Penser Le Bonheur Par Yann MANGOURNY

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Penser le bonheur . Définition Armand Cuvillier : " Le bonheur peut être conçu : 1. tantôt négativement ou statiquement, comme un repos, une absence de douleurs, de soucis (cf. Epicure) 2. tantôt positivement et dynamiquement, comme le développement de l'ensemble des virtualités de l'être. " / " L'homme est un être vivant : son bonheur est donc de vivre, et la vie est un mouvement, par conséquent un effort, un regret, une espérance et une crainte." (Bersot) >> théorie des up and down , il faut faire effort pour monter - " tout ce qui est beau est aussi difficile que rare" (Spinoza) - Définition Louis-Marie Morfaux : (de bon et de heur, du latin populaire agurium, dérivé de augurium, augure, chance) . Etat de satisfaction complète de toutes les tendances humaines. A la différence des termes béatitude, félicité, il y a dans celui de bonheur l'idée qu'il est dû à une chance extérieure favorable (heur). >> complétude, actualisation des puissances de l'âme qui sont des puissances de la vie, d'une vie vivante éclairée, redoublée par la réflexion. - Le philosophe qui a thématisé le bonheur comme un horizon indépassable de la pensée, c'est Spinoza cf. Cours Cuvillier : Pour Spinoza, qui professe une métaphysique panthéiste ( système philosophique selon lequel tout est non seulement par Dieu mais en Dieu) , l'homme n'est qu'une des multiples déterminations de la Substance unique et infinie, qui est Dieu. Au dessus de la morale vulgaire pour laquelle les termes de bien et de mal sont simplement synonymes d'utile et de nuisible, il existe une sagesse supérieure, fondée sur "l'amour intellectuel de Dieu" et qui consiste, pour l'homme, à SUR 1 10 YANN MANGOURNY

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Penser le bonheur

. Définition Armand Cuvillier : " Le bonheur peut être conçu : 1. tantôt négativement ou statiquement, comme un repos, une absence de douleurs, de soucis (cf. Epicure) 2. tantôt positivement et dynamiquement, comme le développement de l'ensemble des virtualités de l'être. " / " L'homme est un être vivant : son bonheur est donc de vivre, et la vie est un mouvement, par conséquent un effort, un regret, une espérance et une crainte." (Bersot) >> théorie des up and down , il faut faire effort pour monter - " tout ce qui est beau est aussi difficile que rare" (Spinoza)

- Définition Louis-Marie Morfaux : (de bon et de heur, du latin populaire agurium, dérivé de augurium, augure, chance) . Etat de satisfaction complète de toutes les tendances humaines. A la différence des termes béatitude, félicité, il y a dans celui de bonheur l'idée qu'il est dû à une chance extérieure favorable (heur). >> complétude, actualisation des puissances de l'âme qui sont des puissances de la vie, d'une vie vivante éclairée, redoublée par la réflexion.

- Le philosophe qui a thématisé le bonheur comme un horizon indépassable de la pensée, c'est Spinoza cf. Cours Cuvillier : Pour Spinoza, qui professe une métaphysique panthéiste ( système philosophique selon lequel tout est non seulement par Dieu mais en Dieu) , l'homme n'est qu'une des multiples déterminations de la Substance unique et infinie, qui est Dieu. Au dessus de la morale vulgaire pour laquelle les termes de bien et de mal sont simplement synonymes d'utile et de nuisible, il existe une sagesse supérieure, fondée sur "l'amour intellectuel de Dieu" et qui consiste, pour l'homme, à

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s'identifier par sa pensée à la pensée éternelle et à l'ordre universel, de telle sorte que plus rien ne puisse venir le troubler (cf. Ethique, Ve partie).

- Développons : Toute la puissance de l'homme est dans l'entendement seul et " tout effort dont la raison est en nous le principe n'a d'autre objet que de comprendre. " C'est ainsi que la sage " conscient de lui-même, de Dieu et des choses en vertu d'une certaine nécessité intérieure" ignore le trouble et possède toujours la véritable paix intérieure. Il vit dans la joie, car la joie est précisément la passage à une plus grande perfection, et seule la superstition peut regarder comme salutaires la tristesse, la douleur, qui sont une diminution de notre être. Le sage selon Spinoza n'est donc pas un ascète. Il éloigne aussi de sa pensée les idées qui peuvent porter atteinte à son effort naturel pour persévérer dans l'être, et notamment l'idée de la mort : " La sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie".

- Lisons un texte : Le bonheur du sage : " J'ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l'âme sur ses affections et la liberté de l'âme. Il apparaît combien vaut le Sage et combien il l'emporte en pouvoir sur l'ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L'ignorant, outre qu'il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses, et sitôt qu'il cesse de pâtir, il cesse aussi d'être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement. Si la voie que j'ai montrée qui y conduit paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l'on y pouvait parvenir sans grande peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare. "

- L'horizon sur lequel se déploie toute la philosophie de Spinoza est le désir de trouver une solution au problème essentiel, sinon unique, de la vie bienheureuse. Au terme de l'Ethique, il nous montre la béatitude du sage parvenu à passer de la servitude initiale de l'homme soumis aux passions à la liberté et à la joie qui naissent de l'unification conquise de soi-même et du monde. La liberté se conquiert par une augmentation de notre puissance d'agir et que celle-ci est à son tour déterminée par le genre de connaissance auquel l'individu accède. Il ne suffit point d'éliminer les passions tristes au profit des passions joyeuses, car celles-ci sont encore des passions et " la puissance de l'homme n'est pas encore accrue à ce point qu'il se conçoive adéquatement lui-même et ses propres actions. " Il faut encore transformer la passion en action et cette transformation n'est possible que si l'on remplace la connaissance confuse dont les passions découlent par la connaissance adéquate du réel. Les passions alors deviennent des passions actives. C'est cela que Spinoza nomme la béatitude. Si l'éternité est le caractère de l'existence en tant qu'elle est enveloppée par l'essence, le sage atteint alors l'éternité par le troisième genre de connaissance. La béatitude est Joie, jouissance infinie de l'existence et de la perfection. Elle est enfin liberté, car le sage existe alors comme Dieu lui-même, par la seule nécessité de sa nature. " La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même."

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1- Le bonheur comme don

- cf. Serge Carfantan. Contrairement à ce que l’on pense bien souvent, le bonheur est beaucoup moins à l’extérieur de nous qu’on pourrait le croire. Le bonheur ne réside dans aucun objet. Face à des drames, on dit parfois des autres, avec une sorte d’étonnement un peu niais : « mais ils avaient tout pour être heureux !». Nous sommes alors très inquiets, nous nous disons que ces gens qui avaient toutes les conditions réunies pour être heureux... n’ont pas réussi à être heureux. Si cela nous angoisse, c'est parce que cette situation remet gravement en cause une opinion fausse dans laquelle nous nous sommes installés. On croit qu’il suffit de rassembler des conditions extérieures : de l’argent, du pouvoir, une reconnaissance sociale, le luxe et le loisir pour être heureux et on constate qu’il n’en n’est rien.

- Il n’en est rien parce que le bonheur n’a rien à voir avec l’extériorité, ni avec l’objet, il relève entièrement de l’intériorité et du sujet. En sanscrit le mot bonheur est en apparence formé de la même manière qu’en français : sukhâ : su bon, khâ, racine qui signifie habiter ; malheur est duhkhâ, duh mal, kha, espace. Le bonheur le lieu heureux, l’espace où la conscience est heureuse. Le bonheur est un état de conscience. Le malheur, le lieu malheureux, l’espace où la conscience est plongée dans l’affliction. Quel est donc cet espace ? Où se situe-t-il ? S’il est hors de soi, cela implique que des circonstances doivent être réunies pour que nous puissions être heureux. Mais si c’est un espace intérieur alors le bonheur est bien plus près de nous que nous que ne l’avons jamais pensé.

- Le bonheur est différent de la joie que nous tirons du résultat de l’action, de l’explosion émotionnelle de la satisfaction d’un désir longtemps porté. La joie que nous tirons de la satisfaction du désir vient de nous-mêmes, elle jaillit de nous-mêmes. Pour cette raison, nous pouvons aussi éprouver à certains moments une joie d’être qui est en réalité la vraie joie, la joie sans cause autre que nous-mêmes. Cette joie n’est pas le plaisir que l’on tire d’un organe des sens, ni celui d’une action correctement accomplie. Ce n’est pas non plus le sentiment communicatif de la gaieté qui n’est qu’une joie artificielle et fausse qui peut masquer le désespoir et la tristesse du cœur. Ce qui est désigné par le mot bonheur c’est en réalité un état d’être, un état paisible d’équilibre, un état fait de contentement, de plénitude apaisée d’une conscience de soi qui, cessant d’être tiraillée au-dehors, est rassemblée en elle-même. Le bonheur, c’est d’être, le bonheur est bien-être au sens où la conscience d’Être est mon bien le plus propre. Mais c’est aussi subtil car quand le bonheur est là, il n’y a pas de « je », on ne peut pas dire « je suis heureux », le bonheur est précisément là quand il n’y a pas la division possible, mais un flux de l’être sans division. Être heureux, c’est être, et même être sans moi. C’est aussi simple que cela, mais parce que nous, nous sommes très compliqués, nous attribuons à cet état une forme : celle du plaisir, celle d’une joie du désir, celle d’une excitation émotionnelle, d’un divertissement, d’une fierté etc.

- Pourquoi croyons-nous que le bonheur tombe du ciel comme une gratification ? Parce qu’il peut en réalité jaillir du cœur à tout instant, parce qu’il est en réalité sans cause. Telle est la La joie sans objet selon Jean Klein ou Le bonheur sans cause selon Julien Green. La vraie joie est sans cause, elle est sans objet parce qu’elle est la plénitude de la

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conscience non divisée en sujet/objet. Le bonheur ne réside dans aucun objet. Ce n’est que par une ignorance fatale que nous mettons le bonheur dans les objets.

- "Trompé par la satisfaction que nous procurent les objets, nous constatons qu'ils provoquent satiété et même indifférence, ils nous comblent un moment, nous amènent à la non-carence, nous renvoient à nous-même, puis nous lassent; ils ont perdu leur magie évocatrice. La plénitude que nous avons éprouvé ne se trouve donc pas ne eux, c'est en nous qu'elle demeure; pendant un instant, l'objet a la faculté de la susciter et nous concluons à tort qu'il fut l'artisan de cette paix. L'erreur consiste à considérer ce dernier comme une condition sine qua non de cette plénitude. Dans ces périodes de joie, celle-ci existe en elle-même, rien d'autre n'est là. Par suite, en se référant à cette félicité, nous lui surimposons un objet qui selon nous en fut l'occasion. Nous objectivons donc la joie. Si nous constatons que cette perspective dans laquelle nous nous sommes engagés ne peut apporter qu'on bonheur éphémère, qu'elle est incapable de nous procurer cette paix durable qui est située en nous-même, nous comprenons enfin qu'au moment où nous parvenons à cet équilibre, nul objet ne l'a provoqué, l'ultime contentement, joie ineffable, inaltérable, sans motif est toujours présent en nous, il nous était seulement voilé".

- Texte de Julien Green cf. Journal "10 mai 1933. On ne raconte pas le bonheur, mais il y a des moments où il fond sur nous, sans raison apparente, au plus fort d’une maladie, ou pendant une promenade à travers des prés, ou dans une chambre obscure où l’on s’ennuie; on se sent tout à coup absurdement heureux, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. J’ai éprouvé cela hier, dans un salon de thé de l’avenue de l’Opéra, une autre fois alors que je lisais Sense and Sensibility, et très souvent dans ma petite enfance. octobre. — Hier après vers 4 heures, au plus fort d'une inquiétude qui durait depuis dix jours, j’ai senti tout à coup la présence indescriptible du bonheur. Je suis allé dans ma chambre où je me suis enfermé, puis je suis retourné au salon, me suis promené dans l’antichambre et jamais la maison ne a paru plus agréable. Par les fenêtres qui donnent sur l’avenue, j’ai regardé tomber la pluie. Le ciel était d’un gris délicat et la lumière encore assez forte pour qu’on n’eût pas besoin d’allumer. Errant de pièce en pièce, j’ai examiné les meubles comme si je ne les avais jamais vus. Cet état d’esprit extraordinaire n’a pas duré très longtemps. Étranges, les artifices dont savent user les choses quand elles devinent que nous allons les quitter et qu’elles tentent de nous retenir. A la lueur du crépuscule, le salon m’a paru d’une beauté insolite; les meubles brillaient avec des reflets de métal et le grand tapis de prière semblait posé à la surface d'Un lac. "

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2- Le bonheur comme acte

cf. Le bonheur. Essai sur le joie . R. Misrahi « Le bonheur est simultanément de l’ordre de la réflexion et de l’ordre de l’existence, à la fois désir conscient d’être comblé et existence pensée comme plénitude. » En effet le bonheur existe lorsque le sujet se perçoit comme désirant, comme agissant dans l’optique du désirable, de manière consciente, réfléchie, libre et sensée. A cela, R. Misrahi ajoute la notion de temporalité que l’on a vue précédemment. Le bonheur se pense dans le temps, ainsi le sujet perçoit sa propre identité et satisfaction comme « existence temporelle ». Le bonheur implique le sentiment d’un « présent qui dure, a duré et durera ». Le bonheur se construit donc autour de la persistance du sujet, désirant, libre et satisfait, dans le temps. A travers la conversion philosophique, le sujet fait l’expérience d’être. Cette notion est, chez Misrahi, synonyme de bonheur.

- Toutefois, elle est plus riche et précise que la notion courante de bonheur. L’expérience d’être place le sujet hors du temps, conscient de son existence non pas comme une suite d’instants isolés dans le courant du temps, mais comme un tout signifiant, comme un achèvement, comme une voie vers la plénitude de son être. C’est du désir comblé, donc de la satisfaction, que naît la Joie, matériau premier du bonheur. Cette Joie active et vécue, et dont le sujet est conscient, n’est pas simplement inscrite dans le présent, elle est transposable dans le passé comme Joie déjà vécue, et dans l’avenir comme Joie à vivre. L’acte de transposition assure l’homogénéité existentielle du bonheur et le rend concret. Le sujet saisit son existence comme heureuse et signifiante dans sa globalité, c'est-à-dire dans son passé, dans le présent et dans le futur.

- Le bonheur est « constitué de l’ensemble des actes de joie lorsqu’ils sont des actes substantiels ». Par ces termes, le philosophe tient à souligner le caractère intentionnel des actes de joie. C'est le sujet qui accorde la valeur à ses sources de joie. Il définit ses propres valeurs en dehors de toutes influences. La joie est aussi un acte à travers sa fonction signifiante. L’acte de joie donne des valeurs aux événements, il « invente les critères éthiques ou esthétiques de ses valeurs ». La joie n’est donc pas un simple sentiment éphémère ; c’est un acte conscient, libre, intentionnel, signifiant et réflexif qui se prolonge dans le temps. Il faut bien noter l’importance du sujet dans l’éthique de Misrahi : comme pour la liberté, le désir, ou la conversion, le sujet est son propre maître, il décide seul et agit seul, jamais il ne subit sans l’avoir consenti, il est source et origine de sa vie et de son sens. C’est ce qui fait dire à Misrahi que le bonheur est accessible à tous.

- Par substantiel Misrahi désigne un acte source de « plénitude ». Une fois le désir comblé, le sujet réalise sa propre plénitude. Conscient de sa satisfaction, « il se saisit alors comme achèvement ». Toutefois, cet achèvement ne marque pas un arrêt, le sujet satisfait de sa plénitude inscrit sa joie dans les trois temps, passé immédiat, présent et futur immédiat, et de ce fait il accède à une sorte d’intemporalité et jouit continuellement de sa joie, car sa vie est devenue existence signifiante et comblée selon ses propres critères. Selon Misrahi cette Joie nous fait accéder « à une sorte d’éternité, c’est-à-dire une substance véritable ».

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- Les actes de joie : 1- La philosophie. Pour Misrahi, la philosophie est le premier acte de Joie. En effet c’est à travers la philosophie que l’homme a cherché, trouvé, défini et fondé ses valeurs, le Préférable. Cet acte de fondation est une joie car il nous donne la maîtrise de notre vie à travers la compréhension et la connaissance. Dans cet acte de fondation, de recherche de la Joie, la philosophie est source de Joie de par son caractère autonome, réfléchi et réflexif, ainsi que désirant. L’activité philosophique accomplit ce qu’elle recherche par son exercice. Misrahi nous incite ici à faire de la philosophie le premier acte de notre Joie, car celui-ci doit être un acte fondateur, et assurer de solides bases pour l’existence heureuse, et seule la philosophie en est capable.

- 2- L’amour comme réciprocité. Néanmoins, pour atteindre une existence heureuse, pour atteindre le bonheur,l’acte de fondation ne suffit pas. Dans l’établissement de la Joie, il faut inclure la relation à autrui, qui, comme chacun le sait, est souvent source de souffrances tant les hommes cherchent à se dominer et se faire du mal. Afin d’éviter les écueils de la haine et de la violence, il est important de prendre conscience du phénomène de réciprocité. La réciprocité est une notion complexe est riche et il est nécessaire ici d’en établir le contenu. Misrahi déclare : « Elle n’est pas un calcul d’intérêts et d’avantages mutuels, elle est l’affirmation intelligente et intuitive de chacun par l’autre, accompagnée de la conscience positive du fait que l’autre nous affirme dans le temps même où nous l’affirmons, dans une donation spontanée libérée de tout calcul. » Dans cette relation il n’existe pas de rapports de puissance, de volonté, de domination, je reconnais autrui comme un sujet, libre et autonome, conscient et désirant, je me reconnais en lui, car tout comme moi il « est sujet par lui-même, en se construisant [...], dans l’existence ». Mais contrairement au narcissisme, ce que j’aime chez lui, c’est sa différence, sa personnalité nouvelle, son identité semblable à la mienne, mais neuve et singulière ; qui m’affirme comme je l’affirme. Il y donc ici trois points qui fondent ma Joie : ma similitude dans l’existence avec l’autre, la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre sujet, et l’affirmation réciproque de chacun comme sujet différent par les choix, mais semblable dans l’existence.

- 3- L’action réfléchie. L’activité réfléchie est source de joie, car elle donne de nouveaux sens, dans la recherche du préférable. Le sujet, à travers l’exercice d’une activité, met en pratique de manière concrète et intentionnelle sa maîtrise du temps, sa puissance de signification et de création en modifiant le monde ou la société. La création est une expression du sujet et est source de joie pour lui qui se crée via son ouvrage. Il s’affirme grâce à sa puissance créatrice et jouit de lui-même ainsi que du monde.

- 4 - La jouissance du monde « La jouissance du monde est l’expérience que le sujet déploie lorsqu’il se réjouit de la beauté, de la splendeur et de la richesse du monde, et, en même temps, de la plénitude de l’existence qui est à elle-même (grâce à la réflexion, à l’amour et à l’action) sa propre joie. » Dans cette joie d’exister, cette satisfaction d’être au monde, de se satisfaire de sa propre existence en elle-même et en tant qu’existence dans ce monde, Misrahi distingue trois points : le plaisir, la contemplation, la création.

- a) Le plaisir. Le plaisir, sensible ou intellectuel, esthétique ou érotique, a une grande importance dans le bonheur. Dans le plaisir, le corps et l’esprit ne sont qu’un, car celui- ci est sensibilité (je ressens du plaisir) et réflexivité (je suis conscient de ce plaisir) ; ainsi le plaisir est unificateur. Le plaisir est donc un acte de Joie, néanmoins, il ne l’est que

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lorsqu’il s’agit d’un plaisir durable et non limité à l’instant. C’est pourquoi une activité telle que la musique ne devient source de Joie que lorsqu’elle est pratiquée habituellement et de manière continue.

- b) La contemplation. L’expérience contemplative, d’une œuvre d’art, d’un paysage, d’une musique, est l’activité de jouissance du monde. Celle-ci est un acte, car le sujet n’y est pas simple spectateur, il ne se contente pas de simplement regarder ou écouter, mais il agit par son imagination, par sa réflexion, sur ce qu’il contemple. Le contemplateur est acteur et se nourrit de ce qu’il voit, il est source de sa propre Joie.

- c) La création. Misrahi distingue plusieurs sens de la création. La création est dans un premier temps une œuvre inscrite dans le temps comme un mouvement de la conscience, inscrite dans le présent et tournée vers l’avenir (se réalisant dans l’avenir, ou exerçant une influence dans l’avenir), qui n’échappe pas à ses auteurs dans le cours de l’histoire, mais fonde la conscience individuelle et l’esprit public. Il prend pour exemple la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui fonde et instaure la démocratie, et exerce une influence aujourd’hui encore. De plus, la création doit correspondre aux valeurs que nous poursuivons et être éclairée par le Préférable ; la création est porteuse de sens, sans quoi elle sombrerait dans l’absurde, car toute création est expression de la conscience, construction du sujet. La création, avant de valoir pour elle-même, vaut pour les fins que nous poursuivons, elle est l’expression et la construction du sujet à la lumière du Préférable. La création, pour être source de joie, doit être faite dans la recherche de la Joie et de ce que nous désirons comme préférable. « Toute œuvre n’est pas source de Joie. »

- Conclusion partielle : Les portes d’entée S. Weil. " Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers..." Dans sa conclusion, Misrahi fait un bilan de ce qu’il établit dans son essai en introduisant la métaphore de portes d’entrée. Pour atteindre le bonheur, qui est « le rayonnement de la joie sur l’existence entière », il nous faut considérer la Joie comme un acte conscient et réflexif de jouissance du désir, de soi et du monde. La Joie à travers les différents actes que sont la philosophie, l’amour, l’action, la contemplation et la création est l’invention d’une existence, d’une réalité cohérente et signifiante qui nous comble, donne un sens à notre existence et nous rend heureux. Chacun de ces actes est une porte d’entrée vers les Demeures de l’être (l’existence heureuse et véritable). Si chacun de ces actes mène à l’être, c’est à nous de les franchir et de parcourir le chemin qui mène au bonheur, qu’importent les difficultés, il nous faut être patient et user de nos capacités : la liberté, la conscience, le désir et la réflexion. « Pour qu’il parvienne à l’être, c’est-à-dire à une forme de l’existence qui mérite d’être désignée par un terme dont le sens implique l’autosuffisance d’une plénitude active (comme c’est le cas pour le verbe être), il faut simplement que le sujet s’avise de sa liberté véritable. Lui-même fait son malheur ou sa joie ; lui-même, entièrement libre et responsable, décide de son mouvement et de son repos, de son inertie ou bien de son dynamisme. C’est que la conscience s’accorde toujours à ce qu’elle croit, c’est-à-dire toujours aussi à ce qu’elle instaure et à ce qu’elle crée. »

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3 - Le bonheur comme joie

cf. Petite philosophie du bonheur. De la joie " La tristesse est habituellement définie comme le contraire de la joie. L’inverse n’est pas vrai. La joie n’est pas le contraire de la tristesse. La joie n’est le contraire de rien. Nicolas Berdiaev a eu une belle formule en disant à propos du bien et du mal, que « le mal est le contraire du bien qui n’est le contraire de rien ». Il en va de la joie comme du bien, dont il peut être utile de rappeler la définition, afin d’éclairer ce paradoxe. Le bien n’est pas compréhensible, quand on part de la condition humaine. Comment le définir quand la subjectivité des hommes rend tout relatif ? Ce qui est un bien pour quelqu’un n’est-il pas un mal pour quelqu’un d’autre ? Quand, en revanche, on se situe sur un plan ontologique, il en va autrement. Le bien définit le rapport de Dieu avec lui-même. Il est l’état divin par excellence sous la forme d’une harmonie parfaite. Tout est bien, dit-on parfois, afin de signifier que tout est bien en place, en ordre, comme cela doit être. Cette conformité non seulement à soi, mais à l’essence de soi, résume l’idée du bien. Celui-ci est un rapport essentiel de toute chose comme de tout être avec lui-même. Cela explique les échecs de toute définition purement humaine du bien. Il manque à ce niveau un rapport à l’essence, une vision des hommes prenant sa source dans un regard ontologique porté sur ceux-ci. Abordée d’un point de vue ontologique, la vie humaine n’est jamais en chute. Elle n’est jamais un échec. Aussi est-elle joyeuse. C’est ce qu’a voulu dire Platon, lorsqu’il a enseigné à voir le monde, non pas d’un point de vue humain, mais d’un point de vue divin, à travers ces lumières divines que sont les idées. Considérons un moment le monde en le regardant pour lui-même, comme il nous arrive de le faire quand nous contemplons un coucher de soleil. Comment ne pas être enthousiastes, c’est-à-dire « endieusés », selon l’étymologie grecque ? Tout objet du monde, toute situation humaine peut être envisagée d’un point de vue supérieur. Quand c’est le cas, rien n’est banal. Rien n’est médiocre. Rien n’est enfermé dans la mort. Le cœur vivant de la joie se trouve là. Dans le fait d’apercevoir la vie derrière la mort, alors que, communément, on s’attend à ce que la mort survienne derrière toute vie. La joie est un regard divin posé sur le monde, tout comme un regard divin posé sur le monde est toujours un regard joyeux. Après Platon, autrement que Platon, c’est ce qu’a enseigné Spinoza. Nous avons constamment tendance à voir les choses d’après notre point de vue. Ce qui est normal, humain. Cela est toutefois trop humain. D’où des conséquences négatives : un tel point de vue ne peut que fabriquer de l’oubli. Tout être est porté par la vie. Tout être est donc, à ce titre, porté par un élan d’éternité, le souffle de ce qui est étant antérieur à tout ce qui est. Quand on ne voit plus que soi, on tend à oublier ce souffle. On finit par ne plus voir qu’une vie allant irréductiblement vers la mort et donc vers l’échec. La joie réside dans une mémoire de l’éternité. Nous sommes vivants. Réels. Pourquoi la vie qui nous a rendus ainsi vivants et réels devrait-elle nous abandonner ? Le réel peut-il cesser d’être réel ? On ne peut pas faire que ce qui a été ne soit plus. On ne peut pas faire que ce qui est ne soit plus. S’il arrive maintes fois que l’être soit confronté au néant, il arrive toujours un moment où le néant doit se confronter à l’être, en reconnaissant que, pour exister, il a besoin de supposer l’être qu’il nie par ailleurs. Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, l’être précède ontologiquement le néant. Il l’a toujours précédé et il le précèdera toujours. En ce sens, il existe un fond de réalité que rien ne peut réduire. Notre existence en porte témoignage. Toute vie est éprouvante, de par le simple fait de se

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mesurer au phénomène de la vie qui est usant, ou celui également de se mesurer aux autres vies qui sont usantes. S’exprime la caducité de toute vie. Sa souffrance. Sa course inexorable vers la mort. Et pourtant, au cœur même de ce qui semble signifier un échec ontologique de toute existence, la chute est moins patente qu’il ne semble. En effet, c’est en étant confrontée à la vie comme aux autres vies que toute vie est dans la vie. Certes, la vie et les autres vies sont usantes, mais elles sont vivantes. Cela nous aide à vivre. Cela explique que l’on puisse vivre. La vie, qui nous use et nous défait, vient au secours de nos vies pour nous refaire au moment même où nous sommes défaits. Et ce, parce que c’est en nous retirant de la vie même qu’elle la rend réelle, vivante. Nous échangeons sans cesse une vie irréelle contre une vie réelle au cours de notre vie. Par le simple fait de vivre dans la vie, avec les autres vies. Si bien que, pour éprouvante qu’elle soit, cette vie réelle nous aide à vivre. Parce qu’elle est réelle et que nous préférons vivre une vie réelle et éprouvante plutôt qu’une vie irréelle, sans vie, donc déjà morte. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas la mort qui rend la vie triste, mais l’irréalité, une vie sans vie étant pire qu’une vie mortelle. Si notre conscience répugne parfois à le comprendre, notre corps le sait. Nos cellules le savent. Le mouvement profond de notre être le sait d’un savoir intime. L’humanité qui, malgré les épreuves qu’elle traverse, ne se suicide pas, en est la preuve vivante. La réalité la sauve et la protège de la réalité. Spinoza l’a profondément compris. C’est la raison pour laquelle il a fait de l’éternité le cœur du temps, en osant affirmer, qui plus est, que nous pouvons expérimenter le fait d’être éternel. Remplaçons le mot éternel par celui de réel et cette formule audacieuse s’éclaire. Nous sommes réels. Tout est réel. Rien n’est donc perdu. Même ce qui va à sa perte. André Comte-Sponville a donc raison de le dire : nous sommes déjà sauvés. Nous sommes déjà dans le Royaume, puisque nous sommes. Il ne nous manque que de le savoir. Cet apprentissage porte un nom. Il s’appelle la sagesse. Celle-ci réside tout entière dans un grand oui adressé de la vie à elle-même. Nietzsche en a fait le geste suprême de toute vraie philosophie, la sagesse se confondant à ses yeux avec le fait de n’être que la vie. Et pour cause. Ne serait-ce qu’un court instant, ne soyons que la vie, le fait de n’être rien que la vie revenant à être la vie même, c’est-à-dire toute la vie, et ce geste humble devient alors un geste splendide, sublime. Toute la vie peut se dévoiler. Il suffit pour cela de vivre en disant oui. Nietzsche a appelé ce oui « joie tragique ». Magnifique vision de la joie, celle-ci se définissant pour lui comme un état de la vie et non pas simplement comme une humeur de la conscience. La joie est l’état de la vie même quand la vie est en accord avec elle-même. Elle est à ce titre la légèreté même de la vie se portant elle-même. Il suffit, pour s’en rendre compte, de vivre, simplement de vivre, en se laissant porter par la vie que l’on a en soi. En vivant de la sorte, on est porté, on est aérien, léger pour nous-mêmes et pour les autres. Les enfants savent être naturellement cette vie-là. Aussi sont-ils naturellement joyeux. Beauté de savoir être un enfant. L’éternel enfant de la vie."

CONCLUSION

Le bonheur est un don, cet " éclair qui me dure" dit René Char, c'est aussi un

acte de joie, un pur agir, un acte pur - c'est enfin l'innocence retrouvée de se savoir être un enfant, l'éternel enfant de la vie... Où peut-on, par delà le murmure du monde et le bruissement du "il y a", entendre ces voyelles absolues que sont les actes de la joie, si ce n'est dans le parler des poètes et le dit des mystiques?

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Page 10: Penser Le Bonheur Par Yann MANGOURNY

Donne-moi du bonheur s’il faut que je le chante

Donne-moi du bonheur s'il faut que je le chante, De quoi juste entrevoir ce que chacun en sait, Juste de quoi rendre ma voix assez touchante, Rien qu’un peu, presque rien, pour savoir ce que c’est. Un peu – si peu – ce qui demeure d’or en poudre Ou de fleur de farine au bout du petit doigt, Rien, pas même de quoi remplir mon dé à coudre... Pourtant de quoi remplir le monde par surcroît. Car pour moi qui n’en ai jamais eu l’habitude, Un semblant de bonheur au bonheur est pareil, Sa trace au loin éclairera ma solitude Et je prendrai son ombre en moi pour le soleil. Donne-m’en ! Ce n’est pas, mon Dieu, pour être heureuse, Que je demande ainsi de la joie à goûter, C’est que pour bercer l’homme en la cité nombreuse, La nourrice qu’il faut doit savoir tout chanter. Prête-m’en... Ne crains rien, à l’heure de le rendre, Mes mains pour le garder ne le serreront pas, Et je te laisserai, Seigneur, me le reprendre Demain, ce soir, tout de suite, quand tu voudras... Marie Noël

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