Pauwels Jacques R. - Big Business Avec Hitler

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El mito de la guerra buena

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  • Hitler a combl les attentes quindustriels et banquiers avaient places en lui. En effet, il ralisa tous les points importants de leur programme plus diligemment, plus compltement et plus impitoyablement quils nauraient pu ou os le faire eux-mmes. En outre, lissue de douze annes dune dictature nazie dont ils avaient pourtant t les parrains, banquiers et industriels rejetteraient tous les crimes sur le dos dHitler et plaideraient pieusement non coupables. Ce livre dhistoire bien document est de ceux dont llite conomique ne souhaite pas entendre parler.

    JACQUES R. PAUWELS (n en Belgique en 1946) est diplm en histoire et en sciences politiques des universits de Gand et de Toronto, o il s'est tabli et a enseign. Spcialiste de lhistoire du Troisime Reich, il a publi de nombreuses tudes sur le sujet. Le mythe de la bonne guerre, les Etats-Unis el la Deuxime Guerre mondiale, son prcdent ouvrage publi aux ditions Aden, a t actualis en 2011.

  • Du mme auteur aux ditions Aden : Le mythe de la bonneguerre, les tats-Unis et la Deuxime Guerre mondiale, 2011 (2e dition)

    Publi avec le soutien de la Fdration Wallonie-Bruxelles

    LES DITIONS ADEN

    dition Gilles Martin, Julie Matagne mise en page Emme Karali

    couverture Atelier des grands pchers Les ditions Aden 1060 Bruxelles - Belgique Tl +32 2 537 00 6a Fax +32 2 534 46 62

    [email protected] www.aden.be

    Titre original : Big Business

    met nazi-Duitsland,

    EPO, Berchem, 2009

    Dpt lgal : fvrier 2013 D/2013/10.374/1

    JACQUES R. PAUWELS

  • BIG BUSINESS AVEC HITLER Traduit du nerlandais avec la collaboration de Frank Degrez

  • Table des matires

    Avant-propos .................................................................... n

    PREMIRE PARTIE

    LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER ................. 21 Chapitre 1 Empire, guerre, rvolution .............................................. 23 Chapitre 2 Industrie, dmocratie et dictature ................................. 35 Chapitre 3 Crise conomique et politique ...................................... 47 Chapitre 4 Adolf H. se fait embaucher ............................................ 59 Chapitre 5 Llimination de la gauche ............................................. 67 Chapitre 6 La dictature nazie : Cui bono ? ....................................... 75 Chapitre 7 Le IIIe Reich: un tat-providence? ................................ 99 Chapitre 8 La guerre dHitler ............................................................ 115 Chapitre 9 Ensemble jusqu la fin ! ................................................ 133 Chapitre 10

    Un bnficiaire inapais ................................................ 151

    Interlude : Et ailleurs ? .................................................. 159 DEUXIME PARTIE

  • LE BIG BUSINESS AMRICAIN ET LALLEMAGNE NAZIE .............................................................................. 177 Chapitre 1

    Loffensive du dollar en Allemagne ..............................179 Chapitre 2

    Fans et partenaires amricains dHitler ....................... 193 Chapitre 3

    Plutt Hitler que Rosenfeld ...................................... 215 Chapitre 4

    Guerre clair made in USA ....................................... 235 Chapitre 5

    Aprs Pearl Harbor : Business as usual ................... 257 Chapitre 6

    Guerre = profits ............................................................. 273 Chapitre 7

    Banquiers serviables et agents secrets ........................ 287 Chapitre 8

    Bombes, dgts et ddommagements ......................... 297 Chapitre 9

    Entre Morgenthau et Moscou ...................................... 309 Chapitre 10

    Pass nazi, avenir amricain ......................................... 319 Conclusion

    Fascisme et guerre aprs 1945 ...................................... 333

    Postface: Lhistoire, de la foutaise? .......................... 339

    Bibliographie ................................................................... 351 Qui ne veut pas parler du capitalisme ne dira mot sur le

  • fascisme

    Max Horkheimer, 1895-1973, philosophe et sociologue allemand, en 1939

  • Avant-propos

    Business est un terme double sens. Dune part, il renvoie une activit, celle qui consiste faire des affaires , et big business signifie donc faire des affaires grande chelle, soccuper daffaires importantes, dactivits gnrant dimportants profits. Dautre part, le terme business est galement utilis pour dsigner lensemble des personnes qui font des affaires. En ce sens, le big business dsigne les gens qui traitent daffaires importantes, grande chelle, les gens donc qui dirigent les grandes banques et entreprises et engrangent de plantureux bnfices, en dautres termes, les gros industriels et banquiers. On peut aussi parler leur propos de capitalistes , car ils possdent et grent le capital ; on pourrait mme traduire big business par le grand capital ou le capital tout court.

    propos du terme capital , il ne dsigne pas seu-lement largent en gnral, et la grosse galette en par-ticulier, mais aussi - et surtout - les moyens de pro-duction, savoir les entreprises, les technologies incontournables, les biens immobiliers, etc., lesquels, combins aux matires premires et au travail fourni par les ouvriers et autres salaris , produisent de la richesse1.

    1 Nous laissons ici de ct le fait que, au contraire des matires premires et du travail, le capital nest en ralit pas un dterminant indpendant du processus de production, mais le fruit dun

    travail prcdent. Le capital est une forme de richesse produite dans le pass par le travail en combinaison avec des matires premires, dans le but de rendre le travail plus productif. Une

    charrue, par exemple, est une forme de capital: elle est le fruit d'un travail antrieur qui sert rendre plus productif le travail de la terre.

  • La production de richesses est donc un

  • 12 _ BIG BUSINBSS AVEC HITLER

    processus dans lequel le capital est combin au travail et aux matires premires. Notons encore que ce processus de production nest pas un processus individuel mais collectif, ou social ; en tant que telle, la richesse gnre de la sorte est un produit social. Or, dans un systme capitaliste, la part du lion de ce produit social revient aux propritaires du capital, sous forme de bnfices, alors que ceux qui louent leur force de travail nen reoivent quune partie relativement minime, sous forme de salaire.

    Dans le monde occidental contemporain en gnral, les gros industriels et banquiers appartiennent la classe suprieure, la classe nantie de la socit. En Europe, cette classe suprieure, cette lite sociale, tait jadis occupe par la noblesse (ou aristocratie), dont le pouvoir et la richesse reposaient sur la proprit foncire. Aujourdhui, elle est principalement constitue par les industriels et les banquiers qui, parfois, possdent galement dimportants biens immobiliers, ainsi que par un nombre relativement restreint daristocrates; ces aristocrates possdent toujours beaucoup de terres, mais prsent ils contrlent galement dnormes quantits dactions dans les grandes entreprises, et ils peuvent donc tre considrs eux aussi comme de gros industriels, comme des capitalistes. La famille royale britannique, par exemple, dispose non seulement dnormes tendues de terres dont elle peroit les loyers, comme elle le fait depuis des centaines dannes dj, mais elle est galement lun des plus importants actionnaires dentreprises comme Shell2.

    De temps autre, les reprsentants de la grande indus-

    2 Nous pouvons ignorer ici le fait que les familles royales et aristocrates en gnral ont acquis leurs proprits de faon brutale, voire parfois criminelle, et que bien des fortunes industrielles sont nes de la mme faon elles aussi. Derrire chaque grande fortune se cache un crime, crivait Balzac.

  • AVANT-PROPOS .13

    trie internationale et de la vieille noblesse europenne se runissent dans des endroits exclusifs comme Davos, en Suisse, ou Bilderberg, aux Pays-Bas, pour y discuter de leurs problmes communs. On ne peut pas dire quils y organisent des conspirations , mais ils y forgent certainement des plans et ils y testent de jeunes femmes et hommes politiques prometteurs, qui peuvent entrer en ligne de compte pour assumer de hautes fonctions, et sur qui ils doivent pouvoir compter pour prendre cur les intrts de llite. Cest ainsi quen 1991 et 1993, respectivement, Bill Clinton et Tony Blair vinrent se prsenter Davos afin dtre accepts par les grosses pointures internationales3. Cette lite croule sous largent et cest la raison pour laquelle elle a beaucoup dinfluence et de pouvoir; il sagit bien dune lite du pouvoir mais, gnralement, ses membres ne se mlent pas directement de politique. Ils prfrent se tenir en coulisse et laisser le travail politique aux dirigeants fiables de partis fiables. Clinton et Blair, par exemple, des hommes dune origine sociale relativement modeste, qui ne sont donc pas identifis immdiatement comme membres de llite. Cest une stratgie comprhensible dans les systmes politiques dmocratiques, supposs prendre cur les intrts du peuple .

    3 Voir Bill Hayton, Inside the secretive Bilderberg Group.

  • I4_ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    Il ne faut pas confondre les grands hommes daffaires, soit les vritables capitalistes, avec les petits hommes daffaires, les indpendants et dirigeants de petites entreprises. Les petits hommes daffaires nappartiennent pas la classe suprieure, mais la classe moyenne ou, pour tre plus exact, ce que les sociologues appellent la classe moyenne infrieure. Lorsquils utilisent le terme de classe moyenne suprieure , les sociologues et les historiens renvoient cette catgorie dindustriels, de banquiers et de personnes fortunes qui, au cours du xixe sicle, ont rejoint les aristocrates au sommet de la hirarchie sociale et, dans de nombreux cas, les ont mme supplants. Des grands hommes daffaires de la classe suprieure, on dit quils constituent la haute bourgeoisie, tandis que les petits hommes daffaires forment la petite bourgeoisie. Dans la pyramide sociale, sous la petite bourgeoisie, on trouve la grande masse des salaris, ceux qui contribuent par leur travail au processus de production et qui, pour cela, peroivent un salaire. Autrefois, il sagissait principalement des ouvriers (dusine) mais, de nos jours, lescamotage smantique du terme classe ouvrire a automatiquement fait accder tous les salaris la classe moyenne.

    Lalpha et lomga du big business, cest de raliser les plus gros bnfices possibles, de maximaliser les profits. Pour atteindre cet idal, les grands hommes daffaires ne sont peut-tre pas prts tout, mais pres- qe. On doit tre prt liminer ses concurrents, faire travailler plus longtemps ses employs et ses ouvriers ou les licencier, rduire les salaires de faon draconienne, faire grimper les prix, etc. : cest invitable pour ne pas laisser lavantage la concur-rence. Cest ainsi que cela fonctionne dans le monde du big business, en dautres mots : dans le systme socio-

  • AVANT-PROPOS _I5

    conomique que nous appelons le capitalisme.. Et les aptres intellectuels de ce systme font tout pour nous convaincre que le capitalisme est le seul systme socio-conomique possible, quil nexiste absolument pas dalternative.

    Lhistoire du capitalisme montre que les hommes daffaires de grand format apprcient un systme poli-tique dmocratique tant quil est possible dy raliser de plantureux bnfices. S'ils pensent que leurs bnfices seront meilleurs avec un homme fort la tte de ltat, autrement dit, dans le cadre dune dictature, ils savrent prts contribuer linstallation dun pouvoir fort. Ils y sont aids dordinaire par leurs partenaires au sein de llite sociale, les grands propritaires terriens. Si les grands hommes daffaires doivent supporter une partie des cots des charges sociales et sils doivent verser leur personnel des salaires relativement levs tout en tant mme malgr cela de raliser de gros bnfices, ils y seront disposs - surtout si lalternative menace de provoquer des mouvements de protestation et mme des rvolutions. Mais, si les charges sociales et les cots salariaux crtent la rentabilit de leurs entreprises, propritaires et managers seront prts tout mettre en uvre pour comprimer les salaires et saper les services sociaux. Ces hommes aiment la paix mais, si des bnfices plus levs peuvent tre obtenus par la guerre, ils nhsiteront pas sy lancer, dautant que: quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent, comme lcrivait Sartre. Notre avant-propos est relativement abstrait jusquici, mais il sagit prcisment, dans cet ouvrage, dillustrer cette thorie. Nous avons tudi lattitude des grands hommes daffaires, industriels et banquiers, dAllemagne et des tats-Unis lgard dHitler et du nazisme, et lgard du

  • I6_ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    fascisme en gnral - dont le nazisme tait la version allemande. Les capitalistes de ces deux pays se sont empresss de faire des affaires avec Hitler, et de cette collaboration, les deux cts, les industriels et les banquiers dune part et les nazis dautre part, ont tir les avantages quils en attendaient : de juteux bnfices pour les premiers, les leviers du pouvoir pour les seconds.

    Le tandem de la grande industrie et de la haute finance allemandes, llite industrielle et financire du pays, ou du moins une partie considrable de cette lite, a soutenu Hitler, financirement et dautres manires encore, lors de sa lente ascension, et la aid accder au pouvoir. Dans ce sens, le big business allemand fut bel et bien avec Hitler. Et le big business (ou le capital) allemand en a rcolt les fruits sous la forme dnormes bnfices, rendus possibles grce la politique sociale rgressive dHitler, son programme darmement grande chelle, ses guerres de conqute, au pillage par les nazis des pays occups, et mme leurs crimes, y compris lexpropriation et l'extermination systmatique des juifs europens.

    Nous verrons par exemple comment IG Farben, le trust constitu par Bayer, Hoechst et BASF, a soutenu lascension dHitler, fut troitement impliqu dans son programme darmement et, durant la guerre, a ramass un pactole en utilisant des travailleurs esclaves dans toute* ses usines, et surtout dans celle, gigantesque, situe proximit du sinistre camp dextermination

  • Avant-propos _VJ

    dAuschwitz. Le grand capital tatsunien a galement soutenu Hitler

    ds ses premiers pas, encore que nous ne sachions pas exactement jusqu quelle extrmit. Et il a ralis des profits faramineux en produisant pour le rgime nazi toute une panoplie de matriel de guerre dans les filiales allemandes des entreprises amricaines, en fournissant lAllemagne nazie des quantits colossales de carburant, de caoutchouc et dautres matires premires. Sans ces fournitures amricaines, Hitler naurait jamais pu mener son Blitzkrieg, sa guerre clair. Pendant la guerre, mme aprs Pearl Harbor, le big business amricain continua faire dimportantes affaires avec lAllemagne nazie. Le capital amricain a galement utilis le travail forc, y compris des dports provenant de pays occups et mme des dtenus des camps de concentration.

    Nous examinerons le cas de Ford, lentreprise familiale dHenry Ford, antismite aussi rabique quHitler en personne. Ford prospra en fournissant lAllemagne nazie un parc diversifi de matriel de guerre, comme des camions par exemple, exports en partie partir des tats-Unis, mais surtout produits dans sa filiale Cologne, connue sous le nom de Ford- Werlce. Les bnfices rcolts par la filiale allemande de Ford - mme aprs Pearl Harbor ! - saccrurent avec lembauche de travailleurs esclaves.

    Les lites financires et industrielles dAllemagne et des tats-Unis firent de bonnes affaires avec le rgime hitlrien. En mme temps, ils firent galement de bonnes affaires entre eux et, l aussi, engrangrent de plantureux bnfices. Naturellement, ils voulurent que de si bonnes affaires perdurent aprs la guerre, aprs la chute du rgime nazi avec lequel ils avaient colla

  • I8_ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    bor jusqu ses derniers soubresauts. Or, pour que la chose ft possible, il fallait passer lponge sur les pchs nazis des grands industriels et des banquiers allemands. Et cela advint parce que les principaux dcideurs, au sein du gouvernement amricain en gnral et parmi les autorits doccupation amricaines en Allemagne en particulier, taient des reprsentants des grandes entreprises des tats-Unis. En accordant le pardon et en imposant loubli de la collaboration des capitalistes allemands avec les nazis, les capitalistes amricains mettaient en mme temps sous lteignoir leur propre collaboration avec les nazis.

    En outre, le capital amricain a ralis dimportants bnfices grce la guerre mene contre lAllemagne nazie par la Grande-Bretagne, lUnion sovitique et, finalement, par les tats-Unis. Jamais le big business tatsunien navait gagn autant dargent que pendant la guerre de 1939-1945, o il joua sur tous les tableaux, en fournissant - souvent moyennant des prix usuraires - tous les pays belligrants, lAllemagne aussi bien que les allis.

    Le nazisme hitlrien et le fascisme en gnral avaient t profitables aux capitalistes amricains ; cest pourquoi, aprs 1945, ils continurent soutenir des dictatures plus ou moins ouvertement fascistes comme celles de Franco, de Suharto ou de Pinochet. Or, en fin de compte, pour le capital amricain, la guerre reprsentait bien plus de promesses encore que le fascisme : la guerre - nimporte quelle guerre, contre nimporte qui - se rvla une vritable corne dabon-dance, produisant des bnfices fabuleux pour les grandes entreprises, les industriels et les banquiers des tats-Unis. Cest pourquoi lAmrique continua aprs 1945 faire la guerre et quelle sy emploie encore aujourdhui -mme sous un prsident qui peut se vanter

  • AVANT-PROPOS _I9

    davoir reu un prix Nobel de la paix !

    Voyons prsent de quelle manire le big business allemand, tatsunien et international a support Hitler dans sa marche, pourtant loin dirrsistible, vers le pouvoir, et comment il a profit, ds les dbuts et jusqu la fin, de

    son rgime.

    Jacques PauwelsPREMIRE PARTIE

    LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER

  • Chapitre i Empire, guerre, rvolution

    LAllemagne est un pays civilis situ au cur de l'Europe, continent lui-mme berceau et rgion centrale de la partie prtendument la plus civilise du monde, lOccident. L'Allemagne nous a donn Bach et Beethoven, des philosophes comme Kant et Hegel, des hommes de science comme Einstein, Goethe et dautres crivains de renomme mondiale, ainsi que de grands peintres, architectes, ingnieurs, cinastes, etc. Mais cette mre blafarde, pour reprendre les mots de Bertold Brecht, a galement engendr Hitler et son rgime nazi, lun des pires criminels et lun des systmes politiques les plus meurtriers de lhistoire de lhumanit. Comment lexpliquer ?

    Hitler et le nazisme taient-ils une anomalie, une grande et dplorable exception dans le monde occidental qui normalement respecte les droits de lHomme, dfend les systmes politiques dmocratiques et vite par principe la guerre comme la peste ? Visiblement non. Pensons, pour lAllemagne, au rgime autoritaire de Bismarck, et aux tentations militaristes qui sexprimrent loccasion de la guerre franco- prussienne de 1870-1871 et de la Grande Guerre de 1914-1918. Dans les annes vingt et trente, et mme aprs la Seconde Guerre mondiale, des systmes dictatoriaux fascistes , ou du moins crypto-fascistes

  • 24 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    - prsentant de trs nombreuses similitudes avec le nazisme hitlrien - ont vu le jour en Italie, en Espagne et dans bien dautres pays occidentaux. Et ny eut-il pas, durant la Seconde Guerre mondiale, dans tous les pays occups par lAllemagne, des collaborateurs, qui ne trouvaient rien redire Hitler et son rgime ?

    Sur le plan des droits de lHomme, lAllemagne dHitler ne constituait pas non plus une exception. Dans leurs empires coloniaux, les Britanniques, Belges, Nerlandais, Espagnols, Portugais, Franais et Allemands avaient trait les populations infrieures noires, brunes, rouges ou jaunes en sous-hommes , Untermenschen pour utiliser la terminologie nazie, et, dans de bien trop nombreux cas, les avaient extermines totalement ou en partie - bien avant quHitler ne le ft avec les juifs et les roms4. Les Allemands navaient pas eu besoin dHitler pour exterminer presque compltement, dans leur colonie du Sud- Ouest africain, la Namibie daujourdhui, les peuples hrro et nama dans les annes 1904-1907, dans ce que lon a appel le premier gnocide du xxe sicle5.

    Hitler ntait donc pas une anomalie, un accident de parcours , comme on le prsente trop souvent dans les livres et les documentaires. Hitler et le nazisme s'inscrivent parfaitement dans le cadre de lhistoire de lAllemagne, tout comme ailleurs les rgimes fascistes de Mussolini, de Franco ou de Pinochet : ils sintgrent parfaitement dans les annales dun systme capitaliste, n dans le monde occidental et qui sest dvelopp au cours des derniers sicles en un systme mondial. Le nazisme dHitler, et le fascisme en gnral, sont une manifestation du capitalisme - et le capitalisme pourrait

    4 Ce dernier thme est trait en dtail dans lexcellent ouvrage de Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La frocit blanche. 5 Massacre des Hrros.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _25

    trs bien engendrer nouveau des formes de fascisme.

    Hitler naurait jamais accd au pouvoir en Allemagne sans le soutien des lites de la socit allemande de son temps, y compris les grands propritaires terriens de la noblesse, les gnraux et autres officiers suprieurs de larme (le plus souvent apparents ces grands propritaires terriens et portant trs souvent des patro-nymes commenant par von, marque dune origine aristocratique), les prlats des glises protestante et catholique, les fonctionnaires dtat haut placs, les professeurs duniversit et -last but not hast- les grands banquiers et industriels du pays. Tels taient les piliers, crit le grand historien hambourgeois Fritz Fischer (1908-1999), de lestablishment traditionnel allemand qui, avant la Premire Guerre mondiale dj, avaient domin lAllemagne sous la bannire de la monarchie et qui avaient survcu sans trop daccrocs cette mme guerre et la rvolution qui avait suivi6. En 1922, en Italie, ces mmes acteurs sociaux avaient dj amen Mussolini au pouvoir. Dans les annes trente, ils allaient soutenir Franco en Espagne et crer, ou du moins soutenir, des mouvements fascistes en France, en Belgique, dans bien dautres pays europens, et mme aux tats-Unis, comme nous le verrons plus tard. Nous nous concentrerons ici sur le rle des grands banquiers et industriels, cest--dire de la haute finance et de la grande industrie. Nous examinerons comment et pourquoi, en Allemagne, ils ont aid grandement placer Hitler au pouvoir et comment ils vcurent sous le IIIe Reich nazi et durant la guerre dHitler.

    6 Fischer (1998), p. 180181. Fischer crit quHitler sest uni aux lites allemandes, aux piliers

    de la socit et de lconomie de l'Allemagne de lempereur Guillaume.

  • 26 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    Au cours du xixe sicle, lessor industriel avait t tel qu' la veille de la Premire Guerre mondiale, lAllemagne tait devenue lun des plus puissants tats de la plante. Ce dveloppement socio-conomique produisit un systme capitaliste dynamique, prsentant un certain nombre de caractristiques remarquables. Dans les principaux secteurs de lindustrie naquirent, par exemple, des entreprises gantes, dsignes sous le nom de trusts, qui se livraient une concurrence impitoyable ou se groupaient en cartels et signaient des accords portant sur laccs aux matires premires, en pnurie, sur la rpartition des marchs de dbouchs et sur les prix, bien sr. Les dirigeants de ces grandes entreprises, autrement dit, les grands capitalistes du pays, exeraient une trs grande influence sur le gouvernement de ltat autoritaire mis en place par Bismarck qui, de faon consquente, prenait trs cur leurs intrts ; mais, en mme temps, cet tat dfendait les intrts des grands propritaires terriens de la noblesse, ces hobereaux prussiens connus sous lappellation junkers, la classe dont Bismarck lui- mme faisait partie et dont lempereur tait le primus inter pares. On peut dire que ltat allemand davant la Premire Guerre mondiale - le bon vieux Kaiserzeit, comme certains diront plus tard- consistait en un partenariat entre la noblesse, propritaire terrienne, et la haute bourgeoisie nantie ; dans ce partenariat, laristocratie se rservait le pouvoir politique, tandis que la haute bourgeoisie, reprsente surtout par les grands industriels, dtenait le pouvoir conomique. Lidologie dominante tait toutefois celle, fodale, de la noblesse, avec militarisme, culte du despotisme tatique, respect de la hirarchie, de la discipline sociale, de la religion chrtienne, etc., comme Ta soulign Nicos

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _27

    Poulantzas, ajoutant que le libralisme, aspect important de lidologie bourgeoise [...] du capitalisme dans laire europenne, na jamais pu prendre pied en Allemagne7.

    La rvolution industrielle en Allemagne engendra aussi une masse norme de travailleurs salaris, et leur crasante majorit rejoignit les rangs du Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), prcurseur de lactuel Parti social-dmocrate allemand. Toutefois, lpoque, le SPD tait encore un parti socialiste dans le sens marxiste du terme : il ne se dmenait pas pour de modestes rformes dans le cadre du systme capitaliste existant, mais naffichait dans son programme rien moins que la rvolution, le renversement non seulement du systme politique imprial mais aussi du systme socio-conomique capitaliste. Avec leur programme socialiste rvolution-naire, les sociaux-dmocrates engrangrent un nombre extraordinaire de succs lectoraux, de sorte quils finirent par devenir le plus important parti au sein du Parlement allemand, le Reichstag, dont les membres taient lus sur base du suffrage universel. Comme les grands propritaires terriens, les gros industriels pouvaient donc s'estimer heureux quen dpit du suf-frage universel, le systme politique antidmocratique en vigueur sous Bismarck et ses successeurs empcht le SPD de convertir ses impressionnants succs lectoraux en un pouvoir politique dune ampleur similaire. Ainsi, par exemple, le gouvernement ntait pas redevable devant le Reichstag mais devant la personne de lempereur. Pourtant, jusqu lclatement de la guerre en 1914, la noblesse et la haute bourgeoisie continurent - non seulement en Allemagne, mais dans toute lEurope

    7 Poulantzas, p. 118-119.

  • 28 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    et aux tats-Unis - craindre que les masses populaires, si stupides et dangereuses leurs yeux, naccdent au pouvoir. Cela adviendrait par une rvolution violente comme celle de la Commune parisienne de 1871 ou celle qui secoua la Russie en 1905, soit par le biais du processus, graduel et lent mais apparemment irrsistible, de la dmocratisation, dont lintroduction du suffrage universel par Bismarck ntait quun seul exemple. Sur le plan intellectuel, cette crainte des classes dangereuses, de ceux den bas ou des masses sexprima dans des tudes litistes, telles celles de Ortega y Gasset, Pareto ou Nietzsche. Quant aux industriels allemands, ils dploraient le fait que Bismarck suive le courant social-dmocrate en introduisant un systme national dindemnits de chmage, de maladie et de pension auquel les employeurs devaient contribuer financirement, en dautres mots, en crant en Allemagne le tout premier tat-providence au monde. Or, du point de vue de la classe ouvrire majoritairement socialiste et donc - en thorie - rvolutionnaire, les bienfaits apports par le systme social bismarckien servaient crer une sorte d aristocratie ouvrire avec un intrt dans le systme socio-conomique existant et, par consquent, moins rvolutionnaire. La direction du SPD, parti qui restait officiellement rvolutionnaire, tombera graduellement dans les mains de socialistes volutionnaires ou rformistes, favorables lide de rformes sociales au sein du systme capitaliste, plutt qu la rvolution.

    Le dveloppement de lindustrie allemande engendra non seulement dimportants problmes sociaux et politiques en Allemagne mais galement des tensions internationales. Dautres puissances industrielles,

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _29

    comme la Grande-Bretagne et la France, possdaient de vastes empires coloniaux et disposaient ainsi de sources de matires premires et de marchs protgs pour leurs produits finis. LAllemagne, par contre, qui ne stait unifie quen 1871 et qui tait donc arrive sur scne trop tard pour se doter dun empire colonial, devait importer de ltranger toutes sortes de matires premires vitales, comme le ptrole, le caoutchouc, le cuivre et mme le minerai de fer, et les payer au prix fort. Les produits finis de lindustrie allemande taient par consquent plus chers et, de ce fait, plus difficilement exportables. Cette contradiction entre une productivit en hausse rapide et les possibilits limites des dbouchs rclamait une solution durgence et, aux yeux de nombreux industriels allemands, cette solution consistait en une guerre cense assurer lAllemagne ce dont son industrie nationale avait besoin : des sources de matires premires bas prix et des marchs de dbouchs sous forme dune extension territoriale dans des colonies outre-mer mais surtout en Europe mme. Il en rsulta une politique extrieure agressive qui visait acqurir pour lAllemagne et son industrie une place au soleil, comme le formula le Kaiser. Le fait que lAllemagne se voyait dans la ncessit de trouver des dbouchs pour ses produits industriels et son capital investir [...] est sans aucun doute lune des causes de la Premire Guerre mondiale, crit lhistorien franais Charles Bettelheim qui, en

  • 3Q_ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    1945 dj, lanne de la fin de la Seconde Guerre mon-diale, publia une excellente histoire conomique de lAllemagne nazie8.

    De la Grande Guerre qui clata en 1914, les industriels allemands attendaient donc de nombreux avantages, comme le montrait Fritz Fischer dans les annes i960 dans une tude retentissante, Griff nach er Weltmacht, en franais Les buts de guerre de lAllemagne impriale. La victoire - une dfaite tait impensable ! - allait fournir de nouveaux dbouchs ; les concurrents en France et ltranger seraient mis hors circuit ; lAllemagne obtiendrait des colonies et aurait accs, bon prix, des matires premires essentielles comme le caoutchouc et une main-duvre ridiculement bon march - comme celle des coolies peau brune ou jaune que les Britanniques dportaient massivement de lInde et de la Chine vers tous les endroits de leur empire, o ils devaient trimer sans recours. Une grande guerre patriotique, esprait-on ardemment dans les salons des grands industriels allemands, constituerait galement un remde de cheval contre cette dsagrable maladie socialiste qui avait contamin le peuple allemand ; une guerre chasserait de lAllemagne, une fois pour toutes, le spectre de la rvolution.

    Que la guerre pt tre un antidote contre- rvolutionnaire, quune grande guerre pt aussi servir touffer dans luf la grande rvolution tellement crainte, voil quoi croyaient dur comme fer, avant 1914, de nombreux hommes politiques, industriels et intellectuels de laristocratie et de la haute bourgeoisie -non seulement en Allemagne, mais aussi en Grande-Bretagne, en Italie, en Russie, aux tats-Unis,

    8 Bettelheim, I, p. 15.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _33

    etc.9 La Grande Guerre se solda toutefois non par un

    triomphe, mais par une dfaite infamante. En outre, elle provoqua la grande rvolution tellement crainte, du moins en Russie o, en 1917, les bolcheviks mirent sur pied une entreprise socialiste de grande envergure. En Allemagne aussi, une rvolution clata, mais elle fut crase dans le sang par larme, sur ordre des dirigeants sociaux-dmocrates comme Friedrich Ebert. En 1918-1919, le SPD enterra donc formellement le socialisme rvolutionnaire quil avait commenc abandonner en faveur dun socialisme volutionnaire bien avant le dbut de la Grande Guerre. En 1914 dj, le SPD avait renonc - linstar de la plupart des autres partis socialistes en Europe- lide de solidarit proltarienne internationale. Toutefois, pour faire baisser la pression rvolutionnaire, la rpression ne suffit pas. Pour faire face au paradis ouvrier en plein panouissement en Russie, o les proltaires avaient obtenu dimportants avantages sociaux, il fallait intro-duire un systme politique dmocratique et libral sappuyant sur le suffrage universel - qui avait dailleurs dj t accept par Bismarck-, mais aussi sur la responsabilit du cabinet envers le Reichstag et sur la reprsentation proportionnelle. En outre, il fallait proposer des progrs sociaux encore plus tendus que ce navait t le cas sous Bismarck, comme la journe de huit heures et lassurance-chmage.

    Dans la nouvelle Allemagne de laprs-guerre, la dmocratique et librale rpublique de Weimar , un

    9 Losurdo (2006), p. 118-119, 212, 221. Losurdo mentionne dans ce contexte, entre autres, les

    noms de Cecil Rhodes, Thodore Roosevelt, Alfred von Tirpitz, Heinrich Class et Vilfredo Pareto.

  • 32 _ Big business avec Hitler

    rle actif fut donc dvolu aux socialistes jusqualors impuissants et -chose bien plus grave encore aux yeux des lites conservatrices ! - aux tout nouveaux communistes du Parti communiste allemand (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD). Ces communistes, au contraire des sociaux-dmocrates, taient rests fidles aux idaux de la rvolution et de linternationalisme socialiste, et puisaient leur ins-piration auprs des bolcheviks. Les partis (grands-) bourgeois qui prenaient cur les intrts des lites traditionnelles allemandes, comme le Deutsche Volkspartei (DVP), successeur du Nationalliberale Partei qui avait soutenu Bismarck avant la guerre, et le Deutschnationale Volkspartei (DNVP), tous deux archi-conservateurs, ne firent pas mme jeu gal, aux lections, avec les socialistes et les communistes, trs populaires, et, malgr leur appellation, ils ne purent gagner leur cause quune trs petite partie du peuple. Heureusement (pour eux), ils trouvrent un partenaire auprs du socialiste-rformiste SPD, dun certain nombre de partis petits-bourgeois libraux, et du grand (et conservateur) parti catholique du Centre, prcurseur de lactuelle CDU (Christlich Demokratische Union, Union chrtienne-dmocrate). En outre, dans la rpublique de Weimar, les syndicats avaient eux aussi leur mot dire. Trs contrecur, les employeurs durent tenir compte des desiderata de leurs travailleurs sur le plan des salaires, des heures de travail, etc. et ils se virent taxs de charges sociales dont ils ne voulaient absolument pas10. Voici comment un historien allemand, Ludolf Herbst, voque lattitude des industriels envers la rpublique de Weimar :

    Ils se plaignaient de la politique sociale ainsi que fiscale

    10 Voir par exemple Evans (2004), p. 114-117.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _33

    [...] les salaires taient trop levs leur got, les heures de

    travail trop courtes [...] Ils se lamentaient de la tendance

    allant vers un tat-providence, ils disaient mme vivre dans

    un tat contrl par les syndicats [...] Ils naimaient pas la

    dmocratie et continuaient prfrer la monarchie [...] Ils

    taient convaincus que le systme politique [de Weimar]

    avait une influence nfaste sur la comptitivit de lindustrie

    allemande. n

    Ajoutez cela que lAllemagne navait pas acquis de colonies, quelle avait mme perdu des territoires et des marchs et quen vertu des dispositions du trait de Versailles sign par Weimar, elle devait encore payer des dommages de guerre la France et la Belgique. LAllemagne se vit administrer une saigne financire dont lindustrie, naturellement, dut contribuer sup-porter les frais.

    Il nest pas tonnant ds lors que les industriels alle-mands aient dtest le systme dmocratique et libral de Weimar et quils aient rv dun rgime autoritaire et militariste, de prfrence dirig par un homme fort qui partagerait leur vision des choses. Un tel dictateur aurait impos aux travailleurs allemands la discipline de fer ncessaire et aurait t dispos, au moment voulu, dclencher une guerre revancharde, une guerre qui concrtiserait les rves expansionnistes de la grande industrie. Dune telle guerre, ils espraient ardemment quelle aboutt la destruction totale de lUnion sovitique, le pays qui incarnait la rvolution et qui fonctionnait comme source dinspiration et comme guide pour les rvolutionnaires en devenir de leur propre pays. Mais o allait-on pouvoir dnicher un tel homme fort ?

    On pensait pouvoir compter sur larme. Les gn-

  • 34- IG business avec Hitler

    raux, essentiellement des nobles, reprsentaient les intrts des grands propritaires terriens et ceux-ci excraient la dmocratie et le socialisme autant que les industriels. Ils associaient la chose au prix rduit du pain, autrement dit du froment quils produisaient, et au risque de rformes agraires en faveur des petits agriculteurs. En effet, en 1920 dj, deux officiers suprieurs, Wolfgang Kapp et Walther von Lttwitz, entreprirent un coup dtat qui fut soutenu par la plupart des units militaires. Le dploiement de force poussa le gouvernement quitter promptement Berlin. Or le putsch de Kapp choua, car les socialistes du SPD et les communistes du KPD ragirent par une grve gnrale qui mit le pays l'arrt. Les putschistes prirent sans gloire le chemin de lexil et larme se retira dans les casernes. La mise en place dune dictature ne savrait donc pas aussi facile quon ne lavait imagin au dpart et revtait mme un caractre hasardeux, car lintervention commune du SPD et du KPD aurait pu dclencher une vritable rvolution11.

    11 Pour une excellente analyse du putsch de Kapp, voir Weifbecker, p. 23-32.

  • Chapitre 2 Industrie, dmocratie et dictature

    Cest dans le contexte traumatique de la dfaite alle-mande dans la Grande Guerre, de la rvolution en Russie et, en Allemagne mme, de la chancelante dmocratie de Weimar, que lancien soldat du front Adolf Hitler dbarqua sur la scne de lhistoire. Il prit la direction dun parti dextrme droite, insignifiant au dpart, quil baptisa Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP, Parti national-socialiste des travailleurs allemands), un nom absolument inadquat et foncirement trompeur.

    Primo, ni Hitler lui-mme ni ses premiers com-pagnons de parti - ni, plus tard, les dirigeants du NSDAP - ntaient des travailleurs. Hitler tait le fils dun administrateur de la douane autrichienne, une sorte de petit notable 12 relativement prospre. Dans les annes vingt, Munich, Hitler vivait dans une grande aisance matrielle , recevant un soutien financier considrable de bienfaiteurs richissimes dont il sera question plus tard; et au dbut des annes trente, il rejoindra personnellement le petit club des multimillionnaires allemands. Il tait alors propritaire de biens immobiliers Berlin, Munich et Berchtesgade, dune prestigieuse collection dart, comptant des Cranach et des Drer, et il tait lheureux possesseur dune grosse

    12 Almeida, p. 37.

  • 36 _ Big business avec Hitler

    Mercedes , lautomobile de luxe prfre des banquiers et industriels. Comme les grands chefs de lindustrie et de la finance, il se faisait galement servir par une domesticit abondante13. Hitler ne fut donc jamais un travailleur ; dorigine petite-bourgeoise, il sut se faire coopter par la grande bourgeoisie.

    Secundo, Hitler ne fut jamais socialiste. En ralit, il avait en sainte horreur tout ce qui tait socialiste. Mais il se rendait compte que lesprit du temps tait anticapitaliste et quune tiquette socialiste, une iden-tification aux travailleurs et un jargon rvolutionnaire lui seraient utiles pour racoler des lecteurs. lpoque, une bonne partie de la petite bourgeoisie tait aussi vaguement socialiste, anticapitaliste, ou anti- ploutocrate. Hitler ntait ni un dmocrate ni un dfenseur de la cause du peuple mais un populiste, qui prtendait dfendre les intrts du peuple et parler en son nom. Il tait un dmagogue, qui manipule le peuple, et un dmagogue de talent. Mais, face aux industriels, aux banquiers, aux grands propritaires terriens, aux militaires de haut rang qui, comme lui- mme, ne voulaient rien savoir du socialisme, il fit entendre clairement que lobjectif de son parti ntait autre que lradication de la conception marxiste du monde, comme il lcrivit dans un mmorandum adress des industriels, le 22 octobre 192214. Hitler dclarera dailleurs souvent sa dtermination extirper le marxisme , sachant trs bien, comme le remarque lhistorien allemand Wolfgang Mommsen, que ce

    13 Almeida, p. 206, 236, 238, 249-251. Aprs la guerre, les biens dHitler revinrent ltat bavarois. 14 Cit dans Hrster-Philipps, p. 35.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _37

    discours flattait les industriels allemands115.

    De cette faon, Hitler commena obtenir le soutien dun certain nombre de reprsentants des lites alle-mandes, par exemple, du clbre gnral Ludendorff et de Fritz Thyssen, le grand patron du cartel Vereinigte Stahlwerke AG15. Thyssen, lun des hommes les plus puissants de la rgion de la Ruhr, le cur industriel de lAllemagne, rencontra Hitler en octobre 1923 et lui offrit promptement une grosse somme dargent16. Le futur Fhrer et son parti taient alors galement les bnficiaires des largesses de lditeur Julius Lehmann. Entre janvier et avril 1922, par exemple, le NSDAP reut xo 000 reichsmarks (RM) de cette source17. Hitler devenait en effet salonfahig, digne dtre reu dans un salon.

    Le salon, souvent tenu par une femme qui y donnait le ton, reprsentait la forme de sociabilit principale des lites . Les ides autoritaires, racistes et antismites y prdominaient bien avant quHitler ny introduist les siennes. Dans les annes 1920-1922, Hitler fut accueilli, entre autres, dans les salons de la veuve de lindustriel Cari Albrecht Heckmann, des Bruckmann, famille de riches imprimeurs et diteurs, et de Herr Bechstein, clbre fabricant de pianos. Ce dernier lui offrit un smoking et des souliers vernis - pour porter dans les salons, naturellement, et non pas dans les rassemblements des ouvriers de son parti. Hitler avait loccasion de porter son smoking non seulement

    15 AG est labrviation de Aktiengesellschajt, socit dactions, la version allemande de la

    SA franaise ; le big business allemand est parfois appel Deutschland AG.

    16 Ptzold et Weifbecker, p. 68. Plus tard, Thyssen tomba en disgrce auprs dHitler,

    migra ltranger et publia en 1941, New York, un livre au titre particulirement loquent, I

    Paid Hitler (Jai pay Hitler). 17 Julius Friedrich Lehmann; Almeida, p. 49.

  • 38 _ Big business avec Hitler

    Munich mais aussi Berlin, par exemple en visitant Herr Borsig, fabricant de locomotives, ou Emil Gansser, lun des chefs de la firme Siemens, qui appartenaient tous les deux son premier cercle de relations mondaines 18.

    Dans ces annes-l, au dbut des annes vingt, Hitler recevait galement un soutien financier du big business international, par exemple de la part de certains hommes daffaires et banquiers suisses, comme nous le dtaillerons plus loin. Et il noua un premier contact tatsunien, avec William Bayard Haie, correspondant de presse du milliardaire William Randolph Hearst19.

    Hitler tait trs ambitieux et tout aussi impatient, et il surestima le soutien et la sympathie dont il bnficiait, ce moment prcoce de sa carrire politique, auprs des puissants. Le 9 novembre 1923, inspir par la marche de Mussolini sur Rome doctobre 1922, il tenta Munich un coup dtat la Kapp, avec comme objectif linstauration d'une dictature sous sa direction. Mais ce Bierkellerputsch (putsch de la Brasserie) choua, principalement en raison du manque de soutien de larme, dont les dirigeants avaient encore en tte les leons du putsch de Kapp. Hitler fut arrt, mais sen tira avec une petite anne demprisonnement, ce qui laisse supposer que les juges de lappareil judiciaire de Weimar - qui formaient lun des piliers de lestablishment allemand - sympathisaient eux aussi avec les ennemis de la dmocratie. Ces loisirs imposs lui laissrent le temps de coucher Mein Kampf sur papier. Il tira une leon de lexprience : il ne pourrait accder au pouvoir que par les urnes. Or, pour mener des campagnes lectorales et gagner des lections, il fallait, comme

    18 Almeida, p. 35, 39, 40-42, 51, 55. 19 Almeida, p. 43.

  • La BIG BUSINESS ALLEMAND ET HlTLER _39

    aujourdhui, disposer de trs grosses sommes dargent. Par consquent, Hitler avait besoin de la collaboration des hommes riches et puissants dAllemagne. Aprs sa libration en dcembre 1924, la refondation et la rorganisation de son parti, qui avait t momentanment interdit, et encourag par son ami Thyssen, Hitler chercha dsormais, consciemment et systmatiquement, du soutien auprs des gros industriels. Il esprait les gagner sa cause de la mme manire quil lavait fait avec Thyssen, savoir en mettant laccent sur deux choses : primo, que son parti visait en premier lieu la destruction totale de toutes les formes de marxisme ; secundo, quil tait lhomme capable de rallier le peuple allemand lui20.

    Ces arguments firent grosse impression sur les industriels car, comme on la dj remarqu, les partis politiques conservateurs qui dfendaient leurs intrts ne prospraient gure dans un systme politique qui reposait sur le suffrage universel. Quelquun qui voulait prendre parti pour leurs intrts et qui tait en mme temps capable de racoler des voix auprs du peuple leur apparaissait comme sympathique et utile. En outre, ils taient impressionns par le fait quHitler tait prt intervenir de faon extrmement brutale contre les communistes, les socialistes et tous les autres lments de gauche.

    Il nest pas tonnant, par consquent, que de nom-breux grands et puissants industriels, tt ou tard, aient dcid de suivre lexemple de Thyssen et de soutenir Hitler financirement, tel que le firent Hugo Stinnes, directeur gnral dune grande entreprise minire

    20 Gossweiler, p. 466 et suivantes; Khnl (1985), p. 216. Voir par exemple le texte du discours

    dHitler au prestigieux Nationalklub de Hambourg, le 28 fvrier 1926, cit dans Hrster-

    Philipps, p. 60-61, et analys dans Gossweiler, p. 466-473.

  • 40 _ Big business avec Hitler

    germano-luxembourgeoise, ou Emil Kirdorf, directeur gnral de la Gelsenkirchener Bergwerk AG et fondateur du puissant cartel houiller de la Rhnanie- Westphalie. En 1925, des dons manant de Stinnes permirent Hitler de transformer du jour au lendemain sa revue nazie, le Vlkischer Beobachter, dhebdomadaire en quotidien21. Kirdorf offrit beaucoup dargent Hitler, quil rencontra pour la premire fois en 1926. Lanne suivante, il fut mme le premier grand industriel se faire membre du NSDAP. Mais bien plus important encore fut le fait qu il ouvrit Hitler les portes de ltage le plus lev de llite conomique allemande et, de cette faon, amena le NSDAP dans le voisinage immdiat de la toute grosse galette22. Thyssen aussi continua apporter Hitler un soutien efficace. En 1928, il ouvrit son portefeuille pour financer lacquisition dun quartier gnral pour le parti nazi, la fameuse Maison Brune , un vrai palais, situ, pour un prtendu parti des travailleurs , dans un quartier bien trop chic de Munich. Il fit parvenir cet argent - on parle dune somme de30oooo4ooooo

    21 Sutton, p. 73. Louvrage de Sutton, Wall Street and the Rise of Hitler (Wall Street et

    lascension dHitler) est rempli de donnes intressantes, mais leur interprtation ne peut tre prise' au srieux. Sutton dclare notamment quune petite clique de banquiers de Wall Street et

    dindustriels avaient consciemment cherch fonder des systmes socialistes dtat en Union sovitique, en Allemagne nazie et dans lAmrique du New Deal de Roosevelt.

    22 Zdral, p. 111-112, citation la p. 100. Pour une critique fouille de Henry Ashby Turner, lhistorien amricain qui a tent de minimiser le soutien de Kirdorf Hitler, voir Gossweiler, p. 485-497, et Weifibecker, p. 70-71.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _43

    reichsmarks23 - via une institution financire quil pos-sdait aux Pays-Bas et dont nous entendrons encore parler par la suite, la Bank voor Handel en Scheepvaart (Banque du commerce et de la navigation),de Rotterdam. Au total, Thyssen allait offrir environ un million de reichsmarks au NSDAP. En outre, il prsenta Hitler ses amis de la Ruhrlade, une association de douze puissants industriels de la Ruhr, dont Krupp faisait partie galement. Ces hommes taient essentiellement conservateurs et la plupart, Krupp y compris, continuaient prfrer les partis conservateurs bourgeois traditionnels, mais cela nexcluait nullement une contribution occasionnelle de leur part au NSDAP24.

    En tout cas, comme la soulign Manfred Weifibecker, vers le milieu des annes vingt, de nombreux grands chefs de lconomie allemande sintressaient dj Adolf Hitler et son mouvement nazi, et le soute-naient dune faon ou dune autre, croyant vraisembla-blement quil pourrait leur tre utile, quil pourrait les aider raliser leurs propres objectifs politiques.

    Kirdorf et Thyssen ne reprsentrent pas des excep-tions quelque hypothtique rgle selon laquelle les industriels et banquiers allemands ne commencrent quaprs lavnement de la grande crise conomique sintresser Hitler. En 1926 et 1927, le futur Fhrer du Reich se vit ainsi invit dans plusieurs villas et clubs de grands industriels, et put sadresser aux membres du prestigieux Hamburger Nationalclub von 1919 ainsi qu llite industrielle Essen, Knigswinter, et ailleurs. Il remportait toujours un grand succs auprs

    23 Le reichsmark, couvert par lor, du moins en thorie, devint lunit montaire allemande

    aprs linflation gante de 1924 et il le resta jusquen 1948. 24 Zdral, p. 131-132, 138,147-148; Sutton, p. 74.

  • 42 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    de ce public, continue Weifbeclcer, quand il exprimait sa haine envers le mouvement ouvrier, le socialisme marxiste et la dmocratie, sa prdilection pour un tat autoritaire, son dsir de transformer lAllemagne en une puissance mondiale, et sa dtermination liminer physiquement ses ennemis socialistes, communistes et autres. Et il y recueillait non seulement des ovations mais aussi de gnreuses donations pcuniaires25.

    partir de 1927-28, Hitler bnficia galement du soutien financier dIG Farben, un trust puissant qui avait t constitu en 1925 par la fusion de six firmes importantes, dont BASF, Bayer, Hoechst et Agfa26. Lun des patrons de ce trust, issu de Bayer, tait Cari Duisberg. Pendant la Premire Guerre mondiale, Duisberg avait produit des gaz toxiques et, en compagnie dHugo Stinnes, avait organis la dportation de travailleurs forcs belges vers lAllemagne. Comme nombre dentreprises de par le monde, hier comme aujourdhui, IG Farben finanait plus dun parti poli-tique. La raison pour laquelle le NSDAP dHitler, lpoque relativement peu important, put bnficier des libralits dIG Farben a t dcrite comme suit par lhistorien allemand Kurt Gossweiler:

    Les matres spcialistes de la chimie ont lhabitude de faire

    des expriences avec tous les lments et de les tester sur

    leur utilit. Ils savent en effet par exprience que, dans

    certaines circonstances et en raction avec dautres subs-

    tances, mme les substances manifestement les moins

    importantes et les plus inutiles peuvent brusquement

    rvler des qualits inattendues et surprenantes. Aussi en

    avaient-ils fait un principe en politique aussi : outre luti-

    25 Weifbecker, p. 70-74. 26 Gossweiler, p. 505-512.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _43

    lisation des lments habituels et prouvs -les grands partis

    qui sigeaient au Reichstag et au gouvernement-, ils ne

    ngligeaient pas non plus les lments presque inconnus et

    non encore prouvs, mais les testaient sur leur utilit,

    surtout quand il sagissait dun parti dont la politique

    concordait en grande partie avec les convictions de

    Duisberg. Ce dernier croyait entre autres que lAllemagne

    avait besoin dun homme fort dispos agir sans se soucier

    de lavis des masses, de quelquun qui, en fin de compte,

    parviendrait entraner sa suite tous les Allemands.27

    Hitler faisait donc bonne impression auprs de la grande industrie, mais il aurait pu faire mieux, beaucoup mieux. Bien des membres - de souche haute-bourgeoise aussi bien quaristocratique - de lestablishment allemand navaient pas donn suite ses tentatives dapproche. Ils estimaient en dessous de leur dignit de sassocier un immigr autrichien dextraction petite-bourgeoise et, par consquent, infrieure, et ils se mfiaient du programme socialiste de son parti, de son langage anticapitaliste et rvolutionnaire . Sur le plan du choix dun parti politique, ils restaient fidles aux partis conservateurs ou libraux traditionnels28. Il convient galement de tenir compte du fait que de nombreux industriels, banquiers, grands propritaires terriens, gnraux, etc. allemands sympathisaient effectivement avec Hitler mais craignaient que socialistes et communistes ne rpondent son aventurisme par une riposte commune et, par cons

    27 Gossweiler, p. 511. 28 Voir par exemple Czichon (1978), p. 16, et Mommsen, p. 144-145.

  • 44 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    quent, potentiellement rvolutionnaire, comme cela avait t le cas lpoque du putsch de Kapp29.

    Le soutien financier dont le NSDAP bnficia resta donc provisoirement limit. Il fut nanmoins assez important pour permettre au parti dHitler de survivre. Les revenus provenant de la cotisation des membres, toujours peu nombreux, taient en effet trs modestes. Lhistorien amricain Henry Ashby Turner, grand avocat de lindustrie allemande dont nous reparlerons, minimise limportance du financement provenant des grands industriels et des banquiers en affirmant que les contributions de membres constituaient la principale source de revenus du parti30. Or, avant fin 1928, le parti ne compta jamais plus de 100 000 membres, et il ne pouvait se permettre de rclamer des cotisations leves, car il ciblait surtout les chmeurs. Les frais, par contre, taient considrables. La tristement clbre milice du parti, les troupes dassaut ou Chemises brunes des SA (Sturmabteilungen, sections dassaut), devait non seulement tre pourvue duniformes et darmes, tels matraques et revolvers, mais il fallait galement la financer, car ctait la seule faon dattirer les chmeurs. On dpensait aussi beaucoup dargent pour les bureaux, les salaires relativement levs des fonctionnaires, lorganisation des rassemblements, telle la journe annuelle du parti, une Mercedes onreuse pour Hitler et des autos de luxe du mme genre pour les autres bonzes du parti. Il en rsultait un manque chronique dargent qui rendait impossible tout travail de propagande politique efficace et, de ce fait, toute chance de succs

    29 Gossweiler, p. 419. 30 Turner (1985).

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _45

    aux lections31.

    Comme lexplique lhistorien italien de la dmocratie, Luciano Canfora, les lections devaient tre fabriques , ce qui est dailleurs toujours le cas32. Comme toute fabrication, celle des lections requrait dimportants investissements et un capital considrable. Le NSDAP disposait alors dun capital insuffisant pour fabriquer des succs lectoraux. La seconde moiti des annes vingt fut en outre pour la rpublique de Weimar une poque relativement calme et prospre, une phase de consolidation au cours de laquelle, avec leur dmagogie et leur violence, Hitler et son parti progressrent peine. Aux lections pour le Reichstag de mai 1928, le NSDAP ne put obtenir que 2,6 % des suffrages et douze siges. cette poque, les grands industriels allemands accordaient Hitler assez de soutien financier pour lui permettre de survivre politiquement, parce quil leur paraissait avoir du potentiel ; mais ils ne lui en accordaient pas suffisamment pour fabriquer des victoires lectorales, parce quils navaient pas encore besoin de lui. Le danger rvolutionnaire daprs la guerre avait reflu et, sils ne staient pas rconcilis avec le systme dmocratique de Weimar, ils avaient appris vivre avec lui. Ils sympathisaient avec Hitler, mais le rservaient, pour lavenir.

    31 Zdral, p. 8-9,11-13. 32 Canfora (2008), p. 212.

  • Chapitre 3 Crise conomique et politique

    Fin 192g, la crise conomique mondiale toucha lAllemagne de plein fouet. Ce n'est qu ce moment quHitler commena rellement susciter lintrt des grands industriels et banquiers allemands et quil se mua leurs yeux en ce potentiel homme fort susceptible de rsoudre les problmes tant conomiques que politiques, et ce en agissant dans leurs intrts. Les partis qui avaient auparavant form les coalitions typiques de la rpublique de Weimar - les partis bourgeois modrs, le Zentrumspartei (en abrg Zentrum, le centre) catholique et le SPD - perdirent du terrain aux lections de 1930, et les gouvernements de coalition quils formrent ensuite se rvlrent de plus en plus instables. Un nombre sans cesse croissant de propositions de lois ne trouvait plus de majorit, de sorte que de nombreuses mesures durent tre promulgues par dcret. Daprs la constitution de Weimar, la chose tait permise titre exceptionnel , moyennant laccord du prsident, en loccurrence Hindenburg, un junker prussien ultraconservateur qui stait illustr comme gnral au cours de la Premire Guerre mondiale. Il tait vident que, dans ces circonstances, la crise ne pouvait tre aborde de faon systmatique et efficace. Weimar tait manifestement sur le point dabandonner la voie intermdiaire, mais... allait-elle choisir la voie de gauche ou celle de droite ?

  • 48 _ Big business avec Hitler

    mesure que la prtendue voie intermdiaire savrait plus difficilement ngociable, un virage radical vers la gauche faisait de plus en plus partie des ventualits. Bien des Allemands, surtout les ouvriers dusine qui constituaient encore la moiti de la population active, considraient la crise conomique mondiale comme l'agonie du systme capitaliste, et ils se mirent rver dune rvolution la russe : ils quittrent le SPD au profit du KPD. Par contre, la classe moyenne infrieure -les agriculteurs, les employs, les petits commerants et les indpendants, les fonctionnaires des niveaux infrieurs, les enseignants, et les autres membres de ce quon appelle communment en allemand le Mittelstand - craignait de subir une rgression sociale et, pire encore, une proltarisation. Elle se laissa de plus en plus sduire par lidologie national-socialiste, qui incriminait non pas le systme capitaliste mais les juifs, les communistes, les plou- tocrates internationaux et autres boucs missaires. En outre, avec leurs discours socialistes et anticapitalistes , les nazis faisaient miroiter aux yeux de lhomme de la rue allemand une Volksgemeinschaft, cest--dire une communaut du peuple soi-disant galitaire, au sein de laquelle tous les Allemands seraient des citoyens part entire et des concitoyens gaux, ainsi quun monde dans lequel les Allemands seraient admirs comme un Herrenvolk, un peuple de seigneurs , surpassant les autres peuples et, a fortiori, les juifs et autres sous-hommes ( Untermenschen). La classe moyenne infrieure allemande, en grand nombre, quitta les partis du centre et saffilia au NSDAP dHitler. Ces Allemands en attendaient un soutien bien rel, comme la fermeture des grands magasins, prtendument juifs, qui faisaient concurrence aux petits commerants, des subsides pour

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _49

    les agriculteurs et les petits entrepreneurs, des taux dintrt plus faibles sur les prts de faon les librer de la servitude des intrts impose par les banques, etc.

    Le NSDAP parvint conqurir des voix travers les diffrentes couches sociales allemandes ; des historiens comme Thomas Childers lont dcrit juste titre comme le parti populaire de la protestation. Des travailleurs et des chmeurs se laissrent sduire par les discours nazis. Nanmoins, au sein du NSDAP, qui se faisait pourtant passer pour un parti des travailleurs, ces derniers restrent toujours fortement sous-reprsents en comparaison avec la part de population quils constituaient. Entre 1930 et 1934, le pourcentage des adhrents du NSDAP qui appartenait la classe ouvrire variait entre 28 % et 32 %, ce qui tait nettement infrieur au pourcentage de cette classe dans la population allemande, qui reprsentait quelque 45 %33. Les gains lectoraux du NSDAP ne sobtinrent dailleurs pas au dtriment des partis des travailleurs, le SPD et le KPD, mais des partis bourgeois traditionnels. Malgr son nom, le NSDAP ne fut donc jamais un vritable parti des travailleurs. Inversement, comme la soulign Nicos Poulantzas, la classe ouvrire [allemande] est reste, dans sa masse, fidle au SPD et au KPD36.

    Naturellement, les industriels et banquiers allemands prfrrent une explication de droite la crise, avec ses boucs missaires avant tout juifs, une interprtation de gauche, qui rejetait la faute sur le capitalisme et donc sur eux-mmes. Ils espraient ardemment quaux lections, Hitler rcolterait suffisamment de voix pour empcher la gauche de constituer une majorit.

    Leurs affaires tournaient encore relativement bien, face la crise - ils continuaient faire des bnfices -

  • 50 _ Big business avec Hitler

    mais cela pouvait aller mieux, bien mieux mme. Dans la grande industrie, le secteur automobile par exemple, on nourrissait de grandes esprances propos dun programme de rarmement grande chelle33. Mais rarmer signifiait violer le trait de Versailles, et une telle initiative impliquait des risques pour lesquels les partis traditionnels de Weimar, conservateurs ou libraux, navaient gure plus dapptit que les partis de gauche. Or Hitler fit entendre trs clairement quon pouvait compter sur lui pour ce genre de politique trangre. Aux industriels allemands -ainsi quaux banquiers, aux gnraux, aux grands propritaires terriens -, il fit miroiter non seulement une politique lucrative de rarmement, mais aussi une politique trangre agressive, revancharde, une politique qui allait annuler la dfaite de 19x8 et concrtiser les ambitions de llite allemande de 1914. LAllemagne allait ainsi rcuprer les territoires perdus lors de la guerre et peut-tre mme acqurir de nouvelles possessions, riches en matires premires, comme le Congo belge, un pan entier de lAfrique regorgeant de cuivre et de caoutchouc. Des sources de matires premires, de nouveaux dbouchs lexportation des produits finis et de nouvelles opportunits pour les investissements allemands ltranger natraient galement de la cration dun vaste bloc conomi

    33 Hrster-Philipps, p. 19, 74 et, propos du secteur automobile, p. 80-81.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _53

    que - dirig, naturellement, par lAllemagne - dans une Europe centrale vaguement dfinie ou, mieux encore, dans toute lEurope. En tout cas, lAllemagne se rendrait matre de limmense espace de lEurope de lEst, avec ses ressources, ses terres fertiles, son inpuisable rservoir de main-duvre bon march, et son vaste espace vital capable dabsorber les millions de concitoyens allemands qui taient supposs aller colo-niser cette terre de lest. Ce projet colonial des nazis fut inspir par deux prcdents historiques, savoir le mouvement germanique de la Marche vers lest au Moyen ge mais aussi la trs brutale conqute du Wild West par les Amricains au xixe sicle, conqute qui fit forte impression sur Hitler lui-mme34.

    Il tait vident que ces projets impliquaient la des-truction de lUnion sovitique. Cependant cette pers-pective ne soulevait pas dobjections. Les industriels allemands mprisaient cette patrie du communisme international tout autant quHitler. Sur ce point aussi, lharmonie rgnait entre les ides des grands industriels allemands et celles des nazis. Que leurs plans dussent coup sr mener une terrible guerre, les grands industriels allemands - et les banquiers, les gnraux, les grands propritaires terriens - nen avaient cure. Ils taient en effet convaincus que lAllemagne tait assez forte sur les plans conomique et militaire pour gagner une guerre contre nimporte qui. leurs yeux, comme aux yeux dHitler, la dfaite de lAllemagne en 1918 ntait imputable quau coup de poignard dans le dos port par les rvolutionnaires rouges et les juifs de lAllemagne mme, de sorte quen liminant ces

    34 Hrster-Philipps, p. 25. Commentaires sur Hitler et lOuest sauvage dans Losurdo (2006),

    p. 228, 233-238.

  • 52 _ Big business avec Hitler

    tratres , on allait certainement gagner la prochaine guerre. Les lites allemandes la craignaient d'autant moins que ce ntaient pas elles qui allaient fournir la chair canon. Sur ce plan, rien navait chang depuis la Premire Guerre mondiale, lorsque les soldats allemands chantaient de faon sarcastique :

    Der Krieg istfur die Reichen,

    die Armen stellen die Leichen.

    (La guerre est pour les riches, les

    pauvres fournissent les cadavres)

    Le programme de rarmement grande chelle quon pouvait attendre dHitler allait faire grimper considrablement la production. Toutefois, les bnfices ne suivraient dans les mmes proportions que si la demande croissante de travailleurs naugmentait pas le cot du travail, donc les charges salariales, comme cela risquait de se produire cause du jeu de loffre et de la demande sur le libre march. Comment empcher les syndicats de profiter de la conjoncture cre par le rarmement pour exiger de meilleures conditions de travail, des salaires plus levs, des horaires plus courts, la participation aux dcisions en matire de politique dentreprise, etc. ? Et comment empcher que ltat ne freine la croissance potentiellement explosive des bnfices en prlevant le genre de charges sociales qui servent financer une partie des indemnits de chmage et de maladie, des pensions et autres avantages sociaux pour les travailleurs, charges sociales que les employeurs allemands avaient en sainte horreur35 ? Sur ce plan-l aussi, on pouvait compter sur ce parvenu, vulgaire mais si utile, qu'tait Adolf Hitler.

    35 Voir les documents cits dans le chapitre Grojlinustritlle Hauptforderungen in der Krise (les principales exigences des grands industriels durant la crise) dans Hrster- Philipps, p. 75-80.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _53

    Dans dinnombrables lettres et discours, celui-ci fit en effet comprendre clairement aux industriels que, sous un gouvernement dont il serait le chef, les syndicats nauraient rien dire, les propritaires seraient seigneurs et matres dans leurs entreprises, les salaires naugmenteraient pas, les heures de travail pourraient tre tendues tandis que les charges sociales seraient considrablement rduites.

    Lavnement de la grande crise conomique accrut donc lutilit dHitler aux yeux dun nombre croissant de membres de llite industrielle et financire allemande qui, auparavant, lavaient ignor ; dsormais, ils contriburent remplir la caisse du NSDAP. Ces importantes sommes dargent permirent Hitler de sinstaller - dabord occasionnellement puis, partir de 1932, de faon permanente - dans une suite dun htel de grand luxe Berlin, le Kaiserhof, qui lui servait de bureau et de salle de runion. Un tage entier de cet htel devint mme une sorte de quartier gnral du NSDAP, o les campagnes lectorales taient organises. Cela permettait aux reprsentants de llite allemande quil y recevait de se sentir chez eux et de le reconnatre comme un des leurs. Or ce soutien financier, toujours plus gnreux, de ceux den haut permit surtout ce parti pour ceux den bas que le NSDAP prtendait tre, de commencer fabriquer des succs lectoraux36.

    Le premier de ces succs fut celui des lections de septembre 1930, quand le NSDAP passa spectaculaire-ment de 12 107 siges au Reichstag. Ctait dsormais

    36 Almeida, p. 74; Htel Kaiserhof (Berlin) .

  • 54- Big BUSINESS AVEC HITLER

    42. Lacroix-Riz (2006), p. 63.

    un parti de masse qui pouvait rivaliser avec le Zentrum, le SPD et le KPD. Cette mtamorphose naurait pas t possible sans le soutien financier de gens riches et puissants. La perce lectorale des nazis, pouvait-on lire dans un rapport confidentiel adress au gouvernement franais, avait t largement finance par les grands industriels. Et lambassadeur des tats-Unis Berlin expliqua cette surprise lectorale ses suprieurs Washington en crivant qu Hitler bnficiait sans aucun doute dun soutien financier considrable de la part de certains grands industriels 37. Mais les industriels et banquiers ne soutenaient pas Hitler sur le seul plan financier. Lun des hommes les plus puissants qu lpoque Hitler put gagner sa cause tait le magnat des mdias Alfred Hugenberg, ancien administrateur dlgu de Krupp. Lhomme contrlait pas moins de la moiti de la presse allemande et disposait aussi de son propre empire cinmatographique, UFA (Universum Film AG), qui, dans tous les cinmas, pr-sentait les actualits hebdomadaires. Grce ces moyens mdiatiques, Hugenberg propagea une image positive dHitler qui lui permit de passer aux yeux des citoyens allemands pour un homme politique srieux, la carrure dun chef dtat, un futur chancelier38.

    Nanmoins, certains grands industriels continuaient considrer Hitler comme un parvenu, doutaient de ses intentions relles et lui prfraient toujours des politiciens conservateurs. Parmi eux figurait Gnther Quandt, le chef dun empire industriel incluant AFA

    37 Rapports cits dans Lacroix-Riz (2006), p. 62, et Hrster-Philipps, p. 102. Voir aussi Gurin, p. 39-40.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _55

    (Accumulatoren-Fabrik Aktiengesellschaft), le plus

  • LE big business allemand et Hitler _56

    44. Nebe, p. 119.

    grand producteur daccus en Europe. Il rencontra Hitler pour la premire fois en 1931, dclara ensuite quil ne fut pas le moins du monde impressionn, et le qualifia de trs ordinaire39. Pour gagner galement ces sceptiques sa cause, Hitler donna le 2,7 janvier 1932 une confrence lors dun rassemblement dindustriels, organis Dsseldorf par Thyssen. On ne connat pas le nombre exact des participants - entre 400 et 600 -, mais nous savons que lintrt tait si grand quil ne fut pas facile dobtenir une place44. Hitler y dvoila le vritable programme de son parti et reut un excellent accueil. Pourquoi ? Il nia dabord catgoriquement que le NSDAP dfende les intrts des travailleurs et quil vise des objectifs socialistes. Puis il expliqua quil croyait dur comme fer au principe de la proprit prive. Le Fhrerprinzip (le principe de la soumission au chef) autoritaire quil appliquait dans son propre parti, et que ses auditeurs appliquaient dans leurs propres entreprises, poursuivit-il, devait galement tre appliqu ltat. Tout comme la direction dune entreprise ne pouvait tre confie aux travailleurs, ajouta Hitler, la direction dun tat ne pouvait tre confie la masse populaire, comme ctait le cas dans une dmocratie. La dmocratie en politique, dit-il, correspondait la proprit commune des entreprises dans lconomie, autrement dit, au communisme. Inversement, la proprit prive dans lconomie, donc au capitalisme, convenait un systme politique autoritaire. Le systme dmocratique de Weimar devait par consquent tre balay au profit dune

    39 Citation tire de Bonstein, Hawranek et Wiegrefe.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER .57

    48. Weitbecker, p. 39.

    dictature, de sorte quun homme fort fiable pt faire ce qui devait tre fait- au profit de lindustrie, bien entendu. Et Hitler sen-gagea faire ce quon ne pouvait attendre de la dmo-cratie de Weimar : radiquer le marxisme, soumettre le peuple allemand une discipline de fer, mener une politique conomique qui accrotrait la rentabilit des grandes entreprises, anantir lUnion sovitique,... Les personnes prsentes ragirent au discours dHitler par une tempte dapplaudissements interminable. Thyssen crivit plus tard que ce discours avait fait une profonde impression sur les industriels rassem-bls et qu sa suite dimportantes contributions financires de la part de lindustrie lourde afflurent dans les caisses du Parti national-socialiste40.

    Les historiens conservateurs ont gnralement cherch minimiser le succs et limportance de cette prsentation dHitler Dsseldorf. Lun deux toute-fois, le trs respect Wolfgang J. Mommsen, a reconnu que les propos dHitler firent impression sur les industriels prsents, et que cette runion reprsentait sans aucun doute une perce dans les relations dHitler avec le big business allemand41. Un autre his-torien conservateur, Reinhard Neebe, a crit que le succs dHitler Dsseldorf dmontra que le national- socialisme tait devenu un facteur important dans les plans stratgiques de la grande industrie 42.

    Dsseldorf, le thme de lantismitisme ne fut apparemment pas abord. Or lantismitisme contri-

    40 Ptzold et Weifbeclcer, p. 180-181; citations de Zdral, p. 140-142: texte du discours dans Domarus, Tome 1, p. 68-90. 41 Mommsen, p. 145. 42 Neebe, p. 120.

  • 58 _ Big business avec Hitler

    bua grandement ce quHitler, le chef du NSDAP, un parti prtendument socialiste et anticapitaliste de travailleurs , remporte un vif succs auprs des grands capitalistes allemands. Cest en effet par un discours antismite quHitler et les dirigeants du nazisme expliquaient aux lites la vraie nature du prtendu socialisme - Pseudosozialismus, comme la appel Manfred Weifibecker48- du NSDAP. Lanticapitalisme du national-socialisme hitlrien ntait pas dirig contre le capitalisme cratif , expli- quaient-ils, mais contre le capitalisme juif cupide, aux doigts crochus. Inversement, le socialisme la Hitler tait un socialisme national, autrement dit un socialisme allemand qui navait rien voir avec le marxisme et tait absolument oppos au socialisme international, cest--dire au socialisme juif, une idologie malsaine, corruptrice, imagine par Marx, un membre du peuple international, entendez: les juifs. La rvolution quHitler prconisait allait signifier la fin aussi bien du capitalisme juif que du socialisme juif (en dautres termes : marxiste) ; dune telle rvolution, les capitalistes prtendument cratifs qutaient les grands industriels allemands navaient absolument rien craindre.

    Hitler ntait donc pas simplement un antismite. Son antismitisme - un antismitisme quil partageait avec dinnombrables Allemands, mais aussi dinnombra-bles Franais, Britanniques, Amricains... - se rvla particulirement utile, et mme indispensable. Il lui permettait en effet dtre socialiste, et den tirer les avantages lectoraux, sans pour autant offenser les puissants antimarxistes ; de vendre un discours anti-capitaliste populaire sans se mettre dos les capita-

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER .59

    48. Weitbecker, p. 39.

    listes mmes ; de prcher la rvolution auprs de ceux qui attendaient beaucoup des changements rvolutionnaires sans effrayer ceux qui dtestaient lide mme dune rvolution43.

    43 Voir les documents dans Hrster-Philipps, p. 112 et suivantes.

  • Chapitre 4 Adolf H. se fait embaucher

    Hitler fit grande impression sur ses auditeurs, non seulement Dsseldorf mais aussi lors dautres ras-semblements similaires, et il en rcolta les fruits sous forme de contributions financires de plus en plus importantes de la part de la grande industrie. En 1932 toujours, les services secrets franais mentionnrent dans des centaines de rapports quHitler et son parti disposaient de moyens pcuniaires quasi illimits grce lappui financier des grands industriels44. Par consquent, il nest gure tonnant que les lec-tions de juillet, la mme anne, consacrent le triomphe du NSDAP qui, avec 230 siges au Reichstag, devint le plus grand parti dAllemagne. Mais, ce rsultat ne constituant pas encore une majorit, lAllemagne continua tre dirige par des coalitions chancelantes de partis centristes.

    Un nombre non ngligeable de puissantes per-sonnalits conservatrices, comme Franz von Papen, homme politique ambitieux, monarchiste-conser-vateur et catholique du Zentrumspartei45, et le pr-sident Hindenburg, militaire de haut rang issu de la noblesse, qui traitait Hitler de mprisable caporal venu de Bohme , continuaient en effet esprer quil ft possible de tenir la gauche lcart du pouvoir sans devoir faire appel ce vulgaire parvenu.

    44 Lacroix-Riz (2006), p. 62. 45 Description de Papen dans Treue {1976), p. 315.

  • 62 _ Big business avec Hitler

    Pour lheure, on se permettait encore le luxe dtre attentiste.

    Le 6 novembre 1932, aprs une nime crise politi-que, on recourut de nouvelles lections. Mais, au lieu de conqurir la majorit, comme bien des Allemands lavaient espr ou craint, le NSDAP encaissa un coup dur. Le parti dHitler chuta, passant de 37 % 31 %, et perdit 34 siges : pas moins de deux millions dlecteurs avaient tourn le dos au NSDAP. En outre, lors de la campagne lectorale, le parti avait non seulement dvor les subsides quil avait reus de la grande industrie mais stait aussi terriblement endett. Par contre, le grand ennemi communiste du NSDAP, le KPD, engrangea un succs remarquable; avec prs de 17 % des voix, il obtint 100 siges : 13 millions dAllemands avaient vot soit pour le SPD soit pour le KPD. Selon lhistorien Wolfgang Mommsen, la panique se rpandit parmi les hauts fonctionnaires du parti nazi, et Gregor Strasser, chef de lorganisation [politique] du parti (Reichsorganisationsleiter, une sorte de secrtaire gnral) et bras droit dHitler, dmissionna, tota-lement dsillusionn, au dbut de dcembre46. Dans son journal, Goebbels se lamentait : les caisses du parti taient vides, le N S DAP tait sur le point de se dsintgrer, lui-mme et les autres tnors nazis taient gravement dprims, et Hitler envisageait le suicide47.

    Pointa alors une grande crainte auprs des mem-bres de lestablishment allemand : latout que repr-sentait Hitler, et que lon avait hsit jouer jusque-

    46 Mommsen, p. 149-152; voir aussi Doares propos des 13 millions de votes pour les partis de gauche. 47 Khnl (1980), p. 90-92; Hrster-Philipps, p. 150; les dettes du NSDAP dans Zdral, p. 11.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HULER _6I

    l,allait-il leur glisser des mains pour toujours ? Les citoyens allemands allaient-ils tourner le dos au NSDAP afin de tenter leur chance auprs des partis de gauche, les partis authentiquement socialistes ? Les communistes allaient-ils engranger davantage encore de succs lors des lections suivantes ? Il leur semblait quallait saccomplir le scnario catastrophique dpeint en automne 1932 par le journaliste amricain Hubert R. Knickerbocker, correspondant ltranger du service international dinformation du magnat amricain de la presse William Randolph Hearst, grand admirateur dHitler; dans un article du Vossische Zeitung, un prestigieux journal libral-bourgeois, celui-ci avait crit:

    Si Hitler naccde pas au pouvoir, ses partisans au sein du peuple vont laisser son parti en plan. Ils suniront avec les communistes et avec les lments vraiment socialistes lintrieur du SPD. Ils formeront ainsi une force irrsistible. Ils renverseront le capitalisme [en Allemagne]. 48 Des diplomates amricains en poste en Allemagne craignaient galement que de nombreux nazis dsillusionns ne rejoignent le parti communiste et quainsi la faillite des nazis engendre le succs des communistes 49.

    Pour empcher ce scnario, les hommes les plus puissants et les plus riches dAllemagne devaient agir sans tarder. Et cest ce quils firent, en coulisse essen-tiellement. Se rfrant cet pisode bref mais fatidique de lhistoire allemande, lhistorien Hans-Ulrich Wehler crit que les lites traditionnelles ont aid Hitler accder au pouvoir, [...] sans leur assistance,

    48 Goebbels et Knickerbocker sont cits dans Treue {1976), p. 325-326, 329. 49 Burke, p. 164-165.

  • 62 _ BIG BUSINESS AVEC HITLER

    il naurait jamais russi. Son confrre Wolfgang Mommsen partage cette opinion ; il a reconnu que, si [aprs ce fiasco lectoral pour le NSDAP] Hitler put nanmoins accder au pouvoir et sy maintenir, cela tait d en premier lieu au rle des lites politiques et conomiques de lpoque50. Quel fut le fruit des efforts fournis par ces gens richissimes et puissants en faveur dHitler et de son parti ? Quelques mois peine leur suffiront pour quHitler devienne chef du gouvernement en Allemagne.

    Au printemps 1932, lindustriel Wilhelm Keppler avait fond un cercle damis qui deviendra clbre sous le nom de Keppler-Kreis ou Cercle Keppler. Il sagissait dun groupe dune vingtaine de membres runissant de grands propritaires terriens comme le comte Gottfried von Bismarck (un descendant du grand Bismarck), de gros commerants, des armateurs comme Emil Helfferich de la compagnie maritime HAPAG (Hamburg-Amerikanische Packetfahrt- Actiengesellschaft, la compagnie transatlantique Hambourg-Amrique SA), de grands industriels comme Albert Vgler de la Vereinigte Stahlwerke (Aciries runies), August Rosterg de lentreprise Wintershall et Rudolf Bingel de Siemens, ainsi que des banquiers comme Emil Meyer de la Dresdner Bank, Friedrich Reinhart de la Commerzbank et Kurt von Schrder de la Bankhaus J.H. Stein de Cologne. Ce dernier est dcrit par Gossweiler comme un sympathisant de la premire heure du NSDAP, issu des sphres suprieures du secteur bancaire51. Lintention

    50 Citation de Wehler dans Canfora (2006), p. 49 ; Mommsen, p. 133. 51 Gossweiler, p. 509.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _65

    tait duvrer en commun pour la formation dun gouvernement sous la direction dHitler. Llment moteur du Cercle Keppler ntait autre que Hjalmar Schacht qui, de 1923 1930, avait t prsident de la Reichsbank. Il avait fait la connaissance dHitler en janvier 1931, lors dun dner organis par Hermann Gring, auquel taient galement prsents lindustriel Fritz Thyssen et Joseph Goebbels52.

    Aprs les lections de novembre 1932, ce noyau dur de gens riches et puissants favorables Hitler mit tout en oeuvre pour que le prsident Hindenburg le nommt chancelier du Reich, cest--dire chef du gouvernement du Reich allemand, malgr sa dfaite aux dernires lections, ou plutt en raison de cette dfaite. Du point de vue de Schacht et de ses amis, il y avait urgence, car la situation politique saggravant, Hitler pourrait bientt perdre toute utilit sur le plan lectoral. On ngocia fivreusement avec Papen. Celui-ci dans un premier temps refusa de collaborer, mais finalement - aprs une rencontre avec Hitler Cologne, dans la villa du banquier Schrder, le 4 janvier 1933-, il accepta de convaincre Hindenburg.

    Le 30 janvier 1933, en dpit de toute logique parle-mentaire53, le prsident du Reich invita Hitler diriger un gouvernement de coalition. Cette coalition comprenait seulement deux autres nazis, Gring et Wilhelm Friclc, et ce ntait pas un hasard sil sagissait de deux personnages entretenant dexcellentes relations avec la grande industrie ; les autres membres du nouveau gouvernement taient dminents conservateurs tels Hugenberg et Papen,

    52 Zdral, p. 168-171; Ptzold et Weifbecker, p. 196-200, 217; Hrster-Philipps, p. 104, 137; Czichon (1978), p. 24 et suivantes, 42-43, 49-56. 53 lencontre de larithmtique parlementaire, crit Canfora (2008), p. 213.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _66

    qui devint vice-chancelier.

  • 64 _ Big business avec Hitler

    L'intention tait que les ministres conservateurs, reprsentants de llite allemande, dtiennent le vritable pouvoir et puissent dfinir le cours politique, tandis que le rle dHitler -bien encadr et donc suppos impuissant- se limiterait mobiliser la masse en faveur de cette politique. Nous avons embauch Hitler! , jubila Papen en ce jour si nfaste pour lAllemagne - et pour le monde entier.

    Pour Papen et de nombreux autres membres de lesta-blishment allemand, Hitler ntait rien de plus quun instrument qui devait leur permettre de concrtiser leurs objectifs, mais ils le sous-estimrent: Hitler parviendra progressivement se dfaire de Papen et des conservateurs de son cabinet. Il est inexact de le considrer comme un instrument passif, comme une marionnette manipule par llite allemande en gnral, et par les capitalistes allemands en particulier. Nous reviendrons plus loin sur ce point important. Si, sur le plan politique, industriels et banquiers allemands seraient bientt mis sur la touche par Hitler, sur le plan socio-conomique, il fut trs attentif leurs intrts. Ils auraient en effet de multiples raisons dtre satisfaits de ses services, davoir - comme lcrivait lhistorien amricain Robert O. Paxton- choisi loption fasciste ou - comme le formulait Kurt Gossweiler- choisi Hitler et son parti comme lunit de choc idologique et politique qui devait raliser leurs objectifs54.

    Ce nest pas une concidence si les valeurs de la Bourse de Berlin senvolrent de faon impressionnante entre janvier et mars 1933. Comme de rcentes recherches lont dmontr, ceci fut bel et bien leffet d'un regain de confiance, d au soulagement et

    54 Paxton cit dans Wiegel, p. 191; Gossweiler, p. 487.

  • LE BIG BUSINESS ALLEMAND ET HITLER _65

    lenthousiasme des grands investisseurs, et surtout des nombreuses grandes entreprises et des banques jouissant de liens intimes avec le NSDAP ; le big business allemand tait soulag quHitler entreprt sur-le-champ de supprimer le parti communiste, dont un potentiel nouveau succs lectoral avait constitu un cauchemar, et se frottaient dj les mains en pensant aux commandes qui allaient dcouler du programme de rarmement promis par le nouveau matre de lAllemagne. La hausse des valeurs boursires entre la mi-janvier et la mi-mars 1933 fut considrable, et les grandes entreprises ayant des liens troits avec le NSDAP captrent la plupart des gains, quelque 358 millions de RM, soit 93 % du total de 383 millions55.

    Hitler comblera en effet les attentes quindustriels et banquiers avaient places en lui. On peut mme dire quil ralisera tous les points importants de leur programme plus diligemment, plus compltement et plus impitoyablement quils nauraient pu ou os le faire sils avaient eu eux-mmes le pouvoir en main. Vint cela sajouter un autre avantage, du moins pour un avenir plus lointain : tant donn que la plupart des grands banquiers et industriels ne saffilirent jamais personnellement au plbien NSDAP ( lexception de quelques-uns, comme Kirdorf et Schroder), ils auront tout le loisir, lissue de douze annes dune dictature nazie dont ils avaient pourtant t les parrains, de se dissocier du nazisme et des nazis, de rejeter tous les crimes sur le dos dHitler et de plaider pieusement non coupable.

    55 Voir ltude de Ferguson et Voth, spcialement p. 38.

  • Chapitre 5 Llimination de la gauche

    Quels points du programme de llite industrielle et financire allemande ont-ils t raliss par Hitler et les nazis ?

    Pour commencer, presque immdiatement aprs sa prise de pouvoir, Hitler conjura le danger rvolutionnaire rel ou imaginaire en dtruisant le KPD. Au dbut de fvrier, des rumeurs circulaient dans la capitale : on disait que les nazis prparaient un faux attentat visant Hitler afin de lattribuer aux communistes, ce qui leur permettrait de rprimer le KPD56. Et il est certain que lon rdigeait dj des listes de fonctionnaires du parti communiste qui, dans ce cas, allaient tre limins. Dans ce contexte, il est probable que le fameux incendie du Reichstag, dans la nuit du 27 au 28 fvrier 1933, fut mis en scne par les nazis eux- mmes, sous la direction de Gring. Quoi quil en soit, le crime fut directement attribu aux communistes57 et il servit de prtexte pour arrter quelque 4 000 fonc-tionnaires du KPD et carter tout fait illgalement du Reichstag tous les reprsentants de ce parti, lennemi le plus dangereux du NSDAP. Ces dirigeants communistes, en majeure partie, furent soit assassins, soit carts, jets en prison ou dans les premiers camps de concentration, qui avaient dailleurs t crs parce que les prisons navaient pas tard tre surpeuples dennemis,

    56 Evans (2004), p. 327. 57 Voir lanalyse dtaille de lhistoire, et de lhistoriographie, de lincendie du Reichstag dans Canfora (2006), p. 50-61.

  • 68 _ Big business avec Hitler

    communistes et autres, des nazis. De mars novembre 1933, plus de 2 000 militants communistes furent assassins et au moins 60 000 furent incarcrs. Les biens du KPD furent confisqus par une loi du 26 mai 1933. Le parti communiste cessa ainsi dexister, en dehors des cellules qui russirent subsister dans la clandestinit58. Les industriels allemands jubilaient.

    Lincendie du Reichstag rendit en outre possible, le 23 mars 1933, le vote dune loi dhabilitation qui donnait carte blanche au chancelier du Reich, Hitler, pour lgifrer par dcret - donc sans be