''`Pensée del l'ordre concret'' et ordre du discours ''juridique'' nazi, Sur Carl Schmitt_Olivier...

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Pensée de l ’ordre concret et ordre du discours juridique nazi : sur Carl Schmitt Olivier Jouanjan Paru dans : Y.-C. Zarka (dir.), Carl Schmitt ou le mythe du politique, PUF, 2009.

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Pensée de l ’ordre concret et ordre du discours juridique nazi : sur Carl Schmitt Olivier Jouanjan Paru dans : Y.-C. Zarka (dir.), Carl Schmitt ou le mythe du politique, PUF, 2009.

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« Pensée de l ’ordre concret »

et ordre du discours « juridique » nazi :

Sur Carl Schmitt.

Olivier JOUANJAN

En novembre 1933, dans la préface à la réédition de sa Théologie politique, Carl

Schmitt annonce une modification substantielle dans sa vision de la typologie de la

pensée juridique : à l’opposition radicale normativisme/décisionnisme qu’il avait mise

en scène, notamment dans la première édition de l’ouvrage (1922), il substitue une

classification tripartite qui ajoute aux deux premiers types, un type institutionnel dont

l’inspirateur est le juriste français Maurice Hauriou, l’un des plus grands maîtres du

droit public français au début du XXe siècle1. Dans l’opuscule publié en 1934, Les

trois types de la pensée juridique, Carl Schmitt systématise la nouvelle typologie et,

ne pouvant rester neutre dans le débat qui oppose ces types, il prend parti en faveur

du type institutionnel, du moins d’un type institutionnel modifié par rapport aux

conceptions d’Hauriou et, afin de marquer cette modification, requalifié en « pensée

concrète de l’ordre » (qui est aussi pensée de l’ordre ou des ordres concrets), une

manière qui présente aussi l’avantage de sonner d’un manière plus allemande :

« Pour nous, Allemands, le mot Institution possède tous les inconvénients et peu des

avantages d’un mot étranger »2.

1 C. Schmitt, Politische Theologie, 8ème éd., Berlin, Duncker & Humblot, 2004, p. 8. Trad. fr. par J.-L. Schlegel, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 12 sq. Par la suite, resp. : PT, TP. Toutes les traductions de Carl Schmitt auxquelles on renvoie ont été vérifiées et, le cas échéant, modifiées. La conception de l’institution est développée chez Hauriou notamment dans : « La théorie de l’institution et de la fondation. Essai de vitalisme social », in : M. Hauriou, Aus sources du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté, Caen, Bibliothèque de Philosophie politique et juridique, 1986, p. 89. 2 Über die drei Arten des rechtswissenschaftliches Denken, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1934, p. 57. Trad. fr. par M. Köller et D. Séglard, Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995, p. 106. Par la suite, resp. : Drei Arten, Trois types.

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L’ouvrage expose les principes d’une pensée qui est expressément présentée

comme mise au service de la nouvelle Allemagne. Il s’agit donc d’une réflexion sur

elle-même, à travers le penseur Schmitt, d’une « science » nazie du « droit (nazi) ». Il

convient au fond d’examiner jusqu’à quel point cette « prétention » est justifiée. À

cette fin, il convient d’examiner cette « pensée concrète de l’ordre » dans le contexte

des discours « juridiques » du national-socialisme.

Cependant, de l a « pensée de l’ordre concret », Joseph H. Kaiser dit, à juste titre sur

ce point, qu’elle est « un concept politique », et que pour un tel concept vaut ce que

Carl Schmitt dit en 1932 déjà, dans La notion de politique : « Tous les concepts,

toutes les représentat ions et tous les mots politiques ont un sens polémique ; il ont

en vue une opposition concrète et sont liés à une situation concrète3. » À partir de

1933, cette polémique conceptuelle est devenue une guerre actuelle : « Le combat

pour ces concepts [Rei ch, Bund, Etat ] n’est pas une di spute sur des mots vides, mais

une guerre d’une réalité et d’une actualité formidables4. » Les concepts sont les

armes de cette guerre et, bien plus tard, en 1963, dans la Théorie du partisan

Schmitt reprendra à son compte un mot de Hegel : « Les armes sont l’essence

même des combattants5. »

C’est une précaution de lecture indispensable, pour qui aborde un texte de Schmitt,

que de se rappeler que, chez lui, le logos est toujours un polemos 6. En 1932, dans

un article intitulé « Les formes juridiques de l’impérialisme moderne », Schmitt

écrivait que toute extension de puissance doit apporter sa justification, son arsenal

de concepts et formules juridiques, qu’un concept juridique ne saurait donc être

neutre mais pris, toujours, dans des « combats sémantiques » dans lesquels il

importe de faire valoir sa « capacité à déterminer par soi-même le contenu des

3 J. H. Kaiser, Konkretes Ordnungsdenken, H. Quaritsch (dir.), Complexio oppositorum, Berlin, Duncker & Humblot, 1988, pp. 319-320. Pour la citation : C. Schmitt, Der Begriff des Politischen, 7ème éd., Berlin, Duncker & Humblot, 2002 (éd. conforme à celle de 1932, augmentée d’un avant-propos), p. 31 (désormais : BP). Une première version du texte, augmentée en 1932, avait paru en 1927 dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (t. 58, p. 1-33 ; rep. désormais in : C. Schmitt, Frieden oder Pazifismus ?, G. Maschke [éd.], Berlin, Duncker & Humblot, 2005, p. 194 sq.). Trad. fr. du texte de l’édition de 1963 : M.-L. Steinhauser, La notion de politique, suivi de Théorie du partisan, Paris, Calmman-Lévy, 1972, p. 71 pour la citation (désormais : NP). 4 Schmitt, « Reich – Staat - Bund », Positionen und Begriffe (1940), rééd., Berlin, Duncker & Humblot, 1988, p. 198. 5 C. Schmitt, NP, p. 309. 6 Sur ce point: O. Jouanjan, « Remarques sur les doctrines national-socialistes de l’État », Politix 32, 1995, p. 99 sq.

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concepts politiques et juridiques », ainsi que de percer, chez l’adversaire, « le voile

des mots et des concepts, des juridicisations et des moralisations ». Puisque, selon

lui, « cette prise de conscience que les concepts et les modes de pensée peuvent

eux-aussi être l’affaire d’une décision politique » doit être toujours maintenue en

éveil, on ne peut, le lisant, que suivre son conseil 7.

Dans L’État total de 1933, Forsthoff, l ’un des disciples de Schmitt, affirmait que, pour

parler de l’État, il faut une « langue dure », à la mesure de la « nature impérative et

irrévocable du politique »8, formule qui rappelle l’image du Bourgeois que, dans le

livre paru à la fin de 1932, Le Travailleur, Jünger décrit « en train de limer

infatigablement les mots pour leur enlever la rude nécessi té de leur frappe »9. Au tout

début d’une longue correspondance qui commence à l’été 1930, Jünger écrit à Carl

Schmitt, en remerciement de l ’envoi de la première version de La notion de poli tique :

« Le rang d’un esprit est aujourd’hui fixé par sa relation à l’armement (Rüstung).

Vous avez réussi à mettre au point une technique guerrière particulière : une mine,

qui explose sans bruit10. »

Les mots du droit politique, souveraineté, Etat de droit, absolutisme, Etat total etc.,

ces mots, dit Schmitt dans La notion de politique, « sont inintelligibles si l’on ignore

qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de

ces mots »11. Une phrase qui entre dans une étrange consonance avec celle par

laquelle, en 1936, Schmitt expliquera la raison pour laquelle il faut toujours identifier

clairement la littérature juive : « Quiconque écrit aujourd’hui ‘Stahl-Jolson’ est ainsi,

de manière claire et vraiment scientifique [sic !], plus efficace qu’en écrivant de

grandes tirades contre les Juifs et en employant des tournures générales et

abstraites [qui sont juives par nature…] par lesquelles aucun Juif ne se sent atteint in

concreto [je souligne] »12. Je dirai plus bas qui, à mon avis, doit être « atteint in

7 C. Schmitt, « Völkerrechtliche Formen des modernen Imperialismus » (1932), Positionen und Begriffe, p. 163 ; trad. fr. in: C. Schmitt, Du politique, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 82. 8 E. Forsthoff, Der totale Staat, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1933, p. 7. 9 E. Jünger, Le travailleur, trad. f. J. Hervier, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 49. 10 Ernst Jünger, Carl Schmitt, Briefwechsel (1930-1983), Stuttgart, Klett-Cotta, 1999, p. 7. 11 C. Schmitt, BP, p. 31 ; NP, p. 71. 12 C. Schmitt, « La science allemande du droit dans sa lutte contre l’esprit juif », trad. fr. M. Köller et D. Séglard, Cités 14, 2003, p. 175. J’avais attiré l’attention sur ce texte et traduit plusieurs des passages les plus accablants il y a dix ans déjà, sans que cela suscite, à l’époque, de réactions quelconques : O. Jouanjan, « Rénovation du droit et positivisme dans la doctrine du IIIe Reich », D. Gros (dir.), Le droit antisémite de Vichy, Le genre humain 30-31, 1996, p. 463 sq. (p. 466 sq. pour l’analyse et les citations de ce texte de 1936).

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concreto » à travers le concept d’ordre concret, qui doit exploser sur la mine, sans

bruit, mais il convient préalablement d’expliquer un peu la notion et sa fonction dans

le discours juridique.

1. Les ordres concrets : le concept et la méthode

Penser concrètement : comme le note à juste titre Bernd Rüthers, le « concret » fut,

après 1933, un « phénomène de mode »13, il sature le discours des juristes soucieux

de contribuer à ce que le titre d’un livre de Larenz désigne par « la rénovation

allemande du droit »14. Ce faisant, c’est avec le positivisme qu’on entend prendre

distance. Une « science » du « droit » nazi ne saurait être positiviste. La lutte contre

le positivisme est un leitmotiv dans les discours de la rénovation du droit15. Cette

considération doit amener à nuancer la thèse qui fait porter au positivisme des

juristes la responsabili té de leur incapacité à réagir à la perversion du système

juridique après 193316 : neutre à l’égard de son objet, le positiviste aurait considéré

ce « droit » abject avec le détachement de l’entomologiste considérant un insecte

répugnant, ce faisant il aurait contribué à justifier ou banaliser ce « droit » et même,

d’abord et surtout, à le constituer en un objet juridique.

Le « positivisme juridique » n’est pas ou pas seulement une doctrine qui considère

que seule vaut la règle posée par l’autorité compétente : « Le règlement c’est le

règlement » est une théorie tout de même un peu fruste. C’est une position

épistémologique dont le principe est la séparation stricte du sujet de la connaissance

13 B. Rüthers, Entartetes Recht. Rechtslehren und Kronjuristen im Dritten Reich, Munich, dtv, 1994, p. 78. 14 K. Larenz, Deutsche Rechtserneuerung und Rechtsphilosophie, Tübingen, Mohr, 1934. 15 J’ai développé ce point dans : « Rénovation du droit et positivisme dans la doctrine du IIIe Reich », art. cit., not. p. 464 sq. Pour un excellent panorama des doctrines juridiques nazies, voir surtout l’excellent ouvrage de : K. Anderbrügge, Völkisches Rechtsdenken. Zur Rechtslehre in der Zeit des Nationalsozialismus, Berlin, Duncker & Humblot, 1978. 16 Telle est la thèse célèbre du philosophe du droit et homme politique social-démocrate Gustav Radbruch, formulée dès après la guerre et sous la forme, aussi, d’une autocritique, Radbruch considérant que ses thèses positivistes et relativistes auraient contribuer à désarmer les juristes allemads, quand bien même il n’a pas, condamné lui-même à l’émigration intérieure, participé à l’entreprise de perversion du droit : « Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht » (1946), rep. in : G. Radbruch, Rechtsphilosophie, 8ème éd., Stuttgart, Koehler, 1973, p. 339 sq. Pour la transposition de ce problème à la doctrine française de Vichy, voir : D. Lochak, « Écrire, se taire… Réflexion sur l’attitude de la doctrine française », in : D. Gros (dir.), Le droit antisémite de Vichy, op. cit., p. 433 et les réf. cit.

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et de l’objet de la connaissance. Si le sujet et l’objet sont ainsi séparés, connaître

exige que le sujet de la connaissance prenne le plus grand soin possible à ne pas

projeter ses propres représentations et valorisations dans son objet. Le principe

fondamental du positivisme juridique n’est donc pas dans l’adage « le règlement

c’est le règlement », mais dans un principe de pureté de l’objet juridique : considérer

l’objet tel qu’il est, sans valorisations. D’où le principe selon lequel il faut expurger la

connaissance du droit de toute considération ou représentation politique, morale,

philosophique, etc., c’est-à-dire de toutes ces projections faites sur l’objet, qui

colportent des valorisations et dont le droit naturel fait partie. Le positivisme ne dit

pas que le droit est pur, mais que la science du droit doit l’être17. Positive, une

science du droit ne peut cependant être que la science d’un droit positif, posé

objectivement par une autorité :en effet, une « science » du droit naturel ne serait

que la science d’un fantasme du sujet connaissant lui-même. Pour être science, la

discipline juridique doit encore systématiser son objet, ce qui ne peut se faire qu’au

moyen de concepts et principes abstraits et formels, l’abstraction et le formalisme

étant précisément requis pour ne pas transporter dans l’objet, sa matière des

contenus non-juridiques de caractère politique ou moral, ce que font au contraire les

systématisations jusnaturalistes. Le représentant par excellence d’une telle

épistémologie positiviste du droit, dans les années 1930, était Hans Kelsen. (En

1936, Schmitt évoquera « l’aplomb effronté » de l’ « École de Vienne du Juif

Kelsen » ; mais en 1933, Kelsen avait approuvé et encouragé la venue de Schmitt à

la Faculté de droit de Cologne avant sa r évocation le 13 avril tandis que Carl Schmitt,

le nouvel arrivant, fut le seul collègue de la faculté à ne pas signer la lettre de soutien

à Hans Kelsen qu’avait rédigée le doyen Hans Car l Nipperdey18.)

L’abstraction, le formalisme, ces rejetons du « neutralisme » ne sont pas solubles

dans la « science » du « droit » nouveau dont le principe est précisément de lever

toutes ces barrières épistémologiques pour proclamer le retour du « droit naturel

allemand », le « retour du droit à l’ordre moral völkisch » (Freisler)19, et l’impérieuse

nécessité d’une « conception politique du droit » puisque « tout droit est un droit

17 Voir clairement ce que dit à ce sujet le maître de la science positive du droit au XXe siècle, Hans Kelsen : « Was ist die Reine Rechtslehre ? », rep. in : H. Klecatsky, R. Marcic, H. Schmabeck (éds.), Die Wiener Rechtstheoretische Schule, Francfort, 1968, p. 620. 18 Voir : H. Dreier, « Hans Kelsen », Deutsche Juristen jüdischer Abstammung, p. 716. 19 Voir: O. Jouanjan, « Rénovation du droit et positivisme… », art. cit., p. 468 sq.

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politique »20. Dans la science du droit aussi doit advenir la fin de cette ère des

neutralisations et dépolitisations dont l’expression constitutionnelle est l’ « État de

droit bourgeois »21 et la méthode, le positivisme, contre lequel Schmitt mène le

combat depui s les débuts de sa pr oduction doctrinale. La mine qui doit exploser sans

bruit, Schmitt, le « juriste engagé »22, l’a placée au pied de l’édifice de l’État de droit

bourgeois dès 1928 ; elle s’appelle la Théorie de la Constitution, ouvrage savant et

« académique », mais qui vise au démontage intellectuel du type constitutionnel

libéral et démocratique que représente la Constitution de Weimar23.

« Concret » signifie donc cette rupture catégorique avec la neutralité abstraite et le

formalisme du positivisme et signifie en même temps la repolitisation de la science

du droit dont la pensée de l ’ordre concret (ou pensée concr ète de l ’ordre) doit donner

la clef, ou plus exactement, le principe, l’idée ultime. En effet si, dit Schmitt « toute

pensée juridique travaille tout à la fois avec de règles, des décisions comme avec

des ordres et des organisations (Gestaltungen) », « l’idée ultime [je souligne] que

conçoit une science j uridique, à par tir de laquelle toutes les autres sont juridiquement

dérivées, est toujours exclusivement une : soit une norme (au sens de règle et de

loi), soit une décision, soit un ordre concret »24. Ainsi le droit naturel aristotélico-

thomiste est une pensée de l’ordre, quant le droit naturel des modernes se diviserait

entre une pensée de la norme et une pensée de la décision.

Mais la pensée est déterminée par les caractères des peuples et des races, et l’on

doit reconnaître, selon Schmitt, que la pensée germanique authentique, la

médiévale, était « de part en part pensée concrète de l’ordre »25. Cette pensée

authentique ayant été troublée puis opprimée et dominée à la suite de deux

20 E.R. Huber, Wesen und Inhalt der politischen Verfassung, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1935, p. 47. 21 Voir l’article de 1928 : « Der bürgerliche Rechtsstaat », Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 44 (désormais : SGN). Voir aussi : « Das Problem der innerpolitischen Neutralität » (1930), rep. in : C. Schmitt, Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954, 4ème éd., Berlin, Duncker & Humblot, 2003, p. 41 (= VA), qui se conclut ainsi (p. 58): « Devant un tel ou bien - ou bien il n’y a pas de neutralité qui vaille pour un Allemand, et ce serait une illusion vite réglée que de vouloir rester neutre, dès lors qu’il y va de la vie même, de l’État même, et de l’existence politique du peuple. » 22 O. Beaud, « Carl Schmitt ou le juriste engagé », préface à C. Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993. 23 Voir l’analyse de cet ouvrage comme critique de Weimar : ibid., p. 93 sq. Voir aussi, sur la politique de Schmitt à la fin de Weimar, du même auteur : Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Paris, Descartes & Cie, 1997. 24 Drei Arten, p. 7 ; Trois types, p. 67. 25 Drei Arten, p. 10 ; Trois types, p. 69.

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« réceptions » malheureuses, celle du droit romain à partir du XVe siècle et celle du

« normativisme libéral-constitutionnel » au XIXe siècle, deux aliénations successives

donc qui sont supposées avoir arraché l’Allemagne à elle-même. Le mot clef de ce

normativisme libéral-constitutionnel est « État de droit »26, mot qui dit donc un

concept politique anti-allemand, même s’il est d’origine pleinement allemande

(Rechtsstaat )27. La pensée de l’ordre concret est donc la continuation du combat

mené par Schmitt contre l’ « État de droit bourgeois » depuis les années 20, que ce

soit notamment dans l’ouvrage sur la Situation actuelle du parlementarisme ou dans

la Théorie de la consti tution.

Le « normativisme » est ainsi la pensée qui fait ultimement reposer le droit sur l’idée

de norme. Le représentant par excellence du normativisme à l’époque de Weimar

était Hans Kelsen, inspirateur de l’Ecole de Vienne et, pour Carl Schmitt, un Juif

arrogant avant tout. L’idée fondamentale de la norme conduit à la représentation

d’une règle qui doit régler une pluralité indéfinie de cas de la même manière. L’idée

de norme contient l’idée d’égalité devant la loi propre à la pensée normativiste et

libéral-constitutionnelle, c’est-à-dire une égalité formelle qui s’identifie à la généralité

du contenu de la norme. En conséquence, la norme « s’élève par-dessus les cas

singuliers et la situation concrète, et elle possède de ce fait, en tant que ‘norme’ une

certaine supériorité et prééminence par rapport à la simple réalité et la simple

facticité des cas concrets »28 : autrement dit, l’abstraction est de l’essence même de

la norme. (À mon sens, il est clair que Schmitt n’a rien compris à Kelsen ce qui se

voit notamment, mais pas seulement, à ce qu’il ne maîtrise pas même le concept

kelsénien de norme qui n’a rien à voir avec le concept traditionnel de la norme

comme règle générale et abstr aite).

Une pensée nor mativiste est nécessai rement pensée abst raite et, lorsqu’elle parle de

l’ « ordre juridique », cet ordre n’est conçu que comme un système abstrait, un

agencement pur ement logique de normes. La norme ne désignant aucun dest inataire

in concreto, ne précisant pas qui doit « être concrètement atteint » par elle, faisant

donc abstraction de la personne, au nom d’une égalité formelle et vide, « la pensée

26 Drei Arten, p. 10 ; Trois types, p. 69-70. 27 Voir: O. Jouanjan (dir.), Figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001. 28 Drei Arten, p. 13 ; Trois types, p. 72.

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normativiste peut revendiquer le fait qu’elle est impersonnelle » quand, par

opposition la pensée décisionniste serait toujours personnelle et la pensée de l’ordre

concret, par définition, suprapersonnelle29.

Surtout, impersonnelle, la pensée normativiste est incapable, poursuit Schmitt, de

saisir l’essence véritable que signifient les mots « roi », « Führer », « juge » ou

« Etat », car elle ne peut saisir ces notions que sur le fondement ultime d’une norme

et les ravale donc nécessairement, explique Schmitt en discutant du sens à accorder

à l’expression « Nomos Basileus », au rang de « simples fonctions normatives : le

rang supérieur dans la hiérarchie de ces fonctions n’est alors que l’émanation de la

norme supérieure, jusqu’à la plus haute ou la plus profonde, la norme des normes, la

loi des lois »30.

Or, tout droit est « droit en situation »31, et l’on ne peut juger une pensée normativiste

du droit, en vérité, que par son rapport à une configuration concrète. Ce faisant,

Schmitt affirme la supériorité de la pensée concrète de l’ordre qui peut, de son propre

point de vue, juger de la validité des autres types de pensée juridique quand ceux-ci

ne sont pas en mesure d’évaluer correctement cette même pensée de l’ordre. Il

existe sans doute certains ordres concrets qui peuvent être pensés comme la

reproduction d’un système abstrait de règles et de normes et pour lesquels, donc, la

représentation normativiste de l’ordre est pertinente, qui suppose de « se représenter

le fonctionnement calculable du commerce entre les hommes comme une simple

fonction de règles définies d’avance, calculables et générales » : « le fonctionnement

normal, conforme aux normes et aux règles apparaît alors comme un ordre ». Les

domaines de la vie sociale organisés sur un mode purement technique (les chemins

de fer et son « indicateur ») peuvent correspondre à une telle représentation

« réglementaire-fonctionnaliste » de l’ « ordre ». Mais l’on voit bien quel type d’idéal

l’on vise si l’on étend une tell e représentation de l’ordre à la société tout ent ière : il ne

peut s’agir que d’une société d’échanges, de commerce (Verkehr) entre des

individus. Ce qui importe seulement, dans cette vision des choses et du monde, c’est

que les conditions de ce commerce des hommes soient extérieurement garanties et

29 Drei Arten, p. 13 ; Trois types, p. 72. 30 Drei arten, p. 15 ; Trois types, p. 73 sq. 31 PT, p. 19 ; TP, p. 23. En 1934, la même idée est exprimée : « La règle obéit à la situation » (Drei Arten, p. 23 ; Trois types, p. 79)

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que les conséquences des échanges soient prévisibles et calculables. La société

n’est plus alors qu’une froide question technique. Mais surtout cet « ordre », sa

caractéristique principale, c’est de rester extérieur aux individus, de donner une règle

de fonctionnement de l’échange sans unir intérieurement entre eux les partenaires

de l’échange, de ne fournir, en termes kantiens, que la règle de la conciliation

extérieure des arbitres. C’est donc une notion d’ordre propre à la « société

d’échange individualiste et bourgeoise »32.

On voit ici que l’opération de Schmitt est de démasquer, comme il le fait depuis les

années 20, derrière la « neutralité » affichée l’orientation idéologique précise que

celle-ci vise à légitimer : il n’est pas neutre d’être neutre. Par ailleurs, l’opposition

normativisme/pensée concrète de l’ordre dont Schmitt est en train d’assurer le

montage se superpose à l’opposition classique depuis la fin du XIXe siècle et

l’ouvrage de Tönnies portant ce titre mais particulièrement mobilisée dans l’idéologie

nazie et révolutionnaire conservatrice, l’opposition « société » (comme ordre

extérieur des échanges entre individus) et « communauté » (comme ordre intégré et

unissant ses membres par leur vie intérieure les disposant en un tout qui les

dépasse) .

À cette représentation bourgeoise de l’ordre extérieur, pseudo concrétisation d’un

système abstrait, il faut opposer l’ordre véritablement concret qui doit régner dans les

domaines « qui se sont conf igurés non pas sur le mode technique de l ’échange, mais

de manière institutionnelle ». Là le « fonctionnalisme réglementaire » détruirait

« l’essence spécifiquement juridique de l’ordre concret ». Un tel ordre contient « en

lui-même » son concept du « normal », du type normal et de la situation normale.

Telle est donc sa distinction spécifique d’avec l’ordre abstrait et formel. La

« normalité » dans l’ordre concret n’est pas ce qui est conforme à une norme

extérieure. Elle est contenue dans l’ordre concret : « La vie en commun des époux

au sein du mariage, des membres de la famille au sein de la famille, des membres

du clan au sin du clan, des membres d’une corporation au sein de la corporation, des

fonctionnaires de l ’État, des clercs d’une église, des camarades d ’un camp de travail,

32 Drei Arten, p. 19-20 ; Trois types, p. 76-77.

11

des soldats d’une armée, tout cela ne peut être dissout ni par le fonctionnalisme de

lois définies à l’avance, ni par des règles contractuel les33. »

Ce n’est pas une norme (extérieure) qui peut dire ce qu’est un « bonus

paterfamilias », qui peut déterminer ce qu’est, entre les membres d’un même ordre

concret, d’une même communauté, la « bonne foi », ce que sont, dans un tel ordre,

les « bonnes mœurs ». Extérieure, la règle ne dit jamais une essence, la substance

des choses. Le concret, le substantiel est pure immanence. Bon père de famille,

bonne foi, bonnes mœurs : ce ne sont pas des concepts qui relèveraient de la

mécanique extérieure des lois, mais les signes d’une normalité intime. Bonne foi, par

exemple, qui traduit l’allemand « Treu und Glauben » (fidélité et croyance), une

« norme » est bien incapable de la fonder ni de la déterminer ; elle ne peut que se

borner, comme le fait d’ailleurs le Code civil (allemand et français) à y renvoyer pour

indiquer qu’un contrat doit s’exécuter conformément aux attentes qui président à

l’action des individus dans un ordre communautaire concret. La « fidélité » est un

sentiment qui peut seulement naître dans la concrétion supra-personnelle des

rapports inter-individuels.

Tout système normatif, extérieur donc, trouve nécessairement ses limites dans sa

prétention à régir un ordre concret. Là, en ces marges, il ne peut plus que se borner

à renvoyer à la normalité intime de l’ordre, en insérant dans ses codes des « clauses

générales », des concepts vagues ― la langue moderne du droit parlerait de

« standards » ― qu’une norme abstraite est incapable de déterminer concrètement :

le père de famille doit se comporter selon le « type normal », le modèle standard du

« bon père de famille » ; le contrat ne doit pas être contraire aux « bonnes mœurs »

et doit s’exécuter de « bonne foi » ; la puissance publique prend les mesures

nécessaires au maintien de l’ « ordre public ». Ces « clauses générales » sont

comme les points de fuite de tout système normatif, par où il s’échappe à lui-même

et de lui-même.

On comprend pourquoi Schmitt y insiste : Les « clauses générales » sont « l’objet

véritable des discussions juridiques »34. Il cite l’essai, célèbre en son temps, dans

lequel Hedemann stigmatisait, au contraire de Schmitt, la « fuite dans les clauses

33 Pour l’ensemble des citations : Drei arten, p. 20 ; Trois types, p. 77. 34 Drei Arten, p. 58-59; Trois types, p. 108.

12

générales »35. Celles-ci sont, comme le dit le pénaliste nazi Hermann Lange, « l’œuf

du coucou » dans la pensée juridique libérale, c’est-à-dire « normativiste »36. D’où la

proposition centrale de Schmitt à leur égard : elles ne doivent pas être utilisées « à

titre de simples correctifs » du positivisme juridique, mais « comme le moyen

spécifique d’un nouveau type de pensée juridique », celle qui pense à partir des

ordres concrets37.

Dès la fin de l’année 1933, Schmitt avait formulé les « Cinq principes directeurs à

destination de la pratique juridique ». Le quatrième de ces principes s’énonce

comme suit : « Pour l’application et la mise en œuvre des clauses générales, les

principes du national-socialisme sont immédiatement et exclusivement

déterminants38. » Dans la logique des ordres concrets, ce n’est pas l’arbitraire d’un

juge qui peut déterminer ce que sont la bonne foi, les bonnes mœurs, etc., mais

seulement la vérité « objective » de l’ordre, de la communauté populaire allemande,

vérité déclarée par le parti et son Führer39.

Ce principe d’interprétation, tiré de la « théorie » des ordres concrets, permet de

modifier de fond en comble l’ordre juridique sans toucher une virgule ― ou

presque… ― des grandes codi fications. En vérité, on a évidemment changé bi en des

textes des codifications en vigueur, spécialement le droit de la famille et le droit

pénal. On prendra ici l’exemple du droit pénal pour expliciter ce que sont les

conséquences pr atiques d ’une pensée juridique « concrète ».

Dans un État de droit, le principe dit de la « légalité des délits et des peines »

gouverne le droit pénal (Nullum cirmen nulla poena sine lege). Nul ne peut être puni

que sur la base d’une loi, qui soit en vigueur au moment de la commission de

l’infraction. Ce principe emporte deux conséquences majeures : la loi elle-même qui

définit l’infraction et fixe la peine applicable doit être suffisamment claire et précise ;

le juge qui l’applique ne saurait lui donner une interprétation extensive et il lui est

35 Voir Schmitt, État, mouvement, peuple, trad. fr. A. Pilleul, Paris, Kimé, 1997 (= EMP), p. 60 ; Staat, Bewegung, Volk, 3ème éd., Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1934, p. 43 (=SBV) (la troisième édition est conforme à la première de 1933). [La traduction française est malheureusement très fautive]. 36 H. Lange, Liberalismus, Nationalsozialismus und bürgerliches Recht, Tübingen, Mohr, 1933, p. 5. 37 Drei Arten, p. 59 ; Trois types, p. 108. 38 Juristische Wochenschrif t, 1933, p. 2793 et Deutsches Recht 1933, p. 201. 39 Sur ces principes dans leur contexte doctrinal de l’époque : O. Jouanjan, « Rénovation du droit et positivisme… », art. cit., p. 482 sq.

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notamment interdit de l’appliquer « par analogie », c’est-à-dire de prononcer la peine

prévue pour une certaine infraction à des faits qui ne correspondent à l’infraction

définie que par un rapport d’analogie sans pouvoir être nettement subsumés sous l es

critères légaux. Il est clair, notamment, qu’un tel droit pénal exclut tout recours à des

« clauses générales », le législateur ne pouvant les introduire dans le corps même

des lois répressives, ni le juge les établir de facto en transformant le texte clair de la

loi en une simple directive générale d’application. C’est évidemment l e type même de

la pensée « normativiste », « libérale », « bourgeoise » et « individualiste »

qu’exprime ce principe de légalité aux yeux de la pensée concrète de l’ordre : la

norme abstraite vient protéger de l ’extérieur l’individu contre la réaction répressive de

la collectivité. La « loi » du 28 juin 1935 est venue précisément introduire une

« clause générale » dans le Code pénal en disposant que sont désormais

punissables les auteurs d’actes qui doivent être considérés comme punissables soit

« conformément à l ’idée fondamental e d’une loi répressive » (à son « esprit » donc et

non plus seulement à sa « lettre »), soit conformément au « bon sens populaire » (tel

que le Führer et le programme du par ti l’expriment).

Prenons un exemple tiré de la jurisprudence du Reichsgericht, la plus haute cour

civile et pénale de l’Allemagne d’alors40. Le § 2 de la loi du 14 novembre 1935 ―

l’une des lois de Nuremberg ― prohibe et punit les « relations hors mariage » entre

les Juifs et le « nationaux allemands ou personnes apparentées par la race ». C’est

conformément au « bon sens populaire » et à l’ « idée fondamentale » de cette loi

que se trouve condamné le Juif trouvé en compagnie d’une aryenne dénudée alors

même qu’il est constant que l’acte sexuel n’a pas été (encore) consommé. Le

Reichsgericht s’exprime ainsi : « Il serait contraire à l’esprit de la loi comme au bon

sens populaire de laisser impunie la honte faite à la race (Rassenschande )

lorsqu’elle est commise par des actes de cette nature et d’inciter ainsi à la

commission d’actes contre nature s’exerçant dans des formes qui ne sont pas

analogues au rapport sexuel stricto sensu. » C’est l’hyperanalogie, l’analogie au-

delà de l’analogie même. Mais surtout, c’est très exactement la « vérité » du droit

pénal nazi qui est ici à l’œuvre, cela même que Schmitt appelait « la plus haute et

40 Arrêt du 9 décembre 1936 reproduit dans : I. Staff (éd.), Justiz im Dritten Reich. Eine Dokumentation, Francfort, Fischer, 1978, p. 175 sq.

14

plus puissante vérité juridique »41, celle qui évacue le principe libéral Nullum crimen

nulla poena sine lege pour y substituer le principe « vrai » du droit pénal de l’ordre

concret : Nullum crimen sine poena. La lex n’est plus même mentionnée, elle est ici,

dans cette « vérité », superflue42.

Dans les Trois types de pensée juridique, Schmitt met en scène une opposition

apparemment radicale non seulement entre normativisme et pensée concrète, mais

aussi entre décisionnisme ― dont le représentant pur serait Hobbes ― et pensée

concrète de l’ordre quand, en revanche normativisme et décisionnisme se combinent

pour donner au positivisme dominant depuis le XIXe siècle son visage spécifique. Ce

qui sépare normativisme et décisionnisme, d’une part, d’avec la pensée des ordres

concrets, d’autre part, tient en ceci : pour une pensée fondée sur la norme ou la

décision, l’individu est toujours destinataire de l’acte, de la norme ou de la décision,

ce qui suppose nécessairement un rapport d’extériorité ; avant l ’édiction de la norme,

avant la prise de décision, cet individu est donc représenté tout aussi

nécessairement comme pas encore lié, comme libre et autonome ; à partir de là, la

norme ou la décision ― ou la « norme-décision » qu’est la loi positive ― ne peut être

construite que comme la limitation extérieure d’une liberté qui doit être présupposée

et, peut-être même, respectée (c’est en tout cas la tendance naturelle d’un tel type

de pensée). L’ordre concret est, au contraire, non pas dans l’ordre du vouloir, mais

dans l’ordre de l’être. Il est l’être même dans lequel l’individu est pris, dans lequel

l’individu prend corps, sens et valeur. Concret, rappelle Larenz, signifie

étymologiquement « cum crescere », ce qui croît ensemble43. Cela signifie que la

valeur juridique reconnue au membre de l’ordre concret, de la communauté, ne peut

venir que de cet ordre objectif même, et non de l’individu qui, hors la communauté,

n’est qu ’un point vide. Ce qui devient impossible à construire dans l’institutionnalisme

radical des ordres concrets, c’est le droit subjectif, c’est-à-dire la position juridique de

la personne à partir de laquelle celle-ci se rend maître de ses actes et dispose de sa

vie en la faisant juridiquement reconnaître, le droit objectif, quant à lui, se bornant à

41 C. Schmitt, Der Weg des deutschen Juristen, Deutsche Juristen-Zeitung 1934, p. 693. 42 Outre l’article précédent, ce principe du droit pénal nouveau est souligné par Schmitt dans : Nationalsozialistisches Rechtsdenken, Deutsches Recht 1934, p. 228 ; « Der Rechtsstaat » (1935), SGN, p. 115 ; « Was bedeutet der Streit um den Rechtsstaat » (1935), SGN, p. 126. 43 K. Larenz, « Zur Logik des konkreten Begriffs », Deutsche Rechtswissenschaft, 1940, p. 296.

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déterminer les formes, conditions et limites nécessaires à l’exercice de ce droit

subjectif.

La pensée de l’ordre concret, comme institutionnalisme intégral, définissant le droit

comme l’ordre même de la vie communautaire concret, parce qu’elle rejette l’écart

entre ce qui est et ce qui doit être ― écart dans le jeu duquel seulement peut

s’inscrire le droit subjectif ―, cette pensée est l’un des dispositifs ― pas tous aussi

pensés ni sophistiqués ― mis au service de l’un des combats majeurs du « droit »

nazi, à savoir la « lutte contre le droit subjectif ». Le national-socialisme, écrit Larenz,

« offre la communauté authentique », celle dans laquelle s’efface « le dualisme de

l’être et du devoir-être, de l’ordre de la norme et de l’ordre de la vie »44. Dans cette

indistinction communautaire s’effacent ou s’effondrent tous les dualismes de la

pensée classique, c’est-à-dire, outre le dualisme être/devoir-être, les différences qui

séparent droit et morale, droit et politique. Dès que ces dualismes et divisions

disparaissent, pour ne plus laisser prospérer que la communauté « authentique »,

dans son corps à corps avec l’ennemi, et que, en conséquence, l’idée même du droit

subjectif ― qui n’est pas seulement un concept technique du droit, mais qui porte en

lui précisément tout une pensée sociale et juridique ― n’est plus du tout

constructible, il devient possible de formuler l’idée que la justice n’est pas et ne peut

pas être une fonction de protection des droits du citoyens ― ce que disait encore le

Reichsgericht en 1932 ― mais une fonction politico-morale de « protection de

l’honneur du peuple » qui exige et justifie, comme l’écrivait Alfred Rosenberg, « la

mise en œuvre impitoyable de la protection du peuple et de la race », de l’ordre

communautai re concret45.

Il y a là, sans conteste, les éléments essentiels qui donnent sa configuration

particulière à ce qu’on peut appeler l’imaginaire juridique nazi et dans lequel la

pensée schmittienne des ordres concrets s’installe confortablement pour s’en faire la

théorie. Si l’on considère le texte de 1934 dans lequel Schmitt justifie la nuit des

longs couteaux et donc l ’assassinat politique46, on peut l’interpréter comme un simple

44 « Gemeinschaft und Rechtstellung », DRW 1936, p. 34-35. 45 A. Rosenberg, Der Mythos des XX. Jahrhunderts, 183-186ème éd., Munich, Hoheneichen, 1942, p. 575. 46 C. Schmitt, « Der Führer schützt das Recht », rep. in: du même, Positionen und Begriffe, Berlin, Duncker & Humblot, 1988, p. 199 sq. (rep. de l’édition de 1940); trad. fr. M. Köller et D. Séglard, « Le Führer protège le droit », Cités 14, 2003, p. 165 sq.

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texte d’opportunité par lequel Schmitt cherche à se protéger au moment où Hitler a

liquidé non seulement Röhm et son entourage, mais aussi Schleicher, dont Schmitt

avait été le conseiller dans les dernières années de Weimar. Mais une telle

interprétation conjoncturelle, quelle que soit sa validité, ne saurait occulter un constat

simple : la justification de l’assassinat politique, transfigurant le crime en l’acte d’un

« juge suprême » protégeant le « droit » même, c’est-à-dire l’ordre concret de la vie

communautai re, une telle justification est très précisément une application de la

doctrine des ordres concrets, d’une part, et une application qui passe parfaitement

dans cet imaginaire juridique nazi qu’on s’est efforcé de caractériser plus haut. C’est

une justification pensée, et pas un simple texte ad hoc. Il faudrait d’ailleurs

s’interroger sur la continuité profonde et le fil qui mènent depui s le problème posé par

Schmitt en 1929 du « gardien de la Constitution » jusqu’à la thèse du « Führer

protège le droit » en 1934 : ce dernier texte ne vient pas de nulle part.

2. L’ennemi des ordres concrets.

Puisque la pensée des ordres concrets est polémique, elle est dirigée contre un

ennemi (concret) qu’on n’a guère de mal à identifier. Schmitt désigne suffisamment

clairement cet ennemi dès le début des Trois types : « La question est d’une grande

portée que de savoir quel est le type de pensée juridique qui s’impose à une époque

et à un peuple déterminés. Les différents peuples et les différentes races sont

rattachés à différents types de pensée et la prédominance d’un certain type de

pensée peut êt re liée à une domi nation spirituelle et donc politique. Il y a des peupl es

qui, sans terre, sans État, sans Église n’existent que dans la loi ; pour ceux-là, seule

la pensée normativiste leur apparaît être la pensée juridique raisonnable, tout autre

mode de pensée leur semblant incompréhensible, fantastique ou ridicule47. »

Les concepts sont des armes et l’arme est l’essence même du combattant. La

grandeur d’une pensée de reconnaît à son rapport à l’ « armement »… « Ordre

concret » ne sont donc pas des mots limés, des mots bourgeois. De fait, on est

frappé par l’étrange résonance entre cette formule, que Schmitt forge en 1933-34, et

47 Drei Arten, p. 9-10 ; Trois types, p. 69.

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la caractérisation qu’il fait du Juif dans le texte scélérat de 1936, La science juridique

allemande en lutte contre l’esprit juif. Là, le Juif est une « étrange polarité » ente le

« chaos » et la « légalité », entre le « nihilisme anarchique » et le « normativisme

positiviste », entre le « matérialisme grossièrement sensualiste » et le « moralisme

abstrait », bref entre le désordre et l’abstraction. Terme à terme, ordre concret dit le

contraire du Juif, du Juif tel que l’imagine le fantasme schmittien48.

Le Juif est d’ailleurs tout entier, chez Schmitt, une équivoque ontologique. Juste une

polarité, pas une substance ; un être dont l’être est négation. Rosenberg disait : un

être qui n’a pas de Gestalt, pas de « figure », juste un visage humain. Visage qui,

collé sur un être/non-être, ne peut être que masque.

La « pensée » du national-socialisme est « concrète, substantielle », écrit Schmitt en

193349. Elle est la « pensée » substantielle qui désubstant ialise le Juif (l’exterminant,

l’annihile-t-on vraiment cet être/non-être, qu’est-ce, substantiel lement, que la

Vernichtung d’un Nichts ?) Dans le lexique de l’antisémitisme, le nazi comme le

traditionnel, un tel être équivoque ne peut être désigné que comme parasite, celui

dont l’être n’est pas propre puisqu’il suppose, pour être ce qu’il doit être, l’être d’un

autre qu’il altère ou détruit. Cette qualification du Juif, qui est la plus fréquente dans

le discours hitlérien50, il n’est donc ni étonnant, ni anodin qu’on la retrouve

précisément sous la plume de Schmitt : « Le Juif entretient un rapport parasitaire,

tactique et mercantile avec le travail intellectuel51. » N’ayant pas la forme de vie

48 Sur la permanence d’un problème antisémite chez Schmitt, voir désormais, la traduction française par D. Trierweiler de : R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, Paris, PUF, 2005. Voir aussi : Y.-C. Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005 qui montre comment Schmitt dès la Notion de politique et donc avant 1933 développe une notion non-hobbienne de l’ennemi substantiel, ce qui peut évidemment être mis en rapport direct avec le propos tenu ici. La publication des journaux de Schmitt montrent aussi la précocité de la « question juive » chez Schmitt : C. Schmitt, Tagebücher. Oktober 1912 bis Februar 1915, 2ème éd., Berlin, Akademie Verlag, 2005 ; Die Militärzeit 1915 bis 1919. Tagebuch Februar bis Dezember 1915. Aufsätze und Materialien, Berlin, Akademie Verlag, 2005. Le 29 mars 1915, par exemple, Schmitt note : « On s’étonne souvent de l’importance que peut prendre le parasitisme, mais cela s’effondre vite ; ils deviennent alors le mauvais engrais (beaucoup des singes, beaucoup de Juifs dont les pères, peut-être, sont banquiers mais qui ne sont eux-mêmes que des existences faibles, impuissantes et éphémères). » (Militärzeit, p. 36) ; le 4 mai 1915 il s’emporte contre la noblesse qui, comme la prussienne, « se laisse payer et philosophiquement justifier par les Juifs » (ibid., p. 57) ; le 21 juin 1915, il caractérise la guerre comme suit : « Le judaïsme dans la politique. » (ibid., p. 85). 49 EMP, p. 58 ; SBV, p. 42. 50 Voir : E. Jäckel, Hitler idéologue, trad. fr. J. Chavy, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p. 79 sq. 51 « La science allemande du droit », p. 177. Il faut aussi se demander qui, « concrètement », Schmitt vise-t-il dans ce passage de la Notion de politique lorsqu’il évoque des « types (Arten) parasitaires et caricaturaux de ‘Politique’ », caractérisés par « les tactiques et pratiques de toutes sortes, les concurrences et les intrigues », « les plus curieuses affaires et manigances ». Pourquoi l’adjectif

18

propre que lui conférerait un ordre concret, le Juif avance masqué derrière son

visage humain. Que le Juif ne puisse se faire valoir dans la vie allemande que

masqué, c’est une constante du discours schmittien. Dans le Léviathan de Thomas

Hobbes , le Juif est l’être masqué, ce qui seul lui donne un semblant de consistance

ontologique dans la communauté allemande52. On comprend combien, dans sa

hantise des masques, Friedrich Julius Stahl devient un abcès de fixation de

l’antisémitisme schmittien53. Juif converti, Stahl devient, au XIXe siècle, le philosophe

officiel de la réaction prussienne. Un parasitisme sans limite qui s’incruste donc

jusqu’au cœur de l’être allemand de son époque… Multipliant les masques, le Juif

dérobe son essence au regard de l’Allemand : « Nous n’avons pas accès à l’essence

intime du Juif. Nous connaissons uniquement son rapport biaisé à notre genre. Celui

qui a fini par comprendre cette vérité a également compris ce qu ’est une race54. »

Qu’un tel discours, à la fois aussi sophistiqué et profond dans son ignominie propre,

et aussi concordant avec le discours ordinaire du nazisme soit le fruit d’un simple

opportunisme carriériste, comme le voudrait une l égende tenace, c ’est ce dont, à tout

le moins, l’on peut et doit douter. Que la pensée de l’ordre concret, nettement et

expressément destinée à combattre le Juif, soit un accident dans la pensée de

Schmitt ― qui aurait sans doute été provoqué lui aussi par ce même opportunisme

― c’est ce qu’il est impossible d’admettre, car c’est une constante peu contestable

de la pensée schmittienne, avant 1933 comme après 1945, que de vouloir penser

substantiellement et concrètement. La pensée de l ’ordre concret est donc conçue par

Schmitt comme une arme dans le combat antisémite. Évidemment , de cela on ne

saurait aucunement déduire que toute pensée juridique de type institutionnaliste ou

toute réflexion sur le concret dans la pratique et la théorie du droit serait

nécessairement compromise, même par simple tendance, par un antisémitisme

patent ou latent, avoué ou inavoué, conscient ou ignorant de soi. C’est prise dans

l’ensemble du contexte de l’imaginaire et du fantasme schmittiens qu’une pensée

« parasitaires » est-il souligné dans l’original allemand, ce que la traduction française ne reproduit pas (?) : Der Begriff des Politischen, p. 30, comp. trad. fr. citée, p. 70. 52 C. Schmitt, Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes (1938), 2ème éd., Stuttgart, Klett-Cotta, 1995, p. 108 sq.; trad. fr. D. Trierweiler, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, Paris, Seuil, 2002, p. 130 sq. 53 Voir le développement et les citations de Schmitt sur Stahl dans : O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), 63 sq. 54 Schmitt, « La science allemande du droit », p. 178.

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« concrète » prend une telle tournure, et non pas en soi : affirmer que l’ordre concret

serait l’antonyme du Juif, cela supposerait d’accepter comme vraie la caractérisation

antisémite du Jui f comme polarité entre chaos et abstract ion !

3. La Gestaltung

Mais la théorie schmittienne du droit ne s’annonce pas si mplement, en vér ité, comme

« pensée concrète de l’ordre » ; elle est plus précisément « pensée concrète de

l’ordre et de l’organisation », konkretes Ordnungs- und Gestaltungsdenken. Il faut

s’arrêter sur le concept de Gestaltung, avant de considérer comment s’articulent

entre eux les deux moments de l ’Ordnung et de la Gestaltung.

Mais organisation traduit mal, très mal Gestaltung, et traduit ce mot plus mal encore

lorsque Gestaltung doit prendre sens dans la Lingua Tertii Imperii. À tout le moins

faut-il entendre par Gestaltung l’organisation active, et certainement pas

l’organisation donnée en sa passivité. Gestalten , c’est donner forme, donner à

quelque chose une Gestalt. Or, précisément le mot Gestalt est particulièrement lesté

de sens dans le discours nazi, comme d ’ailleurs, plus généralement, dans l e discours

déjà de la « Révolution conservatrice weimarienne ». La Gestalt n’est précisément

pas la forme abstraite, la forme du formalisme. C’est la forme « concrète », la

plastique de l’objet. Ce concept de Gestalt, qui joue un rôle central chez Ernst

Jünger, est rendu, par les traducteurs français, faute de mieux par « Figure », un mot

dont Le Travailleur, qui paraît à l’automne 1932, donne l ’explication.

La Gestalt, la « Figure » est de l’ordre du « sceau et de l’empreinte », dit Jünger et

surtout, elle « est le tout qui contient plus que la somme de ses parties »55. Ce

« plus » que désigne la Figure, c’est la « totalité » et Jünger donne spécialement

pour exemple — ce qui ne peut guère étonner — la Figure d’un peuple qui, bien sûr,

ne peut être que « plus » que le recensement des votes, la sommation des volontés

individuelles56. Quant à l’individu comme tel, il « s’insère dans un grand ordre

55 E. Jünger, Le travailleur, p. 62-63. De ce point de vue, la Gestalt reprend en elle le concept de l’organisme tel qu’il fut développé au XIXe siècle. Toutefois, comme l’on verra plus bas, la Gestalt dit plus qu’ « organisme » et devient aussi un instrument de lutte contre l’organicisme traditionnel. 56 Ibid., p. 64.

20

hiérarchique de Figures ― de puissances qu’on ne saurait se représenter assez

réelles, physiques, nécessaires. Vis-à-vis d’elles, l’individu devient lui-même un

symbole, un représentant, et le poids, la richesse, le sens de la vie dépendent de la

mesure dans laquelle il participe à la hiérarchie et au combat des Figures57. » L’ère

bourgeoise est celle qui précisément n’est pas capable d’ « entretenir un lien

authentique avec le monde des Figures »58. Le combattant allemand du XXe siècle

est, lui, le « porteur d’une authentique Figure » et la Révolution allemande sera « une

révolution de la Figure »59. C’est pourquoi : « La vision des Figures est un acte

révolutionnaire dans la mesure où elle reconnaît un Être dans la plénitude entière et

unitaire de sa vie60. »

Les mots Gestalt et Gestaltung , en 1934, ne sont donc pas anodins. Gestalt est

aussi passé dans le discours de Rosenberg et assume, dans le Mythe du XXe siècle,

la fonction d’un opérateur magique de ce discours. Comme l’ont relevé Lacoue-

Labarthe et Nancy, l’opposition de l’Allemand et du Jui f n’est pas l’opposition de deux

Gestalte , mais de celui qui porte une Gestalt authentique, et de celui qui n’a pas de

Seelengestalt , de Rassengestalt , de sorte que le Juif n’est pas l’antipode, mais la

contradiction de l’Allemand61. « Sans réflexion, guidé seulement par son instinct,

Rosenberg a introduit la pensée de la Gestalt dans le savoir politique et historique. »

C’est de cette manière qu’Alfred Bäumler, philosophe engagé et inspirateur de la

Nietzsche-Bewegung sous le Troisième Reich, caractérise l’un des principaux

« apports » de Rosenberg dans l’introduction qu’il rédige à l’édition des Écrits et

discours de l’idéologue officiel du Régime62. La Gestalt n’est pas la Form, la forme

formelle. Rosenberg ne connaît « aucun Reich de formes pures (reiner Formen) ».

« Gestalt ist Tat » : la Figure est acte et il n’y a pas de Gestalt qui ne serait que

Gestalt : « Gestalt ist Gestaltung », la Figure et Configuration. « Figure et conscience

ne se situent pas à des niveaux différents, comme si elles étaient séparées comme

l’éthique et l’esthétique ; elles sont une et c’est pourquoi Rosenberg pense toujours

57 Ibid., p. 67. 58 Ibid., p. 68. 59 Ibid. 60 Ibid., p. 71. 61 P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Le mythe nazi, La Tour d’Aigues, éd ; de l’Aube, 1991, p. 58. 62 Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’édition séparée de ce texte : A. Bäumler, Alfred Rosenberg und der Mythus des 20. Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen-Verlag, 1943, pp. 12-14.

21

nécessairement Gestaltung quand il dit Gestalt. » Toute Gestaltung , enfin, est

« l’acte d’une personnalité ».

Le mot Gestalt et ses dérivés prennent dans ces discours une place stratégique tout

à fait déterminante. D’abord, il discrimine deux notions de la forme : la forme

abstraite, d’abord, celle qui est prise pour elle-même, celle du formalisme, comme

« quelque chose d’extérieur et d’indifférent pour la Chose » ; la forme concrète et

substantielle, la forme incarnée, l’ « unité de la forme et du contenu »63, la bonne

forme, la forme d’un ordre concret, admirable, celle qui suscite donc le sentiment

esthétique, sans pouvoir, on le note au passage, le séparer du sentiment éthique. La

Gestalt est aussi, en conséquence, un opérateur qui permet de rabattre le champ de

l’éthique dans une esthétique de la forme. Supprimant ainsi les distinctions et

séparations entre la forme et la matière, entre l’éthique et l’esthétique, la Gestalt

oblige aussi à ne pas distinguer la forme donnée de la forme produite, le donné et le

construit, mais plutôt à voir, toujours, dans la manifestation de la forme donnée le

travail de la construction, l’opération de la Gestaltung qui ne peut être que « l’acte

d’une personnalité », d’un Gestalter, l’artiste plasticien qui modèle à même la matière

sa forme64.

En ce sens, analysée en tant que l ’un des opérateurs de ces discours, la Gestalt doit

être considérée comme l’un des vecteurs privilégiés d’un mode de pensée ou de

discours dont le projet est de rejeter ce que lui-même désigne comme « pensée

séparatrice » (Trennungsdenken ), c’est-à-dire une pensée qui procède par

distinctions et séparations et qui, de ce fait, rompt les cohérences et cohésions

organiques du concret, n’a plus le sens du concret, le « concret » signifiant

précisément, comme on l’a vu, ce qui croît ensemble . Au contraire de la pensée

séparatrice, la pensée qu’on pourrait dire figurative (Gestaltsdenken vs.

Trennungsdenken ) est celle qui unit l’élémentaire et typifie les totalités.

63 Les deux citations sont tirées de la préface aux Principes de la philosophie du droit de Hegel (trad. Kervégan, Paris, PUF, 2ème éd., 2003, p. 93, 107), texte qui certainement est une source d’inspiration pour Schmitt. 64 “Nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse du peuple, l’image solide et pleine du peuple. La mission de l’artiste est (…) de donner forme, d’éliminer ce qui est malade et d’ouvrir la voie à ce qui est sain », écrit Goebels à Fürtwängler en 1933 (cité par P. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, Paris, Bourgois, 1987, p. 93 sq.).

22

En un autre sens, plus politique ― mais il est précisément clair, d’après Jünger

autant que d’après l’apologie bäumlérienne de Rosenberg, que la Gestalt porte en

tant que telle une charge politique et révolutionnaire ―, la Gestalt, parce qu’elle n’es

pas pas pensable sans la Gestaltung, réunit le donné et l e construit et constitue donc

aussi un concept polémique contre un certain organicisme du XIXe siècle, cela

même que le jeune Schmitt dénonçai t dès 1919 comme « romantisme politique »,

dans lequel l’organisme est conçu comme le moment de l’harmonisation des

contraires qui résorbe les tensions et conduit au repos : « Sa méthode [du

romantisme politique], écrit Schmitt en 1919, ce fut, ici aussi, la dérobade

occasionnaliste hors du domaine auquel appartient la contradiction polémique, hors

du politique pour trouver refuge dans un domaine plus élevé, c’est-à-dire, à l’époque

de la Restauration, dans le Religieux ; le résultat fut un gouvernementalisme absolu,

c’est-à-dire une passivité absolue (…) Là où commence l’activité politique, là cesse

le romantisme politique65. »

Gestalt permet donc d’entretenir la polémique sur un double front. D’un côté, le mot

évite tout retour à une conception formelle-formaliste du politique, liée à une vision

« mécaniste de l’État » : « forme », dans un cadre mécaniste, ne peut désigner que

la forme extérieure des relations entre les éléments constitutifs d’une machine

politique qui ne peut être que la somme de ses parties, sans jamais pouvoir désigner

cette « forme substantielle » qui renvoie à ce « plus » que comporte le tout à l’égard

de ses parties ; le mécanisme ne peut être qu’aveugle à la Gestalt (peu importe

l’esthétique de la machine pourvu qu’elle fonctionne, et l’on peut voir combien ce

thème de la lutte contre le « mécanicisme politique » est lié en pr ofondeur avec celui,

répandu dans la mouvance de la « Révolution conservatrice », à savoir la critique de

la technique). De l’autre, le mot Gestalt, parce qu’il n’est pas pensable sans la

Gestaltung , l’acte, die Tat (un mot lui aussi très fort de la Révolution conservatrice),

est polémiquement tout autant dirigé contre le quiétisme romantique, l’organicisme

du XIXe siècle qui rabat la représentation de l ’organisme politique sur le modèle de la

croissance des êtres vivants, sur une puissance vitale immanente et non,

précisément, sur la Gestaltung active d’une personnalité artiste, d’un plasticien de

l’ordre politique concret.

65 Politische Romantik (1919), 6ème éd., Berlin, Duncker & Humblot, 1998, p. 165.

23

Bien sûr, le mot Gestalt n’est pas absent du lexique romantique et une phrase

célèbre du juriste allemand le plus influent du début du XIXe siècle et le père

fondateur de l’École historique du droit, Friedrich Carl von Savigny, définit

précisément l’État comme la « Gestalt corporelle de la communauté populaire

spirituelle »66. Mais lorsque le disciple de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber67, qui

appartient à la jeune génération des professeurs de droit qui auront profité de

l’épuration des facultés et qui est affecté aux Universités sensibles de Kiel (dont la

faculté de droit sera le grand laboratoire de production des « théories » juridiques

nazies)68 puis de Strasbourg (tête de pont idéologique)69, lorsque Huber donc définit

l’État comme la « Gestalt du peuple politique »70, la distance avec Savigny est

incommensurable et l’on peut supposer que si le mot Gestalt lui vient naturellement à

l’esprit, ce n ’est pas en r aison d ’une révérence inévitable à l ’égard de l’un des grands

pères fondateurs de la science juridique allemande, mais bien du fait de cette

puissance sémantique que le mot désormais possède dans l’environnement des

discours conservateurs-révolutionnaires et nazis. « Que l’État soit Gestalt, écrit-il,

cela veut donc dir e deux choses : il n’est ni mécanisme, ni organisme. Il n’est pas pur

processus mécanique, mais on décide et on agit, en son sein, sur le fondement

d’une entière confiance et d ’une pleine responsabili té à l ’égard du peuple. Il n’est pas

non plus pure croissance organique, mais un ordre fondé et déployé par un acte

historique venu d’en haut. L’État est Gestalt, cela signifie donc qu’il n’est pas

seulement force mue ni seulement être au repos, mais qu’il est l’unité de l’acte et de

la durée dans un ordr e vivant71. ». Il ajoute : « Dans le concept de Gestalt l’opposition

de la force dynamique et de la forme statique est surmontée dans une totalité

nouvelle72. »

66 F.C. v. Savigny, System des heutigen römischen Rechts, t. 1, Berlin, Veit, 1840, p. 22. 67 Sur Huber : R. Walkenhaus, Konservatives Staatsdenken. Eine wissenssoziologische Studie zu Ernst Rudolf Huber, Berlin, Akademie Verlag, 1997. 68 Voir : M. Stolleis, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland, t. 3, Munich, Beck, 1999, p. 279 sq. et les réf. cit. 69 H. Schäfer, Juristische Lehre und Forschung an der Reichsuniversität Straßburg 1941-1944, Tübingen, Mohr, 1999. 70 Verfassungsrecht des großdeutschen Reiches, 2ème éd., Hamburg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1939, p. 165 (cité: Verfassungsrecht) ; « Die deutsche Staatswissenschaft », Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, 95, 1935, p. 30. 71 Verfassungsrecht, p. 166 ; « Die deutsche Staatswissenschaft », p. 30. 72 Verfassungsrecht, ibid.

24

Le mot Gestalt signifie donc ici tout autre chose. Mais la comparaison entre les deux

définitions de l’État, celle de Savigny en 1840 et celle de Huber en 1935 révèle

encore une différence importante. Savigny distingue et oppose le spirituel et le

corporel ; l’État, le « politique » est du côté du « corporel », il est la leibliche Gestalt

d’un peuple qui porte en lui-même, indépendamment de l’État, sa puissance

spirituelle. L’organisme savignicien n’est pas d’abord un corps, mais

fondamentalement un esprit, et le caractère fondamental de l’organisme spirituel

savignicien est d’être un « tout qui se développe »73. Le droit et la constitution

politique d’un peuple résulte, comme la langue et la religion, de cet auto-

développement ; le propre de la constitution politique est seulement de donner une

forme extérieure et unitaire à ce peuple naturel. Mais la phrase de Huber vise

précisément le peuple politique74. Ce qui manque à Savigny et à l’École historique,

c’est de ne pas voir la distinction fondamentale entre le peuple naturel et le peuple

politique et, de là, la place spécifique que doit prendre, dans la configuration

générale d’un peuple, le moment politique qui ne peut être ramené au seul

développement naturel d’un peuple. Huber dit très exactement cela : la langue et la

religion sont les résultats de l’évolution organique et naturelle d’un peuple, mais le

concept de peuple politique désigne quelque chose d’autre qui ne saurait être

rapporté au peuple naturel : celui-ci est sans doute la base d’un peuple politique,

mais cette base est insuffisante pour assumer proprement le moment politique. Le

peuple naturel n’est pas pleinement gestaltet. Insuffisamment gestaltet , il n’est pas

encore lui-même porteur d’une « volonté historique de Gestaltung », d’un Willen zur

Tat75. Le « peuple politique » est le fondement de l a « doctrine du Reich völkisch » en

tant qu ’il est défini par les « principes de l’unité et de la totalité »76. Quant à ce dernier

principe, Huber rappelle de façon tout à fait significative que l’expression « État

total » est ambiguë en tant qu’elle assigne le principe de totalité à l’État, qui n’est lui-

même qu’une fonction du peuple, quand il doit viser justement le tout, rien n’étant

plus dans la Communauté totale que fonction dans et de la Communauté77. Le

73 F.C. v. Savigny, « Sur le but de la présente revue », trad. fr. O. Jouanjan, L’esprit de l’École historique du droit, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, nouvelle série n° 7, 2004, p. 26. 74 Pour ce qui suit : Verfassungsrecht, pp. 150-155. 75 Comp. avec la citation de Goebbels donnée à la note 64. 76 Ibid., p. 157. 77 Schmitt lui contribue, en 1933, avec son autre disciple, Ernst Forsthoff, au discours de l’État total. Voir : E. Forsthoff, Der totale Staat, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1933 ; C. Schmitt,

25

principe de totalité doit d’ailleurs, selon Huber, être rapporté comme à sa source

première à l’idée de « mobilisation totale » et donc à Ernst Jünger78. Dans la

Communauté totale, tout est ou doi t être mobilisé.

Le Volk un et total est le Volk pleinement gestaltet , dont la base, la condition

nécessaire est l’homogénéi té de race, mais dont la perfection, l’accomplissement

suppose une puissance de Gestaltung qui réside dans la Führung, dans la qualité

propre du Führer. On comprend ainsi que Savigny, ne soit guère enrôlé par les

juristes nazis ― contrairement à celui qui fut son adversaire le plus virulent, Hegel ―

incapable à partir de son organicisme et de son historicisme propres de construire

quelque chose comme l a Gestalt du Führer.

Or, le mot Gestaltung , chez Huber notamment mais pas exclusivement, a

précisément pour puissance magique de « justifier » le Führerprinzip. Un peuple

politique ne prend pleinement possession de sa Gestaltung propre, de sa capacité

historique à agir politiquement, que dans et à travers la puissance de Gestaltung de

son Führer. La Gestaltung du peuple et la Gestaltung du Führer sont tout un, ce qui

ne se conçoit que dans une pensée qui rejette les « séparations ». Le Führer est le

« porteur de la volonté völkisch », il « forme en lui la volonté véritable du peuple, qui

doit être distinguée des convictions subjectives des membres vivants du peuple », il

est « adonné à l’unité et la totalité historiques objectives du peuple », il n’est plus

« sujet » mais complètement objectivé : « sa volonté n’est pas la volonté individuelle

d’un homme pour soi, mais en lui s’incarne la volonté commune du peuple, en tant

que grandeur historique » ; la volonté qui se forme en lui n’est pas « la volonté

« Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » (1933), rep. in: VA, p. 359 et sq., ce dernier article faisant écho à la dénonciation, en 1931, de l’État total quantitatif, c’est-à-dire l’État « neutre » qui devient « auto-organisation de la société » et pour lequel la traditionnelle séparation d’avec la société a disparu (C. Schmitt, « Le virage vers l’État total », trad. fr. J.-L. Schlegel, in : Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988, not. P. 161). À cet État total quantitatif, Schmitt oppose en 1933, l’État total qualitatif. Toutefois, à la différence du fascisme italien, le nazisme n’est pas statophile ou statolâtre. Dans État, mouvement, peuple, Schmitt adapte son discours en relativisant la place de l’État dans l’organisation désormais « triadique » de l’unité politique : c’est le « Mouvement » qui, étant « en charge de l’État et du peuple », « pénètre et conduit les deux autres » (SBV, p. 12 ; EMV, p. 24). « Mouvement » dit désormais le moment purement politique et qui à ce titre doit conduire l’État. Se trouve ainsi transposée la thèse du concept de politique : « Le concept d’Éta présuppose le concept de politique » (BP, p. 20 ; NP, p. 59) Sur ces questions : O. Jouanjan, « Remarques sur les doctrines national-socialistes de l’État », art. cit., p. 101 sq. 78 Verfassungsrecht, p. 159. Dans l’article de 1931, « Le virage vers l’État total », Schmitt renvoie aussi à la « formule très prégnante » de Jünger : art. cit., p. 162.

26

personnelle d’un individu, mais la volonté commune d’une communauté »79. Et la

conclusion est simple et nette : « Le Führertum est une forme générale de la

Gestaltung dans la vie publi que du Reich völkisch »80. Les mots Gestalt et Gestaltung

permettent ainsi au juriste idéologue de dire ce que Heidegger dit le 3 novembre

1933, dans son appel aux étudiants allemands et qui au fond correspond à la

construction « juridique » de la figure du Führer : « Le Führer lui-même et lui seul est

la réalité allemande d’aujourd’hui et du futur, ainsi que sa loi81. » Dans l’hybris de la

Gestaltung , la loi n’est plus en effet autre chose que la volonté existentielle du

Führer, cela parce que le Führer ne représente pas, mais incarne le peuple politique

allemand, c’est-à-dire très exactement que par son action, son acte (Tat), il donne

corps, forme substantielle , Gestalt à la communauté totale82. C’est par sa Gestalt

que, dans le discours schmittien, l’État total qualitatif de distingue essentiellement de

la dégénérescence de l’État bourgeois qu’est l’État total quantitatif : ce dernier n’est

total qu’au sens du « simple volume », sans forme ; en l’autre la totalité signifie

« qualité et énergie », énergie portée par le Gestalter en chef, l’artiste suprême83.

4. Gestalt et Gestaltung dans la « théorie juridique » schmittienne

Ce n’est donc pas par hasard, ni pour rien que le mot Gestaltung vient flanquer celui

d’Ordnung dans l’exposé d’une théorie du droit que Schmitt, en 1934, met

explicitement au service du nouveau régime. À la fin des Trois types, Schmitt reprend

79 Toutes les citations, Huber, ibid., p. 195-196. 80 Ibid., p. 198. 81 M. Heidegger, Écrits politiques 1933-1966, trad. fr. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p. 118. 82 Le Führer serait celui qui par excellence met en œuvre la vraie puissance plasticienne de la Gestaltung telle que la décrit Rosenberg dans un discours de 1938 intitulé « Personnalité et communauté » : « La communauté, on peut peut-être la qualifier, du point de vue d’une puissance plasticienne (einer gestaltenden Kraft), comme l’inspiration profonde, comme l’assimilation en soi de nombreuses pensées, de nombreux sentiments et vécus, et l’on peut alors ressentir la création d’un individu puissant comme l’expiration, l’offrande de certaines productions qui naissent de la conjonction des instincts généraux du peuple, de la communauté et de la tension qui existe entre camarades, ainsi que de ce que l’individu a de spécifique et de volontaire » (rep. in : F.T. Hart, Alfred Rosenberg, der Mann und sein Werk, 4ème éd., München, Lehmann, 1939, p. 117). Si l’on pouvait imaginer un être étrange qui aurait pour spécificité et pour volonté exclusives d’inspirer l’essence même de la communauté pour l’expirer purifiée et mise en forme, pour la redonner à elle-même telle qu’elle doit être, on aurait compris, je crois, le mythe du Führer et l’on pourrait l’ajouter à la théorie des monstres qui fait le Livre des êtres imaginaires de Borges. 83 C. Schmitt, « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland », art. cit., p. 361.

27

pour évidemment l’approuver la formule par laquelle le grand Gestalter de la

corporation des juristes sous le Troisième Reich, qui deviendra par la suite le

« boucher de Pologne », Hans Frank caractérise la tâche des « juristes » ― qu’on

appellera bientôt d’un nom plus « allemand », les Rechtswahrer, les « gardiens du

droit » : il leur faut procéder à une « Sachgestaltung [une Gestaltung concrète,

matérielle, à même le réel] correspondant à l’esprit allemand »84. Schmitt constate

alors la puissante concordance : « Dans ce mot qu’il a lui-même forgé, s’est

clairement exprimé le trait essentiel de la nouvelle pensée concr ète de l’ordre et de la

Gestaltung . » Le bon Gestalter fait la théorie de sa pratique, sans qu’il puisse y avoir

de distance entre lui et son objet : le juriste n’est pas l ’être neutre qui considère dans

le droit un objet qui lui serait extérieur ― telle est la position du positiviste

(consciemment ou non « enjuivé ») ― mais il participe au grand œuvre de la

Gestaltung , dans la fidélité que, en tant que Gefolgsmann [le guerrier libre qui suit

aveuglément son chef], il doit à son Führer. La science en générale et la science du

droit en particulier n’échappe pas à la fonct ionnarisation générale qui met tout acte et

toute activité au service de la Communauté et qui découle du principe de totalité qui

constitue le Reich völkisch. La rénovation du droit passe d ’ailleurs davantage par une

« réforme des juristes » que par une « réforme de la justice » : un mot d’ordre de

Roland Freisler, qui sera plus tard le sanguinaire président du Tribunal populaire,

juridiction expéditive d’exception, et que Schmitt a repris à son compte dès 1933

dans État, mouvement, peuple 85.

Schmitt ne développe pas vraiment la notion de Gestaltung dans les Trois types. On

doit toutefois souligner deux points.

D’abord, Gestaltung ne désigne pas au fond autre chose qu’Ordnung, mais qualifie

plutôt Ordnung de façon particulière, met en exergue un aspect de la figure de

l’ordre. La Gestaltung , cette puissance configuratrice de l’ordre, ne saurait être

pensée comme extérieure à cet ordre, mais seulement comme immanente. Cela

découle du principe de totalité. De même qu’il n’y a pas de séparation entre État,

mouvement et peuple, les trois s’unifiant dans la Führung, Ordnung und Gestaltung

disent ensemble que le moment de la décision est compris dans le concept de

84 Drei Arten, p. 65-66 ; Trois types, p. 114. 85 EMP, p. 61 ; SBV, p. 44.

28

l’ordre. Ordnung und Gestaltung signifient ensemble très précisément ce que le mot

Gestalt chez Jünger, Rosenberg, Bäumler et Huber signifie : l’acte et la forme

substantielle pensés ensemble et permettant de dépasser à la fois le romantisme

politique et le mécanicisme.

Ensuite, dans cette métaphysique brumeuse, c’est la figure du Führer qui semble

devenir constructible et la thèse est ici que si l’ordre concret permet de construire,

sur la base du principe de totalité, la communauté intégrale et qu’il exprime donc ce

l’on peut appeler, d’un emprunt fait à Claude Lefort86, le principe d’incorporation de

l’idéologie totali taire national-socialiste, le mot Gestaltung a pour fonction, quant à lui,

de justifier davantage le Führerprinzip, sans l’opposer au principe de totalité : le

Führer est le principe actif immanent d’un ordre concret véritable, celui qui, en

dernier ressort, décide pour donner sa Gestalt, sa forme de vie substantielle au

peuple naturel, le transformant ainsi en un peuple politique, incarnant un puissant

Wille zur Tat, lui donnant ainsi « qualité et énergie ». Ordnung und Gestaltung

s’efforcent de dire le lien intime que doit établir la « pensée » nazie et, probablement

toute pensée totalitaire, entre le principe d’incorporation et cet autre principe

constitutif qu’est le principe d’incarnation.

C’est en tout cas dans cette combinaison qu’on peut découvrir le ressort de la

justification du texte de 1934 qui légitime les décisions sanglantes prises par Hitler en

juin 1934 : « Le Führer protège le droit »87. Les assassinats alors perpétrés furent

« régularisés » a posteriori par une « loi » (adoptée par le seul gouvernement) du 3

juillet 1934 dont l’article unique disposait : « Les mesures exécutées le 30 juin, le 1er

et le 2 juillet 1934 en vue de réprimer les complots contre la sûreté de l’État et les

actes de haute trahison sont légales au titre de la légitime défense de l’État

(Staatsnotwehr )88. » Ces mesures ayant été prises par le Führer, elles sont

« légales » si elles sont « légitimes », c’est-à-dire trouvent leur fondement non pas

dans une règle formelle et extérieure, mais dans un principe supérieur de l’ordre

constitutionnel concret. Il faut remonter jusqu’au principe de la souveraineté, la

souveraineté n’étant pas pensée par Schmitt, comme l’on sait, comme une notion

abstraite et désincarnée, mais comme la capacité concrète d’un individu concret à

86 L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 104. 87 Art. précit. 88 Texte dans : I. v. Münch, Gesetze des NS-Staates, 71-72.

29

décider du et dans le cas de nécessité. Et la célèbre phrase qui ouvre la Théologie

politique ― « est souverain, qui décide sur le cas d’exception »89 ― date non pas de

1934, mais de 1922. La légitimité des mesures de juin 1934 ne s’évaluent donc pas

dans le cadre d’une pensée normativiste qui chercherait l’habilitation légale,

expresse ou tacite mais formelle, et en étudierait la validité pour, le cas échéant,

demander au Führer des comptes a posteriori : ceux-là n’ont pas compris qui est le

souverain dans l’ordre politique allemand depuis 1933. Le Führer n’agit pas comme

un « dictateur républicain » ou « de commission », mais comme « juge suprême » ou

même, plus exactement, « seigneur justicier suprême » (oberster Gerichtsherr). Ce

juge suprême rappelle, par opposition à la dictature de commission, la « dictature

souveraine », une opposition qui structure la grande monographie de 1922, Die

Diktatur90. Juge suprême, le Führer ne saurait être « soumis à l’organisation

judiciaire » puisqu’il en est la tête même. Il n’exerce pas la justice par habilitation ou

commission puisqu’il est la justice même, qu’il peut comme justicier suprême la

retenir à tout moment en sa main. Le Führer n’est pas un organe de l’État, au sens

où depuis le XIXe siècle, les constitutionnalistes ont construit la théorie juridique de

l’organe d’État91, agissant au nom et pour le compte de l’État sur le fondement

d’habilitations normatives qui le constituent en tant qu ’organe et qui tendent à réduire

l’État à n’être plus concevable que comme un tel ordre normatif92. Dans État,

mouvement, peuple, Schmitt a même inversé carrément la proposition : l’État est

l’organe du Führer…

Le Gestalter n’est pas un « organe » de l’État puisqu’il est au principe de l’ordre et

non soumis à des normes. De ce fait, il ne peut davantage être soumis à un

quelconque principe de spécialisation des foncti ons ou de sépar ation des pouvoir s : il

lui faut détenir la plenitudo potestatis pour pouvoir configurer l’ordre concret. À son

niveau au moins, celui de la souveraineté incarnée et concrète, toute distinction entre

les fonctions législative, administrative, gouvernementale et judiciaire est privée de

sens. Au fond le Führer, puissance concrète, incarne l’opposition radicale et politique

89 PT, 13 ; TP, p. 15. 90 La dictature, trad. fr. M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2000. 91 Sur ce point voir surtout : E. Maulin, La théorie de l’État de Carré de Malberg, Paris, PUF, 2003, 198 sq. 92 Cette thèse de l’État comme ordre juridique sera précisément soutenue par Kelsen, l’ennemi de Schmitt par excellence. Voir not. : H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. fr. C. Eisenmann, rééd., Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 1999, p. 281 sq.

30

à toute pensée séparatrice. Sa construction « juridique » signifie le bannissement

même des idées « séparatrices ». Le principe d’incarnation efface toute séparation

entre le Führer, l’État, le mouvement et le peuple.

Dans la pensée libérale et bourgeoise, la séparation appliquée à la constitution

politique prend le nom, au sens le plus large du terme, de représentation. Le Führer

ne représente pas le peuple. En effet, traditionnellement, et particulièrement avec

Hobbes, le montage politique représentatif suppose une différence d’être, une

séparation radicale entre représentant et représenté et relève, de ce fait, de la

pensée séparatrice. L’immanentisme radical qui préside à la construction des

mythologies nazies et donc au bricolage « juridique » de l’Ordnung et de la

Gestaltung impose une pensée de l’identité qui se dit nettement aussi bien chez

Heidegger ― le Führer « est la réalité allemande et sa loi » ― et chez Larenz ― « à

travers lui [le Führer] la communauté est la réalité la plus vivante » ― et Huber ― il

« est l’idée de droit concrète » de la communauté ― que chez Schmitt : la volonté du

Führer « est aujourd’hui le nomos du peuple allemand » 93. La logique identitaire de

l’incarnation (Verkörperung) refoule violemment la logique séparatrice, logique de

l’écart et de la distance propre à la théorie politique de la représentation. Mais

Schmitt avait souligné, dès 1928, dans la Théorie de la constitution, avec l’acuité

fulgurante qui est parfois la sienne, que l’opposition politique et constitutionnelle

radicale se jouait entre « identité et représentation » 94.

« C’est le Führer lui-même qui détermine le contenu et l’étendue de son action »,

écrit Schmitt dans le texte de 1934, Le Führer protège le droit. Une fois encore, il ne

s’agit pas d ’une affirmation (seulement) « opportuniste », sans ancrage théori que. Un

tel énoncé, au contraire, s’inscrit dans la logique de la pensée des ordres concrets et

de la Gestaltung . La représentation repose, on l’a dit sur la séparation ontologique du

représentant et du représenté mais, en même temps, il lui faut assurer un lien

juridique qui unisse les deux, lien qui prend la forme du mandat. Le mandat est la

limite extérieure qui détermine le pouvoir du représentant. Le mandat porte donc en

lui le schéma de la pensée normativiste dans la forme d’une habilitation normative

93 Cité par Reinhard Mehring, Carl Schmitt zur Einführung, Hambourg, Junius, 2001, p. 65. « La loi est aujourd’hui volonté et plan du Führer », écrit Schmitt dans « Kodifikation oder Novelle ? »¸ Deutsche Juristen-Zeitung, 1935, col. 924. 94 C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 342.

31

extérieure qui s’impose à l’action du représentant. C’est pourquoi il est incompatible

avec la pensée immanentiste des ordres concrets. Si la Gestalt de l’ordre concret

n’est pas autre chose que sa Gestaltung , si la Gestaltung est action (Tat) et si le

Führer est le Gestalter suprême, on en vient non pas à affirmer l’absence de limite à

sa puissance, mais à bannir toute limite formelle extérieure d’une part, à poser une

limite substantielle mais dont le Führer peut être seul le juge. Ce que dit exactement

Schmitt en 1934, comme il disait, en 1933 déjà, que seul le sentiment du Führer

quant à « sa propre responsabili té » constitue la garantie substantielle du système.

De même qu’il n’y a plus de différence entre l’être et de le devoir-être, de même il ne

peut y avoir de différence entre l’être du Führer et un devoir-être que, de toute façon,

il incarne. Il est à lui-même, existentiellement, sa propre limite.

Dans la recension qu’il fait en 1935 des Trois types, le « néo-hégélien » Larenz

reproche à Schmitt de n’avoir pas su mettre en évidence le « lien intime entre

Ordnung et Gestaltung », un lien qui est « tout, sauf évident ». Larenz se propose

donc de dire la vérité de ce lien et donc de la pensée des ordres concrets, une vérité

que Schmitt lui-même n’a pas su exprimer. Il s’agit d’ « apprécier à sa juste valeur le

moment du politique et de la Gestaltung », concept que, comme on l’a dit, Schmitt

n’a pas vraiment développé. Il s’agit aussi de penser, comme il se doit pour un néo-

hégélien, la médiation nécessaire entre le moment passif de l’Ordnung et le moment

actif de la Gestaltung . Voici le résultat : « Le droit est ordre par la Gestaltung ; la

Gestaltung n’est pas un début décisionniste absolu, mais elle présuppose toujours

un ordre donné, à tout le moins ébauché, à travers lequel la Gestaltung devient

seulement possible et au service duquel elle se trouve. Par opposition à l’arbitraire

décisionniste, elle repose sur la soumission existentielle du Gestalter

responsable95. »

Dans les Trois types est censée s’accomplir une rupture nette avec la position

« décisionniste » qu’avait antérieurement adoptée Schmitt. Pour illustrer la différence

des deux posi tions, Schmitt prend un exemple qui ne saurait surprendre : la décision,

95 K. Larenz, Rezension von C. Schmitt Über die drei Arten, Zeitschrift für deutsche Kulturphilosophie, t. 1, 1935, p. 112 sq. (p. 115 pour la citation ; je souligne). Voir aussi le paragraphe intitulé « Pensée de l’ordre concret et idéalisme objectif » dans : du même, Rechts- und Staatsphilosophie der Gegenwart, 2ème éd., Berlin, Junker und Dünnhaupt, 1935, p. 156 sq. Sur Karl Larenz : O. Jouanjan, « Communauté, race et ‘rénovation allemande du droit’ : Karl Larenz ou les errements de l’hégélianisme juridique sous le Troisième Reich », in : C. Colliot-Thélène, J.-F. Kervégan (dir.), De la société à la sociologie, Lyon, ENS éditions, 2002, p. 183 sq. (sur Larenz et Schmitt : p. 194 sq.).

32

même infaillible, du Pape ne fonde pas l’ordre concret de l’Église mais le

présuppose. Toutefois, il concède : « Le dogme romain-catholique de l’infaillibilité de

la décision papale contient de puissants éléments décisionnistes96. » La « pensée

des ordres concrets » n’est pas en opposition frontale avec le décisionnisme. Elle en

est une modification, une modification nécessaire, sans doute une réinterprétation

corrective par Schmitt de ses propres positions défendues depuis 1922, depuis La

Dictature et la Théologie politique. Correction nécessaire car, d’une part, le

décisionnisme radical s’en remet à la pure subjectivité du décideur et un tel

subjectivisme radical passe mal dans la pensée substantialiste de Schmitt ; d’autre

part, c’est précisément la notion de « situation normale » que laissaient impensée les

textes antérieurs à 1933, situation que présuppose, pour valoir efficacement, toute

norme : le concept d’ordre concret vient remplir ce vide. À partir de là, Schmitt peut

repenser sa propre notion décisionniste du souverain, posée en 1922, à travers la

figure du Gestalter dans laquelle l’ordre et l’action, l’objectif et le subjectif s’unissent

au prix d’une dialectique brumeuse et i mplicite.

5. Conclusions

Six thèses ou, plus précisément, six hypothèses peuvent synthétiser le présent

propos et l’ouvrir à d’autres perspectives, et notamment à des recherches

relativement à ce qu’on pourrait appeler, par allusion à un livre célèbre, les langages

juridiques totali taires.

a. La pensée de l’ordre concret n’est pas en elle-même le résultat de l’opportunisme

schmittien, mais une correction apportée à ses positions antérieures à raison d’une

insuffisance que Schmitt ressent, pour des motifs internes donc. Or, cette pensée,

dans la forme radicale de l’institutionnalisme qu’elle propose, n’est pas neutre (ce

que d’ailleurs elle revendique), s’offre comme une « théorie » allemande et national-

socialiste du droit et offre, effectivement, un schéma de légitimation du nazisme à

travers les deux notions d’Ordnung et de Gestaltung ainsi que dans leur obscure

articulation. Si les textes les plus abjects de Schmitt, spécialement Le Führer protège

96 Drei Arten, p. 26 ; Trois types, p. 82.

33

le droit (1934) et La science juridique allemande en lutte contre l’esprit juif (1936),

peuvent avoir été dictés par l’opportunisme de Schmitt, cette considération, outre

qu’elle ne peut rien excuser, ne livre pas le sens de ces textes dont une lecture

attentive montre qu’ils sont aussi le passage à l’acte de la pensée des ordres

concrets, qu’ils ont donc par tie liée à la « théorie » schmittienne.

b. La pensée des ordres concrets est, au regard du décisionnisme antérieur, une

modification corrective, mais pas une rupture substantiel le. C’est une réflexion sur

son propre décisionnisme qui l’amène à y voir un subjectivisme radical qui entre en

contradiction avec d’autres dispositifs de sa pensée, puisque dès l’ouvrage de 1912,

Gesetz und Urteil97, Schmitt refuse les conséquences à ses yeux anarchiques du

subjectivisme déchaîné à l’époque par l’École dite du « droit libre »98. On peut

formuler l’hypothèse que cette réflexion et cette évolution pourrait notamment se lire,

imprimées comme en négati f, dans la modification et la complexification de son

rapport avec Hobbes à partir de 1933 et dont, entre autres, Le Léviathan dans la

doctrine de l ’État de Thomas Hobbes serait l’exemplaire témoignage.

c. On voit donc une continuité plus qu’une rupture entre le Schmitt d’avant et d’après

1933. Cette continuité peut être ici indiquée par quelques mots clés : la pensée

substantielle, l’anti-formalisme, l’idée de « forme substantielle », le rapport

normalité/normativité, le thème de l’homogénéité, l’opposition cardinale entre

représentation et identité. Ce sont autant de motifs qui, dans l’œuvre schmittienne,

naissent dès 1922, se trouvent thématisés notamment par l’ouvrage d’apparence

académique, la Théorie de la constitution de 1928 et culminent dans les textes

d’après 1933.

d. Il y a aussi continuité entre le Schmitt d’avant et d’après 1945, à tout le moins à

travers le concept de nomos, capital dans l’œuvre tardive, défini comme « unité

d’ordre (Ordnung) et de localisation (Ortung) », concept lui aussi polémique et dirigé

contre la modernité caractérisée comme processus de « délocalisation »

97 2ème éd. Inchangée, Munich, Beck, 1969. 98 Freirechtschule. Ce mouvement de contestation radicale des principes du positivisme et du systématisme juridiques, est notamment symbolisé par le célèbre pamphlet publié en 1906 par Hermann Kantorowicz, sous le nom de Gnaeus Flaevius, Der Kampf um die Rechtswissenschaft (La lutte pour la science juridique). En français voir encore et toujours l’exposé que consacre François Gény à ce mouvement dans : Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, t. 2, rep. De l’éd. de 1919, Paris, LGDJ, 1995, p. 330 sq.

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(Entortung)99. Or, la figure du nomos est précisément introduite dans l’œuvre avec les

Trois types de 1934 et s’inscrit donc dans le montage de la pensée des ordres

concrets.

e. La pensée de l’ordre concret, en associant l’ordre et la Gestaltung , le donné et le

construit, reprend en elle très exactement ce que Hubert Rottleuthner a mis en

évidence comme le « schéma général de légitimation » des discours nazis, en-deçà

de leur profusion et de leurs divergences, logé dans leurs couches archéologiques, à

savoir un « décisionnisme substantiel » 100. Oxymore dans sa structure, ce schéma

permet ainsi de légitimer n’importe quel acte (Tat), que ce soit au nom de l’ordre

concret, ou au nom de la volonté du Führer et de masquer le hiatus entre les deux.

C’est très exactement ce que produit l’articulation nébuleuse de l’Ordnung et de la

Gestaltung . À cette indistinction, dans le discours, du donné et du construit

correspond cette ambiguïté souvent soulignée entre l’élément « conservateur » et

Blut und Boden du nazisme et son élément « dionysiaque », le déchaînement d’une

technique idolâtrée. D’ailleurs la « Communauté » peut-elle passer du mythe à la

réalité autrement que par l’effacement idéologique de la contradiction qui,

monstrueusement, la constitue : pour redonner aux Allemands la Communauté des

Allemands, redonner à leur être, leur devoir-être, pour leur redonner leur « donné », il

faut le construire, le gestalten par les moyens déchaînés des techniques, juridiques

et mécaniques, de l ’extermination et de l’exclusion.

f. Si toute pensée institutionnaliste du droit n’a pas pour conséquence nécessaire de

légitimer un régime du type de celui mis en place en 1933, si donc, pour le dire

brutalement mais nettement, il serait absurde d’assigner des intentions ou des

tendances « totalitaires » à une pensée pour la seule raison de son

institutionnalisme101, en revanche, et pour l’ensemble des raisons évoquées ci-

99 Processus dégénératif du Moderne, la délocalisation ne rappelle-t-elle pas ce trait nomade du Juif, sans terre, sans État ? Le mot allemand Entortung (délocalisation) n’est-il pas phonétiquement suffisamment proche de ce mot du lexique de la Lingua Tertii Imperii, Entartung (dégénération), qui évoque évidemment le souvenir de l’exposition organisée à l’instigation de Goebbels et qui voyagea à travers le Reich de juillet 1937 à avril 1941 pour dénoncer l’ « art dégénéré » (entartete Kunst). 100 H. Rottleuthner, « Substantieller Dezisionismus. Zur Funktion der Rechtsphilosophie im Nationalsozialismus », in : Rottleuthner (dir.), Recht, Rechtsphilosophie und Nationalsozialismus, Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie, Beiheft 18, 1983, p. 20 sq. 101 Il est vrai, en revanche, qu’une théorie institutionnaliste du droit porte en elle, notamment, une difficulté ou une ambiguïté quant à l’interprétation des droits individuels dans la mesure où elle tend à fonctionnaliser l’individu au sein des réseaux institutionnels qui donnent, au moins partiellement, sens et valeur juridique à ses actes et ses motivations. Sur ce point, par ex. : E.-W. Böckenförde, « Théorie

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dessus, la « pensée de l’ordre concret », telle qu’elle est bricolée par Schmitt en

1934, peut bien être dite une pensée juridique totalitaire en son genre et nazie en

l’espèce.

et interprétation des droits fondamentaux », in : du même, Le droit, l’État et la constitution démocratique, Paris, Bruxelles, LGDJ, Bruylant, 2000, p. 260 sq.

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Olivier Jouanjan, membre de l’Institut Universitaire de France, est professeur de

droit public à l’Université Robert Schuman de Strasbourg et professeur honoraire à

l’Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau. Il est notamment l’auteur de Une

histoire de la pensée jur idique en Allemagne (1800-1918) (PUF, 2005).