Patrimoine ordinaire & développement rural
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Patrimoine ordinaire
& développement rural
Les enjeux d’une prise de conscience
L’exemple de St �élo – Côtes d’Armor
Amaury PRUD’HOMME
E.N.S.A-Versailles | février 2012 Mémoire de master sous la direction de
Sawsan NOWEIR, Nadja MONNET, Barbara MOROVITCH & Gilles TEISSONNIERES
(groupe « démarche en marge »)
Di�usion libre, gratuite et recommandée
© Amaury PRUD’HOMME, février 2012
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Mes remerciements vont
à Roselyne BUSSIERE, pour m’avoir ouvert les yeux sur le
patrimoine ordinaire et donné l’enthousiasme nécessaire pour
en faire un mémoire ;
à Sawsan NOWEIR, pour m’avoir amené à considérer le patrimoine
comme un enjeu de l’avenir et non pas un objet du passé, et
pour m’avoir soutenu et guidé tout au long de ce mémoire ;
à Nadja MONNET, Barbara MOROVICH et Gilles TEISSONNIERES pour
avoir développé mon intérêt pour les sciences sociales ;
à Monsieur AÏT AOUDIA, pour avoir pris le temps de me relire et
pour ses remarques pertinentes ;
à mon grand-père, pour m’avoir sensibilisé à la problématique
socio-économique des villages de campagne, et pour m’avoir
relu et corrigé ;
à mon père, pour m’avoir relu et corrigé ;
à Daniel LE GOFF, maire de St �élo, ainsi qu’aux habitants que j’ai
pu interviewer, pour leur accueil, leur aide et leurs remarques,
sans quoi ce mémoire n’aurait pas été ce qu’il est ;
au CAUE 22 et à l’association CPRB pour leur collaboration et leur
documentation.
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
AVANT-PROPOS
a France est un pays de tradition rurale forte, dont l’histoire
et la culture doivent autant à ses villes qu’à ses campagnes.
Les trois quarts des communes françaises ont moins de 1000
habitants1, et notre pays compte à lui seule 40% des communes
de l’Union Européenne2. L’habitat y est particulièrement réparti
et diGus sur l’ensemble du territoire. Mais aujourd’hui, dans un
contexte d’économie mondialisée et de modes de vie de plus
en plus urbains, le milieu rural se retrouve marginalisé, tant
socialement qu’économiquement.
Si la campagne se situe en marge de la société, il en va alors de
même pour l’histoire, la culture locale et le patrimoine qui
composent tout village, aussi modeste soit-il. La conférence
donnée par Roselyne BUSSIERE à l’Ecole d’Architecture de
Versailles en octobre 2010, nous a fait prendre conscience de
l’importance et de la richesse du patrimoine « ordinaire », trop
souvent méconnu à l’unique profit du patrimoine dit
« monumental ». Or, ne pas prendre en compte la culture
« rurale » et « ordinaire », c’est se priver non seulement d’une
part majeure de ce qui fonde la culture française, mais aussi
d’un levier de développement non négligeable pour les villages.
C’est pourquoi aujourd’hui, le développement rural comme le
patrimoine ordinaire et les services réciproques que peut
rendre l’un à l’autre, semblent être devenus de véritables enjeux
de notre société actuelle.
Le projet « mémoire en demeure » de St �élo, dont nous
avions connaissance depuis quelques années déjà, a été le
déclencheur de notre réflexion. Il nous a semblé être le cas
d’étude idéal, en cela qu’il rassemblait à la fois la problématique
du développement rural et du patrimoine ordinaire, dans une
dynamique artistique résolument contemporaine et optimiste.
1 Recensement Insee 1999. 2 Cf. l’article « Commune nouvelle » ; in Wikipédia.
L
3
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
TABLE DES MATIERES :
AVANT-PROPOS ................................................................ 3
INTRODUCTION ................................................................. 6
1. LE PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION .......................... 8
1.1. Mise en place d’une politique du patrimoine ............................. 8
1.1.1. La politique culturelle régionale
1.1.2. La Maison des Toiles et le Syndicat de la Route du Lin
1.1.3. Le projet « Mémoire en demeure » de T. KAWAMATA
1.1.4. Le label « Communes du Patrimoine Rural Breton »
1.1.5. La Zone de Protection du Patrimoine Architectural,
Urbain et Paysager
1.1.6. Une politique éclairée au service d’un patrimoine
ordinaire et rural
1.2. Le patrimoine de St �élo .................................................................. 20
1.2.1. Un patrimoine « ordinaire »
1.2.2. Un patrimoine rural
1.2.3. Inventaire des types de patrimoine
1.2.4. Le patrimoine, porteur de mémoire et d’identité
2. LES EFFETS DU PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION ....... 40
2.1. L’impact sur la population locale ................................................... 40
2.1.1. La notion de déclassement / classement
2.1.2. Le contexte socio-historique
2.1.3. Les associations d’habitants
2.1.4. Vers une prise de conscience du patrimoine ordinaire ?
2.2. L’impact sur le développement rural ............................................. 51
2.2.1. Le contexte géographique et socio-économique
2.2.2. Vers une mise en place d’une véritable politique
touristique locale ?
2.2.3. Développement rural et intégration
4
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
3. BILAN .............................................................................. 64
3.1. Quel enseignement tirer de cette expérience ? ....................... 64
3.2. Patrimoine & développement ........................................................... 66
BIBLIOGRAPHIE ET OUVRAGES CITES ................................ 67
ANNEXES .......................................................................... 72
A. Glossaire ........................................................................................................... 73
B. Photos du projet « mémoire en demeure » .................................. 74
C. Entretiens ......................................................................................................... 77
D. Typologie des maisons de St �élo ................................................... 84
5
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
« Le patrimoine à St �élo, c’est un peu comme une très belle femme, dont seul le mari ne se rendrait pas compte de la beauté. »
un habitant de St �élo
INTRODUCTION :
e 2004 à 2006 ont eu lieu à St �élo, petit village des Côtes
d’Armor, des ateliers d’étudiants avec l’artiste japonais
Tadashi KAWAMATA réhabilitant d’anciennes maisons de
tisserands. Cette intervention artistique, appelée « Mémoire en
Demeure » faisait écho au nouveau Musée de la Toile qui s’est
ouvert dans ce même village en 2004. Le projet fut récompensé
par le prix Architecture Bretagne 2008 et publié dans plusieurs
journaux, revues et sites internet spécialisés. Ainsi ce petit
village de 400 habitants du centre-Bretagne, que rien ne
disposait à une telle médiatisation, s’est soudain retrouvé sous
les projecteurs par la volonté de son maire Daniel LE GOFF et de
ses habitants.
Ce projet est intervenu sur le petit patrimoine thélotais que
sont les maisonnettes des anciens tisserands de lin. En eGet, aux
XVIIe-XVIIIe s. la Bretagne a connu son apogée grâce à la
fabrication et au commerce de toiles de lin dans le monde
entier. De cette époque, date tout le bâti ancien de St �élo et
sa région. Le projet « Mémoire en Demeure » a eu à cœur de
faire évoluer les regards sur ce patrimoine « ordinaire » jusque-
là non-reconnu du grand public et des habitants eux-mêmes.
Nous verrons comment s’est eGectuée cette patrimonialisation.
Par ailleurs, de tels villages de campagnes se trouvent
aujourd’hui confrontés à une problématique de survie
économique et sociale, face à des phénomènes de
rurbanisation ou de désertification. En quoi la prise en compte
du patrimoine rural peut-il être le moteur d’un nouveau
développement local ?
D
6
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Comment s’opère la prise de conscience du patrimoine
ordinaire ?
Et comment peut-elle s’intégrer au développement social et
économique local ?
C’est à ces questions que ce présent mémoire tentera
d’apporter des éléments de réponse. Au préalable, nous posons
les hypothèses de travail suivantes :
A. La politique active de la mairie de St �élo en faveur du
patrimoine aurait permis l’émergence d’une conscience du
patrimoine ordinaire rural. Celui-ci, dès lors réapproprié par
la société civile comme bien collectif, est conservé et
protégé.
B. Le processus de patrimonialisation se serait fait avec la
coopération des habitants du village. Cette démarche
participative renforçant la prise d’intérêt de la population.
C. Cette politique patrimoniale et touristique aurait permis le
développement (même modeste) de St �élo et des
alentours.
7
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1. LE PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION
1.1. Mise en place d’une politique du patrimoine
La mairie de St �élo mène depuis quelques années une
politique de patrimoine active, en cohérence avec les initiatives
à plus grande échelle, sans forcément entretenir de lien direct
avec celles-ci.
1.1.1. La politique culturelle régionale
La politique culturelle et touristique de la Région Bretagne
La Bretagne est la 1ère région d’Europe en nombre d’édifices
religieux, la 2nde région de France (après l’Ile-de-France) en
nombre d’édifices classés « monuments historiques »1, et la 4e
région touristique du pays.
Fort de ce patrimoine exceptionnel, le conseil régional de
Bretagne a toujours eu à cœur, depuis sa création, de stimuler
et porter l’attractivité touristique et économique de la région en
menant une politique forte en matière de valorisation de la
culture et du patrimoine, qu’il reconnaît comme étant un
« puissant levier d’action » en faveur des territoires. Depuis
2007, dans son schéma régional « pour une nouvelle politique
du patrimoine en Bretagne »2, la Région entend repositionner
son action culturelle et reconnait désormais au patrimoine, non
seulement une « valeur d’existence propre » qui justifie sa
protection et sa conservation ; mais aussi et surtout une
« valeur d’usage et de développement », qui permet une
« valorisation sociale, environnementale, identitaire et
économique » des territoires.
Dans cette optique, le rapport préconise deux axes d’actions
majeurs : territorial et thématique. Le « projet de territoire »
répond à une demande précise et formulée du bénéficiaire.
Celui-ci peut être un territoire géographiquement et
culturellement délimité (pays touristique, intercommunalité,
1 Par convenance, nous les appellerons par la suite simplement « M.H » ou
« bâtiments classés ». 2 DRAC BRETAGNE ; 2007
8
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
département), mais aussi un réseau (Villes d’art et d’histoire,
Communes du patrimoine rural breton…) L’action thématique
est une initiative du conseil régional : elle regroupe tous les
territoires et communes concernés autour d’un thème
commun complexe qui ne peut être mis en valeur isolément
par ces territoires. (ex : les phares et le patrimoine maritime).
La politique de la Région est donc proactive, elle cherche à se
remettre en question et à s’adapter aux nouvelles donnes du
patrimoine.
La Bretagne : une marque de territoire
En janvier 2011, la Région Bretagne est la première de France
à lancer sa propre « marque de territoire ». Le nom du territoire
devient ainsi un gage de reconnaissance de la qualité et de
l’identité du produit auquel il est accolé. Cette marque se veut
élaborée autour de valeurs culturelles et humanistes, censées
être le fondement de la culture bretonne moderne (valeurs en
réalité tout autant fantasmées que réelles, ou bien trop vagues
pour être spécifiquement bretonnes) et basée sur un
vocabulaire volontariste (« ouverture d’esprit », « sens du
collectif », « engagement », « imagination »…) L’objectif est de
fédérer toutes les initiatives culturelles (festivals, musées, art,
patrimoine, sport) autour d’une identité commune, en vue
d’une meilleure visibilité et attractivité de la région sur la scène
nationale, européenne, voire mondiale. Mais cette marque reste
un pur outil de « marketing territorial1 » qui confine à l’auto-
persuasion et qui trahit un manque de confiance en soi dans la
course eGrénée à l’attractivité touristique et économique.
Quel que sera le résultat de cette démarche, cette
manipulation de l’identité et de la culture régionale, nous
montre à quel point le Politique a pris conscience des enjeux
sociétaux qui y sont attachés.
1 On parle aussi de regional branding.
9
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Le pays de Centre Bretagne
Les pays d’accueil touristique (PAT) ont été créés en 1976 et
sont sous la tutelle du Ministère de l’agriculture, de la ruralité et
de l’aménagement du territoire. Ils sont les outils de promotion
d’un tourisme pensé avant tout comme moteur de
développement des territoires, privilégiant l’action locale. Un
« pays » correspond à une aire géographique définie selon sa
taille, mais aussi dans le respect d’une identité qui lui est propre.
La Bretagne à elle seule en compte 21 (sur 120 PAT à l’échelle
nationale !), dont le pays de Centre Bretagne ou se situe
St �élo. Leurs objectifs communs sont définis dans une charte
régionale :
− Aide au développement et à l’aménagement de l’oGre
touristique
− Organisation et valorisation de cette oGre touristique
− Commercialisation de l’oGre touristique
− Observation et recueil de données relatives au tourisme.
1.1.2. La Maison des Toiles et le Syndicat de la Route du Lin
Dès les années 1980, émerge chez les historiens et érudits de
la région un regain d’intérêt pour le passé industriel textile de la
Bretagne. En 1988, le CAUE 22* réalise les premiers
recensements du patrimoine thélotais, et un an plus tard, a lieu
un colloque « Jeunesse et patrimoine » sous l’égide de l’UNESCO
portant sur l’architecture rurale du « pays des Toiles ».
En 2004, est inaugurée la Maison des Toiles, un éco-musée
retraçant l’épopée du passé industriel textile du village et de sa
région. Cette inauguration relance un processus vieux d’une
quinzaine d’années initié entre les villes de St Brieuc,
Moncontour, Loudéac, Uzel et St �élo, mais qui n’avait jamais
abouti à cause de divergence de vues et faute d’une volonté
politique commune su`sante.
Finalement, cette « patrimonialisation » se met en place à
l’échelle communale : on assiste à un éparpillement des
initiatives et au chacun-pour-soi. St Brieuc, expose le passé
textile dans les galeries permanentes de son musée d’art et
10
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
d’histoire ; Quintin a son musée-atelier des tisserands et des
toiles ; La Chèze, son centre culturel des métiers de Bretagne.
St �élo et sa Maison des Toiles, bientôt rejoint par le village
voisin d’Uzel et son Atelier-musée du tissage, se regroupent au
sein d’une structure commune : le Syndicat de la Route du lin.
Ce nouvel organisme a pour vocation à mutualiser les moyens
en vue d’une politique culturelle et touristique commune, afin
de créer une oGre touristique plus visible et plus attractive. Cela
passe notamment par une signalétique routière et un circuit
touristique reliant les deux communes.
Le musée de St �élo s’installe dans une ancienne maison de
marchand toilier, sauvée in extremis de la ruine et restaurée
avec l’aide financière de la CIDERAL* et l’expertise du CAUE 22.
Cette maison faisait à l’époque l’objet d’un permis de démolir,
acceptée par la commune. Quelques années auparavant, ce
genre de bâtisse était encore appelée « château » par la
population qui en avait oublié la fonction d’origine. Cette
patrimonialisation de l’histoire du lin en Bretagne n’est pas tant
un travail sur la mémoire, que la redécouverte de savoir-faire et
techniques traditionnelles liés à une filière industrielle
aujourd’hui disparue.
Ce projet n’est pas initié par le village, mais est pris en charge
directement par les pouvoirs publics aux échelons supérieurs :
communauté de communes, département, Direction Régionale
des AGaires Culturelles (DRAC*), CAUE 22. Aucune concertation
réelle n’a donc lieu avec la population
10
11
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.1.3. Le projet « Mémoire en demeure » de Tadashi KAWAMATA1
Dès 2001, le maire et quelques riverains décident
d’accompagner et poursuivre la dynamique induite par la
réhabilitation – alors en cours – de la future Maison des Toiles,
pour une mise en valeur du bourg. Il ait fait appel au CAUE 22,
qui connaît bien le patrimoine thélotais pour s’y être intéressé
dès 1988. Tandis que la création du musée était un projet
institutionnel et technocratique bénéficiant d’un budget
confortable, le projet « mémoire en demeure » est piloté
directement par la mairie et les habitants, et ne dispose pas
d’une grande marge de manœuvre.
L’idée initiale des commanditaires était assez vague et portait
sur l’embellissement du bourg, son fleurissement (ce qui sera
tout de même fait par les habitants et le jardinier du village,
avec les conseils du CAUE 22), ainsi que des circuits pédestres
en lien avec la botanique. l’artiste japonais Tadashi KAWAMATA
est, lui, fortement marqué par l’architecture de granit du village.
Mais alors que jusqu’à présent, l’attention s’était toujours portée
sur les maisons de marchands, il décide d’intervenir sur trois
modestes maisons de tisserands. Selon lui, la richesse de
l’industrie toilière ayant permis la construction des maisons de
maîtres provient aussi, pour une part, des tisserands. Il n’y a, dès
lors, pas de raison d’ignorer ce patrimoine, aussi humble soit-il.
C’est via un programme de mécénat culturel que KAWAMATA
intervient sur quelques maisons de tisserands quasiment en
ruine, et les réhabilite dans le cadre d’ateliers d’étudiants.
1 Pour des illustrations du projet et des ateliers d’été, cf. Annexe B – Photos du
projet « mémoire en demeure »
12
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Les partenaires
De nombreux acteurs sont intervenus à des degrés et étapes
divers dans le projet « Mémoire en Demeure ». Face à cette
diversité et cette complexité, la mise en place d’un
organigramme s’est avérée nécessaire pour permettre un
regard synthétique sur l’ensemble de ces protagonistes, afin de
mieux appréhender leur(s) rôle(s), leur imbrication et leurs
interactions.
On voit l’ampleur qu’a pu prendre ce projet : aussi modeste
fut-t-il, il a fait intervenir de nombreuses institutions portant
dans des domaines aussi divers que le patrimoine, le tourisme,
la gestion politique, l’art, l’architecture, le paysage, l’économie
et la société. Selon leur nature, nous avons regroupé ces
institutions en quatre grandes familles : administrative,
culturelle, associative et économique.
La famille « administrative » reflète le mille-feuille de
l’administration étatique française : chaque maillon de la
chaîne, de la commune au ministère, est intervenu dans le
projet. Chacun apportant ses compétences propres : le
Ministère de la Culture via la DRAC oGrant expertise et conseil et
le Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC*) soutenant
l’initiative artistique ; les conseils régional et général et la
communauté de communes CIDERAL apportant une aide
financière dans le cadre de leur politique culturelle respective ;
la mairie apporte un soutien politique aux commanditaires (le
maire et quelques habitants). Elle a pour elle sa connaissance
du terrain et de la problématique locale ainsi que l’avantage de
la proximité.
La famille « culturelle » concerne notamment la Fondation de
France qui, via son programme des « Nouveaux
Commanditaires », soutient les initiatives de particuliers qui
souhaitent faire appel à l’art contemporain dans l’intérêt
collectif. Auparavant, la région Bretagne, n’était pas éligible à ce
programme. Le projet « Mémoire en demeure » en est la
première intervention, et a ouvert la voie à beaucoup d’autres
dans la région (à Plougonver, St Benoît-des-Ondes, Rennes,
Trébédan…).
13
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Le médiateur culturel Eternal Network est délégué, et apporte
conseil, aide logistique et technique. C’est lui qui, après étude
de la demande et concertation avec les commanditaires, décide
de faire appel à KAWAMATA. Le Conseil d’Architecture,
d’Urbanisme et d’Environnement des Côtes-d’Armor (CAUE 22)
fournit aussi aide technique et conseil, via son paysagiste
délégué Didier PIDOUX et son architecte délégué Mathieu LE
BARZIC. C’est ce dernier qui assure la maîtrise d’œuvre du projet.
La famille « associative » a été analysée précédemment1.
La famille « économique et financière », quant à elle, sera vue
ultérieurement. 2
On comprend donc que le projet « mémoire en demeure »,
né de la volonté politique et citoyenne locale, est loin de n’être
qu’une intervention artistique démiurgique et donc stérile. Au
contraire, il prend en compte tous les domaines qui fondent un
développement local intégré. Nous y reviendrons plus loin.3
Cependant, nous sommes en droit de nous questionner sur la
pertinence et l’e`cacité d’un tel nombre d’acteurs. Notre
première crainte fut qu’une telle prolifération, non seulement se
fasse au détriment du dialogue, mais aussi au préjudice des
commanditaires, qui auraient pu voir leur projet être l’objet
d’une récupération politique opportuniste. Mais après entretien
avec M. le maire, on constate qu’il n’en fut rien. Les
commanditaires ont gardé la place centrale, et il semblerait que
le CAUE 22 et le médiateur culturel Eternal Network aient joué
les rôles d’interlocuteurs de premier plan, assurant le lien entre
la mairie et les autres acteurs.
1 Cf. supra 1.1.1. La politique culturelle régionale ; 1.1.2. La Maison des Toiles et le
Syndicat de la Route du Lin et cf. infra 1.1.4. Communes du patrimoine rural breton.
2 Cf. infra 2.2.2. Vers une mise en place d’une véritable politique touristique locale ?
3 Cf. infra 2.2.3. Développement rural et intégration
14
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Les chantiers d’étudiants
La particularité du travail de KAWAMATA étant qu’il ne travaille
jamais seul, mais en collaboration et dialogue avec les
commanditaires, il décide de mettre en place des ateliers
d’étudiants échelonnés sur trois étés. Ainsi, de 2004 à 2006,
pendant trois fois deux semaines, des étudiants d’art et
d’architecture de France et de l’étranger vont concevoir et
construire une structure serpentant à travers deux anciennes
maisons de tisserands abandonnées et un hangar attenant,
juste en face du musée, au sud du village (voir carte). Quelques
habitants sont très investis dans le projet : ils participent au
chantier et logent les étudiants chez eux.1 Chaque été, la fin du
chantier est l’occasion de festivités et d’une réunion publique
pour expliquer l’avancement du projet.
En 2006, le village inaugure ce nouvel espace et le baptise en
l’honneur de l’artiste. Toute une symbolique parsème la lecture
de ce projet. La passerelle, partant des maisons, se dirige vers le
sud en direction de l’étang. Elle accueille le visiteur par une
promenade « lente » et lui permet de prendre le temps
d’admirer la vue sur le village. Elle peut aussi se voir comme
l’expression du lien qui unit le village à son paysage, aux
champs et à l’étang situé au sud. La tour, dépassant du toit en
polycarbonate est un rappel de la forme archétypale du métier
à tisser et se veut un symbole fort de l’intervention artistique et
du renouveau de l’architecture patrimoniale. La construction,
en matériaux contemporains (structure bois et polycarbonate)
a`rme son caractère contemporain et son respect du bâti
ancien. C’est elle qui maintient les maçonneries anciennes
debout, et réciproquement celles-ci supportent les nouvelles
structures en bois. C’est une belle métaphore du soutien
mutuel de l’architecture contemporaine et du patrimoine.
Ce projet a fait l’objet d’une publication et d’un film2, selon la
volonté de l’artiste. D’après lui la dynamique du processus de
projet, par essence éphémère, doit être fixée sur papier.
1 Ce dernier détail n’était d’ailleurs pas prévu au programme. Mais le foyer
communal n’étant pas prêt à temps pour accueillir les étudiants, les habitants se sont retrouvés « contraints » de les loger. Ce qu’ils réitèreront très volontiers les étés suivants, bien que le foyer fut alors en mesure de les accueillir !
2 ETERNAL NETWORK ; 2007
15
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
En 2008, le projet « mémoire en demeure » a été récompensé
du prix d’Architecture de la région Bretagne, ce qui a contribué
à faire connaître le village au-delà de son pays.
L’évolution de l’Espace KAWAMATA
Jusqu’à l’intervention de l’artiste en 2004, le site était
constitué de deux parcelles tout en longueur au sud de la
Maison des Toiles. L’une d’elles était vide de bâti, l’autre
présentait trois anciennes maisons de tisserands alignées à rue,
et un hangar à l’arrière. Depuis longtemps inadaptés aux
exigences d’habitabilité moderne, les bâtiments étaient
abandonnés et menaçaient ruine. Il était prévu de les démolir
pour y aménager le parking du nouveau musée. On voit ici à
l’œuvre la méconnaissance du patrimoine ordinaire au profit
d’un patrimoine plus « explicite », qui seul mériterait d’être
conservé. Lors de ses premières visites en 2003, Tadashi
KAWAMATA est séduit par le granit des constructions et décide
d’intervenir dessus. Terrains et bâtis sont alors achetés par la
commune.
De 2004 à 2006 ont lieu les ateliers d’étudiants, qui vont
réhabiliter le bâti et aménager les abords. Un élément vertical,
la tour, est construit à travers le toit de la plus grande des
maisons, reprenant la forme générique du métier à tisser. Un
élément horizontal, la passerelle, relie les maisons et le hangar
entre eux et avec l’arrière du terrain, Les abords directs sont
aussi réaménagés : du mobilier urbain est installé, un parking
est mis en place, un sentier pédestre part vers l’étang. Tout cela
semble fonctionner, le village est ravi et lors de l’inauguration
en 2006, le site est baptisé « Espace Tadashi KAWAMATA » en
l’honneur de l’artiste.
Mais en se rendant sur les lieux cinq ans plus tard, force est de
constater que cela ne marche pas. Plusieurs modifications
ultérieures ont été faites (voir schéma 3) pour mettre les
bâtiments aux normes de sécurité et d’utilisation, afin de
permettre un usage sans danger des bâtiments. De plus, le site
reste très peu utilisé, et ce pour plusieurs raisons. N’étant
jusque-là pas aux normes, ni raccordés aux réseaux d’eau et
16
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
d’électricité, ils ne pouvaient que di`cilement être utilisés par
les habitants, entraînant une grande déception, notamment de
la part des associations. S’ajoute à cela un eGet psychologique :
le site étant perçu comme le résultat de l’intervention d’un
artiste, son appropriation par le village a été lente et timide.
Enfin, aucune programmation n’avait été faite, aucune fonction
n’avait été attribuée aux espaces réhabilités. C’était une volonté
initiale de l’artiste : les lieux devaient être appropriés par les
habitants. Lui ne faisant que poser la première pierre d’un
processus que ceux-ci devaient continuer. En n’attribuant pas
de fonction précise aux espaces, leur aménagement s’en
trouvait moins contraint, et leur appropriation plus facile et plus
spontanée. �éoriquement, cela est en cohérence avec la
démarche de l’artiste, mais les années ont passé et nous
révèlent que cette idée manquait de pragmatisme et de
réalisme. Peut-être la culture japonaise et artistique de
KAWAMATA s’est révélée ici être un défaut plus qu’un atout : il ne
connaissait pas su`samment la mentalité rurale locale pour
percevoir son caractère « terre-à-terre »1.
1 Selon les mots des habitants eux-mêmes.
17
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.1.4. Le label « Communes du Patrimoine Rural Breton » (CPRB)1
En 1987, des maires de communes rurales bretonnes se sont
réunis en association et ont fondé le label Communes du Patrimoine Rural Breton. St �élo a été labélisé en 2002 et est
désormais membre de l’association. Cette initiative est née de la
prise de conscience par ces mairies de la richesse du
patrimoine dont elles bénéficiaient, de la volonté de mutualiser
leurs moyens pour protéger et mettre en valeur le patrimoine
rural, et de mettre en commun leur voix pour peser auprès des
institutions culturelles locales. Grâce au label, mairies et
particuliers peuvent percevoir des aides financières du conseil
régional et des conseils généraux (de l’ordre de 20 à 40% du
montant des travaux suivant les départements) pour des
travaux portant sur du bâti ancien.
Comme son titre l’indique, le label ne concerne que les
villages de campagne (exit donc les villes ou communes
périurbaines) de la région Bretagne. L’adhésion doit être le fruit
d’une véritable motivation des mairies, aucun moyen incitatif
ou coercitif n’existant pour imposer la politique de l’association.
Celle-ci porte sur quatre objectifs principaux, que sont : la
sauvegarde, la mise en valeur et la sensibilisation au patrimoine
rural ; l’information et l’accueil du public et la promotion des
initiatives engagées ; l’animation de ce patrimoine (par des
expositions, des visites guidées) ; et enfin l’aménagement des
communes (par la mise en place de « circuits d’interprétation »,
de sentiers pédestres, de pistes cyclables…). Par ailleurs, pour
guider les maires dans leurs démarches, l’association a mis en
place – avec l’aide des CAUE, de la DRAC et des associations de
restauration du patrimoine – un « cahier de recommandations
paysagères » portant aussi bien sur l’aménagement du bourg
que des paysages agricoles, ou des maisons et de leurs abords.
Il faut ici saluer l’initiative prise par les décideurs politiques,
qui oGre une visibilité et une attractivité touristique accrue à ces
communes. On assiste là à la mise en place (certes timide, et
aux résultats encore très mitigés) d’un tourisme rural.
1 Cf. infra Annexe C - Entretien avec C. HESRY.
18
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.1.5. La mise en place d’une Zone de Protection du Patrimoine
Architectural, Urbain et Paysager (ZPPAUP)*
En 2010, la mairie de St �élo décide de faire un pas de plus
dans la protection de son patrimoine et d’aller au-delà des
outils classiques déjà en place (zone de protection de 500m*,
inventaire du patrimoine, règlements urbanistiques, et
prochainement un Plan Local d’Urbanisme (PLU)*) en instituant
une ZPPAUP sur tout le territoire de la commune. Cet
instrument réglementaire remplace non seulement la zone de
visibilité entourant tout objet classé « M.H. », en l’étendant de
manière réfléchie et après une analyse fine du terrain, à un
périmètre mûrement défini ; mais il entend aussi imposer tout
un attirail de prescriptions architecturales et paysagères afin de
protéger ce qui fait la spécificité du village. Par ailleurs, toute la
phase d’analyse nécessaire en amont, co-réalisée par un
architecte du patrimoine et un architecte-paysagiste, doit
forunir aux élus notamment (mais aussi à tous ceux qui le
souhaitent puisque le document final est d’accès public) une
connaissance approfondie de leur territoire et des
problématiques concrètes qui s’y appliquent, au niveau
architectural, urbain et paysager.
C’est une étape importante de la politique menée par la
mairie de St �élo, qui indique une ouverture d’esprit et une
volonté politique forte et à long-terme en faveur du patrimoine.
En eGet, il faut voir qu’une ZPPAUP représente avant tout des
contraintes supplémentaires d’ordre réglementaire, qui
viennent se surajouter ou suppléer celles déjà existantes.
Cependant, et on l’a vu dans d’autres exemples 1 , il est
important de prendre garde à l’application littérale de ces
prescriptions techniques, qui pourrait mener au pastiche, voire
à une certaine « disneylandisation » du patrimoine. Il est certes
important de prendre conscience des atouts d’un territoire (et
des menaces qui y pèsent) mais cela ne doit pas être un facteur
d’inhibition de leur évolution.2
1 BUSSIERE Roselyne ; 10.2010 2 Cf. infra 1.2.1. Un patrimoine « ordinaire »
19
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.1.6. Une politique éclairée au service d’un patrimoine ordinaire
et rural
Toutes ces initiatives dénotent une ambition forte de la mairie
de St �élo, portée par un réseau de partenaires. On a ainsi
observé le processus de patrimonialisation qui s’est opéré
depuis une décennie maintenant, plaçant, malgré une marge
d’action et des moyens limités, le patrimoine au centre de
l’enjeu de développement du village. Cette démarche portant
tout autant sur un travail de réappropriation collective de la
mémoire et de l’histoire du lieu, que de la conservation d’un
héritage en danger. Mais au service de quel patrimoine tout
ceci est-il mis en place ?
1.2. Le patrimoine de St Délo
De quoi parle-t-on quand on évoque le patrimoine du village
de St �élo ? Nous serions bien déçus si nous nous en tenions à
la définition courante et largement admise de patrimoine en
tant que « monument historique ». Il n’y a à St �élo guère que
le calvaire qui soit classé « M.H ». Pourtant, tout village a une
histoire. Et pour peu qu’ils soient anciens, les éléments
constitutifs de ce village – quels qu’ils soient : bâtiments, rues,
toponymie, paysage…– sont porteurs des traces de cette
histoire. Or, dès l’apparition de la notion de patrimoine (sous la
Révolution en France1), celle-ci s’est très vite définie comme
« l’extraordinaire » en opposition à « l’ordinaire ».
Ainsi donc, le patrimoine rural, et thélotais en particulier,
contient en germe une richesse qui reste insoupçonnée, car
trop quotidienne, trop ordinaire, trop rurale.
1 CHOAY Françoise ; Le patrimoine en questions ; 2009
20
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.2.1. Un patrimoine « ordinaire »
Tout d’abord, intéressons-nous à la définition qu’en donne le
dictionnaire1.
Patrimoine :
n. m. – 1160 ; lat. patrimonium « héritage du père »
− Biens de famille, biens que l’on a hérité de ses ascendants
− Ce qui est considéré comme un bien propre, comme une
propriété transmise par les ancêtres.
Patrimoine archéologique, architectural, historique. (syn. fortune, héritage, apanage)
Ordinaire : adj. – 1348 ; « juge » 1260 ; lat. ordinarius « ordre »
− Conforme à l’ordre normal, habituel des choses ; sans
condition particulière.
− Dont la qualité ne dépasse pas le niveau moyen le plus
courant, qui n’a aucun caractère spécial.
− Qui n’a rien d’exceptionnel.
(syn. banal, commun, standard ; contr. anormal, étrange, exceptionnel, extraordinaire, original, rare, remarquable)
Le patrimoine se définirait donc comme un bien, un héritage
transmis par les générations précédentes (patrimoine se dit
d’ailleurs heritage en anglais). Deux notions interviennent ici : la
propriété implique la responsabilité du détenteur vis-à-vis de
son bien : il lui revient de l’entretenir, et de l’utiliser à bon
escient. La transmission par les générations passées implique
quant à elle une diGusion aux générations futures, et donc une
bonne gestion de cet héritage et une propriété qui n’est que
temporaire.
Un patrimoine ordinaire serait un héritage commun, que rien
ne distingue des autres héritages. Il se définirait a contrario
comme ce qui n’est pas exceptionnel. Cette non-spécificité
n’entraînant pas pour autant de non-qualité : le caractère
ordinaire n’est ici justifié que d’un point de vue quantitatif et
non qualitatif.
1 Le Petit Robert de la langue française ; 2006
21
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Les origines du concept de « patrimoine ordinaire »
Nous reprenons cette notion de Roselyne BUISSIERE1 ,
chercheuse et chargée de mission au service de l’Inventaire
Générale d’Ile-de-France, au sein duquel la construction
intellectuelle de cette notion s’est forgée et fixée. Elle-même
récupère le terme de Julien DELANNOY2, qui l’a théorisé dans ses
mémoires de master d’architecture et de sciences sociales, et
qui l’a choisi pour sa neutralité parmi un large champ lexical.
Cependant le terme « patrimoine ordinaire » peut être retrouvé
jusque chez l’architecte et historien de l’architecture italien
Gustavo GIAVANNONI3. On peut aussi retrouver cette idée, mais
sous d’autres acceptions et sans avoir fait l’objet d’une
définition aussi poussée chez l’historienne Françoise CHOAY4 et
l’historien d’art et initiateur de l’Inventaire Général, André
CHASTEL.
Le patrimoine ordinaire selon R. BUSSIERE
R. BUSSIERE a construit sa propre interprétation du terme en
synthétisant deux définitions diGérentes : l’une, « spontanée »,
synthèse des mots associés par des personnes (non expertes
dans le domaine) interrogées sur le sujet, et l’autre, « savante »,
élaborée à partir de références littéraires et de l’expérience de
terrain.
Selon la définition « savante », si la protection du patrimoine
monumental est l’aGaire de spécialistes et exprime une identité
« universelle », le patrimoine ordinaire serait a contrario l’aGaire
de tous et serait porteur d’une identité locale. Alors que le
patrimoine habituellement reconnu comme tel concerne tous
les bâtiments ou sites classés ou inscrits « monument
historique » – et est à ce titre protégé et entretenu directement
ou indirectement par l’Etat ou les collectivités territoriales – le
patrimoine ordinaire concerne tout ce qui n’entre pas dans
cette catégorie. Les typologies d’objets concernés sont infinies :
1 BUSSIERE Roselyne ; in AUDUC Arlette ; 2007 et BUSSIERE Roselyne ; 10.2010 2 DELANNOY Julien ; 2005 et DELANNOY Julien ; 2007. 3 GIAVANNONI Gustavo ; 1931-1998. 4 CHOAY Françoise; L’allégorie du patrimoine ; 2009
22
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
chapelles, croix, fermes, maisons, murs… mais aussi ensembles
bâtis, structure villageoise, front urbains… ou bien encore tracés
parcellaires, toponymie… Ce patrimoine n’est pas protégé, et il
revient à la commune ou aux propriétaires privés de décider de
son sort.
Selon la définition « spontanée » : le patrimoine ordinaire se
définit par « tout ce qu’on a sous les yeux et qu’on ne voit pas ».
C’est ce qui est trop intégré à notre quotidien pour qu’on y
prête attention. Tout un champ sémantique peut dès lors y être
associé : quotidien/banal, disséminé/diGus, répétitif/sériel.
En définitive, R. BUSSIERE synthétise ces deux définitions en
une : le patrimoine ordinaire est « ce qui forge l’identité d’un
territoire », l’essentiel de la culture matérielle et immatérielle
qui compose le paysage des villes et des villages.
C’est la protection de ce type de patrimoine qui est à l’origine
du Service de l’Inventaire Général, fondé par André CHASTEL, qui
voulait prendre en compte : « la ville dans sa substance la plus modeste et caractéristique : l’architecture mineure. »1
Les caractéristiques du patrimoine ordinaire
Bien que par définition quelque chose d’ordinaire n’ait pas de
caractère spécial, et ne puisse se définir qu’a contrario, il est
possible de dégager quelques critères discriminant le
patrimoine ordinaire de l’architecture sans qualité aucune.
R. BUSSIERE distingue dans le caractère ordinaire du patrimoine
les critères suivants : l’auto-construction, la construction
successive et continue, la liaison au contexte et la fragilité.
L’architecture ordinaire est la plupart du temps le fruit de
l’auto-construction : il n’est pas fait appel à un architecte, et ce
sont les habitants eux-mêmes, qui, avec des matériaux tirés du
site et des techniques traditionnelles, construisent leurs
bâtiments. Le rapport à ceux-ci est donc nettement diGérent du
mode de consommation actuelle d’une architecture « clé en
main ».
Cette architecture ordinaire, telle que nous la voyons
aujourd’hui, est par ailleurs le résultat d’un enchaînement
spontané et continu – mais jamais planifié – de constructions,
1 BUSSIERE Roselyne ; in AUDUC Arlette ; 2007 ; p. 75
23
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
modifications et destructions. La ville se construit sans cesse sur
elle-même : c’est un processus biologique vital et
régénérant qui ne doit pas être condamné, mais seulement
« contrôlé » et « soigné ».
L’architecture ordinaire est aussi intrinsèquement liée à son
territoire : elle est forgée par lui, et lui par elle. Elle fait véritablement territoire. En eGet, le contexte géographique
(hydrographie, relief, orientation, sol), paysager (vent, climat,
végétation) et constructif (matériaux, systèmes constructifs)
influence inévitablement le patrimoine bâti, mais aussi
indirectement le patrimoine immatériel.
Enfin, ce patrimoine est fragile car il n’est plus guère adapté
aux modes de vie contemporains et aux exigences du confort
moderne, ce qui entraîne des modifications lourdes et brutales
qui le dénaturent. Parfois même, ces modifications peuvent
n’être motivées par rien d’autre que par la volonté d’être
« moderne ».
Les menaces pesant sur le patrimoine ordinaire
Le patrimoine ordinaire est fragile car soumis à diverses
menaces pouvant entraîner sa dénaturation* voire sa
disparition. A la lecture de R. BUSSIERE et J. DELANNOY, nous
pouvons relever : la méconnaissance, une sensibilisation faible
ou inexistante, une protection ine`cace, et enfin un manque de
volonté politique.
Comme il a été vu précédemment, le patrimoine ordinaire ne
se donne pas à voir tout de suite. Il est tellement « intégré » à la
vie quotidienne des habitants qu’il devient « invisible » à des
yeux non-avertis. Ce déficit de reconnaissance est par ailleurs
accentué par les modifications profondes du bâti qui
empêchent la lecture de la typologie architecturale d’origine.
C’est cette « invisibilité » qui est dangereuse, car l’ignorance
entraînant l’intolérance, des modifications profondes et
inadaptées peuvent provoquer la disparition du patrimoine.
Ce qui peut être résumé selon le schéma suivant :
24
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
En eGet, plus le patrimoine est « explicite », plus il est protégé
et sa typologie architecturale originelle est respectée ; tandis
que plus il est discret, plus il subit de modifications
« négatives ». Par-là, on entend : le non-entretien, voire
l’abandon du bâtiment, ce qui provoque sa ruine « naturelle » ;
des modifications légères et réversibles qui le dénaturent et le
rendent méconnaissable ; des modifications profondes et
irréversibles ; la disparition pure et simple (le bâtiment est rasé)
ou encore la « caricaturisation » ou « disneylandisation » du
patrimoine, par collage d’éléments pseudo-anciens (non-
authentiques et scientifiquement faux) ou néo-rustiques de
« mauvais goût ».
Pour illustrer notre propos, revenons à St �élo, où en y
arrivant pour la première fois en 2004, Tadashi KAWAMATA fut
très impressionné par l’architecture de granit et de schiste. En
eGet, tous les bâtiments du village – même les plus modestes
maisons – sont construits dans ces matériaux locaux. Ce qui
paraissait évident et banal pour un �élotais ne l’était
certainement pas pour un Japonais. C’est ce décentrement du
regard qui a permis de révéler une part du caractère du village.
Les outils actuels de sensibilisation au patrimoine (ZPPAUP,
CAUE, STAP*, DRAC, Journées du Patrimoine, Inventaire
Général…) s’avèrent trop peu opérants pour faire prendre
conscience du patrimoine banal, car ils sont soient
insu`samment portés à la connaissance du public, et donc
sous-utilisés, soit focalisés sur le patrimoine extraordinaire au
détriment de l’ordinaire. Les outils de protection quant à eux
(PLU, zone de protection de 500m autour d’un « M.H »,
ZPPAUP…), en plus d’être largement perfectibles, sont perçus
comme des contraintes urbanistiques supplémentaires, mais
n’aident pas forcément à comprendre les enjeux patrimoniaux.
Enfin, un manque de volonté politique d’intégrer le
patrimoine dans les enjeux de développement, peut lui être
fatal. En eGet, associer « une importante activité de conservation et une utilisation stagnante du patrimoine est peu soutenable à long terme ». 1 Si le potentiel du patrimoine
1 GREFFE Xavier ; 2003 ; cité dans DRAC BRETAGNE ; 2007 ; p. 10
25
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
monumental est clairement perçu et manipulé par le politique,
celui du patrimoine ordinaire n’est pas encore reconnu. Celui-ci
est au mieux perçu comme un décor urbain pittoresque de
carte postale, au pire considéré comme une gêne pour le
développement urbain ou rural.
Cependant, il est important de distinguer « modification » et
« évolution » du bâti. Par nature, l’architecture « ordinaire » est
en constante évolution. Vouloir l’interdire, c’est lui dénier ce qui
fait son caractère propre : elle doit pouvoir s’adapter aux
besoins forcément changeant de ses habitants, dans le respect
de la typologie architecturale d’origine.
L’intérêt propre du patrimoine ordinaire
Pourquoi serait-il si important de devoir prendre en compte le
patrimoine ordinaire ? R. BUSSIERE reconnaît que celui-ci est un
enjeu important car à l’heure du développement durable, du
respect de la nature, et de la responsabilisation citoyenne, le
patrimoine ordinaire apparaît plus que jamais comme une
« leçon d’harmonie et d’écologie » : il se construit avec la
nature et non contre elle. De plus, il apporte une plus-value à
un village, un territoire. Par les valeurs culturelles et la mémoire
qu’il véhicule, il procure une identité forte et spécifique à ces
lieux, qui n’apparaissent pas comme étant dans un espace-
temps homogène et neutre, mais complexe et riche. Par la
compréhension qu’il apporte des modes de vies passées, et de
l’histoire locale, il renforce directement l’identité locale et,
indirectement, permet de mieux comprendre le monde présent.
Connaître le patrimoine ordinaire, le substrat patrimonial,
permet par ailleurs une meilleure appréciation du patrimoine
monumental, l’un ne pouvant être pensé sans l’autre. « Le patrimoine ne peut exister qu’à travers le patrimoine ordinaire »1 disait GIAVANONNI. Enfin, il doit permettre de mieux
guider les politiques urbaines, en sensibilisant les décideurs
politiques aux enjeux de développement durable du territoire
qu’ils administrent.
1 GIAVANONNI GUSTAVO ; 1931-1998 ; in BUSSIERE Roselyne ; 14.10.2011
26
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.2.2 Un patrimoine rural
Le patrimoine « ordinaire » n’est pas circonscrit à un espace
donné : on le trouve aussi bien en ville, qu’en zone péri-urbaine
ou rurale. Or, en plus d’être « ordinaire », le patrimoine de
St �élo a la caractéristique d’être aussi « rural ». Cet épithète
étant plutôt utilisé chez les géographes (par opposition à
urbain), tandis que les folkloristes du XIXe – début XXe s.
préféraient le terme de paysan. Les ethnographes parlent eux
d’une architecture vernaculaire, qui serait l’expression d’une
culture traditionnelle locale à une époque donnée1.
Nous avons vu précédemment la définition de patrimoine,
intéressons-nous maintenant à la définition du terme rural 2 : Rural : adj. – 1350 ; lat. tardif ruralis « campagne »
Qui concerne la vie dans les campagnes, qui concerne les
paysans
(syn. campagnard, agricole ; contr. urbain)
Un patrimoine rural serait donc un patrimoine qui ne serait pas
urbain, et qui aurait essentiellement à voir avec la vocation
historiquement agricole des campagnes.
Ce qui pose tout de même la question de savoir si une
architecture typiquement urbaine transposée à la campagne
(par exemple un alignement de maisons de bourgs comme on
peut en voir à St �élo) intègre cette définition.
Le patrimoine rural selon la loi
La loi définit le « patrimoine rural non protégé », comme étant
composé « des édifices publics ou privés qui présentent un intérêt du point de vue de la mémoire attachée au cadre bâti des territoires ruraux ; de la préservation de savoir-faire ; ou qui abritent des objets ou décors protégés au titre des monuments historiques, situés dans des communes rurales et des zones urbaines de faible densité 3 ». Via les départements, l’Etat
participe à hauteur de 10 à 15% à leur conservation. Par ailleurs,
1 GRODWOHL Marc ; 2008 2 Le Petit Robert de la langue française ; 2006 3 Article 8 du décret n° 2005-837 du 20 juillet 2005
27
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
la loi reconnaît que « le territoire est le patrimoine commun de la Nation »1. Mais la législation reste assez simplificatrice et ne
prend en compte que le patrimoine bâti, oubliant l’immatériel.
Le patrimoine culturel rural selon Isaac CHIVA
Dans son rapport de 1994 intitulé « Le patrimoine rural2 »,
l’ethnologue Isaac CHIVA définit le patrimoine culturel rural
comme étant un concept complexe : la France est
historiquement un pays de tradition rurale, aux cultures locales
les plus diversifiées d’Europe. Cela s’explique par le fait
notamment que le contexte géographique (géologie,
topographie, hydrographie, climat, végétation…) ne soit nulle
part le même sur le territoire national. Ce patrimoine rural, que
l’on peut aussi appeler patrimoine ethnographique, n’est pas
seulement bâti, c’est une complexe imbrication de plusieurs
couches (territoire, nature, technique, symbolique…).
Ces caractéristiques particulières en sont la diversité et
l’hétérogénéité des éléments constitutifs de son corpus.
L’énumération ne saurait en être exhaustive : un bâti le plus
souvent très modeste et rarement monumental (fermes, fours,
lavoirs, chapelles, croix….) ; des ensembles bâtis et leur
répartition dans les campagnes (villages, bourgs, hameaux) ; un
paysage travaillé par l’Homme pour l’exploitation des
ressources et l’organisation du territoire (parcellaires, réseaux
viaires, forêts plantées, champs, talus et autres reliefs
artificiels…) ; une culture immatérielle (langues et dialectes,
gastronomie, chants, contes, musiques, techniques et savoir-
faire artisanaux…). Mais tout ce patrimoine est aussi soumis à
l’urgence, de son observation comme de sa protection, car très
sensible à un processus permanent (et de plus en plus marqué)
de disparition / création de ses éléments. En eGet aujourd’hui, le
monde rural se trouve profondément transformé par la suite de
l’accumulation de plusieurs facteurs 3 : la rurbanisation (ou
périurbanisation des campagnes) ; de manière générale la
diminution de la population agricole, due à des mutations
1 Article L. 110 du Code de l’Urbanisme ; 2009 2 CHIVA I. ; 1994 ; pp. 227-232 3 Cf. infra 2.2.1. Contexte géographique et socio-économique
28
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
économiques et techniques profondes de l’agriculture ces 40
dernières années ; une décomposition des paysages agricoles,
notamment due aux remembrements brutaux des parcellaires
durant les années 1970 ; et enfin, pour certains villages, une
chute dramatique de la population, ce qui entraîne un
déséquilibre dans la pyramide des âges, un vieillissement
statistique de cette population et accélère la désertification.
Par ailleurs, I. CHIVA déclare que la protection de ce patrimoine
rural nécessite non seulement la di`cile mise en relation des
disciplines scientifiques, architecturale et paysagère, afin
d’appréhender dans sa globalité la complexité intrinsèque à la
culture rurale ; mais aussi la mise en relation de la recherche
avec les politiques culturelles (qu’elles soient publiques,
associatives ou privées) et avec l’action concrète (les opérations
de restauration et de protection) ; enfin, la mise en relation de
cette protection avec une politique de conservation active, qui
passe par la réappropriation , la réutilisation et l’intégration de
ce patrimoine.1
Le patrimoine rural selon l’ECOVAST
L’European Council for the Village And Small Town 2 (ECOVAST*), utilise le terme de « paysage » (« landscape ») pour
définir le territoire rural et reprend à son compte l’idée
d’interrelation de plusieurs couches accumulées au fil du
temps (voir schémas).
En premier lieu, le paysage naturel originel, préexistant à
toutes installations humaines, c’est-à-dire le contexte
géographique : la topographie, le sol, la végétation, le climat,
l’hydrographie… Cette nature a profondément influencé et
continue d’influencer les diGérentes civilisations humaines. Rien
qu’en Bretagne, un Malouin pouvait autrefois s’estimer diGérent
d’un Bigouden, d’un Léonard, d’un Trégorois ou d’un Vannetais.
Puisque chacun d’entre eux a eu à s’adapter à une situation
géographique diGérente, ils ont développé une culture, et un
état d’esprit sensiblement diGérents.3
1 Cf. infra 2.2.2. Vers une mise en place d’une véritable politique culturelle locale ? 2 ECOVAST ; 2006 ; p.7 3 Voir à ce propos ROHOU Jean ; 2005
29
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Viennent ensuite les artefacts humains. Soit tout ce qui, à la
surface de la Terre, est l’œuvre de l’Homme : le bâti, les
champs, la végétation plantée, les reliefs artificiels… En somme,
ce que William Morris définissait par « architecture ».1 C’est la
preuve matérielle du passage de l’Homme sur Terre, les traces
tangibles des générations passées.
Enfin, vient s’ajouter à cela le champ du symbolique et du
spirituel : la culture, l’histoire, la mémoire, l’identité d’une
civilisation, sont constituées de ce que nous appelons
aujourd’hui le patrimoine immatériel. Cet héritage est le plus
fragile car non directement perceptible. Il est aussi par nature
plus volatile : le temps ayant raison des mémoires plus
facilement que de la pierre.
Malgré l’atout qu’il peut représenter pour l’amélioration du
cadre de vie et le développement d’un village de campagne, le
patrimoine ordinaire rural s’avère soumis à de nombreuses
menaces, dont paradoxalement, sa méconnaissance par les
usagers eux-mêmes s’avèrent être la plus grande. D’où
l’importance de la mise en place d’un processus de prise de
conscience et de réappropriation collective de ce patrimoine
par les habitants.
1.2.3 Inventaire des types de patrimoine
Sont passés ici en revue les objets patrimoniaux qui sont le
fruit de l’action réciproque de l’Homme sur son environnement.
A savoir : l’organisation du territoire et le bâti. Cet inventaire ne
se veut pas exhaustif, ce n’est pas le sujet de ce mémoire. Il vise
à dresser une typologie succincte mais opérante du patrimoine
rencontré à St �élo, afin de mieux saisir l’enjeu de sa prise de
conscience, de sa sauvegarde et de sa mise en valeur.
L’organisation territoriale et la structure villageoise
La structure paysagère et urbaine du village est souvent peu
prise en compte dans le corpus patrimonial. En eGet, ne se
remarquant pas directement sur le terrain, un lent travail
1 « L’Architecture est l’ensemble des modifications et des variations introduites sur
la surface terrestre pour répondre aux nécessités humaines » ; William Morris ; conférence à la London Institution ; 10 mars 1881.
30
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
préalable de cartographie et de recoupement d’archives est
nécessaire. Sa compréhension est pourtant cruciale pour
appréhender le patrimoine ordinaire si étroitement lié à son
territoire. Il convient de noter que l’organisation du territoire de
St �élo et l’éparpillement de ses hameaux dans les campagnes
alentours participe aussi d’un fait culturel et patrimonial digne
d’intérêt. Ceci est brièvement évoqué dans la carte ci-contre.
Mais, pour des raisons pratiques, la suite de notre analyse se
limitera au bourg.
On remarque l’organisation polynucléaire du village, réparti
sur un large territoire agricole traversé de vallées creusées par
des cours d’eau. La route départementale parcourt la commune
du nord au sud dans sa partie est, tandis qu’une autre passe par
le bourg au sud-ouest (voir carte suivante). A partir de celui-ci,
rayonnent les chemins vers les hameaux, essentiellement situés
en fond de vallées ou en tête de plateaux. Le territoire se trouve
ainsi finement maillé par les voies de circulation. Les croix de
carrefours, la toponymie et les vues dégagées sur l’openfield
facilitant le repérage.
Dans le bourg, la trame viaire apparaît très clairement : la rue
principale (auj. rue Maison des Toiles) contourne le village par
le sud. A l’intérieur du bourg, une rue parallèle (auj. rue des tisserands) vient répéter ce schéma. C’est le long de ces deux
voies circulaires que s’établissent la plupart des maisons de
négociants et de tisserands. De nombreuses venelles et sentes
bordées de talus ou de murs de clôture rayonnent depuis la
place centrale et l’église vers les hameaux voisins. Plus tard au
milieu du XIXe s. fut tracée l’actuelle route départementale qui
contourne le bourg par le nord et sépare le bourg du hameau
de Botidou, et le long de laquelle se trouve notamment l’école
communale. On repère aussi au sud-est du village deux
lotissements, témoins d’un développement urbain récent (mais
non d’un développement démographique1) qui se distinguent
du reste du bourg par le découpage de leurs parcelles
cadastrales et l’implantation de leur bâti, en totale négation du
principe urbain du bourg et de l’intégration paysagère.
1 Cf. infra Annexe C - Conversation avec P. LAUNAY
31
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Le patrimoine bâti
Le village de St �élo présente un patrimoine architectural
encore très présent, et en bon état. La croix du cimetière,
aujourd’hui située en bordure de la place principale, date du
XVIIIe s. et est inscrite sur la liste des monuments historiques.
Jusqu’à présent, une zone de protection de 500m autour de
cette croix couvrait tout le bourg. La nouvelle ZPPAUP se
propose d’étendre cette zone à tout le territoire communal.
D’autres bâtiments ont été répertoriés par le Service Général de
l’Inventaire du Ministère de la Culture1, ainsi que dans le cadre
de l’analyse préalable à la ZPPAUP2 :
On observe la prédominance d’une architecture datée du
XVIIe - XVIIIe s., qui coïncide avec l’âge d’or du lin en Bretagne3.
Le profond déclin économique qui s’ensuivit au XIXe s. a
fortement fait baisser le niveau de vie des habitants, limitant les
transformations du bâti, et ne donnant lieu qu’à peu de
constructions neuves. Seules quelques maisons de bourg, ainsi
que la mairie et l’école communale ont été construites pendant
cette période de déclin, début XXe s., notamment le long de la
nouvelle route départementale. Cependant, la construction de
cette école par le Ministère de l’Education Nationale dénote le
fait qu’à cette époque St �élo était encore su`samment
peuplé pour justifier un tel investissement.
Par ailleurs, il est intéressant de souligner que, bien qu’il n’y ait
qu’un seul monument inscrit « M.H » (ce qui est déjà en soi
important pour une commune de cette taille !), St �élo compte
un patrimoine « ordinaire » très important mais diGus. Il faut
recroiser diGérents types de documents complémentaires
(dossiers d’analysse de ZPPAUP, du CAUE 22 et du CPRB), mais
surtout parcourir soi-même le terrain pour prendre conscience
de la richesse et la complexité de la relation patrimoine-
territoire, richesse qui ne saurait être réduite à la dichotomie
« monument historique / pas monument historique ».
1 Service Général de L’inventaire – DRAC Bretagne ; 1996 2 KIENTZ-REBIERE Isabelle & GAROS Gilles ; 2010 3 Cf. infra 2.1.1. Contexte socio-historique
37
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Grâce à la zone de protection de 500 mètres qu’implique le
classement d’un unique monument (le calvaire de la place),
c’est tout le bourg ainsi que le lieu-dit Botidou qui se retrouve
« protégé ». Ce qui a sans doute permis un relatif maintien
global de ce patrimoine ordinaire, mais n’a pas empêché
certaines transformations dénaturantes* du bâti.
Les erreurs les plus fréquemment rencontrées 1 portent
notamment sur :
− les enduits au ciment sur des maçonneries de schiste ou des
linteaux de pierre. Ou à l’inverse, le décroutage de
maçonneries de schiste initialement enduites à la chaux,
− les joints à la chaux des maçonneries visibles,
− les modifications de gabarit (pente de toiture, débord de
toiture, lucarne supprimée, verrue bâtie),
− les modifications des ouvertures de façades,
− la non-intégration des menuiseries et ferronneries neuves,
− la non-intégration de volets roulants,
− la non-intégration des descentes d’eaux pluviales.
Le patrimoine immatériel
Toponymie, chant, contes, spiritualité, superstition, musiques,
outils et techniques de travail, savoir-faire et savoir-vivre… La
liste du patrimoine immatériel ne saurait être exhaustive, tant il
est vrai que tout ce qui constitue la vie quotidienne fait partie
intégrante du patrimoine ordinaire rural. Cependant, il n’est pas
dans notre compétence de l’étudier, et toute une littérature
d’ethnologues et d’historiens existant déjà 2 , nous nous
bornerons à cette énumération.
1 KIENTZ-REBIERE Isabelle & GAROS Gilles ; 2010 2 Lire notamment : DE BEAULIEU François ; 2010 ; HELIAS Pierre-Jakez ; 1975
et ROHOU Jean ; 2005
38
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
1.2.4 Le patrimoine, porteur de mémoire et d’identité
Tout ce patrimoine ordinaire que nous venons de passer en
revue est le témoin d’une époque – les XVIIe et XVIIIe s.
notamment – lors de laquelle la Bretagne était à son apogée
culturelle et économique. Mais les circonstances historiques
ont fait que cet héritage a disparu peu à peu des mémoires, de
la mémoire collective. Il en est d’autant plus menacé
aujourd’hui de disparition.
Pourquoi cet héritage est-il menacé ? Et quel impact réel
exerce la politique actuellement menée en faveur du
patrimoine ?
39
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
2. LES EFFETS DU PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION
Nous avons passé en revue les diGérentes initiatives, parfois
concertées, souvent isolées, prises en faveur du patrimoine
local à St �élo et alentours. Analysons maintenant les consé-
quences réelles que cela a pu avoir, tant sur la population locale
que sur le développement économique et social.
2.1. L’impact sur la population locale
Pour mesurer la prise de conscience par la population locale
de son patrimoine, il est nécessaire avant tout de comprendre
les raisons qui l’ont amenée à oublier ce patrimoine au point
que celui-ci soit menacé de disparition.
2.1.1. La notion de déclassement / classement
Le processus de « patrimonialisation » consiste en la prise de
conscience de l’intérêt patrimonial d’une chose (qu’elle soit
matérielle ou immatérielle) et de ce fait, transforme cette chose,
la sanctuarise, la rend intouchable. On parle aussi de
« classement »1. Aujourd’hui, et depuis le XIXe s., en Europe
d’abord, puis partout ailleurs dans le monde, ce processus est
entré dans les mœurs, et a été très étudié2. Par exemple, selon
l’intérêt qu’un édifice présente, celui-ci sera « classé » ou
« inscrit » sur la liste de l’Inventaire Général du Patrimoine. Par
ailleurs, Aloïs RIEGL3 relevait cinq valeurs diGérentes qui
distinguaient un monument de n‘importe quel édifice : valeurs
d’histoire, d’art, d’ancienneté, de mémoire et d’usage auxquelles
il conviendrait d’ajouter les valeurs d’identité et d’économie.4
1 FABRE Daniel ; in FABRE Daniel & IUSO Anna (sous la direction de) ; 2010 ; p. 41 2 Voir notamment : CHOAY Françoise; L’allégorie du patrimoine ; 2009 3 RIEGL Aloïs ; 1903 - 2003 4 CHOAY Françoise ; op. cit.
40
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Un processus en trois étapes
C’est suite à la lecture de l’introduction du livre de Daniel
FABRE et Anna IUSO, et suite aussi aux entretiens avec la
population de St �élo, que nous avons pris conscience que, si
le « classement » a lieu, il s’opère préalablement ce que Daniel
FABRE appelle un « déclassement ». L’auteur révèle un processus
qui se déroule en deux temps : le déclassement, puis le
classement (et éventuellement pour certains cas le
surclassement, qui consiste en l’inscription au patrimoine
mondial de l’UNESCO, établissant une hiérarchisation du
patrimoine).
Pour expliciter ce schéma, nous prendrons l’exemple d’un
patrimoine qui n’est certes pas ordinaire, mais qui illustre toutes
les étapes du processus : les cathédrales gothiques. Construites
à la fin du Moyen-Age (XIIIe-XVes.), elles étaient la concrétisation
dans la pierre de la grandeur de Dieu, et de la ferveur
chrétienne. Puis les Temps Modernes les ont rejetées, les
qualifiant d’un péjoratif « gothique », car elles étaient devenues
le symbole de l’obscurantisme religieux contre lequel se
proposait de combattre la philosophie humaniste et scientifique
de l’époque. Ce n’est qu’au XIXe s, suite aux destructions
révolutionnaires en France et au mouvement romantique en
Europe, que les intellectuels s’intéressent de nouveau au style
gothique au point d’élaborer un style « néo-gothique ». Une
fois le Service des Monuments Historiques créé, toutes les
cathédrales gothiques françaises sont classées et protégées au
titre des « monuments historiques », certaines d’entre elles
(Chartres, Bourges, Amiens) étant même inscrites au XXe s. sur
la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO.
41
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Le déclassement
Qu’entend-on par « déclassement » ? Laissons parler Daniel
FABRE : Le déclassement est « [une] dégradation agressive, presque insupportable, [qui] est nécessaire pour que le moment de la reconnaissance monumentale soit exalté en tant que saut historique par lequel le passé se trouve illuminé, reconnu, régénéré. »1
Le déclassement est donc l’état intermédiaire d’un objet
patrimonial (quel qu’il soit), entre son usage normal et sa
reconnaissance patrimoniale par le grand public. Au mieux c’est
de l’indiGérence, au pire du rejet viscéral. Appliqué à
l’architecture, c’est au mieux un état de sous-utilisation sans
entretien, au pire l’abandon, voire la ruine complète. (A vrai dire,
il y a peut-être pire encore : la destruction du bâtiment, non
motivée par des questions pratiques mais plutôt symboliques et
politiques : la tabula rasa. Quelle plus grande déchéance en
eGet pour un bâtiment que de se voir reconnaître inapte,
obsolète, laid ? )
C’est une étape cathartique par laquelle passe l’objet
patrimonial, avant qu’il ne soit reconnu par la société et soit
intégré au corpus patrimonial. L’objet patrimonial est d’abord
rejeté, renié, frappé du sceau de la honte et de l’obscurantisme
avant de pouvoir remonter à la surface, et susciter plus d’intérêt
qu’il n’en avait initialement.
Appliqué à l’architecture, le processus pourrait se résumer
ainsi :
Ainsi par exemple, les maisons de tisserands et de marchands
de toiles de St �élo ont été construites aux XVIIe – XVIIIe s. Au
cours du XXe s. et surtout après la seconde guerre mondiale, ces
maisons se sont retrouvées inadaptées aux nouvelles exigences
1 FABRE Daniel ; op. cit ; p. 41
42
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
du confort moderne, et certaines d’entre elles devenant
véritablement inhabitables, elles ont été petit à petit
abandonnées ou rasées. L’histoire a été oubliée par la
population à tel point, qu’avant que le CAUE 22 ne
« redécouvre » le patrimoine du lin de la région, les maisons de
marchands étaient appelées « château » ou « manoir » par les
habitants. Mais aujourd’hui, le processus de « classement » est
en cours. Tadashi KAWAMATA a réhabilité deux anciennes
maisons de tisserands, une maison de marchand a été
transformée en gîte rural, une autre en Maison des Toiles. Des
passionnés rachètent des maisons à St �élo et alentours, et les
restaurent avec leurs moyens.
Le déclassement précède donc le classement, l’abandon
précède la réhabilitation. Mais : « si l’ordre de succession des deux phases […] est logiquement invariable, leur enchaînement narratif présente d’intéressantes nuances quant à la place et au rôle des habitants »1.
Le rôle de la population
L’une et l’autre de ces deux étapes peuvent être des décisions
spontanées de la population, reflet du zeitgeist, des mentalités
d’une époque, et sont donc légitimées démocratiquement. A
l’inverse, ces deux étapes peuvent tout aussi bien être le fruit
direct ou indirect d’une politique volontariste de la part
d’institutions étatiques, intellectuelles ou identitaires… Chaque
cas étant particulier. Nous analyserons par la suite le rôle qu’a
joué la population de St �élo dans cet eGet déclassement /
classement.
2.1.2 Le contexte socio-historique
Nous avons vu que pour comprendre le processus de
patrimonialisation en cours aujourd’hui à St �élo, il est
indispensable de comprendre comment et pourquoi ce qui
constitue son patrimoine en est arrivé à être méprisé par sa
population elle-même. L’étude du contexte socio-historique de
St �élo et sa région va nous éclairer sur le processus de
déclassement qui a précédé le classement.
1 FABRE Daniel ; op. cit ; p. 41
43
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Proto-industrie et richesse
Dès le XIIe s. les premières traces d’activités textiles basées sur
le lin et le chanvre sont relevées en Bretagne. Au XVIIe s, sous le
règne de Louis XIV se développe une véritable proto-industrie :
la Bretagne est alors au cœur d’un réseau européen de
commerce : les graines sont importées des pays baltes via les
grands ports de commerce (Morlaix, St Malo, Nantes…) pour
être cultivées dans les régions les plus fertiles : le Léon et le
Trégor. Les récoltes sont ensuite traitées pour en faire des toiles
dans les diGérentes « manufactures » qui se répartissent dans
plusieurs régions de la Bretagne. On dénombre les toiles
Olonnes, Canevas et Noyales faites à partir de chanvre, et les
toiles Crées et Bretagnes faite de lin. Enfin, les toiles sont
intégrées aux circuits commerciaux des ports bretons, pour être
exportées vers l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne et ses
colonies d’Amérique. Cette économie textile fonctionne sur un
système « mondialisé » avant l’heure.
St �élo fait partie de la manufacture des toiles Bretagnes, qui
s’étend au sud de St Brieuc, dans un quadrilatère St Brieuc-
Moncontour-Pontivy-Corlay. On entend par « manufacture »,
non pas une usine industrielle qui centraliserait toute les
opérations de traitements textiles, mais une production éclatée
en un maillage diGus d’acteurs opérant sur un même territoire
et travaillant à la production d’une même toile à l’origine et au
nom étroitement contrôlés par l’administration royale. Ces
opérateurs sont : les cultivateurs, les tisserands, les
blanchisseurs, les négociants et les armateurs.
Par ailleurs, on parle de « proto-industrie », car celle-ci ne
peut être assimilée à une industrie moderne, telle qu’elle s’est
développée à partir du XIXe s. La production n’est pas
centralisée ni rationalisée : c’est une interrelation d’artisanats.
Cette « proto-industrie » est issue des théories mercantilistes et
de la politique colbertiste visant une balance commerciale
excédentaire en favorisant l’essor industriel et commercial. Elle
est donc étroitement surveillée par l’administration royale à qui
négociants et exportateurs doivent rendent des comptes. Des
bureaux de contrôle et des marques apposées sur les colis
44
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
garantissent la qualité et l’authenticité des produits exportés,
tels nos actuels « labels d’appellation d’origine contrôlée »
Le succès des toiles bretonnes permet aux négociants
d’intégrer la bourgeoisie lettrée et éclairée et oGre aux ouvriers-
paysans un revenu complémentaire à une agriculture bien
maigre. Cet argent est à l’origine d’un patrimoine ordinaire
méconnu parce que modeste, ou investi dans un patrimoine
communautaire (tant religieux que civil) plus reconnu du grand
public. Cette industrie du lin est aussi à l’origine de tout un
patrimoine immatériel, (savoir-faire et techniques, chants,
contes, proverbes, fêtes) lui aussi peu connu du grand public,
malgré le fait qu’il ait tôt suscité l’intérêt des ethnographes et
folkloristes.
Déclin économique et exode
Mais cette industrie textile n’est pas portée pas une vision
prospective à long terme. Elle reste considérée comme un
complément économique à l’agriculture dans une région où la
terre est peu fertile, comme un palliatif à la misère des ouvriers
pauvres (tisserands et blanchisseurs). Les capitaux engrangés
servent un enrichissement personnel ou communautaire, mais
sont peu réinjectés dans le développement et le
renouvellement des moyens techniques. Au XIXe s. les
manufactures bretonnes se révèlent incapables de s’adapter
aux technologies modernes et à la concurrence.
Par ailleurs, la vente se faisant majoritairement à l’exportation,
elles sont soumises aux aléas commerciaux et diplomatiques
internationaux : les multiples guerres, la concurrence
grandissante du coton provenant du Royaume-Uni, puis
l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique qui
représentent le principal marché : tout cela aura raison de cette
économie fragile.
En 1830, la manufacture des toiles Bretagnes cesse d’exister,
même si quelques tentatives isolées de relance ont lieu tout au
long du XIXe s et jusque dans les années 1920, notamment à
Uzel. Elles restent sans suite, écrasées par la concurrence
45
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
des manufactures bien plus modernes du nord et de l’est de la
France et du coton des colonies britanniques.
S’ensuit une forte récession économique qui pousse les
populations rurales à l’exode vers les grandes villes, le reste de
la France, Paris, voire les Etats-Unis pour les plus courageux.
Dès lors, la population de St �élo n’aura de cesse de diminuer :
on comptait 2225 habitants sous la Révolution1, en 2008 la
population totale n’atteint que 432 habitants.2
La charge symbolique associée aux activités textiles du lin
s’inverse alors : de richesse et fierté régionale, elle devient
synonyme de misère, de honte et est peu à peu refoulée des
mémoires. Le passé devient ringard et est rejeté dans les limbes
de l’oubli. Place doit être alors faite à ce qui est « moderne »
(dans le cas breton, à ce qui est « français », « parisien »). Les
générations se suivent, mais le processus se renouvelle
cycliquement avec plus ou moins d’intensité suivant l’époque,
le contexte culturel et économique.
Ce processus est initié sous la IIIe République avec sa volonté
de négation des particularismes régionaux sous prétexte d’unité
nationale. D’abord imposé par l’Etat (à travers diGérentes
institutions que sont l’école, la mairie, le service militaire, les
médias), ce processus de négation est ensuite intériorisé par la
population elle-même, qui en vient à développer un complexe
d’infériorité. Tout cela est renforcé par la profonde coupure
culturelle et sociétale qu’opère la Grande Guerre 14-18 : les
modes de vies évoluent, les mœurs changent, les goûts aussi.
L’équilibre fragile de la société rurale traditionnelle – aux
traditions profondément ancrées dans la vie quotidienne – se
disloque.
Après-guerre, cependant qu’au quotidien le processus de
« déclassement » se poursuit, a lieu le « réveil breton » : la
charge symbolique associée à la Bretagne s’inverse de
nouveau : être breton semble alors être redevenu une fierté.
Mais cette prise de conscience se focalise dans un premier
1 Annuaire Mairie.fr 2 d’après l’INSEE.
46
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
temps sur le folklore ; et reste circonscris, dans l’espace aux
grandes villes, et dans le temps aux fêtes. Elle reste limitée au
patrimoine immatériel ou au bâti monumental. Quant au
patrimoine paysan il semble, lui, condamné à une éternelle
indiGérence.
Mis à part le bâti, on ne retrouve aujourd’hui quasiment plus
de trace de l’ancienne activité textile de St �élo : les doués ont
été comblés ou sont recouverts de végétation, les granges ainsi
que certaines maisons de tisserands sont rasées parce qu’en
ruine, les métiers à tisser ont été brûlés. C’est une véritable
« redécouverte » de l’histoire qu’ont permis les études du CAUE
22 et la mise en place du Musée des Toiles.
2.1.3 Les associations d’habitants
Depuis quelques années, quelques associations ont été mises
en place par les habitants de St �élo, qui dénotent une certaine
prise d’intérêt dans le développement patrimonial de leur
village.
L’association Mémoire en Demeure, créée en 2007, est
composée essentiellement des habitants qui avaient
commandité le projet de KAWAMATA, dont Daniel LE GOFF, maire
de St �élo et Francis BLANCHARD, président de l’association et
par ailleurs historien. Elle se propose de prolonger la
dynamique initiée par les workshops étudiants (2004-2006) en
promouvant le patrimoine culturel et l’art contemporain et en
organisant des activités culturelles à travers le village. En 2008,
est organisée Ce que l’art tisse, à l’occasion du retour de
Tadashi KAWAMATA en visite dans le village, et d’une exposition
organisée par d’anciens étudiants en art ayant participé aux
workshops. Mais depuis, l’enthousiasme semble s’être émoussé.
En été 2011 cependant, une exposition d’art contemporain a eu
lieu dans les maisons de tisserands réhabilitées par KAWAMATA.
L’association des Jeunes de St �élo a elle aussi été créée en
2007 dans le but de rassembler tous les jeunes du village1. Elle
est assez active puisqu’elle organise tous les étés un festival de
musique à l’échelle départementale.
1 Cf. infra Annexe C - Entretien avec B. FRABOULET
47
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
2.1.4 Vers une prise de conscience du patrimoine ordinaire ?
L’histoire du lin à St �élo et dans sa région a longtemps été
volontairement occultée et oubliée par les habitants, pour qui
cela signifiait pauvreté, exode et honte. A tel point que les
générations actuellement vivantes ne connaissent plus cette
histoire.
A St �élo, si la population n’a pas été impliquée dans la
création du musée, on ne peut que se réjouir qu’elle l’ait été
pour le projet « Mémoire en demeure ». Mais comment, avec le
recul, perçoit-elle aujourd’hui le processus de
patrimonialisation et quel impact cela a-t-il eu sur la prise de
conscience de son patrimoine ? Nous avons cherché à
comprendre cela en consultant les documents de l’époque
retraçant les projets1 et en eGectuant des entretiens auprès des
habitants2. Ils ont été interrogés sur le patrimoine textile de la
région, sur les projets du musée et de l’espace Tadashi
KAWAMATA, et sur les perspectives d’avenir du village.
Cependant, l’échantillon étant assez restreint, et bien que nous
ayons cherché à diversifier les interlocuteurs, nous ne pouvons
en tirer que prudemment des conclusions.
Le Musée des Toiles n’a pas suscité, à sa création, l’intérêt de
la population. Les générations passées avaient rejeté cette part
de leur histoire, et l’avait occulté de la mémoire collective. Si
bien que les générations actuelles ne la connaissaient plus,
voire perpétuaient elles aussi le processus de déclassement. Ce
projet technocratique, fruit d’une politique administrative venue
« d’en-haut », ne répondait pas à un besoin de la population
thélotaise.
Quant au projet « Mémoire en Demeure », lancé initialement
par la mairie et quelques habitants et développé ensuite par
l’intervention de Tadashi KAWAMATA, il présente un impact très
mitigé et très partagé auprès de la population. A l’époque des
ateliers d’été, l’enthousiasme semblait avoir gagné le bourg. Et
la présence massive des habitants aux réunions et à
l’inauguration permet de croire que cela fonctionnait très bien.
1 Documentation CAUE 22 et ETERNAL NETWORK ; 2007 2 Cf. infra Annexe C - Entretiens
48
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Mais aujourd’hui que la motivation est retombée, ce projet ne
semble avoir été qu’éphémère. Si le processus collaboratif du
chantier a certes enthousiasmé le village, le résultat final en
laisse certains dubitatifs, voire déçus.
Cependant, on constate qu’aujourd’hui la prise de conscience
patrimoniale et la redécouverte de l’histoire locale semble avoir
touché les habitants. Mais elle semble n’être que superficielle :
une partie seulement du corpus patrimonial thélotais est
concerné. Ni le paysage, ni les hameaux, ni le patrimoine
immatériel n’ont été pris en compte, si ce n’est par la ZPPAUP
pour les deux premiers (encore que nous soyons en droit de
douter de l’impact auprès de la population d’un dispositif
administratif si technocratique).
Par ailleurs, les habitants restent dubitatifs quant à l’atout que
représente leur patrimoine, notamment au plan touristique. Il
semblerait même que les touristes de passage soient plus
intéressés par le patrimoine thélotais que les riverains eux-
mêmes ! L’un d’entre eux disait d’ailleurs à ce propos que « le patrimoine à St �élo, [était] un peu comme une très belle femme, dont seul le mari ne se rendrait pas compte de la beauté. »1
Peut-on forcer une population à prendre conscience de son
patrimoine si celle-ci n’y voit pas son intérêt propre, ni l’intérêt
à long terme pour le développement social et économique du
village ? Hélas, les considérations patrimoniales semblent être
surtout le fait d’intellectuels et de passionnés, mais sont bien
loin des préoccupations quotidiennes des habitants et des
décideurs politiques. De nos jours, la notion de communauté et
le sentiment d’appartenance collective ont laissé place à
l’individualisme. Ainsi, ce qui autrefois appartenait à tout le
monde, n’appartient plus aujourd’hui à personne. Dans ce
contexte, on comprend mieux pourquoi le processus de
patrimonialisation et de mise en valeur du patrimoine
fonctionne lentement et à très long terme, et nécessite une
prise de recul et une vision d’ensemble de la problématique
patrimoniale qui font actuellement défaut.
1 Cf. infra Annexe C - Conversation avec P. LAUNAY
49
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
La réforme territoriale de 2010
Visant une meilleure e`cacité de la gouvernance politique et
des économies de fonctionnement, la réforme territoriale de
2010 1 cherche à limiter l’éparpillement des échelons
institutionnels. Le regroupement des communes de moins de
1000 habitants au sein de communes nouvelles 2 est ainsi
encouragé. Or les trois quarts des villages français seraient
concernés3. L’expérience a déjà été menée chez la majorité de
nos voisins européens, dont l’Allemagne, qui a ainsi réduit de
40% le nombre de ses communes. Mais nous avons pu
constater au cours d’un récent voyage eGectué là-bas, une très
mauvaise réception par la population rurale d’une telle initiative
politique qu’elle considère comme technocratique et ne tenant
pas compte des spécificités et identités communales.
En France, un précédent dispositif de « communes
associées » avait été mis en place sur la base du volontariat des
communes4. Son échec et la mauvaise expérience allemande,
nous donnent à croire que l’esprit communautaire et l’identité
rurale ne sont pas totalement morts. Malgré un aGaiblissement
certain face à la modernisation de la société.
1 Voir la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales : 2 « Commune nouvelle » ; in Wikipédia ; 27.11.2011 3 Recensement Insee 1999 ; cité dans Le Parisien ; 30.12.2011 4 Loi Marcellin du 16 juillet 1971
50
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
2.2 L’impact sur le développement rural
2.2.1 Le contexte géographique et socio-économique
Afin d’être en mesure de qualifier l’impact du processus de
patrimonialisation sur le développement social et économique
local, il est nécessaire au préalable d’étudier le contexte dans
lequel il prend place. D’une part, nous analyserons les données
statistiques disponibles sur St �élo, et d’autre part, nous
tenterons de déterminer ce qu’est un village de campagne, et à
quelle(s) problématique(s) il se trouve soumis.
2.2.1.1 Analyse des données statistiques de St Délo
1
Géographie
Superficie : 14,56 km²
Répartition sur le territoire : le bourg + 13 hameaux
Bassin d’emploi le plus proche : Loudéac, à 14 km
Comme nous avons pu le voir précédemment, la situation de
St �élo dans le département est relativement isolée2. Le village
est éloigné des grands axes ferroviaires (la gare la plus proche
se trouve à St Brieuc), routiers (St �élo est raccordé au réseau
routier par des routes départementales mineures) et éloigné
aussi de la mer. Il se trouve à une demi-heure de St Brieuc
(chef-lieu des Côtes d’Armor) et un quart d’heure de Loudéac
(le bassin d’emploi le plus proche). Nous avons vu aussi que
l’organisation de la commune sur son territoire administratif
était de type « éclaté » ou « polynucléaire »3 . Le bourg est
décentré, et 13 autres hameaux ainsi que des fermes isolées
sont disséminés dans les campagnes. Le territoire est donc
essentiellement composé de terres agricoles, ce qui induit un
certain poids politique des agriculteurs.
1 D’après l’INSEE, chiffres de 2008 et annuaire-mairie.fr 2 Cf. supra Carte de situation (p. 10) 3 Cf. supra Carte générale de la commune de St Thélo (p. 30)
51
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Démographie
Population : 432 hab.
Densité : 30 hab. / km²
Habitants de la même commune (5 ans avant) : 79,7 %
Variation démographique naturelle (1999 – 2008) : +0,2 %
Variation démographique migratoire (1999 – 2008) : -0,5 %
Depuis la Révolution, soit à peu près le début du déclin de
l’industrie linière, la population thélotaise a chuté de 80,5 % !
St �élo n’est certes pas un cas isolé, et son évolution
démographique a tendance à ralentir, voire à se stabiliser. Cette
baisse spectaculaire peut être imputée à plusieurs facteurs : un
premier exode rural massif au XIXe s. suite à la fermeture de la
manufacture de lin, le remembrement des parcelles dans les
années 1970 et la modernisation des techniques agricoles, et la
lente érosion des commerces et des services publics.
De ceci nous pouvons émettre plusieurs remarques : tout
d’abord, la tendance s’est brusquement et brièvement inversée
dans la première moitié du XIXe s. Peut-être ceci est-il dû à
l’éphémère tentative de reprise de l’industrie linière à Uzel à la
même époque. D’autre part, étrangement, les deux guerres
mondiales n’ont pas contribué à accentuer la baisse
démographique, mais constituent au contraire deux périodes
de stabilisation. Enfin, le développement du logement
pavillonnaire au sud-ouest de St �élo depuis les années 2000 a
lui aussi contribué à ralentir cette baisse.
A noter qu’avec ses 432 habitants St �élo n’est pas un cas
isolé, puisqu’une commune française sur deux compte moins
de 426 habitants, regroupant 15% de la population1. Ce qui
signifie que, bien que la France est un pays de tradition rurale,
composé d’un maillage important d’habitats répartis sur tout le
territoire, sa population s’est fortement urbanisée depuis la fin
de la 2nde guerre mondiale, au détriment des campagnes.
1 Recensement Insee 1999 ; cité dans « Une commune sur deux compte moins de
426 habitants » ; in Le Parisien ; 30.12.2011
52
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Emploi
Part des agriculteurs : 32 %
Part des ouvriers : 32 %
Chômage : 6,5 %
Historiquement, les agriculteurs ont toujours été majoritaires
à St �élo, les ouvriers constituant le reste de la population.
Aujourd’hui, le rapport est à égalité. Et si les emplois dans le
secteur agricole ont, comme partout en France, fortement
baissé depuis le remembrement, la modernisation de
l’agriculture, et la forte concurrence étrangère, ils représentent
encore aujourd’hui un tiers de la population active, répartis
dans 34 exploitations. Le chômage est relativement bas (6,5%
contre 9% en 2008 dans le reste du département), ce qui
pourrait s’expliquer d’une part par le faible nombre de
logements sociaux (deux logements HLM d’après l’INSEE), et
d’autre part, par l’exode des chômeurs vers la ville pour un
meilleur accès à l’emploi.
Logement
Nombre de logements : 226
dont résidences secondaires : 8,5 %
dont vacants : 9,7 %
Bien qu’il soit deux fois moindre comparé au reste du
département, le nombre de résidences secondaires est
relativement élevé pour un village situé dans une région dont
l’oGre touristique n’est pas structurée. Malgré ceci, le village
attire soit des habitants allochtones (dont quelques
Britanniques) soit des natifs ayant quitté la région mais désirant
garder un pied-à-terre. Par ailleurs, le taux de logements
vacants est une fois et demie supérieur à celui du reste du
département. En eGet, en réalisant du porte à porte pour
interroger les habitants [durant les mois d’avril puis d’octobre,
donc hors période de vacances], nous nous sommes heurtés à
beaucoup d’habitations fermées et inoccupées dans le bourg
même.
53
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Or, au moins 18 nouveaux logements pavillonnaires ont été
construits ces dernières années, et la mairie prévoit encore de
commercialiser d’autres parcelles. Ce paradoxe est en partie dû
à une mauvaise adéquation du logement ancien avec les
exigences de confort moderne (isolation thermique, lumière,
jardin, pas de voisinage direct…).1
2.2.1.2 Définition du village
Qu’est-ce qui fait de St �élo un village ? Et quelles sont les
problématiques particulières auxquelles il est soumis ?
Tout d’abord, rappelons ici que la présente étude porte sur
l’enjeu du développement des villages de campagne, et non des
anciens villages ruraux ayant été peu à peu intégrés à la
banlieue urbaine (phénomène appelé rurbanisation ou
suburbanisation). Mais la notion même de village reste floue,
tentons une définition.
Dans un premier temps, la définition qu’en donne le
dictionnaire2 :
Village : n. m. – bas lat. villagium « village »
− Groupement d’habitations permanentes, dont la majeure
partie de la population est engagée dans le secteur agricole.
− Ensemble des habitants d’une telle localité.
(syn. bourg, bourgade)
Un village se définirait donc par des caractéristiques
d’agglomération (par opposition à l’éparpillement des hameaux
dans les campagnes, et d’économie majoritairement agricole,
ce qui n’est plus vrai de nos jours.
La définition de l’INSEE n’est guère plus intéressante3 :
Commune rurale : commune n’appartenant pas à une entité
urbaine.
Ce qui nous renvoie à la définition de la ville :
Ville : commune dont la population agglomérée compte au
moins 2000 habitants.
1 Cf. infra Annexe C – Conversation avec P. LAUNAY 2 LAROUSSE Encyclopédie 3 INSEE ; définitions & méthodes
54
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
L’INSEE définit indirectement le village par un unique critère
démographique.
Ainsi, une première définition émerge : un village serait une
agglomération de moins de 2000 habitants, et ayant une
économie au moins fortement marquée par l’agriculture (à
défaut d’être majoritaire). Mais cette définition nous semble
incomplète et inadaptée à St �élo, et nous proposons
d’aborder la notion de village à travers sa sociologie d’une part
et sa morphologie d’autre part.
Définition morphologique du village :
Suite à l’analyse cartographique réalisée1, il est possible de
proposer une liste de critères discriminant un village rural en
général et St �élo en particulier : l’isolement des communes
voisines : leur territoire administrativement déterminé est
essentiellement composé de terrains non-construits (terres
agricoles, forestières, plans d’eau…), les zones bâties ne sont
donc pas continues d’une commune à l’autre et leur identité se
trouve a`rmée par cette distanciation ; la dissémination dans la
campagne : ils sont constitués d’un bourg concentrant la
majorité de la population, et d’un réseaux d’hameaux et fermes
isolés ; la traversée par une (rarement plusieurs) route
principale qui les relie aux communes avoisinantes,
généralement la route la plus ancienne, autour de laquelle se
sont agglomérées les premières constructions ayant formé le
bourg. Cette route est constitutive de la structure villageoise.
Les villages ruraux sont aussi maillés par un réseau de routes
secondaires et de chemins vicinaux, qui relient le bourg et les
hameaux et desservent les champs ; et découpés en un
parcellaire répondant aux contraintes naturelles (hydrographie,
relief, orientation) et fonctionnelles (suivant l’activité paysanne).
Définition sociologique du village :
Dans un premier temps, au cours de nos recherches, nous
avions opéré la distinction entre deux types de villages ruraux :
ceux soumis la rurbanisation et ceux subissant la désertification.
1 Cf. supra Carte générale de la commune de St Thélo (p. 30)
55
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Or, les entretiens eGectués auprès de la population1 nous ont
permis de comprendre que cette diGérenciation était à nuancer,
St �élo tenant des deux situations à la fois.
La rurbanisation : définition théorique et appliquée2
Proche d’un bassin d’emploi, le village est soumis à
l’assimilation ville/campagne. La hausse démographique est en
fait un trompe-l’œil fonctionnant à court-terme : elle est peu
créatrice d’emploi, le village se transforme en « dortoir » pour
une population allant travailler en ville. Ces nouveaux arrivants
sont peu intégrés à la vie villageoise (liens sociaux, engagement
associatif, culturel ou politique), le tissu social se délite et
l’identité locale s’amenuise. Ce qui a pour conséquences :
l’étalement urbain (par la création de nouveaux quartiers
d’habitations pavillonnaires) et la banalisation architecturale (la
pression foncière attirant les promoteurs immobiliers, peu
soucieux du respect d’une identité architecturale locale). Ce qui
met le Politique face à une problématique de diGérenciation et
d’a`rmation d’identité.
Or, on ne peut dire que St �élo soit à proprement parler
soumis à la rurbanisation, car le village est situé en seconde
couronne de Loudéac (concentrant 40% des emplois du pays
Centre Bretagne3) et on ne constate peu de perte du caractère
rural. Cependant, l’étalement des zones bâties au détriment des
terres agricoles et la banalisation architecturale des nouveaux
lotissements sont tout de même à déplorer. Par ailleurs, le
village doit faire face à un fort apport de populations
allochtones : en 2005, 20% de la population était nouvelle à St
�élo 4 (en contrepartie, peu de renouvellement naturel et
beaucoup de départs font que les soldes démographiques et
migratoires restent négatifs), alors que le nombre d’emplois, lui,
n’augmente pas. Ce qui signifie que ces nouveaux arrivants
travaillent pour la plupart à l’extérieur, où sont des estivants et
ne contribuent pas à la vie du village. On parle de
« résidentialisation ».
1 Cf. infra Annexe C - Entretiens 2 Voir notamment : Région Nord-Pas de Calais ; 2009 3 INSEE ; Résumé statistique du pays du Centre-Bretagne ; 4 Annuaire Mairie.fr ; Statistiques sur la population de St �élo
56
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Désertification : définition théorique et appliquée
Eloigné des bassins d’emplois et des infrastructures routières
et ferrées, le village est soumis au départ de la jeune génération
(exode rural) et au non-renouvellement de sa population
(balance démographique négative). Cette diminution de la
population est accentuée par la fermeture des services publics
et des commerces, tous ces eGets se renforçant dans un cercle
vicieux. Ce qui a pour conséquences : l’abandon et la ruine des
maisons, la perte de l’identité et le non-renouvellement de la
mémoire locale et ce qui met le Politique face à une
problématique de survie économique et d’attractivité.
On l’a vu précédemment, St �élo est soumis à une
désertification quasi-continue depuis la Révolution1. Suite à la
fermeture de la taverne il y a quelques années, il n’y a plus
aujourd’hui qu’un unique commerce – le Perroquet Vert –
remplissant les fonctions d’épicerie, buraliste, boulangerie, bar
et restaurant.
Soumis à une baisse inéluctable de sa population et de son
attractivité économique et sociale, St �élo n’est cependant pas
dénué d’atouts. On l’a vu, la mairie en a conscience et mise
depuis plusieurs années sur l’amélioration du cadre de vie en
agissant par le biais du patrimoine et l’aménagement du bourg.
2.2.2 Vers une mise en place d’une véritable politique touristique
locale ?
.La crise que traverse le secteur agricole français depuis les
années 1970 (remembrement, motorisation, utilisation de
produits chimiques, mondialisation de l’économie,
surproduction, baisse d’eGectif…), malgré son placement sous
perfusion financière de l’Union Européenne, ne lui permet plus
aujourd’hui de jouer son rôle traditionnel de peuplement et de
développement économique rural. 2 Pour survivre, les
campagnes doivent diversifier leur économie vers l’industrie et
1 Cf. supra 2.2.1.1. Analyse des données statistiques de St �élo 2 HOUSSEL Jean-Pierre ; 1996 ; pp.185-188
57
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
les services. Pour un pays comme le Centre-Bretagne,
disposant d’atouts paysagers et patrimoniaux non négligeables,
le tourisme semble alors être une alternative crédible.
Le tourisme « vert »
Si jusque-là les vacances étaient synonymes de mer ou de
montagne, depuis les deux dernières décennies se développe
en France un tourisme dit « vert » qui vise des citadins
cherchant le repos et « l’authenticité » à la campagne, ou une
oGre plus « culturelle » tournée vers la (re)découverte de
l’extrême diversité des régions françaises. De nombreux labels
de qualité ont d’ailleurs été créés en ce sens, que ce soit pour
distinguer des villages (« Villes et pays d’art et d’histoire »,
« Commune du patrimoine rural breton », « Petite cité de
caractère », « Plus beaux villages de France »…) ou des oGres
d’accueil (« Gites de France », « Accueil paysan »…). Le succès
de cette nouvelle oGre touristique trouve aujourd’hui un écho
avec le développement durable et le besoin de plus en plus
a`rmé de retour à la nature. Mais cela s’explique aussi peut-
être par une baisse du budget consacré par les ménages aux
vacances et une tendance de plus en plus forte à rester voyager
à l’intérieur des frontières. Ainsi, des sentiers de randonnée sont
balisés, des aires de camping sont aménagées, des « circuits
d’interprétation touristique » sont mis en place autour d’une
thématique… Dans ce contexte, le patrimoine acquiert un
potentiel économique important, qui permet à un territoire
d’a`rmer sa spécificité culturelle et de se positionner sur le
marché du tourisme.
De telles actions existent déjà en Centre-Bretagne,
notamment la Route du lin, créée en 2004, reliant Uzel et
St �élo. Chez ce dernier, on peut aussi relever : un circuit
d’interprétation du patrimoine dans le bourg, des sentiers
pédestres balisés dans les campagnes, une aire d’accueil de
camping-car aménagée à côté de l’Espace Tadashi KAWAMATA et
une aire de loisir en bordure de l’étang au sud du bourg. Mais
pour que de telles actions soient e`caces, « elles doivent être coordonnées et institutionnalisées. L’engagement des pouvoirs
58
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
publics est nécessaire. 1» L’enjeu se situe avant tout au niveau
local. « L’Administration continue de mener des actions sectorielles par ministère et impose des thèmes […], plutôt que de mener une politique d’accompagnement des initiatives de terrain, qui souvent périclitent faute de moyens 2».
Un enjeu commun, mais des actions divergentes
A St �élo, et plus largement dans les Côtes d’Armor, les
initiatives concernant l’histoire des toiles de lin sont éparpillées,
et les outils déjà mis en place (comme le Syndicat de la Route
du Lin ou le label CPRB) sont sous-utilisés. De plus, des
di`cultés politiques subsistent : les problèmes d’ego des
politiques locaux bloquent la concertation, la question
touristique reste marginale et est gérée individuellement à une
échelle essentiellement communale, ou au mieux
intercommunale. Si les prises de décision doivent rester au plus
près du terrain, à un niveau local, il est indispensable qu’elles
soient coordonnées aux échelons supérieurs. Et ce, afin de
permettre une stratégie d’ensemble cohérente portant sur tout
le pays, voire le département, et regroupant les communes
autrefois liées par la Manufacture des toiles Bretagnes.
Autrement dit, pour qu’une telle démarche fonctionne, elle doit
respecter le principe de subsidiarité, et être appliquée à
l’échelon où son e`cacité trouve son optimum. En ce sens,
l’action globale n’est pas antithétique, mais bien
complémentaire de l’action locale.
Si de telles lacunes sont à déplorer, le processus semble
toutefois en bonne voie. Certes, il reste beaucoup d’eGorts à
faire, mais convertir au tourisme vert des campagnes jusque-là
essentiellement tournées vers l’économie agricole est un
processus qui nécessite du temps et de la réflexion. Les
mentalités ont beaucoup d’inertie, elles sont lentes à évoluer.
Les changements ne s’opèreront qu’à partir du moment où
habitants et décideurs politiques auront compris pleinement
l’enjeu et l’intérêt qui est le leur à voir une politique culturelle et
touristique solide se mettre en place. La demande touristique
1 HOUSSEL Jean-Pierre ; pp.185-188 2 Op. cit.
59
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
n’est pour l’heure peut-être pas assez forte pour permettre une
mutation brusque de l’économie des villages de campagne,
comme par exemple ceux du littoral ont su le faire dans le
courant du XXe s. avec le développement des stations
balnéaires. Mais veut-on vraiment en arriver là ?
L’artificialisation des sols, l’extension urbaine incontrôlée, la
spéculation immobilière ont abîmé les paysages littoraux. Ces
villages ont sacrifié leur patrimoine naturel au profit d’un
développement économique certain. Peut-être la lenteur n’est-
elle finalement pas une si mauvaise chose pour faire mûrir un
projet politique réfléchi et respectueux des qualités du lieu.
Gageons que les décideurs politiques sauront relever le défi.
2.2.3. Développement rural et intégration
L’enjeu patrimonial doit être pensé comme composant
essentiel d’un développement local pris dans une visée
holistique, c'est-à-dire en tenant compte de tous les aspects
que cela implique (économique, mais aussi social et
environnemental). On parle d’intégration, au sens d’une
« coordination des activités de plusieurs organes pour un fonctionnement harmonieux 1 » C’est pourquoi des projets
européens et nationaux de soutien au développement rural
sont aussi intervenus dans le projet « Mémoire en demeure ».
Le développement intégré et la mobilisation sociale2
En cohérence avec la philosophie du développement
durable3 , le développement intégré tente de répondre aux
problématiques environnementale, économique et sociale qui
se posent en milieu aussi bien urbain que rural.
Le développement social cherche à valoriser la place du
citoyen dans le processus politique local, afin de redonner de la
fierté et de l’estime à une population par rapport à son lieu de
vie. Ceci passe par plusieurs facteurs que sont entre autres
l’amélioration du cadre de vie, l’encouragement des initiatives
1 Le Petit Robert de la langue française ; 2006 2 voir à ce propos BOUCHER Jacques ; 1999 3 telle qu’énoncée dans le Rapport Brundtland ; Commission mondiale sur
l’environnement et le développement ; 1986
60
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
citoyennes en tout genre, le désenclavement tant physique que
social, la sensibilisation des habitants à leur patrimoine
commun et leur concertation dans la mise en place de projets
locaux.
Le développement économique cherche à soutenir et à
développer les activités économiques créatrices d’emplois, à
relancer l’artisanat local et à attirer de nouveaux
investissements. Cela passe par des incitations fiscales ou des
aides au financement tel que le micro-crédit.
Le développement de l’environnement urbain ou villageois
vise à l’amélioration et la réhabilitation de l’habitat – en accord
avec les nouvelles exigences de confort, d’écologie, et
d’économie d’énergie – et à la requalification de l’espace public,
par la création notamment de lieux de sociabilité et de
proximité pour redonner du sens au « vivre ensemble ».
A la diGérence de l’intervention politique classique, le
développement intégré est pensé globalement pour une action
locale. C’est un processus qui s’inscrit dans la durée, engrangé
par des dynamiques multiples, complexes et parfois
contradictoires. Là où l’action traditionnelle est ciblée et
sectorielle, menant à une homogénéité des réponses apportées,
hors de toutes considérations des particularismes locaux, le
développement intégré se veut le fruit de l’implication
citoyenne, menant par-là à des solutions par nature
hétérogènes et adaptées au contexte. Il tente le défi de
réintégrer des populations vivant sur un même territoire, mais
dans des sphères économiques et sociales diGérentes, afin de
retrouver les notions de communauté villageoise et le
sentiment d’appartenance collective. Il se propose de
rééquilibrer le trio « vie professionnelle – vie sociale – vie
personnelle » au profit des deux premiers. Il fait le pari de la
réappropriation politique et de la responsabilisation sociale et
citoyenne de la société civile, dans un dialogue avec les
acteurs de la politique et de l’économie locale. En eGet,
« habiter un lieu ne se limite pas à la simple résidence, mais permet une appropriation intégrée des diGérentes dimensions du développement pour le présent et pour l’avenir.1»
1 Op. cit.
61
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Mais pour cela, une identification communautaire et/ou
territoriale forte est nécessaire, et cela passe par la
reconnaissance d’une histoire et d’une mémoire fondatrices de
la communauté.
Les programmes de développement rural
La famille « économique et financière »1 des partenaires du
projet « mémoire en demeure » concerne les programmes de
développement économique européens et nationaux qui ont
apporté une aide financière dans le cadre de la politique de
développement rural mené par l’U.E.
En eGet, outre sa mission première, qui est le soutien des
marchés et des revenus agricoles, la Politique Agricole
Commune (PAC) de l’Union Européenne veille au
développement et à la diminution des disparités socio-
économiques des régions rurales. Elle s’organise autour de
deux outils de financement que sont le Fond Européen Agricole
de Garantie (FEAGA) et le Fond Européen pour le
Développement Rural (FEADER*)2.
Ce dernier s’articule autour de quatre axes : l’amélioration de
la compétitivité du secteur agricole et forestier ; l’amélioration
de l’environnement de l’espace rural ; l’amélioration de la
qualité de vie en milieu rural et la diversification de son
économie ; le soutien des actions de développement local via
le programme de Liaison Entre Actions de Développements de
l’Economie Rurale (LEADER*).
Ce programme – dont « LEADER + » représente le troisième
volet de mise en œuvre sur la période 2000-2006 – soutient
des projets de développement portant sur des territoires ruraux
restreints et gérés par des « groupes d’action locale ». Il met en
relation des territoires ruraux pour une meilleure coopération
économique et un partage des expériences en matière de
développement rural.
1 Cf. infra 1.1.3. Le projet « Mémoire en demeure » de Tadashi KAWAMATA 2 Ministère de l’Agriculture ; Fonds européen agricole pour le développement
rural.
62
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Cette politique communautaire s’appuie dans chaque pays
sur une branche nationale du Réseau Rural Européen. Ce
réseau rassemble toutes les organisations et administrations du
monde rural, en vue d’une meilleure concertation et d’une
optimisation des outils de travail. La mise en place d’un tel
réseau est primordiale pour garantir « une approche
transversale et multisectorielle » d’un développement intégré
des campagnes. A terme, chaque région doit se doter d’un
réseau régional. La Bretagne ayant créé le sien début 2011.
Par ailleurs, il existe en France des programmes d’aide au
développement des zones rurales en di`culté. Il s’agit
notamment des Zones de Revitalisation Rurale (ZRR) – le
pendant rural des Zones de Revitalisation Urbaine – et des
Pôles d’Excellence Rurale.
Mais ceux-ci ne s’appliquant pas au territoire considéré (le
Centre-Bretagne), ils ne seront pas étudiés plus avant.
Tous ces programmes, pensés au niveau communautaire et
national et mis en place à l’échelon local, démontrent une prise
de conscience des décideurs politiques de l’enjeu important
que représente le développement économique des zones
rurales. Mais cela trahit aussi quelque part la situation fragile et
la marginalisation de ces campagnes, accélérée par la
mondialisation et la modernisation à marche forcée de
l’économie.
63
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
3. BILAN
3.1 Quel enseignement tirer de cette expérience ?
En partant de l’étude du projet « mémoire en demeure » de
St �élo, nous avons pris connaissance de tout un faisceau
d’actions politiques en faveur de la culture, du patrimoine et du
développement rural, pensées et appliquées tant au niveau
communautaire que national, régional ou local.
Ce qui nous semblait initialement n’être qu’une initiative –
certes vertueuse – mais isolée, s’est avérée en fin de compte
être la partie émergée d’un iceberg, un composant d’un
système global et bien plus complexe composé de nombreux
acteurs œuvrant pour le développement social et économique
du milieu rural.
L’analyse eGectuée permet de comprendre que la prise en
compte du contexte (historique, social et économique) du
territoire, et de tous les acteurs concernés (populations,
associations, administrations…) s’impose comme un préalable
essentiel avant toute initiative de politique culturelle. Aucune
action ne saurait porter ses fruits si elle reste trop sectorielle,
jacobine ou sourde aux spécificités de la problématique locale
et aux attentes de la population.
Dès lors, il est possible de répondre aux hypothèses de travail
proposées en introduction.
A. La politique patrimoniale en œuvre à St �élo a bien permis
l’émergence d’une prise de conscience du patrimoine
ordinaire rural. Mais auprès de quelle population ? Il
semblerait que ce soit surtout des érudits, des amateurs
d’histoire et de patrimoine ou encore des touristes éclairés.
Si la population autochtone a certes bien pris conscience de
la spécificité culturelle de sa région et de son village, on ne
peut guère parler de véritable « réappropriation », ni même
de foi dans le potentiel de développement que ce
patrimoine représente.
64
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
B. La population de St �élo, est restée spectatrice plutôt
qu’actrice de la patrimonialisation. Elle n’a jamais vraiment
pris part aux politiques patrimoniales ou aux projets.
Il semblerait que ce soit là un des eGets pervers qu’engendre
une telle politique « top-down »1 : né dans l’indiGérence
quasi-générale des habitants, elle répond uniquement à
l’intérêt qu’un petit nombre d’intellectuels porte pour le
patrimoine. Certes, les ateliers d’été de KAWAMATA ont vu la
participation de quelques thélotais, mais celle-ci est restée
marginale et ponctuelle dans le temps.
C. Cela fait plus de 10 ans que la patrimonialisation est en
cours à St �élo. Or on ne peut que constater que cela n’a
pas permis un développement socio-économique : le village
(comme les villages voisins) reste aujourd’hui soumis à une
baisse démographique et une résidentialisation qui
contribuent à une lente érosion de son identité locale et de
la spécificité du lieu. Certes, on objectera que le
développement rural est un processus fonctionnant à long-
terme et que par ailleurs les dimensions du projet étaient
modestes. Mais au regard du résultat obtenu, la dépense de
moyens et d’énergie semblent toutefois disproportionnée.
1 « du haut vers le bas », c’est-à-dire un processus technocratique imposé à la
base, sans concertation. Par opposition à un processus « bottom up ».
65
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
3.2 Patrimoine & développement
Il serait intéressant de requestionner le vocabulaire utilisé
précédemment1 . Classer un édifice ne reviendrait-il pas en
définitive à le déclasser , au sens de l’isoler du processus
biologique de perpétuelle régénération qu’est le fait urbain ? Le
débat serait trop long à développer ici, et sortirait du cadre de
ce mémoire. Cependant cela amène à considérer le patrimoine
– et à plus forte raison le patrimoine ordinaire, fortement ancré
localement – comme un support de développement optimiste
et prospectif du futur, et non comme la fossilisation angoissée
et nostalgique d’un passé fantasmé. En eGet, les communes rurales subissent de plein fouet à
l’échelle micro les conséquences des aléas économiques et
sociétaux de l’échelle macro. Dans ce contexte di`cile, elles
paraissent vouées, à terme, à devenir des villages-dortoirs,
accueillant des populations repoussées toujours plus loin des
villes par la hausse des prix de l’immobilier. Mais il n’y pas de
fatalité. Et gageons que, via le patrimoine, la société saura
prendre conscience du potentiel que représente le milieu rural.
Cela pose plus largement la question de l’avenir des villages
de campagnes et de leur place dans l’époque mondialisée qui
est la nôtre.
1 Cf. supra 2.1.1. Notion de déclassement / classement
66
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
BIBLIOGRAPHIE ET OUVRAGES CITES :
Notion de patrimoine :
− CHEMETOFF Alexandre ; Lyon-St Etienne ou la globalité patrimoniale ; in MICHELIN Nicolas & PAOLI Stéphane
(sous la dir. de) ; Entretiens du patrimoine et de l’architecture ;
09-10.11.2011 ; [colloque] − CHOAY Françoise; L’allégorie du patrimoine ; éd. Seuil ;
1992-1996-2009
− CHOAY Françoise ; Le patrimoine en questions ; éd. Seuil ; 2009
− FABRE Daniel & IUSO Anna (sous la direction de) ; Les monuments sont habités ; éd. de la MSH, cahier "Ethnologie en France" ;
n°24 ; mars 2010
− GIAVANNONI Gustavo ; L’urbanisme face aux villes anciennes ;
trad. de MANDOSIO Jean-Marc, PETITA Amélie et TANDILLE Claire ;
éd. Seuil ; 1931-1998
− RIEGL Aloïs ; Le culte moderne des monuments ; 1903 ;
trad. BOULET Jacques ; éd. l’Harmattan ; 2003
Notion de patrimoine rural ou ordinaire :
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du colloque régional – Région Ile-de-France ; éd. Somogy ;
2007 ;
− BUSSIERE Roselyne ; Le patrimoine ordinaire ; pp. 73-80. − CHEVALLIER Denis ; L’ethnologue et la question
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France ; éd. Somogy ; 2009 ;
− BUSSIERE Roselyne ; Le patrimoine ordinaire, l’exemple de la ZPPAU(P) d’Andrésy ; 10.2010 ; [conférence à l’ENSAV]
67
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
− DELANNOY Julien (sous la dir. de SABATIER Richard) ; Vers un mode opératoire patrimonial. Le patrimoine ordinaire comme support d’un renouvellement péri-urbain en banlieue parisienne ; mémoire master ENSAV ; 2005
− DELANNOY Julien (sous la dir. de BACKOUCHE Isabelle) ;
Le patrimoine bâti « ordinaire » péri-urbain en banlieue parisienne. De l’inventaire au « développement durable ». Conditions et enjeux d’une patrimonialisation du bâti « ordinaire » : 1964 et la création de l’Inventaire général ; mémoire master EHESS ; 2007
− ECOVAST ; Landscape identification : a guide to good practice ;
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− GODET Olivier (sous la dir. de) ; Paysage naturel, paysage culturel ; in La pierre d’angle ; n°56-57 ; mai 2011
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− Le Petit Robert de la langue française ; 2006
68
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Notions de territoire, village, etc. :
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Histoire de la Bretagne :
− HELIAS Pierre-Jakez; Le cheval d’orgueil, mémoire d’un breton du pays bigouden ; éd. Plon ; 1975
− LE CORFEC Jean-Michel; La vie d’autrefois dans les Côtes-d’Armor ; éd. Sud-Ouest ; 2009
− ROHOU Jean ; Fils de ploucs – Tome 1 : Le pays, les gens, notre vie ; Ouest-France ; 2005
69
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
St Délo :
− Annuaire-Mairie.fr ; Statistiques sur la population de St �élo ; http://www.annuaire-mairie.fr/statistique-saint-thelo.html
− ETERNAL NETWORK ; Tadashi Kawamata – Mémoire en Demeure ;
A.P.R.E.S éd. ; 2007 ; [Livre + DVD]
− INSEE ; Résumé statistique de St �élo ;
http://www.statistiques-locales.insee.fr/FICHES/RS/DEP/22/COM/RS_COM22330.pdf
− INSEE ; Résumé statistique du pays du Centre-Bretagne ; http://www.insee.fr/fr/insee_regions/bretagne/themes/dossiers/dossier_
octant/dossier_45/centre_bzh.pdf
− KIENTZ-REBIERE Isabelle & GAROS Gilles ; Rapport de présentation de la ZPPAUP de St �élo ; 2010
− Association MEMOIRE EN DEMEURE ;
http://st.thelo.free.fr/Memoireendemeure/STthelo.html
− Service Général de L’inventaire – DRAC Bretagne ; sous la
rédaction de DUCOURET Jean-Pierre ; Inventaire topographique de St �élo – Base Mérimée ; 1996 - Màj : 2007
− Syndicat Route du Lin ; http://www.laroutedulin.fr/accueil.htm
Politique de développement rural :
− BOUCHER Jacques ; Développement intégré : conjuguer l’activité économique et la mobilisation sociale ; in Economie &
humanisme ; 1999 ; http://www.globenet.org/horizon-local/
− DRAC BRETAGNE ; Pour une nouvelle politique du patrimoine culturel en Bretagne ; 2007
− REGION BRETAGNE ; Schéma Régional du tourisme – le document cadre ; 2007
− GREFFE Xavier ; La valorisation économique du patrimoine ; éd.
La Documentation Française ; 2003
− Communes du Patrimoine Rural Breton (CPRB) ; http://www.cprb.org/?act=home
− Communes du Patrimoine Rural Breton (CPRB) ; Etude du patrimoine architectural et paysager ; 2002
− Marque Bretagne ; http://www.marque-bretagne.fr
− Pays du Centre Bretagne ; http://www.centrebretagne.com
− Ministère de l’Agriculture ; Fonds européen agricole pour le développement rural ; http://agriculture.gouv.fr/pac-developpement-
rural-feader
70
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Cartes :
− Archives départementales des Côtes d’Armor ; Fonds iconographiques ; http://archives.cotesdarmor.fr/asp/fonds_icono.asp
− DRAC Bretagne ; Glad, le portail des patrimoines de Bretagne ; http://patrimoine.region-bretagne.fr/main.xsp
− Institut Géographique National (IGN) ; Géoportail ; http://archives.cotesdarmor.fr/asp/fonds_icono.asp
Socio-Anthropologie :
− BOURSIER Jean-Yves ; La mémoire comme trace des possibles ; in Socio-anthropologie ; [en ligne] ; N°12 ; 2002 ;
http://socio-anthropologie.revues.org/index145.html ; [15.05.2004]
− CANDAU Joël ; Traces singulières, traces partagées ? ; in Socio-anthropologie ; [en ligne] ; N°12 ; 2002 ; http://socio-anthropologie.revues.org/index149.html ; [15.05.2004]
− POULOT Dominique ; De la raison patrimoniale aux mondes du patrimoine ; in Socio-anthropologie ; [en ligne] ; N°19 ; 2006 ; http://socio-anthropologie.revues.org/index753.html ; [31.10.2007]
− THOMAS William Isaac ; Désorganisation de la communauté ;
in Socio-anthropologie ; [en ligne] ; N°2 ; 1997 ; http://socio-
anthropologie.revues.org/index32.html ; [MàJ : 15.01.2003]
71
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
ANNEXES :
A A A A –––– GlossaireGlossaireGlossaireGlossaire
BBBB –––– Photos du projetPhotos du projetPhotos du projetPhotos du projet
«««« mémoire en demeuremémoire en demeuremémoire en demeuremémoire en demeure »»»»
CCCC –––– EntretiensEntretiensEntretiensEntretiens
DDDD –––– Typologie des habitations de STypologie des habitations de STypologie des habitations de STypologie des habitations de Stttt �élo�élo�élo�élo
72
ANNEXE A – GLOSSAIRE
CAUE 22 : Conseil d’Architecture d’Urbanisme et
d’Environnement des Côtes d’Armor. Association
départementale (type loi 1977) assurant un rôle de service
public. Elle a un rôle de conseil, d’information, de sensibilisation
et de formation auprès des particuliers comme des
professionnels, des administrations et des collectivités locales.
CIDERAL : Communauté Intercommunale pour
le Développement de la Région et des Agglomérations
de Loudéac.
Dénaturation : Transformation du bâti l’ayant plus au moins
profondément altéré. La dénaturation peut être :
− « structurelle », ou profonde, si les changements sont
irréversibles et qu’il est impossible de dater et lire le bâtiment
d’origine.
− « superficielle » si les changements sont réversibles mais mal
intégrés et brouillent la datation et la lecture du bâtiment.
DRAC : Direction Régionale des AGaires Culturelles. Service
décentralisé en région du Ministère de la Culture.
Doué : lavoir fait de palis de schiste et servant autrefois au
blanchiment des toiles. Ces blanchisseries étaient la propriété
des négociants en toiles.
ECOVAST : European Council for the Village And Small Town, le
Conseil européen du village et de la petite ville.
Réseau de 500 partenaires (associations, organismes publiques
locaux et nationaux) à travers 20 pays européens, œuvrant pour
« le développement de la vie économique, culturelle et sociale […] des communautés rurales », ainsi que « la sauvegarde et promotion du renouveau sensible de l'environnement naturel et bâti de ces communautés »1.
1 ECOVAST ; http://www.ecovast.org/francais/index.htm
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
FEADER : Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural.
Voir aussi 2.2.3. Développement rural et intégration.
FRAC : Fonds Régional d’Art Contemporain. Organisme privé
(type association loi 1901) assurant des missions de service
public. A un rôle de constitution d’un fonds d’œuvres, de
sensibilisation et de diGusion de l’art contemporain.
LEADER : Liaison Entre Actions de Développement de l’Economie
Rurale. Voir aussi 2.2.3. Développement rural et intégration.
PLU : Plan Local d’Urbanisme. Document principal de
l’aménagement urbain communal (ou intercommunal)
remplaçant les Plans d’Occupation des Sols (POS) depuis la loi
SRU de 2000.
STAP : Service Territorial d’Architecture et du Patrimoine.
Service décentralisé en département du Ministère de la Culture
et rattaché aux DRAC.
Zone de protection de 500 m : appelée aussi « zone de
visibilité », c’est un périmètre défini arbitrairement autour de
tout bâtiment classé ou inscrit « monument historique », dans
lequel tout autre bâtiment (quel qu’il soit et quel que soit sa
taille) est déclaré « visible » depuis le monument. De ce fait, il
est soumis à certaines restrictions et recommandantions
architecturales et paysagères.
ZPPAUP : Zone de Protection du Patrimoine Architectural,
Urbain et Paysager. Créée en 1983. A pour but de se substituer
au périmètre trop arbitraire des zones de protection en
l’adaptant à chaque cas, par une analyse approfondie du
contexte du site. Suite à la loi du Grenelle de l’Environnement II
(2010), elle est remplacée par l’Aire de Mise en Valeur de
l’Architecture et du Patrimoine (AMVAP) qui prétend
promouvoir les qualités architecturales du bâti, la mise en
valeur du paysage et du patrimoine et l’intégration des
équipements énergétiques.
73
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
76
AAAANNEXE NNEXE NNEXE NNEXE CCCC –––– EEEENTRETIENSNTRETIENSNTRETIENSNTRETIENS
CONVERSATION AVEC S. DUAULT,
COMMERÇANTE A ST THELO [21 AVRIL 2011]
Mme DOUAULT tient l’unique commerce du village, le « Perroquet vert », qui fait o`ce de boulangerie-épicerie-bar-restaurant-buraliste. Ses parents et son mari font partie des commanditaires du projet « mémoire en demeure ». Leur restaurant-bar a notamment accueilli les conférences et les débats organisés lors des workshops.
− Il y a eu un investissement de la population dans le projet
« Mémoire en Demeure », mais aujourd’hui il y a une chute
de la motivation.
− Ces workshops furent avant tout une expérience humaine,
et ils restent de très bons souvenirs. Ils ont constitué un
« patrimoine humain »
− Ces workshops ont été la rencontre entre deux mondes
complètement diGérents : les commerçants, et les villageois,
très cartésiens et très pragmatiques d’une part, l’artiste et les
étudiants d’autre part. Il y avait un décalage parfois
comique. C’était très enrichissant.
− Aujourd’hui, « l’espace Tadashi KAWAMATA » est très peu
utilisé, mais il y a parfois quelques utilisations par des
associations locales. Une soirée « country » a notamment
été organisée par l’association des jeunes du village.
− Mais les bâtiments ne sont pas complètement tombés en
désuétude. En ce moment, il y a une mise aux normes
sécuritaires, un branchement aux réseaux d’eau et
d’électricité, des chemins pédestres sont mis en place qui
vont relier le site à l’étang. Il y a aussi un projet
d’aménagement d’une aire de jeu pour enfant et d’un
parking pour camping-car.
− A leur inauguration, les bâtiments n’étaient pas aux normes
de sécurité, et étaient dangereux pour les enfants. Ceux-ci
risquaient de tomber ou de se blesser.
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
− Il n’y a pas eu de programmation préalable, donc les
bâtiments n’étaient pas équipés en eau et en électricité. Les
associations locales, qui pensaient utiliser le site pour leurs
activités ont été déçues.
− Il y a eu un « moment de flottement » les premières années.
Personne n’osait toucher à l’œuvre. Mais aujourd’hui, la
timidité est tombée, les gens commencent à s’approprier le
lieu.
− Le projet n’a pas jamais vraiment fonctionné car il n’a pas
été pensé dans le long terme. Or un tel projet nécessite
autant d’argent pour l’investissement, le lancement (court-
terme), que pour le fonctionnement continu (à long-terme).
C’est, selon elle, la critique principale qu’on puisse faire.
− Deux musées du lin ont été créés à St �élo et Uzel pour
matérialiser la Route du Lin. Mais ils se font concurrence, ils
ne sont pas complémentaires. L’investissement n’est pas
judicieux.
Bilan :
Du projet « mémoire en demeure » elle évoque essentiellement
de bons souvenirs (« expérience humaine », « patrimoine
humain », « beaucoup de fous rires »). Avec le recul, elle
perçoit cette expérience comme un bon moment (« une
bouGée d’air frais », « une ouverture sur le monde »)
aujourd’hui hélas révolu. Elle souligne aussi le décalage
enrichissant et comique entre deux mondes (paysan et
artistique). Cependant, on perçoit facilement que derrière ce
discours convenu, se dissimule une certaine frustration, une
déception. Comme si seuls les aspects positifs étaient dignes
d’être évoqués pour décrire à un intervieweur ce qu’elle pense
du projet.
77
ENTRETIEN AVEC D. LE GOFF, MAIRE DE ST THELO
[06 MAI 2011] Daniel LE GOFF est maire de St �élo depuis une quinzaine d’années. Il est aussi l’un des commanditaires de T. KAWAMATA.
D’où est venue l’idée du projet « Mémoire en Demeure »
avec Tadashi KAWAMATA ? Il y a-t-il eu des précédents dans la
région qui vous auraient inspiré ?
Il y avait un projet de mise en valeur du patrimoine du lin
depuis une vingtaine d’année entre St �élo, Uzel, Loudéac et St
Brieuc. Mais de nombreux blocages et un manque de
motivation politique ont fait que ce projet n’a jamais abouti.
Finalement en 2004, St �élo a ouvert seul de son côté la
Maison des Toiles. Le processus s’est relancé à St �élo et Uzel a
suivi le mouvement. Ont été créé dans la foulée le syndicat de
la Route du lin et un circuit touristique et culturel qui relie les
deux villages.
Pour l’inauguration de la Maison des Toiles, Didier Pidoux
[paysagiste du CAUE 22] avait évoqué l’idée d’une intervention
artistique en lien avec la Fondation de France. C’était une
opportunité à saisir ! L’idée initiale portait sur la thématique de
la botanique en relation avec des sentiers pédestres et les
ruisseaux qui traversent la commune. Mais cela restait assez
vague, on n’avait pas d’idées préconçues.
Le choix de Tadashi Kawamata par le médiateur culturel fut
excellent car il a apporté un regard neuf. En tant que japonais, il
avait du recul par rapport à notre architecture. C’est
notamment le fait que tous les bâtiments sont ici construits en
granit qui l’a intéressé. Ça nous paraît évident pour nous, mais
pas pour un Japonais. Ça a permis quelque part une prise de
conscience d’une spécificité de la région.
St Délo est labellisé « Commune du patrimoine rural
breton ». Pourquoi avoir fait le choix de ce label et depuis
quand ?
Oui, St �élo a reçu ce label en 2002. C’est un moyen pour les
villages de conserver leur identité face à la rurbanisation. Les
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
gens qui travaillent à Loudéac viennent habiter ici parce que
c’est moins cher, et puis la campagne oGre un certain attrait.
Mais les gens rachètent alors des maisons et les retapent sans
respect des spécificités architecturales. Ça crée une banalisation
des bâtiments. C’est surtout vrai pour les villages en première
couronne de Loudéac. Ça l’est un petit peu moins pour St �élo
qui se trouve en seconde couronne.
Beaucoup d’institutions ont participé au projet « Mémoire
en Demeure ». Quel fut leur rôle ?
Il y a eu d’abord le CAUE 22 qui a été un interlocuteur précieux.
Il a apporté une aide technique pour tout ce qui touchait aux
domaines du paysage, de l’art et de la culture. Il y a eu aussi la
DRAC qui représentait l’Etat, puis l’Union Européenne et la
Communauté de Communes qui ont apporté une aide
financière.
La voix de la mairie a-t-elle été entendue ? Ne vous êtes-
vous pas fait « kidnapper » le projet ?
Non, il n’y a pas eu de « dépossession » du projet. Il n’y a pas eu
non plus de conflits, les diGérentes institutions étaient
complémentaires. La mairie a gardé un rôle important, puisque
ce genre de projet se gère avant tout à l’échelle locale.
Mais cependant, par la suite, le succès de ce projet a suscité des
rivalités. Il y a eu quelques conflits de postes. Je ne suis par
exemple plus le président du Syndicat de la Route du Lin.
En allant visiter le bâtiment réhabilité par KAWAMATA, je me
suis aperçu qu’il y a quelques modifications qui ont été
faites par rapport à ce que j’avais pu voir sur des photos et
dans le DVD d’Eternal Network. Il y a d’ailleurs encore des
travaux aujourd’hui. Pourquoi ces modifications ?
Oui, eGectivement il y a des travaux en ce moment sur
« l’espace Tadashi KAWAMATA », essentiellement pour mettre le
hangar aux normes de sécurité et d’accessibilité PMR. Le hangar
a été mis hors d’eau (la toiture a été refaite récemment), et il va
être raccordé aux réseaux d’eau et d’électricité pour y installer
des sanitaires.
78
Pourquoi la 3e maison de tisserand [la plus petite] a-t-elle
été détruite ?
[Cette maison jouxtait celles réhabilitées par KAWAMATA, mais n’avait pas été rachetée par la mairie et donc pas intégrée au projet] Elle n’appartenait pas à la mairie. Le propriétaire a décidé de la
détruire car elle menaçait ruine. La mairie a ensuite racheté le
terrain et installe aujourd’hui une borne de branchement pour
camping-car.
Quels sont les projets de la mairie pour « l’espace Tadashi
KAWAMATA » ?
Il est prévu d’aménager une aire de jeux pour enfants et un
parking pour les camping-cars. Une exposition gratuite d’une
artiste, Anne GUIBERT-LASALLE, va être organisée pendant l’été
2011. Nous sommes en train de nettoyer les bâtiments. C’est la
première exposition depuis l’inauguration des bâtiments en
2006. Jusque-là il n’y avait eu que des manifestations
culturelles sporadiques. L’association des jeunes du village y
organise aussi maintenant un « festival » de musique un jour
par an.
L’enthousiasme qu’on perçoit dans le livre et le DVD des
workshops est assez frappant. S’est-il maintenu par la suite ?
Hélas, non. Il faut savoir que dans ce genre de projet, on ne
contrôle pas tout. Tout ne se déroule pas comme prévu. Dans
un premier temps après les workshops, il y a eu un
dégonflement, l’enthousiasme est retombé. Mais aujourd’hui il y
a une réelle reprise en main, par les associations du village
notamment. Je parlais des jeunes tout à l’heure…
Mais une association « Mémoire en demeure » n’avait-elle
pas été créée ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il faut avouer qu’elle n’a jamais vraiment été active jusqu’à
aujourd’hui. Comme je l’ai dit la motivation est retombée. Elle
n’a pas recherché d’artistes pour exposer dans les maisons
réhabilitées, ce qui était son rôle à l’origine. Mais aujourd’hui
elle se remet en route avec cette première exposition. Mais c’est
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
l’artiste elle-même qui a pris contact avec nous. Elle était
intéressée par le lieu, ça collait bien avec ses œuvres textiles.
Quel est le bilan que vous pouvez tirer de cette expérience,
Sur la prise de conscience du patrimoine local ? Y a-t-il eu
des résultats concrets ?
Il faut savoir que jusqu’alors, le patrimoine du lin était associé
dans la région au déclin industriel et à l’exode rural. C’était une
honte, il y avait une perte d’intérêt pour tout ça. Mais quelques
érudits d’histoire s’y sont intéressé et ont su faire prendre
conscience de l’intérêt de ce patrimoine. Aujourd’hui, on a pu
remarquer qu’il y a eu une appropriation du projet par les
habitants. Ils ont eu un rôle actif et non pas passif. Cela a permis
un rebond de la prise de conscience patrimoniale.
Oui, il y a eu des résultats concrets. L’aménagement autour de
la Maison des Toiles a été amélioré. Quelques maisons ont été
rénovées. Il n’y a rien eu de spectaculaire. Il faut savoir que c’est
un processus qui demande du temps, ça fonctionne au long-
terme. Il y a cependant un exemple « frappant ». C’est une
ancienne maison de notable voisine de la Maison des Toiles et
qui fait face à « l’espace Tadashi KAWAMATA ». [Appelée « Maison
du sieur Glais », cette maison est inscrite sur l’Inventaire
Général du patrimoine] Depuis les workshops, elle a été retapée
et sert maintenant de chambre d’hôte. C’est un témoin
intéressant de la prise de consciences du patrimoine : une
verrue architecturale en parpaings et en tôle a été détruite, les
anciens piliers en pierre du portail qui étaient eGondrés ont été
remontés, le muret à rue a été reconstruit.
Sur le tourisme et l’attractivité du village :
Non, il ne faut pas exagérer, St �élo reste un petit village.
L’impact sur l’attractivité est faible. Quant au tourisme, cela
fonctionne surtout au niveau local, cantonal. Par contre,
l’ouverture de la Maison des Toiles, et le projet « Mémoire en
Demeure » ont surtout permis de lancer l’initiative de la Route
du Lin, entre St �élo et Uzel.
79
Sur les retombées économiques :
Non, là non plus n’exagérons rien. Il y a peut-être eu des eGets
à court-terme pour les commerces du village, le Perroquet vert et le bar L’Irlandais [fermé maintenant], mais c’est tout.
Avant de se quitter, j’aurais à mon tour une question : pourquoi
avoir choisi St �élo ?
Eh bien, parce que le sujet de mon mémoire étant choisi, il
me fallait un objet d’étude pour concrétiser mon propos. Je
cherchais un projet ― de préférence récent ― qui illustrait
une mise en valeur du patrimoine intégrée à une politique
locale de développement. Le projet devait être à la
campagne, pour correspondre à la problématique, et en
Bretagne, pour des raisons pratiques et aZectives. Je
connaissais déjà le projet « Mémoire en Demeure » depuis
qu’il avait été primé en 2008, et je l’avais trouvé très
intéressant. Etudier St Délo s’est donc avéré une évidence.
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
ENTRETIEN AVEC C. HESRY, CHARGEE DE MISSION –
ASSOCIATION CPRB [06 MAI 2011] Mme HESRY est l’une des deux salariées de l’association « Communes du Patrimoine Rural Breton », qui délivre un label aux communes adhérentes. St �élo a été labélisé en 2002.
Quelle est l’origine de cette association ?
En 1987, les maires de quelques villages de Bretagne ont pris
conscience du petit patrimoine de leurs communes et ont
décidé sa sauvegarde et sa mise en valeur. Ils se sont alors
réunis pour fonder cette association.
Quelle est la politique de l’association ?
− L’association a, dès sa création, négocié des aides financières
sous forme de subventions publiques auprès du Conseil
Régional et des quatre Conseils Généraux de la Bretagne.
− L’adhésion doit être volontaire et motivée, elle doit être le fruit
d’une volonté politique forte.
− L’association se veut un levier de développement local, en
permettant notamment la création de musées locaux.
− Des initiatives en lien avec le patrimoine doivent être
développées dans chaque commune, et notamment un
« circuit d’interprétation ».
Les dossiers d’adhésions (et donc de labélisation) sont vérifiés
par une commission technique composée d’experts des CAUE,
de la DRAC, de l’association Tiez-Breizh [association bretonne
de chantiers bénévoles et de sensibilisation au patrimoine]. En
théorie, l’obtention du label est à réévaluer tous les 5 ans. Celui-
ci peut être retiré en cas de non-respect du cahier des charges.
Tous les 3 ans, un questionnaire doit être rempli qui permet
d’évaluer l’e`cacité de notre action. Mais dans la pratique, il y a
une surcharge de travail, donc les réévaluations ne sont plus
aussi systématiques.
Quels sont les moyens incitatifs ou coercitifs dont vous
disposez envers les communes labélisées ?
80
Il n’y a aucun moyen juridique ou administratif. Seul le retrait
du label est possible. Le système repose uniquement sur la
motivation des mairies. Même si nous savons que certaines
d’entre elles utilisent le label pour des motivations uniquement
financières.
Quelles sont les actions concrètes de l’association auprès de
la population ?
Aucune. C’est aux mairies d’agir à leur niveau. L’association se
charge uniquement d’un travail de coordination et de
mutualisation des eGorts. Elle n’agit pas directement auprès de
la population.
Le lien est-il fait avec la nouvelle politique patrimoniale et
culturelle de la Région Bretagne ?
Oui. Notre action est considérée comme une « politique
patrimoniale territoriale » 1 . A ce titre, nous percevons des
subventions pour les investissements dans les nouveaux
projets, mais pas ou peu de subventions pour le
fonctionnement. D’où des di`cultés financières à long terme.
Quelles sont les diZérences avec d’autres labels similaires
(« Petites cités de caractère » - « Villes et pays d’art et
d’histoire ») ?
Ces diGérences se lisent dans notre intitulé. D’une part,
« rural » : nous nous intéressons au patrimoine des villages de
campagne et qui gardent leur caractère rural. Par exemple, un
village a récemment été déclassé car il avait peu à peu intégré
la banlieue de Quimper. D’autre part, « breton » : nous ne
visons donc que les communes basées dans les 4 départements
bretons (22-29-35-56). Le label « Petites cités de caractère »
vise quant à lui les villages médiévaux biens conservés, se sont
donc des bourgs, non disséminés dans la campagne (ex :
Rochefort-en-Terre, 56). Le label « Villes et pays d’art et
d’histoire » ne concerne pas les villages de campagnes. Il ne
s’intéresse qu’aux villes, ou aux « pays » (ex : Dinan, 22).
1 Voir à ce titre : DRAC Bretagne ; Pour une nouvelle politique du patrimoine
culturel en Bretagne ; 2007
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
ENTRETIEN AVEC R. BUSSIERE, CHERCHEUSE –
SERVICE INVENTAIRE & PATRIMOINE,
REGION ILE-DE-FRANCE [15 NOVEMBRE 2011] Roselyne BUSSIERE est chercheuse et chargée de mission à l’Inventaire Général. Cet entretien fait suite à la conférence sur le patrimoine ordinaire donnée par elle à l’Ecole d’Architecture de Versailles1.
Tout d’abord, pouvez-vous me dire précisément ce que vous
entendez par « patrimoine ordinaire » ?
L’architecture ordinaire c’est ce qui est omniprésent, invisible,
« ce qu’on ne voit pas » car devenu trop banal. Pour la voir, il
faut relever les traces d’interventions sur le bâti, il faut se référer
aux anciens plans et faire des recoupements avec le cadastre
actuel. Il faut travailler in-situ, c’est très important. Dans notre
service nous avons mis en place une grille de lecture et un
vocabulaire fixe à partir desquels nous inventorions le bâti. Pour
chaque typologie de bâti, il faut un critère discrimant et des
critères variables. Il est très important d’avoir des outils
d’analyse normalisés sans quoi cette analyse est faussée car elle
ne se rapporte pas au même vocabulaire, aux mêmes critères,
etc…
Vos précédentes conférences étaient illustrées par la
ZPPAU(P) d’Andrésy (78) sur laquelle vous avez travaillé. Par
la mise en place de cette ZPPAU, de sa révison en ZPPAUP, et
par votre travail d’inventaire complet de la ville, les
habitants ont-ils pris conscience du patrimoine qu’ils
habitent ?
Pas vraiment. Bien que la révision de la ZPPAUP il y a quelques
années est le signe d’une politique parimoniale active, il y a eu
peu d’appropriation du travail d’inventaire par les politiques.
L’intérêt porte uniquement sur l’extra-ordinaire. Il y a un
véritable problème de regard sur l’architecture ordinaire.
1 BUSSIERE Roselyne ; Le patrimoine ordinaire, l’exemple de la ZPPAU(P) d’Andrésy ;
10.2010 ; [conférence à l’ENSAV]
81
Autrefois, le bâti subissait une évolution lente et réversible,
tandis qu’aujourd’hui ces transformations sont brutales et
irréversibles.
Comment est perçue la ZPPAUP ? (comme une opportunité à
saisir, une contrainte « top-down » ?)
Cette ZPPAUP est un choix de la mairie. Elle est donc
entièrement acceptée et même voulue. Elle émane d’un
volontarisme fort en faveur du patrimoine, mais est aussi une
source de contraintes élevées (notamment en terme de coûts)
Vous disiez dans votre conférence qu’il fallait « contrôler le
soin apporté aux modifications du bâti ». Qu’entendez-vous
par « contrôler » ?
Il s’agit de contrôler le choix des enduits, l’implantation du bâti,
les gabarits, l’alignement, l’implantation des garages…
Mais n’y a-t-il pas là un risque de « sanctuarisation » du
patrimoine ?
Non. Nous sommes conscients que le patrimoine ordinaire est
amené à évoluer en permanence. C’est d’ailleurs une de ses
caractéristiques propres. Mais la « patrimonialisation » vise à
garder l’harmonie, le bon sens. Il y a d’une part une volonté
d’être moderne. Et d’autre part, le désir d’un patrimoine rêvé qui
amène à faire du pastiche, du « faux ancien » ou du « néo-
rural ».
Alexandre ChemetoZ a dit en parlant du patrimoine, que si
autrefois celui-ci était pensé comme l’exception par rapport
à l’ordinaire, aujourd’hui tout constitue patrimoine. C’est le
« déjà-là », à partir duquel doit se baser le projet
d’architecture1. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je ne pense pas que les
banlieues pavillonnaires, par exemple, constituent du territoire.
Or le patrimoine est par définition ancré dans son territoire.
1 CHEMETOFF Alexandre ; Lyon-St Etienne ou la globalité patrimoniale ; in
MICHELIN Nicolas & PAOLI Stéphane (sous la dir. de) ; Entretiens du patrimoine et de l’architecture ; 09-10.11.2011 ; [colloque]
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
ENTRETIEN AVEC B. FRABOULET,
MEMBRE DE L’ASSOCIATION DES JEUNES DE ST THELO
[26 NOVEMBRE 2011]
Etes-vous originaire de St Délo ?
Oui. Notre famille est 100% thélotaise.
Avez-vous eu des ancêtres ayant travaillé dans l’industrie
linière ?
Peut-être, on ne sait pas trop. En l’étudiant à l’école, on a
retrouvé des tampons de tisserands d’Uzel portant ce nom,
mais ce n’est sans doute pas la même famille.
Pouvez-vous présenter en quelques mots votre association ?
Elle a été créée en 2007, par mon frère, avec pour objectif
premier de rassembler les jeunes de St �élo. On dispose d’un
local dans une ancienne école que la mairie nous prête, qu’on a
retapé nous même avec des financements de la mairie. On a
monté un festival de musique [le festival �élokalizé, chaque
année fin août] à l’espace Tadashi Kawamata, qui se veut à
l’échelle départementale. Enfin, on organise une fois par an un
repas pour rassembler tous les gens du village.
Comment percevez-vous le passé de la région de St Délo-
Uzel ?
On le ressent comme loin de nous, il y a une certaine cassure
générationnelle. Mais quand on commence à s’y intéresser, il y
a une certaine surprise agréable à découvrir un tel passé. Même
si on ne se sent pas concerné directement par ce passé, il y a
une certaine fierté.
Qu’est-ce qui, pour vous, représente le « patrimoine » de St
Délo ?
Pour ma part, j’associe le patrimoine du village à l’histoire du lin.
Au plan architectural, c’est d’abord aux maisons de marchands
auxquelles on pense, et aussi à toutes les maisonnettes de
tisserands dans le village.
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Que pensez-vous de l’intervention de Tadashi Kawamata à St
Délo ? Aviez-vous participé aux workshops d’été ?
Non, je n’avais que très peu participé, j’étais trop jeune. Je ne
comprenais pas vraiment ce qui s’y faisait. Il n’y a pas eu un
grand enthousiasme de la population. C’est assez mitigé.
Certains étaient à fond dedans, d’autres ne s’y intéressaient pas.
En fait, je crois que les gens qui voient l’intervention artistique
ne la comprennent pas. Mais quand on leur dit que la tour en
bois fait référence à un métier à tisser, là seulement ils y voient
un intérêt.
Pensez-vous que le patrimoine (et le passé de manière
générale) puisse être un atout, ou un défaut, pour un village
comme St Délo ?
C’est clairement un atout. On peut se dire que nous, ou moins,
on a tout un patrimoine du lin à St �élo. Ça crée une identité,
une mémoire.
Comment voyez-vous l’avenir à St Délo ?
J’espère que ça ne va pas devenir une ville-dortoir,
complètement déstructurée par la proximité des villes
alentours. J’espère que le village ne va pas être victime du
regroupement de communes, comme il est prévu de le faire
pour les villages de moins de 1000 habitants. J’espère enfin qu’il
va garder son caractère rural, que les liens sociaux et les valeurs
humaines vont perdurer.
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
CONVERSATION AVEC P. LAUNAY, ADJOINT AU MAIRE
DE ST THELO [26 NOVEMBRE 2011]
Etes-vous originaire de St Délo ? Et avez-vous eu des
ancêtres ayant travaillé dans l’industrie linière ?
Oui je suis originaire de St �élo. Mes ancêtres étaient des
ouvriers agricoles. Je ne pense pas qu’ils aient travaillé dans
l’industrie linière. J’ai cependant un grand oncle, qui était
ramoneur et qui habitait dans l’une des maisonnettes sur
lesquelles KAWAMATA a travaillé.
Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un tiers de la population qui travaille
dans le secteur agricole. Les fermes sont rachetées par les
exploitants agricoles et rasées pour ne pas avoir de voisins, ou
alors quelques-unes sont rachetées par des couples d’Anglais
qui en font des résidences secondaires (bien qu’avec la crise, le
phénomène s’est atténué, car il est devenu moins intéressant
pour eux financièrement d’habiter en France. On a aussi
quelques jeunes couples qui viennent s’installer, que ce soit
dans du logement neuf, ou dans de l’ancien.
La population de St Délo a baissé, et pourtant j’observe qu’il
y a des nouveaux lotissements. Comment cela se fait-il ?
EGectivement, il y a une baisse démographique, mais on a
construit et on continue à construire des logements neufs. Cela
s’explique parce que les modes de vie ont changé. Autrefois, les
grands parents, les parents et les enfants vivaient sous le même
toit. Il y avait trois générations par maison. Aujourd’hui, c’est
diGérent, on arrive à la fin d’un cycle qui est celui du baby-
boom. Mais la tendance devrait se ralentir, ce n’est qu’un
changement de cycle. Il y a aussi des familles monoparentales,
des personnes vivant seules. Les maisons sont beaucoup moins
remplies. Et puis les logements anciens ne sont pas adaptés aux
exigences d’aujourd’hui : ils sont petits, leur terrain est petit, ils
n’ont bien souvent pas de jardin, les fenêtres sont petites, ce qui
fait qu’ils ne sont pas très lumineux, à cela vient s’ajouter les
prescriptions patrimoniales sur le bâti… Il y a aussi pas mal de
résidences secondaires, ce qui a tendance à transformer St
�élo en bourg fantôme.
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Il y a aussi une certaine incohérence dans notre politique de
logement, il faut bien l’avouer. On subventionne l’achat de
terrain pour y implanter des logements neufs dans les
lotissements, alors que cet étalement urbain se fait au
détriment de notre politique patrimoniale, de l’agriculture… Ces
subventions, on pourrait tout aussi bien les mettre dans la
restauration des vieilles maisons pour éviter que le bourg ne se
vide, mais on attirerait moins de nouveaux habitants. Et puis
c’est compliqué de restaurer ces vieilles maisons, ça coute très
cher.
EZectivement, j’ai vu beaucoup de maisons vides dans le
bourg.
Oui. C’est aussi dû au fait que beaucoup de gens qui habitaient
ces maisons étaient de la même génération, et beaucoup
d’entre eux sont hélas décédés assez jeunes. Le renouvellement
ne s’est pas encore fait.
Que pensez-vous de la politique récente en matière de
patrimoine à St Délo ?
Je pense avant tout que ça a été mal préparé. L’Histoire est
eGacée des mémoires, pourtant notre patrimoine est le témoin
d’un passé riche. Mais il n’y avait pas de conscience de ce
patrimoine par la population avant l’ouverture du musée [en
2004]. Ce musée s’est ouvert un peu dans l’indiGérence
générale, ce n’était pas un projet qui était porté par la
population. Vous savez ici on a un caractère paysan, très terre-
à-terre, très pragmatique. Si on ne voit pas dès le départ l’intérêt
que peut nous apporter tel projet, on ne le soutient pas. Quant
au projet de Tadashi KAWAMATA, il y avait une incompréhension
du public vis-à-vis de son intervention. Nous sommes des gens
d’agriculture, pas de culture. Il y a bien eu un certain réveil de la
mémoire, quelques habitants ont contribué, mais on ne peut
pas parler d’enthousiasme collectif. C’était surtout monsieur le
Maire et Francis BLANCHART [président de l’association
« Mémoire en Demeure »] qui étaient à l’initiative de tout cela.
A plus long-terme, il y a eu une certaine prise de conscience du
village (son histoire, sa ruralité, son patrimoine, une certaine
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
identité du pays Centre Bretagne). Mais au fond, la population
ne croit pas à l’attrait touristique que peuvent avoir nos
campagnes. Le patrimoine à St �élo, c’est un peu comme une
très belle femme, dont seul le mari ne se rendrait pas compte
de la beauté.
On a encore beaucoup de progrès à faire en matière de
politique culturelle et touristique, ce n’est pas dans nos
habitudes. Par exemple, le Syndicat de la Route du Lin est un
outil qui est absolument sous-utilisé. Et la mairie dispose de peu
de moyens d’actions pour relancer la dynamique initiée en
2004. [Inauguration de la Maison des Toiles, et premier
workshop de Tadashi KAWAMATA] Il y a beaucoup de problèmes
avec les diGérents acteurs politiques, certains ont un ego
démesuré, d’autres ne collaborent pas, d’autres enfin
collaborent uniquement dans leur propre intérêt. La gestion de
la politique culturelle est égoïste et individualiste. Il manque
une vue d’ensemble, une cohérence. Par exemple, il y a une
concurrence des musées de St �élo et d’Uzel, ce qui ne leur
assure à chacun qu’un faible nombre de visites et donc une
faible rentabilité.
Ce genre de projet culturel se prépare à très long terme
(environ 10 ans) pour qu’il crée un besoin et un enthousiasme
de la population, pour qu’il apparaisse comme évident. C’est un
processus. Il y a tout un échange qui doit se faire avec la
population. Là, il n’y a pas eu de communication en amont. On
ne peut pas arriver avec un projet tout fait, sans concertation, et
demander après à la population ce qu’elle en pense.
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ANNEXE D – TYPOLOGIE DES HABITATIONS
DE ST THELO
D.1. Maison de tisserand
Chaque unité fait o`ce d’atelier et de logement pour la
famille du tisserand, le métier à tisser prenant place près de
l’unique fenêtre du rez. On les trouve le plus souvent
regroupées en mitoyenneté, soit que les tisserands décidaient
de construire ensemble leur maison, soit que le tout était mis
en location par un unique propriétaire, lui-même négociant en
toiles.
D.1.1. D.1.1. D.1.1. D.1.1. Maison sans étageMaison sans étageMaison sans étageMaison sans étage
Elle comporte un rez et des combles.
La façade est composée d’une porte – encadrée d’un arc en
plein cintre, en anse de panier, ou d’un linteau de granit – d’une
fenêtre – au linteau généralement de bois – et d’une lucarne en
bois éclairant les combles.
La maçonnerie est en tout-venant de schiste et les
encadrements de granit sont irréguliers.
Maison de tisserand sans étage – XVIIe s. Schéma dossier ZPPAUP
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
D.1.2. D.1.2. D.1.2. D.1.2. Maison avec étageMaison avec étageMaison avec étageMaison avec étage
Identique à la précédente avec un étage supplémentaire.
Elle est un signe de richesse de celui qui l’habite. Encore assez
rare au XVIIe s., elle est quasi-généralisée au XVIIIe s.
Maison de tisserand avec étage – XVIIe s. Schéma dossier ZPPAUP
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D.2. Maison de négociant
D.2.1. Maison du XVIIe s.
Peu de chose la diGérencie de la maison d’un tisserand, si ce
n’est qu’elle comporte un étage au moins dès le XVIIe s., et un
escalier hors-œuvre.
Le débord de toiture est supporté par une frise de modillons de
granite.
La façade présente une ébauche d’ordonnancement. Les
lucarnes, s’il y en a, sont en pierre.
Autour de la cour se distribuent de nombreuses annexes et
équipements nécessaires au négoce de la toile : un puits, une
blanchisserie et son doué, d’éventuels ateliers de tisserands-
salariés, une pilerie où sont pliées et ensachées les toiles et un
entrepôt.
Maison de négociant – XVIIe s. Schéma CAUE 22
Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
D.2.2. Maison du XVIIIe s.
Elle comporte un rez – souvent surélevé de quelques
marches, voire d’un escalier entier suivant le relief du terrain –
d’un étage habitable, de combles, et quelquefois d’une cave
sous la moitié de la surface.
La façade est ordonnancée et symétrique, les encadrements de
granit sont régulièrement taillés et disposés, les lits de
maçonnerie de schiste sont réguliers. L’influence des
malouinières (demeure des armateurs de St Malo) du siècle
précédent est manifeste.
L’édifice gagne en grandeur et en noblesse. Il peut comporter 3
ou 5, voire 7 travées suivant la puissance de son propriétaire,
disposées symétriquement à l’axe de composition central.
Dans la travée centrale, à l’intérieur et dans l’axe de la porte
principale, se trouve un escalier droit en bois.
C’est aussi à cette époque que commencent à apparaître les
statuettes de saints en faïence placées dans des niches en
façade.
Maison de négociant à 5 travées – XVIIIe s.
Schéma CAUE 22
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Patrimoine ordinaire et développement rural, les enjeux d’une prise de conscience
Di�usion libre, gratuite et recommandée
© Amaury PRUD’HOMME, février 2012