Paty,M - Histoire Rapide de La Vitesse - 1997h-HistRapVit

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in La vitesse. Actes des 8ès Entretiens de la Villette, Centre National de Documentation Pédagogique, Paris, 1997, p. 15-31. Histoire rapide de la vitesse (le concept physique) § par Michel PATY # 1 DE LA VITESSE AUJOURD'HUI AUX ORIGINES DE LA NOTION Il est banal de dire que notre époque est celle de la vitesse. Elle est aussi celle de beaucoup d'autres choses… Arrêtons-nous, cependant, un instant à cette omniprésence de la référence à la vitesse dans notre univers quotidien. Des mouvements pressés de l'homme d'affaires ou du ministre qui s'enfourne dans sa puissante limousine au spectacle du métro en début de matinée, aux gestes de l'usine (souvenons-nous de Charlot dans Les temps modernes ) ou à ces images des fusées Ariane, Challenger ou Soyouz, prenant majestueusement leur envol dans le ralenti des caméras et filant comme l'éclair dans le ciel bleu, très vite perdues de vue. La vitesse nous est familière, non pas seulement par la quotidienneté de ses manifestations dans notre vie, mais par le fait que nous savons associer à ces gestes, à ces mouvements, à ces rythmes, des notions que nous pouvons décrire avec la précision des nombres. Nous savons ce qu'est le concept physique de vitesse, exprimé par le rapport d'une distance à une durée˚; nous lui attachons aussi bien une valeur moyenne (la vitesse d'un trajet) qu'une valeur instantanée (quand nous disons, par exemple, que le pilote d'une voiture de course fait une pointe à 300 km/h). Cependant, nous n'avons pas pour autant une totale maîtrise de la § Conférence, Les Entretiens de La Villette: La vitesse, Cité des Sciences et des Techniques, La Villette-Paris, 26 mars 1997. # Equipe REHSEIS (UPR 318), CNRS et Université Paris 7-Denis Diderot.

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Histoire rapide de la vitesse

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  • in La vitesse. Actes des 8s Entretiens de la Villette, Centre National deDocumentation Pdagogique, Paris, 1997, p. 15-31.

    Histoire rapide de la vitesse(le concept physique)

    par

    Michel PATY#

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    DE LA VITESSE AUJOURD'HUIAUX ORIGINES DE LA NOTION

    Il est banal de dire que notre poque est celle de la vitesse. Elle est aussicelle de beaucoup d'autres choses Arrtons-nous, cependant, un instant cetteomniprsence de la rfrence la vitesse dans notre univers quotidien. Desmouvements presss de l'homme d'affaires ou du ministre qui s'enfourne dans sapuissante limousine au spectacle du mtro en dbut de matine, aux gestes del'usine (souvenons-nous de Charlot dans Les temps modernes) ou ces images desfuses Ariane, Challenger ou Soyouz, prenant majestueusement leur envol dans leralenti des camras et filant comme l'clair dans le ciel bleu, trs vite perdues devue.

    La vitesse nous est familire, non pas seulement par la quotidiennet deses manifestations dans notre vie, mais par le fait que nous savons associer cesgestes, ces mouvements, ces rythmes, des notions que nous pouvons dcrireavec la prcision des nombres. Nous savons ce qu'est le concept physique devitesse, exprim par le rapport d'une distance une dure ; nous lui attachons aussibien une valeur moyenne (la vitesse d'un trajet) qu'une valeur instantane (quandnous disons, par exemple, que le pilote d'une voiture de course fait une pointe 300 km/h).

    Cependant, nous n'avons pas pour autant une totale matrise de la

    Confrence, Les Entretiens de La Villette: La vitesse, Cit des Sciences et des Techniques, La

    Villette-Paris, 26 mars 1997.# Equipe REHSEIS (UPR 318), CNRS et Universit Paris 7-Denis Diderot.

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    notion de vitesse car, au-del du domaine malgr tout restreint de notre expriencecourante, nous imaginons difficilement les vitesses astronomiques des particuleslances dans les acclrateurs, proches de celle de la lumire. Et pourquoi, sedemande-t-on, est-il impossible de dpasser la vitesse de la lumire ? Nousconcevons intuitivement mal que deux vitesses qui se composent ne s'additionnentpas purement et simplement, comme Galile l'avait si clairement montr dans sesDiscours, ds lors qu'elles sont trs grandes. Et pourtant, la physique nousenseigne que c'est le cas, que c'est facile concevoir, et qu'il est mme possible dedvelopper une forme d'intuition adapte ces nouvelles ralits.

    C'est que la physique et son histoire nous montrent, en fait, que lavitesse est une notion construite par la pense humaine, pour rendre compte deproprits du monde qui nous entoure. Cette construction pouvait paratre, certains gards, soit naturelle (quand on y tait habitus), soit arbitraire (parexemple, par ses dfinitions l'aide de grandeurs mathmatiques reprsentes sousforme de symboles et qui, en tant que telles, n'existent pas proprement parler dansla nature). La physique et son histoire nous enseignent que cette construction est enralit contrainte par une cohrence suprieure, qui peut obliger la modifier quandcela s'avre ncessaire. C'est essentiellement ce que je voudrais montrer dans ce quisuit : construite et modifiable, la vitesse peut alors tre considre comme unegrandeur qui est vraie dans son domaine de pertinence, que nous aurons, cheminfaisant, balis.

    Nous verrons ainsi de quelle longue laboration est issue cette notionqui nous est devenue - ou que nous croyons - familire, le concept physique devitesse, et que sa construction, et ses applications, sont relatifs des phnomnesbien dfinis et circonscrits, objets de l'approche scientifique. Mais nous savonsaussi, par l'exprience commune de la vie quotidienne, que la vitesse dont on parledans le langage courant ne s'identifie pas toujours ni ncessairement ce concepttrs labor.

    Et cependant, il y a un raccord ncessaire entre les deux. Ds que l'ons'interroge en profondeur sur la vitesse au sens du langage courant, on en vient, carla connaissance scientifique n'est pas trangre la connaissance commune etcoupe d'elle, concevoir la vitesse selon le contenu conceptuel que la physique endonne. D'un autre cot, avant la construction scientifique du concept de vitesse,quelque chose prexistait, sous la mme dnomination ou non, qui correspondait l'exprience que les hommes en avaient. C'est en ayant en vue cette pense duraccord, indispensable la culture scientifique, et pour la susciter, que jeproposerai quelques remarques pour tenter de resituer d'une manire gnrale lanotion de vitesse dans l'exprience et la pratique humaines.

    La construction de concepts vient accompagner la prise de conscienced'une ralit prouve, et, dans le cas qui nous occupe, d'une exprience humaineantrieure trs ancienne. Si le concept physique de vitesse est le fruit d'une longuelaboration qui a demand du temps (plus de vingt sicles) avant qu'il ne nous soitprsent tel que nous le connaissons, il est certain que nous pouvons dceler dans lapense consciente des tres humains, trs longtemps avant ces laborations, uneexprience diversifie (et probablement multiple) de ce que nous appelons lavitesse.

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    Une histoire complte de la vitesse devrait parler aussi de cette origine :sans la richesse d'expriences vcues de ce que nous appelons vitesse, le conceptn'aurait t ni pens ni construit. Ce qui veut dire que notre concept de vitessecontient, de fait, toute cette exprience non formalise, du moins cette expriencepasse ensuite au filtre de la pense rationnelle et critique. Il nous intresserait ausside savoir comment d'autres systmes de pense rendent compte de cette exprienced'une manire diffrente de celle que nous connaissons (ce qui nous renvoie l'ethnologie et l'histoire des sciences d'autres civilisations).

    Que l'homme ait eu depuis trs longtemps l'exprience de la vitessecomme une caractristique du mouvement, nous pouvons l'imaginer sans mal.Nous en trouvons le tmoignage dans les fresques et les bas reliefs des grottes de laprhistoire, qui donnent voir dans les reprsentations d'animaux quelque chose dumouvement saisi au vol - fruit, indniablement, d'une observation attentive de lasuccession des gestes. Certainement l'homme avait-il alors une notion pratique de lavitesse, par la plus ou moins grande rapidit requise pour rattraper les animaux lacourse. Il est admirable qu'il ait su la retranscrire d'une manire aussi vocatrice surles peintures rupestres. Cet art de la transposer dans la reprsentation symbolique,c'tait dj, d'une certaine manire, penser le mouvement et la vitesse.

    On imagine que ce qui a d venir d'abord dans la formation de l'ide devitesse, c'est ce qui lui correspond dans l'action humaine comme rponse unesollicitation extrieure (la proie qu'il faut attraper, voire l'mulation de la coursecomme preuve initiatique), ou comme impulsion qui met en uvre les potentialitsdu corps (la tension des muscles pour s'lancer, la marche plus ou moins rapide, lacourse, le bond). La notion de vitesse n'est qu'une abstraction par laquelle onformule une ide commune tous ces actes, qui accompagne cette autre abstraction,le mouvement. Immobilit, mouvement, vitesse : trois notions, trois abstractions,qui vont ensemble, lies aux expriences primordiales.

    Comment se crent les notions les plus communes, celles qui viennentdes origines ? Les inventions surviennent au rythme des actes humains, quiaccompagnaient alors troitement les rythmes et les vnements de la nature (lesautres tres, l'environnement, les astres). On peut inventorier diffrents niveaux ola vitesse est de tous temps implique, mais rien n'indique qu'ils rpondaient unenotion unique comme aujourd'hui : il existait, plus probablement, des vitesses detous les genres, correspondant des situations qui n'taient pas vraimentcomparables (la sparation, la Renaissance, entre mouvements naturels et violentspeut, en un sens, tre vue comme un rsidu savant de telles distinctions).

    Sans doute y et-il - dans la diversit des cultures et des civilisations -des rapprochements, et peut-tre un mme mot exprima-t-il un mme genre demouvement, une mme catgorie de vitesse, avec, dans l'une ou l'autre, unegamme de variations. La course : l'homme poursuivant le bison, le cerf, la gazelle.La marche : les dplacements des tribus nomades, la vitesse des lgions romaines ;on aime se reprsenter le lent dplacement des chariots lourds des rois fainants,mais, en regard, la course rapide des chevaux des conqurants arabes, ou lamobilit des drakkars vikings La chute (d'eau, de pluie, de grle). Le lancer,selon une impulsion linaire : flches, javelots, projectiles divers tels que boulets,balles ; ou non linaire : pierre de fronde, boomerang, etc. On considra aussi les

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    rgularits, ou les irrgularits, constates pour les mouvements des astres par lesplus anciens astronomes (de l'observation des corps clestes vient la notion demouvement uniforme).

    Et encore l'estimation d'une relation entre dure et distance, dont il fautavoir le sens pour viser la chasse. Le contraste entre l'instantanit (de la lumire,conue jusqu'au XVII sicle) et la propagation vitesse finie (celle du son). Ladiffrence entre mouvements linaire et circulaire, qui suppose une gomtrie ; etles autres n'tant envisags, dans la science euopenne, qu'au XVII sicle, avecles ellipses dans l'astronomie de Kpler et la parabole dans la balistique de Galile.La distinction entre mouvements naturels, continus, et mouvements violents,discontinus

    Qu'est-ce qui fait qu'une flche lance dans l'air poursuit sa course,alors qu'elle est dtache de ce qui lui a donn le mouvement, et dnue de supportmatriel ? Par-del les paradoxes de Znon d'Ele, la rflexion sur cet tat dechoses est l'origine de la lente conceptualisation de la vitesse comme grandeurphysique que nous allons maintenant esquisser. On n'oubliera pas non plus, verser au dossier de l'assimilation de la vitesse dans la culture, au moins ds lapriode classique, la sagesse proverbiale qui renverse l'ordre de la comparaison desvitesses, attestant de son caractre de notion commune et relative : Rien ne sertde courir, il faut partir point, fait observer, selon La Fontaine, Jeannot Lapin laTortue sentencieuse.

    Terminons ces considrations prliminaires en voquant une remarquede nature physiologique faite nagure sur la vitesse par Ernst Mach, la suited'expriences sur les sensations : l'organisme peroit directement les changementsde mouvement (c'est--dire les acclrations), et non les vitesses linaires etuniformes. Nous avons la sensation et la conscience du mouvement de rotation(tout en gardant les yeux ferms, par exemple) par l'excitation produite par cemouvement sur les canaux semi-circulaires de l'oreille interne, qui modifie notresensation d'quilibre. Si nous gardons les yeux ouverts, cette sensation dtermineun mouvement rflexe de rotation des globes oculaires, dans la direction oppose celle du mouvement, par lequel les images rtinennes des objets proches du corpssont dplaces : l'oeil voit ces derniers bouger dans la direction du mouvement.

    D'une manire gnrale, faisait observer Mach, le changement nous faitprendre conscience de la chose qui change. L'organisme peroit directement le tauxde changement de mouvement (c'est--dire l'acclration), dans la mesure ol'organe de perception s'y adapte et y rpond : ce taux, insistait Mach, n'est doncpas une ide abstraite, comme la vitesse des aiguilles d'une pendule ou d'unprojectile, mais correspond une sensation spcifique. Par contre, rien dans nossens ne nous fait directement percevoir le mouvement uniforme. On peut considrerque l'accord entre cette particularit de l'organisme humain (et animal) et le principede relativit pour les mouvements d'inertie (rectilignes et uniformes) est assezremarquable. A moins qu'on ne le trouve vident, puisque l'organisme animal estsoumis aux lois de la physique, et que celles-ci sont inchanges dans lesmouvements d'inertie. Cependant nous pouvons avoir la conscience du mouvementlinaire uniforme relatif, soit en ouvrant les yeux et en suivant du regard les objets,soit en constatant un effet Doppler-Fizeau pour une lumire ou pour un son

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    (modification de la frquence avec l'loignement).Mais la thorie de la relativit gnrale, en dpassant les mouvements

    d'inertie, va au-del de ces perceptions de notre corps, demandant que nos conceptsse dgagent ici aussi de leur anthropocentrisme d'origine, et accentuant leurcaractre de construction abstraite pour reprsenter un monde extrieur objectif. Cartelle est bien la direction gnrale que l'on peroit dans l'histoire de l'laborationscientifique du concept de vitesse.

    Venons-en l'histoire de l'laboration du concept phyique de vitesse,o nous distinguerons, pour la commodit, trois priodes : d'Aristote laRenaissance, de Galile la fin du XIX sicle, et la priode contemporaine partirde la thorie de la relativit.

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    LES CONCEPTIONS QUALITATIVES DE LA VITESSE

    La premire phase est celle d'avant la mathmatisation. L'laboration dela notion de vitesse s'y trouve lie la conceptualisation du mouvement, de l'espaceet du temps, ds les dbuts de la science grecque, et en particulier dans l'oeuvred'Aristote. Nous la ferons se poursuivre au-del des premiers essais dequantification de la vitesse, vers la fin du Moyen ge, o se dveloppe, au XIVsicle, la doctrine de l'impetus, qui apparatra comme un pas trs important pourla suite, jusqu' la Renaissance et aux essais encore infructueux de donner unereprsentation gomtrique satisfaisante des trajectoires des corps mobiles.

    Dans cette longue dure de la premire pense scientifique dumouvement et de la vitesse, ces derniers taient conus selon une pense desqualits qui nous est aujourd'hui trs trangre, si nous en prenons connaissancesans tre avertis. Ils taient pris dans des considrations ontologiques sur l'ordre dela nature (physis) et du cosmos qui (pour notre connaissance rtrospective)empchaient de formuler une grandeur propre du mouvement et une loi gnrale decelui-ci. Du moins dans le sens que nous lui donnons, qui n'tait pas encore acquis.Car, pour Aristote, le mouvement avait ses lois, que voici.

    Aristote considrait comme le seul mouvement naturel ou parfait, auquelon devait rapporter les autres, le mouvement circulaire, en relation sa cosmologieet sa doctrine des lments. Les lments, ou corps simples, au nombre de quatre,la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu, sont prsents dans le monde sublunaire soumis lacorruption comme dans le Ciel, lieu sans corruption. Chaque corps a son lieupropre, vers lequel il tend : ainsi des lments, les lgers (Air et Feu) tendant versle haut, les graves (Terre et Eau) tendant vers le bas. Le mouvement vers le haut ouvers le bas ne se fait pas par l'action d'un autre corps ni par pression, mais par lasollicitation de cette tendance : Plus grande est la masse du Feu ou de la Terre,

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    plus rapide est son mouvement vers son lieu propre. Et la rapidit croit vers la fin.Elle est aussi fonction de la forme du corps : La figure des corps n'est pas la causede leur mouvement vers le haut ou vers le bas d'une faon absolue, mais seulementde leur plus ou moins grande rapidit. Aristote en donne pour exemples un disqueplat de mtal lourd flottant sur l'eau, ou encore des poussires en suspension dansl'air.

    Mais c'est la sphre extrieure, celle des toiles fixes, qui est, dans sonsystme astronomique de sphres imbriques voisin de celui d'Eudoxe, le lieu del'ther, lment des substances sensibles et ternelles des cieux, dont le mouvementest le mouvement circulaire ternel, celui de la sphre des fixes, qui s'identifie autemps et constitue la mesure de tous les mouvements. Le mouvement ternel, un,identique, continu et premier, de la sphre thre est produit par le premiermoteur ; il est le seul pouvoir tre uniforme, en raison de la conceptionqualitative du mouvement voque plus haut. En effet, crit Aristote dans saPhysique, ce qui se dplace en ligne droite ne se dplace pas de manire uniformedu commencement jusqu' la fin ; car toutes choses se dplacent une vitessed'autant plus grande qu'elles s'loignent davantage du lieu de leur repos.

    La physique d'Aristote est en dpendance de sa mtaphysique et reste,en ce qui concerne le mouvement, extrieure aux mathmatiques. Le mouvement,dfini comme l'acte de ce qui est en puissance, en tant que cela est en puissance,exige une cause continuelle, et la vitesse garde son sens ontologique, qualitatif, enrapport la doctrine du lieu naturel. Cela suffit indiquer l'impossibilit d'unmouvement d'inertie, qui se poursuivrait de lui-mme, et il y a, entre le mouvementet le repos, une diffrence de nature.

    Les conceptions aristotliciennes sur le mouvement ont exerc, commeon le sait, une influence considrable sur toute la pense mdivale, et certainesd'entre elles, comme ses ides sur les principes du mouvement, taient encoreadmises au XVII sicle par Cardan et par Kpler. Cependant, les matres desUniversits de Paris et d'Oxford, au XIV sicle, en particulier Guillaumed'Ockham, Nicole Oresme et Jean Buridan, dvelopprent une dynamique anti-aristotlicienne base sur le concept de l'impetus (reprise de certains auteurs del'Antiqut), force prsente dans les corps en mouvement et cause de ce mouvement.

    L'impetus tait une impulsion de nature dynamique, transfre aucorps par le moteur qui lui a donn le mouvement (par exemple un autre corps, dansun choc, ou une impulsion) et dsormais porte par lui ; proprit du corps,l'impetus tait pens comme une sorte de force interne, sur le mode de la chaleurqui reste dans le corps aprs avoir t transmise. Tout en maintenant l'idearistotlicienne du mouvement comme processus et la diffrence de nature entre lemouvement et le repos, la doctrine de l'impetus permettait une approchequantitative avec la dfinition de la vitesse moyenne pour un intervalle de temps(une dure) donn. Elle fut l'origine d'innovations importantes qui se firent jourds le XVI sicle et permirent progressivement de gomtriser ou mathmatiser lemouvement.

    S'levant contre l'ide aristotlicienne d'un moteur, Nicolas Tartaglia(au XVI sicle) se pencha sur le mouvement des corps pesants ou graves et,distinguant le mouvement naturel de chute du haut vers le bas, et le mouvement

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    violent (rsultant de l'impulsion par choc), constata une incompatibilit entre lesdeux, en ce sens que les portions linaires et circulaire (les seules trajectoiresgomtriques alors admissibles tant la droite et le cercle) de la trajectoire d'unprojectile ne pouvaient pas tre raccordes d'une manire continue. Cetteimpossibilit de runir gomtriquement les portions de trajectoires constituait unproblme insoluble pour les ingnieurs et mathmaticiens de la Renaissance, pourLonard de Vinci comme pour Tartaglia. Toutefois, en proposant l'ide demouvement mixte, Lonard de Vinci et Nicolas de Cues ouvraient la possibilit deconcevoir la composition de mouvements diffrents.

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    VITESSE, ACCELERATION, MATHEMATISATIONET LOIS DU MOUVEMENT. CAUSALITE ET ANALYSE

    La seconde phase commence avec les premires tentatives fructueusesde librer la notion de vitesse de ses limitations qualitatives et ontologiques pourobtenir une reprsentation unifie et mathmatique du mouvement, avec Benedetti etsurtout Galileo Galilei (Galile). Ce dernier dveloppa l'ide d'impeto, oumomento, qui ne garde de l'ancien impetus que l'ide d'une proprit motriceinhrente au corps, mais conue comme l'effet du mouvement, et non comme sacause. Par cette transformation de sens, le concept galilen d'impeto est enrupture plus qu'en continuit avec l'impetus dynamique. Galile, pour qui lesmathmatiques sont la langue de l'Univers, le concevait comme un grandeurintelligible mathmatiquement. De fait, l'impeto contient deux ides originalesdont l'importance allait s'avrer dcisive : la conservation du mouvement, plusprcisment de la quantit de mouvement (exprime comme le produit du poids parla vitesse), et la loi de l'inertie, c'est--dire la poursuite indfinie, pour un corpslaiss lui-mme, de son mouvement initial, uniforme et en ligne droite. Ou, dumoins, lorsque l'on s'affranchissait de la pesanteur, c'est--dire, pour Galile, dansle plan horizontal. Car il considrait encore la force de pesanteur comme attache aucorps, et non pas extrieure lui.

    On peut considrer, avec Alexandre Koyr, que la grande innovation deGalile aura consist considrer le mouvement, pour un corps physique, commeun tat et non plus comme un processus (ce qu'il tait d'Aristote aux scolastiques).Cela mettait le mouvement sur le mme plan ontologique que le repos : la vitessen'affecte pas les proprits du corps. Il tait ds lors possible de composer entreelles des vitesses dues des causes d'origines diffrentes, mathmatiquement,c'est--dire gomtriquement (paralllogramme des vitesses), ce qui permettait deramener, pour ainsi dire, le mouvement au repos (relativit des mouvements). Ilpouvait alors trouver gomtriquement la trajectoire d'un corps mobile, en

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    dcomposant sa vitesse, acquise en un point de sa trajectoire, en celle due la forced'inertie et celle due la force qui le sollicite, par exemple dans la chute libre descorps graves. Aprs des ttonnements (il avait d'abord tent d'exprimer la vitesse dechute comme proportionnelle la distance parcourue, qui lui paraissait la loi la plussimple et naturelle), Galile russit formuler la loi de la chute des corps en termesde la hauteur de chute proportionnelle au carr de la dure correspondante. Pour lapremire fois, une loi physique, pour des corps terrestres, tait exprime enfonction du temps pris comme variable. Avec la loi galilenne de la chute des corps,la force tait dsormais conue non plus comme ce qui produit la vitesse, maiscomme ce qui produit le changement de vitesse, c'est--dire l'acclration. Ils'agissait alors de vitesses moyennes pour un parcours fini. La loi nonait aussil'galit de l'acclration (dans le vide, c'est--dire en l'absence de rsistance del'air), une hauteur donne de chute, pour tous les corps, indpendamment de leurforme et de leur poids.

    A l'aide de la composition des vitesses, Galile tait alors en mesured'tablir les lois de la balistique pour les corps terrestres et de calculer la trajectoired'un projectile, dont il tablit qu'elle est une parabole. A la mme poque, JohannesKepler formulait les trois lois du mouvement des plantes, partir des mesures deTycho Brah, dont la premire sur les trajectoires elliptiques. Pour la premire fois,indpendamment et presque simultanment, l'existence de trajectoires gomtriquesautres que la ligne droite ou le cercle venait d'tre annonce. Il s'agissait dans lesdeux cas de coniques (courbes du second degr). Mais personne avant Newton nes'avisa de faire le rapprochement.

    Le principe d'inertie fut, aprs Galile, formul plus compltement,pour toutes les directions, en tant conu indpendamment de la pesanteur,dsormais pense comme extrieure aux corps, par Ren Descartes et par PierreGassendi. La composition des vitesses, la conservation de la quantit demouvement, le principe de relativit, prsents chez Galile, furent repris, deDescartes et Gassendi Christiaan Huygens, qui formula explicitement le dernieravec cette dnomination. (On doit galement Huygens, indpendamment deNewton, la connaissance de la force centrifuge dans le mouvement circulaire).

    L'instantanit du temps dans le mouvement fut une proccupation deDescartes, qui formula d'ailleurs la notion de centre instantan de rotation. Maisc'est Newton qu'il devait revenir d'exprimer les lois dynamiques pour un instantdonn en relation un instant quelconque, grce la pense du calcul infinitsimalqui est implicite dans la gomtrie des limites mise en uvre dans les Principia.

    La formulation des lois du mouvement et de la dynamique connut ainsison aboutissement avec Isaac Newton, qui en fit un systme, couronn par sadcouverte de la loi de la gravitation universelle. Reprenant les trois lois djformules avant lui de l'inertie, de la composition des mouvements et des forces, etde l'quilibre ou de l'action et de la raction, il les formula de manire systmatiqueet en terme de forces, unifiant ce concept autour de sa seconde loi, qui exprime le

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    changement de vitesse en fonction de la force applique1. C'est la loi fondamentalede la dynamique newtonienne, ultrieurement traduite dans la symbolique du calculdiffrentiel et intgral leibnizien, qui constitue la loi, diffrentielle et causale, de ladynamique de corps matriels.

    La loi newtonienne (diffrentielle) de la gravitation universelle unifiait etjustifiait les lois kpleriennes du mouvement des plantes et la loi galilenne de lachute des corps (lois intgrales ou globales), par la relation qui lie la position et lavitesse d'un corps sur sa trajectoire entre un instant donn et l'instantimmdiatement suivant. Newton avait introduit les notions de grandeurs absolues(temps, espace, vitesse), indpendantes des corps, ncessaires dans son esprit pourleur mathmatisation, contrairement ses prdcesseurs Galile, Descartes,Huygens, qui les concevaient comme seulement relatives aux corps. En outre ladeuxime loi du mouvement de Newton, qui nonce la proportionalit de la force auchangement de vitesse, requrait dans son esprit un espace absolu (physique etmathmatique) comme support des acclrations.

    Dans les Principia, Newton tudiait quantitativement les lois dumouvement en termes de reprsentation gomtrique des grandeurs physiques,comme des portions de courbes ou de droites. Dans les passages la limite lesrapports de grandeurs (par exemple, de la corde l'arc) il obtenait des valeurs finiespour un point et un instant donn, correspondant de fait des grandeursinstantanes, sans pour autant qu'il les ait formules explicitement comme telles. Lareprsentation des grandeurs dans le langage du calcul diffrentiel leibnizien, faiteau dbut du XVIII sicle, donnerait toute sa puissance la mcaniquenewtonienne2. Les lois du mouvement des corps, ensemble de points matrielspour Newton seraient ensuite tendues aux corps solides et fluides, bnficiant enmme temps de grands progrs dans le traitement mathmatique. Cesdveloppements se poursuivirent au long des deux sicles aprs la publication desPrincipia, aboutissant au plein dveloppement de la mcanique et de la physiqueclassique, de Leonhard Euler, Alexis Clairaut et Jean d'Alembert Louis JosephLagrange et Pierre Simon Laplace, puis William Rowen Hamilton, et seprolongent jusqu' la fin du XIXme sicle.

    Mais, dj avant la fin de cette priode, on voit apparatre des lmentsqui allaient terme entraner des modifications radicales pour le concept de vitesse.Ce sont (outre certaines difficults conceptuelles de la mcanique newtonienne tellesque le caractre absolu et inobservable du temps, de l'espace (et de la vitesse),criques de Leibniz Berkeley et Mach) l'invariance de la vitesse de la lumire etla propagation vitesse finie des champs d'interaction.

    1 mv=F . Il s'agit en fait de m dvdt =F (ou F=m ), mais cette notation ne serait acquise qu'une

    quarantaine d'annes aprs la premire publication des Principia.2 v=

    dxdt , =

    dvdt =

    d 2 xdt 2 .

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    INSTANTANEITE OU VITESSE FINIE.DES PARADOXES DE LA LUMIEREA LA PROPAGATION DES CHAMPS

    Galile fut, semble-t-il, le premier penser que la lumire se propage enun temps fini et imaginer une exprience pour mesurer sa vitesse (dans sesDiscours et dmonstrations sur deux sciences nouvelles. Mais les moyens dont ondisposait l'poque n'auraient pu permettre de distinguer, par une observationterrestre, une vitesse finie aussi grande d'une vitesse infinie. Descartes pensait, aucontraire, que la lumire se propage instantanment. C'est Olaf Rmer qui mit envidence le caractre fini de la vitesse de la lumire et en dtermina la valeur par lamesure, en 1675-1676, l'Observatoire de Paris dirig par Jacques Cassini. Il yparvint en observant les rvolutions des satellites de Jupiter (les plantesmdicennes dcouvertes par Galile en 1609) l'aide d'une lunette de Galile.

    Charg de vrifier les tables du mouvement des lunes de Jupiter,Rmer remarqua que leurs occultations (clipses) souffraient d'un retardsystmatique sur une priode de six mois, tout en reprenant la mme valeur au boutd'un an. Il eut l'ide d'interprter ce retard par le temps fini que met la lumire pourparvenir des lunes de Jupiter la Terre, qui dpend de la distance entre les deuxplantes, et donc de la position de la Terre sur son orbite autour du Soleil.

    Rmer effectua des mesures six mois d'intervalle, pour une diffrencede parcours des rayons lumineux gale au diamtre de l'orbite terrestre, ce qui luidonnait la vitesse de la lumire (comme le parcours divis par le temps du retardentre les deux positions de la terre sur son orbite six mois d'intervalle). Cettepremire dtermination de la vitesse de la lumire pour l'espace vide interplantairedonnait environ 310 000 kms/sec, ce qui est trs prs de la valeur actuellementadmise.

    Plus tard, en 1738, James Bradley expliqua l'aberration des toiles parla composition (en grandeur et direction) de la vitesse de la lumire et de celled'entranement de la lunette lie au mouvement de la Terre dans sa course autour duSoleil. La vitesse de propagation dans un milieu rfringent en mouvement, fitl'objet de l'hypothse de l'entranement partiel de l'ther, par Fresnel, en 1818(dans le cadre de sa thorie ondulatoire), pour rendre compte aussi bien del'aberration des toiles que d'expriences d'Arago sur le prisme entran dans lemouvement de la Terre, faites vers 1810, qui montraient le maintien de la validit dela loi de la rfraction dans le mouvement d'entranement de la Terre. L'hypothse deFresnel revient supposer qu'une compensation la modification de la vitesse de lalumire par le mouvement des corps a lieu naturellement, exprime l'aide du

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    coefficient de Fresnel3.Une exprience clbre de Fizeau, faite en 1851, sur la lumire

    (d'origine terrestre) traversant un courant d'eau, vrifia le bien-fond de la formulede Fresnel. Plus tard, vers 1874, E. Mascart, A. Potier et W. Veltman montrrentque l'ensemble des lois de l'optique restent les mmes que l'on considre les corpsau repos ou en mouvement, grce l'effet du coefficient de Fresnel, qui porte surl'approximation au premier ordre de l'aberration, c'est--dire en v

    c. Des

    expriences aux ordres suprieurs furent effectues par la suite, notamment celle (ausecond ordre) de Michelson et Morley, en 1886, montrant que les lois de l'optiquesont encore vrifies.

    La thorie lectromagntique de Lorentz, formule (en 1895) partir decelle de Maxwell pour les corps en mouvement dans l'hypothse d'un ther optiqueet lectromagntique immobile (comme celui de Fresnel), permettait de retrouver cecoefficient directement par le calcul. Mais elle ne russissait pas rendre compte demanire naturelle des rsultats aux ordres suprieurs. Il faudrait attendre la thoriede la relativit restreinte d'Einstein pour trouver l'explication simple des propritsparadoxales de la vitesse de la lumire, dans une nouvelle conception de la vitesse,tablie sur la constance absolue de la vitesse de la lumire, et qui ferait d'elle unelimite absolue de toutes les vitesses.

    Ainsi le caractre fini de la vitesse de la lumire contenait-il en germe lancessit de modifier les conceptions sur les proprits de la vitesse en gnral.Mais il ne fut pas vu immdiatement de cette faon. Cette consquencene nes'imposa que tardivement, bien aprs que l'on ait compris que les actions(lectrique, magntique, et plus tard gravitationelle) se font aussi vitesse finie.L'absence d'action instantane entrainait le caractre relatif de la simultanit, quiallait obliger repenser la signification physique du temps et de l'espace et, leursuite, de la vitesse.

    La propagation des champs vitesse finie, considre pour les champslectrique et magntique par Michael Faraday (vers le milieu du XIX sicle),constitue un lment fondamental dans les transformations du concept de vitesseencore venir. Elle n'apparut relie la vitesse de la lumire que lorsque la thorielectromagntique de Maxwell accorda cette dernire un rle central pour la pensede l'unification des champs : la vitesse de la lumire est aussi la vitesse depropagation du champ lectromagntique, et la lumire elle-mme est une ondelectromagntique (la thorie de Maxwell inclut aussi l'optique). Elle coexistecependant, jusqu' la fin du sicle, avec l'ide d'action instantane pour lagravitation, selon la thorie de Newton. Laplace avait bien fait des calculs ensupposant que l'attraction d'un corps un autre est diffre dans le temps, par suited'une vitesse finie, mais il avait conclu que la vitesse de propagation de lagravitation devrait tre extrmement leve, trs suprieure la vitesse de la lumire

    3 Pour un milieu rfringent, la vitesse de la lumire dans le milieu en mouvement (avec une

    vitesse v) est donne par V ' = cn

    + v , avec = (1 1n2

    ) , tant le coefficient de Fresnel (et c lavitesse de la lumire dans le vide).

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    (en fait, 107 fois celle-ci). Il gardait donc l'action instantane.Un sicle plus tard, Henri Poincar confirmait ces calculs, mais faisait

    valoir la limitation des hypothses considres par Laplace. Lorsqu'il tendit, en1905, le principe de relativit (dans le sens restreint) la gravitation, il fit remarquerqu'elles hypothse ntaient plus de mise avec le rle dsormais accord la vitessede la lumire et avec la nouvelle loi relativiste de composition des vitesses ; lagravitation devait aussi tre transmise avec cette mme vitesse. C'est elle aussiqu'Einstein prit pour vitesse de propagation du champ de gravitation ds sonpremier travail sur ce sujet, en 1907. Il aura fallu, de fait, les conceptions de larelativit restreinte, pour faire de la propagation vitesse finie un caractre universeldes champs d'interaction.

    5

    LA RECONSTRUCTION DE LA VITESSEDANS LA THEORIE DE LA RELATIVITE

    La troisime et dernire priode de notre histoire commence donc avecla prise de conscience pleine et entire de la ncessit reprsente par lesdveloppements qui prcdent, qui s'exprime dans la thorie de la relativitrestreinte d'Einstein, formule en 1905. Elle se prolonge jusqu' nos jours, lareconstruction de la vitesse s'tant accompagne d'autres dveloppements etimplications lis aux thories de la physique et la cosmologie.

    La fin de l'ide newtonienne d'action instantane distance et sasubstitution par celle d'actions propages de proche en proche vitesse finieentranrent, en dfinitive, la critique de l'ide de simultane absolue entre desvnements et la suppression de l'ide de temps absolu. Cela devait occasionnerune nouvelle mutation du concept de vitesse. L'analyse critique de l'ide desimultanit, qui y joue un rle dcisif, incorpore pleinement la physique lecaractre fini des vitesses de propagation, toutes les vitesses tant rapportes lavitesse de la lumire dans le vide conue comme invariant absolu, indpendant dumouvement, et vitesse limite.

    Ces considrations, dveloppes surtout par Einstein partir d'untravail thorique sur l'lectrodynamique, durent beaucoup aux rflexions critiquessur l'espace et sur le temps absolus de la physique classique proposes notammentpar Ernst Mach et Henri Poincar. La vitesse de la lumire dans le vide, ainsipromue au rang de constante universelle, vit ensuite exprimer sa significationprofonde comme la constante de structure de l'espace-temps.

    La question de la vitesse est au cur de la thorie de la relatviitrestreinte d'Einstein. Celle-ci met en effet en avant, comme les deux principes surlesquels elle se fonde, deux propositions ayant trait la vitesse. La premire est larelativit des mouvements d'inertie (c'est--dire rectilignes et uniformes, de vitesses

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    constantes en grandeur et direction, le repos en tant un cas particulier) pour les loisphysiques ou, de manire quivalente, l'invariance des lois physiques pourl'ensemble de tels mouvements. (Ultrieurement, la limitation cette classe devitesses serait abroge par la relativit gnrale, par la considration d'invariancepour tous les mouvements de toutes les vitesses).

    La seconde proposition est la constance de la vitesse de la lumireindpendamment du mouvement de sa source (noyau de la thorie de Maxwell, entant que vitesse des ondes lectromagntiques, valide pour le systme au repos del'ther). La premire oblige d'tendre la seconde tous les mouvements d'inertie (leprincipe de relativit exigerait une mme quation des ondes lectromagntiquesdans tous les systmes de rfrence, et donc en particulier une mme valeur de lavitesse de la lumire dans tous ces systmes). Mais entre les deux se tenait (l'poque d'Einstein) la rgle galilenne de composition des vitesses, qui les rendaitincompatibles (selon cette rgle, les vitesses s'ajoutent gomtriquement). Tous lesphnomnes mcaniques, optiques et lectromagntiques connus semblaientrespecter la relativit des mouvements : il y avait donc un dsaccord cet gardentre les phnomnes et la thorie. C'est cette rgle des vitesses qu'Einstein dcidad'abandonner aux prix d'une reformulation de l'espace et du temps, qui soumettaitces derniers, pour en faire des grandeurs rellement physiques, aux deux principesindiqus.

    On voit combien la question de la signification physique de la vitesse futdcisive dans ces dveloppements. Il fallait, en vrit, que la vitesse de la lumirene change pas, mme quand on la composait avec une autre vitesse quelconque, cequi relevait d'une proprit de la cinmatique nouvelle qu'il fallait instaurer. Cettecinmatique fut obtenue par l'explicitation du lien existant entre les coordonnesd'espace et le temps pour qu'une relation physique soit possible entre deux pointsde l'espace en fonction du temps, cette liaison tant ralise par des transmissions( vitesse finie) de signaux de positions et d'indications d'horloges.

    Dans la transformation qui fait passer d'un rfrentiel un autre enmouvement (rectiligne et uniforme) relatif, le temps entre dans l'expression descoordonnes d'espace, et l'espace entre dans les coordonnes de temps. Il n'y aplus de temps ni d'espace absolus et spars, les deux sont lis et relatifs, et lasimultanit de deux vnements est toujours relative au systme o l'on se trouve.Cette relativit de la simultanit ressort directement du fait que la transmission designaux pour en juger se fait vitesse finie.

    Des formules de transformation des coordonnes et du temps, dcouleune nouvelle loi de composition des vitesses, qui n'est plus simplement additivemais module par un facteur (infrieur l'unit) tel que la vitesse rsultante restedans tous les cas infrieure ou gale la vitesse de la lumire4. La formulerelativiste de composition fait immdiatement voir le rle parfaitement symtrique

    4 Loi des vitesses de Galile : u=v+w ;loi des vitesses d'Einstein-Poincar : u =

    v + w

    1 +vw

    c2

    . La

    composition de n'importe quelle vitesse avec la vitesse de la lumire donne encore la vitesse de lalumire.

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    des vitesses qui interviennent, ce qui est l'expression directe de la relativit desmouvements (aucun n'est privilgi). Elle montre aussi que toutes lestransformations par mouvements d'inertie forment un groupe (au sensmathmatique).

    La relation entre l'espace et le temps, qui se manifeste dans la formed'une quantit invariante (s2 = x12 + x22 + x32 c2t 2 ), peut tre exprime d'unemanire mathmatique qui montre immdiatement la solidarit organique de cesgrandeurs, en en faisant les quatre dimensions d'une mme varit, l'espace-temps(le temps tant une quatrime coordonne, x4 = ict ). C'est la reprsentationpropose ds 1907 par Hermann Minkowski. La vitesse de la lumire y joue le rlefondamental de constante de structure de l'espace-temps. Il n'est ds lors plustonnant qu'elle soit une vitesse limite, si c'est par la dfinition mme du lien del'espace et du temps pour les vnements physiques.

    La reprsentation gomtrique de l'espace-temps quatre dimensions(on peut la ramener un diagramme deux dimensions, une pour la ccordonnevariable d'espace, l'autre pour le temps) met en relief sa division en trois rgions,caractrises par trois catgories de relations distances-temps, c'est--dire devitesses : le cne de lumire (le rapport des distances aux intervalles de temps yest gal la vitesse de la lumire), la rgion temps (o des actions physiquescausales, c'est--dire effectues des vitesses infrieures celle de la lumire, sontpossibles) et la rgion espace (sans connexions physiques).

    On remarque que la loi de composition relativiste des vitesses a uneforme hyperbolique, c'est--dire que l'espace des vitesses relativistes n'est paseuclidien mais hyperbolique (ou lobachevskien). Il est possible de faire unchangement de variable qui remplace la vitesse par une autre grandeur (appelevlocit), de telle sorte que la loi de composition entre les vlocits soitadditive, ce qui fait retrouver la loi simple d'addition, parfois plus facile utiliser,car plus directement intuitive5.

    Avec la relativit restreinte, la vitesse perd de son importance parrapport aux lois physiques, en exprimant l'quivalence de tous les mouvementsd'inertie. La relativit gnrale perptre plus encore ce dtrnement, en supprimantpour ainsi dire tout intrt aux vitesses de tous les mouvements, en les rendantquivalentes. Elle abolit, en effet, toute distinction fondamentale entre tous lesgenres de vitesses, uniformes et variables, en les incorporant dans la structure del'espace-temps. Du moins, une seule vitesse prsente-t-elle de l'intrt dans lesdeux cas : celle de la lumire, responsable de la couture ensemble de l'espace et dutemps, c'est--dire de la couture de l'espace-temps, globalement pour la premire,localement pour la seconde.

    Dans la thorie de la relativit gnrale, en effet, o la forme de lastructure de l'espace-temps, donne par la mtrique, inclut les champs degravitation, la vitesse de la lumire n'a qu'un caractre local (elle est constantelocalement, dans l'hyperplan tangent en un point de l'espace-temps).

    D'autres implications du concept de vitesse ont accompagn depuis la

    5 V =chv (ch : cosinus hyperbolique).

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    relativit restreinte et jusqu' nos jours les dveloppements de la physique, dansdeux directions principales : celle de la physique quantique, d'une part, avec lamcanique quantique, non relativiste puis relativiste, prolonge en thorie quantiquedes champs et des particules atomiques et subatomiques, avec les dveloppementsrcents des thories de champs de jauge et symtries ; et celle, d'autre part, del'astrophysique et de la cosmologie contemporaine (laquelle a pris son dpart dansla direction de la relativit gnrale).

    La proprit duale des lments de matire qui se prsentent tanttcomme des ondes et tantt comme des particules a t mise en vidence partir dufait que la lumire a une impulsion : la quantit de mouvement du quantumlumineux fut dmontre thoriquement par Einstein en 1916, et exprimentalementpar l'effet Compton (conservation de l'nergie-impulsion dans l'interaction photon-lectron) quelques annes plus tard. Dans la physique classique, l'impulsion (ouquantit de mouvement) tait dfinie, pour un corpuscule, par le produit de la massepar la vitesse ; mais la relativit restreinte, avec l'quivalence de la masse et del'nergie, permettait de continuer donner un sens l'impulsion, mme quand lamasse d'une particule est nulle et que sa vitesse est toujours gale celle de lalumire. Cela signifiait en mme temps un dpassement de la vitesse commegrandeur significative dans la dynamique au profit de l'impulsion, dj apparentd'ailleurs en physique classique avec le formalisme hamiltonien.

    La mcanique quantique posa des limitations au concept de vitesse et celui d'impulsion par les relations d'indtermination de Heisenberg. Maisl'impulsion ne continue pas moins jouer un rle important dans lesdveloppements ultrieurs de la physique. N'voquons que la question actuelle dela masse des neutrinos, qui n'est peut-tre pas nulle : leurs vitesses seraient alorsdiffrentes de la vitesse de la lumire, et cela aurait des implications diffrentsniveaux, notamment en astrophysique. Ou encore le fait que la vitesse depropagation des champs d'interaction est lie la masse de leurs particules(quantiques) ou bosons d'change : elle est gale celle de la lumire pour desbosons d'change de masse nulle, comme c'est le cas du champ lectromagntique(photon) et celui du champ de gravitation (graviton), et en diffre pour les bosonslourds comme ceux des interactions faibles, dans les rgions d'nergie o cesmasses sont sensibles. La vitesse intervient encore comme un paramtre significatifdans certains phnomnes d'interactions dont elle dtermine la dure (trs petite)pour une densit trs leve de matire-nergie, comme dans le cas des plasmas dequarks et de gluons.

    En astrophysique et en cosmologie, la vitesse intervient de multiplesfaons. On s'en tiendra mentionner la question du rapport de la vitesse et del'horizon dans le cas des trous noirs, et celle des vitesses de rcession des galaxies,lie la vitesse d'expansion de l'Univers (par la constante de Hubble), sur laquellergnent encore des incertitudes. Et, pour terminer, les vitesses des diverses phasesde l'Univers primordial, domines par les lois des champs de jauge dont lessymtries se brisent en les diffrenciant. L'ensemble dresse un panorama de lasquence des vitesses de droulement des vnements dans l'Univers, et dudploiement de l'espace-temps-matire identifi ce dernier.

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    RESUME.Aprs avoir rappel quelques lments de nature gnrale,

    anthropologique et culturelle, mais aussi physiologique, sur la notion de vitesse,pralables sa constitution en concept scientifique, nous parcourrons les tapesimportantes de l'histoire de sa conceptualisation physique. Nous ferons dbuter lapremire avec Aristote et la conception qualitative du mouvement, en la faisant sepoursuivre jusqu'aux Mdivaux et la Renaissance, avec la doctrine de l'impetus,la distinction entre mouvement naturel et mouvement violent, et l'absence, voirel'impossibilit, d'une vritable mathmatisation. La deuxime priode est celle de laformulation de lois du mouvement par la mathmatisation de la vitesse, de Galile la mcanique de Newton et la physique classique, o la puissance du concepts'tablit dans son expression par le calcul diffrentiel. La troisime priode est cellede la prise en compte des actions propages de proche en proche vitesse finie, dela critique de la simultanit, de la vitesse de la lumire comme vitesse limite : lathorie de la relativit reconstruit la vitesse sur une nouvelle conception de l'espaceet du temps. Cette priode se prolonge plus rcemment dans d'autres aspects quiconcernent la physique des particules quantiques et la cosmologie.