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MURAKAMI RYÛ

ParasitesRoman traduit du japonais

par Sylvain Cardonnel

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DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER

EcstasyMelancholia

ThanatosBleu presque transparent

La guerre commence au-delà de la merLes Bébés de la consigne automatique

KyokoRaffles HotelMiso Soup

Lignes1969

Love & popChansons populaires de l’ère Showa

Titre original : Kyoseichu

© 2000, Murakami Ryû© 2002, Editions Philippe Picquier

pour la traduction en langue française© 2005, Editions Philippe Picquier

pour l’édition de pocheMas de VertB.P. 15013631 Arles cedex

En couverture : Rina Uchiyama, Unusual© Seiichi Nomura

Conception graphique : Picquier & Protière

Mise en page : Atelier EquiPage – Marseille

ISBN : 978-2-87730-763-5ISSN: 1251-600

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I

Uehara avait un secret.En première année de collège, il l’avait confié

au psychiatre chez qui sa mère l’avait conduit,mais le médecin s’était moqué de lui et il n’enavait plus reparlé à personne. Jamais il ne seconfierait à ses parents. Uehara avait grandi dansla ville où il était né, une ville de banlieue coincéeentre Tôkyô et Saitama. Ils étaient cinq à la mai-son : son père, sa mère, un frère aîné, une sœurplus jeune. Des gens médiocres.

Le père d’Uehara était employé comptabledans une petite entreprise de construction de laville. Sa mère était une femme ordinaire quiaimait les haïkus. Le frère aîné, de deux ans plusâgé, avait réussi l’examen d’entrée d’un lycée trèsréputé de Saitama grâce à ses aptitudes au base-ball, mais comme il n’avait jamais été sélectionnépour le tournoi de Koshien bien qu’il soit restétitulaire du poste de short stop de son équipe pen-dant deux saisons, il avait finalement échoué dansune université de merde avant de trouver du bou-lot à la mairie, pistonné par son père, et jouait

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désormais dans l’équipe municipale. La sœur, dequatre ans plus jeune, poursuivait un cycle univer-sitaire court et Uehara pensait qu’elle était tou-jours pucelle car tout chez elle – les traits de sonvisage comme son apparence générale ou cettemanière de s’habiller sans goût – respirait la bana-lité tandis que le désintérêt qu’elle affichait pourle sexe opposé laissait immanquablement d’elleune impression de saleté.

Uehara avait quatorze ans lorsqu’il avait refuséd’aller au collège. Il était en deuxième année. Maisce n’est qu’après avoir fait le tour de plusieurshôpitaux psychiatriques accompagné de sa mèrequ’il avait commencé à se replier sur lui-même,puis habité seul un petit appartement situé non loinde la maison familiale quand ses parents avaientfini par renoncer à s’occuper de lui. « Y a peut-êtretout simplement pas de place pour toi dans lasociété », avait déclaré son frère la dernière foisqu’il était venu le voir. Sa sœur passait de temps entemps, mais comme Uehara ne décrochait pas unmot, elle se contentait de mettre une pizza ou ungâteau dans le frigo et repartait aussitôt. Il n’avaitpas revu son père depuis deux ans. Sa mère venaitune fois par semaine lui apporter des provisions etlaver son linge. Elle se mettait ensuite à parler dereligion ou du livre qu’elle venait de terminerdevant Uehara qui restait imperturbablement muetpuis elle retournait chez elle.

Sa mère et sa sœur avaient récemment cesséde l’appeler par son prénom. Il en avait un, bien

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sûr, mais il y avait renoncé lorsqu’il avait arrêtéd’aller au collège. Un jour, il n’avait plus réponduà ce prénom et cela avait été le premier signeannonçant son retrait du monde. Uehara neconservait plus de souvenirs précis de cettepériode. Au collège, il avait même décidé d’ou-blier qu’il avait connu jusqu’alors une existence àpeu près banale. A présent, il avait presque toutoublié, sans doute à cause des substances que luiprescrivait le psychiatre.

Il y avait environ trois semaines, à la plusgrande joie de sa mère, Uehara avait manifesté ledésir d’avoir un ordinateur et elle lui avait achetéun portable en lui faisant promettre de ne rien direà son père : « Ce sera un secret entre toi et moi »,avait-elle murmuré. Uehara avait pris contact avecun fournisseur d’accès pour se connecter àl’Internet et avoir une adresse électronique.

Uehara avait décidé de se connecter àl’Internet quand Yoshiko Sakagami était entréedans sa vie. Elle était présentatrice d’un journaltélévisé et il avait appris par un article dans unmagazine qu’elle animait un site sur le Web.« Faites-moi part de vos opinions et je ne man-querai pas de vous répondre », annonçait-elle.

Depuis qu’Uehara avait refusé de suivre lescours au collège, il passait la quasi-totalité de sontemps devant sa console de jeu. Mais il avait étébientôt obligé d’arrêter car les antidépresseurs quelui prescrivait le psychiatre qui avait diagnostiquéchez lui une tendance mélancolico-dépressive

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l’empêchaient de se concentrer sur l’écran. Il luiétait devenu pénible d’actionner la manette decontrôle. Uehara ne comprenait d’ailleurs pascomment il avait pu jusqu’à présent consacrerautant de temps à cette activité.

Ce n’est que tout récemment qu’Uehara avaitappris l’existence de Yoshiko Sakagami. Un jour,par hasard, il l’avait vue apparaître sur l’écran dutéléviseur. A cause des médicaments, Uehara sedéplaçait avec difficulté et, ce jour-là, il s’étaittraîné presque en rampant jusque sous la douche.Lorsqu’il en était ressorti en s’essuyant le corps,Yoshiko Sakagami était apparue sur l’écran dutéléviseur. « C’est Yoshiko Sakagami », avaitannoncé sa mère et Uehara avait retenu son nom.« Elle te plaît ? » avait-elle ajouté en le voyantfixer l’écran. Il avait acquiescé et la semaine sui-vante, elle lui apportait le livre que YoshikoSakagami venait d’écrire ainsi qu’une interviewdonnée à un magazine. Le livre était imprimé engros caractères mais le texte était truffé de motsétrangers dont il ne comprenait pas la significa-tion : il s’était lassé rapidement et ne l’avait jamaisterminé.

Comme de nombreux sites personnels, le sitede Yoshiko Sakagami était pour l’essentiel consti-tué d’une sorte de journal intime, mais on y trou-vait aussi un forum de discussion où, en raison desa qualité de présentatrice du journal télévisé, lesvisiteurs laissaient quelques lignes – opinions outémoignages –, portant principalement sur de

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grands sujets d’actualité liés aux problèmes inter-nationaux ou aux progrès scientifiques : la situa-tion au Moyen-Orient, la crise monétaire en Asiedu Sud-Est, le problème irlandais, les thérapies etles manipulations génétiques ou encore les pro-blèmes environnementaux posés par les rejets dedéchets toxiques étaient les thèmes le plus sou-vent abordés. On y trouvait aussi l’adresse élec-tronique de Yoshiko Sakagami, mais Uehara étaitpersuadé qu’elle devait posséder à titre privé uneautre adresse que celle divulguée sur le site. Il luisemblait improbable qu’elle réponde à tous lesmessages qu’elle recevait. « Merci de votre cour-rier, vos encouragements me touchent énormé-ment » devait être, avec un peu de chance, laréponse standard à laquelle on pouvait s’attendre.Comme Uehara n’avait pas envie de recevoir cegenre de message, il pensa qu’écrire à cetteadresse pour confier son secret à YoshikoSakagami n’avait aucun sens.

Ce n’était pas uniquement à cause de sonvisage sévère et de ses yeux particulièrement bri-dés ni du tailleur rouge qu’elle portait infatiga-blement qu’Uehara était fasciné par YoshikoSakagami. Enfant déjà, il aimait les visages defemmes aux yeux extrêmement bridés, desfemmes au nez camus surplombant un mentonproéminent. C’était probablement une réaction auvisage infiniment doux de sa mère. Depuisqu’Uehara restait cloîtré dans sa chambre, salibido avait quasiment disparu. Lorsqu’il tombait

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sur des photos de femmes nues dans un magazineou voyait des filles dévêtues prendre des posessexy dans des programmes télévisés diffusés tardla nuit, il était tout à fait conscient de voir desfemmes nues, mais la raison pour laquelle elles sedéshabillaient ou prenaient ces poses lui semblaitde plus en plus incompréhensible. C’était sansdoute un autre effet du mélange de quatre sub-stances qu’on lui prescrivait à l’hôpital, même si lemédecin en attribuait plutôt la cause au faitqu’Uehara ne fréquentait plus personne à l’excep-tion des membres de sa propre famille et pensaitaussi qu’il risquait non seulement de perdre peu àpeu tout désir sexuel mais encore jusqu’au désirde boire ou de manger. Il arrivait pourtant à Ueharad’être subitement envahi par un désir sexuel qu’ilne parvenait pas à contrôler, un peu comme unnourrisson profondément endormi ouvrirait sou-dain les yeux et éclaterait en sanglots. Mais cetteexcitation n’était pas liée à la vision de femmesnues dans un magazine ou à la télévision. Ellesemblait plutôt avoir un lien avec la qualité de sonsommeil et ce phénomène se produisait souvent àl’instant où il s’éveillait d’un premier assoupisse-ment ou encore lorsque l’effet du somnifère qu’ilavait pris commençait à se dissiper. Il avait alorsl’impression que l’atmosphère de la chambre sedéchirait et qu’une chose indicible s’introduisaitsoudain par cette fente pour venir insuffler à soncorps un désir si fort qu’Uehara ne parvenait plusà se maîtriser et qu’il était parfois pris de vertiges.

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Dans ces moments-là, il se demandait si on pou-vait encore qualifier ce phénomène de « sexuel »et si la raison n’en était pas plutôt qu’il n’avaitjamais confié son secret à personne. Même si samère se trouvait près de lui quand ce désir le pre-nait, Uehara se masturbait si violemment qu’il sedéchirait parfois le prépuce. Au début, sa mèrepleurait et le frappait lorsqu’il se branlait devantelle, mais à présent, elle le regardait en silenceavec le même détachement qu’un éthologisteaurait eu pour observer le comportement d’un ani-mal rare. Quoi qu’il en soit, ces accès soudains delibido et la personne de Yoshiko Sakagamin’avaient aucun lien de cause à effet.

En fait, Uehara commença à s’intéresser àYoshiko Sakagami le jour où il l’entendit pronon-cer un court éditorial au sujet des colibacillosesdu gros intestin. « Car cette maladie dont on nesait encore si elle est provoquée par un parasite,un virus ou une bactérie, ne cesse de gagner duterrain tandis que les connaissances scientifiquesportant sur ce type d’infection restent encore trèslimitées. En Corée du Sud, les médias ne se fontque très rarement l’écho des victimes d’infectionsdu gros colon par colibacilles », l’avait-il enten-due dire. « Et je conclurais par ces mots : il neserait pas surprenant que dans les circonstancesactuelles des formes de pathologies liées aux coli-bacilles continuent à se propager dans un avenirproche, si ce n’est pas déjà actuellement le cas… »

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Je ne sors plus de chez moi et je ne parle à per-sonne depuis bientôt huit ans. J’imagine que vousignorez l’existence des reclus. Ce sont des êtreshumains qui ne peuvent plus sortir de chez eux. Jen’ai d’ailleurs moi-même aucune information à leursujet et leur existence ne m’intéresse pas, pas plusque celle des non-reclus, et c’est sans doute ce quifait qu’au bout du compte je ne sors plus non plusde chez moi. Pourtant, s’il y avait parmi vous quel-qu’un qui soit intéressé – à titre purement personnel– par cette forme d’existence, je crois être enmesure de le conseiller utilement. Autrement dit, jesuis prêt à parler de moi, si possible à une femmecar j’ai peur des hommes et je ne suis pas homo-sexuel. Je serais, de plus, très heureux si YoshikoSakagami pouvait m’envoyer un message. Je vousprie de pardonner la brutalité de mon expressionmais je n’ai pas réussi à trouver d’autres mots.

C’était le texte qu’il avait écrit lorsqu’il s’étaitdécidé à laisser quelques lignes sur le forum dediscussion du site de Yoshiko Sakagami. Il luiavait fallu presque trois heures pour écrire ceslignes car il n’était pas encore familiarisé avec leclavier de son ordinateur. A cause du cocktaild’antidépresseurs, il avait mal à la tête quand ilappuya sur la touche envoi après avoir signé sonmessage « le petit buissonnier ». Il fit en sorte queson adresse n’apparaisse pas en tête du messageparce qu’il avait du mal à imaginer les réactionsque sa lettre allait susciter. Lorsqu’il avait cliqué

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sur la touche envoi, son rythme cardiaque s’étaitbrusquement accéléré et son mal de tête avaitredoublé. Le souvenir de ce sentiment d’épuise-ment et de malaise permanent qu’il ressentait àl’époque où il avait commencé à sécher les coursau collège lui était revenu en mémoire. Il eut ànouveau l’impression que l’air se solidifiait et for-mait un mur d’aiguilles. Ça lui était revenu à l’es-prit en essayant de lever un bras. La mêmeimpression de malaise continu, ce même mélangede douleurs et de terreurs diffuses qui habitaientalors son être. Uehara s’était juré d’envoyer cemessage. Il pensait que seule Yoshiko Sakagamiserait capable de lui expliquer la nature de l’expé-rience qu’il avait faite et les caractéristiques de cetinsecte. Il n’y avait qu’elle qui pourrait com-prendre son secret.

Uehara vérifia que le message qu’il venaitd’envoyer avait été enregistré et mis en ligne surle forum. Il faisait de gros efforts pour supporterla migraine qui lui martelait le crâne. Un formi-dable outil de communication, pensa-t-il. Inutiled’apparaître à visage découvert, le lecteur reste unparfait inconnu. Personne ne l’avait cru quand ilavait dit que la cause immédiate qui l’avaitcontraint à cesser d’aller au collège était l’odeur dela lotion capillaire d’un de ses professeurs. Il neconnaissait pas la marque de cette lotion, mais ellesentait l’orange pourrie et avait des relents de vieilentrepôt fraîchement rasé. Il ne lui était jamaisvenu à l’esprit que d’autres personnes pouvaient

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aussi détester cette odeur. En classe, le professeurs’approchait souvent de lui sans prévenir et luiglissait trois mots qu’il était incapable de com-prendre. Le matin dans son lit, quand il ouvrait lesyeux, une impression d’accablement s’emparaitde lui et tout son corps devenait douloureux à lapensée qu’il allait devoir à nouveau supportercette odeur. Sur ce forum, aucune odeur ne filtrait.C’était une machine qui traçait les signes et lesauteurs des messages pouvaient être n’importequi. Il était inutile de tendre l’oreille pour écouterson interlocuteur ni d’avoir, en retour, à entendresa propre voix. Inutile de dévoiler son identité – ilpouvait être n’importe qui – et il était impossiblede connaître l’identité réelle de ses correspon-dants. On pouvait enfin exprimer librement sesopinions ou ses pensées par des messages ano-nymes.

Le message d’Uehara resta ignoré quelquetemps, puis le troisième jour : « Cette forme deréclusion est un péché », annonça un texte installésur le forum du site.

J’ai, moi aussi, un ami qui vit reclus. Cetteespèce d’individus se rencontre couramment ici-bas. Moi qui tenais le suicide pour le péché capitalen ce bas monde, je crois à présent que c’est enréalité de vivre en retrait du monde. Voilà le malabsolu. Sur ce forum, les discussions concernant lamission d’inspection en Irak et les problèmes qu’ellerencontre, ou encore les greffes d’organes prélevés

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sur des personnes en état de mort cérébrale, occu-pent la quasi-totalité de l’espace de débat. Pourtant,je suis convaincu que de tels problèmes méritentd’être pensés comme ne renvoyant, en définitive,qu’à ce désir absolu de survie qui anime aussi bienles Etats que les peuples ou tout être humain. Danscette perspective, qu’en est-il de cette forme deréclusion ? Je conçois que la réclusion puisse êtredouloureuse. Mais nous souffrons tous et moi aussi,je souffre ! Les souffrances peuvent différer ennature. Ainsi, la souffrance éprouvée par ceuxd’entre nous qui n’ont pas oublié que les bombar-dements américains se poursuivaient est-elle proba-blement d’une nature différente de la souffranceéprouvée par les membres d’une famille dont l’undes leurs se trouve en état de coma dépassé. Tudésires te confier ? Alors, je te donne un conseil :quitte ta chambre et sors dans la rue, fais-toi un amiet parle-lui…

L’intervenant avait signé son message RNA.Uehara comprit qu’il était critiqué mais ne sesentit pas mal à l’aise pour autant. L’adresse deRNA figurait en en-tête et Uehara décida de luirépondre. RNA disposait probablement d’infor-mations sur Yoshiko Sakagami. En se tournantvers le clavier, un élancement lui vrilla à nouveaula cervelle. Uehara pensa que la douleur devaitavoir une forme matérielle car il se produisaittoujours la même chose, comme si une minusculeentité magnétisée avait rôdé autour de lui, entre le

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clavier et le fichier qu’il venait d’ouvrir. La chosesemblait se déplacer et l’assaillir à intervallesréguliers car la douleur survenait sporadique-ment, toujours à des endroits différents de soncorps, c’était comme une impression de brûluresemblable à une piqûre de méduse ou d’anémonede mer. Il enfonça à deux doigts les touches duclavier pour assembler les mots de la réponse.

M./Mme RNA, enchanté de faire votre connais-sance. C’est moi, le petit buissonnier. Je vousremercie de votre message. Tout comme vous,M./Mme RNA, je suis un fan de Yoshiko Sakagamiet j’ai un besoin urgent de l’interroger sur un sujetprécis. Mais j’hésite à le faire car je voudrais savoirs’il est souhaitable d’envoyer un message àl’adresse électronique disponible sur ce site. Jecomprends qu’une telle demande puisse paraîtretrès impolie, mais ce dont je voudrais lui parler estune chose très importante ayant un rapport directavec la cause de ma réclusion. C’est une chosedont je veux absolument lui parler. Je vous demandede bien vouloir me donner son adresse personnelle.Je vous en prie, c’est très important.

Deux jours plus tard, il recevait un nouveaumessage signé RNA. C’était un événement, carc’était le premier e-mail qui lui était directementadressé. Uehara ne comprit pas certaines partiesdu message.

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Uehara wrote :> Je vous remercie de votre message.> j’ai un besoin urgent de l’interroger sur> un sujet précis. Mais j’hésite à le faire> car je voudrais savoir s’il> est souhaitable d’envoyer un message à> l’adresse électronique> disponible sur ce site.Je ne pense pas que cela pose un problème. La

seule condition ou contrainte inhérente à ce site estque nous refoulons les messages critiquant ouver-tement Yoshiko Sakagami. Mais ne te méprends sur-tout pas. Sur ce forum ont eu lieu – il y a peu –plusieurs échanges d’une rare violence et tu n’essans doute pas sans ignorer que Yoshiko Sakagamioccupe une position très sensible en raison de sonstatut de présentatrice du journal télévisé. Un com-mentaire pouvant être interprété comme légèrementgauchisant ou une déclaration pouvant être aucontraire jugée trop libérale, bref, un rien de cettesorte et les hebdomadaires d’information ou lesrevues de la droite conservatrice s’en emparentpour l’attaquer personnellement. Tu n’es pas sansignorer que les médias japonais sont fondamentale-ment dépourvus du moindre esprit critique si bienque, vois-tu, toute attaque contre Yoshiko Sakagamidégénère immanquablement en attaques sur sa vieprivée. De ci de ça sur un éventuel petit ami, de quide quoi si on l’a vue en compagnie dans un bar. Tuconviendras que tout cela reste très médiocre. Lemoindre incident se retrouve systématiquement

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monté en épingle par certains médias. Ce site attiseleur convoitise car ils l’ont dans le collimateur et elleest toujours la première visée. Dans cette situation,une réaction normale aurait consisté à fermer le site,mais vois-tu, Yoshiko Sakagami n’est pas du genre àse laisser impressionner par cette effervescencedéraisonnable. Et c’est la raison pour laquelle, nousautres, nous lui portons un immense respect etaimerions te voir partager ce sentiment. Nous avonsréussi à localiser ton adresse e-mail car, parmi lesmembres de notre organisation, se trouvent plu-sieurs spécialistes en programmation informatique,en développement de logiciels et des collabora-teurs très au fait des questions de sécurité surl’Internet ainsi que plusieurs hackers. C’est la raisonpour laquelle il nous est très facile de neutraliser lesnaïfs de ton espèce, que ce soit sur le Net ou dansleur vie matérielle et sociale. Ne crois pas que nouste menaçons. Je ne fais que t’exposer la réalité deschoses le plus simplement possible. Ne crois sur-tout pas que nous bluffons. Nous avons, nous-mêmes, dû faire un douloureux apprentissage et ensommes venus à la conclusion qu’il n’existait pasd’autre façon de protéger Yoshiko Sakagami. Celane signifie pas pour autant que nous lirons tous lesmessages que tu pourras lui envoyer. Nous n’avonsaucune intention de violer le pacte implicite de dis-crétion en vigueur sur la Toile. Mais il faut que tusaches que nous n’accepterons aucune attaquevisant Yoshiko Sakagami.

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En lisant la réponse de RNA, Uehara prit peur.Il eut l’impression qu’il était surveillé et se mit àtrembler. Il décida de cesser pendant quelquetemps de se connecter au Net.

Le jour suivant la réception du message deRNA, la mère d’Uehara passa chez lui. « Tu n’aspas oublié que tu as rendez-vous à l’hôpital lasemaine prochaine ? » demanda-t-elle. Uehara nerépondit pas. Elle le fit sortir à l’extérieur, sur lebalcon, comme elle en avait l’habitude avant defaire le ménage dans l’appartement. Une petiterivière coulait devant l’immeuble où logeaitUehara, à l’étage d’une construction en mortier.Depuis le balcon, il aurait pu apercevoir un champde maïs ridiculement petit qui s’étirait tout en lon-gueur à côté du parking d’un magasin de voituresd’occasion, puis, au loin, les montagnes qui com-mençaient à prendre les teintes de l’automne. MaisUehara ne regardait jamais le paysage. Il pensait àYoshiko Sakagami. Il ne pouvait penser à riend’autre et se demandait si elle avait réellement desconnaissances en microbiologie pathogène.

C’est moi qui ai laissé un message l’autre joursur le forum. Yoshiko Sakagami doit avoir tant dechoses à faire que je ne pense pas qu’elle ait eu letemps de le lire, et pourtant, j’avais essayé d’expo-ser ma situation avec la plus grande honnêteté. Jesuis un reclus. Je ne vois personne à l’exception dema mère, de ma sœur et d’un psychiatre, et même àces trois-là, je ne parle jamais. Aujourd’hui, j’ai

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décidé d’écrire ce message pour confier mon secretà Yoshiko Sakagami. C’est une chose dont je n’aiparlé à personne, sauf au début, une seule fois, à unpsychiatre qui s’est contenté de rire et de meconseiller de ne pas penser à ce genre de choses.Madame Sakagami, avez-vous déjà assisté à la mortde quelqu’un ? Je ne vous demande pas si vousavez déjà rencontré une personne qui va mourir ouvu le corps d’une personne déjà morte, je voudraissavoir si vous avez vu une personne en train demourir sous vos yeux ? Moi, cela m’est arrivé uneseule fois. J’ai eu si peur que j’ai essayé d’oublierpar la suite ce que j’avais vu, bien évidemment, jen’ai pas réussi. Quand j’étais en troisième année àl’école primaire, mon grand-père est mort. Il avait uncancer. Il est resté très longtemps hospitalisé. J’aientendu dire par la suite que les cellules cancé-reuses se développaient moins vite avec l’âge etqu’un cancer ne se généralisait que très lentementchez les personnes âgées. Je ne sais pas si c’est lavérité. Ma grand-mère est morte avant ma naissanceet j’aimais beaucoup mon grand-père. Je n’avais quelui. Il m’emmenait souvent à la pêche. L’océan étaitloin de chez nous et nous allions pêcher en rivière,près d’un barrage ou en amont de la rivière Kita,près de sa source. On prenait surtout des truites oudes iwanas. Je me souviens encore du vent qui cou-rait dans les champs couverts de pissenlits. Jen’aime pas les plantes ou les fleurs en général, maisj’aime les pissenlits. Avant de mourir, mon grand-père a commencé à maigrir. J’allais le voir à l’hôpital

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Dépôt légal : février 2005

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