Peindre la lumière : le défi du peintre

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Peindre la lumière : le dédu peintre Painting light: the challenge for the artist APHP-HICSA-GRANIT 16, rue Linne - 75005 Paris INTRODUCTION L'art pictural n'existe que parce que la lumière existe. Sans elle, pas de formes, pas de contrastes, pas de couleurs. Elle est non seu- lement nécessaire à l'artiste pour voir son sujet, mais elle lui est indispensable pour créer son œuvre. Ainsi, le choix de l'orientation de la plupart des ateliers d'artiste témoigne de cette importance accordée à la source lumineuse naturelle. Orienté vers le nord, l'atelier béné- cie d'une lumière neutre et diffuse, propre à éclairer la toile sans altérer les formes, les reliefs et les couleurs. La lumière est donc indissociable de la pratique du peintre tout comme son corollaire, l'ombre. A- La représentation de la lumière : L'artiste est confronté à une gageure : repré- senter l'immatérialité de la lumière. La lumière ne peut se représenter que dans son rapport aux objets qu'elle éclaire. C'est l'interaction de la lumière sur la matière qui la rend perceptible au spectateur. Du tableau lui même ne naît aucune lumière, bien que l'on dise parfois de certaines toiles qu'elles sont lumineuses. Cependant, sans lumière extérieure, naturelle ou articielle, l'image représentée sur la toile n'existe pas. Le peintre doit donc utiliser des procédés par- ticuliers pour faire naître la lumière dans le tableau. Parmi ces procédés, le clair obscur, mis au point à la Renaissance, est sans doute le plus connu. A-1- Le clair-obscur : Le clair-obscur est une technique picturale qui permet d'obtenir un effet de relief par l'alliance d'ombres et de lumières. En général, l'artiste réalise des gradations de couleurs sombres sur un support clair, ou inversement de cou- leurs claires sur un fond sombre. Ce procédé RFO 148 No. of Pages 4 Catherine Véron-Issad Mots clés Lumière Clair obscur Ombre Spiritualité Forme Contraste Couleurs Keywords Light Light-obscure Shadow Spirituality Form Contrast Colours Adresse e-mail : [email protected] RÉSUMÉ Indispensable à la vision, la lumière permet non seulement d'appréhender la matière et les formes, mais c'est d'elle que naissent couleurs et espace. De l'absence de lumière naît le sombre, l'invisible. Les artistes ont fait de cette dualité entre l'ombre et la lumière un médium pour parvenir à créer dans l'espace du tableau à deux dimensions la représentation du monde visible en trois dimensions. De plus, la relation entre lumière et spiritualité n'a cessé de nourrir l'art pictural. Les artistes ont cherché, à travers la représentation de la lumière, à relever le déde gurer l'immatériel, l'invisible, l'ingurable. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. SUMMARY Essential for sight, light not only permits the apprehension of materials and forms, but is at the origin of colours and space. Absence of light leads to darkness and lack of visibility. Painters have used this duality between light and shade as a medium in order to create within the two- dimensional space of the painting the representation of the world in three dimensions. Moreover, the relationship between light and spirituality has always nourished pictural art. Whilst painting light, artists have attempted to take up the challenge of representing what is immaterial, invisible and cannot be represented. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Revue francophone d'orthoptie 2014;xx:14 Art et vision http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007 © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 1 Pour citer cet article : Véron-Issad C. Peindre la lumière : le dédu peintre. Revue francophone d'orthoptie (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007

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Revue francophone d'orthoptie 2014;xx:1–4 Art et vision

Peindre la lumière : le défi dupeintre

Painting light: the challenge for the artist

Catherine Véron-Issad

APHP-HICSA-GRANIT 16, rue Linne - 75005 Paris

Mots clésLumièreClair obscurOmbreSpiritualitéFormeContrasteCouleurs

KeywordsLightLight-obscureShadowSpiritualityFormContrastColours

RÉSUMÉIndispensable à la vision, la lumière permet non seulement d'appréhender la matière et lesformes, mais c'est d'elle que naissent couleurs et espace. De l'absence de lumière naît lesombre, l'invisible. Les artistes ont fait de cette dualité entre l'ombre et la lumière unmédium pourparvenir à créer dans l'espace du tableau à deux dimensions la représentation du monde visibleen trois dimensions. De plus, la relation entre lumière et spiritualité n'a cessé de nourrir l'artpictural. Les artistes ont cherché, à travers la représentation de la lumière, à relever le défi defigurer l'immatériel, l'invisible, l'infigurable.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

SUMMARYEssential for sight, light not only permits the apprehension of materials and forms, but is at theorigin of colours and space. Absence of light leads to darkness and lack of visibility. Painters haveused this duality between light and shade as a medium in order to create within the two-dimensional space of the painting the representation of the world in three dimensions. Moreover,the relationship between light and spirituality has always nourished pictural art. Whilst paintinglight, artists have attempted to take up the challenge of representing what is immaterial, invisibleand cannot be represented.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

INTRODUCTIONaux objets qu'elle éclaire. C'est l'interaction de

Adresse e-mail :[email protected]

L'art pictural n'existe que parce que la lumièreexiste. Sans elle, pas de formes, pas decontrastes, pas de couleurs. Elle est non seu-lement nécessaire à l'artiste pour voir sonsujet, mais elle lui est indispensable pour créersonœuvre. Ainsi, le choix de l'orientation de laplupart des ateliers d'artiste témoigne de cetteimportance accordée à la source lumineusenaturelle. Orienté vers le nord, l'atelier béné-ficie d'une lumière neutre et diffuse, propreà éclairer la toile sans altérer les formes, lesreliefs et les couleurs. La lumière est doncindissociable de la pratique du peintre toutcomme son corollaire, l'ombre.

A- La représentation de la lumière :

L'artiste est confronté à une gageure : repré-senter l'immatérialité de la lumière. La lumièrene peut se représenter que dans son rapport

http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Pour citer cet article : Véron-Issad C. Pe(2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014

la lumière sur la matière qui la rend perceptibleau spectateur. Du tableau lui même ne naîtaucune lumière, bien que l'on dise parfois decertaines toiles qu'elles sont lumineuses.Cependant, sans lumière extérieure, naturelleou artificielle, l'image représentée sur la toilen'existe pas.Le peintre doit donc utiliser des procédés par-ticuliers pour faire naître la lumière dans letableau. Parmi ces procédés, le clair obscur,mis au point à la Renaissance, est sans doutele plus connu.

A-1- Le clair-obscur :

Le clair-obscur est une technique picturale quipermet d'obtenir un effet de relief par l'allianced'ombres et de lumières. En général, l'artisteréalise des gradations de couleurs sombressur un support clair, ou inversement de cou-leurs claires sur un fond sombre. Ce procédé

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Figure 1. Georges de La Tour, Saint Joseph Charpentier et l'EnfantJésus, 137 � 102cm, Musée du Louvre, Paris. (Détails)

(cliché C.I.).

Figure 2. Georges de La Tour, Sainte Irène soignant saintSébastien, Musée du Louvre, Paris. (cliché C.I.).

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permet de visualiser les volumes et de créer l'illusion de pro-fondeur sur la toile. Suivant l'atmosphère que le peintre cher-che à obtenir, le sombre ou la lumière domine.

A-2- Lumière et spiritualité :

Georges de La Tour1 est un des maîtres du clair-obscur, dansla lignée de Caravage dont il se distingue cependant par untraitement très personnel. Connu pour ses tableaux épurés,éclairés de façon caractéristique par une bougie ou un flam-beau, il émane de son œuvre une spiritualité liée à cettereprésentation particulière de la lumière.

A-3- Lumière et hiérarchie religieuse :

Arrêtons nous un instant sur son tableau du Louvre intituléSaint Joseph Charpentier. (Fig. 1) Sur un fond brun sombre, sedétache la silhouette d'un vieil homme penché, occupé à tra-vailler une pièce de bois à l'aide d'une tarière2. Il est éclairé parune bougie tenue par un enfant, Jésus. A partir du XVIe siècle,Saint Joseph bénéficie d'une dévotion particulière initiée parles Jésuites et les Franciscains. Le peintre nancéen parvient,par l'intensité de l'éclairage, à établir une hiérarchie, uneéchelle de valeur entre les deux personnages. Le visage de

1Georges de La Tour, peintre lorrain, né en 1593, mort en 1652.2 Tarière: outil de menuisier utilisé pour percer des trous.

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Pour citer cet article : Véron-Issad C. Peindre la lumièr(2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007

l'enfant Jésus est vivement éclairé. Les doigts de sa maingauche qui protègent la flamme pour l'empêcher de vaciller,sont rendus presque translucides. Le front de Joseph est éclairéd'une lumière moins vive. Cela indique qu'il se situe, dans lahiérarchie religieuse, à un degré inférieur à celui de l'enfantJésus. Son bras gauche est également baigné de lumière,soulignant ici l'attention portée par l'artiste au rendu réalistedu travail physique de Joseph. L'éclairage presque surnaturelqu'offre la bougie donne à l'œuvre une atmosphère quasi mys-tique, le lien entre le père et l'enfant créé par cette flammepourrait même autoriser une lecture théologique de l'œuvre.Ce procédé a été maintes fois repris par l'artiste. Ainsi, que cesoit dans Sainte Irène soignant Saint Sébastien (Fig. 2) où lefront de la sainte est baigné d'une vive lumière, ou encore dansl'Adoration des Bergers (Fig. 3) où le nouveau-né est le per-sonnage le plus éclairé, la lumière met en évidence le degré desainteté des personnages, créant une échelle de valeur que lespectateur perçoit comme un support à la lecture de l'œuvre.

B- Lumière divine

Ainsi, la lumière donne du sens au tableau. Plus encore, ellepeut en être le sujet principal. Elle prend alors un sens sym-bolique. Dans son immatérialité, elle personnifie l'infigurable :la divinité.Si dans l'Antiquité Egyptienne,Râétait ledieuaudisquesolaire,Jésus se présente également comme la Lumière du Monde3

dans l'évangile selon Saint Jean. Se pose alors le défi pour lepeintre de représenter unconcept, une idéeouunmiracle.C'est

3 Jean 8:12-19; Jean 9:1-12

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Figure 3. Georges de La Tour, L'adoration des Bergers, Musée duLouvre, Paris.

Figure 4. Gérard DOU, La Lecture de la Bible, ou Anne et Tobie,Musée du Louvre, Paris, (cliché C.I.).

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un enjeu auquel les peintres de scènes religieuses ont étéconfrontés, offrant une multitude de choix picturaux.A partir de deux exemples, voyons comment cette probléma-tique est traitée par, Gerrit Dou et Rembrandt, artistes néer-landais du XVIIe siècle.

B-1- La lumière comme sujet principal del'œuvre :

Deux vieillards devant une fenêtre ; la femme s'applique à lireà haute voix un chapitre de la Bible à son époux aveugle qui,penché vers elle, écoute attentivement la parole divine. Cesdeux personnages sont identifiés comme étant Tobie et safemme Anne4. Un rai de lumière émanant de la fenêtre éclairela scène et met en évidence les deux vieillards et la Bible(Fig. 4). Cette lumière n'est pas une lumière diurne, car le cielsombre que l'on aperçoit par la fenêtre et la pénombre quirègne dans lamaison nous informent que la scène se passe aucrépuscule. Gerrit Dou choisit donc de donner à cette lumièreun caractère presque surnaturel, symbole de la lumière divine.La lumière devient alors le sujet principal du tableau puisquec'est elle qui permet d'atteindre la connaissance de la paroledivine.

B-2- Figuration du prodige :

Rembrandt a traité à maintes reprises le thème des Pèlerinsd'Emmaüs et de la révélation de l'identité du Christ5. Il n'acessé de chercher et de proposer différentes formules pour

Figure 5. REMBRANT, Le Christ se révélant aux Pèlerinsd'Emmaüs, 1633, Musée du Louvre, Paris, (cliché C.I.).

4 Le livre de Tobie est un ouvrage apocryphe qui retrace l'histoire de Tobiedevenu aveugle et de sa femme Anne. La scène se passe pendant que le coupleattend le retour du fils qui doit rendre la vue à son père. Dans ce texte, l'accentest mis sur la cécité physique de Tobie qui lui permet de développer une visionspirituelle.5Evangile de Saint Luc (24, 13-35) : Le troisième jour après la mort de Jésus,deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs. Ils rencontrèrentJésus sans le reconnaître jusqu'à ce qu'il rompit le pain. Alors les disciples lereconnurent.

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Pour citer cet article : Véron-Issad C. Peindre la lumière : le défi du peintre. Revue francophone d'orthoptie(2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007

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Figure 6. REMBRANT, Le Christ se révélant aux Pèlerinsd'Emmaüs, 1648, Musée du Louvre, Paris, (cliché C.I.).

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représenter le miracle de la révélation de la résurrection chris-tique. Cependant, quelque soit la composition du tableau, c'estpar la représentation d'une lumière émanant du Christ qu'ilfigure le prodige comme dans deux versions datées de1633 et 1648. (Figs. 5 et 6).

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Pour citer cet article : Véron-Issad C. Peindre la lumièr(2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.02.007

CONCLUSION

Les effets de lumières ont toujours étaient une source d'ins-piration pour les peintres. Depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours,la lumière naturelle ou artificielle a offert des défis artistiques.Ainsi, les impressionnistes ont cherché à saisir sur la toile desinstants, à noter des impressions fugitives. La lumière jouebien sûr un rôle majeur dans cette quête. Or, le nom de cemouvement pictural vient d'une toile de Claude Monnet intitu-lée Impression Soleil Levant, dans laquelle l'artiste a saisil'instant où le soleil rougeoyant se reflète dans l'eau.Très récemment, l'exposition du Grand Palais intituléeDynamo, Un Siècle de Lumière et de Mouvement dans l'Art,1913-2013, offrait un panorama des nombreux artistes qui onttraité des notions de vision, d'espace et de lumière durant les100 dernières années, prouvant que ces questionnementsrestent toujours d'actualité.

CONFLIT D'INTÉRÊT

L'auteur déclare ne pas avoir de conflits d'intérêts en relationavec cet article.

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