Partis et familles politiques

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TH ÉM I S COLLECTION DIRIGÉE PAR MAURICE DUVERGER

S C I E N C E P O L I T I Q U E

DANIEL-LOUIS) SEILER Université du Québec à Montréal

Partis et familles politiques

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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DL - 0 4 -07-19 - 1 9 8 a 1

ISBN 2 1 3 036246 x

Ire édition : 2e trimestre 1980 @ Presses Universitaires de France, 1980

108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris

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Sommaire

INTRODUCTION 9

PREMIÈRE PARTIE

THÉORIE GÉNÉRALE ET TAXINOMIE DES PARTIS POLITIQUES

CHAPITRE PREMIER. — De la classification des familles de partis politiques 31 1 / L'illusion du savoir immédiat 32

1. Position du problème 32 2. Justification 35 3. Conclusion 39

2 / Les typologies scientifiques 40 1. Typologies unidimensionnelles 41 2. Typologies multidimensionnelles 76

3 / Conclusion 101

CHAPITRE II. — Le cadre théorique 104 1 / Le cadre de référence 105

1. Le caractère sociétaire du politique 106 2. Conflit et négociation 107 3. Médiation et historicité 112 4. Les conflits du passé, un moyen d'analyse ............ 113

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2 / Les quatre clivages fondamentaux 114 1. Révolution ou révolutions ? 115 2. Des quatre contradictions aux quatre clivages 118

3 / Essai de taxinomie des familles de partis politiques 126

DEUXIÈME PARTIE ANALYSE DES FAMILLES DE PARTIS

TITRE PREMIER Les partis de classes

CHAPITRE PREMIER. — La défense des possédants : les partis bourgeois. 139 1 / Les caractères communs 140

1. La base sociale 140 2. Le projet politique 146 3. Le caractère attrape-tout 154

2 / Les facteurs de division 159 1. Le facteur historique 160 2. Le système électoral 162 3. Le facteur d'organisation 162 4. Le facteur sémantique 165 5. Conclusion 165

3 / Typologie des formes de partis bourgeois 166 1. Les partis à vocation majoritaire 167 2. Les divisions par fractionnement 187 3. Les partis bourgeois et la superposition des dualismes.... 201 4. Les cas déviants : le bestiaire du conservatisme ......... 207

CHAPITRE II. — Les partis ouvriers et leurs alliés .............. 214 1 / Les caractères communs 215

1. La base sociale 215 2. L'action du mouvement syndical ...................... 217 3. Le rôle de l'Internationale ............................ 220 4. Le projet politique .................................. 221

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2 / Les facteurs de division 222 1. La doctrine 222 2. La stratégie 224

3 / Typologie des partis ouvriers 224 1. Les partis à vocation majoritaire 225 2. Le fractionnement par sinistrisme 243 3. Les partis ouvriers et la superposition des dualismes * ' * ' 251

4 / Les partis alliés 257 5 / Conclusion 259

CHAPITRE III. — Les partis ouvriers communistes 261 1 / Les traits distinctifs 265

1. L'internationalisme 265 2. L'organisation 268 3. L'idéologie 270 4. La tradition révolutionnaire 270

2 / Typologie des partis ouvriers communistes 275 1. Les partis « eurocommunistes » 275 2. Les autres 288

3 / L'intégrisme marxiste-léniniste 291 CONCLUSION 294

TITRE II Les partis cléricaux et anticléricaux

CHAPITRE IV. — Les partis anticléricaux 299 CHAPITRE V. — Les partis de défense religieuse ................. 303

1 / Les traits distinctifs 305 1. L'interclassisme 306 2. L'horizontalité 308 3. La position centrale ou pivotale 310 4. Le projet politique .................................. 312

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2 / Les bases sociales 313 1. Le mouvement de défense religieuse 314 2. Les intérêts sociaux 321 3. Hors de l'Eglise point de salut 324

3 / Typologie des partis de défense religieuse 327 1. La démocratie chrétienne et le MAFDAL 328 2. Les partis protestants 331

4 / Conclusion 332 1. Le déclin : CDU ou MRP? 332 2. Vers une résurgence des partis d'inspiration religieuse ?.. 334

CONCLUSION 336

TITRE III Les partis communautaires

CHAPITRE VI. — Les partis centralistes 339 1 / Les bases sociales 340 2 / Les caractères communs et distinctifs 344 3 / Typologie des partis centralistes 349 4 / Conclusion 364

CHAPITRE VII. — Les partis de défense de la périphérie 366 1 / La mobilisation de la périphérie 367 2 / Les traits distinctifs 374 3 / Typologie des partis de défense de la périphérie 378 4 / Conclusion 406

CONCLUSION 407

TITRE IV Les partis issus du clivage rural/urbain

CHAPITRE VIII. — Les partis agrariens ........................ 411 CONCLUSION GÉNÉRALE ....................................... 421 INDEX ......... ................................ 427

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INTRODUCTION

Cet ouvrage n'entend nullement embrasser l'ensemble de la problématique posée par l'existence des partis politiques ; c'est-à- dire leur origine, leur nature, leur fonction, leur organisation, leur influence sur la décision ou leur discours. Il entend au contraire s'attacher à un aspect négligé et pourtant combien important de l'analyse des partis politiques : le problème des familles de partis.

1 | SCIENCE POLITIQUE ET PARTIS

En effet, si, dès l'origine de la sociologie politique, le phéno- mène partisan occupa une place centrale dans les préoccupa- tions de cette jeune discipline, les chercheurs se penchèrent avant tout sur l'organisation et le fonctionnement des partis. De Michels à Duverger l'approche des partis politiques en termes d'organisation a atteint un niveau de qualité à la fois théorique et technique qui la rend malaisément perfectible.

Pendant que naissaient et se développaient les études de l'organisation du fait partisan, celui-ci était l'objet d'une autre saisie, par le truchement du phénomène électoral, cette fois. Il n'est plus d'élections sans partis politiques et les travaux de la sociologie électorale ont révélé nombre d'informations essen-

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tielles quant à la nature de ceux-ci. Car si les formations poli- tiques s'organisent en vue de la conquête du pouvoir, cet effort se traduit dans les démocraties occidentales par une volonté d'encadrer les électeurs pour gagner les élections et, pour certains partis, afin de conserver un seuil minimal de mobi- lisation entre les périodes électorales. Depuis l'époque des pre- miers travaux du pionnier André Siegfried, fondateur de la géographie électorale — c'est-à-dire de l'analyse écologique —, la sociologie électorale a parcouru bien du chemin. Ce faisant elle connut — et connaît encore — un développement considé- rable dû à l'apport des techniques statistiques et des modèles mathématiques. Par ailleurs, l'introduction des enquêtes socio- logiques et des sondages d'opinion devait enrichir les procédés de collecte des données, longtemps limitée aux unités d'observa- tion de type géographique. Grâce à la supériorité de leurs moyens financiers, les politistes américains dominent ce champ de la science politique : l' « école du Michigan », avec Converse, Warren Miller et Stokes, reprend aujourd'hui la succession des Lazarsfeld et autres Berelson. L'Europe fait néanmoins bonne figure dans le domaine de la sociologie électorale et sin- gulièrement la France où les Alain Lancelot, Mattei Dogan, Guy Michelat, Frédéric Bon et tant d'autres se montrent dignes du prestigieux héritage transmis par André Siegfried.

Si les partis politiques s'organisent et se présentent aux élec- tions, ils tiennent aussi un abondant discours. Ce message qu'ils tentent de communiquer aux citoyens, ces convictions qu'ils s'efforcent de leur inculquer firent l'objet d'analyses bien anté- rieures à la naissance de la sociologie politique, mais sous la forme de l'histoire des idées politiques. Semblable analyse des idéologies s'effectua, le plus souvent, sans référence aucune avec les partis qui pourtant constituent le véhicule obligé des idéologies. Une minorité de politistes perçut heureusement le lien qui unit les partis aux idées et on leur doit quelques études

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remarquables : que l'on songe au regretté Jean Touchard ou à René Rémond par exemple. Aujourd'hui l'approche classique se voit doublée par l'émergence d'une analyse sémiologique du discours partisan. Initiée par les analyses de contenu réalisées par Claude Emeri et Jean-Marie Cotteret, l'approche des partis à travers leur discours atteint aujourd'hui à une rare qualité méthodologique avec un livre de Dominique Labbél, consacré au discours du PCF.

L'origine et la fonction sociétaire des partis politiques sem- blent avoir suscité moins d'intérêt chez les sociologues et poli- tistes que les précédentes approches. Peut-être est-ce parce que pareille étude implique une élaboration théorique importante ? Directement reliée aux questions de systèmes de partis, elle soulève des débats et controverses d'une importance inconnue des autres approches. En effet, il y a maintes façons d'aborder l'origine des partis politiques. Lapalombara et Weiner en dis- tinguent trois : une approche institutionnaliste, une approche de type historique et conflictuelle et une approche dite du déve- loppement politique. Nous y ajoutons une quatrième : l'approche fonctionnaliste. La première, qui est celle de Duverger, lie l'origine des partis aux développements de la vie parlementaire et met l'accent sur leur étude en termes d'organisation. La deuxième approche fait du concept de crise l'origine des partis et risque souvent de privilégier le factuel et l'événementiel. Quant à celle du développement, elle explique l'émergence des partis par le concept fourre-tout de modernisation ; plus intéressante que les précédentes, cette approche introduit, dans l'explication, la base sociale et économique ; toutefois, l'appli- cation de cette théorie conduit à envisager l'évolution comme un processus linéaire ou, au moins, par paliers. L'approche fonctionnaliste enfin s'interroge sur la fonction sociétaire

1. Dominique LABBÉ, Le discours communiste, Paris, FNSP, 1977.

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assumée par les partis politiques, une fonction particulière expliquant l'origine particulière de chaque, parti ou type de parti. Pour d'aucuns, tenants de l'une de ces théories, celles-ci s'affirment mutuellement exclusives et on se souvient de la tempête que soulevèrent in illo tempore les thèses de Maurice Duverger. Pour d'autres, en revanche, la synthèse de deux ou plusieurs théories se révèle chose possible et même souhaitable, sans que cela ne nuise à la rigueur théorique de l'ensemble. Par exemple une théorie marxiste de l'origine des partis se doit de combiner l'optique historico-conflictuelle avec celle du dévelop- pement. La théorie, déjà classique, défendue par Stein Rokkan va le plus loin dans l'effort de synthèse en dosant, dans une alchimie subtile, les approches historico-conflictuelles, du déve- loppement et fonctionnaliste.

Dans cette efflorescence de théories, d'approches et d'éla- borations techniques et conceptuelles qui caractérise la science politique aujourd'hui, l'analyse des familles de partis politiques apparaît comme un secteur négligé. Pourtant la démarche typo- logique, la construction de tableaux et de nomenclatures, l'élaboration de taxinomies, en bref tout l'aspect classificatoire de la pratique scientifique constitue un complément indispen- sable à toute recherche. Le domaine des partis politiques n'apparaît pas, aux yeux de l'observateur, fût-il le moins averti, comme une réalité uniformément homogène. Alors pourquoi cette absence d'intérêt ?

Nous y voyons deux motifs immédiats. D'une part, il existe assez peu de typologies de partis qui prennent en compte le phénomène partisan dans toutes ses dimensions. Par exemple, certaines se limiteront à n'être que des nomenclatures de modes d'organisation tandis que d'autres s'attacheront à classifier les idéologies. D'autre part, il semble que beaucoup de chercheurs se dégagent mal de la prégnance du discours politique et adoptent sans critiques l'orthodoxie établie. Cette

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orthodoxie consiste à accepter sous forme de typologie-étiquette les noms que les partis s'attribuent et à considérer que ces « noms délimitent dans l'ensemble des partis des configurations natu- relles qui furent relevées une fois pour toutes. Ce « nominalisme » aussi vulgaire que contradictoire trouve sa source dans le discours des partis non socialistes et se propage par la presse. Il doit son succès scientifique à une raison négative : le rejet par nombre de chercheurs du caractère simplificateur et manichéen d'un certain discours que les partis de gauche tenaient à ce sujet. Amalgamer en une même catégorie l'ensemble des partis politiques qui ne participent pas du mouvement ouvrier histo- rique représente évidemment un abus qui ne résiste pas à une analyse scientifique ; les partis ouvriers les plus articulés du point de vue théorique, comme certains PC, se gardent bien d'un tel amalgame. En revanche, accepter comme critère de classification les intitulés que les formations politiques se donnent ou même les alliances internationales — toutes plato- niques — qu'ils nouent conduit à une vision scientifique où « l'arbre cache la forêt ».

L'étude des familles de partis politiques alors apparaîtra comme un domaine d'un intérêt secondaire d'où toute préoc- cupation théorique sera bannie et où régneront l'hyperfactua- lisme et l'empirisme le plus myope.

2 | SCIENCE POLITIQUE ET FAMILLES DE PARTIS

Il va de soi que nous nous insurgeons contre l'orthodoxie pseudonominaliste que les media, véhicules du sens commun, entendent imposer à l'étude des familles politiques. Semblable postulat implique que ces dernières constituent un élément clef dans l'analyse des partis et un secteur important de la sociologie politique. L'importance des familles de partis est mise en

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lumière à la fois par l'évolution récente des faits politiques et par les difficultés que rencontre l'analyse comparative en science politique.

► Actualité du problème On peut gager sans risques que nombre de chercheurs, à

commencer par nous, se fussent désintéressés de l'analyse des familles politiques s'ils n'avaient été interpellés par le cours des événements. Deux séries d'événements ont ainsi secoué la quiétude et le conformisme scientifique des spécialistes des partis. La première ressortit à l'ordre national ou interne des phénomènes politiques ; la seconde s'apparente à ce qu'il est convenu de considérer tantôt comme l'ordre international, tantôt comme la réalité supranationale du politique.

Trois événements politiques récents qui affectèrent des pays de la Francité ont soulevé l'intérêt des politistes et ce — si l'on en juge par le volume des publications — à travers le monde. Ces faits saillants d'une actualité politique récente sont, dans l'ordre d'importance, les élections législatives de mars 1978 ainsi que les cantonales et municipales qui les précédèrent, l'élection d'un gouvernement indépendantiste au Québec et la désintégration progressive du système politique en Belgique.

Les élections législatives françaises de 1978 ont constitué pour les observateurs internationaux un fait capital. En effet, le ronronnement paisible du système libéral, plus ou moins social-démocratisé, qui préside aux destinées socio-économiques des pays occidentaux risquait une remise en cause fondamentale dans l'un des Etats clefs de la Communauté atlantique. La France menaçait de se doter d'un système socio-économique distinct des orthodoxies établies, la contagion aurait pu gagner tout le sud de l'Europe, etc. Cependant, pour les spécialistes des partis et pour beaucoup de politistes, le fait le plus intéressant

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révélé par les législatives n'est pas tellement leur enjeu. En effet, si les hommes d'information semblent soucieux de capter l'événement dans sa fugacité et se doivent d'être sensibles à la conjoncture, les analystes scientifiques tentent, quant à eux, de recomposer des structures. Et de ce point de vue, la révéla- tion principale du scrutin de mars 1978 s'avère la pérennité, par-delà la multiplicité et la fragilité des dénominations parti- sanes, de familles politiques ; non pas deux, mais quatre. Ces courants plongent leurs racines parfois au tréfonds de l'histoire et ont résisté tant aux changements économiques et sociaux qu'à l'indéniable processus de bipolarisation. Expression de la mémoire collective d'un peuple — elles témoignent des luttes et conflits passés et actuels —, les familles politiques appartien- nent à la réalité nationale dans ce qu'elle possède de plus sin- gulier. Par contre, l'analyse des structures qui les subsument permet de découvrir des homologies des plus frappantes, du moins en ce qui concerne les pays industrialisés d'Occident. Il n'est pas une seule des familles politiques qui ne possède sa contrepartie dans un autre système politique.

Les élections provinciales du 15 novembre 1976 au Québec ont entraîné le même type de problématique. Dans un monde marqué par la décolonisation politique du Tiers Monde, l'Occi- dent apparut longtemps comme un havre de stabilité : les fron- tières semblaient avoir été fixées définitivement après les deux guerres mondiales, la seconde n'ayant apporté que des modifi- cations territoriales mineures, eu égard au tumulte entraîné par la première. Or voici que le principe nationalitaire se voit jeté au premier plan de la scène politique, au cœur même de l'Occident développé, et ce par un peuple participant d'une des ethnies majeures qui composent l'humanité. Pour la première fois depuis l'indépendance de l'Islande en 1945, un Etat nouveau risque d'entrer dans le concert atlantique. Pour les politistes c'est de toute évidence l'acteur principal de ce processus, le

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Parti québécois, qui suscite le plus d'intérêt. La question de sa nature a d'ailleurs soulevé dans le milieu des politistes et socio- logues du Québec un débat toujours en cours.

Après plus d'une décennie de luttes qualifiées par l'opinion internationale de « linguistiques », la Belgique finit par lasser. Beaucoup d'événements sont survenus depuis que la télévision japonaise envoyait une équipe à Louvain. Car l'abondance des facteurs jointe à l'absence de sang versé ont fait qu'aux yeux du public ce pays paraît comme englué dans un marais de querelles plus ou moins tribales auxquelles nul n'entend quelque chose. Il n'en va pas de même des politistes, spécialement des anglo- saxons, qui consacrent au cas belge une littérature de plus en plus abondante. Du point de vue de l'analyse des familles de partis politiques, la Belgique s'affirme exemplaire. En effet, tant l'apparition des partis dits « communautaires » que le morcellement des partis dits traditionnels modifièrent le sys- tème de partis. Il devait passer de la situation d'un système de « deux partis et demi » à celle du multipartisme. La cohabitation en un même parlement de partis opposés sur le plan linguistique et, par ailleurs, proches du point de vue de l'idéologie et de la base sociale, ne pouvait que poser le problème des familles politiques.

La situation qui règne désormais en Belgique préfigure en quelque sorte celle que vit le Parlement européen : la coexistence au sein d'une assemblée unique de formations politiques ressor- tissant à des systèmes de partis bien distincts. Le caractère restreint des pouvoirs attribués à l'Assemblée européenne limitait forcément l'enjeu et donc l'intensité du débat qui s'y déroulait. L'élection européenne de juin 1979 lui donne une importance telle que jamais elle n'en connut par le passé. Pour la première fois dans l'Histoire, une assemblée supranationale procédera directement du choix des citoyens et non plus de la volonté des parlements des pays associés. Les observateurs

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politiques des pays concernés s'interrogent sur la légitimité nouvelle que confère le suffrage universel au Parlement euro- péen. Pour les politistes, le rôle futur du Parlement de Luxem- bourg-Strasbourg ne constitue pas le problème immédiat posé par les élections européennes. En effet, prévoir si — et com- ment — une assemblée supranationale, dotée de pouvoirs limités, va maximiser ces pouvoirs du fait d'une légitimité élec- torale nouvelle, relève de l'art de la conjecture et non de la science politique. Par contre, l'élection presque simultanée de députés, lors d'une campagne électorale quasi unique et dans neuf pays différents, représente un phénomène privilégié. Le fait que ce phénomène se répétera périodiquement accentue encore le caractère de laboratoire que les élections européennes présen- tent pour les chercheurs. Pour l'analyse du phénomène partisan, cette importance revêt un caractère considérable r il n'y a pas d'élections sans partis politiques. Il va sans dire que la prépa- ration de ce scrutin a engendré dans les officines partisanes une effervescence peu commune. Des alliances se nouent et se dénouent ; des « complots » se trament dans l'ombre afin de constituer une « majorité » ; des fronts électoraux se forment ; des partis européens voient le jour. A l'exception des partis de la gauche et de l'extrême-gauche, les regroupements de partis qui entendent solliciter les suffrages des Européens trahissent souvent de fort singuliers commerces. Devant une telle confu- sion, fruit de la différence des situations nationales, il appartient aux politistes d'assurer un travail de clarification et de classi- fication, au bénéfice tant des citoyens que des hommes politiques.

Aussi bien dans le cas des élections européennes que dans celui de certaines situations nationales, le recours à la méthode comparative permet de dégager des homologies structurales qui fonderont les familles politiques. En effet, semblables homologies rendent possible la construction de typologies différentes des

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nomenclatures habituelles qui se basent trop souvent sur des critères idéologiques imprécis. Le problème des familles poli- tiques dépasse donc les limites de la sociologie des partis. Il touche à l'histoire, car il importe de repérer la filiation de chaque famille dans le passé de chaque peuple. Il embrasse surtout le domaine de l'analyse politique comparée dont, en fait, il forme la plus grande part du noyau sociologique.

► Science politique et analyse comparative L'analyse comparée des faits politiques ne paraît plus chose

aisée. La jeune génération des chercheurs tend à s'en détourner en optant pour l'étude approfondie d'un pays. La vaste culture qui caractérisait la génération des Duverger et Friedrich ou celle de Stein Rokkan ou encore de Jean Blondel se serait peu transmise à la « nouvelle vague » dont la compétence technique n'a d'égale que l'inculture.

Néanmoins, dans le champ que se propose de couvrir la science politique, la politique comparée fait assurément recette. De vastes études, collectives et organisées sur une base interna- tionale quant à leurs rédacteurs, se multiplient à l'envi depuis plus d'une décennie. Ces études mettent d'ailleurs en œuvre des moyens financiers non négligeables, parfois sans proportion avec la qualité scientifique des résultats obtenus. Tandis que prolifèrent les analyses de cas, d'autres travaux rejettent l'ana- lyse par pays et adoptent d'emblée un niveau plus élevé de géné- ralisation afin de construire des typologies a priori ou des élabo- rations théoriques. De- valeurs très inégales — les meilleurs sont à nos yeux ceux de Jean Blondel —, ces essais souffrent souvent de l'absence de bonnes field studies. Inversement les études de cas, portant sur un ensemble de pays, offrirent longtemps le désolant spectacle d'un manque total d'unité dû à l'absence de tout cadre théorique de référence. Parfois, quand celui-ci existe,

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on en chercherait en vain l'application dans les chapitres consa- crés aux diverses situations nationales : nombre de rédacteurs réalisent leur part de l'ouvrage sans références, autres que votives, au cadre général ou aux contributions des autres, coauteurs. C'est récemment que, grâce à l'action de chercheurs comme Richard Rose ou Stein Rokkan, le fossé séparant théorie et applications concrètes se voit enfin comblé.

A notre avis, les politistes, soucieux d'analyses comparatives, errèrent aussi longtemps avant de sortir du tunnel pour deux raisons majeures. La première, évidemment fondamentale, réside dans l'incertitude, tant épistémologique que méthodo- logique, qui pèse sur le statut de la science politique. Lorsqu'on observe la pratique scientifique concrète des politistes, on cons- tate que, suivant leur goût ou leur formation, ils adoptent tantôt la méthode historique, tantôt la méthode sociologique ou encore celle du droit ou de l'économique. Une telle absence de métho- dologie spécifique jointe à la diversité du champ couvert par le politique renforce le manque d'unité de la science politique. On ne s'étonnera donc pas de ce que les études comparatives se présentent à nous revêtues du manteau d'arlequin, plus souvent qu'en forme de corpus intégré. La seconde raison, corollaire de la première, réside dans l'attitude des spécialistes concernés. En effet, ceux-ci tendent à envisager le système qu'ils observent comme un événement unique, en existant singulier, ce qui n'est pas de nature à favoriser la généralisation et la comparaison. Cette attitude résulte, à notre avis, de la forte influence qu'exerça sur la science politique une certaine forme de l'histoire poli- tique : événementielle sinon anecdotique.

De par sa nature même, la politique comparée constitue un domaine où l'absence de perspectives unifiantes se marque très visiblement. Nous n'entendons pas résoudre ce vaste pro- blème ; mais suggérer une démarche de nature à éclaircir un secteur important de la politique comparée : les familles de

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partis politiques. Le point de départ de notre approche consiste dans la reconnaissance de la distinction entre le politique et l'institutionnel, entre le point de vue de la science politique et celui du droit. C'est-à-dire le moment où les politistes, se déga- geant des catégories du droit public, abandonnent l'analyse morphologique des institutions pour mettre l'accent sur la vie politique et ses composantes : le comportement électoral, les clivages, les partis politiques, les groupes de pression, les cultures politiques. Toutes les branches de la science politique passent ainsi d'une unité méthodologique imposée par un cadre référentiel de nature juridique à une unité méthodologique nouvelle imprimée par un cadre référentiel de nature sociolo- gique. On vit ainsi l'étude des relations internationales rompre avec le droit des gens et avec l'histoire diplomatique pour ana- lyser les conflits interétatiques et l'intégration internationale. De même, l'étude de l'administration publique se libéra du carcan que lui imposait le droit administratif pour s'attacher à la dynamique des organisations. Enfin, la politique comparée devrait délaisser les typologies du droit public pour fonder ses taxinomies sur les phénomènes de conflit, de systèmes de partis et de culture politique. En fait, le phénomène suivant se pro- duit en politique comparée : échaudés par les abus des typo- logies juridisantes qui faisaient fi des particularités de chaque pays et de chaque culture, les chercheurs se réfugient dans l'éla- boration de monographies portant sur une seule nation. Le fait d'en présenter plusieurs en parallèle justifie à lui seul la préten- tion comparative. Pourtant, depuis un peu plus d'une décennie, l'étude des relations entre conflits, clivages et systèmes de partis connaît, en politique comparée, une vogue certaine et non encore démentie. Elle se limite malheureusement au monde anglo-saxon et à sa périphérie. Ainsi voit-on naître progressi- vement des typologies se fondant sur une saisie de la réalité qui sous-tend le système de partis.

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L'analyse des familles politiques s'est évidemment ressentie des soubresauts qui affectaient la politique comparée. Si du point de vue du développement méthodologique cette dernière fait figure de parente pauvre de la sociologie politique, la pre- mière subit le même sort dans le domaine de la politique comparée. Naguère encore, les spécialistes se cantonnaient dans le pseudo-nominalisme sans horizon dénoncé plus haut. Quant aux phénomènes de conflit et de clivage, ils se voyaient sous- estimés lorsqu'ils n'étaient pas carrément négligés. A vrai dire ceux qui, parmi les politistes d'orientation sociologique, por- taient intérêt à l'analyse comparative des partis se concen- traient, comme Duverger, sur les problèmes d'organisation. Il fallut attendre 1967 et la publication par Seymour M. Lipset et Stein Rokkan de l'ouvrage collectif, Party Systems and Voters Alignment, pour que soient jetés les fondements d'une approche radicalement différente des systèmes de partis, appréhendés dans leurs interrelations avec les clivages, les conflits socio- politiques et la culture politique.

Toute présentation d'un paradigme nouveau ne peut que susciter la controverse et le cadre référentiel élaboré par Stein Rokkan n'échappa nullement au sort commun. Il va de soi que des objections peuvent être avancées à l'encontre du schéma de Rokkan : ne semblerait-il pas universaliser la situation nor- végienne ? Ne demeure-t-il pas impuissant à saisir le change- ment dans toute sa plénitude ? Néanmoins, cette nouvelle pers- pective constitue un progrès considérable par rapport à la théorie parsonienne qui lui servit de terreau nourricier. On peut faire la même remarque sur la manière dont Stein Rokkan lie les phénomènes de changement et de conflit : nul n'ignore que Parsons tantôt les néglige, tantôt les réduit à des accidents aussi nuisibles que contingents. Au chapitre de l'étude des familles politiques, les thèses rokkaniennes ont déjà permis la réalisation des recherches parmi les plus pertinentes ; c'est-à-

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dire qui rompent totalement avec le pseudo-nominalisme évoqué plus haut. On songe tout spécialement aux travaux de Richard Rose et Derek Urwin. C'est également ce paradigme qui oriente le développement de nos recherches et constitue la trame de ce manuel.

3 | DESCRIPTION DE L'OUVRAGE

Cet ouvrage de sociologie politique ressortit donc à la fois au domaine de l'analyse des partis politiques et à celui de la politique comparée. Il consiste, dans sa première partie, en l'élaboration d'une taxinomie des familles de partis politiques, étayée par une argumentation théorique. La partie théorique débutera, toutefois, par une discussion des quelques typologies existantes. La seconde partie sera consacrée à une analyse systématique des différentes familles qui existent dans les sociétés industrielles occidentales.

► Démarche

L'analyse s'articulera à deux niveaux : synchronique et diachronique. Le concept de clivage politique formera le point pivot de cette articulation : il sera cerné synchroniquement à partir de l'électorat des différents partis et diachroniquement à partir de la genèse de chaque clivage.

Le cadre théorique constitue un essai de synthèse entre les apports, d'une part du paradigme des clivages politiques forgé par Stein Rokkan ainsi que de la sociologie durkheimienne et, d'autre part, du matérialisme historique. Nombre de marxistes nous reprocheront ce « syncrétisme ». Nous pensons que, si Marx fut un penseur de la totalité cosmique et qu'il est donc légitime que d'aucuns adhèrent en bloc à sa pensée, il fut aussi

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à la fois théologien, philosophe, savant et homme d'action. Comme savant, il paraît tout aussi légitime que d'autres fassent subir à certaines parties de son œuvre le sort commun de toute théorie scientifique. C'est-à-dire la critique, la réfutation, mais aussi l'actualisation à des situations nouvelles et la synthèse avec d'autres théories. Le refus, au nom de l'orthodoxie marxiste, de voir le matérialisme historique intégré dans le concert des théories sociologiques constitue une attitude aussi obscurantiste que celle de tant de sociologues américains qui, au nom de l 'idéologie libérale, rejettent en bloc l'œuvre scien- tifique de Karl Marx.

L aire d investigation couverte par ce manuel comprend, outre les pays d'Europe occidentale, le Canada, les Etats-Unis, Israël, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Trois raisons motivent la délimitation de l'objet : elles sont économiques, politiques et culturelles. Du point de vue économique, il nous paraît indubi- table que la notion de société industrielle fonde la distinction essentielle entre les pays du monde actuel. Cette réalité fut pressentie et affirmée par des chercheurs comme Raymond Aron et Ghita Ionescu. Elle se voit aujourd'hui confirmée avec éclat par l'émergence du conflit Nord/Sud qui repousse au second plan l opposition entre l'Est et l'Ouest. En deuxième lieu et du point de vue politique, une analyse des familles politiques ne peut ignorer la question du régime. En effet, la forme de socialisme qui a prévalu dans les sociétés de l'Est européen ne tolère ni la libre compétition entre les partis, ni l émergence spontanée de tendances nouvelles. Le troisième critère, culturel et historique, permet d'éliminer une société industrielle pluraliste, le Japon. Il nous paraît, le culturel jouant un rôle important dans notre modèle d'analyse, que l'héritage historique et idéologique exprimé par la civilisation judéo- chrétienne creuse un fossé profond entre le Japon et le reste des sociétés industrielles pluralistes.

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La limitation de l'aire d'investigation d'une étude des familles politiques aux sociétés industrielles pluralistes d'Occi- dent résulte aussi des considérations énoncées plus haut : la volonté de tenir compte des objections avancées par Georges Lavau à l'encontre de l'ouvrage classique de Maurice Duverger. Nous entendons démontrer qu'il est possible de construire une typologie sociologique des partis politiques qui se fonde sur « les réalités sociales ».

► But de l'ouvrage Le but de ce manuel est double à l'instar des deux domaines

de la sociologie politique auquel il ressortit : l'analyse des partis et la politique comparée.

Du point de vue de l'analyse des partis politiques ce livre entend participer à la relance de la théorie des partis, que l'œuvre de Maurice Duverger avait, pour ainsi dire, créée dans les années cinquante. Cette relance s'est amorcée par les efforts de politistes américains, mais aussi du fait des Européens comme Jean Blondel, Hans Daalder, Otto Kirchheimer, Giovani Sartori et en France par les recherches et les synthèses brillantes de Jean Charlot. Comme les familles de partis ne bénéficient pas encore des effets de la vitalité des études du phénomène partisan, il y avait là une lacune à combler, tant pour la recherche que pour l'enseignement.

Du point de vue de l'analyse politique comparée la science politique d'expression française accuse un retard considérable : la voie ouverte par Duverger n'est pas suivie. Le défi n'est pas tant américain qu'anglophone, car la puissance anglo-saxonne s'est vue renforcée de l'apport très riche des chercheurs scan- dinaves, néerlandais et maintenant allemands et italiens qui publient en anglais. Il n'existe aucune revue scientifique de langue française spécialisée en politique comparée, alors que

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deux américaines (Comparative Politics et Comparative Political Studies) et deux européennes (Government and Opposition et l'European Journal for Political Research) se partagent un marché — tellement vaste, semble-t-il — que d'autres sont en projet. Ce n'est que tout récemment que des politistes français, comme Guy Hermet ou Jean-Claude Colliard, entreprennent de relever ce lourd défi. Là aussi notre ouvrage entend combler une lacune.

Ce manuel constituera un outil de travail pour les étudiants en science politique, droit, sociologie et histoire. Il leur évitera le recours, souvent fastidieux, à un nombre élevé de mono- graphies, de périodiques et de documents publiés en anglais. Il aidera subsidiairement les chercheurs, étudiants, érudits et « honnêtes hommes » à mieux situer leur système politique dans le concert mondial.

Nous tenons à remercier tout spécialement notre assistant, M. Claude Painchaud, dont le patient travail en bibliothèque ainsi que les inlassables démarches auprès des consulats et ambassades constituèrent l'aliment essentiel de ce livre. Nous tenons également à remercier la section pan-européenne du Centre québécois des Relations internationales et le décanat des études avancées et de la recherche de l'Université du Québec à Montréal qui nous fournirent les fonds nécessaires pour mener à bien semblable entreprise. Nos remerciements vont enfin aux institutions qui nous communiquèrent gracieusement les informations utiles : les ambassades d'Espagne à Ottawa et d'Islande à Washington, le consulat du Portugal à Montréal, l'Institut Gôthe de Montréal, les groupes socialiste, démocrate chrétien, libéral-démocrate et des démocrates européens de progrès du Parlement européen. Soulignons à ce sujet que le groupe communiste ne fut pas contacté vu l'abondance et la facilité d'accès aux sources concernant le communisme, tandis que le groupe conservateur européen refusa obstinément de répondre à nos lettres.

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BIBLIOGRAPHIE

SUR LES PARTIS POLITIQUES EN GÉNÉRAL Les contributions « historiques »

MICHELS (Robert), Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971 ; lre éd. franç., 1914.

OSTROGORSKI (Moïséi), La démocratie et l'organisation des partis politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1903.

Les ouvrages généraux DUVERGER (Maurice), Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951 ;

6e éd., 1967. LAVAU (Georges), Partis politiques et réalités sociales, Paris, Armand Colin, 1953. CHARLOT (Jean), Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1971 (recueil

de textes sélectionnés et introduits). NEUMAN (Siegmund), ed., Modem Political Parties, Chicago, The Chicago

University Press, 1956. EPSTEIN (Leon N.), Political Parties in Western Democracies, New York,

Praeger, 1967. JUPP (James), Political Parties, London, Routledge & Kegan, 1968. JANDA (Kenneth), A Conceptual Framework for the Comparative Analysis of

Political Parties, Beverly-Hills, Sage Publications, 1970. SARTORI (Giovanni), Parties and Party Systems, London, Cambridge Uni-

versity Press, 1976. DUVERGER (Maurice), Organisations politiques : partis et groupes de pression,

Paris, PUF, à paraître. Sur les familles et typologies de partis

Outre les ouvrages de Duverger, Lavau et Charlot déjà cités on verra : SEILER (Daniel L.), Les partis politiques en Europe, Paris, PUF, 1978. HENIG (S.), PINDER (J.), eds, European Political Parties, London, Allen

& Unwin, 1969. KOLINSKI (M.), PATERSON (W.), eds, Social and Political Movements in

Western Europe, London, Croom Helm, 1976. BORELLA (François), Les partis politiques dans l'Europe des Neuj, Paris,

Le Seuil, 1979.

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Sur l'origine des partis

Outre Duverger on verra :

LAVAU (Georges), Partis et systèmes politiques : interaction et fonctions, Revue canadienne de Science politique, vol. II, n° 1, pp. 18-44.

LEMIEUX (Vincent), Esquisse d'une théorie organisationnelle des partis (Note), Revue canadienne de Science politique, vol. X, n° 4, 1977, pp. 841-856.

LAPALOMBARA (Joseph), WEINER (Myron), eds, Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University Press, 1966.

LIPSET (Seymour M.), ROKKAN (Stein), eds, Party Systems and Voter Align- ments, Cross-national Perspectives, New York, The Free Press, 1967.

ROKKAN (Stein), Citizens, Elections, Parties, Oslo, University Press, 1970.

Sur la politique comparée

Pour un état, éclairant et exhaustif, de la misère théorique de la politique comparée appliquée au sous-continent européen on se reportera à :

URWIN (Derek W.), ELIASSEN (Kjell A.), In Search of a Continent : the Quest of Comparative European Politics, European Journal of Political Research, vol. 3, n° 1, 1975, pp. 85-113.

Sur les analyses comparatives

BLONDEL (Jean), An Introduction to Comparative Government, London, Weidenfeld & Nicolson, 1965.

BLONDEL (Jean), Comparative Government, a Reader, London, Macmillan, 1969.

ALMOND (G. A.), POWELL (G. B.), Comparative Politics, Boston, Little, Brown & Co., 1966.

ECKSTEIN (H.), ÁPTER (D.), Comparative Politics, a Reader, New York, The Free Press, 1963.

SMITH (Gordon), Politics in Western Europe, London, Heinemann, 1972.

Sur l'aspect méthodologique

MERRITT (R. M.), ROKKAN (S.), eds, Comparing Nations : the Use of Quanti- tative Data in Cross-National Research, New Haven, Yale University Press, 1961.

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Sur les « monographies parallèles »

LIPSET (S. M.), ROKKAN (S.), eds, op. cit. DAHL (Robert A.), ed., Political Oppositions in Western Democracies, New

Haven, Yale University Press, 1966. MACRIDIS (R. C.), WARD (R. E.), Modern Political Systems, Beverly Hills,

Prentice-Hall, 1963. HEISLER (Martin O.), ed., Politics in Europe, New York, David McKay Co.,

1974.

Le seul ouvrage collectif constitué par des monographies par pays, où se retrouvent unité théorique et méthodologique (sauf pour le chapitre consacré au Canada), est à notre connaissance :

ROSE (Richard), ed., Electoral Behavior, a Comparative Handbook, New York, The Free Press, 1974.

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PREMIÈRE PARTIE

Théorie générale et taxinomie des partis politiques

Il n'y a pas de démarche scientifique sans théorie et le refus explicite de celle-ci constitue une attitude intellectuelle qui consiste à véhiculer une vision théorique implicite. Celle-ci peut être inconsciente, elle traduit alors chez le chercheur une grande naïveté et un manque de maturité méthodologique. Elle peut être consciente et relève alors de la manipulation pure et simple.

Toute taxinomie des familles politiques se fonde sur une construction théorique, qui s'enracine dans une théorie des partis, qui, à son tour, tire sa justification d'une théorie du politique. L'articulation de la première partie suivra cette logique, mais dans son sens rationnel, c'est-à-dire à rebours. Cette construction théorique sera précédée d'un chapitre pré- sentant un résumé succinct des principales thèses qui portent sur les typologies des familles politiques.

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Chapitre Premier DE LA CLASSIFICATION DES FAMILLES

DE PARTIS POLITIQUES

En plus des difficultés inhérentes à toute pratique scienti- fique, les sciences de l'homme se voient quotidiennement confrontées à un obstacle supplémentaire : le piège du gros bon sens ou, plus doctement, de l'illusion du savoir immédiat. Comme l'écrivent Bourdieu, Chamboredon et Passeron : « Le sociologue n'en a jamais fini avec la sociologie spontanée et il doit s'imposer une polémique incessante contre les évidences aveuglantes qui procurent à trop bon compte l'illusion du savoir immédiat et de sa richesse indépassable. Il a d'autant plus de peine à établir entre la perception et la science la sépa- ration qui, chez le physicien, s'exprime dans une opposition marquée entre le laboratoire et la vie quotidienne, qu'il ne peut trouver dans son héritage théorique les instruments qui lui permettraient de récuser radicalement le langage commun et les notions communes »1. Comme on l'a vu plus haut, un grand nombre de typologies des familles politiques cèdent à l'illusion du savoir immédiat. Il est vrai que, plus que tout autre domaine de l activité humaine, la politique se prête à ce genre d'erreur : l 'idéologie n'y règne-t-elle pas ? Cependant la difficulté de leur tâche ne dispense pas les sociologues du politique de l'exigence de rigueur scientifique. Toute pratique sociologique commence

1. Le métier de sociologue, Paris, La Haye, Mouton, 1973, p. 27.

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par un effort de rupture d'avec un certain sens commun. Ce chapitre établit donc une distinction méthodologique

entre les classifications de familles politiques qui se fondent sur l'illusion de savoir immédiat — elles sont le suj et de la section 1 — et les nomenclatures scientifiques qui font l'objet d'une analyse plus fouillée dans la section 2.

1 / L'illusion du savoir immédiat

On ne saurait exiger des journalistes ou des politiciens qu'ils sacrifiassent aux critères de la rigueur scientifique. Il n'en va pas de même des politistes. On ne s'étonnera donc pas de voir la popularité des typologies qui se contentent d'adopter comme seules références les étiquettes dont se dotent les partis et les internationales auxquelles ils adhèrent. Ne correspondent-elles pas à l'observation la plus grossière ? Il est plus surprenant de voir des sociologues se contenter de reprendre ces typologies comme des évidences acquises. L'erreur méthodologique paraît flagrante. Fort heureusement elle se révèle largement le fait de chercheurs pour qui les partis politiques ne constituent pas l'objet de leur recherche. Nous analyserons d'abord cette thèse pour ensuite nous attacher aux raisons expliquant cette popu- laire erreur.

1 1 POSITION DU PROBLÈME

Le principe de cette classification consiste à ranger les partis suivant leurs étiquettes et leurs alliances en sept catégo- ries : les communistes, les socialistes, les démocrates-chrétiens,

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les libéraux, les agrariens, les conservateurs et l'extrême-droite. A cette énumération il faut ajouter un groupe résiduaire d'inclas- sables ou de divers qui rassemble les partis américains, les partis ethniques et nationalistes et le principal parti irlandais, le Fianna Fatl. Les partis ethniques et nationalistes font parfois l'objet d'une catégorie spécifique. C'est ainsi que procèdent les analyses d'attitudes et d'opinion réalisées sous l'égide de la Communauté européenne.

Tout ne se révèle certes pas erroné dans ce genre de nomen- clature. Les liens historiques, à l'origine étroits, qui liaient entre eux les partis socialistes donnent à ceux-ci une indéniable dimension internationale. La solidarité internationale tissée entre les communistes s'affirme plus étroite encore et naguère encore ils se pliaient aux diktats d'un centre unique de pouvoir. En dépit des progrès du polycentrisme et de l'eurocommunisme, les partis conservent un style et une organisation, sinon un langage semblable dans tous les pays du monde industrialisé. Il est même facile de retrouver ces traits dans les PC des pays du Tiers Monde. Faible ou triomphant, clandestin ou répres- sif, géographiquement le communisme constitue la seule famille politique qui soit implantée partout.

Avec le socialisme et le communisme s'arrête la pertinence des révélations du sens commun. On peut encore y ajouter les partis agrariens de Scandinavie qui, confinés dans une aire culturelle et géographique restreinte, en retirent une certaine unité. Il n 'en va pas de même des autres familles proposées. Si on les dissèque dans l'ordre croissant d'hétérogénéité, on cons- tatera les faits suivants :

0 Le petit contingent des partis d'extrême-droite regroupe à la fois les nostalgiques de l'autoritarisme fasciste et ceux de l'Ancien Régime, la colère des petits commerçants poujadistes et le ras-le-bol fiscal des cadres et professions libérales en colère. Le vocable extrême-droite paraît recouvrir des réalités, non seulement complexes mais contradictoires. Le fascisme

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propose le dirigisme économique et parle volontiers de révolution ; veut-il la même chose que les tenants de la valorisation d'une société traditionnelle et rurale ? L'anticapitalisme des poujadistes se concilie mal avec le laissez- faire forcené des sectateurs de la révolte des contribuables. Pourtant les deux premiers groupes combattent la démocratie parlementaire que res- pectent les seconds. Un effort de clarification des structures qui subsument ces groupes s'impose donc.

e Le groupe des partis démocrates-chrétiens possède une unité histo- rique et idéologique indéniable, on se reportera aux études de Fogarty, de Vaussard ou, plus près de nous, de Letamendia pour s'en convaincre. Mais tous les partis rangés dans cette catégorie participent-ils de cet héritage idéologique ? Par ailleurs, certains partis n'ont-ils pas suivi des voies telle- ment divergentes que ce qui les sépare importe plus que l'origine qui les unit ? A la première question Pierre Letamendia formule de très nettes réserves quant à l'appartenance Fine Gael irlandais et des nationalistes maltais à cette famille. Pourtant ces partis participent à l'Union mondiale des Démocrates-Chrétiens. Il en va de même du Parti nationaliste basque, mais ne nous semble-t-il pas plus proche du Parti québécois ou de la Volksunie que de la CDU ou de la Democrazia Cristiana ? Par ailleurs, un abîme sépare le cléricalisme, déconfessionnalisé et bon enfant, des partis d'inspiration catholique, de la théocratie prônée par la majorité des partis protestants. Ces derniers partis ne participent toutefois pas à l'internationale « papiste ». Du point de vue des programmes socio-économiques, les partis qualifiés de démocrates-chrétiens offrent une variété de positions qui s'étend de la social- démocratie des Belges au conservatisme libéral des Allemands, en passant par le dirigisme des Italiens. Par leur origine certains partis puisent leur source dans la Résistance comme la DC italienne ou dans l'aile modérée du fascisme, comme le CDS du Portugal. Ceux qui, comme Letamendia, croient dans l'idéal démocrate-chrétien expliqueront cette diversité par l'originalité des situations nationales. « Le climat politique et social très particulier de la République fédérale explique à la fois que le SPD soit le plus modéré des partis sociaux-démocrates d'Europe et que la CDU-CSU apparaisse comme la tendance la plus à droite de la démocratie chrétienne européenne »2. Fort bien, mais là où le bât blesse, c'est que l'extrême modération du SPD ne l'empêche pas d'occuper la gauche du spectre politique allemand comme le PS occupera la même position dans l'éventail politique français. Par contre, la CDU-CSU s'ancre résolument à droite tandis que les démocrates-chrétiens

2. Pierre LETAMENDIA, op. cit., p. 6.

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belges ou italiens occupent le centre de l'horizon politique. L'analogie ne tient donc pas.

e Le groupe des partis conservateurs surprend encore plus l'analyste un peu critique. Tous ces partis apparaissent comme les tenants les plus solides du libéralisme économique ; à part l'étiquette, en quoi se distinguent-ils des libéraux ? De même, en quoi se distinguent-ils de certains partis démo- crates-chrétiens comme la CDU-CSU ou le CDS portugais, avec lesquels ils entretiennent les meilleures relations ? Pourquoi qualifier de conservateur le mouvement gaulliste tandis que l'UDF sera étiquetée comme libérale, alors que le premier paraît plus « social » et plus dirigiste que la seconde ? Pourquoi ranger le plus conservateur des partis grecs dans cette catégorie, alors que le plus conservateur des partis belges sera catalogué comme libéral ?

e Le mot conservateur éclate de transparence comparée au vocable libéral. Voilà un concept qui désigne des partis ruraux au Danemark et en Norvège, et des partis urbains en Finlande et en Suède, des partis anticlé- ricaux en Italie et au Luxembourg et des partis proches des Eglises en Scan- dinavie, les fondateurs du Welfare State au Canada et ses adversaires résolus en Belgique et aux Pays-Bas, la droite en Australie, le centre en Allemagne et la gauche aux Etats-Unis.

Outre les part is américains et ir landais précités, où classe-t-on le centre démocrat ique espagnol ? Avec les conservateurs ou avec les l ibéraux ? A moins qu 'on ne lui découvre une voca t ion démocrate-chrétienne. De même le PSD portugais devra-t- i l être considéré comme social-démocrate, su ivant ses prétent ions , ou comme libéral selon certains journalistes, ou encore comme conservateur si l 'on en croit ses adversaires polit iques ? Si la confusion des catégories ne peu t que discréditer une nomencla- ture, le fait de ménager a u t a n t d'inclassables exceptions cons- t i tue une faille logique plus grande encore.

2 | JUSTIFICATION

Les typologies de part is fondées sur l' « illusion du savoir immédia t » ne résistent pas à une réflexion crit ique même som- maire : non seulement les catégories proposées sont-elles floues

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et ambiguës, mais encore l 'ensemble souffre t rop d'exceptions. C'est-à-dire qu'elles ne sat isfont ni à l 'exigence d'exclusivité des types, ni davan tage à celle de l'exhaustivité de l 'ensemble.

E n cet te mat ière les sociologues se devaient d 'ê t re circonspects face aux affirmations du sens commun. Or il n ' en va pas ainsi et nombre de chercheurs tombèren t dans le piège, tandis que certaines nomenclatures plus rigoureuses étaient néanmoins contaminées. Il fau t donc considérer que d 'aut res facteurs v iennent renforcer l 'effet de l'illusion du savoir immédiat . Il

s 'agi t de causes spécifiques à l 'objet étudié : le problème de l ' in ternat ional isat ion des forces politiques, les généralisations e thnocentr iques et la séduction du discours politique.

a / L'internationalisation des forces politiques. — Comme nous l'avons déjà constaté et comme nous le verrons plus loin, la dimension internationale participe de la nature même de certains courants politiques. Combien le mouvement ouvrier aurait été différent sans l'action patiente des inter- nationales successives. Il ne surprendra donc pas que les politistes accordent une importance considérable au comportement des forces politiques inter- nationales. Les partis adversaires du mouvement ouvrier n'éprouvèrent pas le même impératif d'action internationale, leur effort de coordination vint plus tard. Par contre, ils devaient subir la fascination d'un certain discours internationaliste. La similitude entre certaines cultures politiques et, pour les démocrates-chrétiens, l'influence de l'Eglise catholique amenèrent la naissance de l'Internationale libérale d'une part et des Nouvelles Equipes internationales qui devinrent ensuite l'Union mondiale des Démocrates- Chrétiens, UMDC, d'autre part. Les agrariens de Finlande, de Norvège et de Suède préférèrent une coopération souple, suivis en cela par les conservateurs britanniques et scandinaves. La souplesse des conservateurs se veut telle qu'elle leur permet d'entretenir des liens permanents avec quelques partis membres de l'UMDC.

1 / En fait, lorsqu'on se penche sur le cas des internationales de partis politiques, on constate que celles-ci s'avèrent au pire de véritables auberges espagnoles — comme l'UMDC et, dans une mesure à peine moindre, l'Inter- nationale libérale - , au mieux de paisibles académies où se débattent de grands principes sans grandes conséquences pratiques. N'en déplaise aux idéalistes, l'activité qui se déroule dans les réunions internationales de partis

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ressortit bien plus au tourisme politique qu'à l'élaboration de stratégies planétaires... Ainsi ce député démocrate-chrétien belge, syndicaliste bon teint, qui sortait d'une réunion de soutien au FNL du Sud-Vietnam pour se rendre à un séminaire d'une semaine organisé par la CDU-CSU qui soutenait indéfectiblement la politique américaine en Indochine. Il est vrai que le séminaire en question se déroulait pendant le carnaval de Cologne... Ainsi ces députés du groupe des démocrates européens de progrès du Parlement européen qui tenaient mordicus à organiser une réunion aux Antilles fran- çaises... Les dirigeants des partis communistes européens ne leur jetteront certes pas la première pierre, eux qui jouissent des charmes estivaux de la mer Noire ! En dépit d'un effort de relance dû à l'action d'hommes comme Willy Brandt, François Mitterrand et Olof Palme, l'Internationale socialiste ne connaît plus le lustre d'antan : ils sont loin les débats d'Amsterdam. Tout en conservant un prestige plus grand, elle se rapproche de ses rivales : mi-académie, mi-agence de voyage.

2 / L'organisation des élections pour le Parlement européen donne aux unions internationales de partis une importance que certaines n'ont jamais connue auparavant. Elle se limite évidemment aux neuf pays de la CEE. Des rassemblements électoraux voient le jour : Fédération libérale-démocrate et Union des Partis socialistes et sociaux-démocrates de la Communauté européenne. Les démocrates-chrétiens vont plus loin encore et créent un parti, le Parti populaire européen, PPE. A regarder plus près l'effervescence préélectorale on constate que les libéraux s'efforcent de disputer l'étiquette centriste à des démocrates-chrétiens dont le seul souci semble être de rede- venir le groupe parlementaire le plus important à Strasbourg. Pour ce faire le PPE s'est doté d'un programme dont le flou artistique conviendrait à tout un chacun, de l'étudiant maoïste à la chaisière membre de Tradition- famille-propriété. Les partis restés à l'extérieur des internationales sont d'ailleurs courtisés avec des fortunes diverses par le PPE, à une seule exception : les conservateurs, au label par trop compromettant. Ces derniers tentent de rompre leur isolement en impliquant les démocrates-chrétiens dans une Union démocratique européenne, UDE, à laquelle participe également le RPR de Jacques Chirac. Seules les démocraties chrétiennes du Benelux et d'Italie refusent encore l'alliance avec les conservateurs. La minceur des enjeux politiques de l'élection de juin 1979 permet de maintenir l'équivoque et seuls les socialistes, plus soucieux d'idéologie, éprouvent quelques diffi- cultés à définir un programme.

L'existence d'alliances électorales au niveau européen contraint les politistes à en tenir compte et de là à considérer que celles qui existent

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traduisent la réalité, le pas est facile à franchir. On peut gager qu'avec la multiplication des scrutins à l'échelle de la petite Europe nombreux seront les chercheurs qui accepteront la configuration politique de l'assemblée comme naturelle et reflétant une base sociologique.

b / La généralisation ethnocentrique. — En créant l'Union démocratique européenne, Mrs. Thatcher et Franz-Josef Strauss posaient un acte de clarification politique. Or c'est cette UDE qui se faisait traiter d' « étrange animal politique » par un observateur, pourtant averti, de la vie politique communautaire3. En revanche, les analystes anglo-saxons comprennent mal pourquoi une sorte de bipartisme européen ne voit pas le jour. Plus précisément, ils admettent mal le refus de certains partis démocrates-chré- tiens et du Fianna Faîl irlandais — pourtant membre du groupe « gaulliste » européen — de se joindre aux conservateurs. Par contre, les libéraux peuvent conserver leur autonomie car il existe un parti libéral en Grande-Bretagne. La majorité des journalistes et certains politistes britanniques projettent ainsi l'image de leur système de partis sur l'ensemble des pays européens. Pour eux, les partis se répartissent en trois familles : à gauche une importante famille socialiste, au centre le libéralisme et à droite l'important courant conservateur qui, dans certains pays, se nomme démocrate-chrétien. Peu importe que d'aucuns de ces « conservateurs » gouvernent avec l'appui des communistes, on imputera cette absurdité aux fantaisies de la vie poli- tique italienne. Quant à eux, les journalistes du Benelux ou d'Italie, suivis en cela par certains politistes, s'efforceront de retrouver partis socialistes, chrétiens et libéraux dans l'Europe entière ; les chrétiens occupant le centre, les libéraux la droite. On insistera alors sur l'insularité du Royaume-Uni pour expliquer la survivance d'un phénomène aussi surprenant que l'exis- tence d'un parti conservateur. Victimes de la bipolarisation, nombre d'ana- lystes français refuseront de retenir des nuances de ce type et verront dans l'Europe entière la gauche affronter la droite, l'anticapitalisme contre le conservatisme libéral. Tout ce qui existe à la droite du socialisme ressortit à un type semblable.

La variété et la complexité des cultures politiques dans les pays du continent européen se traduisent par l'émergence de formes partisanes dues à l'intrication séculaire du politique et du religieux, à l'influence du facteur ethnique ou encore à l'autonomie historique de la paysannerie vis-à-vis de la noblesse. Elles contrastent fortement avec la simplicité relative des systèmes anglo-américains. Admettre pour les uns la réalité de cette com-

3. Il s'agit de l'Agence Europe.

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plexité et pour les autres le caractère contingent de l'existence de certaines formations politiques demande de rompre avec moultes prénotions. Seule l'application rigoureuse de la méthode comparative, jointe à une bonne connaissance de la vie politique, permet au politiste de résister à la tentation ethnocentrique.

c / La séduction du discours politique. — Dans certains pays, certaines étiquettes politiques ne font plus recette. Ainsi les termes conservateur et droite paraissent nettement péjoratifs, pour ne pas dire insultants. Par exemple, en France, la droite n'existe plus que dans le discours de la gauche. Par contre on se bouscule au centre, toute la « non-gauche » participe du centre, c'est bien connu. La Belgique, comme sa grande voisine du Sud, souffre d'une absence de droite doublée d'une multiplication des centres ; de même le Portugal. En Italie seule l'extrême-droite s'avoue de droite et jusqu'à l'Espagne où l'Alianza Popular héritière du caudillo s'est récemment découverte une vocation de centre-droit.

En revanche les étiquettes de libéral, démocrate-chrétien et surtout de social-démocrate sont beaucoup mieux portées. Une telle richesse séman- tique permet au discours idéologique de se déployer en des registres multiples visant à camoufler des opérations politiques parfois surprenantes. Ainsi vit-on le Parti socialiste portugais de Mario Soarès tenter de justifier une coalition gouvernementale avec le CDS en découvrant que ce dernier était démocrate-chrétien. Dans de nombreux pays la démocratie chrétienne constitue l'alliée naturelle des socialistes. Or, jusqu'à cette coalition, le discours du PS présentait le CDS comme crypto-fasciste. Toutefois l'aval d'une coalition, fût-elle brève, avec le socialisme pèse lourd dans le processus de classification d'un parti récent comme le CDS.

Les cas de cette nature abondent et justifient la méfiance que les socio- logues, suivant en cela l'exemple de Marx, nourrissent à l'égard du discours des groupes, et spécialement de celui qu'ils tiennent sur eux-mêmes.

3 1 CONCLUSION

Même si elle peut se comprendre par de nombreuses justifi- cations, l'utilisation du sens commun pour cerner l'existence de familles politiques ne résiste pas à un examen scientifique superficiel. Ces familles politiques se caractérisent par la plus grande ambiguïté et laissent trop de cas inexpliqués. Elles

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rangent parmi les exceptions un système politique majeur, celui des Etats-Unis. On comprendra aisément que la majorité des politistes spécialisés dans les partis se détournent du concept de famille politique et basent leur typologie sur l'organisation, le nombre, la taille ou le pouvoir de négociation, des formations politiques.

D'autres se sont risqués à affronter le problème et à classer les partis en familles idéologiques ou autres. Ils se sont ainsi efforcés de se dégager de l'illusion du savoir immédiat.

2 / Les typologies scientifiques

Comme nous l'avons vu, nombre de typologies scientifiques des partis représentent des approches partielles du phénomène partisan. Elles sont en fait des classifications unidimensionnelles et ne se distinguent pas des familles de partis politiques. Pour- tant, en examinant la typologie de Duverger, on constate que, d'une part, une correspondance s'établit entre le type « partis de cadres » et les partis bourgeois, et, d'autre part, que l'auteur recourt à la variable « familles » pour segmenter son type « partis de masse » entre trois sous-catégories, sociale-démocrate, commu- niste et fasciste. En ce sens le paradigme de Maurice Duverger présente un caractère de multidimensionnalité auquel les analyses de Jean Charlot ou d'Otto Kirchheimer n'atteindront pas. C'est dire l'importance du critère d'unidimensionnalité/multidi- mensionnalité dans l'élaboration des typologies ou des nomen- clatures. Nous verrons d'abord les analyses qui se fondent sur une seule dimension, pour aborder ensuite les élaborations plus complexes qui combinent plusieurs dimensions.

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1 1 LES TYPOLOGIES UNIDIMENSIONNELLES

Certains auteurs classent les partis en fonction d'un critère unique et universel. Le plus fameux et le plus ancien de ces critères est sans conteste l'opposition droite-gauche. Elle souleva, en dépit de sa popularité, une controverse passionnée qui dure toujours. Du point de vue de l'étude scientifique des familles de partis politiques, l'alternative à la dimension droite- gauche est présentée par la théorie marxiste. Pour celle-ci, la dimension qui permet la classification des partis politiques est constituée par la classe sociale. Entre la thèse marxiste et le dualisme classique droite-gauche, des amendements à cette dernière s'efforcèrent de la rendre plus acceptable.

A / Le dualisme droite-gauche

La thèse du dualisme opposant la droite à la gauche tire son origine de la tradition parlementaire française. Elle date de l'aube de la Révolution, les parlementaires appartenant à l'aris- tocratie ayant obtenu de siéger à la droite du président, c'est-à- dire aux places d'honneur. Passée au vocabulaire politique français, cette géographie de l'hémicycle parlementaire devait gagner le monde entier. Son succès se révéla tel que les pays qui connaissent l'organisation parlementaire britannique, où les concepts dominants sont ceux de majorité et opposition, usent largement des termes droite et gauche. Le triomphe, essentiel- lement sémantique, de la gauche et sa victoire toute verbale sur la droite amenèrent un mouvement de critique des thèses du dualisme droite-gauche. D'aucuns, contestant le manichéisme inhérent à semblable dualité, proposèrent de la trichotomiser par l'introduction du concept de centre. Ces thèses survinrent bien à propos pour justifier, au plan théorique, l'opportunisme pratique manifesté par certains groupes parlementaires sous

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la Ille République. D'autres poussèrent la contestation plus loin, jusqu'à nier totalement le bien-fondé des concepts de droite et de gauche. A ce sujet on se souviendra de la remarque d'Alain : « Lorsqu'on me demande si la coupure entre partis de droite et de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l'homme qui pose cette question n'est certainement pas un homme de gauche. » Après si longtemps cette constatation reste d'actualité : un bref inventaire des milieux politiques, où les notions de droite et gauche sont contestées, suffit pour s'en convaincre. On n'y reviendra pas.

On s'attachera d'abord à l'énoncé de la thèse du dualisme droite-gauche pour délimiter le terrain sur lequel elle se fonde et pour enfin s'interroger sur le fait de savoir si elle permet de décrire des familles politiques.

a / L'énoncé de la thèse. — Les gloses et élaborations diverses sur l'opposition entre la droite et la gauche abondent dans la littérature politique française. Dans le domaine scientifique, c'est sans conteste Maurice Duverger qui en donna l'énoncé le plus lumineux et le plus concis. Il permet de discerner très clairement des familles politiques.

« Il n'y a pas toujours un dualisme des partis : mais il y a presque toujours un dualisme des tendances. Toute politique implique un choix entre deux types de solutions : les solutions intermédiaires se rattachent à l'une ou à l'autre. Cela revient à dire que le centre n'existe pas en politique : il peut y avoir un parti du centre, mais non pas une tendance du centre, une doctrine du centre. (...) Tout centre est divisé contre lui-même, qui demeure séparé en deux moitiés : centre gauche et centre droit. Car le centre n'est pas autre chose que le groupement artificiel de la partie droite de la gauche et de la partie gauche de la droite. (...) A travers l'histoire, toutes les grandes luttes

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de factions furent dualistes : Armagnacs et Bourguignons, Guelfes et Gibelins, Catholiques et Protestants, Girondins et Jacobins, Conservateurs et Libéraux, Bourgeois et Socialistes, Occidentaux et Communistes ; toutes ces oppositions sont sim- plifiées, mais seulement par effacement des distinctions secon- daires. Chaque fois que l'opinion publique est placée en face de grands problèmes de base, elle tend à se cristalliser autour de deux pôles opposés. Le mouvement naturel des sociétés incline au bipartisme ; il peut être évidemment contrarié par des tendances inverses »4.

Suivant Duverger, le dualisme fondamental des familles politiques pousse celles-ci à se regrouper en deux partis. Le mode de scrutin adopté pour les élections activera ou contrariera cette évolution naturelle vers le bipartisme. Le multipartisme que favorisent certaines techniques électorales résulte principalement du jeu de deux principaux facteurs : le fractionnement et la superposition. Le fractionnement s'effectue dans deux directions oppo- sées : vers le centre et vers les extrêmes. Pour des raisons qui souvent tiennent au tempérament des individus, on voit les modérés des deux camps rechercher la conciliation et l'accord. C'est la naissance du, ou mieux des centres. Tandis que le centrisme détache les modérés, on voit, aux extrêmes, les purs rejeter les compromissions inhérentes aux aléas qu'entraîne l'exercice du pouvoir. Après leur rupture les purs trouvent toujours sur leur chemin de plus purs encore qui les épurent et ainsi de suite. Le mouvement de fractionnement vers les extrêmes se poursuit jusqu'aux limites imposées par le seuil minimal de représentation propre à chaque mode de scrutin. Il se poursuit même bien au-delà, mais au plan groupusculaire. Comme ce type de fractionnement affecte principalement la gauche, Maurice Duverger le qualifie de sinistrisme5. « La technique de la superposition paraît cependant plus répandue que celle du fractionnement. Elle consiste dans un défaut de coïncidence entre plusieurs catégories d'oppositions dualistes : de sorte que leur entrecroisement donne une division multipartiste. » L'auteur recense ainsi une série d'oppositions qui peuvent se superposer : politiques (monar- chistes contre républicains, etc.), sociales (ouvriers contre bourgeois, etc.),

4. Maurice DUVERGER, op. cit., pp. 245-246. 5. Ibid., pp. 260-261.

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économiques (dirigistes contre libéraux), religieuses (cléricaux contre laïcs ou catholiques contre protestants), ethniques, diplomatiques (pro-soviétiques contre atlantistes) et même historiques (action des oppositions révolues). Contrairement au processus de fractionnement, la superposition fonde des familles nouvelles, de nature à engendrer la multiplicité des gauches ou des droites. Cet élément permet le développement d'une perspective multidi- mensionnelle que nous aborderons plus loin. Cédant à l'esprit du temps — nettement à la bipolarisation — Duverger minimisera malheureusement le caractère multidimensionnel de sa théorie6.

b / Les arguments plaidant en faveur du dualisme droite- gauche. — La position soutenue par Maurice Duverger est infiniment plus nuancée que celle de la grande majorité des politistes tenants du dualisme. Les arguments qu'il avance permettent néanmoins de conforter la position de ces derniers. Trois constatations essentielles se dégagent de la thèse que nous avons brièvement exposée : le dualisme est historique, logique et, enfin, naturel.

1 / Le dualisme est historique et Duverger cite une grande abondance d'exemples. Il n'est guère difficile d'en découvrir d'autres. L'analyse his- torique et la sociologie électorale en apportèrent de fort pertinents.

Dans sa magistrale étude sur l'histoire de la droite française, René Rémond réussit à souligner la pérennité de cette tendance dans la vie poli- tique du pays. Les formes maintes fois varièrent et tel parti naissant à gauche se retrouve à droite. La tâche s'avère plus aisée lorsqu'il s'agit de retracer la filiation de la gauche : une unité profonde se marque dans le vocabulaire : si dès le début de ce siècle une partie de la droite refuse son nom — tels ces amusants Républicains de gauche de la IIIe République, qu'un de leurs dirigeants définissait comme des hommes du centre « que le malheur des temps oblige à siéger à droite » —, il n'en va pas de même de la gauche qui tient à son épithète comme à un trésor. Le travail réalisé par René Rémond sur la droite française inspira Jean Defrasne qui l'entreprit pour la gauche. Convaincu de l'intangibilité du dualisme droite-gauche, il découvre une gauche dont la pérennité n'empêche pas la division. Unie sur les fins, la gauche, dès l'origine, se divise sur les moyens en trois courants que Defrasne

6. Maurice DUVERGER, La démocratie sans le peuple, Paris, Le Seuil, 1965.

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