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La propagande du quotidien : les détournements du langage Eric Hazan Editeur, auteur du livre LQR, la propagande au quotidien (Transcription non relue par le conférencier) Je vais ce soir vous parler de LQR, acronyme de Linga Quintae Respublicae, ce qui en latin de cuisine veut dire « la langue de la Cinquième République ». C'est un hommage à Victor Klemperer, philologue allemand, professeur à l'uni- versité de Dresde et, comme Juif, chassé de son poste en 1933, ce qui lui a donné des loisirs pour écrire un journal. Et en particulier pour y décrire très minutieuse- ment et très scientifiquement, puisqu’au fond c'était son métier, la naissance et le développement d'une langue nouvelle qu'il a appelé LTI, Linga terciae imperiae , la langue du Troisième Reich. Et sur cette langue, il dit des choses formidables, dont trois lignes du début de son livre qui m'ont frappé et que je vous lis: « L'effet le plus puissant (de la propagande nazie) ne fut pas produit par des dis- 175

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La propagandedu quotidien :

les détournementsdu langage

Eric HazanEditeur, auteur du livre LQR, la propagande au quotidien

(Transcription non relue par le conférencier)

Je vais ce soir vous parler de LQR, acronyme de Linga Quintae Respublicae,ce qui en latin de cuisine veut dire « la langue de la Cinquième République ».C'est un hommage à Victor Klemperer, philologue allemand, professeur à l'uni-versité de Dresde et, comme Juif, chassé de son poste en 1933, ce qui lui a donnédes loisirs pour écrire un journal. Et en particulier pour y décrire très minutieuse-ment et très scientifiquement, puisqu’au fond c'était son métier, la naissance et ledéveloppement d'une langue nouvelle qu'il a appelé LTI, Linga terciae imperiae,la langue du Troisième Reich. Et sur cette langue, il dit des choses formidables,dont trois lignes du début de son livre qui m'ont frappé et que je vous lis :« L'effet le plus puissant (de la propagande nazie) ne fut pas produit par des dis-

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cours isolés, ni par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux.il ne fut obtenu par rien de ce qu'on était forcé d'enregistrer par la pensée ou laperception. Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à tra-vers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'impo-saient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique etinconsciente ».

Quand j'ai lu cela, ou plutôt quand je l'ai relu, je me suis dit que cela me rap-pelait quelque chose, que ce qu'il racontait là était en train de se produire cheznous. Sans évidemment qu'il soit question de faire un parallèle entre laCinquième République et le Troisième Reich, ce serait complètement stupide.Mais sur la naissance d'une langue et son développement, j'ai trouvé que cesmots étaient absolument parfaits. Alors, voilà pourquoi je l'appelle comme ça, laLQR.

Origines de la LQR

On peut dire pour commencer qu'il y a certainement toujours eu, au cours dessiècles, une langue publique: sous Henri IV, sous Louis XIV, sous Napoléon, ily avait une langue publique, mais il n'y avait pas de mégaphone, il n'y avait pasvéritablement de média. Quand l'entourage de Louis XIV faisait une déclarationon ne l'entendait pas au-delà de la grille du château de Versailles. Donc la LQRdémarre, je crois, véritablement avec les débuts de la Cinquième République, dansles années 60, mais elle prend véritablement son envol, (pour employer un motcomplètement LQR), elle effectue sa montée en puissance avec le (ou grâce au)triomphe (que nous sommes quelques-uns à espérer momentané) du néo-libéra-lisme dans les années 90. C'est vraiment la langue du néo-libéralisme. D'ailleurs,(j'anticipe un tout petit peu sur ce que je vais dire), néo-libéralisme est déjà uneuphémisme. Parce qu'au fond, qu'est ce que c'est, sinon le dernier en date desavatars du bon vieux capitalisme. Mais capitalisme c'est un mot qui a pour beau-coup de gens des connotations négatives. On imagine limousines, verres fumés,cigares, conseils d'administration, jetons de présence, stocks options…Néolibéralisme, c'est beaucoup plus gentil. D'abord c'est « néo », et ce qui estnouveau a priori est plutôt sympathique, et puis libéralisme ça joue sur la trèsvieille ambiguïté de ce mot, dont la racine est quand même « liberté ». Ainsi, lenéo-libéralisme, c'est un capitalisme gentil.

Donc cette langue, la LQR, naît avec l'essor du néo-libéralisme dans le cou-rant des années 90, après l'écroulement du communisme de caserne. Il faut se gar-der de penser que cette langue est le résultat d'un complot. Il n'y a pas des gensqui se réunissent dans un bureau, périodiquement, en se disant : bon, ce mois-ci,on leur balance « gouvernance et diversité », et le mois d'après on va leur balan-cer « fracture sociale » ou je ne sais pas quelle salade de ce genre. Non, ce n'estpas comme cela que les choses se passent. Si cette langue arrive à avoir cette

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extension et cette homogénéité, c'est parce qu'elle est mise au point, inventée etrépandue par des gens très nombreux, pas forcément conscients exactement de cequ'ils font. Et l'homogénéité tient au fait que ces gens-là ont une sorte de com-munauté de formation et d'intérêts.

Communauté de formation : prenez au hasard un maître des requêtes auConseil d'Etat, un juge antiterroriste, un chroniqueur à France-Culture, un direc-teur de la communication d'une compagnie de lessive, un directeur de la rédactiond'un grand quotidien et un directeur des ressources humaines d'une grande maisond'édition. Eh bien ces gens-là, même en en prenant un échantillon au hasard, il ya les plus grandes chances qu'ils aient fait les mêmes écoles (nommément l'ENA,Sciences Po, et les grandes écoles de commerce) où on leur a appris les mêmesmots, les mêmes techniques. Communauté d'intérêt : c'est évident car ces gens-là,ce groupe qu'on appelle d'un mot très rigolo, les « élites » (les élites, c'estincroyable qu'on dise les élites sans ironie, sans guillemets) les meilleurs, cesgens-là ont un intérêt commun, ils sont prêts à accepter toutes les réformes quevous voudrez à condition que rien ne change. Et pour cela la LQR est une armeextraordinaire!

Alors quels sont ses procédés ? Il y en a beaucoup, je m'en tiendrai à trois. Lepremier et l'essentiel, le grand procédé, c'est l'euphémisme.

L'euphémisme

Par exemple vous avez tous noté qu'il n'y a plus de pauvres. On ne parlejamais des pauvres. On dit des gens de condition modeste, les familles modestes.Ce qui est un comble d'ailleurs, comme si cela ne suffisait pas de ne pas avoird'argent et qu'en plus on vous défendait d'être orgueilleux.

Il n'y a plus de pauvres et il n'y a plus non plus d'opprimés. Il n'y a plusd'opprimés alors là, pour une raison très claire. C'est que, qui dit opprimés ditoppresseurs et si on dit qu'il y a des opprimés et des oppresseurs ça rappelle trèsrapidement qu'il y a là un truc qu'on appelait autrefois la lutte des classes. Doncpas d'opprimés. Mais comme il fallait bien quand même trouver un nom pourdésigner les gens qui vivent dans la misère (et qui sont quand même de plus enplus nombreux dans ce pays, au point qu'il est difficile de faire complètementl'impasse sur eux) et la LQR a trouvé un mot formidable: les exclus ! Le rempla-cement des opprimés par les exclus est une excellente opération, parce qu'il n'y apas d'« exclueurs », cela n'existe pas. L'exclu ne peut s'en prendre qu'à lui-même.Dans une société où, comme l'a dit Michel Foucault il y a pas mal de tempsdéjà, chacun est l'entrepreneur de lui-même, l'exclu, c'est celui qui a fait faillite.Il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Cela ne veut pas dire qu'il faille le laissertomber, non. On peut avoir pour lui de la « compassion » qui est un mot qu'oncroyait véritablement enfoui dans les profondeurs les plus lointaines du XIXe siè-cle et qui ressort aussi bien dans la bouche de Georges Bush que dans la bouche deSarkozy. Si bien qu'au fond le remplacement de l'opprimé par l'exclu, c'est rem-placer l'exigence de justice par l'humanitaire.

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Et d'ailleurs tout le vocabulaire de l'émancipation est passé à la trappe. Il n'ya plus de classes, il n'y a plus que des couches sociales, des catégories sociopro-fessionnelles, des tranches d'âge, d'impôt, tout ce que vous voudrez. C'est-à-diredes catégories qui rendent les gens complètement dénombrables. C'est ainsi qu'ona remplacé la notion de peuple, (qui a également disparu du discours public), parl'agglomérat de contribuables, justiciables, consommateurs, sondés, etc. Il n'y amême plus de travailleurs, puisque le secrétaire général de la CGT ne parle, lui,que de salariés. Des ouvriers, il y a longtemps qu'il n'y en a plus, des travailleursnon plus, il y a des salariés. Tout le vocabulaire de l'émancipation, (déjà si vousprononcez le mot « émancipation», on vous regarde de travers, on vous soup-çonne de vouloir ouvrir un petit goulag dans un coin, la semaine prochaine) a étéeuphémisé. Des euphémismes on peut en citer des quantités, je le fais dans monlivre…

L'essorage sémantique

Le deuxième procédé, c'est ce que j'ai appelé « l'essorage sémantique »Prenons un bon vieux mot de la langue française, par exemple, un de ces mots ausens très clair, comme « social », qui veut dire tout simplement, tout normale-ment : « qui a un rapport avec la société » (Rousseau : Le contrat social).Mettons-le dans la machine de la LQR, faisons-le tourner, tourner, tourner dans letambour et nous aboutissons à une étrange transformation du mot qui se trouvevidé de son sens primitif et qui finit par ne plus désigner que l'ensemble des arti-fices qui sont mis en place pour que les gens acceptent l'inacceptable. C'estcomme cela que l'on a des travailleurs sociaux, des logements sociaux, des presta-tions sociales, du dialogue social, qu'on demande une Europe sociale, qu'il y a despartenaires sociaux. Partenaires sociaux ! Vous vous rendez compte! Enfin, toutle monde dit ça sans tiquer, des partenaires sociaux ! Moi je ne joue pas au bridgeni au tennis, mais dans ces jeux on m'a toujours dit que les partenaires, ilsjouaient ensemble, contre les autres, donc c'est adversaires sociaux qu'il faudraitdire. Alors, c'est de la LQR, ou c'est la reconnaissance du fait que le patronat etles syndicats travaillent ensemble au maintien de l'ordre social ? On peut voir çacomme ça, mais ce n'est probablement ni l'un ni l'autre. Enfin, partenairessociaux, réfléchissez-y, c'est quand même une expression incroyablement bizarre.Et puis, quand ça ne va pas, alors il y a des plans sociaux, ce qui est quand mêmeun formidable euphémisme pour parler de licenciements collectifs.

Enfin, au bout du bout, il y a les cas sociaux, et pour ceux-là on ne peut rienfaire. Alors pour vous montrer que je ne plaisante pas, j'ai coché avec un mar-queur rouge sur un article du monde, (je ne l'ai fait que sur les deux premièrescolonnes parce qu'après cela m'a fatigué), toutes les occurrences du mot socialdans cet article au sujet des SDF sur les bords du canal Saint-Martin. On y trouveles travailleurs sociaux, la fédération nationale de réinsertion sociale, confiée à unancien de l'urgence sociale, un travers social, un « sans suivi social régulier », il

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y a des personnes désocialisées… Bref, ceux que cela amuse pourront regarder celaà la fin de la séance: que du rouge! Ainsi l'essorage sémantique est un procédéformidable, et on pourrait parler de « sécurité », on pourrait parler de« modernité », des tas de mots, qui sont des bons vieux mots dont on savait bience qu'ils voulaient dire et que la LQR a mouliné jusqu'à les vider complètementde leur sens primitif.

La glori fication mensongère

Le troisième procédé, c'est de se glorifier pour ce qu'on n'a pas. C'est uneespèce de méthode Coué pour affirmer avec fierté les choses ou les qualités donton est le plus dépourvu. Dans cette rubrique-là, il y a des choses très amusantes,comme le mot « diversité ». Dans un système qui vise très clairement à homogé-néiser, à gommer les singularités, à faire en sorte que les gens, que le peuple, dis-paraissent au profit d'un troupeau de gens que l'on peut compter, à réduire donc la« diversité », il n'y a pas un discours de Chirac où il ne parle pas trois fois de ladiversité. Il y a de grandes compagnies, de grandes sociétés, qui ont des « Chargésde la diversité ». Chez AXA, il y a un directeur de la diversité. Quand Chirac estallé faire un topo, devant des étudiants au Vietnam, le thème de son discours était« l'éloge de la diversité ». La diversité, c'est une espèce de conjuration de l'unifor-mité, c'est pathétique, d'ailleurs.

Le deuxième mot, où vraiment on se gargarise de ce qu'on est le moins, c'est« solidarité ». Sur la façade du Capitole, j'ai vu là tout à l'heure, une affiche« Rotary solidarité » ou « Rotary solidaire ». Solidaire de quoi ? Je pense quecette solidarité dont on ne dit pas avec qui, c'est la solidarité avec nous-mêmes.« Nous » étant le groupe humain en faveur duquel se pratique, dans ce pays, unediscrimination positive énorme: le groupe des hommes blancs, diplômés, avecdes papiers en règle, de préférence catholiques, éventuellement protestants oujuifs, en tout cas pas autre chose: voilà « la solidarité » !

Il y a aussi le chapitre « droits de l'homme », ou « la France terre d'ac-cueil », etc. On retrouve ça aussi dans tous les discours officiels et pourtant onsait ce qu'il en est, il suffit d'être allé passer une nuit dans un commissariat poursavoir comment s'exerce le respect des droits de l'homme. Il suffit d'avoir unpetit peu suivi ce qui s'est passé avec les expulsions d'enfants et de famillesd'enfants scolarisés sans papiers, pour savoir ce que vaut « la France terred'asile ». Cela a été vrai dans l'histoire de la France, cela a été vrai pendant,disons, un an et demi, au début de la Révolution, entre la chute du roi etThermidor. Vous vous souvenez qu'il y avait des députés étrangers à laConvention. Cela a été vrai pendant la Commune de Paris, où c'était un ouvrierallemand qui était ministre du travail, un Allemand d'Allemagne, qui s'appelaitThéodore Frenkel, (et même je crois qu'il était Juif), et les troupes de laCommune, à la fin, étaient dirigées par un ouvrier polonais. Donc on peut dire

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que pendant deux épisodes de l'histoire de France, la France a été accueillante auxétrangers, et que pendant tout le reste du temps, elle les a au mieux harcelés etau pire persécutés, comme sous Vichy - et actuellement.

Il y a aussi un mot formidable, c'est « démocratisation » (« démocratie »aussi, mais surtout « démocratisation »). La démocratisation, au fond, personnene peut être contre, mais en réalité, cela veut dire vendre, généralement à basprix, des trucs qui ne valent absolument rien. J'étais il n'y a pas longtemps dansun débat, très violent, sur le nouvel engouement pour la philosophie, et je disaisà mon interlocuteur (le rédacteur en chef d'une revue invraisemblable qui s'appellePhilosophie magazine) : votre journal, on devrait le trouver sur les rayons entreLa santé par les plantes et Les meilleures vacances dans les îles du sud, c'estl'équivalent de Vie pratique. Il m'a répondu : « mais alors, vous êtes contre ladémocratisation de la philosophie? ». Je ne vous raconte pas la suite, parce qu'onen est quasiment venu aux mains.

Et enfin, dans les mots où on se gargarise de ce qu'on n'est pas, il y a un motformidable, c'est « ensemble ». Le slogan « Attentifs ensemble » (tous ceux d'en-tre vous qui ont pris le métro à Paris l'ont vu), consommer ensemble, travaillerensemble, épargner ensemble. Et j'ai été ravi de voir que le slogan de campagnede Sarkozy, c'était « ensemble, tout devient possible ». Eh oui ! Dans un systèmequi pulvérise la société, qui fait en sorte que l'isolement grandisse, que les gensressentent terriblement leur isolement, il faut leur dire « ensemble ». Delanoé (lemaire de Paris) aussi l'a dit, là-dessus il est intarissable: ensemble nous aurons…les Jeux Olympiques.

Conclusion

Finalement, quel est l'effet de la LQR ? Je ne dis pas son but, parce que si jedisais son but, je redonnerais corps à l'hypothèse du complot. C'est intermédiaireentre les effets et les buts. Il manque un mot pour cela: ce n'est pas exactementun but, ni exactement un effet. C'est quelque chose qui tient des deux. Eh bien cerésultat, c'est de nous convaincre que nous sommes les membres d'une grandecitée unie. Que la guerre civile, qui clive ce pays depuis très longtemps, sinondepuis toujours, n'a pas lieu. Qu'au fond, on est tous d'accord, on est là pours'entendre, rassemblés tous ensemble dans cette grande cité unie.

Quand par hasard, un véritable clivage se produit sur un point important,quand la majorité du pays refuse par exemple, lors d'un référendum, le projet deConstitution européenne, les gens qui tiennent en mains les médias et la LQRdisent : allons, ce n'est pas grave. Mais sur le moment les élites désavouées sontquand même un peu sonnées. Mais ils se reprennent tout de suite et disent : cen'est pas grave. Ils insistent immédiatement sur le fait que la victoire du non aété assurée par l'apport d'une partie de l'électorat, jeune, rurale, peu instruite et

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peu fortunée. Autrement dit, c'est les jeunes ploucs qui ont fait gagner le non ! Etpourquoi ? Parce qu'on leur a mal expliqué. Donc, finalement ce n'est pas grave,c'est un malentendu, ce n'est pas un clivage.

Je pense donc que le but, ou le résultat, de la LQR, c'est de renforcer le mythede la grande cité unie. C'est un mythe très fort et qui ne date pas d'hier: à Athènesdéjà, on s'efforçait de maintenir ce mythe. Souvent, quand je parle de cela, lesgens me demandent ce qu'il faut faire. Évidemment il ne faut pas inventer uneautre langue. Je crois que ce qui est important c'est de reconnaître la LQR, d'êtrecapable de la décoder et d'en rire. Je crois que c'est finalement le rire qui est lemeilleur antidote, la meilleure parade contre la LQR, qui est une arme dont on nesaurait surestimer les dangers potentiels.

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débatUn participant - Dans votre livre, quand vous parlez du travail de Klemperer,

vous insistez sur le fait que ce langage est accepté par les victimes elles-mêmes y compris quand ce langage est humiliant. Cela me paraît être unpoint très important. Les exclus, par exemple, dans le discours commun,acceptent qu'on les appelle comme cela. Ce qui veut dire qu'il y a une espècede consentement à cette révolution sémantique, qui à mon avis à un sens.

Eri c Hazan - J'ai écrit : « dans le livre de Klemperer, le passage le pluseffrayant, décrit la façon, dont les Juifs eux-mêmes absorbent la LTi ». Celase passe dans le cadre d'une maison de Juifs, parce que Klemperer avait épouséce qu'on appelait à l'époque une aryenne, donc il n'a pas été envoyé en camp,mais il vivait dans une « maison de Juifs » où on leur crachait dessus, on lestapait à coups de bâton.

Alors là, je cite « le docteur P… faisait sien tous les propos antisémites desnazis, spécialement ceux de Hitler. il ne pouvait, probablement plus juger lui-même (le docteur P. était un pensionnaire de la maison, ce n'était pas unmédecin nazi, c'était un des gars qui était dans la maison de Juifs, un Juif dela maison de Juifs), il ne pouvait probablement plus juger lui-même, dansquelle mesure il se raillait du führer, dans quelle mesure il se raillait de lui-même et dans quelle mesure, ce langage d'humiliation volontaire était devenusa seconde nature. ainsi, il avait l'habitude de ne jamais adresser la parole à unhomme de son groupe de Juifs, sans faire précéder son nom de la mention« Juif » : « Juif Lowenstein, aujourd'hui, tu dois faire marcher la petite cou-peuse, Juif mann voilà ton certificat de maladie pour le Juif des dents ». Lesmembres du groupe acceptèrent ce ton, d'abord en plaisantant, puis par habi-tude. certains d'entre eux avaient la permission de se servir de tramways, d'au-tres devaient aller à pied, en conséquence de quoi on distinguait les Juifsmotorisés (far yuden) des Juifs allant à pieds (laf yuden) ». Et Klempererconclut : la langue du vainqueur, on ne la parle pas impunément, on la respireautour de soi, et on vit d'après elle. (le livre de Klemperer est disponible enpoche, dans Pocket, traduit).

Un participant - Ce langage, que l'on retrouve dans les médias, où on semoque de nous en quelque sorte, ne le retrouve-t-on pas pour les problèmesinternationaux? Par exemple on dit : on a démocratisé l'Iraq.

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E. H. - Oui, bien sûr. Je n'en ai pas parlé, parce que j'aurais été trop long. Parexemple, « Moyen-Orient », quelle expression étrange! Quel européocen-trisme! Orient de qui ? Pensez à quel point ça désigne ces gens-là comme desgens qu'on place d'après notre topographie. J'essaie de ne pas l'utiliser maiscela ne change rien que je l'utilise ou pas.

Autres exemples, tout à fait remarquables : prenons « Tsahal ». L'armée israé-lienne est la seule armée au monde qui a un petit nom. « Tsahal », c'estl'acronyme de « forces de défense israéliennes ». Que les Israéliens l'em-ploient, c'est normal, c'est comme quand nous disons SNCF ou RATP. Maisjamais vous ne verrez ces sigles dans les journaux anglo-saxons, parce quec'est français. « Tsahal » c'est un petit nom pour l'armée israélienne et unearmée qui a un petit nom ne peut pas se conduire bien méchamment. Demême (comme disait Laurent Joffrin dans son éditorial de Libération),quelqu'un qui cite Jaurès peut-il être vraiment mauvais, (parlant ironiquementde Sarkozy?) Et bien voilà, une armée qui a un petit nom, peut-elle être vrai-ment méchante? Non, n'est-ce pas ? C'est invraisemblable…

C'est un coup de Claude Lanzmann. Il nous a habitués au mot « Shoah », qu'ilne faudrait pas utiliser, car « Shoah » est un mot hébreu, religieux, pour dési-gner un immense massacre. Or le génocide qui a touché les Juifs a aussiconcerné les Tsiganes, les homosexuels, les communistes, les résistants. Et iln'y a aucune raison, que, ces gens-là ayant été réduits en cendres, on donne àcette réduction en cendres un nom hébreu et religieux. Il faut dire, soit le géno-cide nazi, soit, selon la belle expression de Raul Hilberg, qui est vraiment legrand historien de cette période, « la destruction des Juifs d'Europe ». Mais« Shoah », non, pas plus que « Tsahal ». Il faut arrêter de dire ces mots-là.

Pour aller plus loin : « le conflit israélo-palestinien » Quel conflit ? Unconflit entre la France et l'Espagne sur la pêche à l'anchois dans le golfe deGascogne, oui ! Un conflit entre l'Union Européenne et les États-Unis sur lesdroits de douane de l'acier, ou je ne sais quoi, oui ! Mais un conflit entre Israëlet la Palestine qui n'existe pas et les Palestiniens ? Un conflit, cela supposeun rapport des forces. Il n'y a pas de rapport des forces, il n'y a pas de conflit :il y a une occupation d'un pays par un autre pays. Il n'y a pas plus de conflitentre les Israéliens et les Palestiniens qu'il n'y avait de conflit franco-allemanden 1942. Encore une fois, je ne compare pas, mais l'utilisation du mot conflitest tout aussi absurde. Et pourtant, là, ça passe comme une lettre à la poste,« le conflit israélo-palestinien ». Donc tous les mots de ces affaires-là sontabsolument piégés.

Un participant - Autant je suis d'accord avec le fait qu'il faut dénoncer le piègedes mots, autant j'ai quand même une certaine insatisfaction, parce que quand

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on fait ce type de travail à partir de manuels scolaires, par exemple dans lesUIFM, on s'aperçoit que cela marche assez bien avec les élèves. Et pourtantça, cela semble être comme coupé de leurs attitudes, de leurs représentationsplus profondes. Donc en quelque sorte le problème est le changement des atti-tudes.

Deuxième légère insatisfaction, quand vous dites : je crois qu'il ne faut pasinventer un autre langage. Chaque fois que vous avez dénoncé un mot, à justetitre vous l'avez dénoncé en fonction d'une réalité à laquelle les gens pou-vaient se comparer, dans tous vos exemples, et à juste titre. Donc le fait d'in-venter un autre langage, ou de tenter de redonner un autre sens à des mots quise sont banalisés, (par exemple « maison du peuple » c'est maintenant com-plètement banalisé), ou de trouver des sens nouveaux aux mots anciens quisoient des sens moins piégés, le fait de chercher des mots, par la parole, cher-cher des mots par rapport à une expérience qu'on vit, est-ce que cela n'est pasimportant pour aider au changement des attitudes qui me semble être le vraiproblème?

E. H. - Je suis entièrement d'accord avec ce que vous dites là. Alors je me suismal exprimé. C'est ce que j'ai essayé de faire, quand j'ai dit qu'il ne faut plusdire « Shoah », qu'il faut arrêter de nous bassiner avec ce truc-là et dire « legénocide des Juifs d'Europe ». C'est un peu un pas dans la direction que vousindiquez. C'est trouver le mot exact, en retirant la connotation dans laquelleon essaye de nous faire tomber par le mot piégé. C'est, non pas revenir sur laréalité, parce que les philosophes savent bien que le réel est une notion quin'est pas simple, mais en tout cas démonter le piège.

Ce que j'ai voulu dire c'est que cela ne serait probablement pas une bonne idéeque d'essayer de construire une « contre-LQR ». En revanche, les gens quisont autour de moi, je les reprends s'ils parlent « LQR ». Ils me détestentd'ailleurs, ils me disent que je les « gonfle » avec ça, je leur dis non mais jeles reprends sur le vocabulaire. Donc j'essaye de les faire changer de motspour les faire changer d'attitude en effet, pour les faire réfléchir. Parce que cedébat, quand je leur dis non, ça fait vibrer quelque chose. Ce n'est pas simple-ment comme quand on relève une faute de grammaire, un imparfait du sub-jonctif, quelque chose comme cela. Non, ça fait vibrer quelque chose. Est-ceque j'ai vaguement répondu à votre question, avec une légère insatisfactiontoutefois ?

Un participant - Pendant très longtemps, je me suis demandé pourquoi d'uncôté, il y avait des gens qui pouvaient parler avec des slogans et de l'autre côtédes gens qui étaient obligés de répondre avec de grands développements. Etdepuis quelques années, j'ai compris qu'il y avait une guerre sémantique et quecette guerre sémantique avait été gagnée par un camp et perdue par l'autre. Etqu'il y avait des mots qui avaient été essorés, des mots qui avaient été diaboli-

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sés, des mots qui avaient changé de sens. Et on a donc maintenant des motsqui sont parfaitement chargés d'un sens très particulier, très orienté: à partir dumoment où on emploie ces mots très orientés et très simples, on peut fairedes slogans, donc on peut faire de la com' politique comme on fait de la com'publicitaire. Alors que, face à un slogan publicitaire, on est obligé de faireune démonstration.

Donc, d'un côté, il y a quelque chose qui passe bien à la télé (en 20 secondesen balançant 5 ou 6 concepts bien connus, on peut exprimer beaucoup dechoses) et que de l'autre côté il faut 20 minutes pour arriver à contrer ce slo-gan. Alors je crois qu'il y a eu une guerre sémantique et il est excessivementimportant d'arriver à faire comprendre au plus de personnes possibles que lepoids des mots existe. Et que quand ces mots sont vraiment chargés de cettefaçon, s'il n'y a pas des gens comme vous pour arriver à dénoncer ce genre dechoses, eh bien, on va encore en reprendre pour 20 ans.

E. H. - L'allusion que vous faites à la publicité est tout à fait exacte. Et d'ail-leurs il y a des contaminations croisées entre la LQR et la langue des publici-taires. Par exemple, le mot de « sécurité » qui est employé en permanence parles politiciens, surtout en période préélectorale, a été repris par les publici-taires. On vous vend une lessive en disant « la sécurité pour ce que vous avezde plus précieux ». C'est la lessive qui va ne pas faire de mal à vos lainages, àvos cachemires et aux derrières de vos enfants. Voilà « la sécurité », repris parles publicitaires. Et dans le sens contraire, les exemples sont innombrables dulangage de la publicité utilisé dans la politique. « Optimiser », qui vient de lacommunication de Carrefour, a été repris cent fois par les politiciens. Ils n'ar-rêtent pas d'utiliser le langage et la syntaxe de la publicité. Les phrases nomi-nales, brèves, sans verbe, qui sont vraiment un artifice des publicitaires, sonttrès souvent employées dans le langage politique.

Un participant - Je voudrais revenir sur ce mot que vous venez d'employerainsi que l'intervenant précédent, c'est-à-dire « la com ». Un procédé quiconsiste à habiller des choses plus ou moins vulgaires avec des très beauxmots, des mots de grande valeur morale comme la communication. C'estbeau, la communication ! On ne peut pas être contre. Mais maintenant,quand on dit « communication », ça ne veut plus dire communication, çaveut dire publicité. Tout le monde l'emploie sans sourciller. Vous avez parléaussi de « modernité » : dire néo-libéral c'est « moderne », il faut moderniser.Cela me frappe beaucoup de voir comment on habille de beaux mots, aveclesquels on doit être d'accord, ces réalités triviales du monde du marché et dufric.

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E. H. - Pour aller dans votre sens, autrefois il y avait dans les grandes entreprisesun « chef du personnel ». C'était clair. Maintenant, c'est un « directeur desressources humaines ». D'ailleurs, cet accent toujours mis sur l'humain merappelle que l'un des ouvrages favoris de notre bon vieux camarade JosephStaline c'était l'Homme notre capital le plus précieux. C'est exactement unretour à ça!

Un participant - Vous avez dit tout à l'heure, changer les mots pour changerd'attitude. Moi qui milite depuis un certain temps pour la solidarité, vousvenez de me donner un coup derrière la tête. Parce que c'est vrai que « liberté,égalité, fraternité », la synthèse cela pourrait être la « solidarité ». Alors, si lasolidarité doit être remplacée par un autre mot qui a une véritable valeur et nonpas simplement une valeur sémantique, comme on semble le dire, par quoiremplaceriez-vous le mot « solidarité », et par quelle nouvelle attitude, pourqu'on n'ait pas besoin d'employer le mot solidarité? Parce que, actuellement, lecanal Saint-Martin, le Secours Populaire, le Secours Catholique, les Restos duCœur, ce n'est pas de la solidarité. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire, maisça s'apparente plus à la charité qu'à la solidarité.

E. H. . - Je suis désolé, mais je pense qu'il faut se méfier de ce mot vague desolidarité, comme il faut se méfier de l'humanitaire. Il faut être très vigilantpar rapport à la tentation humanitaire qui est une des manières de réaliser lapolitique par l'élimination de la politique. Donc la solidarité, sur des coupsponctuels et avec qui, oui, mais en soi, non.

Un parti cipant - Vous dites qu'il ne faudrait pas voir un complot derrièrel'émergence de cette nouvelle langue. Et je me pose la question de savoir si cen'est pas en fait un véritable complot. Vous dites que cette langue émerge etpuis fonctionne un petit peu de manière autonome. Et moi j'ai plutôt l'im-pression que c'est une sorte de guerre médiatique qui est engagée et qui est uneautre façon de remplacer la lutte des classes d'un certain point de vue.

E. H. - D'une certaine façon c'est juste: les gens qui parlent cette langue se com-prennent entre eux et la promulguent, en assurent l'expansion d'une manièrequi est consciente. Mais ce que je voulais dire par là, c'est qu'elle n'a pas lemême côté que la LTI, la langue du troisième Reich, qui, elle, descendaitdirectement du bureau de Goebbels avec des ordres clairs. Et cela devait être lerésultat de réunions dans son bureau de trois ou quatre personnes qui disaient :à partir de maintenant on va dire entleisung, la solution finale, il ne faut passe tromper, il faut utiliser un mot et ce doit être ce mot-là et pas un autre. Ca,ça n'existe pas. C'est ça que j'ai voulu dire. Je n'ai pas voulu dire que tout celaétait complètement inconscient et gentiment bordélique, non, mais pas plani-fié.

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Une participante - Vous avez parlé de l'exploitation des valeurs universelles etde leur effet désastreux sur les peuples qui reçoivent les bombes du « taureaumétallique » devenu dépositaires de « démocratie » « liberté » etc. Ce sont desmots formidables, « démocratie », pouvoir du peuple par le peuple et pour lepeuple. Mais quand la démocratie, la liberté, les droits de l'homme sont asso-ciés à ce taureau métallique qui bombarde les peuples qui vivent sous l'op-pression, sous des dictatures, alors ces gens, les peuples d'Orient, les peuplesmusulmans, ne veulent plus entendre parler de cette démocratie: d'où le glis-sement vers d'autres choses. Je trouve que l'exploitation de ces valeurs-là,c'est quelque chose de terrible pour les peuples qui veulent se débarrasser deleur dictature.

E. H. - Mais pensez-vous vraiment que les gens qui prennent la démocratie sousforme métallique sur la figure, y ont cru un seul instant ? Qu'ils sont déçus ?Moi je ne crois pas. Je crois qu'ils n'y ont jamais cru. Ils ont bien comprisqu'on leur balançait des bombes, et ils n'ont pas cru une seconde qu'on avaitl'intention de leur imposer la démocratie qui aurait été une déception. Je necrois pas ça.

La participante - Mais les gens sont devenus allergiques à ces termes-là. Ilsn'y croient plus. Ils ne les supportent plus. Les termes démocratie, liberté,droits de l'homme sont associés aux bombes et donc ils les refusent mainte-nant

E. H. - Mais même ici, moi, quand on me dit démocratie, droits de l'homme,liberté, j'ai un signal, un petit clignotant rouge qui s'allume. Ça dépend quim'en parle, mais a priori je suis méfiant. C'est sûr que comme denrée d'expor-tation, les droits de l'homme et la démocratie, c'est formidable. C'est vraimentun produit d'exportation à usage des pays émergents, avec les bombes à frag-mentation et les stocks de sang contaminé et les médicaments périmés. Là oùje ne suis pas d'accord avec vous, c'est qu'il y a eu des gens dans les pays quiont pris le métal qui avaient cru à la démocratie et qui, recevant le métal et ladémocratie, se disent « ah bien non finalement la démocratie ce n'est pasbien ». Je ne crois pas. Je crois que les gens sont beaucoup plus intelligentsque cela et qu'ils ont compris d'entrée de jeu que c'était du pipeau. Donc je necrois pas qu'il y ait de déception par rapport aux valeurs occidentales aux-quelles finalement ils n'ont jamais cru, à juste titre.

Un participant - Depuis le début de cette conférence, je pense à un autre lan-gage auquel la LQR succède, c'est le langage qui fait que par exemple dans undébat politique, s'il y a un militant du parti communiste (auquel je ne jetteaucun anathème a priori) qui se lève et prend la parole, en trois phrases vousreconnaissez que c'est un militant du parti communiste. Et cela me fait rigolerparce que je pense que dans trente ou quarante ans quand un néo-libéral se

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lèvera dans un débat, on reconnaîtra la LQR parce qu'une autre langue lui aurasuccédé grâce à une nouvelle idéologie: car j'espère (et j'y travaille) qu'une nou-velle idéologie surgira et balayera ce néo-libéralisme. Et que cette nouvelleidéologie sécrétera un langage, un langage nouveau qui participera à son expan-sion. Alors ma question est : y a-t-il selon vous une parenté ou un lien entre celangage marxiste ou d'inspiration marxiste, qui est en voie de disparitiondepuis la chute du communisme derrière le rideau de fer, et la LQR ?

E. H. - La langue des militants du communisme de caserne était une languequand même d'abord réservée à usage presque interne. Je veux dire, elle ne pas-sait pas dans le public. Il y a des choses qui sont passées, par exemple desmots comme « objectivement ». Ah, moi quand j'entends « objectivement »,je reconnais, je vois venir. Maintenant la LQR dit « concrètement », ce n'estpas pareil. Mais je crois que c'était un langage codé, à usage interne, trèspénible, je vous l'accorde bien volontiers, tout à fait truqué, n'appelant pas leschoses par leur nom, comme « les masses » etc. Mais je ne pense pas quecela soit un ancêtre de la LQR, même si la fin de ce marxisme mécaniste, (sitant est que cela soit du marxisme, ce dont on peut douter), a abouti à la finde cette langue, à sa disparition quasi complète, cela, c'est sûr. Mais que celasoit par un phénomène du même genre que la LQR doive disparaître, devantl'obsolescence du néolibéralisme, c'est moins certain, parce que c'est quandmême une langue qui a plus progressé parmi nous. L'autre jour, j'ai fait untopo devant des très jeunes, je leur ai raconté un peu différemment ce que jevoulais dire et j'ai prononcé le mot « vigilance ». Il y en a un qui m'a reprisen disant « vigilance, c'est quoi ? Le vigile, c'est le personnage de notreépoque ». Pas mal vu. Il m'a dit « vigilance », méfiance! Il avait raison.Même quelqu'un comme moi qui ai écrit un livre, pas un gros mais quandmême, j'ai dit « vigilance ». « Vigilants ensembles » dans le métro, vigilantsensembles ! Donc on n'est pas à l'abri.

Le participant - Vigilant renvoie à délation, nouvelle vertu !

E. H. - Oui

Un participant - Je voulais réagir à l'intervention précédente de la dame quiétait déçue par ceux qui refusent ce qu'on leur présente parce qu'on les a enva-his. En fait cela n'est pas nouveau et même ici, cela fait longtemps non seu-lement qu'on a été déçu, mais qu'on a démonté toutes ces pseudo-valeurs quiétaient imposées par le haut. Les « droits de l'homme », c'est le plus souventles droits de l'homme blanc civilisé, et cela a été imposé par le pouvoir ducentre à sa périphérie. En France, c'est la constitution de l'Etat français. Vouspouvez penser aussi à « pacification » pour l'Algérie. On peut aller loin,même au début de l'imposition de ces valeurs morales, quand on allait envahirles Indiens qui étaient a priori incultes. Dès les premières décennies, les

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Indiens d'Amérique du Nord disaient : mais qu'est-ce que c'est cette civilisationque vous apportez, qu'est-ce que c'est que ces droits (quand ils voyaient leseffets), qu'est-ce que c'est que le travail, la vie urbaine, ils voyaient tout ça, etvéhiculés en même temps que les actes, ces valeurs. Mais depuis longtemps,(il n'y a pas que depuis Hazan), depuis cent ans, des philosophes, des anars,enfin, tous ceux qui pensent un peu, ont réussi à démonter ces choses-là:même si le mot est beau, en fait il est creux. Dernière parenté, moi ce qui m'aaidé à démonter ces concepts parce que c'est dans leur objet, ce sont deux jour-naux, CQFD et « le plan B » qui ont pour objet (pas principalement, maisentre autres), de démonter, de déconstruire, de découvrir toutes ces notions.

Un participant - J'ai passé hier, le concours des instituts régionaux d'adminis-tration, qui demande une certaine compétence dans tout ce qui est disciplinesun peu sociales, type droit public, droit constitutionnel, des choses commecela. Et je vous livre le sujet de culture générale, (on devait faire deux copiesdoubles, on avait quatre heures) : « l'argent serait-il le seul critère de réus-site »? Alors j'ai eu du mal à accrocher parce que je ne comprenais pas le sensde la phrase (peut-être parce que je suis de formation scientifique).

E. H. - Le « serait-il » est très beau, « est-il » aurait été d'une brutalité extrême.Le conditionnel, là, fait effet d'euphémisme…

Un participant - Je voulais vous demander si les polytechniciens avaient unlangage spécifique?

E. H. - Je pense que oui, de même que les internes des hôpitaux ont un langagespécifique. Oui, je pense qu'il y a langage de l'X, mais je ne le connais pas.Mais je ne pense d'ailleurs pas qu'ils soient tellement fertiles dans les inven-tions de la LQR, les polytechniciens. C'est plutôt l'ENA, c'est plutôtSciences PO! Sciences PO, c'est formidable!

Un participant - J'aimerais que vous donniez votre avis sur l'usage, à mesyeux intensif, du mot « simplification » que l'on retrouve dans l'intitulé de laplupart des textes de loi depuis trois ou quatre ans. Toute loi nouvelle est uneloi de simplification, même quand cela consiste à mettre trente articles là oùil n'y en que douze. On simplifie le droit du travail, on simplifie tout

E. H. - Il y a un mot qui est peut-être parallèle à celui-là, peut-être encore plustordu, c'est « assouplissement ». L'assouplissement du droit du travail c'est lamise à la casse du droit du travail. On va simplifier, il n'y aura plus qu'unseul contrat, c'est formidable! Ce sont des mots très vicieux parce qu'on vousdit « on va simplifier et assouplir ». Qui va dire non? Tout le monde estpour, personne n'est pour les rhumatismes, donc tout le monde est pour l'as-souplissement.

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Une participante - D'abord un grand merci de nous rappeler une évidence, c'estque le langage n'est pas neutre. Que c'est souvent une affaire politique au sensle plus noble du terme, pas seulement une affaire de propagande, mais uneaffaire de positionnement par rapport à des questions très fondamentales.

Et il me semble que l'effet de cette nouvelle langue, c'est quand même de nousfaire croire qu'on ne peut pas ne pas être d'accord. C'est ce que vous disiez toutà l'heure: qui peut s'opposer à ce qu'on dit avec une telle évidence, une tellesimplicité, et dans des termes gentils. Et du coup on est dans une espèce deparalysie de la pensée, parce qu'au fond, la politique, c'est quand même depouvoir émettre des opinions divergentes, d'avoir des idées différentes et d'endébattre. Et là, ça annule complètement les débats et c'est vraiment cela qu'ily a derrière le mythe de l'accord général : on ne peut pas s'opposer et cela nousparalyse complètement.

Je suis tout à fait d'accord avec vous que le mythe du complot n'est pas dutout ce qui est en jeu. Les phénomènes par lesquels cela s'installe nousconcernent tous, parce que nous véhiculons nous-même ce phénomène. Onl'amplifie à chaque fois par le fait de la paralysie de la pensée, on répète, onreprend les choses et à chaque fois on en remet une couche.

E. H. - Ce n'est pas nouveau. Il y a un autre livre, à côté de celui de Klemperer,un livre formidable (qui existe aussi en poche chez Payot Rivages), d'une his-torienne de la Grèce antique qui s'appelait (elle a eu la mauvaise idée de mou-rir très jeune), Nicole Loreaux : La cité divisée. Elle raconte comment, en405 avant Jésus Christ, les démocrates athéniens ont défait et viré les tyransqui s'étaient installés à la suite de la défaite d'Athènes face à Sparte pendant laguerre du Péloponnèse. Il y avait une tyrannie, les Trente, les démocratesathéniens ont formé une armée de bric et de broc et ils ont gagné. Et à cemoment-là, une loi est passée, interdisant, sous peine de mort, d'évoquer lepassé, cette période terrible de la tyrannie. Et Nicole Loreaux montre que c'està partir de ce moment-là que les violences verbales ont pratiquement disparude la vie politique athénienne, que s'est mis en place le mythe de la grandecitée unie, et qu'on a éliminée, ce qu'elle appelle, (enfin ce que les Grecs appe-laient) la « stasis », qui est au fond l'équivalent de la guerre civile. Et com-ment finalement, à partir de la fin du Ve siècle, la démocratie athénienne estdevenue très malade. Un livre extraordinaire: celui qui l'achète et à qui cela neplaît pas, je lui rembourse.

Une participante - Moi je parlerais plutôt de consensus par paresse. J'ai l'im-pression que, pour tous les outils technologiques qu'on utilise, on oublied'analyser leur pouvoir sur nous, le pouvoir des usages. Je pense qu'on arriveà un certain degré de paresse intellectuelle encouragé par la LQR, car c'est trèséconomique tout ce qu'on a décrit là, ce sont des raccourcis, des euphémismes,des synthèses, des digests. Même si on n'est pas très paresseux ce soir parce

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qu'on est tous regroupés pour réfléchir à tout ça, en règle générale dans lesusages, il y a quelque chose de l'ordre de la fuite en avant dans ce qui nousarrive. Il faut toujours aller plus vite etc. Et pour compenser l'anxiété (quandmême, nous sommes dans des sociétés très anxiogènes), tout ça quand mêmeça marche bien, ça crée du consensus, même inconscient ou naïf, tout cequ'on veut. Ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas analyser le monde à lamesure de notre petite communauté qui réfléchit ce soir. C'est ailleurs que celase passe, le pouvoir de tout ce que vous avez décrit.

E. H. - Vous parlez de la paresse à la réception. Vous parlez de la réception, pasde la création de la langue…

La participante - Oui, je veux dire que si cela fonctionne bien parce que si ona pu créer tout cela, c'est parce que quelque part dans le terreau, dans les cibles(les cibles c'est un langage commercial, du marketing, que tout le monde uti-lise) il y a la satisfaction d'une certaine facilité.

E. H. - Ca fonctionne bien, mais avec parfois des ratés formidables. Pour moi,en 2002 Jospin éliminé au premier tour et Le Pen présent au deuxième tour,en 2005 le non au référendum, ce sont des ratés de la LQR, tout à fait typi-quement. Le Pen, quoi qu'on en pense, n'utilise pas la LQR, et je pense ques'il fait 15 % c'est pour cela. C'est parce qu'il utilise des mots crus, clairs,sans euphémismes. Et je suis convaincu que c'est cette langue-là, sa langue,qui vaut à Le Pen ses 15 % de suffrages, avec des gens qui disent, au fond:oui, quand il parle, on l'entend. Donc la LQR, çà marche, mais çà ne marchepas tout le temps.

Une participante - J'ai relevé tout à l'heure que vous faisiez des interventionsauprès de jeunes. Je voudrais savoir à partir de quel âge les gens, à votre avis,étaient victimes de cette langue dont vous parlez, s'il y a quelque chose àfaire, et quoi ? Qui peut faire quelque chose, est-ce que l'école, les profs peu-vent faire quelque chose? Les enfants ont assez peu de mots pour parler, alorssi en plus ils n'ont que ceux de la LQR !

E. H. - Je ne saurais pas trop répondre à cette question. Je ne pense pas que lecorps enseignant soit un grand vecteur de la LQR. Les enseignants que jeconnais la décodent et l'évitent. Je trouve que le corps enseignant, même chezles tous petits, même chez les maîtresses de maternelles, parle très bien. Non,là où je pense que les enfants sont terriblement contaminés, c'est par la télévi-sion. Ça, c'est terriblement toxique, question LQR. Je n'ai pas trop bienrépondu à votre question, mais je ne suis pas trop bien armé pour y répondre.

Une participante - En tant que jeune maman, je pense que la contaminationcommence très jeune. J'en suis pratiquement sûre, et effectivement la télé en

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fait partie. Même s'ils ne regardent pas beaucoup la télé, il y a tout un tas depressions autour qui sont assez difficiles à définir, mais que je ressens, aux-quelles ils sont soumis. Et ce qu'on peut essayer de faire déjà, c'est quelquechose en tant que parents. Ça marche très vite, à quatre, cinq ans, même troisans, dès qu'un enfant est capable de s'exprimer avec des phrases, on fait la dif-férence entre les enfants, selon qu'ils ont été plus ou moins suivis et plus oumoins repris dans le vocabulaire.

E. H. - Si on veut être efficace, il faut qu'on reste dans le domaine de la LQR,qui est la langue publique. Ca n'a rien à voir avec la langue des rues. Lalangue des rues c'est quelque chose qui a sa vie propre, qui évolue régulière-ment depuis qu'il y a des rues, depuis qu'il y a des amis. Et dans la langue desrues, il y a des mots qui sont éphémères, qui durent une saison, d'autres aucontraire qui sont des mots excellents. Je pense à un mot comme « galérer » :c'est un très bon mot, qui comble un vide, parce qu'il n'y a rien qui puisse ledire de cette façon à ma connaissance. Donc je pense que cela doit déjà proba-blement être dans le Larousse et que cela finira peut-être un jour au diction-naire de l'Académie. C'est un bon mot, il y en a qui sont moins bons. Maisje pense que la langue des rues c'est autre chose que la LQR, je pense qu'elleévolue pratiquement sans recoupement avec la LQR. La langue des enfantss'apparenterait davantage à la langue des rues, de l'école, qu'à la LQR, je crois.Mais on ne sait jamais…

Un participant - Une remarque quand même sur le 21 avril 2002 : pour moi jepense que c'est une énorme victoire de la LQR. C'est un programme politiqueaxé sur la sécurité, c'est une stratégie politique appuyée par tout un discoursmédiatique des tenants de la LQR qui a imposé le mot sécurité et tous lesdébats qu'il y avait derrière pendant trois mois. Et c'est complètement le lientotal entre un langage d'une élite que vous avez bien décrit et d'un objectifpolitique de cette élite. Il va y avoir demain un téléfilm sur ARTE très argu-menté sur le 21 avril qui montre bien que Chirac a tout fait pour favoriser LePen dans les médias. Et donc il y a une vraie adéquation entre une volontépolitique, un discours médiatique derrière, et le langage qui va avec.

E. H. - Pour moi, le 21 avril, c'est la défaite de la LQR employée par les socia-listes. Je me suis exprimé un peu vite là. La défaite des socialistes représenteun patinage de la LQR qu'ils ont employée, concernant en particulier la sécu-rité. Ca montre que de temps en temps il y a des échecs de la LQR. Les gensfont des overdoses ; ils n'en veulent plus.

Un participant - Je pense que ce qui est important dans le langage c'est qu'onessaie de transmettre des convictions, des croyances, enfin ce qu'on veut, et onessaie justement de développer un langage de plus en plus varié et divers etd'exprimer, par une diversité de mots, un maximum de pensée et aussi une

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diversité des révoltes. Et on comprend pourquoi le principal but des gouver-nants, c'est la « simplification ». On transforme complètement le code du tra-vail par une refonte des articles du droit du travail sous l'égide d'unesimplification, donc personne ne va voir politiquement quel est le contenuqu'il y a derrière. Et après, il y a tout un langage qui vise à écarter les gens dudiscours politique en laissant le discours politique à de soi-disant spécialistes.Et cela vous n'en avez pas parlé du tout. On balance deux ou trois grands spé-cialistes qui vont utiliser trois mots un peu complexes pour que personne necomprenne, ou qu'on pense que, parce qu'il y a eu trois mots complexes, onne peut pas remettre en cause ce qui a été dit. Un discours très simple avectrois mots complexes qui font théoricien, et qui font qu'on accepte les idées etqu'on les répète. Et même si le corps enseignant a un langage plus évolué, ilreproduit aussi un discours politique; et comme il faut absolument avoir undiplôme pour être bien inséré dans la société, c'est le seul moyen.

E. H. - Mais ce n'est pas de la langue ça. C'est autre chose. On ne peut pas met-tre tout le système politique entièrement dans la brouette de la langue.

Une participante - D'abord merci pour cette résistance que vous représentez.Est-ce qu'il n'y a pas, pour ceux qui répandent ce langage, un rapport à la loisymbolique qui est nié, par une déviance du langage et un retour quelque partà la horde sauvage où celui qui commande est en définitive celui qui détient lesens de ce langage et qui peut le changer à son gré en fonction des visées qu'ila? Il n'y a plus une loi qui serait la même pour tous, il y a la loi que chacuns'octroie par sa position.

E. H. - Sûrement que les gens qui créent et manipulent et favorisent l'expansionde la LQR sont des gens qui se considèrent implicitement comme au-dessusde la loi commune. Ce sont les élites, il ne faut pas l'oublier! C'est d'ailleursinvraisemblable comme ce mot d'élite est complètement passé dans le lan-gage. C'est comme les partenaires sociaux. Personne ne dit, mais enfin, « lesélites » pour qui se prennent-ils ! C'est nouveau, c'est quelque chose qui estpassé en douceur, « les élites de ce pays ». C'est comme les experts, forcé-ment qualifiés.

Un participant - Que penser des slogans humoristiques, justement utilisés parla LQR, n'est-ce pas un piège pour nous détourner du vrai débat, une sorte depirouette pour évacuer le fond? Le rire n'est pas neutre! Et puis qu'est-ce quec'est que ces micro-trottoirs, utilisés non pas pour illustrer mais pour démon-trer. Je comprends très bien que certains intellectuels refusent tout débat dansles médias de la radio et de la télévision.

E. H. - Les slogans humoristiques… vous faites allusion à quoi ? Je n'ai passaisi.

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Le participant - Eh bien, il y a pas mal d'années de cela, je me souviens com-ment on a démoli par exemple certaines idéologies telles que l'idéologie com-muniste par le rire, en la ridiculisant.

E. H. - Oui, il y a sûrement de cela.

Un participant - Une question très simple: quels sont aujourd'hui les porteurs,de la résistance à la LQR et de l'éducation à la résistance à la LQR (je ne veuxpas parler de Le Pen)?

E. H. - L'éducation à la résistance, je dirais qu'elle est chez ACRIMED, chezPLPL, chez Le Plan B, dans ces journaux et ces sites Internet qui démontentprécisément la LQR et qui font le même travail que j'ai fait dans ce livre. Jene me suis aperçu de leur existence qu'après avoir largement terminé le bou-quin mais je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de recoupements.Ces gens-là font un travail formidable.

Alors, qui sont les gens qui ayant une parole publique, ne pratiquent pas laLQR ? C'est une bonne question. Bizarrement, le monde diplomatique ne lapratique pas tellement, il pratique un langage propre, je l'ai bien examiné: lelangage du monde diplomatique est une espèce de magma grisâtre qui rap-pelle le crépi des immeubles de la RDA (rires). Mais ce n'est pas la LQR, etdans l'ensemble, les mots sont à leur place. Dans un certain ennui.

Un participant - Les exemples que vous nous avez cités sont extrêmementparlants si j'ose dire, mais néanmoins est-ce que, par honnêteté intellectuelleon ne devrait pas être amené à se demander honnêtement, si dans cette suspi-cion généralisée du langage et des termes à laquelle vous nous conviez, on neles suspecte ces termes-là d'autant plus qu'ils sont utilisés par telle ou tellepersonne? Est-ce que s'ils étaient prononcés par quelqu'un d'autre, je le sus-pecterais autant ? Je crois qu'honnêtement on doit se poser cette question. Etest-ce qu'à force de mettre de la suspicion sur toutes les paroles, à la limite, ilne nous restera plus que le langage des images. Donc je pense qu'effective-ment une certaine prudence s'impose vis-à-vis de la suspicion du langage.

E. H. - Je suis tout à fait d'accord avec la première partie de votre proposition, àsavoir que de temps en temps, quand on entend, quelqu'un dire, quelque chose,on sursaute, en partie, en fonction de la personne qui a dit les mots. C'estvrai. Et que si c'est un autre, ça passe, bien sûr. Sur le reste, prudence géné-rale, sur le risque d'édulcorer le langage, en le suspectant trop d'être LQR, iciou là: non ! C'est la LQR qui est une édulcoration du langage, c'est la LQRqui rabote. En la décodant et en l'évitant, on rend au langage sa force et savitalité. Il me semble que la LQR est une espèce de faux langage, une espèce

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d'abrasion du sens. La LQR est un langage qui nous prend pour des idiots. Jepense qu'en l'évitant, en la dénonçant, en en riant, on restitue au vrai langageson énergie, on lui redonne sa place.

Un parti ci pant - J'ai entendu plusieurs fois dans les questions, parler devolonté de créer cette LQR pour cacher certains objectifs, ou certaines poli-tiques, et donc cela voudrait dire que c'est vraiment créé par quelqu'un. Je vousai entendu dire que ce n'était pas le cas, c'est-à-dire qu'on faisait cela incons-ciemment, mais…

E. H. - Pardon, je vous coupe, ce n'est ni un complot ni un phénomène incons-cient. C'est un phénomène collectif, beaucoup plus diffus qu'un complot. Onne complote pas à dix mille. Quand on fait un complot on se réunit dans unepièce à neuf ou dix. Les gens qui ont mis au point, qui continuent à faire évo-luer et à disséminer cette langue, sont des milliers. Donc il n'y a pas de com-plot. Et d'un autre coté on ne peut pas dire que cela soit complètementinconscient. Je pense qu'il y a des choses qui sont très conscientes. Le fait dedire « surveillant général », ah, c'est moche, « surveillant », « général », çafait disciplinaire, ce n'est pas beau, alors que « conseiller principald'éducation », c'est quand même beaucoup mieux. Et ça, c'est une décisionministérielle, c'est parfaitement conscient. C'est tout un mélange de chosescomme ça. Les contours ne sont pas dessinables au crayon, ils sont flous.Mais ce n'est ni un complot, ni un phénomène entièrement inconscient.

Une participante - En parlant du rapport entre la LQR et les politiciens, vousavez dit que le seul à ne pas utiliser la LQR, c'était Le Pen. Alors cela vou-drait dire que si on n'est pas d'accord avec l'idée de LQR, il faudrait voter LePen? Ou ne pas voter du tout ?

E. H. - Non. Je dis simplement que c'est un orateur très habile, qui sait très bienmanipuler, et que dans le cadre de cette manipulation, il a bien compris qu'ilne fallait pas utiliser le même langage que les autres, cette espèce d'euphémi-sation, où tout est gentil, où tout le monde est ami. Non! Et c'est grâce à çaqu'il fait 15 %! Quand il aura cassé sa pipe, le FN passera de 15 à 3 %, parceque les autres ne sauront pas faire comme lui. Il est bon là-dessus. Mais celan'a rien à voir avec la décision de voter. Je dis simplement ce gars-là a dutalent. Moi je l'ai connu boulevard Saint-Michel en 1950, quand il était prési-dent de la « corpo » de droit, il était déjà très bon.

Un participant - Je pense qu'il a fait votre travail de réflexion, mais qu'il sel'est gardé pour lui, bien avant vous, moi j'en suis persuadé.

E. H. - Oui, et Sarkozy en a pris de la graine.

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Une participante - Je crois quand même que Le Pen, ce n'est ni la création deMitterrand, ni des alliances électorales. Pour avoir milité à Ras le Front, jepense que c'est un langage qu'il est difficile de décrypter. Une formule de LePen, il faut 20 minutes pour la décrypter et on est suspecté de faire un procèsd'intention. Donc moi je ne crois pas que Le Pen cela soit de l'habileté, cen'est pas qu'il pose les bonnes questions et qu'il apporte les mauvaisesréponses, c'est une idéologie qu'il faut combattre. On ne peut pas simplementen rire. Et je crois quand même qu'il y a des ponts entre l'élite de la LQR et leFront National. Il y a des bouquins qui les mettent en évidence. Il y a uneconstruction qui n'a rien de naïf.

E. H. - Oui. Je suis assez d'accord avec la personne qui a dit qu'il a fait le mêmegenre de boulot et qu'il en a tiré les conséquences.

Un participant - Je vais parler d'une partie de la LQR, acceptée par la plupartdes gens vivant en Occident. Pourquoi cela réussit à ce point-là, pourquoi lesgens continuent à croire à la liberté de la presse, par exemple, alors qu'il y a degros mensonges qui sont véhiculés. Comme sur le Moyen-Orient : quand onvoit d'autres sources, quand on voit ce qui se passe et quand on entend le lan-gage utilisé, on est quand même assez surpris si on prend un peu de recul, ouqu'on regarde de loin, que la plupart des gens ici continuent à croire à la libertéde la presse, continuent à croire qu'ils vivent dans un pays de démocratie ettout ça. En fait, moi je pense que le terrain est assez propice ici parce que celaremonte à très loin dans l'histoire. Parce qu'avant c'était le christianisme uni-versel, Jésus sauveur qui s'est transformé en mission civilisatrice, et puismaintenant c'est l'Occident porteur des valeurs universelles de démocratie et deliberté. Donc c'est dans l'inconscient des gens, l'Occident porteur de cesvaleurs-là, et peut-être c'est pour cela qu'ils acceptent aussi facilement ce lan-gage.

E. H. - Je ne suis pas tout à fait certain que les gens y croient, qu'ils croient quela presse les informe. Tous les sondages montrent que cela n'est pas vrai.D'ailleurs la chute libre de la vente des journaux le montre. Moi je fais partied'une génération qui achetait un journal tous les jours, même deux ou troisjournaux s'il fallait. Je n'achète plus de journal, parce que j'en ai assez qu'onme raconte des blagues sur des sujets que je connais. Et je vois bien en parti-culier sur l'affaire de Palestine, la façon dont c'est traité dans le monde, dansLibération, le Figaro. Mais je ne pense pas que les gens soient dupes. Je nepense pas qu'ils soient convaincus qu'on vit une grande époque de démocratieet de liberté de la presse. La paresse dont vous parliez joue là. Mais je suisconvaincu que la majorité des gens ne sont pas dupes.

Une participante - Vous nous avez analysé un phénomène au niveau de laFrance qui reflète quelque chose qui est issu des idéologues du néolibéralisme.

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Qu'est-ce que vous pouvez en dire du côté des États-Unis et des autres pays ?Est-ce qu'il y a des phénomènes semblables ?

E. H. - J'ai un élément de réponse. J'avais l'impression qu'en Angleterre celan'existait pas, que la presse anglaise en particulier, était très supérieure à lanôtre. Ce qui est vrai. Enfin, il y a au moins deux bons journaux enAngleterre. Alors qu'en France, je voudrais qu'on m'en cite un, je parle desquotidiens. Mais j'ai fait une fois un topo dans une grande école de design quiest rue d'Ulm. Et il avait une Anglaise. Quelqu'un a posé la même questionque vous venez de poser. Moi j'ai dit : « je ne sais pas », et la dame anglaise adit : « mais comment donc! ».

Par contre, j'ai l'impression que la presse américaine, non. La presse italienneoui, et même plus que nous parce qu'il y a la rhétorique italienne en plus.Mais la presse américaine, (qu'on ne lit pas beaucoup ici), je n'en ai pas l'im-pression. J'ai l'impression qu'ils sont assez brutaux et directs dans leurs dis-cours journalistiques au moins. Les hommes politiques c'est autre chose.Bush manipule quelque chose qui ressemble beaucoup à la LQR.

Une participante - Est ce qu'au même titre que l'euphémisme vous pensez quele néologisme est aussi une arme de la LQR ? Comme le néologisme dontLacan a usé et abusé (je pense que les mots de la psychanalyse aussi ont étéintégrés par les élites). Et le dernier en date qui a été prononcé sur la muraillede Chine, (la « bravitude ») a peut-être eu pour objet aussi d'attirer l'attentionsur des mots au détriment de choses plus importantes et plus politiques. Je nesais pas ce que vous en pensez?

E. H. - Le néologisme y participe, (ou pas, parce qu'il n'y a pas que des bonsnéologismes). Mais par exemple « gouvernance » est un mot type de la LQRet c'est un néologisme, c'est un anglicisme. Ça vient de corporate governance,qui désigne l'administration des sociétés par leurs actionnaires. Parce que lesAméricains n'emploient pas « gouvernance » comme les Français. C'est vrai-ment quelque chose de très particulier.

Il y a d'autres néologismes qui ne sont pas des néologismes de la LQR.« Management » est plus vieux, c'est presque passé en français. C'est un néo-logisme si on veut, mais ce n'est pas un mauvais néologisme, car c'est unmot qu'il est assez difficile de remplacer en français, d'un seul mot. Donc il ya des mauvais et des bons néologismes. Je ne pense pas que le néologisme aitde valeur en soi. Et les mots de la psychanalyse, alors là absolument. C'estcomme « très important » : quand quelqu'un vous dit « très important », ah, ila dit « très important », méfiance! Et, « absolument » à la place de « oui »,c'est très « radiophonique-LQR »!

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Un participant - Ce soir, je n'ai pas entendu le mot « langage politiquementcorrect », (je ne dis pas le politiquement correct en général). Quelle relationfaites-vous avec la LQR, où le placez-vous ?

E. H. - C'est volontairement que je n'ai pas utilisé le mot de « politiquementcorrect », ni dans le livre ni dans l'exposé que j'ai fait ce soir, parce que je medemande si cette expression elle-même n'est pas une expression de la LQR etsi ce n'est pas un « piège à cons ». C'est très américain, c'est un mot quivient directement des États-Unis, un syntagme qui exprime le fait qu'il y a deschoses qui se disent et des choses qui ne se disent pas, en particulier enmatière de racisme. Et transposé de ce côté-ci de l'Atlantique, je crois que c'estune espèce de mot vague dont on ne sait pas très bien ce que cela recouvre etdont je pense qu'il vaut mieux éviter de l'employer. En tout cas la LQR n'estpas un langage politiquement correct au sens réel du terme, je ne crois pas.

Un participant - Oui, vous nous avez parlé de monsieur Le Pen et un peu deMonsieur Sarkozy mais quid des autres candidats à la présidentielle? Quelleest la position des autres candidats à la présidentielle sur la LQR ? Est-cequ'ils y ont réfléchi, est-ce qu'ils se sont exprimés là-dessus, ont-ils pris posi-tion par rapport à votre ouvrage, ou la manipulent-ils avec une grande dexté-rité? Et également, vous nous avez présenté le passé et le présent de la LQR,quel est son avenir? Que nous préparent les économistes et les publicitaires ?

E. H. - Ah, c'est une langue en évolution permanente. Il y a des créations tousles jours. Je rejoins un peu ce que disait un ami tout à l'heure, tant que lenéolibéralisme sera le système dominant, on aura droit à des variations, à desinventions, à des nouveautés dans le domaine de la LQR. Sur la première par-tie de la question, les autres candidats, je ne sais pas trop : Madame Royal ason vocabulaire particulier, elle a ses expressions qui reviennent de façonpériodique, qui ne fait pas véritablement partie de la LQR classique, mais quipourrait tout à fait devenir très présente si elle gagne les élections.

Le 18 janvier 2007