou presque ─ ne sait lui résister. Peut-être est-ce parce que l’anglomanie précoce du

héros, son port du monocle, ses cravates d'Eton et son complet anglais ont su lui assurer, et ce,

dès le plus jeune âge, la « situation définitive de prince des élégances » (BT-70) de sorte que,

pour Jacques Mancuso, « le dandysme » est « rappelé par la tenue romantique du Beau

Ténébreux ». Sans compter, comme le fait remarquer cet auteur, que le qualificatif désignant le

protagoniste rappelle, en outre « Beau Brummell, et par extension tous les dandys que l'on

appela Beaux dans la première moitié du XIXe siècle, notamment ceux du Jockey Club50 ». Or,

la figure d'Allan se distingue fort bien des autres, il est vrai, à certaines manifestations d'un

romantisme, anglais51. D'où peut-être que de nombreuses autres qualités comme l'impassibilité,

le stoïcisme (BT-70), le cynisme ou la désinvolture étudiée d'Oscar Wilde (BT-101, 205)

puissent aussi nous servir à certifier la correspondance du héros gracquien avec le modèle de

distinction éthique et esthétique cher à certains écrivains du XIXe siècle, surtout, comme nous

le savons, que le titre du roman suffit à lui seul à nous assurer de la parenté du personnage

50

Jacques Mancuso, « Le dandysme et la mort à travers l'œuvre de Julien Gracq », thèse de doctorat en

littérature française, Nancy, Université Nancy 2, 2001, f. 112-113. 51

C'est sûrement l'expression de ce romantisme anglais qui a valu à l'œuvre de Gracq cette remarque d'Hubert

Haddad, soulignée et critiquée par Boie dans son analyse du roman : « Que fait Byron dans une ville d'eau? »

(Hubert Haddad, Julien Gracq. La forme d'une vie, Paris, Le Castor astral, 1986, p. 136, citée par NO-1176.)

Il est à noter que la référence au romantisme anglais n'est pas la seule à colorer Un beau ténébreux et que

plusieurs renvois, implicites ou explicites, aux œuvres des romantiques français ponctuent aussi le roman, qui

porte également la marque de l'influence qu'a eue sur Gracq le romantisme allemand. Nous y reviendrons

dans la deuxième partie de cette étude.

28

gracquien avec cet « astre qui décline, […] superbe, sans chaleur et plein de mélancolie52 » que

dépeignait Baudelaire53. Par exemple, malgré son excellence et son retentissement et quoiqu’il

ait été, encore enfant, un élève remarquable, le rang que le brillant personnage occupait dans la

classe, « les prix, les récompenses le laissaient étrangement indifférent » (BT-63).

Mais Allan nous paraît aussi parent avec un second type, ou avec un autre stéréotype,

que véhiculent à la fois l’histoire littéraire et la littérature elle-même : celui du poète maudit.

D'autant, comme le fait remarquer Amossy, que le seul prénom du héros gracquien renvoie à

celui de Poe, dont les œuvres mêmes sont à quelques reprises convoquées par le récit (JAL-

124). Même goût pour l’étrange, pour les paysages nocturnes, éclatants et terrifiants de

splendeurs, même fascination aiguë pour la mort et tous les états de veille qu’elle suscite : le

personnage d’Allan pourrait apparaître, plus encore, comme un double fictif de Poe, comme le

suggère la même critique 54 (JAL-141). Et, à travers cette association, le héros semblerait

représenter un génie puissant, profondément sombre et ignoré dont le destin n'a d'égal que le

tragique. Mais, surtout, n’est-il pas possible d’établir une filiation entre la

représentation ─ figée ─ du poète maudit et celle du protagoniste en ce qu'Allan semble

attendre, comme le signale Gérard, la « conversion », la transformation par laquelle « vraiment

selon la parole mystérieuse “ je ” deviendrait un autre » (BT-183)? Or, voilà qui confirme la

filiation à établir entre le personnage d'Un beau ténébreux et la figure de Rimbaud ─ tout

comme entre le texte gracquien et l'œuvre rimbaldien. D'ailleurs, au répertoire des associations

à faire entre le roman de Gracq et l'œuvre du symboliste, l'on trouve également ces phrases de

« Vies », qui ne sont pas sans faire penser au personnage d'Allan : « Exilé ici, j'ai eu une scène

où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures. [...] Ma sagesse est aussi

dédaignée que le chaos. Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend55? »

Parallèlement, les nombreuses, et parfois paradoxales, mentions faites à l’histoire

sainte, à la Bible, à la dernière Cène ou au personnage du Christ dans le roman peuvent aussi

conduire le lecteur à tenter la comparaison entre le protagoniste de la fiction gracquienne et une

troisième figure mythique qu'est celle du Sauveur, ou entre le héros d'Un beau ténébreux et un

être supérieur, mythologique, au contact privilégié avec Dieu. Sans compter qu'Allan est perçu

52

Charles Baudelaire, « Le dandy », loc. cit., p. 538. 53

Voir la note 34 à la page 18 de cette étude. 54

Amossy perçoit même dans le héros qu'est Allan un double complexe ─ de Rimbaud, de Poe ou de

Breton ─, exercé à implanter « à même la vie » (JAL-141) un univers poétique. 55

Arthur Rimbaud, « Vies », dans Illuminations, dans Une saison en enfer, dans Poésies. Une saison en enfer.

Illuminations, op. cit., p. 163.

29

par Gérard comme « celui qui est venu comme en marchant sur des nuées » (BT-53), « celui

qui est venu [...] apporter l'épée56 » (BT-169). Plus explicitement encore, le héros n'apparaît-il

pas au diariste comme une espèce d'envoyé dont le visage sans cesse « se dérobe » (BT-145) tel

celui du Christ, peu avant l'Ascension? Christel, en outre, ne verra-t-elle pas jusqu'au bout en

Allan le « véhicule », le « messager » (BT-195)? Quoiqu'il en soit de tous ces parallèles, s'il

peut sembler, d'une certaine manière, personnifier le Rédempteur, le protagoniste de la fiction

gracquienne véhicule surtout l'image d'un messie ou d'un prophète réinventé, à la fois terrible et

lumineux, violent et pacificateur, merveilleux. Il s'apparente un peu, par là, à la nouvelle figure

christique suggérée et décrite par le poème « Génie » des Illuminations : « Son corps! Le

dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle57! » En effet, ces seules

lignes contribuent à nous convaincre de la parenté existant entre l'évocation métaphorique du

Tout-puissant rimbaldien et la description d'un Allan mystique qu'il n'est point « besoin de

regarder au visage pour savoir qu'il véhicule une idée violente de la vie » (BT-53). Donc,

quoique le protagoniste d'Un beau ténébreux paraisse parfois détenir des pouvoirs quasi aussi

miraculeux ─ du moins aussi fascinants ─ que ceux du Christ, soulignons, que l'association du

personnage gracquien à la figure biblique demeure ambiguë tout au long du roman. Nous

dirions même qu'elle semble sciemment maintenue dans l'ambiguïté. C'est, à tout le moins, ce

que pourrait nous laisser croire cette assertion antithétique et annonciatrice, presque

« prophétique » (BT-41), de Gérard : « Chacun jonche sa route de cadavres et de dieux, et

personne ne ressuscite, et la Bible même veut que l'archange ne puisse tomber qu'en gardant sa

couronne. » (BT-41) Or, triompher même en tombant, n'est-ce pas là ce que fera Allan à la

toute fin du roman en honorant son pacte de suicide, souverain, omnipotent jusque par le choix

de sa propre mort, quelles que soient les souffrances que cela implique (BT-250, 254)?

D'autre part, certains échos pourraient même nous pousser à voir dans l'engagement

qu'a pris le héros avec Dolorès le fait d'un être dément ou qui, désespéré, se trouve en proie à la

tentation, elle-même diabolique. Allan ne peut-il faire penser, en effet, à cet « homme qui

vendit son âme au diable [et qui,] grâce à ses enchantements [,] gagna en retour le cœur d'une

jeune fille » désignée par la « fable » (BT-209) qu'il raconte à Christel, histoire évoquant elle-

56

Comme le souligne Bernhild Boie, cette expression est inspirée de l'Évangile selon Matthieu, d'après lequel

Jésus aurait dit : « Ne croyez pas je sois venu apporter la paix sur terre; je ne suis pas venu apporter la paix

mais l'épée. » (Matthieu, X, 34, cité par NO-1204) Cette image peut, dès lors, paraître complexifier

l'association du protagoniste gracquien à la figure du Christ en conférant au parallèle un sens complexe, voire

controversé. D'autant que le symbole de l'épée n'est pas, à notre avis, sans convoquer un intertexte

supplémentaire : celui du cycle arthurien et de la légende du Graal. 57

Arthur Rimbaud, « Génie », dans Illuminations, loc. cit., p. 194-195.

30

même le mythe faustien, et plus particulièrement le Faust de Goethe? Ceci dit, même le

pouvoir que possède le protagoniste de charmer, d'ensorceler les estivants, de « jou[er] » (BT-

251) avec eux porte son poids de paradoxe. Car, c'est en leur dissimulant ses visées, celles

impliquées par le pacte, et malgré la douleur aigüe, presque insurmontable qu'il se sait infliger à

autrui ─ à Christel, à Gérard et peut-être même à Henri ─ qu'Allan mesure sur eux son

ascendant. En conséquence, aussi intimement liée soit-elle à une certaine conception du sacré,

aussi sacrificielle, aussi purificatrice (BT-253-255) puisse-t-elle sembler par certains côtés, la

fin d'Allan peut aussi apparaître, à l'inverse, comme un incommensurable péché d'« orgueil »

(BT-253). N'est-elle pas, d'ailleurs, le fait d'un être à la fois pervers et égoïste, d'un esprit retors,

voire tortionnaire, celui-là-même qui restituera au héros, à la fin du récit, le « visage de

damné qu'il n'avait revêtu que comme un masque » (BT-210) tout au long du roman? Ce qui

revient à dire, somme toute, qu'une tension entre le divin et le malin, voire entre le sacré, le

païen ─ Allan n'est-il pas « en proie à ses58 dieux » (BT-97)? ─ et le diabolique, des qualités

qui sont tour à tour associées au protagoniste au cours de la fiction, demeure irrésolue dans le

roman entier 59 . Et cette irrésolution est elle-même fortement reconduite dans le texte par

nombre de métaphores, dont celle, frappante, de la « grande croix noire » (BT-245) qui se

présente au héros sous les traits d'une ombre la dernière heure venue. À ce point qu'il devient

impossible d'associer le destin d'Allan ni tout à fait à celui du Christ, ni à celui d'un pécheur, ni

à celui d'un condamné qui aurait pactisé avec le diable.

Quoi qu'il en soit, de nombreux autres parallèles peuvent ainsi être tracés entre le héros

gracquien et nombre de figures légendaires, ou de types, issus d’une longue tradition de

littérature. Par exemple, si elle sert, pour certains, à désigner un chevalier mélancolique tel

Amadis de Gaule 60 , Simone Grossman perçoit dans l’expression de beau ténébreux une

58

C'est nous qui soulignons. 59

Cette tension est aussi fortement soulignée par une remarque de Gérard, qui réfléchit sur la façon qu'ont

Christel et Jacques de parler d'Allan : « ce lui si tacitement, si infailliblement appliqué semblait tout à coup se

hausser à une désignation presque fabuleuse, d'une façon à peine sacrilège atteindre jusqu'à l'ennoblissement

de cette Majuscule qui se garde de cerner de trop près le grand rôdeur suspect, mal définissable, et désigne le

cas échéant, profondément ambigüe, aussi bien que l'ange, le Malin » (BT-130). Cela nous amène à penser

qu'Un beau ténébreux poursuit une réflexion métaphorique sous-jacente à l'écriture d'Au château d'Argol, du

moins si l'on en croit ce qu'avance Gracq dans l'« Avis au lecteur » de ce premier roman : « Il restait peut-être

à éclairer de cette lumière nouvelle certains problèmes humains mal définis, mais durablement passionnants,

[...] et en tout premier lieu celui du salut, ou, plus concrètement [...] celui du sauveur, ou du damnateur : les

deux déterminations n'étant dialectiquement pas séparables. » (ACA-3) 60

Voir la note 34 à la page 18 de cette étude.

31

référence, presque directe, au poème baudelairien « Remords posthume61 ». D’autre part, Allan

peut, à certains égards, apparaître comme un don quichotte mélancolique, ou même peut-être

susciter les échos de la quête du Graal. Or, c’est aussi à l’image d’un don juan moderne que

nous renvoie sans cesse le protagoniste. Convoquant l'idée d’un piège qui se referme sur le

flamboyant héros comme sur le célèbre séducteur (BT-244-257), sur le conquérant déchu, le

texte gracquien procède aussi à quelques allusions au convive de pierre (BT-244, 246) présenté

dans Dom Juan par Molière. Allan ne se métamorphose-t-il pas, d'ailleurs, lui-même en

commandeur de pierre, effrayant, « immobile », figé, purgé « de toute particularité » par « un

rapide enchantement » (BT-246) à la fin du roman, statufié, pétrifié comme Irène avant lui (BT-

244)? N'est-il pas pareil à un reflet spectral, à un « monstre qui croît62 », comme « l'homme de

pierre63 » moliéresque que décrit Gracq dans André Breton? N'incarne-il pas pour certains, tels

Christel, la tentation de la mort, de la « Mort Rouge64 », célèbre personnage spectral d'Edgar

Allan Poe (BT-203)? En outre, la présence du protagoniste à l'hôtel ne suscite-t-elle pas à

l'esprit du diariste le souvenir de ce qu'il qualifie de « Nunc dimittis » (BT-170) littéraire au

pathos des plus exacerbés : La Vie de Rancé de Chateaubriand? Puis, à travers le prisme de ce

texte romantique « déblayé à grands coups de pelle » (BT-170), l'existence menée par Allan ne

rappelle-t-elle pas au diariste les apparitions fantomatiques répétées d'Hamlet de William

Shakespeare (BT-170) ainsi que « les longues enfilades de pièces65 » des nouvelles de Poe (BT-

170)? C'est dire à quel point l'intertextualité, et même la littérature plus généralement jouent un

rôle phare dans la description des personnages d'Un beau ténébreux. Dans cette perspective, le

dénouement même du récit, le suicide d’Allan, est éminemment problématique puisqu’il

61

Pour Simone Grossman, d'ailleurs, Un beau ténébreux « est jalonné d'allusions et de citations que renforce

encore une terminologie manifestement empruntée à Baudelaire. Le “ beau ténébreux ” évoque son équivalent

féminin, la “ belle ténébreuse ” [voir Charles Baudelaire, « Remords posthume », dans Les fleurs du mal,

édition établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard (Poésie), 1996, p. 67-68], et le titre colore d'emblée le

récit d'une touche noire. Allan est sommé de mettre son “ cœur à nu ” [BT-174] et lorsqu'il expose à Gérard sa

vision du monde, il le fait en calquant celle du “ monde hiéroglyphique ” de Baudelaire [voir Charles

Baudelaire, Réflexions surs quelques-uns de mes contemporains, dans Œuvres complètes, édition établie par

Y.-G. Le Dantec et Claude Pichois, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1961, p. 705] : “ on peut

ressentir [...] le monde comme ce carré d'hiéroglyphes ” [BT-78]. » Simone Grossman, « Correspondances

baudelairiennes dans Un beau ténébreux de Julien Gracq », dans The French Review, vol. LIX, no 5 (avril

1986), p. 719-720. 62

Julien Gracq, « L'âme d'un mouvement », dans André Breton. Quelques aspects de l'écrivain (1948), dans

Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 399. 63

Id. 64

Edgar Allan Poe, « The Masque of the Red Death », dans Complete Tales and Poems, Ljubljana, Mladinska

Knjiga (Original Language Library), 1966, p. 242-246. 65

En plus d'y percevoir une référence à Hamlet, on peut certes voir dans cette image un autre renvoi à la

nouvelle « Le Masque de la Mort Rouge » (« The Masque of the Red Death ») de Poe. Id.

32

renvoie explicitement au célèbre poème « Les amants de Montmorency » de Vigny (BT-204),

bien qu’il ne soit pas sans rappeler non plus la fascination des surréalistes pour le suicide, ni

l’univers littéraire goethéen, ni l'histoire du romantisme allemand ─ pensons, sur le plan

historique, au double suicide des Kleist 66 ─, ni la fin tragique d'Heide qui s'empoisonne

volontairement dans Au château d'Argol (ACA-92).

Quelle grandeur ambiguë, d'ailleurs, que celle d'Allan qui se compare lui-même à Julien

Sorel « joui[ssan]t par avance de son exécution » (BT-189)! Et que dire des autres personnages

du roman suite à la venue, fort révélatrice, de ce protagoniste parmi la troupe de vacanciers?

Gérard, tentant de percer le secret du séjour de cet être impénétrable en Bretagne, se voit sans

cesse freiné comme le juge Porphyre devant Raskolnikov (BT-178). Le propriétaire de l'hôtel,

Kersaint, cette « singulière espèce d'Iago » (BT-142), un curieux colporteur, révèle au diariste

de drôles d'observations sur la conduite du visiteur mystérieux, agitant devant Gérard « le

classique doigt sur les lèvres du confident de comédie » (BT-142). D'autres prennent soudain

les traits, risibles, grossiers, d’une caricature, jusqu’à Jacques, celui dont on ne pouvait pas

même discuter les goûts en matière de cravates (BT-55) et qui, pourtant, faute de pouvoir

rivaliser ou de pouvoir « l'emporter » (BT-55) sur le nouveau héros, ne devient, rien de moins,

qu’un « innocent de village » (BT-95), un « petit enfant » (BT-240). Enfin, qu’on le fasse

prince des ténèbres, poète ou bien chevalier errant, en proie à une éternelle mélancolie ou en

quête d’un idéal merveilleux, tout porte à croire, surtout, que le héros gracquien ne saurait se

résoudre à n’être qu’« un point noir dans la foule, docile ne fût-ce qu’une minute à cet

emmêlement » (BT-47). De sorte qu’aucune définition ne saurait nous permettre de jeter un

éclairage surplombant sur tous ces traits qui composent la figure d’Allan si ce n’est, comme le

fait remarquer Boie (NO-1170), celle formulée par Gracq lui-même lorsqu'il associe le chef,

dans André Breton, au « grand format67 ».

Trois archétypes de la féminité

Si elle est intimement liée à la représentation d’idéaux intellectuels et

culturels divergents, la description des personnages d’Un beau ténébreux en appelle aussi, plus

simplement, à des clichés mondains, à des stéréotypes qui paraissent plus triviaux. Ceux-ci

peuvent même paraître commandés par le contexte fictionnel du récit : le temps des vacances,

66

Voir Jean Cassou, « Kleist et le somnambulisme tragique », dans Le romantisme allemand, études publiées

sous la direction d'Albert Béguin, Paris, Bibliothèque 10/18, 1966, p. 344-353. 67

Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », dans André Breton (1948), loc. cit., p. 426,

cité par Bernhild Boie (NO-1170).

33

des délassements saisonniers et des plaisirs banals. Or, voilà qui engendre comme un puissant

décalage entre deux univers symboliques, mis conjointement en perspective par l’œuvre

gracquienne. Ainsi, la « bande straight », d’abord liée par ses affinités culturelles dans une

sorte d’esprit de camaraderie où l’on s’échange les mots d’esprit aussi aisément que des

cigares, prétendra, d’autre part, à la célébration et au divertissement, plus ou moins prescrits par

le cadre de la fiction. De sorte que casino, échecs, parties de golf, de tennis, bains de mer,

promenades à la plage, excursion au clair de lune, théâtre, opéra, cinéma, bal masqué seront

également à l’honneur dans Un beau ténébreux. De cette recherche des distractions, presque

inextricable du contexte des vacances, Irène, la femme d'Henri Maurevert, est sans doute

l’emblème le plus saisissant. Irène, la séductrice, l’« entremetteuse naïve » (BT-88),

entièrement « dépersonnalisé[e] par son sexe » (BT-34), apparaît en effet comme la femme

faite chair et la chair faite femme, perfide, sensuelle, frivole, pleine, « voluptueuse » (BT-33),

attaquant « chaque jour de sa vie avec une bonne grâce carnassière » (BT-32).

Irène, contrairement à plusieurs autres personnages du roman, appartient à la race de

ceux qui, face à la souffrance, au doute, à la déstabilisation, se lancent dans une « frénésie de

danse, de sport, de fièvre mondaine » (BT-111) ─ tout pour éviter absolument quelque indice

que ce soit de l'approche imminente de la mort (BT-104) ─ « comme un cheval de sang chez

qui la blessure se traduit d’abord par un furieux galop de charge » (BT-111). Ainsi, comme

l'écrit le diariste avec force dérision, « [d]evant le cercle de feu de la Walkyrie, [Irène est] de

celles qui penseraient tout uniment qu'en somme il s'agit seulement de retrousser sa robe, et de

sauter vite » (BT-88). Négatrice du scandale, du malheur, du mystère, profondément

dédaigneuse de la cérébralité, de l'intellect (BT-34), elle demeure prête à tout pour sauver les

apparences, pour mettre un terme à tout ce qui dérange l’ordre le plus superficiel et admis de la

vie. Mais « [elle] ne sait pas, elle ne sent pas qu'un certain style à l'emporte-pièce, la dure

frappe impitoyable [...] de profil de médaille, la singularité un peu grosse, aveuglante, qui

dompte et méduse la masse, n'éloigne que les demis-délicats » (BT-161), tel que le dit toujours

le scripteur. Elle se rebiffe à l'idée que lui « soient désignés par ce signe indubitable, ce reflet

de prodige [...] devant lequel quelque chose de plus obscur que la raison universellement

défaille et capitule, les êtres qu'il nous est réservé d'évaluer à une toute autre mesure que celle

du bon goût » (BT-161). Voilà qui explique qu’à l’inverse de Christel, Irène répugne tant à

adhérer au discours et au merveilleux entourant l’arrivée de l’énigmatique Allan, à l'admirer.

Au contraire, elle tente plutôt de convaincre Gérard qu'il serait « humiliant pour Christel de

34

tomber amoureuse comme une midinette » de celui qu'elle appelle un « bellâtre vulgaire » (BT-

161). Plus encore, bien qu'elle ne soit pas sans semer la zizanie, à coups de machinations et

d'insinuations incessantes, il paraît qu'Irène ignore « toute espèce de différend avec la vie »

(BT-33); d’un bout à l’autre du roman, elle semble même incarner, non sans une obstination

fanatique frisant parfois l’hystérie, le refus de tout ce qui ne correspond pas platement, de la

manière la plus évidente, à ce qu’elle nomme « la vie réelle » (BT-104). Elle s'oppose

profondément en cela à Allan, qui nous renvoie plutôt aux mots « la vraie vie est absente68 » de

Rimbaud. La métaphore politique de la « résistance » (BT-131), utilisée par Gérard pour

désigner l'épouse d'Henri non sans ironie et avec ─ sur un autre plan ─ une autoréflexivité

conférant au journal une tonalité quasi métalittéraire, nous paraît refléter à elle seule cette

obstination : « Quelquefois, obéissant à ce goût de la transposition plaisante qui ne se sépare

jamais chez moi d'une teinte bien excusable de pédantisme, je baptise Henri et Christel le parti

du mouvement, Irène le parti de la résistance. Allan, ce sont les Trois Glorieuses. » (BT-130-

131)

Référant à la Révolution de Juillet (1830), cette image permet d'évaluer, comme le dit

Boie, la « constellation des personnages » (NO-1202) gravitant autour d'Allan en termes de

types. Ceux-ci sont alors proprement représentés par le mouvement de la rébellion, assimilée

aux deux premiers personnages; par l'opposition, qui prône une espèce de conservatisme ou de

statu quo dont Irène est l'emblème; et par « le principe révolutionnaire » (NO-1202), tel que le

nomme la même auteure, ou par l'insurrection, qui est personnifiée par le protagoniste. En plus

de souligner la théâtralité, à la fois parodique et tragique, des événements se jouant entre les

divers actants de la fiction, tel le remarque la même critique (NO-1202), cet appel à la

métaphore politique et historique révèle, encore une fois, le fonctionnement du texte par

stéréotypes. De fait, l'image dénote combien le monde d’Un beau ténébreux est polarisé. D'une

part, les vecteurs de la révolte et de l'adhésion y sont représentés par les êtres qui ne résistent ni

au mystère ni à l'appel d'une révélation; de l'autre, le conformisme et la sécession y sont

incarnés par Jacques à qui les ailes font défaut, puis par Irène, qui succombe au charisme

tapageur de ce dernier, qui refuse de saisir ─ aussi peu que ce soit ─ de l'« événement [...] sa

chance à jamais singulière d'envol » (BT-131). Ou encore, d’un côté, les hommes comme

Allan, voire Jacques s’élèvent ─ bien que parfois illusoirement ─ par leurs prouesses,

physiques, matérielles ou intellectuelles; et, de l'autre, les femmes, Christel, Irène, mais aussi

68

Arthur Rimbaud, « Vierge folle », dans Une saison en enfer, loc. cit., p. 135.

35

Dolorès, constituent autant de facettes, de variantes ou de déclinaisons, d’un archétype. Du

coup, c’est essentiellement par opposition aux portraits des autres personnages féminins dressés

par le roman que sont éclairées toute la démesure et la facticité des artifices dont découle

fondamentalement le caractère d’Irène. Elle diffère profondément de Christel, par exemple, qui

aime la nuit « au point de ne pouvoir se tenir en repos dans [sa] chambre » (BT-97); qui est

« destinée », croit-elle, « à saccager [sa] vie » (BT-29), se « souci[ant] trop peu de ce qui ne

compte pas », « rejet[ant] le néant au néant » avec tout ce qui est « vide » (BT-29); qui fait

l’éloge du théâtre en glorifiant ses transports (BT-27-28). En effet, à l'inverse d'Irène, l'héroïne

rêve de « flotter endormie [...] au-dessus des espaces d'ennui qu'on traverse à vivre »,

connaissant « tous ces moments où la pensée ne vous quitte jamais qu'on pourrait être ailleurs »

(BT-29); plutôt que l’appétit, l'embrasement et le positivisme provoqués, sans pudeur, par

l'épouse d'Henri, la « vulnérable », la « tendre », la « romanesque » et profonde « jeune fille »

(BT-187) suscite « l'imagination » (BT-34); aussi mystérieuse et délicate soit-elle, elle

provoque « la rêverie » (BT-34). Et c'est en ce sens que la voyageuse paraît représenter un tout

autre idéal qu'Irène, parfait, intouchable. Plus encore, elle correspond, en cela, à un tout autre

archétype. Comme en témoigne cet extrait du journal de Gérard : « Christel est une princesse.

Sa présence, son geste, sa parole à chaque instant balaient l’équivoque. […] Même à minuit,

seule avec un homme au fond de cette obscurité dépeuplée, elle est gardée davantage que dans

un salon au milieu de vingt personnes. » (BT-20)

De plus, la différenciation des deux personnages féminins est d'autant plus flagrante

qu'elle s'articule régulièrement, dans le roman gracquien, au concept de race. Celui-ci permet,

dès lors, d'établir une distinction, plus que générale, entre deux caractères typiquement

antagonistes, soulignée par une confrontation constante, presque manichéenne, de clichés.

Alors qu'aux yeux du diariste Christel est « de cette race qu'on ne saurait interrompre » (BT-

23), Irène appartient à la « race [...] des Thomas pour qui les stigmates mêmes ne seraient

jamais que l'occasion de conseiller une compresse d'huile » (BT-131). La femme d'Henri

Maurevert le réclame en quelque sorte elle-même lorsqu'elle tente de se distinguer de la jeune

rêveuse devant son époux : « Non, je ne suis pas de cette race! [...] Non, je n'en serai jamais! Je

ne veux pas en être. » (BT-228) Pareille généralisation est également à l'œuvre dans le passage

du roman où Gérard se sert de la métaphore politique, et historique, tantôt signalée pour

désigner ses congénères.

36

Ainsi, à travers les deux personnages d'Irène et de Christel s'opposent deux

représentations complètement opposées du jeu de la séduction. L'une, violente, charnelle,

directe, lourde, presque animale et fortement sexualisée (BT-32), s'adresse directement aux

sens; elle incarne une sensualité profane dont la représentation procède souvent du cliché et

renvoie, parfois directement, à un érotisme presque subversif. L'autre, subtile, délicate, légère,

chaste, mystérieuse, énigmatique, éveille l'imaginaire et suscite vivement l'émotion (BT-34,

93); elle évoque, par là, une pureté presque sacrée, voire religieuse, qui renvoie à un idéal de

l'esprit plutôt qu'à une perfection physique. Conséquemment, le personnage de Christel

correspond, presque parfaitement, à l'archétype et au symbole surréaliste de la femme-enfant69.

La jeunesse est, d'ailleurs, maintes fois convoquée pour décrire l'héroïne. Aussi plusieurs

personnages, et Gérard à plus forte raison, insistent-ils sur cette qualité pour désigner la jeune

femme, fascinés par la « force de suggestion » de cet « être si jeune » (BT-38). À l'opposé, le

personnage d'Irène n'est pas sans suggérer, par certains côtés, l'hystérie et la luxure70, deux

valeurs qui sont chères, selon Pascaline Mourier-Casile, au Modern Style fin de siècle et aux

écrivains rassemblés autour de Breton. Interpellant une antithèse qui confronte dans le roman

l'« Amour sacré » et l' « Amour profane » (BT-27), ce clivage archétypal est accentué, d'autre

part, par la dénomination respective des deux personnages. En effet, en vertu du radical de son

prénom, l'on peut certes associer Christel à l'univers christique. Sans compter que ce dernier est

aussi symbolisé, dans Un beau ténébreux, par la petite croix d'or que porte au cou la jeune

femme (BT-22, 200). Or, selon Boie, ce pendentif rappelle aussi l'attribut symbolique fièrement

porté par Atala. D'autant que la référence à l'œuvre de Chateaubriand est renforcée par l'octroi

du titre de « vierge des premières amours » (BT-249) à Christel, qui accentue également

l'association du personnage gracquien avec la piété et la thématique religieuse (NO-1190,

69

Cette correspondance peut aussi rapprocher Christel d'un emblème aux sources mythologiques et celui-ci

est fréquemment évoqué dans l'œuvre de Breton. Cet autre idéal, c'est celui de la « femme-fée », de la

« médiatrice » : Mélusine. Incarnant, selon Gracq, l'éternel féminin chez le surréaliste, la « femme

naturellement fée » reflète aussi un rêve : celui « de félicité réconciliatrice et édénique », d'« accord parfait »

liant l'homme et le monde. Julien Gracq, « Spectre du “ Poisson soluble ” », dans Préférences (1961), dans

Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 912-913. À propos de la femme-enfant, Susanne Dettmar-Wrana écrit

aussi qu'elle « réunit en elle un mélange perturbant d'innocence et d'érotisme sublimé ». Aussi pour la critique,

cette figure symbolique est-elle « dotée d'un regard neuf sur le monde ». Et l'auteure poursuit : « Dans Arcane

17 [André Breton, 1944], la femme-enfant réunit en elle des traits énigmatiques et de voyante, de pureté et de

candeur; elle est transparente, figure de lumière − le poète voit le monde à travers ses yeux. Par sa fraîcheur,

elle est liée aux origines [...]; en elle s'incarne le mythe de la jeunesse éternelle [...]. » Susanne Dettmar-

Wrana, « Julien Gracq et la réception du romantisme allemand », thèse de doctorat en littérature française,

Paris, Université Paris IV-Sorbonne, 2000, f. 72. 70

Pascaline Mourier-Casile, De la chimère à la merveille, Lausanne, L'Âge d'homme (Bibliothèque

Mélusine), 1986, p. 102-104.

37

1209). Comme l'héroïne éponyme du texte de Chateaubriand, Christel est, d'ailleurs, pleine

d'une dévotion sans borne à l'égard du protagoniste ainsi que d'un dévouement complet face à

une quête qui ourdit le roman71. Enfin ─ bien qu'en ces termes, la comparaison puisse sembler

plus abstruse ─, la blancheur de son corps et celle de ses habits contribuent, en outre, à assortir

Christel au Sauveur (BT-22, 247), si ce n'est qu'en regard de peintures et d'iconographies

canoniques72. De ce point de vue, la paronymie existant entre le mot cristal et le prénom

Christel renforce l'attribution des principes de clarté, de pureté, de transparence, voire de force

au personnage. Mais, cette presqu'homographie n'est pas sans suggérer non plus une autre

affiliation : celle de l'héroïne gracquienne aux symboles aquatiques. De même, la figure

mythologique de la nymphe, ou de la sirène, peut être rapprochée d'Irène en raison de son

anthroponyme. Partant, ce parallèle linguistique ne consolide que plus encore l'association du

personnage gracquien à la tentation ─ est-il besoin de souligner que cette similitude ne fait que

mettre davantage en relief les attributs féminins sans pareils, les pouvoirs sensuels ensorcelants

inégalés de la femme d'Henri? Dans cette perspective, Olivier Penot-Lacassagne perçoit, pour

sa part, dans l'anthroponyme du personnage une référence au « Con d'Irène d'Aragon, qui met

en scène “ la femme érotique toute-puissante dans l'exercice de sa sexualité73 ” », débridée,

profane.

Contrairement à ces deux personnages féminins qui occupent une place relativement

prépondérante dans le roman gracquien, Dolorès ne fait que des apparitions fort succinctes et

fort isolées dans Un beau ténébreux. En effet, malgré une introduction magistrale dans la

fiction (BT-51), cette dernière s'en efface rapidement pour n'y resurgir que lors de la péripétie,

quasi finale, du bal (BT-195). Pourtant, la compagne d'Allan occupe une espèce de rôle central

dans l'histoire racontée en ce qu'elle y représente, de par son absence et son rôle si foncièrement

énigmatique, un genre de pôle autour duquel gravite, de manière absolument impénétrable, la

tension romanesque. Aussi l'existence de Dolorès est-elle sans cesse suggérée dans le roman

par la présence du héros, arrivé à l'auberge avec l'inconnue qui, dès lors, éblouit Gérard jusqu'à

71

Plus peut-être qu'aucun autre personnage du roman, Christel semble faire preuve d'une foi inébranlable en

un absolu. Aussi déclare-t-elle à Gérard : « Je ne crois guère qu'on puisse aider sa chance. Je suis calviniste

là-dessus. » (BT-30) Remarquons, au passage, que ce commentaire illustre l'importance que revêt le thème de

la prédestination dans le roman gracquien. 72

On pense, par exemple, à la Transfiguration de Raphaël. Raffaello Sanzio, Trasfigurazione, 1516-1520,

Pinacothèque des Musées du Vatican, Rome. 73

Julia Kristeva, Sens et non sens de la révolte, Paris, Le livre de poche (Biblio Essais), 1999, p. 212, cité par

Olivier Penot-Lacassagne, « Julien Gracq, l'impossible féminin », dans Henri Béhar [dir.], Mélusine 23.

Dedans-dehors, Lausanne, L'Âge d'Homme (Bibliothèque Mélusine), 2003, p. 169.

38

lui couper le souffle (BT-51). À la fois essentielle au déroulement de la fiction et absente, la

visiteuse y occupe plutôt la place de la femme fatale : elle est « belle comme en songe »,

« vacillante » (BT-51). À ce point qu'elle provoque la souffrance, la fatalité. Signifiant douleurs

en espagnol, son prénom, fort éloquent, en témoigne lui aussi. Il renvoie, en outre, à

l'expression Nuestra Señora de los Dolores, ou encore, selon Amossy, à Dolorida, personnage

éponyme du poème de Vigny (JAL-106). Selon Dominique Maingueneau, la

figure ─ dominante dans la production culturelle européenne, et ce, de 1870 jusqu'à la Première

Guerre mondiale ─ de la femme fatale en appelle, elle aussi, de mythes esthétiques typiquement

fin de siècle. D'après le critique, elle serait, de plus, l'une des manifestations symboliques les

plus marquantes de la paratopie, ou de l'idéal, du créateur tout-puissant à cette époque : « L'âge

de la femme fatale [...] est aussi l'âge de l'artiste roi. [...][La] figure de la femme fatale participe

en effet d'une “ mythologie esthétique ”. Une mythologie parce qu'il s'agit de récits qui traitent

des fondements, de ce qui définit comme tels hommes et femmes; une mythologie esthétique,

car les œuvres qui lui donnent vie réfléchissent les conditions de toute création, dramatisent

d'un même mouvement l'affrontement entre les sexes et leur propre genèse74. » Partant de cette

hypothèse et acceptant la définition de Barthes selon laquelle la mise en place des mythologies

présuppose l'existence d'une doxa, d'un figement75, l'on peut sans doute statuer que Dolorès

n'incarne dans la fiction gracquienne qu'un archétype supplémentaire de la féminité. D'ailleurs,

un dernier fait, marquant tout autant qu'intrigant, corrobore cette hypothèse. Car les trois

personnages féminins d'Un beau ténébreux portent également des noms de figures

mythologiques ou religieuses, ce qui ne dénote que davantage le fort symbolisme de la

représentation gracquienne. D'autant plus que ces éventuels renvois nous semblent bien moins

constituer, dans le texte, des marques d'identification des personnages que des éléments

participant de la saturation métaphorique et du brouillage référentiel agissant dans le roman par

déréalisation ─ nous y reviendrons. Ainsi, le prénom d'Irène rappelle celui d'Eiréné, fille de

Zeus et de Thémis, mais il peut aussi interpeller le souvenir de Sainte Irène; l'anthroponyme

Dolorès peut faire songer au surnom de la Vierge Marie, Mater Dolorosa; et Christel fait

penser au Christ aussi bien qu'à Sainte Christelle.

74

Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin,

2004, p. 100. 75

Roland Barthes, « Le mythe, aujourd'hui », dans Mythologies, Paris, Seuil (Points), 1957, p. 192-247.

39

La problématisation

Participant, entre autres, au système d'oppositions entre l'adhésion au mystère et la

trivialité, entre la fascination et la dénégation, entre le consentement et la raillerie, entre

l’épaisseur nocturne et un constant effort de simplification traversant tout le roman, le couple

symbolique formé par Irène et par Jacques apparaît lui aussi comme un archétype. C’est celui

d’une recherche effrénée, superficielle et peu scrupuleuse du plaisir et de la légèreté, conjuguée

à un besoin absolu soit de se démarquer en satisfaisant aux impératifs du goût du jour et de

l’excellence, soit de respecter la convenance en se pliant aux exigences de la raison et du sens

commun; c'est, en somme, l'envers de Gérard, de Christel et d’Henri qui, eux, affichent une

propension plus grande à adhérer au sacré, au symbolique et à l’inouï. Après tout, le jeune coq,

n'est-il pas, face à la séductrice, en proie à « un désir sans nuances, sauvegardé seulement de la

vulgarité par la touche noble de sa matité somptueuse » (BT-213)? Sa complice, elle,

n'apparaît-elle pas ultimement comme « la femme, avec tous les appétits, les besoins, les

œillères de son sexe » (BT-34)? Ainsi, ce n'est sans doute pas le fruit du hasard si Jacques et

Irène opèrent dans le roman une double trahison : trahison du code éthique ainsi qu'esthétique

implicitement attribué au groupe formé par leurs pairs, puis trahison des liens conjugaux

unissant depuis peu Irène et Henri. Un autre exemple attestant de cette polarisation, de cette

dualisation auxquelles semble donner lieu l'écriture d'Un beau ténébreux reste l'effet de

spécularité inversée appliqué à la description des deux personnages de chefs, de meneurs du

récit, Allan, le tout-puissant, s'opposant à Jacques qui est grotesquement supplanté, défait,

anéanti par le premier. Confrontation ou confusion, la rencontre sans cesse modulée et

filée d'Eros et de Thanatos, autre cliché traversant le roman, permet elle aussi fort bien de

prendre toute la mesure de la dualité qui caractérise ou détermine la prose gracquienne.

Dans son texte au ton pamphlétaire « Pourquoi la littérature respire mal76 », publié chez

José Corti en 1961 au sein d'un recueil d’essais intitulé Préférences, Gracq propose un

76

Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », dans Préférences (1961), loc. cit., p. 857-881.

Transcription d’une conférence prononcée à l’École normale supérieure de Paris en mai 1960, à une époque

où le Nouveau Roman, avec Robbe-Grillet en tête, connaissait ses plus francs succès, ce bref essai gracquien

est certes considéré comme l’un des textes les plus polémiques de son auteur, reconnu alors pour son ton

mordant, pour ses griefs contre la critique moderne et pour ses prises de position contre les modes ambiantes,

et ce, depuis la parution en 1950 de La littérature à l’estomac. Dans « Pourquoi la littérature respire mal »,

Gracq tient d'ailleurs une réflexion qui, très vite, l’amènera à affirmer sa conception personnelle de la

littérature, de la poésie et du roman. Cette conférence pourrait, à notre avis, constituer, du moins refléter, le

fondement de toute la pensée de Gracq lecteur, de toute sa pensée critique, fondement à la lumière duquel

nous croyons qu’il pourrait être loisible, voire permis d’éclairer tout l’œuvre romanesque et poétique de

40

panorama de la littérature moderne, puis contemporaine, tout en prenant éloquemment parti

pour certaines poétiques. Il y fait, entre autres, l’éloge de Breton, de Novalis, de Nerval,

d’Hölderlin, de Jünger, ou alors de romanciers comme Tolstoï. Inspiré, tel qu’il s’avoue l’être,

par le sociologue Jules Monnerot et par ses études sur la poésie et le sacré, l'auteur d'Un beau

ténébreux reprend alors une réflexion déjà amorcée dans La littérature à l'estomac (1950) et

opère une discrimination primordiale entre une littérature du rejet ─ exclusive ─ et une

littérature de l’assentiment ─ intégratrice ─, entre une « littérature du “ non ” » et une

« littérature du “ oui 77” ». Là, dans cette « fracture du paysage littéraire78 », tel que l’écrit

Bernhild Boie, dans ce grand schisme esthétique, se trouve sûrement l'une des dichotomies

fondamentales qui ressort et sous-tend l’ensemble de la critique gracquienne, y mettant sans

cesse en vis-à-vis deux éthiques créatrices diamétralement opposées. On trouve d’un côté de

cette disposition, une littérature engagée, de la distance, du refus, de la contestation devant

l’ordre naturel du monde, une littérature de la sécession, prônant ce que l'écrivain qualifie

d’idéal de rupture, de déshumanisation, de dénaturalisation de l’être-au-monde. Considérée par

Gracq comme dominante au tournant des années 1960, voici, selon l'auteur, une littérature au

langage convenu, désaccordé des forces magiques de la terre, où « le oui tient peu de place »

(P-873) ─ est-il besoin de souligner qu'elle constitue pour l'écrivain un contre-modèle? De

l'autre côté, Gracq se prononce, lui, en faveur d'une revalorisation d'une littérature de

l’acquiescement, de l’abandon au domaine des rêves, des paysages, des religions, de l’amour,

toute proche de la poésie surréaliste ou romantique allemande. Autrement dit, cet affrontement

perpétué par la critique gracquienne, parfois sans merci, oppose, d’une part, un univers

« inapprivoisable » (P-877-878), un univers rompant avec l’ordre naturel du langage, un

univers formel et stylistique performatif caractérisé par la négative; et, de l’autre, une

inclination particulière à tout ce qui tient du domaine du ton, de la voix, du mouvement, du

« courant imaginatif79 » (P-845) et intuitif, traversant l’œuvre de part en part, et où l'homme

l’écrivain. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention P-

suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 77

Bernhild Boie, « Notice de Préférences», loc. cit., p. 1383. Dans sa notice du recueil Préférences (ibid.,

p. 1382-1390), Boie a beaucoup écrit sur cette dichotomie. Aussi, selon la critique, la distinction entre ces

deux types de littérature, désignées comme telles par Gracq, a-t-elle d'abord fait son apparition dans son texte

La littérature à l'estomac. Nous constatons, cependant, aussi que cette opposition du « oui » et du « non » est

fréquente dans les essais gracquiens. 78

Id. 79

Cette locution est tirée du texte « Les yeux bien ouverts », qui précède « Pourquoi la littérature respire

mal » dans Préférences. Notons que les réflexions développées dans ces deux écrits entrent fortement en

résonance.

41

apparaît comme profondément sensible, à l’affût des mouvements, des changements du monde

qui l’environne, qui l’alimente ou le modèle.

En admettant l'hypothèse selon laquelle le canevas dessiné par la scission, quasi

clanique, des actants d'Un beau ténébreux prélude à l'expression de ces préceptes éthiques et

esthétiques, le personnage de Jacques pourrait sembler personnifier ─ caricaturalement ─ le

principe de négation associé à la littérature contemporaine par Gracq. De pair avec celui

d'Irène, bien sûr, dont seuls l'attachement et l'idéologie acharnés, voire aveugles consacreront à

Jacques, tout au long du roman, une valeur de supériorité comme à un jeune premier. Par sa

seule attirance envers Jacques, la femme d'Henri adhérera, ou acquiescera, donc naïvement au

modèle ainsi qu'au schéma culturels, criards et outranciers, reproduits et véhiculés par Jacques,

idéal ou canon dont le spectaculaire constitue le primat, réduisant la vertu à la stricte

performance. Le modernisme affiché du couple formé par ces deux figures humaines peut, dès

lors, être rattaché à la littérature désenchantée, dépoétisée devant laquelle Gracq témoignera

dans Préférences, puis plus d'une fois dans toute sa production critique, une certaine antipathie,

voire une circonspection80. Contrastant franchement avec l'ouverture à l'inouï et au merveilleux,

avec le consentement au sacré et à la découverte incarnés par leurs proches, allant même

jusqu'à contester cet ordre, les deux personnages peuvent, sur le plan symbolique, être tout

ensemble considérés à rebours comme les détracteurs, les contradicteurs d'une forme de

sensibilité et de réceptivité immanentes, celles-là-mêmes qui caractériseront plus tard l'idéal

littéraire gracquien.

Paradoxalement, la nuance entre les deux modèles culturels déployés à travers le roman

pour dépeindre l'adversité ayant cours au sein de la bande donne aussi au fonctionnement de la

description par stéréotypes chez Gracq une certaine épaisseur. Car la caractérisation

gracquienne use souvent des canons, des archétypes et des clichés suivant les lois d'une fine

dynamique : elle refuse de se prêter à la pure compression, à la plus stricte contradiction et à

l'aplanissement. Certes, la description des personnages souligne abondamment les

antagonismes, les dissemblances, les incompatibilités, voire les hostilités dans Un beau

ténébreux. Mais elle les met également en perspective, les module en vertu d'un curieux

80

Gracq est particulièrement réactif à l'égard de cette littérature, surtout lorsque le Nouveau roman et

l'existentialisme sartrien prennent leur essor. Bernhild Boie, encore une fois, le démontre très bien dans la

notice de Préférences. Bernhild Boie, « Notice de Préférences», loc. cit., p. 1382-1390. Quant à l'aversion de

Gracq pour l'existentialisme, il n'y a qu'à lire l'analyse que fait Boie de La littérature à l'estomac pour s'en

convaincre. Bernhild Boie, « Notice de La littérature à l'estomac », dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome I, op. cit., p. 1316-1320.

42

métissage. Peut-être pour se soustraire à l'emprise totale de l'archétype, aux tendances

réductrices de la transposition et au schématisme grossier de la simple antinomie. Quoiqu'il en

soit, et bien que la démultiplication des contraires en rende parfois le dualisme évident, le mode

de fonctionnement de la prose gracquienne tend à complexifier la saisie univoque des

tempéraments. Dans cette perspective, l'insistante utilisation des références intertextuelles, des

poncifs langagiers et des stéréotypes nous permet aussi de postuler l'existence d’une

problématisation de la caractérisation chez l'écrivain. Souvent accentué par le recours à une

imagerie politique, religieuse ou militaire plus qu'ambiguë 81 , pareille complexification se

produit notamment, dans le récit, lorsque la stéréotypie fait poindre la possibilité d'établir des

associations critiques : celles que nous avons déjà relevées, par exemple. D'autre part, un

brouillage prend aussi effet lorsqu'à travers la manne de lieux communs dressant le portrait des

actants surviennent des détails plus réalistes ou des incursions aux accents

biographiques ─ nous y reviendrons. En outre, une densification opère également dans Un beau

ténébreux quand la description d'un personnage donne lieu soit à une métamorphose, soit à une

transfiguration, advenue quelquefois même explicitement (BT-209, par exemple); ou quand la

représentation d'un personnage, d'Allan notamment, implique et concentre symboliquement

plusieurs traits distinctifs antinomiques. Enfin, la multiplication des réduplications associant les

personnages n'accentue que davantage la problématisation et la réconciliation des

contradictions, voire la confusion dont procède la prose.

Par exemple, aux nombreux rapports de connivence liant Allan et les autres figures

masculines du récit ─ que ce soit par le biais d'une affinité de l'esprit ou par celui d'une

analogie parodique ─ s'ajoute une correspondance qui apparente, peut-être même plus

fortement, Christel au protagoniste. En attestent nombre de détails qui assortissent ces deux

figures. Parfois anodins comme la « noble » démarche, le pas élancé, « élastique » (BT-31) ou

l'élégance propres aux deux personnages, parfois capitaux tels la commune aptitude à jouer un

rôle des actants, leur propension à « s'empare[r] des dés » (BT-22-23), à monologuer (BT-23,

84), ces divers parallèles tendent, d'ailleurs, à magnifier le portrait ou le rôle de l'héroïne. Et

81

En plus de la référence à la Révolution de Juillet que nous avons déjà évoquée, Gracq recourt à la

métaphore de la Fronde de 1648 en se référant à La Vie de Rancé de Chateaubriand pour évoquer les

mouvements, les envolées, les élans de certains des membres de la bande de vacanciers mis en scène par Un

beau ténébreux (BT-170). Il y aurait, d'ailleurs, lieu d'étudier plus attentivement l'importance que revêt

l'imagerie politique dans le roman gracquien. Christel, par exemple, porte à son cou ─ un autre attribut

assignant un statut symbolique au personnage ─ « une écharpe fanée », « une somptueuse étoffe [...] comme

taillée dans la soie d'un très ancien drapeau » (BT-125). Or, ce détail n'est pas sans s'arrimer non plus au

réseau de symboles qui renvoie, dans le texte, au concept de mythologies.

43

voilà qui est, encore une fois, reflété par son prénom. En effet, parmi les associations que nous

avons déjà soulevées à propos des appellations féminines du roman, l'une fait indubitablement

sourdre une parenté entre la voyageuse et le splendide, ou spirituel, protagoniste. C'est le

rapprochement du personnage féminin avec la figure du Christ. Or, cette familiarité de Christel

et d'Allan avec le Sauveur tend aussi à mettre en relief toutes la complexité, la dualité ainsi que

la distance qui s'établit peu à peu entre les deux personnages. Et cette dernière est poussée à son

paroxysme à la fin du récit. Si bien que, malgré la proximité rapprochant la jeune femme du

héros, le dénouement du roman marque également, fort symboliquement, toute leur différence,

à preuve Christel est décrite, dans les dernières lignes du texte, comme une « forme blanche »

et flottante (BT-247), pareille, en cela, à une apparition ─ d'ailleurs, même sa voix reste

« blanche », son visage, « blême », ses pieds, son bras, « nus » (BT-247-248) ─ tandis qu'Allan

apparaît comme « une masse noire » et lourde (BT-247). Violemment éclairé ─ à contre-

jour ─ par la lueur de la lune, il est pris d'un rire « sauvage », quasi démoniaque (BT-249).

Celui-ci pénètre, blesse, torture l'adoratrice comme le fiel glisserait, puis infiltrerait le réseau

veineux d'une « chair tendre, héroïque, douce comme une pluie de printemps82 » (BT-249).

D'autre part, l'explicit expose des références aux univers symboliques religieux et

christique qui sont si emmêlées qu'elles en deviennent parfois même inextricables : Allan se

compare, entre autres, à un fondateur de religion, habité par l'« exigence obscure » de « hausser

pour toujours le regard de ses fidèles », de se changer pour eux en un « éternel aliment »; son

regard est « crucifié d'une pensée lucide » (BT-254). L'embrouillement est même tel, à

l'occasion de ce dernier passage, qu'il peut quasi sembler, par là, renverser toutes les

perspectives de l'aventure. Car, à la lumière du dénouement, aussi détaché, indifférent ou

désinvolte Allan se soit-il montré tout au long du récit, le héros paraît surtout soumis à une

fatalité. Et celle-ci semble de nature à impliquer les autres. En témoigne cette remarque

qu'adresse le protagoniste à Christel : « Croyez-vous donc que je puisse vivre, maintenant? [...]

Savez pourquoi les hommes sont si impitoyables au suicide manqué, au suicide truqué? Ils se

vengent. [...] Une haute espérance déçue, un besoin frustré d'enthousiasme se tourne en lait

aigre, aiguise tout à coup un humour noir. [...] Oui, quand je suis venu ici avec Dolorès, je me

croyais libre, appuyé à elle par ma seule volonté. Et si je vais mourir ce soir, c'est un peu, c'est

82

Notons que l'imagerie aquatique est d'ailleurs déployée avec force symbolisme dans cet extrait pour décrire

Christel, ce qui n'est pas sans mettre en relief la corrélation du personnage avec son environnement ni sans

mettre en lumière l'importance qu'a le thème de la dérive dans le roman gracquien. La deuxième partie de

cette étude laissera peut-être mieux saisir le sens de cette analyse.

44

beaucoup parce que tout le monde conspire à ma mort, m'expulse, me chasse vers une sortie

héroïque83. » (BT-253) Or, suscitant une réflexion sur les notions de pouvoir, de grandeur et de

fatalité, ces mots ne sont pas sans jeter, une fois de plus, l'équivoque sur la toute-puissance du

personnage. Autrement dit, d'autant qu'elle souligne vigoureusement l'aspect tragique du sort du

héros, la remarque d'Allan soulève des considérations sur son autonomie aussi bien que sur les

concepts de prédestination et de déterminisme.

De plus, en renvoyant par le biais de diverses métaphores à l'idée de la mort, il nous

semble que la chute du récit révèle implicitement quelques-uns des procédés dont relève

l'écriture d'Un beau ténébreux. Sa finale reflète, par exemple, le procès de dépersonnalisation

opéré par la prose ou encore la confusion des actants avec leur environnement84 . En effet, au

soir de sa déchéance représenté par l'explicit du texte, une lumière « effac[e] la vie de [la]

silhouette immobile » d'Allan, la « purge[ant] de toute particularité, l'incorpor[ant] à cette

façade silencieuse et aveugle, à ces jardins magiques surpris par un rapide enchantement » (BT-

246). Qui plus est, les derniers passages du roman marquent aussi l'importance que prend, dans

le roman, le thème de la conversion. Attirant à nouveau l'attention sur le caractère théâtral des

actants, et plus particulièrement sur celui du héros, la chute d'Un beau ténébreux soulève, de

surcroît, avec force éloquence, un dernier, mais un fondamental questionnement sur la notion

d'identité. C'est dans cette perspective qu'Allan se sonde : « Je ne mourrai pas sans doute, je le

sais, le même homme qui est arrivé ici il y a deux mois. [...] Ni le même ni pour les mêmes

raisons. Puis-je même savoir qui je mourrai dans deux heures? À quoi bon pourchasser ces

ombres volantes [...]. » (BT-251) Puis c'est dans la même optique que le protagoniste se dévoile

à Christel : « Qui puis-je être encore pour vous, sauvé? Quand vous m'avez aimé, vêtu,

resplendissant, caché de mon manteau de sang ─ mêlé à lui comme un roi dans sa pourpre

royale... » (BT-255)

En fait, si la description de chacun des actants gracquiens est fortement marquée par le

recours à des traits caricaturaux, à des idéaux grossièrement esquissés ainsi que par l'allusion, à

preuve l’onomastique dans Un beau ténébreux, l'empreinte laissée par ces derniers sur le texte

ouvre la voie à nombre d'interprétations et fait place aux rapprochements les plus divers. Par

83

Les réflexions d'Allan nous paraissent dénoncer sa parenté avec certains poètes surréalistes, celle-ci étant,

par ailleurs, accentuée, dans ces remarques, par le recours à quelques renvois plus ou moins explicites. 84

Voilà deux caractéristiques du roman gracquien sur lesquelles nous reviendrons tant dans la première que

dans le seconde partie de cette étude.

45

exemple, sachant que certains ont décelé en Allan un renvoi indirect à Nerval85, le prénom de

Gérard pourrait sembler s'ajouter aux autres indices qui mettent en relief une parenté entre les

deux personnages. Notons, d'ailleurs, que pour Simone Grossman, le scripteur-narrateur

apparaît comme un double imparfait du héros gracquien : à la fois « son contraire et son

complément 86 ». Pour Grossman, « le narrateur-enquêteur à la recherche de la vérité et

amoureux de Dolorès ne se situe pas au même niveau qu'[Allan], mais en est extrêmement

proche [...]. [...] Allan lui-même ne s'y méprend pas et accepte d'engager le dialogue avec lui. »

(JGS-184) Françoise Calin a perçu, pour sa part, dans le nom d'Allan Murchison les échos de la

nouvelle « Une descente dans le maelström87 » en raison de la ressemblance du patronyme du

héros avec l'appellation Moskoestrom, ne désignant rien de moins que la terrifiante trombe

océanique confrontant le pêcheur-narrateur du texte de Poe à la mort88. Et pourquoi ne pas

associer aussi, en ce sens, le nom d'Henri Maurevert au pseudonyme de l'écrivain Georges

Maurevert, traducteur de Wilde, exégète de Rimbaud, et familier de Maeterlinck? Pourquoi ne

pas tenter le rapprochement entre le personnage d'Allan Murchison et le grand géologue et

géographe anglais sir Roderick Murchison, célèbre chercheur en l'honneur duquel on nomma

une période et un système géologiques, féru d'explorations et d'expérimentations comme le

héros gracquien89? Et pourquoi ne pas penser, en vertu de la deuxième syllabe de son nom,

qu'Irène se voit en régente (BT-202) veillant, telle une souveraine, au maintien de l'ordre et de

la raison? Ne chercherait-elle pas ainsi à se hisser au-dessus de Christel qu'elle regarde, tel une

reine peut considérer une princesse90, en « redresseuse de torts » (BT-209), d'un œil suspicieux,

épieur, soupçonneux? Ne tenterait-elle pas, par là, de dominer Christel, et ce, jusqu'à vouloir

avoir mainmise sur elle (BT-207-208), ce qui lui attirerait tant la réprobation que les foudres

d'Henri (BT-208-209)? Notons, d'ailleurs, que les prénoms Henri et Irène sont presque des

anagrammes. Or, voilà qui contribue à faire ressortir, sur le plan linguistique, la contradiction

85

Voir la note 34 à la page 18 de cette étude. 86

Simone Grossman, Julien Gracq et le surréalisme, Paris, Librairie José Corti, 1980, p. 185. Désormais, les

renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention JGS- suivie du numéro de la page

auquel ils correspondent. 87

Edgar Allan Poe, « A Descent into the Maelstrom », loc. cit., p. 114-125. 88

Françoise Calin, « Le “ maelstrom ” d'Edgar Poe dans Un beau ténébreux de Julien Gracq : essai d'analyse

intertextuelle », dans French Forum, vol. XII, no 2 (mai 1987), p. 221.

89 Magedeleine Moureau et Gérald Brace, Dictionnaire des sciences de la Terre (Comprehensive Dictionary

of Earth Science), Paris, Éditions Technip, 2000, p. 330. 90

Irène voit, d'ailleurs, nommément en Christel une « princesse, lointaine » au début du roman,

caractéristique qui n'est pas, elle non plus, sans procéder de l'intertextualité, à en croire Boie. Car cette auteure

voit dans l'expression une référence à la pièce La princesse lointaine d'Edmond Rostand (NO-1193). Notons

qu'au même moment, Irène qualifie aussi Christel de « sphinge » (BT-34), substantif polysémique qui

n'accentue que davantage la tonalité mythologique du roman.

46

sans cesse grandissante, entre les personnages. Et remarquons encore, d'un autre point de vue,

qu'Amossy écrit : « Il est amusant de noter [...] que le prénom d'“ Irène ” appelle un

rapprochement avec le vaudeville ainsi intitulé de Scribe, pièce à succès dont le héros ─ la

coïncidence est pour le moins curieuse ─ s'appelle Henri. » (JAL-40) C'est dire que, chez

l’auteur d'Un beau ténébreux, partout autour des personnages subsiste un trouble, un brouillage

identitaire, dû à une carence de caractérisation autre qu'intertextuelle ou stéréotypée. Et

puisqu'à travers elle, les possibilités d'associations référentielles se démultiplient tout autant que

se marquent les antagonismes, l'onomastique participe sans aucun doute de ce brouillage. D'où

qu'elle nous permette, en outre, de conclure à l'existence d'une complexification, d'une

problématisation, sans cesse croissante, de la caractérisation gracquienne.

La dépersonnalisation

Pour Ariel Denis, quoique nécessaire à la construction du récit, le personnage gracquien

est dénué de pouvoir d'action; il s'efface complètement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus dans les

romans « qu'un simple regard sur le monde, et qui enregistre les choses 91 ». Semblable

rapprochement est également effectué par Renée Riese-Hubert, qui perçoit chez Gracq un

effacement de l'action romanesque au profit de la mise en place d'une poétique de l'événement

et de l'intuition92, ou chez Jean-Luc Steinmetz, qui dénote, pour sa part, une absence d'intrigue

dans les romans gracquiens ainsi qu'une inversion, un détournement :

La fiche signalétique [des] personnages [de Gracq] est un négatif, ni plus ni moins93

. Il

ne s'agit plus ici d'inventorier leur esprit, mais bien plutôt de les « laisser faire » au gré

91

Ariel Denis, Julien Gracq, Paris, Seghers (Poètes d'aujourd'hui), 2003, p. 35-36. Pareille réflexion gagne à

être éclairée à la lumière de l'analyse de Jean-Yves Tadié qui porte sur le rôle de la figure humaine dans ce

que le critique nomme récit poétique. Car cette dernière constitue essentiellement, pour Tadié, une « structure

verbale », en proie à la contemplation, à la fascination ou à la quête. Dans cette perspective, tout comme les

actants d'Un beau ténébreux, le personnage du récit poétique se donnerait à lire comme « regard, langage,

image et rêves ». Son caractère tendrait à disparaître, à s'effacer. Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris,

Gallimard (Tel), 1994, p. 13-46. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte,

par la mention RP- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. Nous reviendrons plus longuement

sur la familiarité d'Un beau ténébreux et du récit poétique dans la seconde partie de cette étude. 92

« [...][L']auteur se sert des procédés de la littérature romanesque comme à rebours. L'événement se passe

moins sur le plan de l'action qu'il ne se laisse pressentir. [...] Il s'inscrit partout en même temps : la mer, le

ciel, la conscience, le souvenir, la présence inouïe des légendes, tout cela finit par remplacer le quotidien qui

sombre ainsi dans l'inconnu. » Renée Riese-Hubert, « Julien Gracq et la solution poétique », dans Cahiers de

l'Association internationale des études françaises, no 14 (1962), p. 200.

93 « Époque : quartenaire récent

Lieu de naissance : non précisé

Date de naissance : inconnue

Nationalité : frontalière

Parents : éloignés

État civil : célibataire

47

d'un certain lieu qui crée des réactions entre les individus s'y rejoignant [...]. Le cadre

forge une attente. Les personnages de Gracq sont des attentifs, extrêmement sensibles

aux signes. Une action est toujours en suspens. Une marée de possibles vient la battre.

Ainsi, les romans gracquiens n'ont plus rien à voir avec une intrigue (même si leur fin

comporte un éclatement [...]) [...]94

.

À l'instar de Steinmetz, plusieurs auteurs se sont intéressés à la grille typologique parue dans

Lettrines, s'appuyant sur cette dernière pour faire saisir l'évanescence du caractère des

personnages gracquiens et pour justifier la place et la fonction que leur accorde l'auteur dans ses

romans. Plus encore, au cours d'un entretien, Gracq lui-même s'est prononcé sur ses

personnages en évoquant cette fiche :

J'ai accentué un peu, de façon humoristique, dans un passage de Lettrines, ce

détachement de mes personnages par rapport aux contingences sociales, familiales,

professionnelles. Mais il est de fait que je ne peux pas m'intéresser, dans les romans

que j'écris, à des personnages qui seraient enserrés si peu que ce soit dans le réseau des

liens de famille, des obligations professionnelles, des contraintes sociales. Ils sont

toujours en vacances ou bien à la guerre, qui est un genre particulier de vacances, à vrai

dire soumis à quelques contraintes brutales, mais où l'insouciance, pour le reste, est par

moments totale95

.

Puis, l'écrivain renchérit :

Mes personnages n'ont certes guère de “ psychologie ”. Je ne suis pas très attiré par le

roman psychologique, sorte de partie d'échecs sans rigueur vraie, où le “ gain ” [...] est

bien toujours, de toute la fiction, la partie la plus fictive. [...] Quant à l'aspect physique

des personnages, le romancier ne doit pas entretenir d'illusions : c'est le lecteur qui

décide lui-même de l'image qu'il s'en fait, à partir d'une idée globale qu'il se forme

d'eux, et qui est plutôt de nature morale96

.

Enfants à charge : néant

Profession : sans

Activités : en vacances

Situation militaire : marginale

Moyens d'existence : hypothétiques

Domicile : n'habitent jamais chez eux

Résidences secondaires : mer et forêt

Voiture : modèle à propulsion secrète

Yacht : gondole, ou canonnière

Sports pratiqués : rêve éveillé ─ noctambulisme. » Julien Gracq, Lettrines (1967), dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome II, op. cit., p. 153. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du

texte, par la mention LE- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 94

Jean-Luc Steinmetz, « En lisant les “ Lettrines ” de Julien Gracq », dans Annales de Bretagne, tome

LXXIV, no 3 (1967), p. 440.

95 « Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1221-

1222. 96

Ibid., p. 1222. Notons, dès maintenant, que dans un entretien qu'il accorde à Jean Carrière en 1986, Gracq

affirme en outre : « Bien sûr, Freud et Marx tiennent à la pensée du XIXe siècle, mais ce n'est pas le

positivisme ou le déterminisme chez eux qui pour ma part peuvent me gêner. [...] C'est plutôt l'érection de

leurs découvertes en principe d'explication universel. Je ne suis pas beaucoup concerné comme écrivain par

Freud; la psychologie ne tient pas une place éminente dans mes livres. » Jean Carrière, Julien Gracq. Qui

êtes-vous?, Lyon, La Manufacture, 1986, p. 161.

48

On devine, à la lumière de ces extraits, que le contexte dans lequel sont inscrits ses personnages

est de la première importance pour l'auteur lorsqu'il est question de définir la tonalité générale,

ou globale, de ses récits. C'est que ces êtres « désenchaînés », comme l'écrit Simone Grossman,

« des entraves de la normalité » et du réel (JGS-174) évoluent tous, plus ou moins, au sein

d'une espèce de dissolution des contraintes, des repères, du semblable et du quotidien. Or, ce

désenchaînement reste sans doute l'une des marques les plus caractéristiques des romans

gracquiens. En fait, si nous n'en savons que peu au sujet de la datation exacte des événements

décrits dans Un beau ténébreux97, nous connaissons la période dans le cadre de laquelle les

vacanciers sont rassemblés et qui ne manque pas de déterminer leur attitude : l'été, saison de

plaisirs passagers, de détente, voire de luxes pour les touristes qui se prélassent sur les côtes

maritimes. Or, cependant que ce momentum fictif peut paraître avoir pour principale fonction

de relier entre eux les divers personnages du roman ─ des êtres aux origines souvent restées

inconnues, mais peut-être relativement éparses ─, pareille contingence en fait surtout des êtres

libres, sans obligations ─ et ce, presque tout uniment si l'on excepte Allan et Dolorès dont on

connaît les engagements.

Bien souvent désancrés de la société, par rapport à laquelle ils se tiennent, disons, en

marge, on comprend aussi que les personnages du roman gracquien puissent paraître

énigmatiques aux yeux du lecteur, un énorme silence sous-tendant, entre autres, la simple

représentation de leur physionomie ou de leur état civil. En effet, en exceptant de très rares et

d'élusives indications qui parsèment le récit et qui lèvent le voile sur leur situation, familiale,

amoureuse ou professionnelle, sur leurs origines ou sur leurs occupations, appréhender l'identité

des figures humaines d'Un beau ténébreux, et surtout la rattacher à une réalité, demeure un

défi. Par exemple, sur le plan filial, il reste impossible de connaître les liens qu'entretient

chacun des personnages avec quelque autre membre de sa famille, sauf dans le cas de Christel

dont la mère fait une fort brève apparition à l'Hôtel des Vagues ou dans celui d'Allan, dont nous

connaissons très vaguement les origines sociales, celles-ci étant révélées par Gregory. Même le

statut de jeunes mariés d'Irène et d'Henri, venus célébrer leur lune de miel à l'hôtel, est

drôlement menacé dans le roman : dès son début, le mépris tend à s'installer entre les deux

personnages dont les liens conjugaux sont autrement ébranlés, peut-être même compromis par

la fuite du mari ─ nous y reviendrons ─ tout autant par l'adultère de l'épouse, à ce point, même,

que la désunion de ces personnages peut sembler n'être tout au plus qu'un symbole

97

Voir la note 34 à la page 18 de cette étude.

49

supplémentaire de la scission généralisée qui divisera la bande. Et que connaît-on vraiment de

Jacques? Que sait-on de Gregory, l'Écossais? Ni métier, ni appartenance à une classe, ni lieu de

naissance ou d'établissement, ni véritable partenaire amoureux. Quelles informations tient-on

quant à l'insaisissable Dolorès dont la disparition et la réapparition subites répandent elles-

mêmes une aura de mystère sur les liens du groupe avec l'extérieur? En fait, le seul personnage

du roman dont la situation, ou la condition, est relativement établie reste Allan : indépendant de

fortune, fils d'un riche dignitaire anglais. Et, bien que quelques auteurs, comme Yves Bridel,

associent le statut de critique littéraire à Gérard98, même cette attribution demeure discutable.

Car, pour autant que l'on puisse assigner cette charge au diariste, jamais ne se trouve-t-elle

explicitement liée à un cadre professionnel dans le roman. De plus, l'intention qu'a Gérard de

travailler à « une étude sur Rimbaud » (BT-42) y est certes évoquée à quelques reprises, mais la

réalisation du projet de commentaire analytique nourri par le narrateur y reste, malgré tout, plus

d'une fois reportée (BT-42, par exemple).

Comme le note Bridel, de la même manière que l'ont remarqué de nombreux

chercheurs, les personnages n’ont que très rarement, chez Gracq, un « statut social précis ».

Plus encore, selon le critique, « s’ils en ont un, il ne joue que peu de rôle dans leur vie et il est

le plus souvent mis entre parenthèses99 » ─ n'est-ce pas, d'ailleurs, ce que nous enseigne la

« Fiche signalétique des personnages de [ses] romans » publiée par l'auteur d'Un beau

ténébreux dans Lettrines? Les actants gracquiens sont donc, essentiellement, des êtres

disponibles : êtres en partance, au départ ou aux projets sans cesse différés comme Gérard;

êtres à la dérive ─ nous y reviendrons ─, oisifs, qui s'enivrent des plaisirs du jeu, du sport, de la

séduction ou villégiateurs abandonnés à la contemplation du paysage comme le sont si souvent

le diariste et Christel. Par conséquent, cependant qu'il reste souvent difficile de saisir quelque

indication concrète ou quelque particularité que ce soit au sujet de la condition personnelle des

figures humaines représentées par le roman, seule une caractéristique commune, ou partagée,

contribue à en dresser un portrait, global : le désœuvrement. Propre à chacun des personnages,

cette qualité demeure un trait de caractérisation fondamental tout au long du récit tant elle ne

manque de colorer les gestes et les réactions des vacanciers, peut-être même de déterminer le

98

« [S]eul Gérard est plus ou moins affecté d'un statut social [...] : c'est un critique littéraire! » Yves Bridel,

Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, Lausanne, L’Âge d’Homme (Lettera), 1981, p. 11. 99

Ibid., p. 11.

50

cours de leurs aventures100. Qui plus est, comme nous l'avons suggéré, cette constante est

indissociable du cadre spatio-temporel au sein duquel évoluent les estivants gracquiens, la côte

bretonne et le déclin de la saison estivale renvoyant eux-mêmes sans cesse au thème du

désœuvrement, aux idées de passivité, d'engourdissement, de dépouillement, voire d’inertie.

Ainsi privés de toute spécificité, dépourvus de situation civile ou sociale clairement

établie, les personnages gracquiens n'en peuvent que sembler davantage idéalisés,

dépersonnalisés, voire chosifiés. Conséquemment, dans Un beau ténébreux comme dans les

autres romans gracquiens, le manque de contextualisation sociale laisse surtout à l'imagination

une très grande place. La stimulation d'attentes, de préjugés ou d'aspirations palliant, au niveau

de la réception, le manque d'information littérale fournie quant au statut des actants, la

description des personnages peut alors susciter chez le lecteur la création d'images oniriques.

D'où que le texte en appelle parfois à ce que, sous l'influence de la psychanalyse, Vincent Jouve

a nommé des fantasmes 101 . D'autre part, on pourrait croire que les figures humaines

représentées par le second roman gracquien constituent des espèces de coquilles vides, voire de

véhicules de motifs littéraires préconstruits. Suivant cette hypothèse, en plus d'avoir une

fonction parodique102, la répétition outrancière des allusions et des tropes relevant de l'usage du

lieu commun et du stéréotype tendrait d'autant plus à mettre en évidence la dépersonnalisation

des actants gracquiens, surtout, comme nous le savons qu'au sein de la communauté des

personnages d'Un beau ténébreux, les individus agissent comme des types : la femme faite

chair; la romantique; la femme fatale; le chef démis; le critique-détective; le mari érudit, rêveur,

lunatique; le personnage-grand format, ou l'intercesseur. Or, puisque cette typologie ne tend

qu'à dépersonnaliser davantage ces figures, on ne saurait que reconnaître davantage leur

dépossession. De ce point de vue, le recours aux clichés pourrait sembler découler dans le

roman gracquien d'une réflexion à la fois sociologique et, surtout, culturelle portant sur les

concepts d’identité, de comportement et d'aliénation. D'autant plus que, révélant à la fois leur

100

Le terme désœuvrement est utilisé à plus d’un titre dans Un beau ténébreux pour caractériser les

personnages. Il n'y a qu'à voir combien, dans les seules pages du prologue, le mot lui-même ou ses synonymes

sont répétés pour être convaincu de la portée de cet état particulier dans la construction du récit. 101

Pour Vincent Jouve, par opposition à l'image optique, « extérieure au sujet », qui s'associe au principe de

réalité et qui s'impose par le truchement d'une représentation très réaliste et très complète des personnages,

l'image onirique émane du sujet et correspond au principe de plaisir. De plus, selon le même auteur, « [on]

peut inférer [...] du caractère très peu directif des stimuli textuels que l'image-personnage penche davantage

du côté du plaisir. » Vincent Jouve, L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France,

1992, p. 42-43. 102

D'autant que la redondance des figures de rhétorique en appelant à des types souligne la stratégie

stylistique dont procède la description du personnel romanesque dans le second roman gracquien : le recours

au lieu commun, au poncif ou à la référence littéraire.

51

absence de particularité, leur adhésion à un idéal culturel reçu ainsi que leur sujétion aux modes

et aux diktats de l’élégance, attirant l’attention sur les faux-semblants dont découle l'identité

des personnages, les redites et l’exagération mettent à nu le fonctionnement artificiel du

processus de construction des apparences. Et cela fait, tout compte fait, apparaître l’humain

comme façonné, factice.

L'autoréflexivité

Comme nous l'avons laissé entendre, une dimension critique ou métalittéraire est fort

ostensible dans Un beau ténébreux. La révèlent, entre autres, les multiples allusions faites par

les personnages à nombre d'auteurs, de textes, de mythes et de paraboles. L'acuité interprétative

des actants du roman, le constant soulignement des occupations de scripteur ou de rédacteur de

Gérard et le nombre de ses réflexions portant sur la pratique de l'écriture relèvent également de

ce caractère. Le narrateur-diariste réaffirme, par exemple, plus d'une fois dans le roman qu'il

« reste à écrire » (BT-109). Il évoque ou sollicite aussi certaines de ses anciennes

compositions103 , notamment pour témoigner de son goût ─ régulièrement manifesté ─ pour

l'apologue (BT-148, par exemple). Or, voilà qui nous autorise sans doute à impartir aux

observations de Gérard, plus qu'à celles d'aucun autre personnage du roman, une double

fonction. Évidemment, le diariste étant narrateur, ses écrits répondent, d'une part, aux exigences

du récit. Relativement informatif et souvent descriptif, le journal de Gérard en prend, d'ailleurs

la forme : les relatant, ou les rapportant, le carnet du personnage témoigne des divers incidents,

des menus événements composant l'aventure. Mais, les phrases du scripteur ont, de surcroît,

souvent valeur de commentaires littéraires. Elles procèdent, par là, d'une autoréflexivité,

parfois même d'une autoreprésentation, indubitables.

En témoignent notamment d'innombrables digressions effectuées par Gérard. À titre

d'illustration, en rapportant la discussion qu'il a eue avec Henri à propos de Rimbaud dans son

carnet ─ où, déjà, l'abondance des dialogues annonce une rupture par rapport au genre diariste

traditionnel 104 ─, Gérard qualifie le poète de littérateur tel que nous le savons. Puis,

commentant l'entretien à mesure qu'il le transcrit, le narrateur écrit à propos de ce titre qu'il

assigne au symboliste : « je m'expliquerai si l'on veut sur le mot » (BT-32). Sans percevoir une

103

Allan se rappelle semblablement ses écrits : à la fin du roman, revient de loin au héros « [u]ne phrase d'un

poème écrit dans sa jeunesse » (BT-246). 104

Notons à nouveau que l'insertion de lettres dans le carnet du diariste constitue un autre détournement, une

autre déviation par rapport aux règles présidant d'ordinaire à la rédaction du journal. De plus, ces incursions

avivent l'aspect intriguant du carnet de Gérard : elle confère au récit du narrateur l'apparence d'une enquête,

d'une filature, au sein de laquelle les missives constitueraient autant de pièces à conviction.

52

adresse directe au lecteur dans cette remarque, ne sommes-nous pas en droit de nous demander,

néanmoins, d'où vient que Gérard semble ainsi considérer un éventuel destinataire dans son

journal? Ne peut-on réagir au fait que le scripteur semble, en outre, souhaiter orienter ce

récepteur ou au fait que Gérard tienne à communiquer à cet allocutaire le sens d'un lexique

fortement réflexif? Cela ne sème-t-il pas le doute? D'autant que, telles des parenthèses ou des

apartés, quelques autres formulations du même genre peuvent venir à attirer l'attention sur la

récurrence de la digression énonciative dans le texte, aussi bien que sur la forte impression de

détournement qu'elle engendre (BT-137, 143, par exemple). En atteste, entre autres, un second

extrait du journal de Gérard qui relève résolument du paradoxe et qui surprend vivement : « Ce

langage est extravagant, je le sais, ces notes incommunicables ─ mais ce langage, ces notes ne

sont faits que pour moi. “ Je fixais des vertiges. ” » (BT-123) Pareilles dimensions

métalinguistique et métanarrative contribuent, dès lors, à amoindrir dans le roman l'effet de

vraisemblance par rapport auquel le texte gracquien marque en quelque sorte une rupture. Sans

compter que, tout comme le recours à l'intertexte ─ d'ailleurs fortement indissociable de

l'autoreprésentation ─, ces spécificités jettent un éclairage particulier sur le fonctionnement du

récit : elles mettent en lumière la littérarité du texte, son dispositif, son fort symbolisme et sa

polysémie.

Semblable dévoilement opère également dans une remarque que Gérard adresse à Allan

et qui révèle au protagoniste la conception que le diariste a de lui :

Je ne puis donc me blâmer d'avoir laissé courir mon esprit après plusieurs

suppositions ─ extravagantes, romanesques ─ dont je pouvais espérer qu'elles me

mèneraient un peu plus loin qu'une psychologie vulgaire (qui devrait en tout cas ici

faire une place trop large et même anormale, avouons-le, au cynisme...) [...] et en tout

cas me paraissaient les seules à pouvoir laisser circuler autour de vous ─ ou de l'image

que je m'en fais et la seule que je veuille garder ─ cet air plus léger et plus instable, ces

marges brumeuses, isolantes, cette possibilité de prolongements invisibles qui me

paraissent indispensables. Je vous rappellerai qu'on appelle un cache ces bandes

blanches disposées pour les mettre en valeur autour de certains portraits. (BT-182)

Reflétant certaines des stratégies d'embrouillement par lesquelles opère la caractérisation

gracquienne et mettant en relief la complexification croissante du portrait d'Allan, le

commentaire du diariste détient, encore une fois ici, une fonction d'autoreprésentation. D'autant

que la remarque de Gérard s'articule autour de questions qui peuvent être liées, de près ou de

loin, à la pratique de l'écriture fictionnelle comme celles de la construction des apparences ou

de l'image. Or, c'est aussi d'une certaine métatextualité que procède un autre entretien de Gérard

et d'Henri au cours duquel les deux interlocuteurs tentent de décrire les liens qui se nouent et se

53

dénouent sans cesse dans leur entourage. Le narrateur nous y lance, en effet, sur la piste fort

réflexive des affinités électives 105 et le texte goethéen du même titre, ou plutôt le thème

romantique qu'il expose, est minutieusement détaillé, étudié, voire interprété par le diariste. Le

dialogue prend alors des airs d'inventaire : la « contrainte sociale », la « catastrophe » des

séparations, la « transe perpétuelle », l'« alchimie » des relations, la « cristallisation » des liens

amoureux, l'antique théorie des humeurs, tout y passe (BT-115-116). Qui plus est,

l'appréhension du « problème » (BT-113) offert aux deux actants par l'imaginaire de Goethe

fournit, là aussi, à Gérard l'occasion de réfléchir sur la psyché du personnage de fiction, sur la

« psychologie romanesque » (BT-115), puis sur la représentation de l'« homme social » (BT-

115) et, enfin, sur les critères de consécration des œuvres narratives, ou sur la question du

« succès » (BT-116) littéraire. Or, les considérations du diariste dévoilent dès lors, par le biais

du symbole, la préférence de Gracq pour la représentation romanesque de figures humaines

libérées d'entraves ou d'obligations sociales (BT-115-116). On peut donc toujours voir, dans ce

passage, une réfraction de la construction même du second roman gracquien. Sans compter que

les attractions se manifestant entre ses personnages rappellent, il est vrai, le principe goethéen

des affinités ─ nous y reviendrons. D'autre part, en plus de refléter la préférence de Gracq pour

certains dispositifs fictionnels, les nombreux renvois insérés par le diariste dans son journal

trahissent, si nous nous fions à ce qu'en dit l'écrivain dans ses essais et dans ses fragments, sa

prédilection pour certains auteurs. D'où sans doute que l'enchâssement des références dans le

récit du diariste engendre une transgression et permette l'établissement d'une communauté, du

moins pour Amossy qui écrit : « Déclenchant au sein d'un discours originellement monologique

tous les jeux de l'intertexte, l'évocation de textes antérieurs et la citation assument une fonction

spécifique par rapport à l'écriture du journal intime. [...] Faisant courir dans le murmure

intérieur du sujet le discours de l'autre, l'allusion littéraire brise le solipsisme d'une parole qui se

veut solitaire, et travaille à ouvrir dans le monologue originel la série des dialogues. » (JAL-

160-161)

Le fait que le scripteur se réfère si abondamment à des auteurs dont nous savons, de

l'aveu de Gracq, qu'ils comptent parmi ses écrivains de prédilection nous pousse aussi à

105

Cette métaphore goethéenne est tout autant omniprésente dans Un beau ténébreux que dans nombre

d'autres textes gracquiens. Boie écrit d'ailleurs à son propos : « La formule de Goethe est fréquemment citée

dans l'œuvre de Gracq pour désigner une notion pour lui essentielle : celle d'un rapport électif, rapport de

désir ou de fascination au monde et aux autres, qui s'oppose au caractère conventionnel des relations sociales

par exemple. Pour le critique, ce type d'affinité s'exprime par le titre du recueil Préférences; le romancier y

fait appel dès Au château d'Argol [...]. » Bernhild Boie, « Notes sur André Breton », loc. cit., p. 1296.

54

percevoir dans Un beau ténébreux la manifestation, ponctuelle, d'une certaine tonalité

biographique. La métatextualité, l'autoréflexivité de l'écriture gracquienne nous orientant déjà

dans cette direction ─ c'est à se demander parfois si l'auteur du roman ne fait pas à travers elles

l'examen de sa prose, constatant certains ressorts, certaines spécificités de son écriture; tel est le

cas notamment lorsque Gérard souligne, tel nous l'avons déjà noté, le constant recours de ses

rédactions diaristes à la transposition (BT-130, par exemple) ─, de nombreux indices, qu'ils

soient stylistiques, narratifs ou fictionnels, se combinent également dans le roman pour nous

donner à voir une analogie entre le narrateur et son créateur. Mise à part son hypothétique

fonction de critique littéraire et celle, plus avérée, de rédacteur, de scribe, c'est, par exemple, le

souvenir de guerre qui revient plus d'une fois à la mémoire de Gérard. Or, en s'associant à la

posture d'auteur du scripteur, à son souci de consigner le quotidien, ses détails et ses

événements, cet indice nous rappelle le contenu du premier des deux textes posthumes de

Gracq, réunis sous le titre de Manuscrits de guerre et publiés aux éditions de la Librairie José

Corti en 2011. À en croire ce qu'écrit Boie, ce texte intitulé Souvenirs de guerre106 ─ qui

adopte, lui aussi, la forme diaristique ─ pourrait sembler n'être rien de moins qu'un « procès-

verbal107 »; l'écrivain y archive minutieusement chaque incident ayant donné forme à son

expérience ─ d'homme et de lieutenant ─ de la campagne militaire de 1940, débutant en mai et

mettant fin, alors, à la drôle de guerre. Ainsi, plusieurs parallèles s'imposent d'eux-mêmes entre

ce texte publié en 2011, celui qui le suit dans le même livre ─ Récit ─ et qui raconte sous une

forme narrative, en les modulant ou en les sélectionnant, certains des souvenirs relatés dans les

Souvenirs et Un beau ténébreux. Nous trompons-nous, par exemple, en constatant qu'une

coïncidence lie entre eux le prénom du personnage-diariste du roman gracquien et l'initiale de

G. désignant le protagoniste de Récit, lieutenant de l'armée française durant la drôle de

guerre renvoyant lui-même au vécu de l'auteur? D'autre part, Gérard, G. et le narrateur des

Souvenirs sont également parents de par leur côtoiement, constant et partagé, de la littérature.

Et celui-ci génère, en outre, de puissantes réverbérations entre les trois textes. Ainsi, dans Récit,

Gracq écrit que « [pour] le lieutenant G., qui avait de la littérature, c'était de la littérature qui lui

revenait », même au front, des mots « cogn[ant] au cerveau » du militaire « comme ces longues

106

Julien Gracq, Souvenirs de guerre, dans Manuscrits de guerre, textes réunis et présentés par Bernhild

Boie, Paris, Librairie José Corti, 2011. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du

texte, par la mention SG- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 107

Bernhild Boie, « Avant-propos », dans Julien Gracq, Manuscrits de guerre, op. cit., p. 11.

55

phrases obsédantes de la fin des longues marches de nuit 108 »; comme ceux de

Lautréamont : « Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas? » Or, ce passage fait lui-même

incontestablement écho à un extrait des Souvenirs de guerre ─ où Gracq introduit, d'ailleurs, la

même citation du poète109 ─; l'écrivain y confesse : « Et la littérature ne me lâche pas sur la

ligne de feu, comme j'aurais pu croire, ─ au contraire. » (SG-73)

Est-ce un hasard, ensuite, si plusieurs passages des trois textes se répondent au point de

convoquer, presque parfaitement, les mêmes métaphores? Par exemple, dans son journal,

Gérard écrit : « “ Dormir dans la mer ”, comme dit Éluard110. “ Dormir dans la mort? ” À la

guerre il y avait des minutes où la différence ne paraissait pas insurmontable. Dormir. Ma

première nuit de prisonnier ─ mon seul souvenir de grand sommeil océanique. » (BT-57) Or,

quelle surprenante correspondance pouvons-nous voir entre ce souvenir et la description d'une

halte militaire effectuée par G. : « il écoutait couler dans la nuit comme une eau la conversation

des soldats qui sourdait de la terre, rafraîchissante et intarissable comme une source [...]. La

nuit inquiète avait les tressaillements courts et incohérents du mauvais sommeil ; de temps en

temps bougeait un frôlement de vent léger, qui sentait la mer proche » (R-182-183)! Quel

particulier rapprochement pouvons-nous tenter entre le souvenir de Gérard et cette image d'une

marche nocturne que propose Gracq dans ses Souvenirs de guerre : « C'est la nuit du silence

magique : nous marchons sur une mer dont les vagues se seraient figées. [...] j'ai l'impression

que nous avons franchi je ne sais quel fleuve mystique, dans une nuit de rêve. Et quel pays va

se lever devant nous? » (SG-48-49) Dans un autre passage de son journal, Gérard confie :

Je revois maintenant les plaines d'Hoyerswerda. Au delà de la double barrière de

barbelés du camp de prisonniers éternellement fuyaient les plaines tristes de la

Lusace. [...] Mais que me veut ce souvenir incongru? Ces images brusques, ces

tableaux plus frappants de ma vie qui depuis quelques jours plus fréquemment

reviennent comme sur la pellicule qu'on développe, comme on dit que font les

souvenirs chers à l'esprit de celui qui va se noyer. Oui, toute ma vie, ces images sèches,

ces tarots obscurs, paquet léger, bizarre éventail de vignettes, si peu déchiffrables, que

je brasse jusqu'à l'écœurement, et comme repliant, classant ce mince bagage à la veille

d'un appareillage obscur111

. (BT-131, 133-134)

108

Julien Gracq, Récit, dans Manuscrits de guerre, op. cit., p. 193. Désormais, les renvois à cette édition

seront signalés, dans le corps du texte, par la mention R- suivie du numéro de la page auquel ils

correspondent. 109

« À certaines heures les pires, un peu plus tard, je me surprendrai à me répéter comme un petit refrain

mécanique : “ Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas? ” » (SG-73) 110

Nous reviendrons sur ce renvoi et sur ce symbole pour les étudier de plus près dans la deuxième partie de

cette étude. 111

Nous nous pencherons ultérieurement sur les métaphores déployées par cet extrait.

56

La référence à Hoyerswerda nous permet ici de discerner, une fois de plus, l'inscription de

souvenirs militaires, inspirés du vécu de Gracq, dans Un beau ténébreux112. Notons, d'autre

part, qu'à la lumière de cet extrait, nous pouvons aussi mesurer, au détour des images et des

symboles renvoyant tous ensemble au thème du tarot, l'ascendant exercé par le surréalisme sur

la plume de l'auteur. Ce thème n'est, d'ailleurs, pas sans se décliner et sans donner naissance à

diverses variantes dans l'ensemble du roman.

Parallèlement à ces quelques références à la guerre, même des détails apparemment

anodins peuvent sans doute rapprocher le personnage de Gérard et l'auteur d'Un beau

ténébreux. Ce sont, entre autres, leur commune connaissance et leur passion pour les échecs,

moins pour le jeu lui-même que pour l'histoire de sa pratique, pour sa littérature et pour ses

grands noms. Ainsi, Gracq écrit-il, dans Lettrines 2 : « J'ai dû tout aux livres, et presque rien à

la pratique du jeu, restée chez moi très intermittente; outre une inaptitude naturelle avérée, ma

faiblesse supplémentaire dans le jeu ─ celle-là acquise ─ est un peu celle d'un gratte-papier qui,

ayant à écrire une lettre d'affaires, se demanderait malgré lui à chaque instant comment l'eût

abordée Racine, Baudelaire ou Victor Hugo 113 . » Or, quoiqu'on sache aussi le diariste

joueur, est-ce un hasard si, comme Gracq, Gérard a une si forte connaissance historique des

échecs? Alekhine, Breyer, Botwinnik, Morphy, Rubinstein, Niemzovtich, la panoplie de

joueurs célèbres évoqués par le narrateur en témoigne 114 (BT-77-78). Enfin, même les

souvenirs d'enfance révélés par le narrateur peuvent venir à éveiller les réminiscences d'une

jeunesse dont Gracq parsème ses Lettrines (1 et 2), ces souvenances étant sans cesse colorées

par la mémoire du voyage. Aussi Gérard écrit-il, semblablement : « du fond de mon enfance,

112

Voir l'introduction de cette étude pour plus de détails. 113

Julien Gracq, Lettrines 2 (1974), dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 359. Désormais, les renvois

à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention LE 2- suivie du numéro de la page auquel

ils correspondent. 114

Alekhine, Breyer, Botwinnik, Morphy ou Rubinstein (BT-77) constituent autant de références aux noms

des grands joueurs d'échecs dont on trouve la trace aussi bien dans le deuxième roman de Gracq que dans sa

bibliothèque de Saint-Florent-le-Vieil consacrée exclusivement à ce jeu. Julien Gracq et les échecs, Paris,

Librairie Walden, 2010, [en ligne]. http://librairie-

walden.com/gracq_chess/Catalogue_Julien_Gracq_et_les_echecs_web_WALDEN_1.pdf [site consulté le 31

octobre 2012]. De plus, aussi bien dans Un beau ténébreux que dans certains essais gracquiens comme

Lettrines 2, les renvois aux échecs impliquent une corrélation entre le jeu de stratégie et la littérature, et plus

particulièrement l'écriture (BT-79-80, LE 2-358-359). Constatons aussi que, dans ces deux œuvres, le jeu

semble symboliser ou refléter une fascination qu'a Gracq et qui n'est toujours pas sans l'apparenter aux

surréalistes par certains côtés. En témoigne cet extrait de Lettrines 2 : « Je tombai d'abord sous le charme non

du jeu, auquel je ne comprenais rien, mais des figurines, qui exercèrent d'emblée sur moi une magie; il me

semblait qu'un pouvoir s'y embusquait, comme dans les arcanes du tarot : il y avait là quelque chose d'un jeu

sacré. » (LE 2-358) Un passage d'Un beau ténébreux, sur lequel nous reviendrons plus loin, laisse aussi

présumer de cette parenté liant les échecs au mystère (BT-78-81).

57

des souvenirs me reviennent [...]; souvenirs de départ ─ et pour moi c'étaient presque toujours

des départs pour une plage comme celle-ci » (BT-121).

Le regroupement

Tout se passe souvent comme si l'aventure fictionnelle d'Un beau ténébreux se

construisait en huis clos115. Tant et si bien que, malgré leur grande liberté, le commerce des

plaisanciers s'opère aussi souvent sous l'effet de contraintes, car il reste imposé par les

contingences fortuites du rassemblement, par les codes implicites de la civilité et par la

contiguïté distinctive des retraites collectives en séjour touristique. Autrement dit, tout éloignés

qu'ils soient du quotidien, débarrassés de leurs habitudes et de leurs devoirs, les personnages

gracquiens consentent à s'abandonner à la tentation du regroupement et de la fraternisation

suivant certaines conjonctures. En plus de soulever de nombreuses interrogations sur la nature

humaine et sur le besoin qu'ont certains de se conformer à des canons ou à des règles en matière

d'élégance, de conduite ou de goût, le roman gracquien soulève donc, de surcroît, plusieurs

questionnements quant aux phénomènes du groupe et de l'appartenance116. D'autant plus qu'au

même titre que la représentation d'idéaux intellectuels et culturels divergents, la condition de la

bande formée par les héros d’Un beau ténébreux paraît, elle aussi, complexe : d'un côté,

comme nous le savons, une scission y opère et, de l'autre, la disposition de la troupe peut

paraître presque parfaite, voire invraisemblable tant ce n’est qu’à travers l'entité du groupe,

qu’à travers les interactions auxquelles il donne lieu que le personnage semble atteindre à un

semblant de complétude, de signification. Or, voilà qui n'accentue que davantage la

dépersonnalisation des actants gracquiens tant, en regard de l'ensemble, chacun des êtres

représentés par Un beau ténébreux peut individuellement sembler désincarné. Dans cette

perspective, le contexte dans lequel progressent les vacanciers apparaît, dès lors, comme un

reflet, soulignant à la fois le peu d'initiative et d'obligations des voyageurs aussi bien que leur

manque d'indépendance et d'autodétermination.

115

La chambre close est, d'ailleurs, un autre motif de la littérature gracquienne sur lequel les critiques se sont

souvent penchés. Tout comme celui du haut lieu ou de la chambre de veille, ce thème a, entre autres, été

longuement analysé par Michèle Monballin. Michèle Monballin, Gracq. Création et recréation de l'espace,

Bruxelles, De Boeck-Wesmael (Prisme), 1987. 116

Cette expression est utilisée par Gracq pour désigner les surréalistes. Julien Gracq, « Tout ce qui fait

aigrette au bout de mes doigts », dans André Breton (1948), loc. cit., p. 422.

58

La réduction, ou le resserrement, du monde fictif représenté dans le roman et le

commun isolement 117 qu'il implique renforçant la cohésion du cercle constitué par les

vacanciers, l'association formée par la troupe agit, dès lors, comme une espèce de corps118.

Sensible, animé et presque organique, celui-ci réagit tant aux événements qu'aux variations du

paysage et à l'écoulement du temps comme un ensemble au fonctionnement chimique, voire

alchimique (BT-115). Liées, unifiées, ou encore dissociées, repoussées, ses particules gravitent,

par groupuscules, autour d'un noyau : Allan. Ainsi rendus passifs, les personnages semblent

aussitôt subir soit l’action, soit la pression de leur environnement, humain ou naturel ─ la

deuxième partie de cette étude le démontrera ─, parfois quasiment à la manière d’objets. Dans

cette perspective encore, le texte gracquien en vient à priver l’humain de tout libre-arbitre, de

tout pouvoir d’action. Le personnage évolue, dès lors, comme un atome, soumis à la toute-

puissante loi du magnétisme, qu’elle paraisse naturelle, fantastique ou sacrée, qu’elle détermine

les rapports entre les divers actants ou qu'elle oriente les relations entre les êtres et leur milieu.

Pareil rapport de détermination tout comme le jeu d'attraction et de répulsion qu'il implique

sont reconnaissables à travers ce portrait d'Henri : « Fait pour graviter dans le sillage d'une

femme péremptoire, il me semble hésiter à la limite de la sphère d'attraction d'un nouvel

astre, ─ au bord d'un de ces entre deux qui sont la seule forme d'abîme intelligible à ces natures

satellites. » (BT-59) Mais, cette aimantation prendra fin au jour où, soucieux de se distinguer

de sa femme qui manque de plus en plus de finesse à ses yeux, le jeune marié ne tardera pas à

marquer avec elle « une différence essentielle », s'empressant de « rejoindre sur un plan autre

Allan et Christel » (BT-95). De fait, là encore, le grégarisme de certains personnages, leur

besoin incontestable et comme naturel de se rallier, de s'en remettre ─ instinctivement et

presque entièrement ─ à un chef concourent à mettre en évidence le manque de caractère des

actants gracquiens en le trahissant.

117

Comme plusieurs auteurs ayant remarqué la place du thème de la vacuité dans les descriptions des

paysages gracquiens ─ nous le démontrerons dans la deuxième partie de cette étude ─, Léon S. Roudiez, lui, a

souligné l'importance du sentiment de solitude imposé par ces derniers. Aussi Roudiez écrit-il du début d'Un

beau ténébreux : « Il y a foule sur la plage où apparaîtra le beau ténébreux [...]. Et pourtant, cette foule est

tellement bien maintenue à distance qu'il est difficile au lecteur de vraiment la voir. L'auteur-narrateur, dans

les pages liminaires sensément écrites en octobre, insiste sur la solitude des lieux [...]. Puis, le retour en arrière

fourni par le journal de Gérard nous ramène au mois de juin pour noter que les abords de la jetée sont

“ déserts ”, la plage “ vide ”, le restaurant “ désert ”, un sentier “ solitaire ”, et qu'il a dîné “ seul ” à

l'hôtel [...]. Aux pages suivantes les estivants arrivent, bien sûr [...]. Mais ce monde une fois mentionné, rares

sont les vocables qui lui permettront de peupler l'imagination du lecteur [...]. » Léon S. Roudiez, « Le Beau

Ténébreux à l'ombre du Château d'Argol », dans Julien Gracq, Jean-Louis Leutrat [dir.], Paris, L'Herne (Les

Cahiers de l'Herne), 1997, p.73-74. 118

Dans les Souvenirs de guerre, Gracq utilise lui-même cette expression de corps pour désigner le

phénomène, militaire, du groupe (SG-87).

59

Le magnétisme et la fascination

Selon Ariel Denis, « Julien Gracq a toujours défini, par-delà la psychologie, les liens

qui régissaient les êtres comme des forces d'aimantation119 ». Or, que ce soit à la lumière de

l'attrait que Gracq manifeste vivement face au romantisme allemand et au surréalisme ou en

regard de la fascination de l'écrivain pour la géologie, pour la géographie et pour les questions

relatives au tellurisme120, nombreux sont les critiques qui ont ainsi placé les relations des

personnages gracquiens sous le signe de l'aimantation. Pour Susanne Dettmar-Wrana, par

exemple, « les relations entre les personnages [gracquiens] reposent presque toujours sur le

principe du magnétisme [...] −, les protagonistes sont extrêmement mobiles [...], par où leur

existence correspond et à l'anthropologie surréaliste et au mode de vie des protagonistes

romantiques121 ». Semblablement, d'après Yves Bridel :

Gracq ne cherche pas à faire concurrence à Balzac, en créant une œuvre réaliste [...], ou

au nouveau roman, en s'attachant à bâtir un texte fermé sur sa technique, mais bien à

mettre au jour une interrogation [...] portant sur la nature problématique et ambiguë de

l'homme, toujours tiré au-delà de lui-même par une fascination qui le conduit à la mort

[...]. C'est cette constante de la vie humaine que les romans de J. Gracq mettent en

œuvre; ils s'organisent par rapport à ce pôle magnétique qui fait appareiller l'homme

vers l'ailleurs et dont le surréalisme a si bien perçu l'importance qu'il n'a cessé de se

définir par rapport à lui122

.

Le magnétisme et la fascination agissent, d'ailleurs, sur le plan métaphorique comme des

leitmotive dans le roman gracquien : ces deux thématiques y sont déclinées à travers divers

tropes référant, parfois même parodiquement, à des phénomènes électriques, stellaires ou

119

Ariel Denis, Julien Gracq, op. cit., p. 35-36. Outre Denis, une multitude de critiques ont souligné

l'omniprésence du thème du magnétisme dans l'œuvre gracquien, et plus spécialement dans les essais et

fragments de l'auteur. Gilles Plazy nous rappelle, par exemple, qu':« [a]ux quatre catégories élémentaires qui

structureraient l'imaginaire selon Gaston Bachelard [...], Julien Gracq en ajoute une cinquième [...] qui

désignerait un “ type d'imagination comme [...] celui de Rimbaud, dont le fonctionnement serait plus de

l'ordre de la matière ” et qui n'irait pas sans évoquer un “ crépitement contagieux de courts-circuits ”. » Gilles

Plazy, Julien Gracq. En extrême attente, Rennes, La Part commune, 2006, p. 172. Les citations de Gracq

rapportées par Plazy sont tirées du recueil André Breton. Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de

mes doigts », loc. cit., p. 428. Gracq y écrit également : « Aussi fondamentale en effet que la classification des

quatre éléments, et aussi congénitale à un certain type d'imagination paraît être la notion essentiellement

dynamique [...] des transmutations foudroyantes de la matière, de son caractère volatil − aussi profondément

ancré au cœur des hommes que le besoin du sommeil hypnotique versé par ces “ fleurs noires ” qui fleurissent

“ dans la nuit de la matière ” paraît être l'aspiration à suivre dans ces migrations paniques une matière

perpétuellement dynamisée, insaisissable autrement qu'en affinités, en attractions, en “ correspondances ” et

en devenir. » Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 428. 120

Au cours de l'entretien qu'il accorde à Jean Carrière, Gracq répond, d'ailleurs, à certaines questions de

manière à laisser transparaître une attirance, lointaine, pour les avancées de la science quant aux questions du

tellurisme et du magnétisme minéral. Jean Carrière, op. cit., p. 147. 121

Susanne Dettmar-Wrana, op. cit., f. 138. 122

Yves Bridel, op. cit., p. 10-11. Pensons, en effet, au seul titre du recueil de Philippe Soupault et

d'André Breton, Les champs magnétiques.

60

météorologiques. Ainsi, les « sympathies élémentaires » (BT-114), l'« attraction des sphères »

(BT-51, par exemple), l'« illumination » subite (BT-214), l'« éclair sauvage » (BT-228), la

« foudre » et ses « coups » (BT-115), les « tornades de la passion » (BT-144), le « météore »

(BT-146) et sa « trajectoire » (BT-193), l'« électricité animale » et la « polarisation » (BT-123)

seront sans cesse filés dans Un beau ténébreux à ce point que séduction, regroupement,

adhésion et répulsion en seront indissociables. En témoigne cet extrait :

Dans ce petit groupe, où la vague de la nuit, les curiosités aiguisées, et depuis quelques

jours ce malaise mettent une électricité latente, une polarité subtile se développe, des

attirances se précisent, scabreuses, imprévues, brusques, ─ ce vague emmêlement

humain se décompose comme un bain électrisé. Et, sous les propos insignifiants,

souriants [...], un miroir magique pourrait me montrer soudain Jacques [...], Irène [...]

se couper, s'embrouiller, se perdre devant cette ligue imprévue, ces visages fermés [...]

que doivent avoir derrière cette ombre Henri, Christel, Allan − derrière cette pénombre

confuse où l'on sent vaguement bouger les Parques. [...] Des couples tournent, [...]

aussi clos, aussi secrètement harmonisés que les sphères [...]. Comme une comète

suivie de sa queue brillante, Allan égrène au long de sa course irrespirable des astres

moins rapides. (BT-95-96)

C’est aussi cette force d'attraction, quasi gravitationnelle, que symbolise la métaphore des

affinités électives, filigranée à travers le récit pour définir l’étroitesse et la nature des liens qui

unissent et divisent les personnages, « ce monde orageux, strié des lueurs continues des coups

de foudre, ces âmes-sœurs en migration comme des canards sauvages, ces couples faits et

défaits, ce ballet de limailles d'acier devant l'aimant » (BT-115). Constituant encore une fois

aussi bien un renvoi qu'un poncif en ce qu'elle relève tant du texte de Goethe, comme nous le

savons, que d'un imaginaire qu'il a rendu commun, cette image symbolise, dans Un beau

ténébreux, les alliances qui associent certains membres du groupe selon le principe

inéluctable123 et impénétrable du magnétisme, selon les lois mystérieuses d'une polarité. Car

cette métaphore révèle, d'une part, les nombreuses attirances qui ne cessent de se démultiplier,

voire de se réfracter dans tout le roman124. D'autre part, elle reflète fortement la dualité qui

divise la bande. Aussi bien dire, avec Grossman, que le roman gracquien s'organise selon les

lois obscures d'une « psychologie magnétique » (JGS-195).

123

L'adjectif est lui-même employé à plusieurs reprises par Gracq pour caractériser la nature du phénomène

magnétique dans Un beau ténébreux, ce qui nous donne à penser que, chez l'écrivain, la métaphore de

l'aimantation a partie liée avec les notions de prédestination, voire de fatalité. 124

Celles qu'éprouve Jacques et Gérard envers Christel, ou Gérard envers Dolorès, ou Christel envers Allan;

celles d'Allan et de Dolorès, d'Henri et d'Irène; puis celle d'Irène et de Jacques, ou même d'Allan envers

Christel. Il semble, en effet, que les unions et les divisions se multiplient à ce point, dans Un beau ténébreux,

qu'elles en viennent parfois même à former, pour reprendre à notre tour un poncif, d'étranges configurations

triangulaires.

61

L'une des dernières scènes du roman où tous les personnages se trouvent réunis pour

célébrer au bal masqué illustre très bien l'ampleur que prend chez Gracq cette fascination.

D'autant que Gérard y avoue « attend[re] Allan et Dolorès avec plus que de la curiosité » (BT-

202) comme le fait, en outre, chacun des festivaliers. Cette mascarade peut, d'ailleurs, sembler

constituer, par certains côtés, la clé de voûte de la fiction gracquienne. Car, d'une part,

l'événement dévoile la théâtralité excessive des personnages. Celle-ci atteint, d'ailleurs, dès lors

son apogée. La fête révèle, par exemple, l'exaltation des passions et l'amour du théâtre de

Christel, ou la constante mise en scène qu'Allan fait de lui-même, son énorme propension à

« jouer » (BT-110) et à s'approprier un rôle, cette dernière s'étant, entre autres, révélée lors

de la promenade des vacanciers sur la falaise (BT-93-105). Traînant dans son sillage tant un

incontestable halo de mystère qu'une multitude d'échos, le bal masqué constitue de la sorte un

reflet de la sombre théâtralisation opérée tout au long du récit125. La cérémonie rappelle, par là,

la description que fait Christel ─ comme en une réduplication condensée de la fiction

gracquienne ─ d'une pièce de théâtre à laquelle elle assista enfant « sous un ciel d'orage

meurtrier et de passions somptueuses » (BT-28) : « Le dernier acte me bouleversa, c'était la vie

au sein de la mort, une vie levée derrière le tombeau, un chant de triomphe de l'amour au delà

même du coup de grâce126. » (BT-28) En plus de lever le voile sur le destin tragique d'Allan et

de Dolorès ─ calque de celui des amants de Vigny dont les deux acolytes arborent le travesti

durant la fête ─, la parade des personnages porte, d'autre part, à leur paroxysme l'aspect

caricatural et les effets parodiques des stéréotypes et des références littéraires plus

125

Nous nous pencherons davantage sur la théâtralisation dont procède, entre autres, la prose gracquienne

dans la deuxième partie de cette étude. 126

Notons que ce détail constitué par le souvenir et par l'amour du théâtre, et plus particulièrement par le

souvenir de La Tosca, révélé par Christel dans le roman renvoie implicitement, lui aussi, au vécu de l'écrivain,

du moins à en croire ce que dit Gracq dans La forme d'une ville, comme dans nombre de fragments où l'auteur

développe une réflexion sur l'opéra : « L'association intime, inscrite sur le terrain même, de l'exaltation

violente que me donnait l'opéra, et de la fascination-répulsion émanée du monde, pour la première fois

soupçonné, de l'érotisme le plus cru, faisaient pour un adolescent de ce quartier Graslin le vrai point d'ignition

de la ville, une zone à haute tension électrisée par ses pôles contradictoires, qui frappait par contraste de

léthargie, et même d'une quasi-mort, presque tous les quartiers périphériques. [...] Le prestige de l'opéra, que

rien n'a pu entamer en moi au long de ma vie, s'est nourri dès le début pour une large part de l'aura dont il

nimbait ainsi tout un quartier élu. [...] Une inaptitude radicale, vérifiée [...] à assimiler même les aspects les

plus rudimentaires de la technique musicale, n'a fait que porter chez moi son prestige plus haut : en matière de

théâtre lyrique, [...] je suis voué à tout rejeter d'un coup ou à tomber sous le charme, sans recours. » Julien

Gracq, La forme d'une ville (1985), dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 815-818. Plusieurs auteurs,

dont Bernhild Boie, ont d'ailleurs noté ce parallélisme autobiographique (NO-1191). Nous nous pencherons,

pour notre part, dans la seconde partie de cette étude, sur certaines associations effectuées par Un beau

ténébreux entre théâtre, érotisme et spatialité, et qui sont, à notre avis, finement éclairées par ce passage de La

forme d'une ville.

62

qu'emblématiques qui, tout au long du roman, serviront à dresser le portrait des personnages127.

On y voit, en effet, Irène en comtesse Almaviva (BT-202), puis agissant comme Salomé (BT-

213); Jacques en Rastignac (BT-201); Gérard en André Bolkonsky (BT-201); Christel en Atala

(BT-200). Or, ce constant appel métaphorique aux stéréotypes littéraires justifierait sans doute

que l'on perçoive dans Un beau ténébreux une œuvre profondément symbolique (P-970). À ce

point qu'on pourrait lui appliquer le mot que formule Gracq à propos de l'œuvre kleistienne

Penthésilée dans « Le printemps de mars » :

On dirait que l'œuvre est grosse de ressouvenances, de pressentiments, d'analogies; que

le contour des personnages cerne moins des êtres séparés qui soudain bougent et se

détachent, qu'il ne naît de la superposition indéfinie, au long d'une perspective fuyante,

d'une foule de figures du mythe, ou du rêve, qui semblent se rameuter l'une à l'autre,

essaient confusément de soulever le masque et de donner signe de vie à travers les

silhouettes mystérieusement expressives qui parlent plus encore qu'à l'œil et à l'oreille à

notre longue mémoire au-delà du rideau qui vient de se lever. (P-970-971)

C'est aussi le même soir que se solidariseront les liens inéluctables associant les

diverses figures du roman, et ce, jusqu'à créer, comme nous l'avons suggéré, d'étranges

triangles : l'affinité de Jacques et d'Irène se précisera et se consumera128; Dolorès et Allan

apparaîtront « noués » (BT-203); Gérard et Dolorès se confieront l'un à l'autre; Christel et Allan

se rapprocheront jusqu'à ce que « les autres ne comptent plus », tout envahis qu'ils soient par

une attirance gravitationnelle, par une « timide petite musique de sphères » (BT-207). Là

encore, Un beau ténébreux ne fait donc pas l'économie du magnétisme. Mais, surtout, comme

le signale le narrateur de cette péripétie, le bal constitue paradoxalement pour le protagoniste

d'Un beau ténébreux une occasion, enfin, de « se démasquer129 » (BT-198) : faut-il rappeler le

nombre d'allusions aux fantômes (BT-211), à la Mort Rouge, au « spectre de Banquo », à

Hamlet (BT-203), à Gygès (BT-206) échangées par les convives, lors de la réception, pour

désigner le personnage130? Aussi ce dernier est-il venu, à cette fête, promener la « mort en

toilette de bal » (BT-205). Or, l'épisode du bal confirme, dès lors, l'impression, sans doute déjà

pressentie tout au long de la lecture, que l'intrigue mise en branle par le roman gracquien n'est

127

Selon Amossy, « les allusions-masques mises en jeu dans le discours gracquien, sans constituer à aucun

moment un discours parodique véritable, provoquent une série d'effets parodiques marqués » (JAL-52). 128

Conséquemment, c'est aussi le même soir qu'Irène et Henri se dissocieront, plus ou moins complètement,

l'un de l'autre. 129

En plus d'aviver la théâtralité de la prose et de mettre en relief celle des personnages, cette expression

marque, une fois de plus, tant le parallélisme que la dualité dont procèdent les portraits faits d'Allan et de

Christel. Car la locution est aussi utilisée, à la fin du roman, pour décrire la jeune femme, alors

« démasqu[ée] » (BT-248) à son tour par le protagoniste. 130

À la suite de Boie, notons également que, par le biais de références aux Caves du Vatican d'André Gide et

aux Souffrances du jeune Werther (Die Leiden des jungen Werthers) de Goethe, certains des travestis portés

par les convives lors de cet événement renvoient, plus ou moins directement, à l'idée du suicide (NO-1206).

63

autre que l'extrême tension des personnages et de l'action, lentement aimantés tout entiers vers

la fin d'Allan comme vers leur propre mort. Renvoyant implicitement aux forces d'attraction et

au pouvoir d'envoûtement ─ parfois miraculeux, voire quasi surhumain ─ qu'exercent certains

types sur d'autres, le poncif des affinités électives met, en outre, en relief l'ascendant qu'a Allan

sur certains membres de la troupe. Et cette emprise ne confirme qu'une fois de plus la parenté

du protagoniste avec le chef de file du surréalisme. De sorte, pour reprendre les mots de

Bernhild Boie, que « [l]orsqu'on tente de cerner le personnage d'Allan ou encore de le situer

dans l'imaginaire collectif », l'on ne peut que se rappeler l'image employée par Gracq dans

André Breton lorsqu'il décrit le poète et son pouvoir de fascination comme étant « “ [l]e plus

spectaculaire de tous ces phénomènes d'induction, [...] celui du chef, du meneur de jeu, de l'être

pourvu de « mana » [...]131. ” » (NO-1170)

La quête

Comme nous l'avons laissé deviner, la représentation du groupe dépeint par Un beau

ténébreux peut faire penser, sans conteste même, à la conception qu'a Gracq de l'affiliation

surréaliste du début du XXe siècle. Car, dans son recueil d'essais intitulé André Breton,

l'écrivain définit cette communauté comme un set, selon le mot de Jules Monnerot132, « assez

mal différencié » et constitué autour d'une « personnalité dominante133 ». Pour l'auteur d'André

131

Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 426. Après avoir observé et

étudié les rituels sacrés des sociétés océaniennes, Marcel Mauss écrit : « L'idée de mana est une de ces idées

troubles, dont nous croyons être débarrassés, et que, par conséquent, nous avons peine à concevoir.

[...] [Elle] s'étend à l'ensemble des rites magiques et religieux, à l'ensemble des esprits magiques et religieux,

à la totalité des personnes et des choses intervenant dans la totalité des rites. Le mana est proprement ce qui

fait la valeur des choses et des gens, valeur magique, valeur religieuse et même valeur sociale. La position

sociale des individus est en raison directe de l'importance de leur mana, tout particulièrement la position dans

la société secrète ; l'importance et l'inviolabilité des tabous de propriété dépendent du mana de l'individu qui

les impose. [...] Le mana est écarté de la vie vulgaire. » Marcel Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la

magie », dans Bibliothèque virtuelle du site Les classiques des sciences sociales, Université du Québec à

Chicoutimi, p. 68, [en ligne].

http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/1_esquisse_magie/esquisse_magie.pdf

[site consulté le 10 avril 2012]. Notons que l'article de Mauss a paru pour la première fois en 1902-1903 dans

la revue L'Année sociologique. 132

Julien Gracq, « L'“ Âme d'un mouvement ” », dans André Breton (1948), loc. cit., p. 413. Bernhild Boie

nous rappelle la citation de Jules Monnerot portant sur ce sujet et où il associe cette dénomination au cénacle

des auteurs surréalistes : « C'est bien plutôt ce qu'on appelle un set, union de hasard sans obligation ni

sanction qui peut être dénoncée [...] à chaque instant [...], sous n'importe quel prétexte, pour n'importe quel

motif avoué, avouable ou non, par chaque individu. [...] Jusqu'en 1939, donc, les surréalistes formaient une

sorte de set. Idéalement cette agrégation était fondée sur des affinités électives. [...] Le “ set ” surréaliste n'est

que la réalisation imparfaite, tremblée, manquée d'une Forme idéale, d'un Bund, au sens où Bund s'oppose à la

fois à Gessellschaft (société contractuelle) et à Gemeinschaft (société consanguine). » Jules Monnerot, La

poésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1945, p. 72-73, cité par Bernhild Boie, « Notes sur André

Breton », dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1294. 133

Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 422.

64

Breton, les circonstances entourant la réunion de ce set sont, d'ailleurs, comme des « [g]ermes

de socialisation [...] : cafés qu'on hante, habitudes de réunion périodiques, promenades en

commun, fréquentation des lieux “ électifs ”, jeux d'esprit pratiqués, rites sommaires134 ». Et

ceux-ci ne sont pas sans rappeler les mondanités mises en scène dans Un beau ténébreux. Dans

cet ordre d'idées, la disposition formée par les personnages du récit autour d'Allan peut aussi

évoquer les réflexions que consigne Gracq à propos de la figure de proue du mouvement

constitué dans l'entre-deux-guerres :

[B]eaucoup sont venus à Breton pressés par un instinct aveugle de “ s'en remettre ” à

lui pour une part quant à la solution de problèmes parfois de première grandeur. Trop

souvent une assurance si affichée, caractéristique du disciple, n'exprime que l'aise

épanouie d'une individualité trop faible, qu'une personnalité plus vigoureuse tient

constamment à flot et consent à prendre en charge. Breton a été, pour certains, c'est

clair, non un guide intellectuel qui fait lentement ses preuves, [...] mais l'objet

brusquement appréhendé d'une certaine forme de foi135

.

En effet, Allan, comme Breton, ne devient-il pas tour à tour pour Gregory, pour Christel, pour

Gérard, puis pour Henri l'objet soudainement révélé d'une foi particulière? Et si, comme l'a

démontré Gracq, plusieurs ont accouru à Breton guidés par une propension sans borne à

s'abandonner à lui, espérant par là résoudre, plus que de raison, des questionnements de premier

ordre, l'empressement de Christel ou de Gérard à attendre du protagoniste une « réponse » (BT-

168), « une promesse », une « révélation » (BT-195), n'apparente-t-il pas un peu aussi le héros

gracquien à cette emblème jadis vivante du guide, de l'initiateur136?

De fait, à l'instar du bal, nombre de descriptions rendent compte, dans le roman, de

l’identité des actants, du groupe ou des groupuscules à coup d'allusions, de comparaisons,

d’expressions figées et de poncifs. Dans cette perspective, il arrive aussi, comme nous le

savons, que le texte gracquien sollicite des types, des modèles préexistants ou une culture

partagée qui ne sont pas sans lien avec l'imaginaire chrétien. En attestent, entre autres, quelques

commentaires que fait Gérard dans son journal. À titre d'illustration, pour décrire les liens

l'unissant à ses pairs, le diariste utilise la métaphore, quasi mystique, du baptême du feu : « Je

me sens avec Henri, avec Irène, avec Jacques, avec Gregory même, s’il revenait, les mêmes

liens qu’avec une troupe qui aurait reçu en même temps que moi le baptême du feu. » (BT-122-

123) D'où peut-être qu'en plus de procéder d'un si fort symbolisme, les représentations de la

134

Julien Gracq, « L'“ Âme d'un mouvement ” », loc. cit., p. 413. 135

Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 423. 136

Notons que, d'un même mouvement, ces attentes rapprochent encore une fois le protagoniste gracquien de

la figure parfaite du Christ et que ce double parallèle, lui-même suggéré par Gracq dans André Breton, n'est

pas sans faire naître un tant soit peu l'équivoque.

65

bande véhiculent parfois l'impression d'une parfaite cohésion, malgré les dissensions. Ainsi, la

troupe réunie autour de lui rappelle à Gérard celle formée par les apôtres, disciples et fidèles

qui, après la Résurrection, se sont lancés à la poursuite du Christ ─ suite à ses « apparitions

fuyantes, douteuses, crépusculaires », « si irrémédiablement [...] poignantes d'une lumière de

départ ─ si stupéfiantes aussi de désinvolture, de dernière chance » (BT-146). Le groupe des

actants gracquiens fait donc penser, à certains égards, à la « petite troupe fraternelle, ivre de

soif » qui « nuit et jour court les champs et les bois comme les Ménades, ivre d'une soif que

rien n'étanche, s'interroge aux carrefours nocturnes, recoupe des chemins, des pistes, des

trajectoires, car à cette audace qui s'offre, qui ne ménage plus, à cette tentation si dénudée, ce

martèlement continu de la merveille, on sait maintenant sans doute qu'il va partir » (BT-146).

Complicité tacite, presque « incommunicable » (BT-123), pour reprendre l’expression

du diariste, enfermement initiatique, excentricité consentie, voici qui pourrait ultimement servir

à qualifier la situation des estivants dépeints par le roman, tant, comme l'écrit Boie, l'arrivée

d'Allan et de Dolorès à l'Hôtel des Vagues suscite chez ses hôtes « une rupture brutale » et tant

les quelques «[v]acanciers rassemblés seulement par quelques passe-temps partagés [...] se

trouvent soudain liés dans un groupe d'élection », « en une société fermée, close sur des secrets,

avec ses rites, son langage, sa hiérarchie interne » (NO-1167). Tout bien considéré, Gracq

n'écrit-il pas lui-même que « la mort [est] une société secrète » (BT-211)? En partant de ces

prémisses et en admettant qu'Allan représenterait, dans Un beau ténébreux, la tentation d'un

« passage à un nouvel avatar », « passage de la vie pratique à la vie mystique, de la vie privée à

la vie publique, de la vie sociale à la vie érémitique », force nous est d'admettre que le

protagoniste véhicule ou qu'il emblématise la possibilité d'une transfiguration, d'une

conversion. Et celle-là s'apparenterait à l'épreuve initiatique, au rite de passage qui soudain

solennise « la vie de certains personnages légendaires » (BT-183), chevaliers, confrontant un à

un les obstacles sur une « trajectoire » (BT-193), sur une « courbe fabuleuse » (BT-193) en vue

d'accomplir une traversée.

Aussi constate-t-on que les textes gracquiens éveillent régulièrement l'idée d'un

mythe : celui de la quête. D'ailleurs, pour peu que l'on connaisse l'intérêt de Gracq pour le

Parsifal wagnérien, une fascination perceptible dans les premiers romans de l'auteur et dans sa

pièce Le roi pêcheur, cette résonance n'étonne pas. Ainsi, pour Ariel Denis, « Gracq s'est

toujours explicitement avoué fasciné par ces groupes, ces mouvements [...] dont la Table ronde

66

est l'archétype et le surréalisme la plus récente incarnation137 ». Et, selon Gilles Plazy, par-

dessus « la raison triomphante », l'écrivain tend « une passerelle entre le Moyen Âge et

l'époque contemporaine, entre la grande mythologie et la poésie moderne138 ». Quelques

auteurs ont même reconnu dans le mythe parsifalien l'une des pierres angulaires du second

roman gracquien. D'après Simone Grossman, par exemple, Un beau ténébreux consiste, d'une

certaine manière, en une métaphorisation de la légendaire quête du Graal dont il reproduit les

structures comme en une « synthèse renouvelée » (JGS-176). Comme celui des autres fictions

de Gracq, le déploiement de ce second roman correspond, pour la critique, à celui d'une

interminable recherche infiltrée par l'attente139 et par le mystère (JGS-176-177). D'où que la

fiction gracquienne soit profondément colorée par le maintien d'une énigme, celle-ci perdurant

au détriment d'une « explication “ positiviste des personnages ” » (JGS-173).

En outre, si elle constate, comme plusieurs, le manque de circonscription du caractère

des personnages gracquiens, telle Boie, Grossman voit en eux des entités qui « se définissent

uniquement par leur approche vers le mystère dont tous participent et détiennent leur

signification » (JGS-174). C'est ainsi pour la critique que les personnages d'Un beau ténébreux

sont « reliés les uns aux autres par une complicité qui les isole du reste du monde, pour

accomplir en commun la synthèse renouvelée de la quête médiévale » (JGS-176) et que leur

connivence s'installe « au-delà des sentiments personnels qu'ils peuvent éprouver les uns à

l'égard des autres car elle est une fraternité d'armes où les attributs personnels s'annihilent au

profit unique de la poursuite de la quête » (JGS-177). Dès lors, d'après Grossman, Un beau

ténébreux renverse les règles et les normes régissant l'écriture du roman psychologique

traditionnel : les figures humaines représentées par le second texte gracquien constituent par

essence quelques « élus [...] qui se reconnaissent entre eux à leur attirance pour le mystère »

(JGS-176-177). Ils n'ont plus « d'individualité propre mais un rôle précis à assumer dans le

cadre de l'Aventure » (JGS-175). Pour Boie qui abonde en ce sens, dans le roman de

Gracq, « les rôles des uns et des autres sont très tôt établis »; le rapprochement qui est effectué

« entre tentation et épreuve annonce le destin des personnages » et c'est « par rapport à

l'épreuve que les êtres et les actions vont être jaugés » (NO-1168). Suivant cette logique, le

refus affirmé de la psychologie chez Gracq nous pousse à émettre ce constat que, dans le

137

Ariel Denis, Julien Gracq, op. cit., p. 35-36. 138

Gilles Plazy, op. cit., p. 171. 139

Rappelons que l'attente constitue sans aucun doute l'un des thèmes sur lesquels la critique gracquienne s'est

le plus penchée. Cela s'explique, entre autres, par le fait que les aventures des romans de Gracq semblent

profondément irrésolubles tant elles sont pétries de latence et de suspension infinies.

67

second roman de l'écrivain, au-delà de l'individu et de son unicité, ce sont certes le groupe,

mais surtout sa dynamique, souvent systémique, qui comptent : interaction des différents

actants mis en relation par le récit en raison des circonstances qui les réunissent; système,

comme nous l'avons vu, des valeurs représentées par chacun et figurées à travers la métaphore

des mouvements politiques de 1830, l'ensemble étant ainsi réparti en sous-systèmes avec, d'un

côté, « ceux qui sentent de l'événement son cerne ténébreux, son halo, sa chance à jamais

singulière d'envol, son souffle d'orage qui se lève », et de l'autre, « la race éternelle des

Thomas » (BT-131); organisation, enfin, des positions ou des fonctions que chacun occupe

parmi l'unité.

Pour Gracq, « [les] mythes du Moyen Âge » sont « des histoires “ ouvertes ” »; « ils

parlent non pas de punitions gratuites », comme les mythes de l'Antiquité grecque, « mais de

tentations permanentes et récompensées [...], vus sous un certain angle, ils sont un outil forgé

pour briser idéalement certaines limites140 ». De plus, pour l'auteur d'Un beau ténébreux, « [la]

quête de Graal représente ─ il n'est guère permis de s'y tromper ─ une aspiration terrestre et

presque nietzschéenne à la surhumanité141 ». Or, cette idée formulée dans l'avant-propos du Roi

pêcheur n'est pas sans faire penser à une autre formule plus tôt suggérée par Allan dans le

second roman gracquien : « La quête du Graal fut une aventure terrestre. Cette coupe existait,

ce sang ruisselait, de la vue duquel les chevaliers avaient faim et soif. » (BT-83) En fait, si

Gracq a, de tout son œuvre, consacré la quête des chevaliers de Camelot comme étant l'« un de

ces carrefours [...] où de très petits déplacements du promeneur correspondent à chaque fois à

un foisonnement de perspectives nouvelles » ou comme la représentation idéale de « l'espèce de

mythes la plus haute », celle qui « fournit l'archétype du Bund idéal ─ de la communauté

élective » et qui « noue une gerbe d'éléments concrets propres à matérialiser comme nulle autre

le thème de la fascination142 », c'est avec force liberté que l'écrivain s'approprie cette matière. Il

l'arrache, par exemple, en quelque sorte au carcan de strictes interprétations chrétiennes143 pour

en faire le symbole d'un autre ordre du sacré et d'une traversée résolument terrestre dont le

140

Julien Gracq, « Avant-propos », dans Le roi pêcheur (1948), dans Œuvres complètes : tome I, op. cit.,

p. 329. Comme l'« Avis au lecteur » d'Au château d'Argol, l'avant-propos de l'unique pièce gracquienne, Le

roi pêcheur, illustre particulièrement bien la conception que se fait l'écrivain de la légende arthurienne, tout en

mettant en lumière certains passages d'Un beau ténébreux. Cette ouverture permet, en outre, de prendre la

mesure de la corrélation établie par Gracq entre les ambitions propres aux surréalistes et la quête du Graal,

entre le groupe rassemblé autour de Breton et l'ordre des chevaliers réunis autour de la Table sous la gouverne

du roi, relation qui sera explicitement exposée dans certains des essais composant André Breton. 141

Ibid., p. 330. 142

Ibid., p. 332. 143

Ibid., p. 329-330 et ACA-4.

68

surréalisme constitue l'incarnation la plus grandiose. Un dernier extrait du texte liminaire du

Roi pêcheur nous en convainc :

C'est un plaisir fiévreux entre tous qu'on éprouve à se promener aujourd'hui

encore ─ encore et toujours ─ dans ces jardins magiques et obsédants ─ à voguer sur

ces vagues qui ne cesseront jamais de fasciner les hommes et qui sont celles de la haute

mer. Ce plaisir et cet intérêt, capable d'aller jusqu'à la hantise, pourraient bien tenir à la

prise que retrouvent tout à coup de nos jours ces mythes sur certains aspects de la

modernité. Le compagnonnage de la Table ronde, la quête passionnée d'un trésor idéal

qui, si obstinément qu'il se dérobe nous est toujours représenté comme à portée de la

main, figurent par exemple assez aisément un arrière-plan un répondant [...]. [...] La

hantise quasi hypnotique de la découverte imminente ─ le détachement qu'elle

engendre vis-à-vis de tous les intérêts temporels ─ le sens fraternel du “ groupe ” chez

les “ élus ” appelés à cette vocation mystique ─ le goût du compagnonnage vagabond

et ouvert ─ la place d'honneur offerte de préférence au dernier venu, au hors-la-loi, à

l'inconnu, à l'être présumé vierge auquel on se plaît à prêter surabondamment d'avance

les signes du prédestiné, tout cela faisait de la cour fabuleuse d'Artus ─ et pourquoi

non? ─ tout à coup un amplificateur inattendu aux remous attirants et aux tourbillons

d'orage qui se manifestaient vers 1922 à la terrasse banale de quelques cafés

parisiens144

.

« Récit mythique », comme l'écrit Jean-Yves Tadié à propos du récit poétique, tout

traversé qu'il soit par différents emblèmes et par de nombreux symboles parfois fort variés,

l'oscillation qui sous-tend l'écriture d'Un beau ténébreux nous renvoie surtout, tel que nous le

suggèrent les images déployées par Gracq pour décrire l'essence même de l'aventure

chevaleresque des héros de Camelot, à ce courant infini qui lie entre eux à jamais l'homme et le

monde, le personnage et le paysage. Car, comme l'affirme toujours Tadié, si les êtres engendrés

par Gracq semblent avoir « tout le vide et tout le plein des figures mythiques; ils ne sont pas

autre chose que les héros des grands mythes du désir revenus sur la terre du roman, qui désigne

pourtant notre terre » (RP-38). Aussi la désincarnation, la déréalisation ainsi que la

mythification du personnage s'effectuent-elles, dans le roman gracquien, au profit de l'espace

auquel sont, dès lors, accordés une place particulière, un rôle privilégié. C'est ce que nous

tenterons de saisir et d'illustrer de diverses façons dans la deuxième partie de cette étude.

144

Julien Gracq, « Avant-propos », dans Le roi pêcheur (1948), loc. cit., p. 330-331.

69

DEUXIÈME PARTIE : PAYSAGES

71

Dans En lisant en écrivant, Gracq affirme que « [ce] que les personnages laissent pressentir, ce

vers quoi on devine qu'ils sont en marche, compte infiniment plus que ce qu'ils sont », ceux-ci

n'existant, comme en certifie l'œuvre de l'écrivain, « que sur leur lancée » (ELEE-646). Aussi

centrale et aussi caractéristique des figures humaines soit-elle, cette quête nous semble

tributaire, dans Un beau ténébreux, de l'évolution du paysage. Elle paraît correspondre à la

recherche que font les actants du roman d'un signe d'exception derrière les apparences de leur

environnement, qu'il se trouve constitué d'autrui ─ surtout Allan, mais aussi Christel ou

Dolorès ─ ou de grands panoramas naturels. Pourtant, malgré le détournement d'une

psychologie traditionnelle et la charge énigmatique conférée au récit par la complexification

croissante des caractères ainsi que par l'arrivée et par l'évolution d'Allan au sein du groupe

formé par les estivants du roman, l'intrigue de ce dernier, son cadre spatio-temporel n’ont, au

premier coup d'œil, rien que de très ordinaire. N’est-ce pas, au demeurant, ce que trahit le

journal de Gérard à plusieurs reprises, le personnage d'écrivain allant même jusqu’à se montrer

très explicite sur ce point quand il affirme : « Rien que de banal au fond dans tout ce qui

m’entoure » (BT-35)? L’adjectif y refusant toute possibilité de singularisation, la simple

expression de « vague hôtel » (BT-37) qu’utilise Allan pour qualifier l'établissement qu'il

visitera avant son séjour ne trahit-t-elle pas une certaine trivialité? La luxueuse auberge où

logent les voyageurs gracquiens ne possède-t-elle pas aussi, à certains égards, un aspect

commun? Ne rappelle-t-elle pas, par certains côtés, les lieux de villégiature côtiers où se

dessinent, dans nombre de romans, les thèmes les plus connus, peut-être même rebattus, des

plaisirs mondains, des amours impossibles et des rivalités sentimentales?

Toujours est-il qu'en regard du premier roman gracquien ─ où les trois seuls

protagonistes évoluent, reclus, à l'écart du monde, dans le sombre et mystérieux « manoir

solitaire [...] d'une contrée mélancolique » (ACA-9), la Bretagne ─, les occupations, résolument

plus conventionnelles, ou conventionnées, des personnages de la seconde fiction gracquienne

restent inscrites dans un cadre plus familier : celui des vacances et de la plaisance, comme nous

le savons, et, quoique l'action s'y situe bien plus modestement, de la domesticité145. C'est à ce

cadre, puis à la description des paysages reliée à sa mise en place que nous nous intéresserons

principalement ici. Mais, avant de continuer plus longuement, remarquons simplement que

145

Comme l'écrit Léon S. Roudiez, « dans l'univers réaliste du Beau Ténébreux, les mots “hôtels” et

“cuisines” impliquent l'existence de cuisiniers, garçons et autres domestiques », bien qu'« à l'image de ce qui

se passe là où les structures de classe sont rigides », leur présence ne colore que très peu la fiction

gracquienne. Léon S. Roudiez, art. cit., p. 74.

72

nous nous pencherons par là sur de nombreux signes susceptibles de participer, de près ou de

loin, à l'élaboration de l'univers spatial d'Un beau ténébreux. Autrement dit, pour reprendre les

mots de Jean-Yves Tadié, nous étendrons notre étude du paysage à un ensemble d'éléments

« producteurs d'espace » (RP-48) qui désignent, conjointement, les divers lieux imaginaires

entourant, accueillant ou déterminant les personnages du roman. Les panoramas naturels

retiendront particulièrement notre attention, certes, en raison de leur prédominance dans la

prose de l'écrivain. Mais nous nous pencherons également sur d'autres composantes spatiales du

récit gracquien, comme l'auberge ou la chambre146. Nous tenterons ainsi de saisir, de manière

générale, le fonctionnement de la représentation et de la spatialisation dans le texte gracquien.

Ce faisant, nous nous arrêterons, bien sûr, sur un élément de contextualisation qui apparaît

majeur dans le cadre de l'écriture narrative : la temporalité.

Quelques stéréotypes liés au cadre spatio-temporel de la fiction

D'abord, notons que si les personnages de la fiction gracquienne sont souvent

caractérisés par des traits des plus stéréotypés, il en est parfois de même du cadre spatial où leur

désœuvrement prend place. Par exemple, au contexte récréotouristique d'Un beau ténébreux

tout comme à la petite chapelle de happy few qu'il met en scène nous paraissent associés tant les

plus purs clichés des Années folles que la caricature d'une certaine anglomanie. Pareillement,

force est de constater que l'appellation de « bande straight » parodie un peu le langage des

anglomanes. De fait, certains poncifs employés par Gracq pour décrire l'espace dans son second

roman révèlent parfois en creux la typologie de ses personnages et les lieux communs

consacrés à les dépeindre147. Ainsi, Gérard décrit l'auberge bretonne où évoluent les actants du

récit à la fois comme une institution « très vieille France [...] par sa cave fort convenable et je

ne sais quelle bonhommie provinciale dans [...] le charmant bric-à-brac des couloirs » et

comme « une maison digne, du genre anglais, où on s'habille pour dîner » (BT-49). Or, ces

146

Pour faire saisir la nature et l'étendue des signes et des composantes que nous étudierons ici, nous serions

tentée de reprendre la formulation de Jean-Yves Tadié pour qui « le mot [paysage] englobe la chambre, la

maison, tout décor » (RP-77). C'est nous qui soulignons. 147

L'auberge où se déroulent les événements d'Un beau ténébreux tient un peu de la distinction mondaine qui

sert aussi à caractériser les actants du roman, plus particulièrement Allan et Jacques qui, tous deux, incarnent

cette supériorité différemment. Mais cette réflexivité s'exerce surtout au commencement du récit, là où l'Hôtel

des Vagues peut tantôt rappeler ces lieux de sociabilité bien préservés qu'étaient les clubs britanniques, puis

français des XVIIIe et XIX

e siècles, espèces de sociétés distinctes où l'on se retrouvait pour fraterniser; pour

débattre; pour discuter science, philosophie, politique, art, musique, littérature; pour s'exercer au jeu; pour y

démontrer son excellence tout en s'efforçant de répondre aux conventions de l'élégance et de la bienséance.

Voir Alain Lauzanne, « Les français à l'heure anglaise : l'anglomanie de Louis XV à Louis-Philippe », dans

Arobase : journal des lettres et des sciences humaines, vol. 3, no 2, [en ligne]. http://www.univ-

rouen.fr/arobase/v3_n2/lauzanne.pdf [site consulté le 12 janvier 2012].

73

caractéristiques ne font-elles penser, entre autres, à celles employées pour dresser le portrait

d'Allan? D'ailleurs, comme les personnages du roman, l'environnement de la « bande straight »

ne prend parfois rien de moins que des airs typiques, ceux de ces « affiches [de] gares [où l'on

voit], en juillet, tout au long des côtes d'une France minuscule à échelle d'homme des baigneurs

adossés au continent, un pied dans l'eau, l'œil [...] happé par je ne sais quelle floraison de

brumes au large » (BT-53). D'où que nous puissions si aisément rapprocher le centre de

villégiature imaginé par Gracq des auberges maritimes françaises très achalandées des années

vingt, avec leur frénésie de plaisirs sportifs et culturels, leurs cortèges de golfs, de casinos et de

cinémas. À l'instar de ces lieux dont les charmes sont faits de « parterres naïfs »; de « chaises

dépliées aux terrasses des cafés par des garçons sifflotants » (BT-36); de plages où l'on

rencontre des jeunes qui, par deux, viennent danser (BT-16); où les sillons creusés par les pas

des flâneurs ressemblent à un « réseau veineux [de] sentiers bien tracés, si évidents, si paisibles

à la face du ciel » (BT-52), l'Hôtel des Vagues fait partie de ces endroits touristiques tellement

estimés ou bondés que, « propices au coudoiement des tables », la proximité des touristes

aidant, il y règne parfois, par temps de pluie, une « atmosphère de veillée campagnarde, de

refuge de montagne surpris par la bourrasque » (BT-31-32). Et, la description du milieu

fictionnel procédant d'un curieux mélange dans Un beau ténébreux, toujours comme celle du

protagoniste, le côté britannique de l'établissement peut également l'apparenter ─ si nous

poussons la comparaison à sa limite ─ à certaines stations balnéaires du littoral anglais, à la très

populaire Brighton par exemple, ville de cure et de ressourcement prisée, au XVIIIe siècle, pour

ses vertus hygiéniques et thérapeutiques148.

Certains auteurs ont même perçu dans le cadre spatio-temporel d'Un beau ténébreux

l'inscription de souvenirs de jeunesse de Gracq, des souvenirs de vacances essentiellement,

passées au bord de la mer en Bretagne durant la période de l'entre-deux-guerres. Hubert

Haddad, par exemple, affirme cette parenté en cherchant son origine au sein des circonstances

ayant entouré, ou généré, l'écriture d'Un beau ténébreux :

Écrit pendant l'Occupation ─ étrange « vacance » évoquant la France sans pères, quiète

et dépeuplée, de l'autre guerre ─ ce roman a pour écho biographique les villégiatures

de Pornichet des années vingt, quand la famille désertait les rues du Grenier-à-Sel, à

Saint-Florent-le-Vieil, pour ses quartiers d'été. Situé en Bretagne, le cadre est

148

À propos de ces stations touristiques, voir Alain Corbin, Le territoire du vide. L'Occident et le désir de

rivage (1750-1840), Paris, Aubier, 1988.

74

similaire : un hôtel de plaisance, un arrière-pays boisé, un casino, des jeunes gens de

bonne famille [...]149

.

Jacques Mancuso, pour sa part, met plus largement cette ressemblance sur le compte d'une

stéréotypie entretenue par la mémoire collective :

La situation où Gracq campe le récit du Beau ténébreux doit beaucoup au casino de

bord de mer des souvenirs d'enfance de Gracq, où il voyait les reliquats du nomadisme

aristocratique du dix-neuvième siècle tenter l'expérience de quelques dernières

extravagances au jeu. Le film adapté du roman a d'ailleurs été tourné dans un de ces

anciens luxueux hôtels de bord de mer, dans le village de Saint-Cast dans les Côtes

d'Armor, où la mémoire collective se souvient bien des automobiles de luxe et des

gouvernantes anglaises qui attendaient les enfants dont elles avaient la garde avec un

verre de porto pour la sortie du bain150

.

Pour nous, cette image correspond aussi à celle de Malo-les-Bains que Gracq redessine à

travers les souvenirs de guerre qu'il évoque dans Lettrines (LE-215-217).

La déréalisation de l'espace

Certes, la « plage de luxe » (BT-36) entourant l'établissement où évoluent les

personnages d'Un beau ténébreux arbore indéniablement cet aspect « si joliment campagnard »

(BT-36) et plutôt commun qui fait tout le cachet des lieux de séjour balnéaires. Mais, en dépit

de cela, l'auberge représentée par le récit est surtout définie ─ par son unicité et par son

originalité ─ comme étant un « singulier lieu de plaisir » (BT-16). Car un profond contraste se

fait sentir dans les environs de l'hôtel : entre la légèreté, la frivolité ainsi que la gaieté qui lui

sont insufflées par l'animation de la foule et la monotonie (BT-86), la désolation, le dénuement,

le « caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de

Bretagne » (BT-16). Palpable dès le début du roman (BT-22), cette tension y paraît

régulièrement révélée par l'emploi de termes référant au champ lexical de la vacuité ou encore

de formules antithétiques. En atteste l'utilisation d'un oxymore pour désigner la « terre délabrée,

aux tristes joies » (BT-86) qu'est la région représentée par la fiction. L'insistance des

métaphores désertiques utilisées par Gérard pour décrire les panoramas naturels qui

l'environnent trouble aussi l'impression de paisible enchantement et de luxuriance qu'aurait pu

transmettre la simple représentation d'une zone de récréation, d'un lieu de ravissements

strictement destiné à la détente, à la fraternisation aussi bien qu'à la plus pure contemplation,

149

Hubert Haddad, Julien Gracq, la forme d'une vie, Paris, Zulma, 2004, p. 185. 150

Jacques Mancuso, « Le dandysme et la mort à travers l'œuvre de Julien Gracq », op. cit., f. 112. Le film

auquel Mancuso fait référence consiste en une adaptation cinématographique réalisée en 1971 par Jean-

Christophe Averty.

75

comme un locus amœnus moderne151. À preuve, bien que le diariste « s'imagine derrière [les]

volets clos [de sa chambre] une glycine, un toit de resserre, rougi de vigne vierge, l'allée de

tilleuls des romans de Tourgueniev », Gérard y découvre « un sahara de sel et d'étoffes rayées,

dans le claquement tonique du grand vent » (BT-50). Ainsi, pour le narrateur, les rues du

« triste port » avoisinant l'auberge se perdent en un « avant-poste de la terre » où, dans « le

bâillement désœuvré, terne, d'un bordj saharien », « des filets fins tremblent au vent » (BT-86);

le sable de la plage est « aride », la falaise, « impitoyable » comme au cœur d'un « grand pan de

Sahara qui jette à pleines mains son sel et son soleil brûlants » (BT-59). Pareillement, pour

Christel, la petite municipalité où se situe l'hôtel s'apparente à une « bourgade évacuée comme

une ville des déserts d'Amérique » (BT-165).

Malgré toutes ces possibilités d'associer le contexte fictionnel à divers poncifs, l'on

remarque vite à quel point se font rares dans Un beau ténébreux les indications précises qui

nous permettraient de situer avec certitude les événements racontés au sein d'une réalité

géographique donnée. D'où que, faute de mise en contexte clairement établie, le premier

paradigme du cadre spatio-temporel de la fiction, l'espace, demeure indéfiniment placé sous le

signe d'une espèce de flottement. Par exemple, de tout le parcours proposé par le récit, aucun

toponyme officiel ou existant n'est assigné à présenter la ville ou le village où se situe l'action;

l'usage unique d'une majuscule (« G. », BT-48) désigne, une seule fois d'ailleurs, la localité où

se meuvent les personnages du roman. Rien, donc, en dehors de spéculations, ne permet de

déterminer le positionnement exact de l'Hôtel des Vagues sur les côtes du littoral breton, où l'on

sait, tout au plus, l'auberge située (BT-16). De manière symbolique, le nom fortement

polysémique et parodique de l'institution ne renvoie-t-il pas, d'ailleurs, à la notion

d'indétermination? De même, dès la première ligne du journal de Gérard, le toponyme

purement imaginaire, ou littéraire, désignant la municipalité qui s'étend au nord du bâtiment,

Kérantec, ne plonge-t-il pas le lecteur dans le domaine de l'inconnu, de la fable, voire de la

légende de toutes ses consonances celtiques?

Certes, quelques localités non fictives, quelques régions réelles sont bien évoquées dans

le second roman gracquien, qu'elles constituent de grands centres urbains, des îles touristiques

ou des communes plutôt provinciales; qu'elles soient rattachées aux souvenirs d'enfance ou de

voyage de Christel ou de Gérard, comme Paris, Angers, Nantes, Ouessant et Venise (BT-24,

151

En fait, la description des paysages d'Un beau ténébreux s'apparente même parfois au locus horridus. Nous

aurons l'occasion de le constater en étudiant plus loin le caractère sublime de la prose gracquienne.

76

30, 52, 84), ou qu'elles appartiennent, telles Hoyerswerda, Stettin, Newcastle, Glasgow (BT-

133), à l'imaginaire testimonial de la Seconde Guerre mondiale. Mais, quoi qu'il en soit de leur

existence réelle, les divers endroits que désignent ces appellations sont « rendus légendaires »,

comme le signale Simone Grossman, d'une part par leur apparition constante dans la geste152

gracquienne et, de l'autre, par la « “ déréalisation ” [...] qui les enlève à leur normalité pour les

insérer dans le domaine poétique de l'imagination » (JGS-160). Or, cela n'est pas sans brouiller

les choses davantage. Nous pensons aussitôt au mot de Gracq portant sur la représentation dans

la littérature stendhalienne :

J'aime qu'aucun nom inventé n'y soit clairement traduisible pour l'historien (encore que

plus d'une fois [...] il en vienne un sur le bout de la langue). Mon principe s'en trouve

confirmé : dans la fiction, tout doit être fictif [...]. Un personnage de roman, aussi

vivant qu'il soit, si on le confronte dans une scène à une figure historique véritable, y

perd instantanément souplesse et liberté, parce qu'il vient s'articuler brusquement à un

point fixe isolé [...]. (ELEE-572)

Assortissant Un beau ténébreux aux textes surréalistes, puis aux récits poétiques en ce que,

dans ces derniers comme dans la prose gracquienne, l'espace représenté est fondamentalement

pluriel ou autre (RP-76), cette déréalisation semble constituer pour Gracq une condition sine

qua non de la création romanesque. D'autant que c'est à l'aune de ce principe que s'apprécie,

pour l'écrivain, la « nature intime du roman » (ELEE-632). C'est aussi cette qualité qui assure,

d'après l'auteur, le maintien « de l'honneur romanesque » : « faire le lecteur être à mesure tout

ce qui est dit, mais dans l'anéantissement concomitant de toute réalité de référence » (ELEE-

632).

Ces préceptes permettent de mesurer le défi que représentent les tentatives

d'appréhension, ou de déchiffrement, du cadre spatio-temporel d'Un beau ténébreux ─ aussi

bien que de l'identité de ses personnages ─ à partir de repères réels, voire univoques. En plus

d'apparaître comme des êtres sans statut, sans origines et sans passé fermement définis, les

protagonistes du récit restent sans positionnement précis dans le temps historique, sans

localisation concrètement établie. Autrement dit, s'il se dessine parfois autour des actants

gracquiens un véritable halo de mystère, le contexte dans lequel ils évoluent est tout aussi

152

Certaines des villes proprement désignées dans Un beau ténébreux sont convoquées de façon récurrente

par l'œuvre gracquien. Qui plus est plus, les traces de cette topographie disséminées à travers le texte font

écho à la biographie de l'auteur, telle que révélée, notamment, par certains de ses fragments. Ainsi, pour

l'écrivain comme pour ses personnages, il semble que les noms de ces endroits réfèrent à autant de lieux de

prédilection, fort chargés d'affect et liés à une lointaine appréhension du monde : lieux auxquels se rattachent

des souvenirs de jeunesse (Nantes, Angers), des souvenirs de lecture (la Venise de Stendhal, par exemple) ou

des souvenirs de guerre. Les Lettrines (1 et 2), En lisant en écrivant ou les Manuscrits de guerre en attestent.

77

difficilement identifiable que leur caractère. Il est donc d'autant plus ardu de savoir qui sont les

personnages du roman que nous ne savons jamais tout à fait ni d'où ils viennent, ni où ils sont,

ni d'où ils parlent, et ce, dès le prologue du roman. Tout se passe alors plus encore comme si un

obscurcissement délibéré teignait sans cesse leur représentation.

La métaphorisation

Considérant le prologue, ou l'incipit, d'un roman comme un « lieu d'orientation, mais

aussi une référence constante 153 » pour la compréhension d'une fiction, on en attend

généralement qu'il clarifie, c'est-à-dire qu'il informe ou instruise le lecteur sur les divers

éléments du récit entamé, qu'il s'agisse de le renseigner sur l'identité de ses personnages ou

d'éclairer le contexte spatio-temporel dans le cadre duquel évolueront ces derniers. Mais voilà

que l'ouverture d'Un beau ténébreux, cet obscur, très poétique et très théâtral prélude,

contrevient profondément à la fonction traditionnellement reconnue au seuil d'une œuvre

romanesque. Frappant le texte gracquien du sceau de la merveille, l'introduction du roman

brouille, aussi, les pistes qui auraient pu conduire au discernement des frontières du cadre

fictionnel. Elle en laisse deviner, plutôt, les contours instables, ouverts et perméables.

Sans vouloir nous aventurer sur le chemin de la mythocritique ou de la

psychocritique ─ d'autant que ces méthodes ne sauraient sans doute rendre tout à fait justice à

l'œuvre de Gracq qui les déconsidérait lui-même154 ─, nous avancerions que l'écriture d'Un

beau ténébreux se fonde, dès ses premières lignes, sur la mise en place d'un réseau inextricable

d'images récurrentes, voire obsédantes, saturant l'écriture à l'envi. Réduisant au strict minimum

tous les renseignements qui se seraient montrés utiles à l'identification du contexte

sociohistorique et géographique de la narration; minant presque, par là, la compréhensibilité, ou

l'effet de représentation, de la fiction, le prologue gracquien nous paraît, dès lors, témoigner

d'une rupture. Il laisse deviner la distance d'Un beau ténébreux ─ et annonce ou reflète celle des

autres récits gracquiens ─ par rapport au roman réaliste. En procédant d'une multiplication

démesurée de métaphores et d'antithèses, les pages liminaires du texte n'éclairent-elles pas, en

effet, le fonctionnement général du roman, mu, comme nous le verrons, par la répétition et par

la variation d'images, de correspondances, bien plus que propulsé par la progression linéaire

d'une intrigue? Car, loin d'être constitué seulement d'un enchaînement logique d'actions et de

153

Andrea Del Lungo, L'incipit romanesque, Paris, Seuil (Poétique), 2003, p. 55. 154

Dans Lettrines, Gracq écrit : « Psychanalyse littéraire — critique thématique — métaphores obsédantes,

etc. Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre œuvre en

serrure? » (LE-161)

78

péripéties, Un beau ténébreux ne s'organise pas simplement en fonction d'une résolution. Et si,

pour Blanchot, « il ne s'y passe rien155 », nous dirions autrement que tout y passe à travers les

images. Relayant presque chez Gracq le traditionnel schéma actantiel, ce déferlement

symbolique 156 nous semble même révéler l'un des procédés fondamentaux de l'écriture

gracquienne : elle submerge le lecteur dans une mer de suggestions et de descriptions où, petit à

petit, ce dernier peut venir à se noyer, entièrement absorbé dans la considération d'un

vigoureux réseau de symboles et d'allusions. Pareille profusion peut évidemment dépayser

l'habitué de romans classiques à force de détournements.

D'aucuns objecteront qu'il importe peu de tracer des frontières entre les genres, devenus

de plus en plus perméables et multiformes avec le temps, particulièrement à l'époque où paraît

Un beau ténébreux. Aussi ne cherchons-nous pas à rendre compte de l'appartenance du roman

gracquien à quelque catégorie que ce soit. Cela serait, du reste, d'autant plus difficile qu'il se

présente lui-même sous une forme métissée. Néanmoins, au risque de profaner la résistance de

Gracq aux classifications et aux hiérarchisations, force nous est tout de même de remarquer la

parenté indéniable du texte de l'écrivain avec le récit poétique157 ─ aussi l'avons-nous déjà fait à

quelques reprises dans cette étude. D'abord ─ n'est-ce ce pas ce que nous avons vu dans la

première partie de ce mémoire? ─, chacune des particularités répertoriées par Tadié pour

décrire le héros du récit poétique peut être appliquée au roman de Gracq : la dislocation du

psychologisme (RP-14); le « dépérissement des références réalistes » (RP-9); le dilettantisme

(RP-16); un fort pouvoir d'association autobiographique (RP-18); l'absence de détermination

sociale (RP-24); un puissant symbolisme (RP-29). Qui plus est, l'association qu'opère Un beau

ténébreux d'un cadre indéfini et d'une langue où, sans grande visée informative, la description

offre plutôt « toute une variété de moyens158 » (ELEE-646) pour évoquer rappelle le modus

155

Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », dans Qui vive? Autour de Julien Gracq, Paris,

Librairie José Corti, 1989, p. 38. 156

Anne Fabre-Luce a qualifié, pour sa part, l'affluence d'images qui caractérise la prose gracquienne de

« procès de contamination ou de viscosité métaphorique ». Anne Fabre-Luce, « Julien Gracq ─ le degré zéro

du mythe », dans Givre, no 1, 1976, p. 72, cité par Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L'image dans

l'œuvre de Julien Gracq, Paris, Droz, 1989, p. 190. Pour Bernard Vouilloux : « Le livre gracquien ne s'écrit

pas en avant dans l'écriture, mais dans ses “ marges ” : il se donne simultanément dans la littéralité du texte

écrit/lu et dans la germination métaphorique qui l'emporte ailleurs. » Bernard Vouilloux, En lisant Julien

Gracq. La littérature habitable, Paris, Hermann Éditeurs (Lettres), 2007, p. 80. C'est nous qui soulignons. 157

Tadié se réfère, d'ailleurs, souvent aux œuvres gracquiennes pour illustrer sa définition du récit poétique. 158

On pense ici au poème en prose « Le thyrse » de Baudelaire : « Ligne droite et ligne arabesque, intention et

expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-

puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer? »

Charles Baudelaire, « Le thyrse », dans Petits poèmes en prose, édition annotée par Henri Lemaitre, Paris,

Garnier, 1962, p. 165.

79

operandi du genre hybride défini par Tadié. Puis, d'un autre point de vue encore, comme nous

le savons, dans le récit poétique comme dans le roman gracquien, l'humain et le paysage sont

étroitement liés (RP-77).

La déréalisation du temps

Revenons, maintenant, à la déréalisation pour constater que le prologue d'Un beau

ténébreux nous initie à une tendance si forte de l'écriture gracquienne qu'elle sera maintenue

tout au long du roman. C'est l'évocation du rythme, cyclique et tellurique, des saisons. Plutôt

que de privilégier la reproduction de faits et d'événements historiques précis, le roman

gracquien accorde, en effet, une place prépondérante à une temporalité que nous serions tentée

de dire naturelle. À ce point que l'évolution de la fiction et de ses personnages semble s'y

accorder ─ nous y reviendrons. Or, cette prédisposition 159 ne confirme que davantage la

similitude existant entre le roman gracquien et le récit poétique (RP-87). C'est de cette

propension que témoigne l'amorce du récit :

J'évoque, dans ces journées glissantes, fuyantes de l'arrière-automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison

soudain singulièrement envahies par le silence. Elle vit à peine cette auberge du désœuvrement migrateur, où le flux des femmes en robe claire et d'enfants soudain

conquérants avec les marées d'équinoxe va fuir et soudain découvrir comme les

brisants marins de septembre ces grottes de brique et de béton, ces stalactites de rocailles, ces puériles et attirantes architectures, ces parterres trop secourus que le

vent de mer va ravager comme des anémones à sec, et tout ce qui, d'être soudain laissé

à son vacant tête-à-tête avec la mer, faute de frivolités trop rassurantes, va reprendre invinciblement son rang plus relevé de fantôme en plein jour. (BT-11)

Malgré qu'elle s'ouvre sur cette image relativement nette d'une saison déclinante, la première

partie du texte nous tient presque aussitôt en suspens avec ses toutes dernières lignes tant

celles-ci nous exposent à une énigme temporelle irrésoluble. L'impénétrabilité de cette dernière

y est, d'ailleurs, à la fois accentuée et symbolisée par une curieuse et complexe mythologie.

Cette convocation des mythes préfigure, dès lors, l'égyptomanie qui se manifestera à travers

159

Dans « Les yeux biens ouverts », Gracq écrit : « Je suis certain qu’un puissant courant imaginatif peut

sourdre de la perception, vive, et [...] entièrement blanche [...] [d']heures [privilégiées], dont on peut s’imbiber

vraiment [...]. Un grand courant imaginatif : un livre, par exemple. J’en suis certain parce que cela m’est

arrivé : l’envie de commencer un livre m’est presque toujours venue à de telles périodes. Peut-être même ont-

elles été à leur manière le sujet réel de ces livres ─ ce que les critiques, à coup sûr, nous concéderaient

malaisément. » (P-845) De plus, l'écrivain ajoute que ses « heures se placent surtout », quel hasard, « en

automne » (P-845). Dans Carnets du grand chemin, l'auteur écrit en outre : « Un automne aussi beau et

ensoleillé que l'été vient le prolonger, apportant avec lui comme toujours le désir d'écrire, d'entreprendre un

livre, comme on a le désir d'aller sur la mer. » (CGC-1087) Et Gracq consigne aussi : « L'image de l'arrière-

saison, liée pour moi spontanément à celle de la plage qui se vide, surgit pour moi plus spontanément encore

d'un instantané cueilli par la mémoire [...]. » (CGC-990)

80

tout le roman et qui n'est pas sans y rappeler la fascination des romantiques français et des

surréalistes pour une civilisation antique, ses hypogées (BT-100), ses hiéroglyphes160. En optant

pour des stratégies formelles d'élision, ou de soustraction, la finale du prologue nous rappelle à

nouveau que l'expulsion du réel constitue aux yeux de Gracq un principe inviolable de la nature

romanesque. Tout comme le fait la très laconique dénomination de G., cette chute aiguise,

alors, la curiosité. Aussi bien que le toponyme de Kérantec, elle place le contexte fictionnel

sous le signe du mystère :

Des rues une nuit vides, un théâtre qu'on rouvre, une plage pour une saison

abandonnée à la mer tissent d'aussi efficaces complots de silence, de bois et de pierre

que cinq mille ans, et les secrets de l'Égypte, pour déchaîner les sortilèges autour

d'une tombe ouverte. Mains distraites, manieuses de bagues, mais expertes aux bonnes pesées qui font jouer les pierres tombales, déplacent le chaton qui rend invisible, - je

devins ce fantomatique voleur de momies lorsque, une brise légère soufflant de la mer

et le bruit de la marée montante devenu soudain plus perceptible, le soleil enfin disparut derrière les brumes de cette après-midi du 8 octobre 19...

161 (BT-13)

Témoignant d'une indubitable volonté d'enrayer, de réduire à néant, toute possibilité

d'identification du cadre temporel, le prologue gracquien annonce, en outre, le silence qui sera

fait sur la situation précise des personnages tout au long du récit, que ce soit dans le journal de

Gérard ou dans la dernière partie du roman. En effet, bien qu'il respecte rigoureusement le

principe de datation prescrit par le genre, le carnet du diariste ne porte jamais la mention

d'une année durant laquelle se déroulerait la fiction162

. Cette information n'y est jamais

donnée ni, du reste, dans la dernière partie du livre, qui observe, elle aussi, une certaine

chronologie. Le procédé d'élision des marques temporelles est, d'ailleurs, répété dans le carnet

du diariste lorsque Gregory évoque, à travers sa lettre, la naissance d'Allan : « Allan Patrick

Murchison est né à Paris en 19.. » (BT-61).

En favorisant ainsi l'instauration de zones d'indétermination et de flottement, l'ouverture

d'Un beau ténébreux, puis le roman tout entier procèdent encore une fois des ressorts du récit

poétique, tout éloigné qu'il soit de « l'Histoire et [de] son contenu social conscient » (RP-11).

De fait, une déréalisation opère également dans le roman gracquien sur le plan temporel. De

sorte que les possibilités d'interprétation restent, de ce point de vue encore, aussi variées que

160

Apparaissant assez tôt dans le récit, la métaphore de l'hiéroglyphe y est récurrente. 161

L'élision nous semble ici mettre en évidence la forte relation d'intertextualité qui lie entre eux Un beau

ténébreux et l'œuvre de Poe; elle rappelle l'incipit de la nouvelle « The Purloined Letter » (« La lettre

volée ») : « At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18... » Edgar Allan Poe, « The

Purloined Letter », dans Complete Tales and Poems, op. cit., p. 186. 162

Notons tout de suite, d'ailleurs, que le journal de Gérard est daté du 29 juin au 24 août et que la narration

du dernier tiers du livre reprend au 1er

septembre.

81

multiples. À preuve, Bernhild Boie situe, pour sa part, tel que nous le savons, l'action d'Un

beau ténébreux dans les années vingt163. Or, voilà une hypothèse qui paraît valable compte tenu

d'un grand nombre de stéréotypes mobilisés par la description des actants gracquiens. Pourtant,

quelques indices nous incitent à croire qu'Un beau ténébreux a pour cadre une période

historique postérieure à l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Telles sont, par exemple,

les références au camp de détention d'Hoyerswerda (BT-131-134) ou à la première nuit de

prisonnier (BT-57) de Gérard. Si l'on se réfère à ce que nous en avons dit dans la première

partie de cette étude, ces échos renverraient symboliquement au vécu de Gracq et à la drôle de

guerre. Aussi le brouillage temporel n'est-il que renforcé par ces évocations, et ce parfois,

jusqu'à l'insaisissabilité. À ce point qu'elles semblent toutes participer de cette même volonté

d'émanciper la représentation, de l'affranchir des préceptes du réalisme.

Par ailleurs, telle celle des personnages, la représentation de l'espace et du temps dans

Un beau ténébreux reste profondément marquée par l'intertextualité, tant il est vrai, comme

l'écrit Bernhild Boie, que le véritable topos du roman est l'« espace de la littérature », étendue

métaphorique s'il en est une, où « la littérature est lieu d'identification », « décor de fantasme »

(NO-1164-1165). Amalgamant les renvois, les analogies et les substitutions en un tout

déroutant; les déliant progressivement des impératifs de similarité et des

conventions, l'ouverture d'Un beau ténébreux constitue, pour sa part, un entrelacs inextricable

d'allusions et de personnifications : elle renvoie à la fois aux secrets de l'Égypte et à la fable de

Gygès, par exemple, et son narrateur prend les traits d'une figure ancienne, personnifiant, par là,

le mythe osirien. Comme nous l'avons déjà constaté, cette puissante capacité de reconduction

des mythes et des références opère sur tous les plans de la représentation chez Gracq. Sur le

plan spatio-temporel, Un beau ténébreux apparaît donc aussi comme une surimpression de

repères profondément « complexes et multiformes », pour emprunter les mots de Bakhtine

définissant les chronotopes164 des œuvres dostoïevskiennes, « de même que les traditions qui se

163

Voir la note 30 à la page 17 de cette étude pour plus de détails. Notons que, dans cette perspective, l'action

romanesque se situerait dans un entre-deux ─ l'entre-deux-guerres ─, fort d'un bouillonnement et d'une

circulation sans pareille de forces vives aussi bien que fragilisé, marqué, blessé par de profonds stigmates. 164

Dans Esthétique et théorie du roman, Bakhtine définit le chronotope comme « la principale matérialisation

du temps dans l'espace » Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 391.

Cette notion correspond donc, pour le théoricien, à la corrélation essentielle de ces deux principes fédérateurs

de la fiction : « Dans le chronotope de l'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un

tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible, tandis que l'espace s'intensifie,

s'engouffre dans le mouvement du temps. » Ibid., p. 237. Toujours d'après Bakhtine, le chronotope équivaut à

une forme de matrice, ou de cadre, où les séquences temporelles et spatiales de l'œuvre littéraire se croisent et

se solidarisent, devenues indissociables l'une de l'autre, interdépendantes, déterminantes l'une par rapport à

82

renouvellent en eux165 ». Engendré par un entremêlement d'indices, puis par un entrecroisement

de correspondances et de parallélismes, un particulier dialogisme166 semble alors s'établir, du

point de vue situationnel, dans le roman gracquien. Ses pages liminaires en sont bien sûr

exemplaires, mais elles préfigurent aussi l'ambiguïté du contexte narratif et fictionnel du récit

entier. Se recoupant sans cesse, comme celles dont use l'auteur pour décrire ses personnages,

les homologies intertextuelles, géographiques et historiques, y viennent à s'additionner ad

infinitum et à former une trame, un tissu des plus bigarrés; elles impliquent un renvoi à diverses

traditions et à diverses sources. Ainsi, à travers la spatialisation et la temporalisation, l'œuvre

porte, encore une fois, la trace d'une mémoire littéraire, métissée et troublante. En plus de

révéler la littérarité du texte gracquien et d'y compromettre l'effectuation de l'illusion

référentielle, cette dernière n'en favorise que davantage l'atermoiement d'une définition,

indivisible, de l'univers fictionnel. À ce point que le récit paraît procéder d'une particulière

intemporalité, d'un achronisme; il devient un lieu d'échanges167, une palingénésie.

En laissant entrapercevoir que le domaine d'Un beau ténébreux sera espace de la

littérature, toutes époques confondues, la mise en écho des renvois opérée par le prologue

n'augure que davantage la complexité référentielle liée au traitement de l'espace dans tout le

roman. En effet, château semblable à ceux des romans noirs; sombre forêt, sylve aux charmes

surgis de la mythologie celtique; mer envahissante invitant au voyage comme chez Jules Verne;

mer porteuse de rumeurs romantiques, évoquant l'imaginaire poétique français du XIXe siècle,

de Vigny, d'Hugo, de Chateaubriand; océan aux échos rimbaldiens; figures de l'onde

surréalistes, plage déserte, lieux propices au déchaînement des passions; luxueuse salle de

réception rappelant les salons stendhaliens; chambre close et mystérieuse d'Allan aux accents

des récits de Poe; souvenirs de villes aux réverbérations baudelairiennes; souvenirs de théâtre et

l'autre et conjointement déterminantes du cours de la fiction. Aussi Bakhtine affirme-t-il que le « chronotope

détermine l'unité artistique d'une œuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité » Ibid., p. 384. Voir, plus

généralement, Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 238-398. Il y

aurait sans doute beaucoup à dire sur le chronotope d'Un beau ténébreux, notamment en raison de la forte

proximité qui lie dans le roman l'évolution du paysage naturel et celle de la saison. 165

Ibid., p. 390. 166

Nous empruntons, encore une fois, ce terme à Bakhtine. En ce qui a trait à la relation associant les notions

de chronotope et de dialogisme, voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 392-393. 167

Pour Gracq, « [c]omme un organisme, un roman vit d'échanges multipliés » (LE-150). Les

métaphores ─ biologiques, géographiques, physiques ou chimiques ─ de l'innervation, de la dissolution, de la

conduction, du magnétisme ou de l'irrigation sont d'ailleurs convoqués à foison par Gracq pour décrire l'art

romanesque, et ce, dans nombre de ses fragments, particulièrement dans En lisant en écrivant ou dans

Lettrines. Nous y reviendrons dans la conclusion de ce mémoire. Ainsi est-ce, pour l'écrivain, « le propos d'un

des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d'une matinée qui rend soudain l'héroïne digne

d'amour » (LE-150).

83

d'opéra ─ tout autant que de théâtres et d'opéras ─ se côtoient et s'entrecroisent dans Un beau

ténébreux. Tant et si bien que, tout au long de l'œuvre, la représentation spatiale paraît

témoigner d'une imprégnation d'autant de lectures. La somme des images suscitée par

juxtaposition, dès les pages liminaires du roman, peut alors rappeler les processus de

stratification168 qui participent de la formation de la « face de la Terre169 ». Voilà ce que

suggère Michel Murat en parlant du style gracquien, de sa manière bien à lui d'« harmonise[r]

l'hétérogène », de se « ser[vir] de la dérivation comme [si Gracq] y trouvait [...] une sorte de

magma travaillé de courants170 » :

À la matière même de l'œuvre on pourrait appliquer ce que Gracq dit de Rome : « Tout

est alluvion, et tout est allusion. Les dépôts matériels des siècles successifs non

seulement se recouvrent, mais s'imbriquent, s'entre-pénètrent, se restructurent et se

contaminent les uns les autres. On dirait qu'il n'y a pas de tuf originel [...] Et tout est

allusion : le terreau culturel qui recouvre la ville est plus épais et plus insondable

encore171

. »

Parallèlement, l'image qu'il serait tentant d'associer à la temporalité d'Un beau

ténébreux est celle de la spirale ─ celle-ci étant souvent considérée, d'ailleurs, comme un

« glyphe universel172 » du temps. Dans cette perspective, le lecteur d'Un beau ténébreux serait

entraîné dans une étrange trombe où tous les renvois paraîtraient converger173 vers un sombre

centre d'attraction, celui-ci se soustrayant sans cesse à toute tentative de saisie rationnelle. Tel

l'enroulement de courbes concentriques d'un cyclone, se contractant, s'attirant et se

168

Dans Éclosion de la pierre, Gracq expose les sillons, la « veine » tracés par une « goutte d'encre portée sur

une eau mère » et où « l'eau sculpte indéfiniment la pierre » suivant le principe des « affinités électives » et de

la « cristallisation ». Voir Julien Gracq, « Éclosion de la pierre » (1945), dans Œuvres complètes : tome I, op.

cit., p. 1003-1004. Pour Pour Bruno Tritsmans, à l'image de ce symbole, quasi emblématique, l'écriture

gracquienne serait à la fois « liquidité » ─ donc multiplicité, expansion, fluidité, mouvement ─ et

« minéralité » ─ donc « organisation fondamentale », « palimpseste », sédimentation, « linéation ». Bruno

Tritsmans, « Paysages minéraux II : Gracq », dans Livres de pierre; Segalen ─ Caillois ─ Le Clézio ─ Gracq,

Tübingen, Gunter Narr Verlag (Études littéraires françaises), no 52 (1992), p. 79.

169 Chère à Gracq, cette expression du géologue Sueß est notamment utilisée par l'écrivain au cours de son

entretien avec Jean-Louis Tissier. Voir « Entretien avec Jean-Louis Tissier » (1978), dans Julien Gracq.

Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1205. 170

Michel Murat, L’enchanteur réticent. Essai sur Julien Gracq, Paris, Librairie José Corti (Les essais), 2004,

p. 143-146. 171

Julien Gracq, Autour des sept collines (1988), dans Julien Gracq. Œuvres complètes : tome II, op. cit.,

p. 882, cité par Michel Murat, L'enchanteur réticent, op. cit., p. 143. 172

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 361, cité par

Pascaline Mourier-Casile, De la chimère à la merveille, Lausanne, L'Âge d'homme (Bibliothèque Mélusine),

1986, p. 155. 173

Aussi, dans En lisant en écrivant Gracq affirme-t-il : « Point de “ monde ”, quel qu'il soit, sans un principe

interne d'organisation, sans une sorte de “ vouloir-être-ensemble ” au moins sommeillant, sans un point de

fuite, même infiniment éloigné, vers lequel convergent les lignes de sa perspective. Nous le sentons d'instinct

plutôt nous ne pouvons le démonter [...]. Les “ mondes ” de l'art et des artistes se reconnaissent à ceci que le

point de fuite y a une présence plus tyrannique qu'en aucun autre [...]. » (ELEE-661)

84

confondant ─ favorisant, en somme, le retour giratoire ou cyclique du même ─ le défilé des

références, construit par accumulation, fusionnerait alors en un trouble au fonctionnement

presque organique. La spirale serait alors à même de provoquer chez le lecteur tant le vertige

de l'intertextualité que de l'interhistoricité, de l'éternel recommencement. D'autant que, par elle,

comme l'affirme Mourier-Casile, « s'exprime le mythe éternel qui veut que le temps, au lieu de

s'inscrire selon un tracé linéaire et irréversible [...] revienne sur ses pas, et dessine des cycles

successifs où la mort s'annule et devient porteuse d'une vie nouvelle174 ». Or, cette image, cette

symbolisation d'une possibilité résurrectionnelle est parfois ostensible dans Un beau ténébreux.

Si bien qu'elle occupe une place incontestable dans la construction du mystère et de l'irrésolu de

la fiction. En plus de réaffirmer la filiation qui existe entre l'œuvre de Gracq et celles de Poe, de

Breton (Arcane 17), ou, sur un tout autre plan, celles des romantiques allemands, le thème y lie

également entre elles la référence mythologique et la référence christique. Comme dans le récit

poétique, l'image de la « structure circulaire » (RP-10-11) paraît d'autant plus imposée par le

roman que la datation de son prologue et celle de son dénouement forment une boucle. S'ensuit

donc l'impression que le temps s'y enroule sur lui-même 175 . Sachant que le préambule

gracquien met en scène les événements correspondant au jour du « 8 octobre 19.. » (BT-13)

alors que, vers la fin du récit, « [le] dernier jour de septembre » venu (BT-221), le narrateur

annonce le commencement de l'automne, n'est-il pas permis de percevoir ─ en faisant exception

du fait que le prologue réfère explicitement à un « après-midi » (BT-13) alors que la scène

finale du roman renvoie à un imaginaire nocturne ─ un écho entre la scène d'énonciation du

texte gracquien et sa chute? Surtout que le « 8 octobre » (BT-156) nous apparaît, la moitié du

roman passée, comme étant la date fixée par Allan sur un calendrier pour donner forme à ce

projet funèbre qui constitue l'apogée de la fiction.

Le fantastique et l'onirisme

Comme l'avance Dominique Maingueneau, l'incipit d'Un beau ténébreux met « en

scène » « un retirement, où le narrateur laisse parler à travers lui la voix [...] de la Littérature »

174

Pascaline Mourier-Casile, op. cit., p. 155. 175

Le tissu de références déployé dans le prologue d'Un beau ténébreux se développe, tel dans le « récit de

métaphores » défini par Tadié, par « contiguïté » (RP-8). Dans tout le roman gracquien d'ailleurs, comme

dans le récit poétique, éternels retours du même; immobilité; inachèvement; préfigurations qui ne cessent de

différer la venue d'une catastrophe qu'elles laissent deviner constituent les avatars de la quête que « l'écrivain

préfère décrire [...], plutôt que l'événement » (RP-107).

85

au sein d'un « espace [auquel] correspond un temps entre deux temps176 », suspendu. D'où,

peut-être, que les motifs et les thèmes qui s'entretissent dans cette ouverture laissent aussi

présager le dévoilement d'un monde fantastique, encore à peine déployé; qu'ils fassent culminer

l'attente, le suspense; qu'ils suscitent le goût des révélations. Signalant par recoupements la

venue d'un univers aux résonances multiples, quasi à la manière d'incantations ou de formules,

les pages liminaires du roman possèdent tous les atouts pour provoquer l'angoisse, le qui-vive.

Car les éléments marins, les éléments côtiers, les figures humaines, chacune des manifestations

de la vie y apparaissent comme des doubles, fantomatiques (BT-13), fantasmés ou rêvés (BT-

12), et tout semble s'y mettre en place pour camper un décor. Ainsi, pour Dammame-Gilbert, le

prologue gracquien « laisse poindre une voix très personnelle177 où la plage de l'arrière-saison

paraît investie d'une conscience aiguë [...] de la mort qui rôde178 ». Il peut, dès lors, inspirer la

sensation d'unheimlich 179 ainsi baptisée par Freud; il fait naître un état d'« inquiétante

étrangeté ». D'autant qu'il engage à la circonspection, qu'il éveille le doute, qu'il fait poindre les

soupçons tant, aussi impénétrable et imagé soit-il, il paraît parfois contenir des clés.

Comme nous l'avons laissé deviner, c'est à l'ensemble du roman que le prologue confère

une note énigmatique. Surtout qu'il revient censément sur les événements de la fiction à

rebours. De fait, jamais, durant toute sa lecture d'Un beau ténébreux, l'impression de distorsion,

de suspension du réel transmise par l'introduction ne sera démentie aux yeux du lecteur : plus le

récit progresse, plus les limites du connu et de l'inconnu se déforment, plus la frontière entre le

fantastique, le spectral, et le réel s'efface ─ nous y reviendrons ─ , plus l'univers entourant les

personnages gracquiens prend lui-même l'apparence d'un « monde de fantômes » (BT-167).

Aussi peut-on constater, dans le journal de Gérard, une mise en tension des thèmes de la

176

Selon le sociologue de la littérature, l'« [énonciation] de no man's land » qu'est le prologue d'Un beau

ténébreux correspond, presque en tous points, à la paratopie de Julien Gracq, tout habité que soit l'écrivain

par le besoin d'une constante mise à distance énonciative, d'une immense réserve, sans cesse à réaffirmer.

Aussi, pour Maingueneau, cette prise de distance est-elle, chez Gracq, « à la fois une éthique et la dynamique

d'une écriture. » Dominique Maingueneau, Le contexte de l'œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société,

Paris, Dunod, 1993, p. 55. 177

Pour appuyer son affirmation, Dammame-Gilbert se reporte aux circonstances ayant entouré ou généré

l'écriture du prologue gracquien (voir les pages 2 et 3 de l'introduction de cette étude pour plus de détails).

Béatrice Dammame-Gilbert, « L’écriture du rivage chez Julien Gracq : rumeur, dramaturgie et fête », dans

L’esprit créateur, vol. LI, no 2 (été 2011), p. 23.

178 Id.

179 L'unheimlich, ou l'inquiétante étrangeté, correspond, pour Sigmund Freud, au sentiment de surprise,

d'horreur, d'angoisse ou de dégoût provoqué par l'inconnu, le paranormal, le peu familier qui aurait dû rester

secret, mais a soudain été révélé, et ce, de la manière la plus déroutante. Les apparitions, les dédoublements,

l'ubiquité, la prémonition, l'animisme, la mort sont tous des phénomènes à même de susciter chez l'homme

une réaction procédant de l'unheimlich. Sigmund Freud, « L'inquiétante étrangeté », dans Essais de

psychanalyse appliquée, traduit par Marie Bonaparte et E. Marty, Paris, Gallimard (Idées), 1933, p. 163-210.

86

matérialité ou de la réalité, et du rêve, de la rêverie180, voire de l'illusion. Puis, cette tension

sera reconduite dans le roman entier. Comme dans le récit poétique (BT-12), elle transgresse

les règles du réalisme littéraire, conduit à un brouillage et mine l'effet de réel de la fiction et du

texte.

Dans Un beau ténébreux, pareil trouble advient par le biais de stratégies diverses. Parmi

elles, la plus évidente reste l'inclusion de récits de rêves ou de rêveries dans le carnet du

diariste et dans la dernière partie du livre (BT-84, 97-99, 118-120, 134-136, 230-233). Et ces

rêveries abolissent d'autant plus les limites entre les mondes du visible et de l'invisible qu'elles

se montrent parfois préfiguratrices, presque prémonitoires. Dans cette perspective, en plus de

faire appel, elles aussi, aux mythes égyptiens, la constante référence au domaine des fantômes,

la mise en opposition constante du monde des morts et du monde des vivants et la convocation

symbolique de la barque funèbre (BT-167) atténuent également la frontière entre réel et

fantastique dans Un beau ténébreux. Semblablement, certains des souvenirs d'enfance ou de

guerre qui se présentent à l'esprit de Gérard semblent parfois procurer de si vives impressions

au diariste que, lorsqu'il les relate dans son carnet de bord, ils contribuent, quant à eux, à

brouiller la délimitation entre passé fictif et présent de la narration (BT-121-122, 131-134).

Enfin, la mise en relief des thèmes du noctambulisme, du somnambulisme et de l'insomnie

révèle également l'importance que prend l'onirisme dans la fiction gracquienne (BT-84, 216,

218, par exemple).

L'onirisme reste aussi très fréquemment lié ─ nous le verrons ─ à la perception qu'ont

les personnages de leur environnement, brumeux, flou, ténébreux. Si bien qu'au contact de ce

dernier, Gérard a quelquefois « l'impression de rêver éveillé » (BT-44). Conférant au réel

une tonalité fantasmatique ou merveilleuse, les paysages gracquiens tendent encore plus, du

180

Gracq opère très souvent à travers son œuvre une distinction fondamentale entre rêve et rêverie. Il l'a

également fait à l'occasion d'entretiens divers. Par exemple, dans un entretien qu'il accorde à Jean Roudaut en

1981, à l'affirmation « certaines de vos pages semblent être à mi-chemin du rêve éveillé », l'écrivain

répond : « De la rêverie plutôt, qui n'est en somme qu'un jeu plus libre laissé à l'association d'images entre

elles. » Tenant, à ses yeux, très peu de place dans ses romans, le « rêve de la nuit », dit Gracq, est « une notion

d'un emploi beaucoup trop élastique ». « Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome II, op. cit., p. 1222-1223. Dans « Les yeux bien ouverts », l'auteur avait déjà proposé une

définition de la rêverie qui éclaire particulièrement bien son acception de la notion : « [L]es images de la

rêverie sont à la fois les mêmes que celles de la vie courante et elles sont aussi privilégiées : c'est seulement la

lumière, l'éclairage, l'émotion qui change et qui les transfigure. Si vous voulez, la rêverie est pour moi comme

un printemps imaginatif, un reverdissement brusque de toutes choses, pêle-mêle, sans aucun tri, même les

plus usées, même les plus banales. Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir un œil pour des visions

flamboyantes, c'est d'être capable par moments de cet état d'écho, de bruissement, de mise en rumeur [...] qui

accueille le tout venant pour en faire aussitôt de l'insolite. » (P-847)

87

coup, à le « déborder181 », pour emprunter son mot à María del Mar García López. Et, tel qu'en

un songe on accueille le tout-venant sans tri, les personnages adhèrent d'autant plus à ces

dérèglements, à cette expansion, à ces effusions, que, parfois même, les rêveries des actants les

génèrent. L'appréhension du paysage, la vision de la mer, de la grève ou des landes devient

alors fabuleuse, extraordinaire; elle excède la raison. Comme dans le phénomène de

contemplation qu'implique l'observation de la nature chez bien des romantiques, en semblent

indissociables les expériences du rêve. Aussi bien dire qu'Un beau ténébreux suffit à lui seul

pour attester de l'attrait de Gracq pour le jamais fixé, qu'il témoigne du « choix irréversible [de

l'écrivain] en faveur de ce qui transgresse les règles, rompt avec l'ordre établi de la raison et de

la vraisemblance, crève la surface lisse du conscient182 ».

La théâtralité

Pour Dammame-Gilbert, le prologue d'Un beau ténébreux jette, par le biais de sa mise à

distance, un éclairage particulier sur le « jeu théâtral183 [...] dans lequel est impliqué le face-à-

face avec l'océan 184 ». Or, cette forte théâtralité explique sans doute que les panoramas

gracquiens nous paraissent, dès l'entrée, aussi mystérieux que s'ils cachaient un secret; que s'ils

détonaient exceptionnellement par rapport au réel; que s'ils nous exposaient au monde dans

toute son ambiguïté. À vrai dire, le pouvoir qu'a le paysage gracquien de susciter l'inquiétude et

l'étrange nous semble tout autant au fondement d'une constante théâtralisation de l’écriture et

de la fiction qu'il en paraît résulter. Comme l'admet Michel Murat, chez l’auteur d’Un beau

ténébreux, « toute stylisation tend au spectacle185 ». Mais, ajouterions-nous, dans le roman

gracquien, toute description de paysage est aussi l'occasion d'une surcharge dramatique. Alors

même que, dès les premières pages du récit, le mot est lancé (BT-13), c'est sur une

peinture articulée autour du champ lexical du drame que son public chasse Allan « vers une

sortie héroïque » (BT-253), celui-ci cherchant « de quoi faire brûler [...], exploser [ses]

dernières [...] minutes » (BT-255) tel qu'au théâtre, on brûle les planches; la lumière, enfin,

isolant « théâtralement » (BT-247) certains détails lors de la précipitation subite du personnage

vers la mort. Formant un intriguant theatrum mundi, les divers espaces composant le récit

181

María del Mar García López, « L'émergence du Moi dans l'œuvre fragmentaire de Julien Gracq : fiction et

autobiographie », thèse de doctorat en philologie française et romane, Barcelone, Universitat autònoma de

Barcelona, 2000, f. 395. 182

Bernhild Boie, « Notice de Préférences», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1385. 183

La métaphore du théâtre est prépondérante chez Gracq. Elle apparaît, entre autres, dans tous les romans de

l'écrivain. 184

Béatrice Dammame-Gilbert, art. cit., p. 23. 185

Michel Murat, L'enchanteur réticent, op. cit., p. 94.

88

révèlent alors en creux le jeu dramatique auquel se livrent les personnages. Car, tel que nous le

savons, certains tels Allan, le comédien-né, le roi de théâtre, ou Christel, l'actrice, lui sont

prédestinés. Les panoramas gracquiens commémorent dès lors ce qu'écrivait

Shakespeare : « All the world's a stage, / And all the men and women merely players [...]186. »

Or, si le monde d'Un beau ténébreux est tout empreint de cette atmosphère qui en fait

un théâtre, c'est aussi, par certains côtés, parce qu'il s'y opère une tragédie, dans un sens proche

de l'acception la plus classique du terme. Car le récit gracquien donne à percevoir les tourments

de consciences qui peu à peu s'éveillent, constatent l'irrémédiable d'un destin. Le roman expose

les désordres des âmes : celles de Jacques et d'Irène, confrontés brutalement à la fatalité de leur

sort, mais aussi ─ autrement ─ celles de Christel, de Gérard et d'Henri, peu à peu gagnés par

une détresse, par une impuissance devant la force ou la vigueur du monde, devant la révélation

d'un sort qui n'est autre que le leur. Aussi est-ce sans doute pourquoi l'arrivée d'Allan provoque

au sein du groupe « l'accalmie horrifiée d'un début de panique au théâtre » (BT-50) tout comme

au dernier acte d'une funeste tragédie.

Comme nous l'avons suggéré, une bonne part des descriptions de paysages assemblées

dans le roman renvoie donc, de manière explicite ou métaphorique, à l’image d'un théâtre. De

fait, plusieurs rapprochements stylistiques trahissent cette parenté. Dans cette perspective, la

grève, la mer, le château de Roscaër ─ et ses ruines que visitent les vacanciers ─, tous les

éléments entourant les estivants d'Un beau ténébreux, et ce, jusqu'à l'auberge où ils sont établis,

prennent souvent l'allure d'endroits dédiés à la mise en scène ou à l'interprétation. Par exemple,

Gérard associe le site où évolue la bande et la figure d'un décor187, anachronique, singulier,

presque mythique. Dénonçant l'aspect extraordinaire des lieux, une observation du diariste

renvoie à l’étrangeté enchanteresse et enivrante de la plage et du panorama contemplé tout

autant qu'à la singularité du rapprochement que suscite ce dernier :

Accoudé à ma fenêtre, cet après-midi, je prenais pour la première fois conscience de ce

qu’il y a d’extraordinairement théâtral dans le décor de cette plage. Cette mince lisière

186

William Skakespeare, As you like it (acte II, scène 7), New Haven, Yale University Press, 1954, p. 42.

L'exergue d'Un beau ténébreux, qui reproduit aussi une citation de Shakespeare, mais tirée des Sonnets, nous

lance déjà sur la piste du jeu, de l'interprétation : « They that have power to hurt and will do none, / That do

not do the thing they most do show [...] ». 187

Ce mot est d'ailleurs employé à de nombreuses reprises dans Un beau ténébreux. Il désigne tout autant

l'environnement des estivants qu'il met souvent simultanément en relief le caractère dramatique des

personnages. Tel est le cas, par exemple, dans cette réplique que Gérard adresse à Allan : « [Pour vous,] le

décor n'importe guère, et autant celui-là qu'un autre : ce sera toujours par force le décor du septième jour [...].

Oui, ce décor rêvé pour une expérience solitaire [...]. » (BT-184) Remarquons, ici encore, l'emploi qui est fait

d'une métaphore religieuse.

89

de maisons, qui tourne le dos à la terre, cet arc parfait rangé autour des grandes vagues

et où l'on ne peut s'empêcher d'imaginer la mer forcément plus sonore ─ ce brouhaha

oscillant des marées qui tantôt fait fourmiller la plage et tantôt la vide. Et puis il y a

cette optique particulière : comme au théâtre tout est fait pour que de chaque point on

puisse voir également partout. Gradins d’un Colisée rangés autour de quelque

naumachie. Je trouve à cette remarque banale soudain je ne sais quoi d’insolite et

d’exaltant. (BT-58)

Or, comme cet extrait, nombre de descriptions du roman rappellent la forme arrondie,

l'« immense arc de cercle188 » (BT-20), du rivage et apparentent la grève à un « amphithéâtre »

(BT-12).

Dans l'optique où tous les éléments naturels ou architecturaux rappellent dans le récit un

espace scénographique, le château de Roscaër ─ d'autant plus dramatique qu'il ranime le climat

des romans noirs et gothiques ─, la falaise et la chambre correspondraient aux loges d'où l'on

considère parfois la scène au spectacle. C'est notamment ce que suggère le passage

précédent : perché à sa fenêtre, Gérard y guette la plage dans l'espoir de percevoir Allan du

regard. C'est aussi ce dont témoignent les longues péripéties accompagnant la fuite d'Henri, loin

de la mer, de la rive de plus en plus ténébreuses, là où, perché au bout d'une route, du haut de

son promontoire lui offrant une bonne vue sur l'océan, le personnage s'imagine une « silhouette

voguant isolée sur cette plage nue, saisie sous cet angle imprévu, l'objectif presque au ras du

sol, où dans certaines fins de films, le héros vu de dos s'éloigne sur [...] une grève vide » (BT-

234-235). D'ailleurs, là, le personnage observe, à l'écart, une « soirée de l'hôtel se déroul[ant]

avec l'enchaînement implacable, [...] la vitesse immobile d'un dernier acte de tragédie » (BT-

236-237). Il voit « la nappe immaculée, le théâtral arroi des cristaux [...] au milieu de cette salle

démesurée, aux coins emplis d'ombre, évoqu[ant] soudain l'idée obscure d'une cène, d'un repas

sacré, funèbre ou propitiatoire » (BT-235). Aussi est-ce sans doute pareille représentation,

allégorique, d'une avant-scène que véhicule, de manière fort différente, mais tout autant

imagée, le titre du dernier roman gracquien, Un balcon en forêt. Car celui-ci expose le

spectacle de l'attente survenue au cœur de ce curieux théâtre qu'est la guerre.

À en croire, entre autres, les travaux de Jean-Marc Besse, cette idée du promontoire-

loge et du paysage-scène n'est pas nouvelle. Expliquant les modalités de représentation de

l'espace terrestre apparues au XVIe siècle avec les transformations de la peinture et le

développement de la cartographie, l'auteur écrit :

188

Cette métaphore de l'arc revient fréquemment dans le roman (BT-42 et 52, par exemple).

90

C'est un nouveau type d'expérience de la Terre, qui cherche sur le plan des

représentations et des discours, les moyens de sa formulation, en puisant le plus

souvent (mais en le déplaçant) dans l'univers des modèles antiques. Cette structure de

perception et de pensée, c'est le théâtre. Sous ce mot, [...] [la] surface de la Terre [...] se

donne comme à distance, vue de haut, par un observateur qui d'une certaine manière lui

fait face [...]. [...] Paradoxe constitutif sans doute, mais par lequel la Terre et l'homme

reçoivent leur statut véritable [...]. Structure paradoxale du sujet et de l'objet, qui se

résume dans la métaphore (mais aussi le dispositif formel) du théâtre, un théâtre au

sein duquel l'être humain est à la fois acteur et spectateur, à la fois intérieur à la scène

et extérieur à elle, la considérant comme une image189

.

Ainsi, dans Un beau ténébreux, le lieu surélevé attribue à Gérard, à Henri et aux autres

personnages le rôle de spectateurs tout autant que de vigies, de guetteurs ou d'épieurs. Et

l'« amphithéâtre de la plage » (BT-12) leur confère ailleurs le statut d'acteurs. D'autre part, en

plus de révéler les connaissances géographiques de l'écrivain, pour autant qu'elle soit récurrente

dans le roman, la référence à divers postes de guet y trahit encore une fois une nette préférence

que Gracq exprime lui-même dans Carnets du grand chemin : « Le goût d'André Breton pour

les miniatures naturelles [ou de] Jünger [pour les] insectes [...], je peux avec quelque effort

m'en rouvrir l'accès [...]. Mais c'est l'infiniment grand qui me fascine, le sentiment primitif des

merveilles du monde [...]. » (CGC-966-967) Or, voici qui nous renvoie à la fameuse distinction

établie par l'auteur entre myopie et presbytie littéraires. À l'inverse des écrivains qu'il dit

myopes, intéressés par le petit, le détail, le microscopique, Gracq se range du côté des écrivains

qu'il qualifie de presbytes (LE-160). De là, à son avis, son intérêt avoué pour les crêtes et les

points élevés qui offrent « des vues190 ».

La sensualité

Parmi les innombrables extraits adjoignant dans le roman la description de paysages et

la représentation unificatrice et grandement symbolique d’une scène, une conversation durant

laquelle Christel relate ses souvenirs à Gérard tend ─ contrairement à la description du diariste

précédemment évoquée ─ à rapprocher l’image d’une salle de spectacle et celle, idéale, d'un

microcosme naturel. Au cours d'un long « monologue » (BT-23) ─ le terme n'appartient-il pas

déjà au métalangage du genre dramatique? ─ qu’elle incarne devant son compagnon lors d’une

promenade nocturne, la jeune femme confie à Gérard sa passion pour le théâtre; elle en fait

l'apologie, recourant à moult métaphores, météorologiques, marines et géologiques :

189

Jean-Marc Besse, « La Terre comme paysage : Bruegel et la géographie », dans Voir la Terre. Six essais

sur le paysage et la géographie, Paris, Actes Sud, 2000, p. 52-53. 190

« Entretien avec Jean-Louis Tissier », « De l'esprit géographique dans l'œuvre de Julien Gracq », dans

Espace géographique, tome 10, n°1 (1981), p. 1205.

91

J’aime tout du théâtre : les parfums violents, l’orage rouge des peluches, la pénombre

de caverne lustrée, nacrée, cloisonnée, lamellée comme l’intérieur d’un coquillage ou

d’une ruche. Où que je me trouve placée d’ailleurs dans un théâtre, la complication des

couloirs, des déclivités, des escaliers, me donnent toujours à croire que j’y ai pénétré

par un souterrain […] (BT- 27)191

.

D'abord, cet aveu rappelle encore vivement ce qu'écrit Hubert Haddad lorsqu'il propose

d'associer l'amour sans borne de l'héroïne pour l'art dramatique ─ et pour l'espace lié à sa

présentation ─ à l'univers maritime représenté par Gracq, à savoir que si « [cette] passion

éveilleuse du théâtre, [...] Christel s'engage à la ressusciter sur cette grève bretonne », « l'Hôtel

des Vagues ne sera pas moins que la Scala de Milan ou l'Opéra de Bayreuth192. » Cela dit, les

évocations de la jeune femme ne sont pas non plus sans mettre en évidence la place primordiale

qu'occupe l'univers des sens dans la prose gracquienne. En effet, les images mobilisées par

Christel pour décrire le théâtre, leur évocation d'une cavité naturelle, leur lexique fortement

connoté et d’une extrême sensualité ─ parfums violents, orage rouge, pénombre de caverne,

nacre, coquillage, déclivités, souterrain ─ nous semblent suggérer tacitement la représentation

du sexe féminin. C'est ce que nous laisse croire, du moins, l'analyse qu'effectue Pascaline

Mourier-Casile du symbole de la grotte océanique 193 , métaphore surréaliste obscure et

fantasmatique dont l'image se profile indubitablement derrière la description que fait Christel

de la caverne-coquillage. Il y aurait alors tout lieu de penser que la métaphore gracquienne

relève d'une conception de la suavité, de l'érotisme et de la féminité répandue dans les textes de

Breton et des écrivains réunis autour de lui.

Qui plus est, la reprise de la métaphore marine intriguera par sa persistance. En effet,

Christel tient, plus loin, un nouveau monologue où l'association du paysage marin et du lieu de

représentation nous paraît davantage explicite, bien qu'attribuable aux élucubrations propres à

un état de « veille » (BT-98). La jeune femme relate ainsi un songe qu’elle a eu, après avoir

191

Ce passage fait particulièrement penser au poème « Le grand jeu » publié dans Liberté grande en 1946,

année qui suit immédiatement celle où paraît Un beau ténébreux. Il rappelle plus spécialement, presque mot

pour mot, un extrait du poème ─ « aux douze coups de minuit le fantasme interdit d'un théâtre d'or et de

pourpre, glacé, nacré, cloisonné, lamellé comme un coquillage, déserté comme une termitière après

l'égorgement rituel, dans un maelström de pinces et de griffes, du couple royal » (LG-293) ─ qui fait aussi

écho à nombre de thèmes et de métaphores récurrents mobilisés par l'écriture du deuxième roman gracquien.

Comme quoi, en plus de l'intertextualité flagrante qu'entretient le roman de Gracq avec certains textes de ses

prédécesseurs ou de ses contemporains, l'auto-référencement agit aussi très fortement à l'intérieur de l'œuvre

de l'écrivain. 192

Hubert Haddad, Julien Gracq. La forme d'une vie, Paris, Zulma, 2004, p. 191. 193

L'auteure se réfère aux travaux de la psychanalyse, et plus particulièrement à une acception freudienne de

la féminité, pour rapprocher d'une conception du féminin tant les thématiques marines surréalistes que leurs

dérivés symboliques tels la fluidité, la limpidité et la transparence et que les représentations du monde

subaquatique qui y sont rattachées. Pascaline Mourier-Casile, op. cit., p. 251-258.

92

écouté le bruit intense des vagues par la fenêtre de sa chambre, « ces grandes décharges

solennelles de la mer montante de la baie [qui lui donnaient l’impression que] l’eau dissolvait

de la nuit, ─ qu'elle montait, montait, assiégeait [sa] chambre, ce balcon où [elle s']accoudai[t]

comme à une passerelle dans un naufrage » (BT-97). Elle dit avoir « sombré » alors « dans un

rêve étrange » (BT-97) où elle se trouvait ébahie dans « une avant-scène d’un théâtre envahi

jusqu'à mi-hauteur par des vagues furieuses » (BT-97). Puis, Christel fait un récit si évocateur

de son rêve qu'il paraît plus somptueux encore que l'éloge qu'elle avait précédemment fait du

théâtre. La vacancière raconte aux autres membres de la bande straight comment, au cours de

sa « rêverie », des « loges [de théâtre] ruisselaient, giclaient comme des nacelles, avec ce même

imprévu folâtre dans l'aspersion que ménagent les côtes percées de grotte » (BT-98). Elle parle

du « plaisir » qu'elle éprouva « comme les enfants qui courent au-devant de l'écume » alors

qu'elle était « là, en extase, accoudée seule au bord du parapet rouge, à regarder les vagues

accourir du fond de la scène, dans une attente extraordinaire » (BT-98). Elle explique comment

une vague se « forma, s’enfla, monta vers les cintres : une splendide montagne liquide » devant

laquelle se vidait la salle « sous une succion formidable [...] au milieu d’un sifflement d’eaux

aspirées » (BT-98). Ainsi se conclut son exposé :

Et la vague s’enflait à mesure, le théâtre [...] montait dans les nuées, et, seule à bord de

la salle qui sombrait, comme un capitaine de navire, j'avais maintenant [...] en face de

moi, une muraille verticale, lisse et noire, crevée de bouillonnements d'argent. [...] Et

au moment où je m'engloutissais, où je m’enlevais pour jamais, défaillante, comme une

douce plume, je compris que cette vague était la même chose que la nuit. (BT-98)

À travers le vocabulaire luxuriant de cette description, on décèle certes, encore ici, toute la

volupté et toute la sensualité qu’il serait permis d’attribuer au style gracquien. Mais ce passage

dévoile aussi une autre association qui sera fondamentale tout au long du récit; il préfigure

l'importance que prendra dans le roman l'affiliation constante des thèmes du plaisir charnel, de

la passion du théâtre, et de l'abandon à la contemplation, envahissante et fusionnelle, de la mer.

La sacralisation

En alliant le souvenir d'un lieu de représentation et le symbole d'excavations

biologiques ou géologiques, les descriptions de Christel peuvent également engendrer la vision

d’un sanctuaire naturel. Or, voilà qui confirme que le lien entre la représentation spatiale, le

champ sémantique de la sensualité et le thème de la religion est, d'autre part, étroit dans Un

beau ténébreux. En témoigne aussi le sombre et somptueux portrait que dresse Allan des églises

lors d'un pique-nique réunissant les estivants à Roscaër. Le protagoniste se ressouvient alors, à

93

la tombée de la nuit, de plaisirs de jeunesse. Il dépeint sa vieille passion pour les églises et pour

les lieux de cérémonie gagnés par les ténèbres :

C'est, je crois bien, lorsque j'étais étudiant que je me suis connu cette passion nocturne

pour les églises. Rien de plus facile que de s'y laisser enfermer ─ [en] campagne

surtout [...]. [Il] m'avait toujours paru que ce lieu, à la nuit tombante, dût être plus

qu'aucun autre révélateur. [...] Longtemps quand la porte venait de se verrouiller sur

moi et que je restais seul dans la grande nef [...], une langueur me prenait de cette

réclusion [...]. Mais [...], avec l'approche du crépuscule, revenait la terreur sacrée. C'est

de là qu'il faut avoir entendu, dans ce vaisseau aux sépulcrales résonances, derrière ces

vitraux aveugles comme des carreaux dépolis, et ces odeurs qui parlent à l'âme si

directement dans les églises : cierges, dalles froides, et la suavité extraordinaire des lis

dans la pénombre, mourir un à un les bruits du jour, et le silence dont l'église est grosse

grandir, se former, prendre corps vraiment, comme une vague naît du creux qui la

précède. [...] Une invisible mise en ordre, [...] s'opérait dans l'édifice appareillant pour

la traversée nocturne. [...] Voici que la nuit s'installait par grandes masses noires, et

tout changeait soudain de perspective. [...] Les heures passaient comme des minutes. Et

puis, si vite, c'était l'aube, et tout à coup les voûtes noires étaient rapiécées de grands

morceaux gris-bleu, mats comme les ténèbres et comme taillés encore dans la même

étoffe. Ainsi, encore, c'était le matin. (BT-101-104)

À travers une description des cierges allumés dans cet espace, les confessions d'Allan

associent entre elles l'expérience mystique, la fascination qu'elle provoque en lui, et

l'expérience érotique :

Les cierges! [...] cette douce mort tremblée de la flamme si pure à son extrême pointe,

[...] ─ avec quelle intense avidité, des heures durant, je l'ai contemplée. Flamme au

cœur noir, où comme au ventre d'une femme se réfugie, l'extrême chaleur, fer de lance

et feuille de tremble, petite lumière intarissable ─ tellement immobile, tellement

dormante qu'on l'imagine montante droite au creux d'un puits de ténèbre d'une

profondeur infinie ─ comme le reflet adouci, tremblé d'une langue de feu dans une eau

mystique. [...] Il m'arrivait de m'absorber si fort dans cette vision [...] que vraiment je

devenais cette flamme, je sentais sa lumière se nourrir de mon cœur. Ah! qu'elle pût me

dissoudre, me fondre et me répandre, léger, fluide comme l'air, froid comme les dalles,

dans les espaces nageants et frais de ces hautes voûtes noires [...]. (BT-103)

Une fusion primordiale d'Éros et de Thanatos n’est pas sans rappeler dans cet extrait, la

filiation qu’on pourrait tracer entre Gracq et les surréalistes tant les souvenirs d'Allan et leur

fort symbolisme semblent découler, encore une fois, selon les mots de Léon S. Roudiez, d'un

« point hypothétique cher à Breton » ─ et nous dirions, sans trop hésiter, à l'auteur d'Un beau

ténébreux ─ « d'où les contraires cessent d'être perçus contradictoirement 194 ». Notons,

194

Léon S. Roudiez, art. cit., p. 81. Gracq définit lui-même le « Cogito surréaliste », l'« acte de foi

inconditionnel » des écrivains réunis autour de Breton comme étant une adhésion totale au concept de

surréalité. Et ce principe consiste lui-même, pour l'écrivain, en une « suppression des contraires, [une]

élimination des antinomies, [...] [le] pressentiment [...] d’une totalité sans fissure où la conscience pénétrerait

librement les choses, et s’y baignerait sans cesser d’être, où l’irréversibilité du temps s’abolirait avec le passé

et le futur ». Julien Gracq, « Le surréalisme et la littérature contemporaine » (1950), dans Julien Gracq,

Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1015.

94

d'ailleurs, qu'à partir de la longue description du héros, des fils peuvent être tirés, traversant et

reliant tout les mailles du réseau de correspondances, figuratives, métaphoriques et

thématiques, tissé à même la trame du roman. Ainsi, les observations du protagoniste répondent

ou correspondent au récit de rêve de Christel et peut-être même, dirions-nous, à sa toute

première peinture du théâtre. Les vitraux aveugles de l'église visitée par le protagoniste

rappellent les fenêtres aveugles de l'auberge (BT-11) du prologue. Le gris-bleu des voûtes

décrites par le personnage peut se présenter comme une réplique du bleu usé, lessivé des volets

clos de l'ouverture (BT-11). Plus encore, l'apparition des motifs du vaisseau et de l'appareillage

dans le récit d'Allan ─ et dans celui de Christel, du reste ─ annoncent la prépondérance des

images navales déployées dans l'ensemble du texte ─ nous y reviendrons. Enfin, l'évocation des

odeurs qui parlent à l'âme dans le monologue d'Allan n'est pas sans faire penser à une

remarque de Gérard. D'autant que cette dernière concourt, elle aussi, à mettre de l'avant la

proximité du paysage, du sacré et du sensuel partout réactualisée dans le roman :

Goût d'une ville d'Asie, dévalant sur les eaux dans le fouillis de ses jonques,

[...] clapotante au soleil du soir avec la marée, [...] ses parfums tout-puisants où se

résout l'effort de vivre − ses parfums noirs. Les parfums : une des rares choses qui pour

moi enrichissent la vie. [...] Un parfum de grand couturier : à cela seul on peut mesurer

l’amaigrissement de la sensualité moderne. Il faut toute l’épaisseur de la tradition

catholique pour imposer encore sans scandale un arome aussi corpulent, d’une

présence aussi assurée que celui de l’encens. (BT-48-49)

En plus de posséder une forte dimension spectaculaire ou dramatique, les lieux

évoqués dans Un beau ténébreux ─ la mer, l'église, les ruines, cet étrange amphithéâtre

qu'est la grève ─ sont donc rarement sans rapport avec l’évocation d’un certain sacré. Le

vocabulaire, voire l'intertexte religieux et mythologiques le rendent d'ailleurs perceptible

dans le roman entier. À titre d'illustration, Gérard recourt à l'image du « geste hiératique

d'officiant, [du] sacerdoce soudain qu’assume malgré lui au cirque un simple tueur de

taureaux » (BT-58) pour dépeindre l’effet que lui fait l’atmosphère dramatique de la plage

qui l’entoure. Partant, la théâtralité et la sacralité peuvent sembler se faire pendant dans Un

beau ténébreux. Tant et si bien que, lorsqu'elle relate ses souvenirs d'une représentation durant

sa conversation avec Gérard, Christel apparente aussi le théâtre ─ qui, ne l'oublions pas, est

l'analogue de la plage où progressent les personnages de la fiction ─ à un décor d'église : « Ce

décor d'église, dans cette église qu'est déjà un théâtre, auréolait pour moi la mélodie profane

d’une espèce de retentissement religieux : toutes les fibres de mon cœur étaient touchées à la

fois, c'était l’Amour sacré et l’Amour profane [...] ─ j'aurais voulu fondre en larmes, mais je

95

restais figée [...] comme parcourue par une décharge électrique continue. » (BT-27). Cet extrait

en témoigne, tout comme le théâtre, le sacré gracquien est souvent lié à la thématique

amoureuse ou au thème des sens. D'autant qu'elle est doublée d'un érotisme noir, la

sanctification du paysage peut, dès lors, accroître l’impression de mystère transmise par Un

beau ténébreux, pour ne pas dire la mystique des champs magnétiques, des rapports électifs et

d'un accord profond entre le monde et l'Homme.

L'anthropomorphisation

L'érotisme, parfois subtil, parfois appuyé, de la prose gracquienne vivifie tous les

éléments qu'elle convoque à foison : l'eau, la terre, le sable, par exemple. Et l'on assiste

également, dans Un beau ténébreux, à une corporalisation du paysage. Ainsi, le relief des

panoramas naturels qui y sont représentés, leurs froncements, leurs aspérités font parfois penser

à l'anatomie humaine, au « creux d'une aisselle », à la « flexion d'une aine », « le mystère du

monde [...] en [elles] caché » (BT-82) « non autrement que le sexe dans une femme » (BT-82).

Dans cette perspective, la mer et la plage semblent essentiellement s'inscrire sous le signe du

féminin. La description de leur étreinte avec la lune (BT-143), du corps-à-corps de leurs reliefs

sinueux avec la réverbération lumineuse du corps céleste (BT-23) en attestent : les « dunes » se

veulent « émouvantes sous la lune, nobles avec leurs grandes ondulations comme un lendemain

de champ de bataille » (BT-23). En outre, le frôlement de l'océan et de la terre laisse souvent

apparaître l'image, majestueuse, d'un rituel amoureux195. L'illustre bien une comparaison qui

suggère à la fois un mariage et une jonction, liés, d’une part, à l’idée d’une frontière et, d'autre

part, à l'idée d’un effleurement ou d'un tendre épanchement : « La terre ici aborde la mer avec

plus de décence qu'ailleurs, sans arbres, sans cette parure un peu folle des riches

campagnes, ─ comme deux beaux corps se mettent à nus196 à l'approche de l'amour, pour une

solennité plus haute. » (BT-116)

195

Il y aurait matière à étudier plus profondément le rôle joué par le couple mer-forêt dans le deuxième roman

gracquien. D'autant que les deux éléments y sont sans cesse joints par des comparaisons. À titre d'illustration,

Gracq apparente le « froissement » des « rouleaux de vagues » à « celui des peupliers sous le grand vent »

(BT-87). Comme le note Simone Grossman, la mer et la terre, deux thèmes indissociables et

indissociablement liés à une dimension magique dans l'œuvre gracquienne, y fusionnent. Aussi l'exégète écrit-

elle : « Dans Un Beau Ténébreux, la mer se confond tout à fait avec la forêt au niveau d'une analogie mise à

jour par un vocabulaire commun : “ la baie au contour noble, déserte, la plage vide s'ouvraient comme une

clairière au fond d'un bois perdu ” [BT-222]. Car elle en partage les caractères et les attributs. » (JGS-166). 196

La récurrence des vocables liés au champ sémantique de la nudité n'est pas sans faire naître l'équivoque

dans Un beau ténébreux. Car, en plus d'y suggérer la vacuité, voire l'aridité caractéristiques de certains

paysages, ces mots renvoient souvent tant au dénudement géomorphologique qu'à la nudité anthropologique.

96

Dès lors qu'elles conduisent à un brouillage des frontières, l'anthropomorphisation, puis

l’érotisation, cette « variété particulièrement remarquable de l’artialisation paysagère 197 »,

invalideraient chez Gracq le schisme désunissant l'animé et l'inanimé. Elles fonderaient la mise

en place d'une grande proximité entre le personnage et le paysage, là où progressera, on le verra

plus loin, une intrigue déterminée par l’action des éléments sur les êtres, peu à peu subjugués,

comme Christel dans sa songerie, puis associés, accordés, confondus aux forces du

macrocosme. Derrière ces procédés stylistiques, se dessinerait la possibilité, inestimable pour

l'écrivain, de « renouer [les] noces rompues de l'homme et de la nature » (P-879), de laisser

s'épanouir une profonde, une suprême communion entre l'humain et le monde qui le porte. Car

Gracq revendique :

Les temps que nous vivons [...], trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent

sur l’homme parfaitement éveillé et lucide [...], nous donnent plus d’une fois la

nostalgie de cet âge d’or, par exemple qu'a été le romantisme allemand, monde de

Novalis et de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l’homme

était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux

forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers [...]. Il est temps de repenser à

ces noces rompues. Ces immenses réserves de calme d’où monte le sentiment aveugle,

débordant, du consentement confiant et de l’accord, d’où jaillit vraiment la mélodie de

la vie, et qui sourdent [...] inépuisablement de l’œuvre de Novalis ou de Hölderlin,

comme aujourd'hui de l'œuvre de Jünger, rien de ce qui peut nous en rouvrir l'accès ne

devrait être négligé dans le monde surchargé de tragique un peu trop consenti dans

lequel nous vivons. (P-878-880)

De plus, dans Un beau ténébreux comme dans le récit poétique, la description de

l'espace affiche une capacité éblouissante à faire naître le désir, tant chez le personnage qui

s'abîme, contemplatif, dans le paysage que, chez le lecteur, médusé (RP-81). Ce qui explique

peut-être que les éléments naturels décrits par l'auteur d'Un beau ténébreux prennent si souvent

l'aspect d'objets de rêveries, quasi charnelles, offerts au contemplateur, personnage ou lecteur.

En cela encore, Un beau ténébreux s'apparenterait aux écrits hybrides tels que dépeints par

Tadié et qui mènent, à croire ce qu'en dit le critique, à un véritable envoûtement stylistique.

D'où que, chez Gracq, le style soit au lecteur ce que le paysage est au personnage : source de

désir. Pour Bernard Vouilloux, « la poétique générale [gracquienne], si elle a bien pour

programme d'articuler un déchiffrage du monde en vue de ressaisir en une appréhension

globalisante les manifestations de la présence humaine aux êtres, aux choses et aux œuvres,

197

Alain Roger, « Un paysage peut-il être érotique?», dans Françoise Chenet [dir.], Le paysage et ses

grilles : actes du colloque de Cerisy-la-Salle (7 au 14 septembre 1992); Paysages? paysage?, Paris,

L’Harmattan, 1996, p. 194.

97

cette poétique, donc, aurait sa loi dans le désir198 ». La « joie délirante » (BT-98) et toutes les

associations du récit de rêve au ton quasi prophétique199 de Christel le suggèrent; s'y esquisse,

en filigrane, l'accomplissement d'une intimité euphorique entre l'humain et l'univers. De là

qu'elles reflètent aussi, métaphoriquement, le thème ─ romantique, entre autres─, littéraire et

philosophique, de la confusion primordiale des êtres et des choses tout en reflétant

symboliquement l'envahissement que subissent les protagonistes du roman en même temps

qu'ils entrent avec les panoramas les entourant dans une espèce de symbiose, quasi

magnétique ─ nous y reviendrons.

Du reste, parmi les images animistes utilisées par Gracq pour évoquer la nature dans Un

beau ténébreux, on compte également plusieurs comparaisons, directes ou indirectes, des

vagues et de la marée avec l'image d'une langue. Ainsi, « entre les jetées » de la grève, Gérard

constate qu'« étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre »; le

silence de ces « fortes lames plombées » qui « cataractaient sur la plage » telles « de grosses

langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes » et qui « sautaient brusques comme une

langue de fourmilier » (BT-15). Ailleurs dans le roman, la mer est décrite par le diariste comme

« un flot [qui] déferle et glisse une langue d’huile noire, très silencieuse » (BT-20) sur la

baie. Puis, étendu sur la grève, Gérard sent encore la « succion brutale [...] du sable par la

langue salée » (BT-43). De plus, la parenté morphologique du paysage environnant le centre de

villégiature où logent les protagonistes et le corps humain est autrement déclinée à travers les

figures d'une « nuit, plus calme qu’un matin, tranquillisée sous les phalanges de ses étoiles »

(BT-20); d'une « blonde chaussée d’ossements » (BT-43); de « la lande roussâtre » (BT-48); du

« squelette » (BT-86), de « l'ossature » de la côte maritime (BT-86, 91), « avec ses grèves

mollement tendues de pointe à pointe », avec ses « rides blanches », avec les « doigts musiciens

[de son] vent » (BT-91); « d'une dent rocheuse ruisselant de sang comme le soleil » (BT-93);

d'un « coude brusque » de la plage (BT-171). Parfois, du reste, le parallélisme est encore plus

flagrant. Par exemple, dans les toutes dernières pages de son journal, le scripteur note à

nouveau que « l[e] grand corps de tristesse de la Bretagne sort des brumes, avec ses

articulations dures, noueuses, lavées » (BT-191). Parfois, donc, tout se passe, presque

198

Bernard Vouilloux, En lisant Julien Gracq, op. cit., p. 48. 199

Le récit du rêve de Christel annonce une tendance qu'ont les personnages gracquiens à fusionner avec la

nature. De fait, les dires de la jeune femme nous semblent révéler d'eux-mêmes leur caractère de préfiguration

lorsqu'en parlant de la vague qui envahit le théâtre de sa rêverie, Christel affirme : « elle paraissait devenir

étrangement transparente ─ derrière elle, au cœur de l’eau, les étoiles brillaient aussi paisibles, aussi douces

que sur les déserts de l’Égypte avant la terre promise » (BT-98).

98

véritablement, comme si la mer gracquienne possédait une langue; la nuit, une main; le

paysage, une chair, des os.

On trouve aussi des métaphores vestimentaires qui réaffirment la parenté des

panoramas d'Un beau ténébreux avec le corps humain ─ « festons [des] vagues » (BT-91);

« manteaux de lierre » (BT-93-94); avenues formant un labyrinthe végétal « corseté » de

mousse (BT-230); « sable plat » d'une route « ondul[ant] comme les plis d'une étoffe » (BT-

234). Et celles-ci ne sont pas sans nous paraître liées au thème de la nudité, et partant, du

dénudement des paysages fréquemment mis en lumière par le roman gracquien. Quoique, si

nous nous fions à l'analyse qu'en effectue Marc Brosseau, certaines de ces alliances sont aussi

imputables à l'usage d'une terminologie plus proprement scientifique ou technique. Tel est le

cas, par exemple, de la description d'« un pli de [...] terrain nu » (BT-92). Car les termes pli et

nu appartiennent, entre autres, au registre lexical de la géographie. Quoiqu'il en soit, toujours

selon le même auteur, si Gracq recourt ainsi à « l'ensemble des métaphores organicistes

mobilisées par la géomorphologie classique (gorge, flanc, croupe, coude, lèvre, mamelon,

etc.) », c'est en les déplaçant, en les réinjectant d'un sens nouveau. Pour le dire autrement, ces

divers clichés ne fonctionneraient plus simplement, chez l'écrivain par « simple dénotation »,

mais ils deviendraient foncièrement polysémiques, de même que les images qui se renouvellent

en eux200.

La picturalité

L'association du thème de l'intimité physique, voire charnelle aux formes et aux

mouvements des paysages frontaliers d'Un beau ténébreux peut faire songer au portrait que

dresse Gracq de la région armoricaine dans « Tableau de la Bretagne », un fragment de

Lettrines. Car la mer y apparaît « comme un ventre auquel [les « dentelles de pierre » des

dunes] rêveraient de retourner » (LE-232). Mettant en scène une perpétuelle confrontation de

l'homme aux désastres naturels, ce fragment, cette peinture du territoire affectionné par

l'écrivain201, recoupe aussi, de fait, la plupart des traits composant les panoramas du second

200

Marc Brosseau, Des romans-géographes, Paris, L'Harmattan (Géographie et cultures), 1996, p. 189. Marc

Brosseau s'est appuyé sur un article de Jean-Louis Tissier pour constituer cette analyse. Voir aussi Jean-Louis

Tissier, « De l'esprit géographique dans l'œuvre de Julien Gracq », art. cit., p. 53-55. 201

Soulignons à nouveau que la Bretagne voisine le département natal de Gracq, le Maine-et-Loire, et que le

relief de l'ancienne Armorique (constituée, entres autres, des régions actuelles que sont l'Anjou et la

Normandie) a été un sujet d'études prolongées pour le géographe et l'enseignant qu'était Louis Poirier (voir la

note 3 à la page 1 de cette étude). Sur le plan thématique, le territoire breton et, à certains égards, la matière

99

roman gracquien : une nature aride; des vues à la fois théâtrales, grandioses et désolées; des

éléments tout-puissants, déchaînés, presque terrifiants; de la beauté, du sublime mêlés à de

l'horreur ou une mer en continuel changement, par exemple. Parallèlement, le seul titre de cet

extrait de Lettrines nous lance sur une piste, essentielle à nos yeux, pour saisir le

fonctionnement stylistique des descriptions paysagères qui inondent Un beau ténébreux : leur

picturalité202.

Pour reprendre la terminologie qu'utilise Riese-Hubert, le roman gracquien s'articule en

une suite de tableaux203. La primauté et la redondance de figures ou de procédés tels que

l'hypotypose et l'ekphrasis 204 illustrent bien la place qu'occupe cette caractéristique dans

l'œuvre gracquien. Rendant dans le détail la somme de « bibelots hétéroclites », l'aspect des

« objets d'une prédilection secrète » (BT-151) et toutes les apparences des trésors qu'elle recèle,

n'est-ce pas de ces moyens stylistiques que procède, par exemple, la description minutieuse de

la chambre d'Allan (BT-149-153)? D'un autre point de vue encore, la prose gracquienne

multiplie à foison noms et adjectifs de couleurs pour enrichir les descriptions des panoramas

qu'elle expose, pour teinter ses paysages et pour les rendre toujours davantage expressifs. En

fait foi, à lui seul, le prologue du roman où « une pigmentation subtile » gagne « çà et là, par

flaques » « l'enduit des murailles » (BT-12) : le « bleu usé, lessivé » de ses volets (BT-11), la

blancheur de ses barrières, le « doux sol brun » de son sous-bois, les « cavées vertes » de ses

avenues, les allures d'une « légère fumée dorée » ou de « flammes rouges » recréées par la

silhouette de ses arbres, sa « grande grisaille marine » et le « rouge grinçant » des grilles

rouillées (BT-12). Puis, cette tendance coloriste est également maintenue tout au long du

de Bretagne semblent aussi exercer un attrait immanquable, une véritable fascination sur l'écrivain, et ce, dès

son premier roman dont l'histoire se déroule dans la région côtière. 202

À qui s'intéresse plus généralement à la picturalité de l'œuvre gracquien, nous recommandons la lecture de

Bernard Vouilloux, De la peinture au texte, op. cit. 203

Renée Riese-Hubert, Renée Riese-Hubert, « Julien Gracq et la solution poétique », art. cit., p. 197. Notons

que, tout comme le terme scène, qu'utilise également Riese-Hubert pour caractériser la description

gracquienne, le mot tableau renvoie certes encore une fois à l'art dramatique. Mais il peut aussi être à la fois

utilisé pour désigner une œuvre picturale et pour qualifier un type discursif. L'emploi fait par l'auteure de cette

terminologie relève, il est clair, de cette polysémie. 204

Ces deux procédés servent à représenter un acte, un paysage, une chose ou une œuvre d'art en les décrivant

vigoureusement, souvent dans le menu détail, et d'une manière extraordinairement animée de sorte que le

lecteur ─ ou l'auditeur dans le cas de la rhétorique ancienne ─ aie l'impression soit d'assister à l'événement

rapporté, soit d'être en présence de l'objet décrit. Comme l'écrit Jackie Pigeaud, ces figures sont liées à une

forme d'expression où « toute perception est apparition, toute pensée est vision ». Jackie Pigeaud,

« Introduction », dans Longin, Du sublime, traduit par Jackie Pigeaud, Paris, Rivages, 1991, p. 27, cité par

Yvon Le Scanff, op. cit., p. 203. Nous renvoyons le lecteur qui souhaite en connaître davantage sur ces

figures de style aux dictionnaires cités dans la bibliographie de cette étude.

100

roman. À ce point que l'écriture gracquienne semble parfois s'en remettre à la faculté

combinatoire d'une subtile synesthésie.

D'autre part, l'utilisation d'un nuancier, qui restitue sans doute la « couleur du temps »

(BT-87), n'est-elle pas tout aussi frappante dans Un beau ténébreux que l'omniprésence d'un

lexique quasi spécifiquement emprunté à la discipline de la peinture? Le démontrent les

innombrables représentations ou les évocations de tons205, d'ombres, de lumières, de clairs-

obscurs et de perspectives accumulées par le récit. Parmi un nombre incalculable d'exemples,

c'est de cette affluence qu'atteste notamment la description de la vue qu'ont les personnages du

haut de Roscaër : « Nous étions arrivés dans cet angle du château qui pointait au-dessus du lac

[...]. Une végétation touffue montait à l'assaut de ces remparts plumeux [...] où un noyer sous la

lune jetait une ombre compliquée, ocelée, d'un noir d'encre de Chine. Au-dessus, la paroi d'une

tour [...] baignée de lumière, montait d'un seul jet dans l'éclat froid de la nuit sidérale. » (BT-

100) À la lumière de cet extrait et d'autres manifestations semblables du caractère pittoresque

de la prose gracquienne, force nous est donc d'admettre que cette picturalité est même maintes

fois dévoilée, ou marquée, dans le second roman gracquien. Ainsi, soit, selon l'expression de

l'auteur, les paysages entourant les personnages prennent particulièrement « du ton » (BT-53),

soit ils se décolorent (BT-108). Soit les vacanciers pâlissent (BT-96), soit leurs visages

s'effacent (BT-94). Dès les toutes premières pages du récit, l'indissociabilité du code pictural et

du code scriptural n'est-elle pas même annoncée par la convocation symbolique du thème de

l'hiéroglyphe? De même, les multiples occurrences de termes liés au concept de la vue206

contribuent à mettre en évidence le pouvoir de susciter des représentations quasi optiques

de la prose gracquienne. C'est ce que fait également l'étrange analogie perçue par Gérard entre

son examen de la chambre d'Allan et l'acte de « détachement volontaire » (BT-156),

d'investigation, qu'implique la contemplation d'un « portrait », d'un « détail de tapisserie » (BT-

156)207.

205

Soulignons que ce terme, souvent employé par Gracq, peut aussi renvoyer au domaine de la musique. Les

métaphores liées au champ de la discipline musicale sont d'ailleurs nombreuses dans Un beau ténébreux, ce

qui surprend peu celui qui connaît la passion de l'écrivain pour les opéras de Wagner. 206

Leur présence est particulièrement ostensible dans la description du pique-nique des estivants à Roscaër

(BT-91-105). 207

Tout comme celle où Gérard compare la représentation que fait Gregory d'Allan dans sa lettre et l'image

d'une toile où « une ombre se meut » (BT-76), cette affiliation rappelle la nouvelle « Le portrait ovale »

(« The Oval Portrait ») de Poe dont le titre lui-même est mentionné dans Un beau ténébreux (BT-80). Edgar

Allan Poe, « The Oval Portrait », dans Complete Tales and Poems, op. cit., p. 261-263.

101

À d'autres moments encore, l'aspect pictural de l'écriture gracquienne nous paraît révélé

par l'appel, souvent polysémique, aux procédés et aux techniques de la photographie. En

témoigne le passage où Gérard rapproche le spectacle que lui offre l'océan d'« un instantané208

[pris] sous une lumière de soufre, du passage de la Mer Rouge » (BT-42). De plus, tout comme

celle où Gérard compare la représentation que fait Gregory d'Allan dans sa lettre et l'image

d'une toile où « une ombre se meut » (BT-76), cette affiliation rappelle la nouvelle « Le

portrait ovale » (« The Oval Portrait ») de Poe dont le titre lui-même est mentionné dans Un

beau ténébreux (BT-80). En appellent également à la métaphore photographique les pages

où le diariste admet avoir cru « à la vertu révélatrice des chambres noires » (BT-148) lors de sa

visite dans la chambre d'Allan ou encore le dialogue où le scripteur reproche au héros de

recourir à des caches pour se « mettre en valeur209 » (BT-182). Semblable métaphorisation sert

aussi au narrateur à caractériser le portrait du groupe formé par ses pairs tout en soulignant, de

biais, ses allures de cliché ─ la description de Gérard souligne, d'ailleurs, le fonctionnement

quasi photographique, c'est-à-dire le pouvoir d'évocation, ou de révélation, soudaine et

instantanée du poncif 210 : « J'eus soudain le sentiment très net devant ce groupe improvisé, que

le sort en était jeté [...]. Il me semblait avoir sous les yeux une de ces photographies qui vous

sautent aux yeux [...]. » (BT-90) Il suffit, en dernier lieu, de rappeler le rapprochement

qu'effectue Gérard entre ses souvenirs des plaines d'Hoyerswerda ─ « ces images brusques, ces

tableaux plus frappants de [sa] vie qui depuis quelques jours fréquemment [lui] reviennent » ─,

les « souvenirs chers à l'esprit de celui qui va se noyer » et « la pellicule qu'on développe » pour

prendre la mesure de cette sur-caractérisation picturale dans Un beau ténébreux. Et notons, au

passage, que cette comparaison fait encore une fois surgir un lieu commun.

Que le recours direct à la référence plastique dévoile en creux tout l'impressionnisme211,

fort distinctif, de la prose paysagère de Gracq n'a rien pour surprendre lorsque l'on connaît

l'opinion qu'exprime l'écrivain dans En lisant en écrivant :

208

C'est nous qui soulignons. Notons la polysémie de l'expression, qui renvoie, d'une part, à la discipline

photographique, et d'autre part, à l'instantanéité, à la fulgurance du phénomène décrit. 209

Notons à nouveau qu'admonestant Allan, Gérard lui dit : « Je vous rappellerai qu'on appelle un cache ces

bandes blanches disposées pour les mettre en valeur autour de certains portraits. » (BT-182) 210

Est-il besoin de rappeler, au reste, que les mots cliché et poncif sont avant tout relatifs au domaine des arts? 211

Évidemment, le terme n'est pas à confondre ici avec le nom du mouvement artistique français du XIXe

siècle mais à saisir dans une acception plus large tel que, dans En lisant en écrivant, Gracq peut écrire : « Un

impressionnisme à multiples facettes [...], c’est peut-être la meilleure carte qu’on puisse dresser des voies et

des moyens, des provinces et des chemins de la littérature. » (ELEE-681)

102

L'animation dont le roman est plein [...], animation qui l'écarte à première vue

violemment des images figées de la toile peinte est un trompe-l'œil [...]. Tout comme

un tableau est fait d'un certain nombre de décimètres carrés de toile empreinte de

couleurs, dont aucun ne possède de valeur différente des autres, un roman est fait d'un

certain nombre de milliers de signes imprimés dont l'équivalence, en tant que matière-

du-roman, est absolue, quelles que soient les significations auxquelles ils renvoient,

[...] l'être-ensemble-le roman est la seule valeur [...] des représentations que ces signes

font surgir. La “ vie ” d'un roman [...] n'est attribuée après coup à la seule animation

apparente de ses personnages que par une assimilation instinctive, et abusive, au

monde réel [...] : elle n'est pas en soi différente de la “ vie ” d'un tableau, dans laquelle

seuls interviennent des rapports de tons et de surfaces entre des éléments inertes.

(ELEE-559)

À la lumière de cette réflexion, il n'y a rien d'étonnant non plus à ce que le narrateur-diariste

d'Un beau ténébreux fasse parfois confluer la vision soit d'une scène naturelle, soit de gens

observés et celle d'une toile peinte, parfois même nommément. Afin d'illustrer cette

coïncidence, notons, entre autres, que les « flâneurs de la méridienne ou du crépuscule »

intriguent Gérard sur la plage qui l'entoure « tout autant que dans les tableaux » où ces curieux

sujets « rembrunissent parfois tout un coin du paysage d'une gesticulation aussi impénétrable

que possible » (BT-16-17); ou que la vue de Christel et d'Allan escaladant la cime où se trouve

perché le manoir de Roscaër inspire au scripteur le souvenir d'une « bizarre gravure

romantique ». Aussi les marcheurs rappellent-ils alors à Gérard « un de ces couples hagards

qui, dans Gustave Doré212, à la lumière de la lune, cheminent inexplicablement comme des

somnambules vers un burg aussi vertigineux, aussi inaccessible qu'une montagne magique »

(BT-93). Dans la même perspective, la présence d'Allan auprès d'elle inspire à Christel

l'impression d'être « une jeune fille [...] du Printemps de Botticelli », prise dans un « clair-

obscur limpide » comme « dans une gelée213 » (BT-167).

Enfin, en d'autres circonstances, elles-mêmes propices à la contemplation, la plage qu'il

apprécie évoque pour Gérard une peinture de Gauguin214 :

Au niveau de cet isolement, de cette majesté sous la fuite des lourds nuages, on ne

pouvait imaginer que... je ne sais : derrière un pli de sable, la fumée du bûcher de

Shelley, ou la file solennelle des cavaliers de Gauguin chevauchant à cru, à lents gestes

nobles, ces chevaux frères de la mer, pommelés et brusques comme elle, ces grands

chevaux qui sortent de la mer dans les catastrophes les plus immémoriales des fables.

(BT-43)

212

À quelques détails près, cette description peut faire penser à la toile Paysage de Bretagne. Gustave Doré,

Paysage de Bretagne, 1875/1880, collection du Musée de Brou, Bourg-en-Bresse. 213

Encore une fois, le vocabulaire tend ici à sur-caractériser la picturalité de la prose gracquienne. 214

À cette peinture, comme le souligne Boie, correspond le titre Cavaliers sur la plage (NO-1193). Voir Paul

Gauguin, Cavaliers sur la plage, 1902, collection Stávros Niárchos, Grèce.

103

Ceci dit, l'allusion à la crémation de l'écrivain anglais mort par noyade Percy Bysshe Shelley,

puis la référence implicite au déchaînement des chevaux de Neptune ou de Poséidon peuvent

également faire penser dans cette description aux tableaux The funeral of Shelley de Louis

Édouard Fournier 215 et Neptuns Pferde de Walter Crane 216 . Ainsi encore, tout comme la

caractérisation du château de Roscaër interpelle une toile de Doré, certaines descriptions

océaniques d'Un beau ténébreux peuvent faire renaître à l'esprit l'image, pittoresque ou sublime,

de marines célèbres et, plus particulièrement, de toiles romantiques : celles que l'on doit aux

peintres anglais ou à leurs continuateurs, à William Turner par exemple, ou encore celles des

artistes paysagistes allemands appartenant au même courant comme Caspar David Friedrich.

Le sublime

En arts, en littérature tout autant qu'en philosophie, la question du sublime est

extrêmement complexe, voire hétérogène. Surtout, comme le suggère Patrick Marot, que son

évolution est vaste, peut-être même infinie217. Il serait donc délicat de prétendre à la traiter ici

dans ses moindres détails. D'autant, comme le signale Yvon Le Scanff, que « [le] sublime

semble, dans l'incertitude même de son étymon grec, se définir comme une tension entre des

manifestations assez différentes218. » Alain Michel, dit toujours Le Scanff, « en rappelle la

problématique : “ ce mot peut recouvrir deux termes grecs, l'un, megaloprépès, qui signifie à

proprement parler grandeur ou majesté, l'autre hupsos, qui a plus exactement le sens

d'élévation219. ” » Pour tenter d'éclairer un tant soit peu les idées impliquées par la notion,

contentons-nous, d'autre part, de noter à point nommé qu'à l'adjectif latin sublimis, comme le

suggère Patrick Marot, était liés anciennement, dans la rhétorique, « un effet de grandeur ou de

215

Louis Édouard Fournier, The funeral of Shelley, 1889, collection du Walker Art Gallery, Liverpool. 216

Walter Crane, Neptuns Pferde, 1893, Neue Pinakhotek, Munich. 217

Pour Marot, la définition de la notion doit presque inévitablement passer par la confrontation à des textes

canoniques. Tels sont Le traité du sublime de Longin, la Recherche philosophique sur l'origine des idées du

sublime et du beau d'Edmund Burke (1757) ainsi que les Observations sur les sentiments du beau et du

sublime et la Critique de la faculté de juger d'Emmanuel Kant (1766 et 1790). Mais, toujours d'après le

critique, l'appréhension de la notion doit également être faite à partir d'écrits de penseurs romantiques, que

ceux-ci soient allemands, anglais ou français. Aussi Marot avance-t-il qu'on en trouve des prolongements dans

les avant-gardes du début du XXe siècle et dans le surréalisme. Patrick Marot, « Le sublime ou l'éclat du

manque », dans La littérature et le sublime, Patrick Marot [dir.], Toulouse, Presses universitaires du Mirail

(Cribles), 2007, p. 17-18. 218

Yvon Le Scanff, Le paysage romantique et l'expérience du sublime, Seyssel, Champ Vallon

(Pays/Paysages), 2007, p. 200. 219

Alain Michel, La parole et la beauté. Rhétorique et esthétique de la tradition occidentale, Paris, Albin

Michel, 1994, p. 112-113, cité par Yvon Le Scanff, Le paysage romantique et l'expérience du sublime, op.

cit., p. 200.

104

dépassement » et « un mouvement oblique entre le ciel et la terre220 ». De telle sorte qu'une

polarité, voire une polarisation sont inextricables du qualificatif. Ainsi, comme le note le même

auteur, l'objet sublime se compose souvent, en les joignant, de caractéristiques profondément

contraires221. Il procède, en cela, aussi bien d'une tension que d'une réunification.

Pour Baldine Saint-Girons, c'est l’émergence, au XVIIIe siècle, du sublime naturel qui

marque le plus considérablement l'évolution de la notion. Proposant d'expérimenter le monde

comme une totalité, tel le fait la description chez Gracq, l'esthétique ─ l'esthétisation de la

nature ─ qui lui est liée se démarque alors par son style grandiose. Grâce à celui-ci, plutôt que

d'être dirigée vers les composantes du paysage, l'attention est portée sur sa globalité222. En

découle une impression d'immensité inhérente à l'appréhension de l'univers, qui confronte le

lecteur du monde à de nombreux excès. D'autant plus que cette dernière implique, entre

l'Homme et la nature, un imposant face-à-face. D'où peut-être que, suivant cette tradition, la

contemplation du monde suscite à la fois l'horreur et l'extase, le transport et l'effroi, le

ravissement et la crainte. Autrement dit, comme l'avance Saint-Girons, la réception du sublime

force le regardeur à « [s']enfoncer dans l’incompréhensible » et à « se laisser absorber par

l’ombre », « corrélats de toute [...] sublimation 223 ». Celle-ci correspond, en outre, à une

élévation, qui présuppose elle-même ─ quel frappant dualisme ─ une abyssale descente. C'est

aussi ce que suggère, d'après la même auteure, la formule hugolienne : « le sublime est en

bas224 ». Or, ce précepte n'est pas sans rappeler l'analyse que fait Gregory dans Un beau

ténébreux d'une idée que se font les romantiques, et plus particulièrement Hugo, de l'enfer.

Selon cette dernière, les abîmes s'apparenteraient à un « maëlstrom », à un puissant « vertige »

dont les « spirales [...] s'élargiss[e]nt sans cesse dans la profondeur » (BT-74). Puis, pareille

image peut rappeler à son tour ces vers de « La pente de la rêverie » du même écrivain :

Amis ne creusez pas vos chères rêveries;

Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries

Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort,

Nagez à la surface ou jouez sur le bord

Car la pensée est sombre! Une pente insensible

Va du monde réel à la sphère invisible;

220

Patrick Marot, « Le sublime ou l'éclat du manque », loc. cit., p. 9-10. 221

Marot donne notamment pour exemples la « lumière » et l'« obscurité » ou le « beau » et le « terrible ». Id. 222

Baldine Saint-Girons, Le sublime et son histoire, p. 7 [en ligne].

http://megotclips.free.fr/PHILOSOPHIE/L3%20Philo/Semestre%205/PHI%20%28S5%29%20Esth%C3%A9

tique/EAD0000261-1-1.pdf [site consulté le 3 janvier 2013]. 223

Baldine Saint-Girons, Le sublime et son histoire, loc. cit., p. 7-12. 224

Victor Hugo, Les Contemplations, édition critique établie par Pierre Albouy, Paris, Gallimard (Poésie),

1943, p. 291, cité par Baldine Saint-Girons, Le sublime et son histoire, loc. cit., p. 7.

105

La spirale est profonde, et quand on y descend,

Sans cesse se prolonge et va s'élargissant,

Et pour avoir touché quelque énigme fatale,

De ce voyage obscur souvent on revient pâle225

!

Suivant le fil de ces diverses analogies, force nous est d'admettre que la sombre mer d'Un beau

ténébreux partage nombre d'attributs avec le thème ou la métaphore océaniques chers aux

poètes romantiques français226. De fait, pareille aux vastes étendues moirées de certains de leurs

écrits, l'océan du récit gracquien figure la confrontation à l'infini, puis à l'inconnu. Pour

reprendre certains des concepts qu'Yvon Le Scanff associe à la thématique marine romantique,

par exemple, la mer d'Un beau ténébreux nous renvoie sans cesse à cette union terrible

joignant, d'un même mouvement, l'ordre et le désordre, l'invisible et le visible, le possible et

l'impossible227. Or, à en croire le chercheur, ces propriétés tendent aussi à apparenter le texte de

Gracq à la tradition du sublime naturel. D'autant qu'elle a sensiblement laissé sa trace dans les

textes d'Hugo ou de Chateaubriand228 . Donc, comme chez les romantiques, l'impénétrable

étendue marine d'Un beau ténébreux, sa « beauté déchirante » (BT-107) incarnent aussi

contradictoirement toute la force, la violence potentielle, contenue dans la nature.

Sublime, l'envergure de la mer provoque souvent chez les personnages d'Un beau

ténébreux tout autant une frayeur qu'une admiration. En eux, la contemplation fait parfois naître

une tension perceptive, celle-ci entraînant un dérèglement 229 . Tel est le cas d'Henri, par

exemple, qui, après avoir fui l'auberge suite à l'épisode quasi final du bal, se libère

complètement des contraintes de la socialisation pour devenir pure réceptivité, pure attention au

monde de sorte qu'il se « déleste », pour parler comme Sylvie Vignes-Mottet, « de tout ce qui

225

Victor Hugo, « La pente de la rêverie », dans Les feuilles d'automne, dans Les Orientales. Les feuilles

d'automne, édition établie par Pierre Albouy, Paris, Gallimard (Poésie), 1966, p. 274. 226

Par exemple, hormis le rapprochement avec les vers d'Hugo cités ci-haut, les descriptions de la figure de

l'onde dans Un beau ténébreux ne sont pas sans faire bruire, en écho, les mots de Chateaubriand (voir la note

242 à la page 108 de cette étude) ou sans faire songer au poème « L'homme et la mer » de Baudelaire (Charles

Baudelaire, « L'homme et la mer », dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 49). Surtout que ce dernier joue d'un

parallèle entre les insondables abîmes de l'homme et celles de l'océan qui trouve son équivalent dans Un beau

ténébreux. 227

Pour mieux saisir la nature et le fonctionnement des liens qui associent ces divers concepts tant à la

tradition sublime qu'au courant romantique, voir Yvon Le Scanff, « La tempête », dans Le paysage

romantique et l'expérience du sublime, Seyssel, Champ Vallon (Pays/Paysages), 2007, p. 83-90. 228

Id. 229

Pour Baldine Saint-Girons, la réception du sublime naturel entraîne un « dérèglement des sens ». Baldine

Saint-Girons, Le sublime et son histoire, loc. cit., p. 7-12.

106

l'alourdit, l'entrave, l'opacifie230 ». En prenant une pause pour profiter de la vue, l'évadé s'assied

au bord d'une falaise, en surplomb, d'où il entend la mer à ses pieds, « invisible » (BT-237), se

fracasser en un « sourd tonnerre, espacé de calmes » à intervalles irréguliers (BT-237). Tel

Christel dans sa rêverie océanique231, tout entier disponible au ravissement, Henri se met « à

regarder vers le large », « vaguement » (BT-237). Puis, paisible et « mystérieux », éblouissant

et « nocturne » (BT-237), le panorama observé devient pour le personnage source de

sublimation tout autant que d'adhésion : un enlèvement, un bouleversement, un envoûtement

opèrent sur lui, comme par charme. Il est, dès lors, saisi d'une fascination hypnotique, d'une

transe identificatoire. De telle manière que la pensée d'Henri devient rafales; le rythme de son

cœur s'accorde, presque parfaitement, au mouvement des vagues. Aussi cette transe coïncide-t-

elle aussi bien avec un accablement qu'avec un desserrement de la raison, un glissement des

sens et un abandon au paysage contemplé. Ceux-ci sont eux-mêmes reflétés, symboliquement,

par la décélération des fonctions vitales du personnage. Ainsi, tout comme le spectateur du

monde sublime, le regardeur gracquien ressort-il à la fois saisi et dessaisi232 de son expérience.

Afin d'illustrer cette hypothèse, reportons-nous directement à ce passage du roman où l'évadé se

livre à la contemplation :

Du côté de la terre, la lune éclairait obscurément des espaces paisibles, des champs

nus, terrassés par la magie nocturne. Une torpeur montait de ce gouffre, le fascinait.

Les mains glacées agrippées au roc, les jambes molles, il sentait sa tête s'emplir de

ténèbres tournoyantes, de rafales froides. Son cœur battait à coups inégaux. Il ferma les

yeux. De longues minutes passèrent, dans un vertige, un délire, auquel il s'abandonnait,

qu'il appelait. Il rouvrit les yeux sous la vive clarté de la lune, dans la nuit maintenant

complète. Une paix mystérieuse s'étendait sur la mer, presque immobile. [...] La brise

de terre, très froide, commençait à souffler. (BT-237)

À la lumière de ce passage et partant du postulat que l'ascension géographique de l'homme

répond, presque parfaitement chez Gracq, à une descente effectuée par le personnage en ses

profondeurs et ─ selon le mot de Vignes-Mottet ─ en sa pure « conscience d'être233 », nous

pouvons conclure à l'existence d'une certaine proximité entre l'expérience de réception du

sublime et la contemplation du paysage par le personnage gracquien. Surtout qu'en témoignant

230

Sylvie Vignes-Mottet, « Le sublime gracquien : “ bout[s]-du-monde ”, toits d'un monde », dans La

littérature et le sublime, Patrick Marot [dir.], Toulouse, Presses universitaires du Mirail (Cribles), 2007, p.

418. 231

Rappelons que les images employées par la jeune femme pour détailler sa perception des flots renvoient à

la coexistence d'une « peur », d'une frayeur inspirée par l'invasion et d'une « joie délirante », d'« une attente

extraordinaire », d'un plaisir d'« enfant qui cour[t] au-devant de l'écume » (BT-98) qui n'est pas sans faire

penser à l'expérience du monde proposée par la tradition sublime. 232

Nous empruntons cette formulation à Baldine Saint-Girons. Baldine Saint-Girons, Le sublime de

l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères (Littérature et Idée), 2005, 258 p. 233

Sylvie Vignes-Mottet, « Le sublime gracquien : “ bout[s]-du-monde ”, toits d'un monde », loc. cit., p. 418.

107

d'une telle concordance, ou d'une pareille correspondance, quasi sympathique, liant l'humain et

le monde, cet extrait nous donne étrangement à penser à ce qu'écrivait Le Scanff à propos de

l'expérimentation par l'Homme du sublime naturel : « Le sublime de la nature [...] témoigne [...]

d'une harmonie et d'une convenance paradoxales avec l'homme, placées sous le signe d'un

continuum énergétique et dont un plaisir complexe est le symptôme. L'ambiguïté de la nature

sublime trouve un écho au sein du cœur de l'homme qui la contemple234. »

À travers la présence envahissante de l'oxymore, nous pouvons également

reconnaître dans l'extrait qui précède une parenté formelle entre le style sublime et la prose

gracquienne. Plus globalement encore, si ce n'est qu'en raison de son registre généralement

soutenu, grandement hyperbolique, particulièrement antithétique et pourtant conciliateur, c'est

au roman entier que nous pouvons associer le pouvoir excessif, dualiste et unificateur235 de

cette esthétique. Aussi la description gracquienne procède-t-elle de figures qui en sont le propre

comme l'hypotypose, l'amplification ou encore la conglobation 236 . Tout comme dans

l'esthétique du sublime naturel, l'élévation est, d'autre part, sensiblement marquée dans Un beau

ténébreux, et ce, tant du point de vue thématique ─ à travers la représentation des hauteurs, des

ruines de Roscaër, des falaises, des précipices, des gouffres, des promontoires et des lieux

surplombants comme la chambre ─ que du point de vue rhétorique. On peut donc en déduire

qu'adoptant une grandeur, voire une magnificence qui n'en sont pas moins sombres, le style de

l'écrivain concorde souvent avec l'objet décrit. Outre la représentation de l'élevé237, qui légitime

le rapprochement d'Un beau ténébreux avec la tradition sublime, reste l'évocation du vaste et de

l'informe238 que l'on peut attribuer à nombre de scènes paysagères composant le récit. La

présence envahissante de la mer et de la falaise, ou du gouffre, dans le roman, voire de la dyade

formée par ces deux entités, concourt, entre autres, à produire cet effet. Notons, d'ailleurs, que

la reproduction de ce couple symbolique est tout autant caractéristique du courant dont Longin

avait jeté les bases que du texte gracquien239. Aussi l'océan et la montagne constituent-ils, pour

234

Yvon Le Scanff, op. cit., p. 224. 235

Une telle force de conciliation opère notamment à travers l'association, à la fois fusionnelle et antithétique,

des métaphores désertiques et des scènes marines dans Un beau ténébreux. 236

Semblable à l'hypotypose et en quelque sorte à l'énumération, la conglobation est une « forme de

suspension ou de sustentation ». Elle consiste à réunir, « sous un seul point de vue », plusieurs aspects relatifs

à un même sujet dont le dévoilement complet n'est accompli qu'à la fin, « fin vers laquelle convergent tous les

traits descriptifs et tous les arguments ». Catherine Fromilhague, Les figures de style, Paris, Nathan-

Université, 1995, p. 100, cité par Yvon Le Scanff, op. cit., p. 203. 237

Yvon Le Scanff, op. cit., p. 19-26. 238

Id. 239

Id.

108

plusieurs penseurs du XVIIIe siècle, les vestiges chaotiques du Déluge, ou d'une perturbation240.

On ne s'étonnera donc pas que ces masses naturelles suggèrent parfois chez Gracq l'imminence

d'un désordre et d'une catastrophe aussi bien que d'un ordre et d'une révélation. Toujours d'un

absolu. Enfin, il nous semble que les descriptions gracquiennes dévoilent souvent d'elles-

mêmes leur sublimité. L'étonnante récurrence des champs sémantiques de la noblesse et de la

majesté, deux attributs fréquemment impartis à la plage dans Un beau ténébreux, souligne, par

exemple, l'élévation du style de l'auteur. De même, une description que fait Gérard des

sensations simultanées de « douleur » et de « bien-être » qu'il éprouve au contact du large, et

ce, « jusqu'à la torpeur, jusqu'à la fascination » (BT-106) nous semble attirer l'attention sur le

caractère sublime de la caractérisation.

Le mouvement

L'association inextricable des pôles filée dans toute la prose gracquienne appelle des

remarques. D'une part, elle nous amène à considérer l'importance que prend un certain dualisme

dans la formation des paysages d'Un beau ténébreux. Et voilà qui nous incite à constater d'autre

part, pour parler comme Gracq, que le paysage « s'édifie en même temps qu'il se détruit »; qu'il

« est une chose qui change, [...] un équilibre instable » où s'opposent et se joignent « les forces

de surrection qui créent les montagnes » et « l'érosion» qui, par la suite, les ravine

constamment 241 . Dans Un beau ténébreux, pareil principe est lui-même observé tant les

mutations naturelles des sites sont sans cesse exposées. De même, tout au long du roman, en

plus d'être directement représenté par le déchaînement des éléments, le thème du mouvement

est notamment symbolisé par les champs sémantiques du remous, du ressac et de la bourrasque,

qui sans cesse détériorent et façonnent les paysages offerts à la vision. Ce perpétuel dynamisme

est, d'ailleurs, révélé par une formule de Gérard qui ranime en écho l'œuvre de

Chateaubriand : « plus rien que le vol continuel des nuages, l'herbe rase qui tremble et la “ mer

qui change toujours242 ” » (BT-87). Et ce renvoi nous pousse à son tour à remarquer qu'à

240

Alain Corbin, Le Territoire du vide, op. cit., p. 16, cité par Yvon Le Scanff, op. cit., p. 23. Voir aussi Alain

Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1997, p. 86-104. 241

Ces extraits sont tirés d'une transcription de l'entrevue radiophonique accordée par Gracq à Jacques Munier

en 2000. Celle-ci est citée par Sylvie Vignes-Mottet dans son étude « Le sublime gracquien : “ bout[s]-du-

monde ”, toits d'un monde ». Sylvie Vignes-Mottet, « Le sublime gracquien : “ bout[s]-du-monde ”, toits d'un

monde », loc. cit., p. 407. 242

Cette formule rappelle un extrait de La vie de Rancé de Chateaubriand : « Tout a changé en Bretagne hors

les vagues qui changent toujours. » Chateaubriand, La vie de Rancé, dans Œuvres romanesques et voyages I,

Maurice Regard [dir.], Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1969, p. 996, cité par NO-1204. Et ce

passage est aussi suggéré dans le fragment gracquien « Béatrix de Bretagne » (P-958).

109

l'image de l'océan, comme un grand corps sensible aux variations du temps qui passe du calme

au tumulte et du flot au jusant, tout paysage gracquien porte sui generis en lui la marque d'une

continuelle transformation.

Comme nous l'avons déjà suggéré, l’incipit d'Un beau ténébreux 243 nous indique

l'impulsion qui déterminera l'œuvre entière : glissement des jours d’été, associés aux loisirs, au

vagabondage et à la légèreté de mœurs autorisée par le temps, vers l'équinoxe et l’arrière-

automne (BT-11). De fait, c’est à l’usure et à la désolation que nous renvoient sans cesse les

panoramas de cette ouverture, la vague, le vent, les éléments y corrodant les choses ou les

faisant mourir. De plus, en revenant par la rétrospective sur les événements racontés, le

prologue aménage, surtout, cette « traversée de l’été » (BT-15) que sera la fiction. Puis, c'est

d'une même course du temps et des saisons que témoignera le journal de Gérard; c'est cette

même dessiccation, ce même flétrissement, puis cette abrasion, ce froid étonnant que l'on y

trouvera dès les toutes premières lignes : « Ce matin, promenade à pied à Kérantec. Les abords

de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s’étend à gauche toute vide, bordée de dunes

couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, [...], de fortes lames plombées [...]

cataractaient sur la plage. [...] [E]ntre les jetées [...] ces hautes ondulations contre les parois de

pierre [...] éclataient à l'air libre en gerbe glacée. » (BT-15) Et, très vite, le diariste évoquera

une sensation « navrante [...] de dépaysement » (BT-87). Ainsi, derrière les apparences

enchanteresses du paysage marin, la fin de la saison estivale, et la mort avec elle se feront sentir

dans le journal de Gérard de la même manière que dans le roman entier, sous le couvert

enchanteur du plus pur divertissement et de la fête, couvent le drame et le funeste, l’hypnotique

et le fantomatique, le « magnétisme puissant, [...] la solennité un peu fatale et grave des plus

grands soirs » (BT-199).

À vrai dire, partout dans le roman, l’on sent que le passage est déterminant de juillet à

août, d'août à septembre, puis ensuite à octobre tel une lente et longue descente jusqu'au

dénouement attendu, jusqu'au « battement de cœur préparé d'un lever de rideau » (ELEE-565)

qu'est la mort d'Allan. Et la transition entre les deux principaux modes de narration du roman,

celui du journal de Gérard et celui d’un narrateur omniscient, ne fait que marquer davantage le

changement des saisons. En fait, tout se passe comme si, se coagulant ou figeant dans le givre,

le paysage perdait peu à peu cet « épiderme changeant que [lui] fai[sait] le soleil et qui tant

243

« [...] Elle vit à peine, cette auberge du désœuvrement migrateur, où le flux des femmes en robe claire et

d’enfants soudain conquérants avec les marées d’équinoxe va fuir [...]. » (BT-11)

110

bien que mal [l']appareill[ait] à la vie » (BT-13). La venue de la saison automnale, avec tout ce

qu'elle comporte comme connotations funèbres, suggère alors un passage à l'agonie, à la

« consomption » (BT-106) : le « froid de la nuit marine saisi[t] à la gorge » (BT-214) comme la

main d'un bourreau. Combien de fois, si ce n’est que par le biais d'une métaphore

chromatique ─ encore une fois ─, la prose gracquienne rapproche-t-elle l’image du sable et

celle de la neige : « le sable [...] d’une surprenante blancheur, froid déjà comme une neige »

(BT-28), « les grandes écorchures des dunes, blanches comme du sel » (BT- 31)? C'est,

d'ailleurs, à travers ce symbole qu'une lettre de Christel insérée dans le carnet du diariste

multiplie les allusions à l'écoulement du temps : passage graduel d’une simple « escale » (BT-

130), d'un voyage estival, aux « journées vides […] de l’arrière-saison » (BT-130), puis à

l’image d’une plage « couverte de neige » (BT-130). Le temps lui-même est « duveté de bancs

d'ouate » dans Un beau ténébreux, « comme les vitres irrégulières d'une maison de neige. »

(BT-191) D'où que le sable soit si « froid » tout comme l'eau, qui sillonne à travers « les

gerçures des rochers » (BT-191). Aussi bien dire alors qu'agitations des vents; déflagrations des

flots; desséchement, désagrégation, glaciation de l'espace et passage du temps ne font toujours

plus qu'un dans le roman gracquien.

Une dégradation analogue à celle de l'espace est également palpable dans la description

des personnages qu’opère le roman. Ainsi, la magnifique Christel propre à « émouvoir

l’imagination », à susciter la « rêverie plus immédiatement que les sens » (BT-34), habitée dès

l’enfance de cette « obsession des mille possibles » (BT- 26), s’accrochera à Allan « des ongles

comme un noyé » (BT- 256) à la toute fin du texte. De même, Henri, lors de sa fuite, sera

d'abord pris d’un « frisson » (BT-235), « en proie à un malaise vague », à la fièvre (BT-236),

puis, toujours plus délirant, somnolent pour, enfin, s’effondrer, au terme de son évasion, épuisé,

transi, « glacé, les dents claquantes » (BT-239). Jacques, de chef prétentieux qu’il figurait au

commencement du récit, passera, à sa toute fin, du côté de la couardise et de la frayeur,

« [p]aralysé, gêné » à l'écoute du « coup de bélier des lames [de la mer] toutes proches »,

« pareil aux coups nocturnes frappés sur une porte » (BT-241). Tout comme Irène, d'ailleurs,

« [d]ressée à son côté, immobile comme un marbre, l'œil grand ouvert dans l'ombre, le visage

ravagé par une attention maniaque, panique, [tendant] l'oreille [...] au delà d'un abîme », « le

souffle court », « grelottante », tremblante, « emportée par une rafale de terreur suffocante »,

épouvantée par « le bruit des vagues » (BT-242-244). Pourtant si charnelle et si énergique,

Irène ne résistait-elle pas jadis à l’appel de l’inconnu qui, affleurant progressivement de

111

l'univers des personnages, séduisait, tenaillait et aspirait peu à peu Christel, Henri, Gérard?

Mais, voilà que, pétrifiée, la vigoureuse épouse d'Henri fait aussi surgir, comme ses pairs, à la

fin du roman l'image d'une sinistrée chargée par la débâcle, peut-être même emportée :

Longtemps, immobile, à travers le silence du hall qui l'approchait d'elle comme une

conque, Irène écouta battre la mer. Dans l'obscurité montante, les grandes glaces

reculaient dans une profondeur verte de sous-bois, un espace liquide où sa silhouette

flottait limpide, s'engluait, plongeait dans un glissement calme de nageur. [...] Debout

dans l'obscurité, une main s'appuyant incertaine au mur comme à un portant de théâtre,

immobile, tressaillant nerveusement au frôlement d'une branche, au choc assourdi

d'une vague, sentant glisser en elle une torpeur, un relâchement, une débâcle, Irène

demeurait là, incrédule devant cet avatar menaçant, ce lézardement brusque d'un décor

si tranquille ─ comme une bête au gîte écoute vaguement craquer les pas des chasseurs.

(BT-225-226)

La dérive

L'image de la dérive demeure prépondérante tout autant que plurielle dans Un beau

ténébreux. La récurrence des symboles du torrent, de la tornade ou de l'inondation le

démontrent bien, de même que la somme d'expressions liées aux thèmes de l'échouage, du

naufrage et de l'écoulement, ou encore celle des mots liés, immédiatement ou non, au motif de

la noyade, tissé en filigrane de tout le récit244. Tel le fait aussi l'omniprésence de la métaphore

surplombante de la demeure-vaisseau245. Et celle-ci donne, à son tour, lieu à une véritable mise

en rumeur. Par exemple, tandis qu'elle rappelle la passion de Gracq pour l'œuvre de Verne,

l'image du gîte-paquebot peut également faire penser à l'œuvre de Rimbaud246. Puis, le thème

de la barque en partance évoque, comme bien d'autres images dans Un beau ténébreux, la

nouvelle « A Descent into the Maelstrom247 » de Poe, plus particulièrement le bateau de ses

244

Pour constater la redondance de pareil vocabulaire, voir, entre autres, BT-42, 53, 87, 106, 120, 122, 127,

133, 159, 164, 165, 165, 167, 172, 184, 191-192, 198, 210, 217, 237-238, 253-256. 245

Nous empruntons cette expression à Michel Murat. Pour Murat, c'est à une « structure à la fois temporelle

et spatiale » de l'entre-deux qu'obéit le thème « du navire en partance, avec cet avatar que sont les demeures-

vaisseaux où s’installe un nomadisme princier » Michel Murat, L'enchanteur réticent, op. cit., p. 19. Notons

au passage que le thème de la demeure-vaisseau apparaît dans nombre de fictions gracquiennes comme Au

château d'Argol et Le rivage des Syrtes. 246

Le leitmotiv gracquien du bâtiment-embarcation peut rappeler un poème des Illuminations :

« Mouvement ». Arthur Rimbaud, « Mouvement », dans Illuminations, loc. cit., p. 192. Il peut aussi faire

penser, de manière symbolique, au « vaisseau d'or » et à la « barque élevée dans les brumes » d'« Adieu »

d'Une saison en enfer. Arthur Rimbaud, « Adieu », dans Une saison en enfer, loc. cit., p. 151. Comme l'a

démontré Odile Bombarde, d'ailleurs, plusieurs parentés formelles et thématiques tendent à lier entre elles

l'œuvre de Gracq et celle de Rimbaud du point de vue de leur traitement du paysage. La « lisière », la

« forêt », les « terrasses voisines de la mer », l'« auberge », le « château », la « jetée » les « sentiers » et le

« tombeau » d'« Enfance », par exemple, permettent ce rapprochement. Odile Bombarde, « Repères de

Rimbaud dans l'œuvre de Julien Gracq », dans Revue d'histoire littéraire de la France, 84e année, n

o 4 (juillet-

août 1984), p. 558. Voir aussi Arthur Rimbaud, « Enfance », dans Illuminations, loc. cit., p. 156-159. 247

Edgar Allan Poe, « A Descent into the Maelstrom », dans Complete Tales and Poems, op. cit., p. 114-125.

112

pêcheurs. Enfin, le motif du navire fait songer une fois de plus à l'imaginaire romantique, plus

spécialement encore à l'univers hugolien et à son « navire humain 248 ». Suggérant en

contrepoint la possibilité de franchir des frontières tout autant que celle de s'en éloigner, cette

image filigranée à travers l'œuvre nous semble, par ailleurs, refléter certains des ressorts de sa

prose par le biais d'un symbole. En effet, l'écriture gracquienne ne valorise-t-elle pas la lisière,

la marge, voire les zones de flottement : entre l'onirique et le réel, entre le fantastique et le

familier, entre l'inconnu et le commun? Pour Léon S. Roudiez, « le navire en haute mer est

l'analogue du pays inconnu, du pays du rêve249 ». D'où sans doute que le thème de la demeure-

esquif soit également prisé, si nous nous fions à ce qu'en dit Mourier-Casile, chez les

surréalistes250.

Mais, revenons pour l'instant au thème de la dérive pour noter à quel point tout le roman

gracquien semble porter sa marque. Nul besoin d'insister plus qu'il ne faut, d'abord, sur le fait

que les pages liminaires du texte font état de l'approche imminente d'un fléau. Comme nous le

savons, les journées évoquées par le narrateur y sont « glissantes, fuyantes »; « le flux des

femmes [...] et d'enfants [...] avec les marées d'équinoxe » y « fui[t] »; le « vent de mer » y est

« ravage[u]r » (BT-11); les images d'un « vacant tête-à-tête avec la mer » et d'une « plage pour

une saison abandonnée » à l'océan y annoncent la venue d'un désastre, d'un anéantissement;

elles laissent présager la fin, « je ne sais quelles traces obscures d'un incendie froid, d'un raz-de-

marée à sec » (BT-12). Par là, elles font penser à ce que disait Gracq à propos de Béatrix de

Balzac : « [à] l'approche pressentie de la tornade, l'exigence de la nudité tragique se fait si

urgente » (P-954).

Puis, le journal de Gérard, ses descriptions d'un village où certains s'étaient comme

ancrés pour le temps des vacances ne sont eux-mêmes, à certains égards, que récit d'une dérive.

Dans ses seules premières pages, le diariste décrit l'hôtel où il loge comme « un paquebot qui

s'illumine » (BT-17), puis comme un vaisseau qui « appareille [...] pour la traversée de l'été »

(BT-18). D'une manière approchante, le relief des dunes paraît au scripteur pareil à « un navire

assommé par la grosse mer » (BT-173), à un « cuirassé », « largué sur [les] avancées

brumeuses », « confronté pour l'éternité avec le large », « faisant corps » avec lui (BT-172). En

outre, le diariste écrit parfois à partir de la côte tel qu'on le ferait lors d'un voyage en

mer : « Sommes-nous donc parvenus si loin déjà? Le cri emportant des mouettes, si dépaysant,

248

Victor Hugo, « La pente de la rêverie », loc. cit., p. 279. 249

Léon S. Roudiez, art. cit., p. 79. 250

Pascaline Mourier-Casile, op. cit., p. 258.

113

tombe du haut de leur royaume sauvage, agrandit l'étendue de ses prolongements rauques. Sur

quelles perspectives peuvent s'ouvrir ces portiques de brumes, vaguement guirlandés d'oiseaux

de mer ─ cette côte cuirassée? » (BT-191) D'où, sans doute, que nous puissions aussi

reconnaître en Allan un capitaine obscur qui conduit un navire et son équipage tout droit à

l'écueil. C'est à tout le moins cette association que permet une description des plaisanciers, liés

par une « intimité inavouée » à la fin de l'été :

C'était soudain, au creux de la nuit tôt refermée comme s'ils se fussent trouvés

transportés dans le carré d'un navire pris au piège des glaces de l'hivernage ─ une halte

fantomatique dans le temps figé comme par le gel ─ plus rien désormais dans la fuite

des jours sur cette étendue rase qui comptât ─ que la présence comblante à bord du

capitaine, et au sein d'un détachement extrême de toutes choses, soudain toutes amarres

larguées sur ce navire voguant sur les plaines lisses, la naissance d'un autre ordre, d'un

ordre miraculeux... (BT-220)

Or, c'est au commencement d'un périple, en effet, que Gérard arrive à G. et qu'il y « échou[e] »

dès lors « par pur désœuvrement » (BT-42) comme Allan, d'ailleurs, si l'on en croit ce que dit le

narrateur qui l'a vu « échou[er] » dans « cet isolement des brumes ─ cet emmêlement facile à la

foule déracinée » (BT-184).

Ensuite, le dernier tiers du livre relate, lui aussi, semblable déroutement. Décrivant le

« monde dépaysé, désencadré, soudain livré à une sourde dérive, une fuite glacée et

miroitante » (BT-198) qu'est l'univers des personnages, le narrateur final multiplie lui-même les

métaphorisations d'un funeste délestage. Il raconte comment les villas apparaissent à Henri

comme « une épave couchée sur les grands fonds » (BT-230). Il rapporte aussi le rêve de ce

personnage et son récit associe l'image d'un village et celle d'un « vaisseau touché » au lourd

« pavillon noir » (BT-232). De sorte que, dans tout le récit, on croirait accéder à un même long

« péril » (BT-42) où, devant la tentation de même qu'au bord de la compromission, certains

personnages en viennent enfin à « brûler leurs vaisseaux » (BT-180).

À la lumière de ce qui précède, l'on peut donc encore conclure que le déroulement de la

fiction gracquienne dépend d'un triple mouvement, de passages coexistant, tant la dérive du

temps et du paysage semblent y redoubler celle des personnages et tant l'enlisement des actants

paraît coïncider parfaitement avec le déclin d'une saison et avec la modification de l'espace qui

en est subséquente. En somme, une métamorphose est simultanément et presque

symétriquement, voire symbiotiquement, constituée dans Un beau ténébreux d'une altération

des sites, peu à peu dépouillés de leurs nuances de chaleur et de vitalité, graduellement froidis,

gagnés par l'hivernage, et d'une transmutation des personnages, de plus en plus happés, inondés

114

par une sombre dérive. Dès lors, cette triple transformation peut rappeler les mots du poème

« Chant d'automne » de Baudelaire :

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;

Adieu vive clarté de nos étés trop courts!

J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours251

.

La langue secrète de l'espace

« Éclairer contre deviner », écrit Boie dans son commentaire du recueil Préférences,

« rien de plus révélateur que l'opposition entre ces deux attitudes. Toute l'œuvre de Gracq ─ y

compris sa réflexion critique ─ conteste la première et témoigne en faveur de la seconde252. »

Or, une étude plus approfondie de cette posture, héritée, entre autres, du romantisme allemand

et du surréalisme, n'est pas sans nous renseigner sur un principe qui se trouve, selon nous, au

fondement même de l'éthique gracquienne : en dépit de sa formation de géographe, il nous

semble qu'au-delà de la représentation fidèle d'un territoire donné, ce qui importe plus que tout

à Gracq, c'est la suggestion fondamentale d'un monde dont les innombrables variations agissent

à titre de signaux ou de révélateurs « de même qu'un thème enfoui dans l'orchestre qui court

sous le fil d'une mélodie [...] l'enrichit, la solennise, lui donne [...] une résonance, une charge

soudaine de sous-entendu » (BT-108). Ainsi, comme dans le récit poétique253, un certain ton,

une obscure insistance nous mèneront à croire dans Un beau ténébreux, tel Gérard et tous les

personnages, que « cette plage blême, ces landes confuses [qui forment la trame paysagère du

251

Charles Baudelaire, « Chant d'automne », dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 93-94. La triple mutation de

l'homme, du temps et de l'espace perceptible dans Un beau ténébreux rappelle aussi le poème « Adieu » de

Rimbaud et ses tout premiers mots : « L'automne, déjà! » Arthur Rimbaud, « Adieu », loc. cit., p. 151. Gracq

relève, dans Lettrines, que cette entrée, cette « note déchirante, panique [...] ouvre » ─ n'est-il pas intéressant

de constater que le poème rimbaldien est le dernier du recueil? ─ « la plus longue pente de la Saison en

enfer » (LE-208). La descente progressive vers l'hiver paraît même à Gracq constituer « tout le sujet de ce

livre » (LE-208). Procédant parfois de reprises directes, des échos d'« Adieu » retentissent, d'ailleurs, dans Un

beau ténébreux. Allan, par exemple, dit ne pouvoir « se contenter » des simples vues de l'esprit à moins qu'il

ne « possède la vérité dans une âme et dans un corps » (BT-83), l'expression étant tirée du poème rimbaldien.

Arthur Rimbaud, « Adieu », loc. cit., p. 152. 252

Bernhild Boie, « Notice de Préférences», loc. cit., p. 1385. 253

Pareil à un ailleurs idéalisé, « celui d'un voyage orienté et symbolique » (RP-9), l'espace du récit poétique

est pour Tadié « l'objet d'une quête, d'un savoir, d'un pouvoir, parce qu'il cache un secret; sa description ne

l'épuise pas. [...] Comparaisons et métaphores spatiales sont une superposition, une surimpression de lieux qui

dédoublent l'espace en deux niveaux, jusque dans les textes les plus rebelles, en apparence, à la

transcendance. » (RP-76-77) C'est pourquoi, selon le critique : « Le Pont traversé, Arcane 17, Un balcon en

forêt se construisent à l'écart des sommes romanesques [...] : c'est [...] qu'ils suivent un sentier à travers bois.

Au lieu de faire entendre tous les bruits de la terre, leur langage est secret, qui pour être compris ou plutôt

senti doit toujours être répété. La double nature de ces livres entraîne qu'au moment de connaître sinon notre

monde, du moins un monde imaginaire, le sens se fonde dans un langage tyrannique et qu'au moment de jouir

de ce langage se repose l'énigme des significations [...]. » (RP-11)

115

roman], le silence des avenues ensevelies dans les feuilles, [cachent] sans doute quelque chose

de maléfique » (BT-35). Et le texte témoignera alors d'une autre conviction gracquienne. C'est

que, pour l'écrivain, à travers la succession des heures et le défilé des saisons, les paysages

« parlent confusément, mais puissamment, de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin,

au-devant de nous »; « comme la perspective obscurément prophétisée de [la] vie »; ils

« atteignent plus d'une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi

pressentiment254 ». (ELEE-616)

Tel dans le poème baudelairien, les retentissements du paysage, ceux qu'éveillent et

qu'exposent les descriptions du roman ─ leur océan extraordinairement remué, écumant; leurs

rochers corrodés, usés par le sel; leurs chemins « sans familiarité et sans grâce » (BT-172);

leurs à-pics et leurs dunes « rudement éventées » (BT-171); leurs masses d'arbres secouées par

la bourrasque; leurs « grandes rafales lugubres » (BT-87); leurs ciels grondants; leur soleil

« irréel » (BT-191) et leur halo obscur, son cerne impénétrable; l'« air d'une pureté presque

irrespirable » (BT-229) ─, transmettront aux personnages comme une prémonition. La

description par Gérard de ces « journées de pressentiment, d'éventements d'ailes, d'adieux

mystérieux, de divinations confuses » où il n'y a « rien que la mer, rien que le sable ─ [...] cette

parabole infinie [...] ─ et comme un sacrifice à la beauté mortelle du jour sur cette côte perdue,

comme le pressentiment d'un poète, l'intimation confuse déjà des brumes de l'hiver au creux de

cette mollesse paradisiaque » (BT-106-107) en témoigne. C'est donc au contact du paysage que

le diariste a l'impression qu'ils sont, Christel et lui, « échoués là » tels les « convives d'une

noce, quand le bon cœur jovial [né] à l'assemblée [...] se défait » (BT-87). De fait, le scripteur

insiste lui-même sur ce parallèle :

Il m'est impossible de me défaire depuis quelques jours d'une image déliquescente de la

vie. C'est sans doute cette plage mal amarrée au sol, cette vague frange habitée, ce

suçoir des flots amers [...], cette bizarre marée continentale qui répond à quelque

nouvelle conjonction d'astres ─ et puis cette atmosphère cotonneuse des beaux jours

couverts, ─ cette conversation lunaire avec Christel. (BT-53)

Dans En lisant en écrivant, Gracq se demande :

Ce basculement des proportions et des préséances que Wagner a introduit entre le jeu,

les propos des personnages en scène, et le commentaire choral tout-puissant de

l'orchestre comme un bruissement de forêt, pourquoi serait-il interdit de l'opérer dans le

254 Soulignons que l'« engouffrement de l'avenir dans la délinéation, pourtant si ferme et si stable, des traits de

la Terre » est, pour Gracq, « l'aiguillon d'une pensée déjà à demi divinatoire ». D'où que « le don de

clairvoyance », soit lié pour l'écrivain, « comme indissolublement, à l'embrasement par le regard de quelque

vaste panorama révélateur ». (ELEE-616) Gracq avait, par ailleurs, avancé les prémisses de cette réflexion

dans son texte radiophonique « Les yeux bien ouverts » (P-845-848)

116

roman? et de faire rétrograder les amours et les querelles, les raisons et les

escarmouches des protagonistes au bénéfice de la pulsation-mère du grand orchestre du

monde? Dès que j'ai commencé à fréquenter le théâtre lyrique, j'ai été fasciné par ces

brèches si béantes et si éloquentes, pratiquées dans la continuité du chant, brèches où il

semble que ténors, basses et soprani sur la scène, et non seulement le public au fond de

l'obscurité, se taisent pour laisser venir battre autour d'eux le flux de toute une marée

sonore, comme s'ils faisaient silence; interdits, autour de la révélation confuse, qui

déferle, de tout ce qui mûrit pour eux et pourtant hors d'eux. (ELEE-640)

Or, ce passage fait écho à un long exposé métaphorique ─ de nature quasi critique, pensons-

nous ─ que l'on trouve dans Un beau ténébreux. Car c'est à une inversion des préséances

semblable à celle que Gracq remarque dans l'œuvre wagnérien que peut faire songer, sans

doute, un commentaire réflexif qu'y fait Allan sur le jeu d'échecs. Il rapproche, de surcroît, le

carré d'hiéroglyphes qu'est la planche de jeu et « toute œuvre d'art » (BT-78-79) :

On peut ressentir [...] le monde comme ce carré d'hiéroglyphes d'un problème d'échecs

[...] où un certain foyer découvert bouleverse pour l'esprit la puissance des pièces, la

perspective des cases [...].[...] Il s'agit d'un monde suspendu, aux apparences brouillées,

dont l'existence même, l'armature, à y regarder de plus près, ne tient qu'à la révélation

qui s'y embusque. [...] Ce que j'ai en vue [...] c'est ce goût inéluctable de chercher à une

œuvre parfaite, invisible, une clé d'or sur laquelle il suffirait de poser le doigt pour que

tout à coup tout change. [...] Il y a matière à d'amples réflexions dans le fait qu'un chef-

d'œuvre se reconnaît ─ entre autres choses, plus qu'autre chose ─ à certaines

proportions, ou plutôt disproportions singulières, absolument à mon sens irréductibles

à l'art extérieur et au demeurant bien sommaire de la composition. [...] Je suis

convaincu que si je pouvais voir sous son vrai jour cette phrase, peut-être ce mot

central, focal, qui m'échappe toujours et que pourtant me désignent, courant à travers la

trame du style, certaines orbes grandioses et concentriques [...], ─ alors je sentirais

changer ces pages dont le secret enseveli me bouleverse, et commencer le voyage sans

retour de la révélation. [...] Toute œuvre est un palimpseste ─ et si l'œuvre est réussie,

le texte effacé est toujours un texte magique. (BT-78-79)

À tout prendre, de cette réflexion du protagoniste, il est certes permis de penser qu'elle met à nu

le fonctionnement du récit gracquien. Car, bien que de nombreux auteurs ─ dont certains

spécialisés en sciences de la Terre comme Marc Brosseau ou Jean-Louis Tissier255 ─ aient

démontré la précision quasi savante du vocabulaire de l'écrivain, la description de paysages

n'agit-elle pas, somme toute, chez Gracq, et ce, à la manière du commentaire choral chez

Wagner, comme une brèche dans la trame de l'intrigue? Partant de ce constat, ce que,

constitutifs de l’univers quasi poétique d'Un beau ténébreux, de sa poétique élémentaire, les

motifs et les thèmes qu'y convoque sans cesse la représentation des paysages ─ l'obscurité, la

densité, le déchirement, l'assourdissement ─ nous suggèreraient surtout, ce serait l'existence

d'un texte sous-jacent, toujours à déchiffrer. Et les images, les symboles et les métaphores

naturels qu'évoque à foison l'écriture gracquienne nous persuaderaient de l'existence d'un

255

Voir Marc Brosseau, op. cit. et Jean-Louis Tissier, « De l'esprit géographique », art. cit., p. 50-59.

117

mystère dont la clé n'est jamais que suggérée par des orbes grandioses, orbes qui font

augmenter la tension dans tout le roman ─ parfois même, dirions-nous, jusqu'à son extrême

limite.

Plus encore, nous irions jusqu'à avancer que les panoramas gracquiens sont comme un

appel à la mort, encrypté; comme la mort qu’Allan dissimule sous sa « toilette de bal » (BT-

205) ─ et qu'il exhibe à la fois, fièrement, telle une fleur à sa boutonnière256 (BT-204). Comme

nous le savons, dès les premiers jours de l'été, les flots affichent un aspect des plus funestes

avec leurs airs voilés d’approche de tempête. Dès lors, la « hâte inépuisable de la mer à

l'arrière-plan » (BT-17) devient exhortation « impitoyable », cri de « foule cruelle

d'amphithéâtre qui hurle monotonement » (BT-129) lors d'un combat antique (BT-58) et qui

annonce la mort; « rumeur d'émeute » (BT-12), « rumeur [...] harcelante » (BT-229-230) qui

immanquablement frappe l'ouïe et qui vient supplicier les personnages du roman. Comme si

une langue secrète, un texte magique, un bruissement de forêt, émanait de l'espace.

La correspondance

Presque démesurée, la multiplication d'adverbes et d'adjectifs comme brusque, tout à

coup, soudain257 nous pousse aussi à penser qu'une singulière signalétique sous-tend tout le

texte d'Un beau ténébreux. Et celle-ci ne nous oblige que davantage à considérer la puissante

force de suggestion de cette autre dérive qu'est la description pour Gracq. Car, comme le dit

l'auteur :

En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener nulle part), chemin qu'on

descend, mais qu'on ne remonte jamais; toute description vraie est une dérive qui ne

renvoie à son point initial qu'à la manière dont un ruisseau renvoie à sa source : en lui

tournant le dos et en se fiant [...] à sa seule vérité intime qui est l'éveil d'une dynamique

naturellement excentrée. [...] La description, c'est le monde qui ouvre ses chemins, qui

devient chemin, où déjà quelqu'un marche ou va marcher. [...] Ayant toujours partie

liée en profondeur avec les préliminaires d'une dramaturgie, la description tend non pas

vers un dévoilement quiétiste de l'objet, mais vers le battement de cœur préparé d'un

lever de rideau. (ELEE-564-565)

Qui plus est, l'utilisation symptomatique de ces locutions adverbiales ou adjectivales nous

semble participer, sur le plan stylistique, de l'économie même de l'écriture gracquienne. Elles

256

Comme nous l'avons déjà mentionné dans la première partie de cette étude, le parallélisme est lui-même

renforcé par le texte qui renvoie, tout en l'interprétant, au poème « Baigneuse du clair au sombre » de

Capitale de la douleur : « “ Dormir dans la mer ”, comme le dit Éluard. “ Dormir dans la mort? ” » (BT-57) Il

y aurait tout lieu de sonder plus attentivement l'intérêt que porta Gracq à ce recueil tant sont nombreux les

échos, thématiques et stylistiques, qui résonnent entre celui-ci et Un beau ténébreux. 257

Fait intrigant en soi, la relance de cet adverbe constitue également un renvoi répétitif à l'aphorisme « [le]

diabolique c'est le soudain » (BT-160), soi-disant emprunté par Gérard à on ne sait quel philosophe.

118

reflètent son fonctionnement par renforcement progressif de la montée dramatique ou de

l'écoulement. Elles exercent une « pression cumulative » et traduisent cette autre poussée « que

vien[nent] exercer sur les dernières scènes d'un roman [...] [les] secrets processus de

capitalisation [...] contribu[a]nt [...] à son enrichissement » (ELEE-608). Car la prolifération de

ces mots nous paraît soutenir la constante, et graduelle, mise en scène d'un qui-vive opérée par

l'intrigue, par la fiction. La dispersion effrénée de ces termes ne s'avère alors contribuer que

davantage à l'incessante amplification du sentiment d'inquiétante étrangeté258 qui découle du

récit. D'autant que, désignant une rupture ou un surgissement, une précipitation, les précédents

adverbes mettent vraisemblablement en relief, par accumulation, l'augmentation perpétuelle

d'une tension qui meut le texte comme intrinsèquement. Ils dévoilent, par là, en creux toute la

vulnérabilité, toute l'indétermination auxquels sont livrés les personnages, flottement également

symbolisé dans le roman par les thèmes récurrents de l'embrun, de la brume, du brouillard.

Enfin, ces quelques vocables-signaux ne sont-ils pas liés, chez Gracq, à la perspective d'une

perturbation, voire d'un cataclysme? Ne renvoient-ils pas, par ricochet, à l’idée de la mort, dont

on devine, tout au long du récit, qu'elle est l'aboutissement du parcours emprunté par les

personnages? En soulignant, comme plusieurs autres signes, l'imminence d'un foudroiement, en

en traduisant, même, la réalisation, ne reflètent-ils pas à la fois le caractère, fulgurant et violent,

de la destruction et de la catastrophe? Les propos de Gérard eux-mêmes en attestent : il sent,

« tout à coup259 », un matin, « au plein cœur de l’été, comme au cœur du fruit la piqûre du ver

dont il mourra, la présence miraculeuse de l’automne », « l'espace soudain sensible » (BT-106).

Entre autres parallèles établis entre les personnages et les paysages dans Un beau

ténébreux, un passage ─ exemplaire de la transformation simultanée qui anime le temps,

l'espace et les figures humaines du roman ─ témoigne spécialement de cette fulgurance.

Exposant la concordance mise en place entre deux manifestations, tout autant subites

qu'insolites, de renversements, météorologiques et humains, une forme d'ubiquité s'y établit

entre un malaise relationnel ─ gagnant progressivement l'interaction de Jacques et de Gérard

lors d'une rencontre ayant lieu entre les deux personnages ─ et une perturbation du climat ainsi

que du décor environnant. Cette coïncidence semble alors correspondre à une métamorphose,

258

Engendrant comme un profond décalage entre l’absence d’événements qui particularise la fiction et

l’inquiétude, ou l'attente, que manifestent ses personnages, cette prolifération adverbiale n'accroît que

davantage l'effet de tension qui découle de certaines descriptions du récit. L'expression de brusques

changements agissant, dans le texte, à titre de signaux, de révélateurs nous paraît, dès lors, à même de

communiquer un trouble au lecteur du roman. 259

C'est nous qui soulignons.

119

semblable en tous points à celles que Gracq qualifie de « changement[s] à vue260 ». Après s'être

ébroués « à grands rires [...] et avec force claques dans le dos » (BT-37) au bain de mer matinal,

après avoir partagé leurs premières cigarettes « comme on se passe le calumet de paix » (BT-

37), Jacques et Gérard entament une conversation, banale, mais dont le sujet, Christel, leur tient

grandement « à cœur » (BT-37). Leur discussion s'« échauff[e] » (BT-41) donc vivement. Elle

tourne même vite au duel. Parallèlement, la simple plage « à la gentillesse passagère de dix

heures » (BT-36), celle où se tiennent les deux nageurs, devient brusquement « vide»,

« lugubre, froide » (BT-39), dénuée, vidée d'un seul coup de ses airs de « Montparnasse bon

enfant mêlé à la gouaille matinale261 » (BT-36). Tandis que les propos tenus par les deux

vacanciers tiennent de plus en plus de la joute verbale, alors même que leurs esprits

s'enflamment et que leurs mots heurtent de plus en plus la sensibilité de leur adversaire, le

temps, le ciel au-dessus des deux hommes, se couvre à une vitesse inexplicable. La plage se

déserte subitement, la mer s'assombrit soudainement. Une citation du journal de Gérard laisse

alors présumer de cette interdépendance, insondable, qui semble lier, sur le coup, les deux

estivants à leur environnement :

Nous nous arrêtâmes. Jacques me regarda d'un air singulier. Le paysage s'éteignait

dans la grisaille d'un nuage brusque. [...] Quelle étrange tournure le colloque avait pris

en quelques instants, sans raison apparente. J'eus le sentiment très net d'un de ces

déraillements du rêve où l'on franchit insouciant une porte accueillante − et tout à coup,

derrière, s'étend à perte de vue un paysage glacé, insolite, une campagne de peste et de

cauchemar, sous une lumière triste. (BT-38-39)

Enfin, une fois de plus à la lumière de ce passage, l'on peut être assuré que les descriptions

paysagères gracquiennes obéissent à certains principes, aussi bien stylistiques que thématiques,

propres à l'art de réconcilier les contraires. Ainsi, d'édéniques et d'amènes qu'ils étaient, de

légers et d'insignifiants, c'est aussi promptement que les paysages procurent des visions graves,

dramatiques, inhospitalières, presque infernales, toujours par le biais d'une étrange dérive.

Les symétries associant les personnages et l'espace sont innombrables dans Un beau

ténébreux. À ce point qu'actants et paysages y sont parfois même caractérisés par les mêmes

260

Gracq emploie cette expression qui lui est chère ─ l'écrivain y recourt aussi souvent dans ses fragments,

notamment dans ceux composant le recueil Carnets du grand chemin ─ dans Un beau ténébreux (BT-66). Par

ailleurs, un extrait de ces Carnets rapportant les souvenirs d'une campagne militaire nous donne à penser que

le changement à vue possède, pour l'écrivain, un caractère foncièrement onirique : « À gauche, la route [...]

dominait un pays bas où l'œil ne saisissait aucune ligne, aucun objet discernable, mais d'où montait une faible

haleine mouillée qui parlait de la mer. La solitude brusque, le silence sans fond faisaient penser aux

changements à vue du rêve, où une porte qu'on pousse se change en tapis volant, donne instantanément sur un

autre climat, une autre contrée, une autre époque. » (CGC-1016) 261

Remarquons, encore une fois, combien ces deux expressions trahissent l'aspect initialement cliché du cadre

spatio-temporel de la fiction.

120

attributs, à l'aide du même vocabulaire, des mêmes images. À preuve, dès le jour suivant le

débat incongru survenu sur la plage entre Jacques et Gérard, ce dernier écrit : « Je me suis senti

aujourd'hui singulièrement déprimé, tout isolé dans cette petite ville oisive où je ne connais

personne et où je n'ai que faire, où j'ai échoué par pur désœuvrement. » (BT-42) Or, est-ce un

hasard si quelques heures après avoir consigné ces mots, Gérard sort se promener par-delà le

phare de la plage, là où, loin de toute vie, « s'étend [...] un paysage complètement nu, [...] tout

tressaillant du tonnerre de grands rouleaux de vagues sur le sable désœuvré » (BT-42)? En fait,

tout se passe souvent, dans le roman gracquien, comme si les personnages étaient liés à l'espace

aussi bien par métaphore que par métonymie 262 . Dès leur rencontre, Gérard perçoit, par

exemple, Henri comme un être « nuageux » (BT-32) et « désorbité » (BT-59); Allan, comme un

individu « volcanique » (BT-46), « mal dissocié de l'entrelacement primordial des branches »

(BT-56), pareil à une « brume insolite de grand large » (BT-65) ou à un « aérolithe » (BT-184)

et Dolorès se présente au scripteur « plus belle que le jour, de cette beauté [...] perpétuellement

comme vacillante à la cime d’une falaise » (BT-54). Ainsi, outre les figures de style servant à

donner corps aux panoramas bretons, de nombreux rapprochements sont effectués à sens

inverse entre les figures humaines d'Un beau ténébreux et la nature qui les entoure et les porte.

Et, comme les métaphores organicistes mobilisées par Gracq pour décrire le paysage, ces

associations se déclinent en une grande variété; elles procèdent, au surplus, d'une forte

polysémie, parfois même du détournement ou du néologisme. Notons, pour illustrer cette

hypothèse, que Gérard se souvient de Christel par le biais d'un emblème, celui de sa

« conversation lunaire » (BT-53). Dans semblable perspective, une « phrase » revient

« brumeusement » (BT-101) à l’esprit du narrateur lorsqu'il écoute, à Roscaër, les souvenirs de

déambulations nocturnes du héros. Enfin, s'ils font de Christel un être lunaire, ou mélancolique,

d'Allan, un grand trouble au large ou d'Henri, un corps céleste désorienté, ces divers parallèles

reflètent encore une fois, tout autant qu'ils les marquent, une confusion, voire une adéquation,

qui, peu à peu, s'établit entre les actants gracquiens et leur environnement.

Par ailleurs, si elles confèrent souvent aux paysages côtiers l'apparence d'un corps

humain, empreint de vie et de sensualité, les descriptions d'Un beau ténébreux ont également

recours à la métaphore animalière pour mettre en relief les traits distinctifs du

262

Nous empruntons cette formule à Alain Roger. Selon ce critique, le rapport du personnage de Gilberte à

l'espace chez Marcel Proust peut être considéré sous le même éclairage. Alain Roger, Court traité du paysage,

op. cit., p. 180. Plus généralement encore, selon Jean-Yves Tadié, le personnage du récit poétique « est

associé à l'espace par métonymie et le symbolise par métaphore » (RP-77).

121

décor romanesque. Ainsi le terrain de golf est-il « [vaste] et doucement ondulé comme la belle

toison d'un animal sauvage » (BT-21). Les ombres portées par les arbres sur une lande et sur

l'eau d'un lac ─ « au milieu de [s]es beaux méplats luisants de bête étrillée » ─ ressemblent à un

« hérissement » (BT-92). La soudaine « passée du vent » sur le rivage est pareille à une « bête

peureuse qui débûche », brusquement (BT-234). Du coup, les figures animalières convoquées

par la prose sont aussi souvent associées à l'idée de prédation ou de parasitage : le paysage

ressemble à un félin qui veille, fouettant l'air de la queue comme d'une « oriflamme[...] » (BT-

17). La mer « tire le sang d'un grand corps à la peau » (BT-53) comme un « suçoir » (BT-53),

celui-ci suggérant par synecdoque l'image d'une sangsue. Et, comme nous l'avons déjà souligné,

la plage donne à Gérard l'impression d'une arène, monumentale, solennelle, d'une saisissante

tauromachie (BT-58). Semblables métaphores sont, d'ailleurs, plus d'une fois convoquées à

travers le roman. Tant et si bien qu'elles y attirent à nouveau l'attention sur l'idée de mort. De là,

ces symboles participent à l'élargissement perpétuel du réseau métaphorique renvoyant, dans le

texte, au risque d'anéantissement, à la pulsion thanatique, voire à la fatalité qui ourdit l'intrigue.

De plus, dans la mesure où le paysage animalisé et la venue d'Allan, cet « oiseau d'orage » qui

annonce la « tempête » (BT-75), traduisent, ou annoncent, tous deux l'imminence d'une

disparition, la figure de la bête tend, elle aussi, à apparenter le protagoniste et la nature

artialisée d'Un beau ténébreux. D'autant que, tout comme le paysage, Allan affiche, aux yeux

de Gérard, les traits caractéristiques de l'animal sauvage. De fait, les comparaisons du héros

avec l'image d'un fauve sont elles-mêmes reconduites tout au long du récit : « jaguar

immobile » et griffu (BT-66, 75, 97), Allan appartient à la race des êtres « mieux accordés que

d'autres au bond » du félidé (BT-56). Aussi bien dire alors que, si Christel, Henri, Gérard

restent a fortiori attirés, fascinés, envoûtés par le protagoniste, c'est sans doute qu'ils sentent en

lui la manifestation d'une puissance, naturelle ─ fût-elle la mort ou cet instinct primitif, ce

débridement, cette force indomptée ─, qui, par Allan, à travers lui, leur fait signe. Ainsi, tel la

nature qui met en alerte, le personnage représente pour le narrateur cette « bête lâchée » (BT-

62) qui appelle une détresse et dont la présence se reconnaît à « un remous furieux », à une

« sarabande affolée, à fleur d'eau [...], des petites crêtes liquides, quand prend le large le grand

poisson carnassier » (BT-52-53). Ce qui nous amène, à nouveau, à considérer l'importance de la

quête dans le roman gracquien, ce thème y devenant, par là, doublement effectif.

122

La coïncidence

Comme nous avons pu le laisser entendre, les êtres habités par l'attente dans Un beau

ténébreux paraissent envisager avec la même agitation, la même angoisse et la même fébrilité

tant les signes qui sourdent du paysage que le halo obscur de la mort d'Allan. C'est que, s'il

représente pour Christel comme la proximité d'un grand voyage, tel les paysages du roman, le

héros gracquien emblématise le voyage sans retour de la révélation qu'il évoquait lui-même.

D'où qu'en considérant les motifs du séjour du beau ténébreux et de sa compagne, Gérard en

appelle aussi bien à l'image d'une tornade qu'à celle d'une dérive, celle-ci n'en devenant, dès

lors, que plus récurrente dans tout le récit (BT-54). Et ces métaphores sont alors les premières

d'une longue série de parallélismes qui donne lieu, dans le récit, au déploiement des

correspondances. Par exemple, alors que les « secrets » du sombre personnage apparaissent à

Gérard « dressés comme une apparition sur la mer au cœur d'un cyclone » (BT-54), Henri voit,

pour sa part, la « haute silhouette » du protagoniste « voguant isolément sur [la] plage » (BT-

234) à la fin du récit et Christel sent, « tout au fond » d'elle, le paysage marin « se dissoudre »,

« comme une apparition » (BT-165).

Suivant le fil de ces analogies, nous pouvons percevoir en Allan le maelström263, le

courant tournoyant qui happe et qui attire, presque magnétiquement, tout ce qui se trouve sur

son passage. Surtout que, comme au milieu d'un typhon ou d'une trombe ─ figures que le

diariste associe au personnage dès leur rencontre (BT-54) ─, tout est explicitement

« condamné » avec le héros; tout est « promis d'avance au naufrage » (BT-159).

N'« assiste »-t-on pas, en effet, à Allan « comme à un cataclysme naturel, élémentaire » (P-

969), pour reprendre les mots qu'emploie Gracq afin de qualifier les figures humaines du

Penthésilée de Kleist? Allan n'est-il pas comme une déflagration au milieu d'un monde

désœuvré de vacances? N'est-il pas une « conduite forcée à l'écoulement paresseux d'un

fleuve » (BT-122)? Peu importe l'hypothèse que l'on retiendra ─ que l'on perçoive Allan

comme un remous descendant aux orbes concentrique, un vertige océanique aux vagues

augurales, ou qu'on lui associe les rôles de capitaine au long cours ou de chef de manœuvre ─,

n'est-on pas forcé d'admettre, surtout, que les personnages du second roman gracquien

demeurent tributaires de forces d'attraction, voire d'envoûtements, qui ne sont autres, somme

toute, que celles qu'exercent le beau ténébreux et le paysage sur leur environnement? N'est-ce

263

Ce portrait symbolique du héros n'est pas pour surprendre le lecteur attentif au plaisir sans borne que

procurait, au début du roman, un plongeon à Allan. La « dissolution » dans « l'eau verticale le pénétrait d'une

volupté si intense que malgré lui ses yeux se fermèrent tout à fait » (BT-56).

123

pas là pas, en quelque sorte, tout le sujet du livre, comme disait notamment Gracq à propos de

l'automne rimbaldien264? Gérard ne compare-t-il, d'ailleurs, la lettre265 que lui a remise Gregory

pour l'aviser de la visite de son ami et le faisceau lumineux d'un phare, destiné à « signaler

l'approche de certaines zones dangereuses » (BT-162)?

De ce point de vue encore, Allan n'est-il pas pareil aux paysages qui le ceignent : un

« sol » qui « supporte mal la vie » et « l'expulse » (BT-191-192) ─ d'où, « vraiment », dit

Gérard, l'on « tourne le dos » (BT-87) à cette dernière ─ et qu'« [o]n voudrait [...] fouler pour la

dernière fois, pour un grand départ » (BT-192)? Admettant ces prémisses, le héros et sa mort,

les panoramas et leur déliquescence ne constitueraient-ils pas, après tout, le même avatar de

l'abîme et du memento mori? Car les vacanciers dérivent dans leur environnement, engouffrés,

aspirés, enlisés, comme au cœur d'un vortex. Ne manifestent-ils pas, en effet, l'impression de

s'y « engluer » (BT-200) comme au sein d'un funeste « paysage de déluge » (BT-17)?

L'« espace » ne devient-il pas « liquide », aux yeux de Gérard, « comme une chose qu'on peut

boire, qu'on peut absorber » (BT-106)? Dans cette perspective, d'autant qu'elles sont employées

pour décrire tant le protagoniste que les panoramas, les métaphores de la dissolution et de la

liquéfaction reflèteraient le rapport d'emmêlement qui lie l'humain au monde dans Un beau

ténébreux. Car ces images renvoient, tour à tour, à l'envahissement que subissent les

protagonistes du roman et à leur osmose symbiotique avec les environs. Qui plus est ─ la

comparaison qui précède en atteste ─, cependant que leur environnement se dilue et se clarifie

tel une matière fluide, merveilleuse et sinistre, les personnages peuvent eux-mêmes l'absorber.

Et, pourtant, ils y sont eux-mêmes tout à la fois submergés, entremêlés. C'est donc en quelque

sorte d'une interdépendance, d'une indivisibilité, voire d'une réversibilité que témoigne, par là,

l'imaginaire aquatique du roman gracquien. Et l'on constate ainsi, par elle, plus encore à quel

point la communication entre les personnages et l'espace est maintenue fermement tout au long

du récit. Gracq nous lancera lui-même sur cette piste dans En lisant en écrivant lorsqu'il écrira :

Les personnages [...], dans un roman tout comme dans la vie, vont et viennent, parlent,

agissent, tandis que le monde garde son rôle apparent et passif de support et de décor.

Pourtant quelque chose les rapproche puissamment, qui ne tient aucune place dans la

vie réelle : hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les

264

Voir la note 251 à la page 114 de cette étude. 265

Quant à cette similitude liant Allan et la trombe océanique ─ qui n'est pas sans faire penser, nous l'avons

déjà suggéré, à la nouvelle de Poe « A Descent into the Maelstrom » ─, cette missive demeure, d'ailleurs,

extrêmement probante, avec ses images de ruissellement (BT-63), de « débouchés », d'écueils et

d'« irisation[s] » (BT-65) de « spectre[s] » et de « gouffre » (BT-69), de concentricité (BT-73), de « spires »

et d'« enfer » (BT-74), d'« obscurs dangers » (BT-76).

124

uns et les autres à égalité matière romanesque ─ à la fois agis et agissants, actifs et

passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les

torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, qui amalgame sans gêne

dans ses combinaisons cinétiques la matière vivante et pensante à la matière inerte, et

qui transforme indifféremment sujets et objets [...] en simples matériaux conducteurs

d'un fluide. (ELEE-558).

Et l'on pense aussitôt à la critique que formulait Maurice Blanchot à propos du roman :

Dans la magie, les choses cherchent à exister à la manière de la conscience, et la

conscience se rapproche de l’existence des choses. D’un côté, les rochers, la chambre,

l’étang semblent receler une intention et cacher une disponibilité énigmatique. De

l’autre les hommes perdent leur liberté, ont des airs de somnambule en plein jour, sont

aux prises avec une espèce de glu cosmique, de « dissolution brumeuse et géante266

».

Et Blanchot de percevoir dans Un beau ténébreux « un tout indistinct267 » où il n’y a plus de

perspective à tracer, plus rien à classer, à hiérarchiser, tant chaque particule ou chaque

élément, pour reprendre des métaphores gracquiennes, dans ce « monde magique » qu'est

l'univers du roman, sont « lié[s] »; tant ce dernier existe fonctionne « comme unité268 », tant

tout coïncide.

266

Maurice Blanchot, art. cit., p. 37. Blanchot cite Un beau ténébreux (BT-74); l'image qu'il reproduit est

tirée de la lettre adressée par Gregory à Gérard. 267

Ibid., p. 36. 268

Maurice Blanchot, art. cit., p. 37.

125

CONCLUSION

Abysse insondable que l'on peut fouiller, explorer ad infinitum, le texte d’Un beau

ténébreux admet un flot de lectures et d'interprétations, tant et si bien que la signification du

roman paraît en tous points irréductible. Car, nous espérons l'avoir montré dans cette étude, un

puissant courant le traverse tout entier, oscillant entre un canevas, un cadre ou une matière des

plus entendus et la description, l'évocation, voire la suggestion d'un envoûtement ainsi que

d'une dérive hautement symboliques. Le banal, le trivial ou le cliché mondain sont ainsi peu à

peu recouverts par une quête, un destin, des paysages grandioses jusqu'à ce que tout

s'amalgame comme des vagues s'enfleraient, s'ajouteraient les unes aux autres et se

confondraient brusquement sous un ciel d'orages et sous la poussée de grands vents

singulièrement animés.

Comme nous l'avons vu en premier lieu dans cette étude, Un beau ténébreux fond

ensemble stéréotypes et références; il associe les mythes, marie fiction et commentaire jusqu'à

mettre en péril l'illusion de réel. Le personnage y côtoie, d'ailleurs, les héros de la littérature

auxquels il est apparenté et auxquels, parfois, il s'identifie. S'ensuivent de nombreux

embrouillements, une incessante démultiplication typologique, une problématisation

perpétuelle de la caractérisation, voire de la représentation. En fait, le roman semble tellement

marqué par la référence et par la polyphonie qu'il se soustrait presque entièrement à l'emprise

du naturalisme. En résulte une aliénation, c'est-à-dire une dépossession, voire une déréalisation

des actants qui n'existent, plus ou moins, autrement qu'à travers le groupe. Dès lors qu'elles sont

désentravées de tout devoir, donc instables, insaisissables, évanescentes et fondamentalement

disponibles à la quête, à la contemplation et au ravissement, les figures humaines du texte

gracquien s'apparentent quelque peu à des spectres qui gravitent et s'attirent, rassemblées autour

d'une figure centrale, Allan, au cœur d'un paysage tout-puissant. Ils ressemblent aussi à des

pellicules sensibles où les préférences littéraires auraient laissé leur marque tout autant que les

traits de l'espace, fascinants, imposants. C'est dire à quel point un affranchissement des

structures romanesques privilégiées par les romans réaliste ou psychologique, voire un refus

complet du positivisme opère dans Un beau ténébreux, bouleversement par le biais duquel

paysage et humain, comme objet et sujet traditionnels d'une narration, se solidarisent, et ce,

parfois même jusqu'à l'interversion.

126

De fait, comme nous l'avons vu, dans un deuxième temps, le roman donne lieu à des

rapprochements surprenants : entre la figure d'Allan qui attire, fascine et entraîne tout sur son

passage tel une tempête et l'image imposante du maelström, ou encore entre la description de

l'auberge où résident les vacanciers et l'image d'un navire. De sorte que l'action, la présence du

paysage priment même souvent celles du personnage dans Un beau ténébreux, et ce, lorsque la

face de la Terre, ses pulsions ou son désœuvrement ne se sur-impriment pas directement au

profil du héros. Gracq nous lance lui-même plus d'une fois sur cette piste par le biais de

réflexions développées dans ses nombreux fragments. Aussi écrit-il avec le recul :

[...] [L]es figures humaines qui se déplacent dans mes romans sont devenues

graduellement des transparents [...] dont l'œil enregistre le mouvement, mais à travers

lequel il ne cesse d'apercevoir le fond de feuillages, de verdure ou de mer contre lequel

ils bougent sans vraiment se détacher. La promesse d'immortalité faite à l'homme, dans

la très faible mesure où il m'est possible d'y ajouter foi, tient moins, en ce qui me

concerne, à la croyance qu'il ne retournera pas tout entier à la terre qu'à la persuasion

instinctive où je suis qu'il n'en est jamais tout à fait sorti. (LE 2-293)

N'est-ce pas ce que nous avons constaté en quelque sorte dans la seconde partie de cette étude,

que, dès l'entrée dans l'œuvre, le déploiement d'une saison et le mouvement d'un paysage sont

inextricables des personnages d'Un beau ténébreux à ce point que ces trois composantes se

réfléchissent continuellement, l'actant ne devenant, par là, que davantage un reflet, un miroir?

Et, si elle semble attester de la conviction profonde qu'éprouve Gracq envers les vertus d'une

réunion de termes disjoints, l'écriture de son second roman ne célèbre-t-elle pas surtout cet

accord presque souterrain, cette alliance qui lie au monde l'humain affleurant à la surface d'une

terre nourricière sans en avoir jamais été déraciné? À ce point que l'univers symbolique et la

magnétisation des événements nous semblent mener dans Un beau ténébreux au dévoilement

de vérités jugées essentielles par Gracq. Plus encore, le récit lui-même peut même ne paraître, à

la rigueur, que la modulation fictionnelle de ces principes. Autrement dit, en illustrant

poétiquement la primordialité d'une irrécusable relation, d'une inter-détermination, voire d'une

adéquation associant l'être et tout système qui l'environne, les composantes stylistiques et

fictionnelles du roman gracquien nous paraissent consacrer in fine une fusion, une liaison,

inéluctable liant l'homme et le monde.

Nous l'avons vu dans la seconde partie de cette étude, pour Gracq, tel un « organisme »,

un roman se nourrit d'« échanges multipliés », d'anastomoses, de propagations, de diffusions

(LE-150); comme « toute œuvre d'art », il « vit d'une entrée en résonance universelle ─ son

secret est la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses

127

et qui transmet les vibrations dans tous les sens » (LE-150). Dans cette perspective, « l'étrange

manque de liant » reste, aux yeux de l'auteur, « la lacune » la plus apparente de la prose de

certains écrivains : « la lecture de [leurs] pages est toujours saccadées de petites ruptures,

comme dans le glissement d'un rapide le passage d'un rail à un autre » (LE-181). Gracq avoue,

en outre, être peut-être plus encore « sensible » à cette discontinuité que « la coulée unie et sans

rupture, le sentiment qu'on mène le lecteur en bateau, et non en chemin de fer [l']a fasciné »,

dès ses débuts littéraires, « au point que dans [son] premier livre [il l'a] poursuivie “ aux dépens

presque de toute autre qualité ” » (LE-181). Or, là se trouve sans doute formulé l'un des

fondements de la poétique gracquienne où tout, en partant du type, puis du mythe et de la

légende jusqu'aux symboles, aux emblèmes, aux lectures et aux préférences ─ en partant de

l'explicite, ou de l'évidence, jusqu'à l'implicite et à la métaphore ─ se trouve incorporé sans

solution de continuité. Particulièrement chère à l'écrivain, une image témoigne de cette

puissante et singulière harmonisation dont procède l'œuvre entier, de cette subtile mécanique

combinatoire. Et cette figure nous est d'autant plus suggérée par les textes eux-mêmes ─ on

peut le constater à la lumière du passage qui précède ─ qu'elle est récurrente à travers toute la

production gracquienne269. Ce motif emblématique, c'est celui de la route.

Indissociable des thèmes du magnétisme, de la conduction et de la circulation dont tous

les textes portent la marque et qui symbolisent aussi fort bien le fonctionnement de la poétique

romanesque de Gracq, la métaphore du chemin renvoie, d'une part, pour l'écrivain à un certain

nombre de dispositifs scripturaux et à la dynamique de l'écriture. Ainsi, l'image de la route

désigne le sillage de la phrase qui est mue, tel que nous le savons, comme par une poussée.

Mais la figure de la piste évoque aussi le circuit liant inextricablement chacun des éléments du

texte, qu'ils soient stylistiques, métaphoriques ou fictionnels, sans en rompre ni le fil ni la

tension. Par ailleurs, l'allée emblématise également le parcours qui imprime à la mémoire ─ et

nous dirions même à l'œuvre ─ chacune des lectures marquantes, s'appelant l'une l'autre comme

par échos répétés ou s'unissant l'une à l'autre comme à la conjonction de chemins de traverse.

Puis, le symbole de la voie, ou de la coulée, est lié à la trajectoire qui rattache tous les

livres, qu'ils aient été écrits ou simplement rêvés270. D'ailleurs, remarquons au passage, comme

269

Un court récit de Gracq ainsi qu'un recueil de ses fragments mettent d'ailleurs de l'avant cette métaphore à

travers leurs titres : « La route » (titre de l'une des trois nouvelles regroupées dans La presqu'île) et Carnets

du grand chemin. 270

Dans Lettrines, Gracq écrit : « Un élément essentiel risque de manquer toujours à la critique littéraire, et

particulièrement aux monographies, qu'elle consacre de nos jours à tel ou tel roman célèbre [...]. Cet

élément ─ sur lequel l'écrivain seul pourrait nous renseigner ─ ce sont les fantômes de livres successifs que

128

y invite Béatrice Dammame-Gilbert, que la littérature est une pratique marcheuse271. En fait,

tout bien considéré, pour l'auteur d'Un beau ténébreux, le motif de la route renvoie peut-être

même davantage à une rencontre qu'à une dynamique : celle, essentielle, de la rêverie, de la

dérive, du paysage et de la mémoire qui, ensemble, constituent le terreau de toute pratique

scripturale272. Par là ─ est-il besoin de le spécifier? ─, le chemin symbolise, aux yeux de Gracq,

le principe même de la connexion et, partant, de la continuité.

Pourtant, si le précepte de l'harmonisation peut sembler au fondement même de la

constitution et de l'expression de la poétique gracquienne, Un beau ténébreux peut paraître

déroger, à certains égards, à cet idéal. Car, malgré une forte cohésion métaphorique, le texte

semble aussi partagé entre diverses tendances du point de vue narratif. En témoigne

l'hétérogénéité des formes d'énonciation dont procède le roman : forme quasi poétique du

prologue, forme diariste du journal, saturée d'éléments exogènes, et forme narrative plus

classique, mais fort surprenante du dernier tiers du livre273. Truffé, d'une part de commentaires

critiques, parsemé, de l'autre, de ce que Barthes aurait sans doute appelé des biographèmes274,

le roman gracquien assortit de surcroît, tel que nous le savons, les lettres, les dialogues, les

citations, les réflexions, les récits de rêves et les descriptions. Et celles-ci adjoignent elles-

mêmes une langue ainsi qu'un imaginaire résolument sublimes ─ ceux du prologue par

l'imagination de l'auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le

gauchissement inévitable que le travail d'écrire imprime à chaque chapitre, tout comme une route sinueuse

projette devant le voyageur, au sein d'un paysage d'un caractère donné, une série de perspectives, parfois très

inattendues. » (LE-151) 271

Béatrice Dammame-Gilbert, « Sinuosités, tensions et accidents de parcours dans les chemins de

Lettrines », dans Patrick Marot [dir.], Les tensions de l'écriture. Adieu au romanesque, persistance de la

fiction, Caen, Éditions Minard Lettres modernes (La revue des lettres modernes), 2008, p. 28. 272

La note liminaire de Carnets du grand chemin en témoigne très nettement; ainsi débute-t-elle : « Le grand

chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre est, bien sûr, celui qui traverse et relie les paysages de

la terre. Il est aussi, quelquefois celui du rêve, et souvent celui de la mémoire, la mienne et aussi la mémoire

collective, parfois la plus lointaine : l'histoire, et par là il est aussi celui de la lecture et de l'art. » (CGC-939) 273

Quoiqu'il puisse découler de cette mixité une indéniable impression d'éclatement, de fragmentation et de

polyphonie, cette multiplicité participe, elle aussi, d'une certaine cohérence en ce sens qu'elle préfigure le

parcours ultérieur de Gracq. En effet, comme nous le savons, passée la parution de son second roman, l'auteur

démultiplie les opportunités de s'adonner à l'écriture poétique, dramatique, critique et, partant, parfois plus

autobiographique, et même à la rédaction de carnets, ce dont atteste, entre autres, on n'est pas sans le savoir, le

titre d'un recueil. De plus, l'écrivain met même peu à peu de côté la tentation de la construction romanesque,

qu'il va jusqu'à abandonner définitivement après la publication d'Un balcon en forêt, pour se consacrer

entièrement à la saisie du fragment et pour privilégier, en outre, le genre narratif plus lapidaire qu'est le récit. 274

Nous empruntons ce terme à Roland Barthes, qui l'a d'abord introduit dans sa préface « Sade, Fourier,

Loyola », puis qui a souvent recouru à ce néologisme, notamment dans La chambre claire, pour désigner les

quelques « fragments », les « quelques détails », les « quelques goûts » ou les « quelques inflexions » qui

permettent de recomposer la biographie d'un auteur telle « une vie trouée », fragments « dont la distinction et

la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens,

quelque corps futur, promis à la même dispersion ». Roland Barthes, « Sade, Fourier, Loyola », dans Œuvres

Complètes : tome 3, Paris, Seuil, 2002, p. 706.

129

exemple ─ et une langue relativement libérée des contraintes et des rigueurs syntaxiques275,

comme le fait remarquer Bernard Vouilloux, cette dernière étant admise par la saisie scripturale

du quotidien.

Qui plus est, de métaphores en mythes en analogies et en allusions, la tentation est

même grande de considérer le deuxième roman de Gracq comme un long texte lyrique, un récit

poétique276. Surtout que nous savons, grâce à son auteur, qu'Un beau ténébreux a tiré son sujet

d'un poème : « Les amants de Montmorency » de Vigny (CGC-1037) et qu'à y regarder de

près ─ nous l'avons brièvement évoqué dans cette étude ─, nous ne pouvons qu'être frappée par

les similitudes thématiques et stylistiques liant entre eux le roman gracquien et les textes

rassemblés dans Liberté grande277. À vrai dire, ces ressemblances n'ont rien d'étonnant pour

peu que l'on connaisse l'opinion qu'a l'auteur quant à la poésie. Car, s'il n'a jamais consenti à la

valorisation de ce lieu commun qu’est celle du versificateur-visionnaire278, Gracq perçoit dans

le poète un être enraciné dans le monde et qui éclot279 : là se trouve à la fois l’essence et le

résultat de toute entreprise de « poétisation » (P-847) du monde.

Or, c'est bien d'une poétisation du monde que procède Un beau ténébreux, au point que

l'on s'y croit presque en présence d'une fiction mythique ou mythologique qui dénonce elle-

même sans cesse sa propre littérarité, sa fictionnalité. En atteste l'absence de référent historique

ou géographique précis que nous avons observée dans cette étude et qui reflète un autre

précepte fondamental de la poétique gracquienne. Car, il se trouve que, sans jamais chercher à

représenter ou à reproduire littéralement « celui de la vie », l'univers narratif doit surtout, aux

yeux de Gracq, être « pénétré, éveillé jusqu'à la moelle [...], purgé miraculeusement de tout

élément opaque », c'est-à-dire de tout ce qui rendrait le monde « impénétrable »,

« inapprivoisable » (P-878). Pour le dire autrement, pour l'écrivain, le roman doit être, de part

275

Bernard Vouilloux, En lisant Julien Gracq. La littérature habitable, op. cit., p. 106-107. 276 On sait, en outre, que la définition que donne Jean-Yves Tadié du récit poétique permet cette association.

Pour Michel Murat, d'ailleurs, comme pour plusieurs critiques, « aucune barrière infranchissable ne sépare

aux yeux de Gracq le roman de la poésie »; pas plus, dirions-nous, que du fragment ou de la critique. Plus

encore, toujours pour Murat, « bien en deçà des genres », les « images d'euphorie osmotique » qui servent à

Gracq à caractériser un art du roman idéal tout au long de Lettrines 2 « nous parlent d'un mythe d'origine » et

celui-là est le même qu'invoque l'écrivain dans son essai « Spectre du “ Poisson soluble ” » pour tracer les

contours d'un idéal poétique moderne à partir de l'exemple du surréalisme. Michel Murat, L'enchanteur

réticent. Essai sur Julien Gracq, Paris, Librairie José Corti (Les essais), 2004, p. 114. 277

Cette parenté est d'autant plus évidente que le recueil publié l'année suivant la parution d'Un beau

ténébreux génère, lui aussi, une mise en rumeurs des œuvres gracquien et rimbaldien. 278 Il n'y a qu'à lire, pour s'en convaincre, « Les yeux bien ouverts » (P-844-856) ou la préface du Journal de

l'analogiste de Suzanne Lilar. Julien Gracq, « Préface au Journal de l'analogiste de Suzanne Lilar » (1979),

dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1134-1138. 279

Ibid., p. 1137.

130

en part, « irrigu[é] » de partout par le « sang romanesque » (LE-150) qui est fantasmes,

mystères, onirisme, imaginaire et libération des contraintes de la mimesis; il doit réanimer

« tout ce qui participe à l'Orient des fables ─ tout ce qui s'abandonne en aveugle aux forces de

la sève, au rythme énigmatique des saisons ─ tout ce qui remue dans l'homme non plus comme

le conseil distinct d'une idée intelligible, mais comme le déferlement d'une marée » (P-973).

C'est aussi dans l'optique d'un affranchissement que Gracq favorise, selon nous, la

diversité des voix narratives dans Un beau ténébreux : en plus de permettre à l'écrivain de

débarrasser sa prose du poids des divisions d'ordre générique ─ somme toute arbitraires ─, cette

hybridité entre aussi en accord avec la poétique romanesque de l'auteur dont la réconciliation

des contraires constitue également un primat. Or, en réfutant en quelque sorte le principe même

d'incompatibilité, en favorisant une résorption de l'antagonisme ─ nous avons notamment

constaté cette particularité que possède l'écriture gracquienne en étudiant ici la corrélation

intime qui est faite, dans Un beau ténébreux, entre personnage et paysage ou en analysant

combien en un seul personnage peut s'effectuer la synthèse de divers traits divergents ─, cette

réunion des pôles opposés, cette abolition des écarts constituent sans doute autant de

manifestations de la liberté grande que Julien Gracq fait sienne.

En somme, beaucoup plus que l'intention de relancer une guerre ouverte entre les genres

dont elle favorise plutôt le rapprochement, voire la fusion, comme nous l'avons laissé entendre,

c'est sans doute, essentiellement, l’urgence de revendiquer l’expression d’une humanité sans

cesse replongée que nous lègue en surplomb Un beau ténébreux tout comme l'ensemble de

l'œuvre gracquien. La dépersonnalisation de l'être, la polarisation quasi organiciste du

regroupement, la métaphorisation de l'attente, de la quête et de la conversion ─ que nous avons

premièrement étudiés ici ─, puis la théâtralisation, l'érotisation, la sacralisation, la

picturalisation de l'espace ou encore le ravissement du sujet ─ que nous avons observés en un

deuxième temps ─ participent, à notre avis, à la démonstration de cette nécessité de revaloriser

ce mariage liant l'homme et l'espace où il baigne. Et c'est cette même urgence que nous

communique, il va sans dire, un grand nombre d'écrits qui témoignent d'une éthique à laquelle

Gracq est resté fidèle depuis son premier roman jusqu'à son dernier fragment. Le concept de

plante humaine auquel l'auteur nous introduit dans « Les yeux bien ouverts » en constitue sans

doute la pierre de touche :

Je me fais de l’homme l’idée d’un être constamment replongé : si vous voulez,

l’aigrette terminale, la plus fine et la plus sensitive, des filets nerveux de la planète. Le

côté fleur coupée du roman psychologique à la française me chagrine par là beaucoup.

131

On ne sent pas assez autour de ses personnages le terreau, l’air mouillé, le chien et le

loup de six heures, et surtout, comme le dit un poète, “ le singulier silence de l’heure

qu’il est ”. Ces personnages, je ne nie pas l'intérêt de leur démontage. Mais moi, la

plante humaine m’intéresse beaucoup. (P-843-844)

On l'aura deviné, la plante humaine est le symbole par excellence d’une littérature accordée aux

rythmes et aux charmes de la terre ou, pour le dire comme Gracq, d'« un monde sans âge, resté

fraternel » (P-880). Aussi, dans « Pourquoi la littérature respire mal », l'auteur écrit-il à son

propos : « Il n’y a pas de place pour cette plante humaine dans la littérature de notre temps et

on dirait que tout y a été dit de l’homme sauf ceci tout de même d’essentiel : cette bulle

enchantée, cet espace au fond amical d’air et de lumière qui s’ouvre autour de lui et où tout de

même, à travers mille maux, il vit et refleurit. » (P-879)

Ce n’est donc pas un hasard si, à travers un examen du rationalisme et de l’idéologie

appliqués au roman, l’écrivain dénonce si souvent l’usage d’un langage entièrement désuni des

« forces de la terre » (BT-879), s'en prenant alors aux romans qui restent à des lieues de faire la

part belle à l'accord, subtil et profond, qui lie l'humain au monde280. Il n'est pas fortuit non plus

que Gracq témoigne d'un parti pris pour le surréalisme qui a eu, selon l'auteur, « cette vertu

essentielle de revendiquer à tout instant l'expression de la totalité de l'homme, qui est refus et

acceptation mêlée, séparation constante et aussi constante réintégration » (P-880-881). Aussi ne

sommes-nous pas surprise de constater, de surcroît, que l'auteur de « Pourquoi la littérature

respire mal » manifeste vivement, dans cet essai, son admiration pour Novalis, pour Hölderlin,

pour Nerval, pour Jünger et pour tous les grands chantres de la réconciliation de l'humain et de

la nature. Sans compter que, pour Gracq, le « monde n’a jamais pu nous être [...] aussi fermé,

aussi irréductiblement étranger qu’on le dit, puisqu’il y a toujours eu des poètes », ces « grands

végétatifs » qui à eux seuls savent restituer « le sentiment perdu d’une sève humaine accordée

en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète », cette « sève qui nous irrigue et nous

recharge de vitalité et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus

éveillée, nous communiquons » (P-879). Aussi est-ce sans doute dans la même perspective,

c'est-à-dire dans l'optique de reconstituer une lignée de laudateurs du monde, qu'Un beau

ténébreux interpelle une longue tradition qui lierait entre eux, telle une route, mythes

archaïques, légende de la quête, thèmes romantiques allemands, puis français, imaginaire

fantastique, poésie rimbaldienne et mythologie surréaliste.

280

Voir les notes 76 et 80 aux pages 39 et 41 de cette étude.

132

Tout compte fait, avec sa passion pour Chateaubriand, pour Poe, pour Wagner, Gracq,

qui se réclame presque tout autant du XXe siècle que du XIXe siècle littéraire qui, pour lui, est

essentiellement « de nature pythique et prophétique » (ELEE-768) reste peut-être l’un des plus

grands défenseurs, en son temps et en son pays, d'une anthropologie primordiale, d'une

conception unificatrice de l’écriture, voire d'une métaphysique aujourd'hui quasiment tombées

en désuétude. Là se trouve peut-être embusquée une sorte de clé de voûte de l'ensemble de son

œuvre, tant, au cœur de celui-ci, le paysage et les éléments qu'il présente, et qui sont

perceptibles par les sens, deviennent si souvent la mesure de toutes choses. À vrai dire, si

l'écrivain paraît cultiver le goût de ce que certains auraient appelé le génie du lieu, celui-ci

reflète surtout une éthique de l'être-au-monde. Et celle-ci mériterait d’être remise en lumière,

surtout au sein de l'univers dans lequel nous sommes. S'inscrivant dans l'œuvre gracquien

comme un leitmotiv, le concept de plante humaine, indissociable pour l'auteur de la praxis

d'écriture, est bien sûr exemplaire des positions de Gracq. Mais, au-delà de tout, cette image

communique un besoin criant : celui d'entretenir, au plus près d'elle-même, une communion de

l'humain, du monde et de la littérature, car c'est ce continuum qui en constitue « la respiration »

(P-881).

133

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

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Manuscrits de guerre, édition présentée par Bernhild Boie, Paris, Librairie José Corti, 2011.

281

Cette section n’inclut ni les préfaces, ni les entretiens, ni les traductions de Julien Gracq. À l'exception des

passages recueillis dans l'édition d'Un beau ténébreux et dans l'édition posthume des Manuscrits de guerre,

tous les extraits des œuvres de Gracq que nous citons dans la présente étude sont tirés des deux tomes des

Œuvres complètes de l'auteur.

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