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Cahiers du Brésil Contemporain, 2009, nº 73/74, p. 229-255 PARTICIPATION, CONFLIT ET RÉSEAUX DE POUVOIR LOCAL DANS LE NORDESTE BRÉSILIEN Irlys ALENCAR FIRMO BARREIRA * « La participation, ça ressemble au contrôle parce que c’est quand on participe qu’on exerce un contrôle social. Depuis ma naissance, je veux participer. Je ne suis pas allé à l’université » (Membre de la communauté de Santa Terezinha). « La participation doit suivre son chemin, indépendamment du politique » (une assistante 1 municipale). Même si le mot participation est polysémique, on l’utilise aujourd’hui souvent pour désigner les « changements dans le pouvoir local » qui ont eu lieu ces dernières années au Brésil. Qu’il soit employé par des leaders populaires, des gouvernants, des assistants ou des acteurs des politiques publiques, le terme participation évoque des pratiques sociales de discussions avec des institutions gouvernementales et signale ainsi d’importantes pistes d’analyse pour le chercheur qui s’intéresse à la dynamique des pouvoirs locaux municipaux. C’est en ce sens que de nombreuses études cherchant à identifier les transformations survenues dans la structure de ce que l’on appelle le pouvoir local ont fait émerger deux variables d’analyse interdépendantes : la décentralisation des décisions politiques et la participation populaire. Les références à la participation en tant que facteur contribuant à des pratiques de pouvoir innovantes –car elles aident à redéfinir la politique dans sa dynamique interactive– ne sont pas récentes. Au Brésil, elles remontent à la * Professeur des Universités en Sociologie à l’Université Fédérale du Ceará. 1 Les assistants municipaux (assessores municipais), qui ne sont pas des élus, aident les conseillers municipaux dans les tâches de bureau ou les travaux réalisés pour les administrés.

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Cahiers du Brésil Contemporain, 2009, nº 73/74, p. 229-255

PARTICIPATION, CONFLIT ET RÉSEAUX DE POUVOIR LOCAL DANS LE NORDESTE BRÉSILIEN

Irlys ALENCAR FIRMO BARREIRA*

« La participation, ça ressemble au contrôle parce que c’est quand on participe qu’on exerce un contrôle social. Depuis ma naissance, je veux participer. Je ne suis pas allé à l’université » (Membre de la communauté de Santa Terezinha).

« La participation doit suivre son chemin, indépendamment du politique » (une assistante1 municipale).

Même si le mot participation est polysémique, on l’utilise aujourd’hui souvent pour désigner les « changements dans le pouvoir local » qui ont eu lieu ces dernières années au Brésil. Qu’il soit employé par des leaders populaires, des gouvernants, des assistants ou des acteurs des politiques publiques, le terme participation évoque des pratiques sociales de discussions avec des institutions gouvernementales et signale ainsi d’importantes pistes d’analyse pour le chercheur qui s’intéresse à la dynamique des pouvoirs locaux municipaux.

C’est en ce sens que de nombreuses études cherchant à identifier les transformations survenues dans la structure de ce que l’on appelle le pouvoir local ont fait émerger deux variables d’analyse interdépendantes : la décentralisation des décisions politiques et la participation populaire.

Les références à la participation en tant que facteur contribuant à des pratiques de pouvoir innovantes –car elles aident à redéfinir la politique dans sa dynamique interactive– ne sont pas récentes. Au Brésil, elles remontent à la

* Professeur des Universités en Sociologie à l’Université Fédérale du Ceará. 1 Les assistants municipaux (assessores municipais), qui ne sont pas des élus, aident les conseillers municipaux dans les tâches de bureau ou les travaux réalisés pour les administrés.

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période de la transition démocratique, lorsque l’on considérait que la décentralisation des pouvoirs devait précéder la consolidation des institutions héritées du régime autoritaire.

À partir du moment où la société civile sembla suivre son propre chemin, on a commencé à valoriser les formes de dialogue entre les institutions gouvernementales et les divers espaces associatifs, ce qui a suscité une inversion du regard analytique. Alors que, bien souvent, les études sur le pouvoir local2 s’intéressaient surtout aux formes traditionnelles de domination dans les petites communes, les rapports sur les pratiques de pouvoir fondées sur la participation sont apparus dans le sillage d’un espoir de rénovation. Ils témoignent des changements opérés dans la manière de gérer le pouvoir, acquis par le biais de stratégies décentralisées.

Les appels au changement se sont concrétisés, pour l’essentiel, par la mise en place d’un budget participatif et par la création de conseils populaires, qui sont de fait devenus des lieux où s’exerçait la participation, favorisant le dialogue entre la population et les pouvoirs locaux.

Le concept de participation a plusieurs origines. On le trouve d’abord dans divers mouvements sociaux des années 1980 et 1990, qui revendiquaient le droit à la citoyenneté et l’obtention de biens de consommation collectifs. La participation à cette époque-là, plus ancrée dans le discours que dans la pratique, était un de cheval de bataille, important au moment du rétablissement des espaces accordés à la « société civile », espaces qui avaient été confisqués pendant la dictature (Paoli et Telles, 2000).

Dans les mouvements de quartiers, la participation tant désirée prit ensuite des directions complexes. Elle s’exprima aussi bien sous la forme de revendications envers l’État que de propositions gouvernementales conditionnant l’octroi de programmes sociaux à sa gestion par des groupes populaires organisés. Dans ce contexte, les formes institutionnelles de participation, relayées par des groupes créés spécialement pour l’attribution des programmes gouvernementaux, ont été perçues comme « venues d’en haut ». Ce que l’on appelait à l’époque « la

2 Sur ce sujet, voir le travail de Maria Isaura Pereira Queiroz, O Mandonismo local na vida politica brasileira e outros ensaios, Alfa-Omega, São Paulo, 1976.

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politique de la pénurie » (Barreira et Braga, 1991) répondait aux impératifs d’une gestion des biens (alimentation, santé et habitat) réalisée par des associations qui entraient en conflit avec d’autres institutions représentatives déjà existantes. Ces dernières, par opposition, s’auto-définirent comme les authentiques et uniques défenseures des intérêts collectifs du quartier.

De même que les médiations entre les instances gouvernementales et les associations de quartier donnèrent lieu à des débats sur l’authenticité de la représentation populaire, les dialogues et médiations dans le cadre des petites communes ont elles aussi mis en évidence la complexité du statut de la représentativité politique.

Le Nordeste du Brésil, caractérisé par des formes de reproduction du pouvoir municipal basé sur la primauté des relations personnelles, peut être vu comme un terrain de choix pour observer les expériences de participation.

La participation, en tant que concept mobilisant de multiples pratiques sociales, ainsi que le montrera la recherche présentée dans cet article3, provoque des réorganisations dans l’exercice quotidien du pouvoir municipal : elle offre des bases potentielles pour légitimer le pouvoir exécutif, tout en renforçant les espaces de visibilité et la reconnaissance des exigences collectives.

Les conflits ou les réorganisations de pouvoir, qui découlent de l’introduction de pratiques participatives, entraînent des différences de points de vue entre les conseillers et les représentants politiques, créant des discussions sur ce que serait la « vraie participation ».

Toutefois, ce qui m’a intéressée dans le cadre de cette recherche, ce n’est pas tant de connaître la nature vraie ou fausse de la participation que d’examiner les discours et pratiques tenus en son nom.

3 La recherche sur laquelle s’appuie ce texte a été cordonnée par Moacir Palmeira et Beatriz Heredia (Museu Nacional, Universidade Federal do Rio de Janeiro - UFRJ) et moi-même et Auxiliadora Lemenhe (Universidade Federal do Ceará - UFC). Plusieurs doctorants de l’École Doctorale en Sciences Sociales de l’UFC y ont participé : Danyele Nilin Gonçalves, José Lindomar Albuquerque et Clódson dos Santos. L’enquête a été réalisée au moyen d’entretiens, d’observations de réunions, de témoignages et d’analyse de documents.

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Les idées étayant l’argumentaire développé dans cet article se fondent ainsi sur l’analyse d’expériences d’introduction de politiques publiques ayant développé des formes de dialogue avec la population. Je prendrai comme référence la commune de Santa Mariana, située dans l’État du Ceará (Nordeste du Brésil)4.

En observant le contexte des expériences, nous avons pu appréhender les significations, appropriations et conflits symboliques qui entourent la participation. Nous avons pris comme points de repère deux moments différents de la gestion municipale. Le premier, perçu comme pleinement positif par les habitants et les institutions d’évaluation, s’est caractérisé par une réglementation des pratiques participatives, à travers le Grand Conseil (Conselhão)5, organisme créé en 1989 pour recueillir les revendications populaires. Le second moment, situé au cours de la gestion municipale postérieure à la création de l’entité, est cette fois-ci jugé par les conseillers6 et habitants comme étant « dépourvu des principes qui ont orienté les pratiques initiales de participation ».

Deux thématiques servent de fil conducteur à l’organisation et à la présentation de cet article : les différents sens et formes d’actions attribués à la participation, et l’inscription des pratiques associatives dans le réseau de pouvoirs locaux. Dans ce cas, les références à la participation répondent aux diverses significations et pratiques insérées dans un réseau de pouvoirs locaux, avec lesquels elles interagissent.

4 Le nom de la ville Santa Mariana, ainsi que les noms des interviewés sont fictifs. 5 Ce Conseil se réunit une fois par mois et compte en moyenne 100 représentants issus de différents segments de la population. 6 Les conseillers font partie de ce Conselhão, qui agit de façon complémentaire ou parallèle par rapport au Conseil municipal. Dans ce texte, il s’agit surtout de représentants populaires de quartiers et communautés rurales.

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RÉCITS DE PARTICIPATION

Les récits de participation cherchent à appréhender comment les différents acteurs sociaux racontent et vivent les pratiques d’interaction entre les institutions gouvernementales et les organisations populaires. Ils évoquent des situations ou des moments conçus comme des espèces de « modèle », mais aussi des circonstances dans lesquelles l’expérience est plutôt liée à des rhétoriques formelles, que les édiles municipaux s’approprient de différentes manières.

L’expression récit de participation s’avère pratique car elle recouvre des discours variés sur les expériences de dialogue entre le pouvoir exécutif municipal et les habitants. Elle inclut aussi bien la parole locale de la population que les références officielles qui contribuent à transformer les pratiques participatives en une forme de légitimation des pouvoirs locaux.

Il est important de mentionner que la participation, qui est au départ synonyme à la fois de « mot d’ordre », de « texte de programmes gouvernementaux » et de « pratiques d’interaction entre le gouvernement et les groupes populaires organisés », fait aujourd’hui partie du vocabulaire spécifique des expériences municipales et devient un capital symbolique pour les leaders populaires et les représentants politiques.

Le discours basé sur la participation est donc utilisé à la demande des secteurs populaires mais il est également récurrent dans les programmes électoraux des représentants politiques. La participation comme slogan, cheval de bataille ou élément des programmes institutionnels, possède le pouvoir symbolique (Bourdieu) de faire et dire les choses. Elle instaure des récits en acte et fonctionne comme un point de référence dans l’analyse de la gestion du pouvoir municipal.

Le chercheur est confronté au défi suivant : il doit observer des expériences en allant au-delà des analyses qui tentent presque toujours, soit d’expliquer l’échec ou le « déficit de participation » -preuve de la distance entre théorie et pratique-, soit de faire l’apologie de la nouveauté radicale.

Les références à la participation font apparaître des classifications : la séparation entre « ceux qui participent » et ceux qui « ne participent pas » s’applique aux représentants jugés favorables ou au contraire défavorables aux actions impliquant des dynamiques collectives d’exercice du pouvoir. On retrouve

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le même phénomène dans le contexte des communes : au fil du temps, on indique le moment antérieur et le moment postérieur à des pratiques sociales considérées comme des exemples de participation. On obtient ainsi une chronologie de la mémoire politique des communes. Les réflexions qui cherchent à déceler les potentialités de changement du pouvoir local évoquent la mémoire d’un moment considéré comme une rupture dans les espaces hégémoniques de domination.

Les observations de ce texte se concentrent précisément sur une expérience emblématique d’une participation réussie. Ici, les dimensions de rupture surgissent dans les discours comparant les diverses gestions, entraînant des conflits symboliques entre l’« ancien » et le « nouveau » et instaurant de nouvelles relations interactives entre la « population » et l’« équipe municipale ».

Dans le contexte du Nordeste brésilien, connu pour ses pratiques de domination qualifiées de traditionnelles, l’ouverture de canaux institutionnalisés de médiation entre l’équipe municipale et la population signifia la création d’un espace public encourageant les « expériences novatrices » et élargissant la démocratie.

Toutefois, pour mieux comprendre les arguments en faveur d’une amplification des droits sociaux résultant des canaux de médiation garantis par la Constitution brésilienne, il est nécessaire de réfléchir plus ponctuellement aux significations sous-jacentes de la participation et à son inscription dans le réseau de pouvoirs locaux. C’est en ce sens que la commune de Santa Mariana offre un terrain de recherche intéressant.

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LA PARTICIPATION COMME ALTERNANCE DE POUVOIR

La commune de Santa Mariana7 s’est rendue célèbre en accueillant une expérience de dialogue entre les groupes populaires et le pouvoir exécutif municipal. Ce-faisant, elle s’est imposée comme un modèle structurant d’administration qui rompait avec les paramètres antérieurs du pouvoir oligarchique, selon les propos d’une assistante municipale qui a suivi la mise en place de cette mesure dans la commune :

« Voici comment ça se passait avec Francisco de Assis Benevides (l’ancien maire) : quand on arrivait dans la commune, on sentait que tout était laissé à l’abandon. Mais les gens étaient inquiets et c’est alors qu’arriva Adriano8, avec des idées, disons plus avancées, pour rechercher une proposition de participation » (Vânia Araujo, entretien réalisé le 23/04/2001).

Ce témoignage met en évidence l’idée d’un moment inaugural à partir duquel les pratiques de participation ont commencé à exister. En contrepoint de l’ancien chef de l’exécutif municipal, Adriano Almeida apparaît comme le porte-parole de la participation, l’initiateur de l’idée du dialogue entre le gouvernement et les groupes populaires, reconnu comme tel par une bonne partie des habitants.

Les pratiques participatives caractérisant le mandat d’Adriano Almeida ont

7 La commune de Santa Mariana est caractérisée par une économie principalement agricole. Sa population est de 27.454 habitants. Elle est située à environ 262 km de Fortaleza. Santa Mariana a été reconnue par l’UNICEF comme un modèle d’administration participative, tant dans la discussion du budget que dans des domaines primordiaux comme la santé et l’éducation. Elle se distingue de l’ensemble des communes du Ceará par la présence d’un conseil délibératif appelé Grand Conseil (Conselhão), composé de représentants des quartiers et districts et institutionnalisé en tant qu’organisme lié au pouvoir exécutif municipal. 8 Adriano Almeida a été élu maire de Santa Mariana en 1988, sous les couleurs du Parti Socialiste Brésilien. Il est devenu connu en instaurant une administration dite de rupture, qui inaugurait dans la commune l’expérience de la participation. Francisco de Assis Vasconcelos, oncle d’Adriano, a eu une forte influence dans la vie politique locale et a réussi à faire élire ses successeurs à la mairie, jusqu’au moment où il a soutenu l’adversaire de son neveu, candidat du Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, battu en 1988.

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d’abord été consolidées, au niveau des institutions, par la création en 1989 d’un espace unique et centralisé de communication entre l’exécutif municipal et les groupes organisés des différentes parties de la commune (zones urbaines et zones rurales). Ce Grand Conseil était conçu comme un organisme représentatif recevant les requêtes, discutant les priorités avec les intéressés et élaborant un compromis avec eux.

Les récits relatifs à l’origine de cette proposition mentionnent quelques initiatives ayant « contribué » à son efficacité. Par exemple, la Pastorale Catholique et le travail d’assistants municipaux utilisant une méthodologie basée sur les principes de reconnaissance des revendications sociales. Citons-en quelques-uns : « la capacité de percevoir les demandes de la population » ; le « développement d’un « sens critique » et d’une « responsabilité sociale » dans l’administration publique ; le « souci de ce qu’une exacerbation du savoir formel d’une minorité ne marginalise pas la sagesse populaire de la majorité » ; le « perfectionnement des institutions à travers la Démocratie Participative » ; l’« importance vitale de la commune dans l’interaction avec la sphère de l’État et celle de la Fédération ».

Ce que l’on a appelé la méthode d’administration concrète, élaborée par des assistants municipaux, avait pour objectif de recueillir les requêtes des associations communautaires et de les adapter aux normes budgétaires légales9.

La première expérience fut construite sur la base de dynamiques associatives préexistantes. Bien que l’on attribue à l’administration d’Adriano Almeida l’idée pionnière de la mise en place de la participation, le maire lui-même rappelle le rôle qu’ont joué les représentants communautaires dans la gestion et la consolidation du Grand Conseil en tant qu’organisme municipal de représentation et de médiation. Voici ce qu’il en dit :

« Le Grand Conseil est en train de devenir l’organisme le plus important, le principal responsable de tous les progrès, de tous les changements que l’on a réussi à faire à Santa Mariana. Le mouvement populaire de Santa Mariana ne vient pas de moi, ni des conseillers municipaux, ni de mes assistants, c’est un

9 Information extraite du mémoire de Holanda Ivna, A Participação Popular na Gestão Municipal », Cours de Master en Éducation de l’Université Fédérale du Ceará, Fortaleza, 1995.

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mouvement qui part du peuple de Santa Mariana, c’est un mouvement qui part des travailleurs, c’est un mouvement qui part des responsables communautaires, des femmes, des jeunes, en bref c’est un mouvement qui doit continuer et avancer tout seul, sans l’aide de personne » (Adriano Almeida, cf. Braga, 2005, p.79).

De fait, on ne peut attribuer au seul maire Adriano Almeida l’implication de responsables communautaires dans le projet du Grand Conseil. L’idée d’accumulation d’expériences, complétées par des processus caractéristiques de certaines configurations sociales, telles que les a conçues Elias (1994) en se référant au réseau des rôles et des fonctions tenus dans une société donnée, prend de l’importance pour dépasser la dichotomie entre le « sujet créateur » et la « détermination sociale ». Si l’on trouve l’idée d’un point de départ dans des témoignages confirmant l’existence d’un avant et d’un après, la présence d’autres expériences associatives non classées à l’époque comme participatives attire notre attention sur les significations historiques des pratiques sociales.

Les entretiens ont montré que, avant même 1989, une bonne partie des personnes qui fréquentaient les réunions du Grand Conseil s’étaient auparavant engagées dans des travaux appelés communautaires –on ne parlait pas alors de participation. Ces activités consistaient en général à participer à des chantiers communautaires (mutirões) et à des mouvements dirigés par l’Église –comme les Communautés Ecclésiastiques de Base.

Dans ce contexte, on peut supposer que le Grand Conseil a canalisé et regroupé des initiatives collectives diffuses et les a combinées avec des expériences institutionnelles pour en réaliser une synthèse efficace. Cela n’enlève rien au rôle moteur du maire dans la multiplication et la consolidation de groupes associatifs à Santa Mariana. D’après les témoignages de conseillers, en 1989, durant son mandat, le maire avait coutume de souligner que « seules les requêtes collectives déposées par des associations recevraient une réponse ». Cette phrase faisait écho au slogan de sa campagne électorale : le peuple en action.

Les grands traits du discours de la participation ont été élaborés, pendant le mandat d’Adriano Almeida, en posant l’hypothèse d’une rupture avec un passé « oligarchique ». Guidé par des principes évoquant un élargissement de la démocratie, ce discours insistait sur le rôle secondaire tenu par les travailleurs ruraux lors des mandats municipaux antérieurs ; cette population était presque

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toujours « exclue » des priorités définies par les politiques publiques.

Le discours de la participation s’inscrivait également dans un projet plus vaste de citoyenneté émancipatoire, comme le révèle le témoignage d’Adriano :

« … pour moi, le mot participation est magique, non par le côté inaccessible, plutôt parce que c’est, selon moi, la seule perspective de construction : pas seulement de cette citoyenneté dont on parle tant, mais d’une marche collective et progressive du peuple, dans le sens de construire, influencer, décider, participer au quotidien de la commune, de l’administration, que ce soit au niveau de l’État ou de l’Union… » (entretien accordé en mai 2002).

On mesure dans ces propos toute l’amplitude accordée par le maire à la signification de la participation. Il s’agit ici d’un sens lié à une perspective idéologique de transformation sociale, qui renforce la relation directe entre le « peuple » et le « gouvernement » ; cette relation repose sur un idéal communautaire dans lequel les instances de pouvoir et de représentation devraient être orchestrées selon un même rythme.

La conception d’Adriano Almeida rencontra un écho dans la population, qui considère son mandat comme un point emblématique de rupture. Le Grand Conseil devient l’espace où se matérialisent les pratiques de participation et vers lequel convergent les nouveaux réseaux de sociabilité politique.

Comme on l’a explicité précédemment, la construction du Grand Conseil, en tant que canal de médiation potentiellement doté d’autonomie, est inséparable de la possibilité de constituer une sphère publique locale10 qui ne se réduise pas à son institutionnalisation. La visibilité d’anciennes instances représentatives ainsi que la création de nouvelles entités répondent à ce moment de l’histoire municipale où les appels à la rénovation sont exprimés et perçus comme nécessaires.

L’élargissement de la sphère publique n’est cependant pas exempt de conflits, dans la mesure où participer, c’est aussi intégrer la trame complexe des relations de pouvoir.

10 Pour une discussion sur la construction de sphères publiques locales, voir l’article de Sérgio Costa (1997), qui examine l’existence d’espaces de communication primaires dans des villes de l’État de Minas Gerais.

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LE GRAND CONSEIL

EXPRESSION DE LA PARTICIPATION ET ETHOS COMMUNAUTAIRE

Les sens du mot « participation » sont multiples et recouvrent différentes pratiques et dynamiques interactives entre le pouvoir exécutif et les organisations populaires. Le discours de représentants de groupes populaires confirme la place du Grand Conseil en tant qu’expression d’un idéal communautaire fondé sur le principe de l’unité. La manière dont le Grand Conseil rassemble les requêtes obéit à des représentations basées sur des « nécessités collectives ». Santa Mariana apparaissait comme un modèle exemplaire de participation, parce qu’elle abritait un collectif fort, considéré comme étant le seul capable de transcender la diversité des intérêts.

La majorité des conseillers était favorable à la prédominance du Grand Conseil sur d’autres formes d’organisation. Les conseils municipaux de Développement Durable (Conselhos Municipais de Desenvolvimento Sustentável, CMDS), proposés par le Gouvernement de l’État du Ceará, furent ainsi délaissés, car le Grand Conseil était le seul organisme jugé autonome et engagé auprès des d’organisations populaires déjà existantes. Ce n’est pas un hasard si le terme « participation » rimait souvent avec « présence aux réunions du groupe ».

C’est ainsi que José Osias, représentant au Grand Conseil de la localité nommée Communauté de Santa Terezinha, prête à ce vocable des caractéristiques bien concrètes : il s’agit des difficultés à faire intervenir effectivement tous les membres de « sa communauté » dans le choix des priorités et décisions relatives à l’utilisation du budget. Il estime que l’expérience modèle de participation à Santa Mariana a été créée pour rendre viable une nouvelle administration, marquée par la rupture avec la forme antérieure de centralisation de la gestion municipale. Écoutons ce témoin évoquer l’apparition de cette médiation entre habitants et administration municipale que représente le Grand Conseil :

« En 1989, le maire discute avec la communauté d’un modèle de participation. Il voulait agir, mais souhaitait la participation des communautés. C’est alors qu’il a pris cet exemple : “quand vous avez deux enfants et que l’un pleure et l’autre non, vous devez vous occuper en premier de celui qui pleure”. Il demanda à la communauté de s’organiser et le prêtre José Maria eut l’idée d’un Grand Conseil. Les gens ont commencé à se réunir

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et ont apporté deux sacs de revendications. J’ai été invité à une réunion pour savoir que faire de toutes ces demandes. La participation s’apparente au contrôle parce que c’est en participant que l’on exerce un contrôle social. Depuis ma naissance, je veux participer. Je ne suis pas allé à l’université. Mais j’ai participé à de nombreuses conférences régionales et nationales ».

Le témoignage de José Osias révèle divers sens de la participation : elle peut se référer au pouvoir de la parole, au cadre des décisions, à la présence lors d’événements ou encore à la façon de se sentir appartenir à une communauté. En discutant avec des agriculteurs, on retrouve là encore une conception de la participation indissociable de la présence aux réunions du Grand Conseil. Ces travailleurs ajoutent en outre que ce n’est pas seulement pour obtenir des travaux ponctuels pour leur localité qu’ils assistent aux réunions du groupe :

« Beaucoup de gens nous traitent d’idiots parce qu’on perd un jour de travail pour venir participer, mais ça ne me dérange même pas. Ce n’est pas parce que je m’arrête de travailler aujourd’hui que je vais mourir de faim, c’est sûr que non ».

Un autre conseiller, agriculteur lui aussi, affirme :

« Pour accorder de la valeur à quelque chose, il faut y participer. Un jour que j’étais dehors à attendre un moyen de transport, quelqu’un m’a demandé : “tu vas où ?”. Je lui ai répondu : “je vais au Grand Conseil”. Il m’a rétorqué : “diable de Grand Conseil, qu’est-ce que tu y gagnes ?”. Alors j’ai réfléchi et ce qu’il a dit est juste, parce qu’il n’est jamais venu, il ne sait même pas ce que c’est. Comment peut-il y attacher de l’importance s’il ne sait pas ce que c’est ? Maintenant que ce truc fait partie de moi, car à présent on a ça dans le sang, je me sens embêté quand je ne peux pas y aller, pour une raison ou une autre, à cause d’un travail à faire ou d’une maladie. Je me suis préparé pour y participer à la fin de chaque mois. Et quand je ne peux pas y aller, je suis vraiment embêté. Mais ces gens de la ville ou de la campagne qui ne viennent pas, ils ne se sentent pas embêtés, car ils ne savent même pas ce que c’est et ils font même parfois des critiques ».

Il est intéressant d’observer que la participation au Grand Conseil ne fait pas seulement référence à la perspective d’une action politique mais inclut aussi l’existence d’un domaine social composé de sociabilités et de catégories (ceux qui

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fréquentent le groupe / ceux qui ne le fréquentent pas). La participation recouvre en outre le sentiment personnel et nécessaire d’appartenance, qui autorise la critique et justifie les absences aux réunions.

De fait, après quatorze années d’existence (à l’époque de la recherche), les réunions du Grand Conseil sont devenues, pour les personnes qui les fréquentent, un espace traditionnel de rencontre. Durant les entretiens ou lors de conversations informelles, les conseillers rappellent : « le tout dernier samedi du mois, c’est le jour du Grand Conseil ». Dans le témoignage suivant, l’entité est perçue comme un « espace communautaire », en opposition avec ce que l’on appelle la « politique » :

« … au moment de la campagne politique, on fait plus pression sur le côté politique. Ici, on n’est pas là pour faire de la politique, on est là pour la communauté, c’est une réunion communautaire. […] On nous donne un moment pour parler, pour critiquer, pour demander, pour remercier. Mais quand il s’agit d’une réunion politique, on voit défiler ici le député, le gouverneur, le sénateur, et les pauvres sont en trop. Chacun veut parler une demi-heure ou une heure et nous, on est de trop ».

Certains témoignages opposent ce qui serait de l’ordre de la politique et ce qui relèverait de la participation. C’est sous l’optique de la participation que le terme communautaire émerge le plus fortement, car il est perçu comme dégagé de tout lien avec des intérêts partisans. En réalité, le mot politique est employé de manière ambiguë et négative, car il est associé aux conflits partisans qui surgissaient surtout pendant les campagnes électorales.

La distinction entre la politique « liée à des intérêts partisans »11 et les pratiques considérées « communautaires » transparaît dans le discours d’un agriculteur représentant au Grand Conseil :

11 La distinction entre communautaire et politique appartient à une nomenclature typique des mouvements populaires ; on la rencontre chez les habitants de la périphérie de la ville qui se sont organisés en associations de quartier. Les catégories indigènes qui opposent la « politique communautaire » et la « politique partisane » sont à la base de cette distinction dans les idéaux collectifs –qui pourraient voler en éclats avec la présence de représentants politiques (Barreira, 1998).

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« Ici, quand il y a une réunion qui est vraiment du Grand Conseil, qui est seulement communautaire, c’est une réunion bien, saine, on discute, tout le monde est ami, les conversations vont de l’un à l’autre, pour savoir comment va la communauté et tout ça ; où qu’on aille, on rencontre des connaissances, ici c’est un endroit super pour rencontrer des gens, on lie connaissance avec tout le monde ».

Les conflits politico-partisans surgirent clairement lors de la rupture entre le maire et son successeur, en 2001 ; le destin du Grand Conseil sembla alors en suspens. D’autres situations exprimant des conflits internes ont fait apparaître des versions divergentes pour les propositions budgétaires ; celles-ci ont été jugées proches des intérêts politiques, par opposition à des principes communautaires.

La participation, en tant que pratique sui generis d’organisation, est également associée à une dimension de sociabilité qui a un rôle formateur. Le Grand Conseil est en effet évoqué comme un espace où l’on peut partager des informations et rencontrer des responsables ; c’est aussi un espace d’apprentissage, d’échange d’expériences et de formation politique. D’après plusieurs témoins, au début des activités du Grand Conseil, les gens étaient plutôt inhibés. Mais au fil du temps, ils apprenaient à s’exprimer et à prendre la parole devant les « autorités ».

Les pratiques de participation réalisées dans le cadre du Grand Conseil semblent permettre l’acquisition d’un capital symbolique, qui pourrait être converti en diverses formes de reconnaissance sociale et politique. Ecoutons le témoignage d’un représentant du quartier de Pedreira (Bairro do Pedreira) :

« Le Grand Conseil pour moi, c’est un des meilleurs endroits que je connaisse, car les communautés se rencontrent, les gens se racontent comment vont les choses. Quand la communauté a besoin de quelque chose, on va le savoir ici, parce que le président, le secrétaire, le trésorier ou un membre vient pour nous le dire : “tu sais, notre communauté n’a pas d’eau, la route est en mauvais état, ils ont prétendu qu’ils allaient installer l’électricité –mais c’était rien qu’un discours d’homme politique, ils n’ont rien fait-, ils devaient creuser là-bas un puits profond– ils ont commencé mais c’est pas terminé…” Tout cela est discuté ici, à l’intérieur du Grand Conseil. Alors on demande des comptes aux secrétaires, à monsieur le Maire, et on fait avancer l’affaire. Si on ne se réunissait pas, on n’aurait aucun moyen pour

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les asticoter de plus près, et alors ils oublieraient, ils nous laisseraient en plan c’est tout, alors nous on les harcèle, on insiste… ».

Ces propos montrent que le Grand Conseil est considéré comme un espace public, qui permet de transmettre plus directement les revendications populaires aux représentants politiques. L’idée de les « asticoter de plus près » ou de « les harceler » semble constituer une rupture dans les circuits impersonnels de la bureaucratie, caractérisés par un certain anonymat typique des normes de rationalité et de distanciation (Weber).

Envisager le Grand Conseil comme un espace de rencontre « entre égaux » n’exclut pas une grande déférence envers la figure du maire. Son arrivée à la réunion et ses interactions avec les autres participants comportent une ritualité12 certaine :

Le Président du Grand Conseil ouvre la réunion en annonçant la composition de la table et l’ordre du jour. En général, après ce moment, commence la présentation des informations données par les représentants des communautés. Le rapport des « besoins » occupe une partie significative de la réunion. On sollicite alors des travaux publics pour les différentes localités et on donne des nouvelles de ceux qui sont en cours. Les participants posent des questions sur les assurances pour la récolte, les emplois sur les « fronts de travail », les cestas básicas13, etc. Les remerciements sont suivis de critiques envers les requêtes non satisfaites, auxquelles succèdent de nouvelles demandes. C’est l’occasion d’exercer une sorte de « tribune libre ». Puis le Maire et le Secrétaire posent à nouveau les limites budgétaires des revendications et définissent les priorités et les restrictions, ce qui rétablit les principes hiérarchiques –renversés de façon imaginaire.

La suspension apparente d’un espace de hiérarchie renforce l’efficacité d’un idéal communautaire. Tout se passe comme si la parole collective et la présence, dans un même espace, de segments socialement distincts, contribuaient à la construction d’une identité d’intérêts. Ce n’est pas un hasard si l’idée s’est

12 Pour une analyse plus détaillée des réunions du Grand Conseil et de sa dynamique dans la mise en place (création) des liens de sociabilité et des relations de pouvoir, se reporter à Silva dos Santos, Clódson (2004). 13 Les cestas básicas sont des cartons contenant des produits de première nécessité (aliments et produits d’entretien) (NdT).

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répandue que, dans le Grand Conseil, il existe une certaine égalité entre les participants, surtout au moment de la prise de parole :

« Quand tu viens au Grand Conseil, il n’y a plus ici ni diplômé, ni chef, ni puissant ; lorsque je veux parler, je parle. Je viens peut-être avec mon pantalon tout déchiré, mais si je veux parler, j’ai le soutien de tout le monde, tu comprends ? J’ai le soutien de la coordination. Parce qu’avant, nous les pauvres, ceux de la zone rurale, on était des moins que rien ; je pouvais répéter trente fois, quarante fois la même chose, personne ne m’écoutait, maintenant c’est différent. Il peut y avoir la coordination, le maire, le conseiller municipal, qui que ce soit, le président du Grand Conseil, quand je veux parler, m’exprimer, je peux dire tout ce que je veux, je peux dire tout ce que j’ai sur le cœur, je peux me libérer » (Conseiller représentant le quartier de Pedreira).

Remarquons l’utilisation de la parole, dans les réunions, comme expression de prestige et quête de reconnaissance sociale. Il s’agit d’une pratique que l’on rencontre également dans les témoignages des leaders des mouvements de quartiers, lorsqu’ils rencontrent les « autorités ». Il n’est pas rare d’observer, lors des réunions, une certaine monopolisation de la parole (longs discours des leaders), élément symbolique d’affirmation et de superposition de la parole de l’orateur à celle des autres. L’ « art oratoire » contribue à renforcer la requête et légitime en même temps le porte-parole en tant que médiateur d’une « parole libérée » (desabafo), pour reprendre le terme parfois employé par les conseillers.

L’idée de la « parole libérée » donne au Grand Conseil l’aspect d’un forum de revendications, qui s’ajoutent à la force expressive d’une « entité faite corps » (Bourdieu, 1989) placée au-dessus des prérogatives individuelles. Parler au nom de la communauté, dans le Grand Conseil, c’est donc se positionner dans un espace qui est reconnu comme l’expression potentielle d’« intérêts collectifs ». La force symbolique de l’entité réside dans sa capacité à offrir des espaces de légitimation, aussi bien pour les leaders communautaires que pour le pouvoir exécutif municipal.

Ce qui fait la richesse et la complexité du Grand Conseil, c’est la réunion, au sein d’un même espace physique, d’entités représentatives dotées, en théorie, d’attributions et de pouvoirs distincts. Les associations de quartiers, les syndicats, les communautés rurales, le Grand Conseil et le conseil municipal constituent de

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fait des expressions différenciées de représentation, en interaction.

Par exemple, après avoir participé un certain temps au Grand Conseil, certains conseillers se présentaient au conseil municipal. Une fois élus, ils pouvaient rejoindre le Grand Conseil, cette fois-ci comme représentants du pouvoir municipal. Ainsi, le réseau d’interactions établi entre les différentes instances représentatives opérait-il de différentes façons. Des conseillers candidataient à des postes de représentation au conseil municipal et des maires étaient légitimés par le Grand Conseil. Ces liens furent parfois source de conflits : les conseillers municipaux de l’opposition, qui jouaient traditionnellement un rôle de médiation et de représentation des revendications populaires grâce à leurs réseaux d’influence, sentaient leur champ d’action se réduire.

La perception de la participation comme pratique sociale novatrice, expression de sociabilité et outil symbolique pour identifier les demandes du peuple, a contribué à l’affirmation d’un ethos communautaire. On y trouve les références à une unité ou à des intérêts collectifs qui tiennent les conflits pour une force négative qu’il faut expurger, déniant ainsi l’idée que participer, c’est aussi intégrer le réseau des relations de pouvoir.

En tant que base de légitimité pour la mairie, le Grand Conseil entre en concurrence avec d’autres sphères de pouvoir, comme le conseil municipal. C’est ce que nous allons examiner à présent.

INSCRIPTION DE LA PARTICIPATION DANS LE RÉSEAU DE POUVOIRS LOCAUX

Au cours de ses activités, le Grand Conseil a rencontré des résistances de la part de certaines composantes du pouvoir législatif local. C’est tout d’abord le traitement des revendications collectives qui posait problème : la stratégie employée se substituait au mécanisme habituel d’échange de faveurs –matérialisées par des votes-, engageant conseillers municipaux et leaders populaires.

En encourageant les demandes collectives à travers le Grand Conseil, on altérait le principe de personnalisation des bienfaits, attribués auparavant aux conseillers municipaux : on affirmait ainsi que les politiques publiques ne constituaient pas un don mais un droit étendu à chaque habitant.

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Les demandes présentées au Grand Conseil en tant que « propositions du peuple » ont quelquefois provoqué des rivalités entre divers lieux de représentation, devenant une source potentielle de conflits symboliques. Dans la mesure où le Grand Conseil semblait pouvoir renforcer la légitimité du maire, il est parfois apparu comme un espace concurrent du conseil municipal. Plus encore, il possédait la prérogative de véhiculer ce que l’on considérait être l’expression d’une « volonté générale », se plaçant ainsi au-dessus des intérêts partisans.

Le cabinet des assistants municipaux, composé de professionnels appelés « municipalistes », hommes d’expérience sachant établir un plan de travail et défenseurs de l’idéologie de la participation, fonctionnait comme un soutien important dans la construction de stratégies de gouvernabilité.

Dans l’esprit du maire Adriano Almeida, mentor intellectuel du Grand Conseil, la participation devrait être conquise peu à peu, sur la base de deux présupposés. Il s’agit en premier des compétences de certains représentants, placés à des postes centraux dans les sphères municipales et dans celles de l’État [du Ceará], pour développer des mécanismes recueillant les revendications de la population. Le second présupposé était que les secteurs « exclus » des politiques publiques se soient organisés au moyen d’associations communautaires, porteuses de revendications collectives.

En théorie, la proposition de participation diffusée dans la commune supposait que, plus il y aurait de secteurs de la société civile représentés au Grand Conseil, plus celui-ci s’approcherait d’un idéal démocratique. Il fallait aussi accorder la priorité à des segments de la population moins favorisés par les politiques publiques, et faire en sorte que les améliorations apportées puissent atténuer les inégalités sociales.

On remarque que cette conception de la participation attribuait au « peuple » la capacité de parler « des besoins réels pour planifier les politiques publiques ». Selon les propos d’Adriano Almeida :

« C’est le peuple qui sait où le bât blesse, c’est lui qui doit être chargé de transmettre ses revendications, de demander des comptes […] ; le peuple ne s’organise autour du discours de personne, le peuple s’organise autour de questions concrètes, de besoins, de revendications, d’intérêts objectifs le concernant et que l’on doit comprendre ».

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L’idéologie des « intérêts collectifs », dominante au moment où l’on rompait avec le discours du « parrainage », se révéla toutefois difficile à appliquer à cause des limites budgétaires et de la nécessaire définition des priorités. D’après les informations fournies par un des principaux assistants municipaux, en donnant suite à de nombreuses demandes sans avoir les budgets correspondants, on mettait en difficulté l’avancée des propositions. Il fallait plutôt solliciter des aides en fonction des lignes de crédit disponibles, en dépit des besoins identifiés ; la satisfaction des revendications devenait ainsi une mesure d’urgence politique, et pas seulement technique. Les conséquences politiques découlant de requêtes non satisfaites témoignent du déphasage entre les besoins existants et les possibilités d’y répondre.

Le présupposé de la participation comme forme idéale de gestion municipale perdura après le second mandat d’Adriano Almeida ; elle servit également de référence pour l’administration de son successeur, Aldenor Nunes14. Le slogan travail et participation utilisé par ce dernier enclencha cependant une autre forme d’action politique. La façon dont Nunes concevait et mettait en pratique la participation traduisait un plan rationnel d’investissements, fondé sur des politiques sociales tournées vers la présentation de résultats, pour reprendre son expression.

L’offre de politiques publiques ponctuelles émanait dès lors du cabinet du maire et était traitée par des secrétariats qui présentaient plus tard les résultats lors de la réunion du Grand Conseil. Participer, en ce sens, ne se référait pas à une négociation conjointe réalisée sur la base de droits, de contraintes budgétaires et de revendications. La communication entre la mairie et le Grand Conseil impliquait alors la visibilité des actions municipales, justifiées par les principes de pragmatisme et d’objectivité : « plutôt que de promettre des bénéfices à long terme, je préfère agir immédiatement et montrer les réalisations seulement après ».

La position de Nunes se distinguait de la dynamique adoptée auparavant dans le Grand Conseil, dont la stratégie consistait à recueillir les revendications émises

14 Aldenor Nunes fut élu en 2000, grâce à la coalition PT –Parti des Travailleurs ; PPS –Parti Populaire Socialiste ; PSB –Parti Socialiste Brésilien ; PC do B –Parti Communiste du Brésil.

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par les délégués, afin de construire un possible consensus. À la différence de l’usage alors en vigueur, qui était de traiter les revendications en les séparant par zones15 et en hiérarchisant les priorités, le nouveau maire assumait sa posture d’homme d’action pragmatique.

Le nouveau maire argumentait en outre que la participation, telle qu’elle était conçue par les administrations municipales antérieures, constituait un obstacle à la prise de décisions. La morosité ambiante et les difficultés à ajuster le budget aux requêtes ont fait émerger, sous le mandat de Nunes, la nécessité de modifier l’ordre stratégique de la planification, en dépit des changements déjà instaurés sous la gestion municipale précédente.

Le patrimoine symbolique de la participation avait toujours la légitimité d’une « conquête populaire » bien assurée. Il fut cependant associé à de nouvelles références d’« efficacité ». Désireux d’intégrer le thème de la rationalité administrative, le maire utilisait indifféremment les termes travail et participation, comme le montre cet extrait : « participer, c’est vouloir travailler dans l’administration municipale et être de mon côté. Par exemple, mon secrétariat doit participer. C’est être au courant de tout et aimer ce que l’on fait ».

Dans le témoignage du maire, la participation apparaissait également comme un lieu d’excès : « Les gens se prévalent de la liberté d’expression et commencent à demander des choses irréalisables, alors on détourne le sujet. Quand on leur parle, ils comprennent. Le Grand Conseil est un espace de parole libérée (desabafo), pour la communauté comme pour l’administration ».

Ce qui attire l’attention dans la façon dont Nunes a incorporé la participation dans son mandat, ce sont les différents sens attribués à ce mot, qui sous-tendent des pratiques sociales distinctes. Cela montre les multiples possibilités de s’approprier le terme et son pouvoir symbolique de construire et de donner de la signification aux espaces sociaux de représentation politique.

Si la participation est comprise et appréhendée de manières variées, cette polysémie n’est pas vaine : elle permet à divers acteurs d’employer des concepts

15 La commune est divisée en 10 zones administratives communautaires –ZAC– au sein desquelles les divers secteurs liés à la sphère publique et à la sphère privée sont représentés.

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avec une grande souplesse dans le temps et dans l’espace. Dans cette perspective, la participation peut être perçue comme une « œuvre sans auteur », pour reprendre l’expression utilisée par Grün et Donanone (2001) en évoquant la façon dont les chefs d’entreprise et les Conseils d’Usine (Conselhos de Fabrica) s’approprièrent la participation, à l’époque où la société brésilienne cherchait à organiser les bénéfices et à partager les décisions. Les luttes symboliques autour de la définition de la participation et les processus de légitimation sous-jacents ont donc connu des portées et des diffusions diverses ; ils appartiennent maintenant au patrimoine de la gestion municipale.

Dans la commune de Santa Mariana, les récits de participation suggèrent bien au contraire le « principe d’un auteur ». Le terme fait partie d’une certaine « culture politique », qui encourage des demandes faites en son nom et appuie l’idée que la participation devrait exister au-delà des moments de prises de décisions municipales.

La participation institue aussi des espaces de légitimation, dans la mesure où le Grand Conseil, en théorie comme en pratique, renforce les instances de reproduction du pouvoir municipal mais leur donne également des limites. Sous le mandat d’Adriano Almeida, l’entité est perçue comme un renforcement des organisations populaires. Sous le mandat de Nunes, le Grand Conseil devient une sorte de legs à redimensionner, voire à expurger de ses fonctions de décision.

Sous l’administration Nunes, les différences de stratégie dans le traitement des requêtes sont en outre accentuées. Le maire ne supprime pas les pratiques antérieures consistant à adresser des « demandes » aux représentants. Mais il les recueille personnellement, au moyen de petits papiers circulant au cours des réunions du Grand Conseil16. On observe donc une réorientation des pratiques de participation : celles-ci ne sont plus séparées de la personnalisation des demandes et des améliorations, à la différence de ce qui se passait dans l’administration municipale antérieure.

Sous Nunes, on voit ainsi émerger le thème de la continuité ou des limites à donner au Grand Conseil en tant qu’entité instaurée au-delà des pratiques de pouvoir de l’exécutif municipal. Se posait alors la question de l’autonomie d’une

16 Voir Silva dos Santos, Clódson (2004).

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institution qui devrait, en théorie, suivre son propre chemin, indépendamment des mandats municipaux.

D’après plusieurs témoignages, l’attitude de Nunes provoqua l’éloignement du public qui fréquentait les réunions du Grand Conseil, en particulier les fonctionnaires liés à l’administration d’Adriano Almeida. Lors de conversations informelles, certains d’entre eux affirmèrent que, durant le mandat de Nunes, ceux qui formulaient des critiques au Grand Conseil étaient menacés de perdre leur poste ou d’être mutés dans une localité plus éloignée du siège de la commune.

Bien que nous ne disposions pas d’éléments empiriques pour confirmer ces propos, on peut penser que les lieux de représentation et de reconnaissance mettent davantage en lumière, lors de telles circonstances, les impasses et les limites du Grand Conseil, au-delà du « sens communautaire » que l’entité était supposée préserver.

Les fonctionnaires, qui représentent une catégorie vulnérable face aux instances de pouvoir municipal, sont devenus le segment social le plus sensible aux règles des représentants politiques. Les entretiens réalisés avec cette population témoignent de leur embarras ou de leur crainte à l’idée de comparer les différentes « mémoires » du Grand Conseil.

Il semble que la capacité d’adopter un positionnement plus critique, centré sur l’espace du Grand Conseil, dépende d’une certaine autonomie économique : comme dans bon nombre de communes de l’intérieur du Ceará, une partie de l’économie repose sur les retraites des agriculteurs, les fronts de travail d’urgence17 (frentes de trabalho emergenciais) et les emplois publics liés à la mairie. Le rôle d’employeur tenu par le pouvoir exécutif municipal paraissait ainsi interférer sur les formes d’action politique et le contrôle d’une bonne partie des conseillers.

L’analyse des relations entre le Grand Conseil et les pouvoirs municipaux montre combien la définition des lieux de représentation politique est complexe ;

17 Il s’agit de travaux publics destinés en premier lieu à fournir des emplois à un grand nombre de travailleurs non qualifiés (NdT).

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elle révèle la lutte pour la prise de possession légitime de la participation, dans un jeu d’élargissement et de rétrécissement de la sphère publique18.

PARTICIPATION ET RÉSEAU DE POUVOIRS

À Santa Mariana, le discours de la participation a opéré en tant que pratique, mais aussi comme critère de différenciation idéologique d’une administration municipale par rapport aux gestions antérieures. Dans les débats et conférences organisés par la mairie, le mot participation apparaissait toujours comme un emblème fort et distinctif de la rénovation politique et du changement social. Le consensus établi voulait que toute décision politique devait compter avec la participation de la population.

En tant que forum d’expression des pratiques de participation à Santa Mariana, le Grand Conseil s’est érigé, au côté d’expériences menées dans d’autres communes du Ceará telles que Icapuí, Maranguape et Aratuba, comme un modèle rénovateur d’administration municipale ; il y apportait la complexité des pratiques interactives qui se déploient dans le contact entre des espaces variés de représentation politique.

La présence de ce que l’on appelle la société civile au sein de la commission du budget du Grand Conseil est dirigée et encouragée par le pouvoir public ; on peut ainsi remarquer que les sphères de représentation du mouvement communautaire, de la mairie et du conseil municipal traduisent des intérêts tantôt liés, tantôt opposés. Les leaders politiques circulent dans ces trois sphères, superposant ainsi des rôles et des identités qui ne sont pas toujours convergents.

Lors des premières années du mandat d’Adriano Almeida, les rapprochements entre le Grand Conseil et la mairie ainsi que les oppositions rencontrées par le maire au conseil municipal ont créé des conflits entre les différentes instances du pouvoir. Des accusations sur les pratiques du Grand

18 L’importance des nouveaux canaux d’accès à la participation dans les luttes locales est analysée dans la recherche de Bezerra, Marcos Otávio (2004), basée sur l’expérience de Niterói. Selon l’auteur, les luttes qui opposent l’association des habitants et les hommes politiques pour occuper des espaces de représentation révèlent combien il est important de réinscrire les expériences de participation dans les configurations de pouvoir.

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Conseil, émises par des conseillers municipaux de l’opposition, témoignent de ces luttes : « si le Grand Conseil fonctionnait, le conseil municipal n’aurait plus de raison d’être » (cf. Braga, 2003, p. 82).

Bien que le discours justifiant le thème de la participation politique ait pu s’appuyer sur des idéaux de réciprocité, les conflits inhérents à la politique, notamment ceux sur la concentration ou la répartition inégale des pouvoirs, ont cependant révélé les difficultés de mettre les principes en pratique. On ne peut oublier que la participation ne se déroule pas dans un espace uniforme de représentation politique, ce qui explique que la mise en place des pratiques effectuées en son nom soit suivie d’effets divers. De même, la participation ne s’inscrit pas dans un espace social vierge d’histoires et d’intérêts, comme semble le suggérer le récit d’un « avant » et d’un « après », évoquant un « point de départ » typique d’un mythe fondateur. Une question se pose ici : comment les valeurs qui fondent le thème de la participation s’associent-elles à la pratique d’acteurs sociaux insérés dans différents espaces de représentation ?

Les mécanismes de participation sociale présents dans les administrations municipales indiquent les dimensions importantes d’une « culture politique » qui s’enracine dans les expériences vécues du pouvoir local et les discours favorables à des propositions de rénovation. Les récits de la participation basés sur le langage indigène sont caractérisés par l’instauration d’une temporalité dualisée. Cette participation constitue un puissant élément de légitimation pour les municipalités de l’opposition. Plutôt qu’un mot creux, il s’agit d’un trophée symbolique qui s’est imposé dans diverses équipes municipales brésiliennes.

Les expériences de Santa Mariana montrent que les traditions locales, les conceptions partisanes et les vécus des sociétaires, résultant de diverses pratiques en cours dans les organisations populaires, définissent des situations interactives complexes.

Au lieu de conclure sur ce qui pourrait représenter des « entraves à la participation », il faut souligner quelques points qui ont émergé au cours de cette recherche. La grande variété d’acceptions et de récits sur les expériences de participation indique l’existence de conflits symboliques et d’une lutte entre les catégories suivantes : ceux qui participent, ceux qui ne participent pas et ceux qui devraient participer. Dans le même ordre d’idée, pour désigner les différences construites entre les administrateurs municipaux, on a les hommes politiques qui

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encouragent la participation et ceux qui la freinent.

Ainsi que nous l’avons observé, la participation agit comme une sorte de réseau de communication interactive et conflictuelle entre des groupes, des leaders communautaires et des hommes politiques. La « culture de la participation » provoque la rotation des assistants qui exercent la fonction d’ « intellectuels organiques » chargés de diffuser les expériences. D’autre part, l’institutionnalisation de la participation réactive les conflits de pouvoir existants entre les divers espaces de représentation : conseils populaires, Grand Conseil, mairie et conseil municipal.

La participation se constitue sur la base de discours différenciés mais aussi de pratiques diversifiées. Un des principaux apports de l’observation de situations concrètes serait peut-être d’introduire l’idée, étayée par des études ethnographiques, que le conflit n’est pas un obstacle à l’idéal communautaire que semble suggérer la participation. Indépendamment de la variété des expériences, le fait que la participation fasse obligatoirement partie des programmes politiques des dirigeants municipaux explique l’élargissement d’un espace public, qui peut déclencher des requêtes faites en son nom. Les réseaux interactifs qui s’établissent entre la participation, les acteurs et les espaces de pouvoir constituent le matériau de base pour des recherches ultérieures.

En tant que discours et pratique sociale, la participation évoque des récits et actions réalisés en son nom ; ceux-ci contiennent des expériences qu’il faut penser d’un point de vue relationnel et historique. Les pratiques définies actuellement comme participatives possèdent des liens avec des espaces organisés antérieurement, mais pas toujours reconnus comme tels, bien qu’elles soient associées à des formes collectives de médiation avec les institutions gouvernementales. Je me réfère ici à des actions syndicales et à des associations liées aux Communautés Ecclésiastiques de Base qui ont été mentionnées dans des entretiens, mais qui ne possèdent pas les caractéristiques d’une participation, au sens où on l’a vu tout au long de ce texte.

Les récits de la participation précisent également la façon dont les interactions entre les institutions gouvernementales et les organisations populaires sont racontées et vécues par les différents acteurs sociaux. Parmi celles-ci, citons les situations conçues comme des modèles de gestion démocratique, basées sur une rupture entre différentes temporalités.

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Afin de comprendre les dynamiques de la participation, de nombreuses recherches, aussi bien universitaires que plus impliquées dans des stratégies d’intervention, ont mis l’accent sur ce qui était perçu comme un symptôme d’innovation ou, au contraire, une « entrave au changement ». Les expériences de participation ont donc comporté une cartographie évaluant les facteurs porteurs d’ « efficacité » ou au contraire de « non-viabilité », pour appliquer les préceptes de la nouvelle Charte Constitutionnelle19.

La recherche sur Santa Mariana révèle la diversité et la complexité des mécanismes de pouvoir dans l’ensemble des pratiques participatives. Elle va au-delà d’une évaluation, en mettant en scène les espaces institutionnels, les acteurs et les discours qui composent la logique interactive des actions politiques.

Traduit du portugais par Valérie Ketterer et Benoit Gaudin

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19 La nouvelle Charte Constitutionnelle brésilienne de 1988 a amplifié les possibilités de participation et de centralisation des ressources, accordant ainsi plus d’autonomie aux communes. Les expériences de participation menées dans différentes villes du Brésil se référent à l’existence de cette Charte.

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