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1 L’EMERGENCE DE LA POPULATION COMME OBJET DE GOUVERNEMENT AU XVIII e SIECLE, EN FRANCE Luca PALTRINIERI TRIANGLE, ENS-Lyon

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L’EMERGENCE DE LA POPULATION COMME OBJET DE GOUVERNEMENT AU XVIIIe SIECLE, EN FRANCE

Luca PALTRINIERI TRIANGLE, ENS-Lyon

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Je suis un peu embarrassé d’intervenir dans une section consacrée à la démographie

historique, car je ne suis ni démographe ni historien. Mon domaine de travail est l’histoire de

la philosophie politique et je me suis plus particulièrement intéressé à la question de la

population dans le cadre d’une thèse, soutenue en 2009 à l’ENS Lyon, et dans laquelle j’ai

tenté de faire de l’histoire des théories de la population une sorte d’observatoire de la question

des rapports entre nature et culture dans la pensée politique moderne. Ainsi, je dirais que

l’objet de mon travail n’est pas la « population » au sens où la démographie historique retrace

l’histoire des populations humaines depuis le paléolithique jusqu’à nos jours, mais plutôt les

concepts, c’est à dire la façon dont les hommes pensent la population et se pensent eux-

mêmes comme populations. Plus précisément, ce qui m’intéresse dans le concept de

population, c’est qu’il se trouve à un point d’articulation entre le scientifique et le politique, la

connaissance et l’action, la nature et le social, bref, entre ce qui est et ce qui doit être. Cette

double logique, descriptive et normative, qui sous-tend nos façons de penser la population,

intéresse au plus haut point la philosophie et d’autant plus la philosophie politique.

Ces dernières années, la question de la réflexion sur la population dans le cadre d’une

rationalité vouée à l’action a permis justement de déplacer l’attention d’un certain nombre de

chercheurs en philosophie politique du niveau de la théorisation politique vers celui des « arts

de gouverner » (Senellart, 1995). Gouverner signifie diriger des forces, conduire des actions,

viser une transformation des relations de pouvoir plutôt que bloquer et conserver un certain

état des rapports de force sous la forme de la domination. L’art de gouverner un État suppose,

notamment à partir du XVIIe siècle, la construction d’un savoir pratique concernant le

nombre des hommes. Il s’agit alors en premier lieu de la constitution de « savoirs »

concernant le nombre des hommes, l’économie et la démographie, mais dans la mesure où ces

savoirs sont mobilisés dans le cadre d’une pratique gouvernementale réelle, imaginée ou

souhaitée. En d’autres termes, je pourrais dire que je me situe à ce niveau de relations internes

entre pratiques, institutions et savoir, décrit par Paul-André Rosental, son approche

renouvelant l’histoire politique des populations (Rosental, 2006), avec toutefois cette

différence : ce qui m’intéresse dans cette relation tryptique c’est bien l’instance de la réflexion

plutôt que l’histoire réelle des institutions. Pour le philosophe politique que je suis, il ne s’agit

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pas d’esquiver la question de la « grande » théorisation politique et juridique de la modernité,

mais en quelque sorte de la saisir à partir d’une réflexion incorporée à la pratique

gouvernementale.

Naturellement, dès qu’on fait une histoire des formes gouvernementales, on ne peut faire

l’impasse sur Michel Foucault, qui est en bonne partie l’initiateur de cette nouvelle approche

d’histoire de la gouvernementalité. Il faut souligner que la question de l’émergence de la

« population » comme problème politique est en effet assez centrale dans son projet de

« passer par l’extérieur » des grandes formes classiques de la philosophie politique (le contrat,

la souveraineté, le peuple) pour focaliser son attention sur une technologie de pouvoir qui

s’affirme à partir de la fin du XVIIIe siècle, qui concerne les phénomènes de la vie humaine

saisie par ses traits biologiques et qu’il nomme « biopolitique » (Foucault, 1976). Il faut bien

saisir les enjeux de cette lecture que Foucault entame au milieu des années 1970 : en

s’emparant d’un mot comme « biopolitique » qui est déjà en usage et en le redéfinissant

(Cutro, 2004), Foucault pose la question de la réduction de la population à ses dynamiques

vitales et de la pente biologisante qu’ont pris certaines politiques démographiques,

notamment dans l’entre-deux-guerres. Toutefois il ne s’est jamais agi, par ce biais, de

dénoncer dans l’absolu de soi-disant « relations dangereuses » entre la politique et les savoirs

démographiques et statistiques, mais c’est plutôt cette articulation du politique et du savoir

qu’il s’agit de comprendre.

La population et l’art de gouverner : l’approche foucaldienne

Je voudrais vous parler aujourd’hui des avantages mais aussi des inconvénients, pour une

histoire politiques des théories et des doctrines de la population, de l’adoption d’une grille

foucaldienne centrée sur l’histoire de la gouvernementalité. En effet, une telle approche

implique à mon sens une double précaution, interne et externe. Externe, au sens où la lecture

foucaldienne a désormais donné lieu à une très ample littérature secondaire portant sur la

façon dont les politiques de population façonnent des réalités sociales. Dans les études

foucaldiennes sur la construction politique de catégories scientifiques comme la race, le genre

ou la population, on recourt encore aujourd’hui trop souvent à cette métaphore de la

construction de façon trop vague, sans expliquer le pourquoi, le comment et surtout le quoi

que l’on construit socialement (Hacking, 1999). S’agit-il d’un concept, d’une pratique, d’un

corps de connaissances ou de l’objet lui-même ? Le problème, c’est qu’à travers cette

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confusion systématiquement entretenue, on entérine implicitement l’idée qu’à travers des

fictions scientifiques les politiques d’Etat « inventent » des populations dont la réalité serait

construite de fond en comble. Privés de leurs aspects sociaux, les populations seraient les

objets passifs d’une stratégie gouvernementale mise en place à des fins de contrôle et de

domination. À travers la dénonciation de l’objectivisme statistique et de ses présumés effets

auto-réalisateurs, on finit ainsi pour reconstruire l’image d’un pouvoir tout-puissant, pouvoir

de construction des catégories et de la réalité sociale, selon une image dont Foucault voulait

justement se démarquer. P. A. Rosental a bien montré comment ces approches naïvement

« deconstructionnistes », inspirées par « un « foucaldisme plus ou moins bien digéré »

perpétuent les conceptions « naturalisantes » de la population, en empêchant de les considérer

comme des objets dont la construction est simultanément politique et sociale (Rosental, 2006,

2007). Dans une approche d’histoire des sciences, il s’agissait pour moi de revenir aux

principes de la méthodologie de Canguilhem, qui distingue radicalement entre les objets de

l’histoire des sciences et les objets de l’expérience quotidienne et politique, pour ensuite

s’interroger sur les relations réelles entre ces domaines éloignés (Canguilhem, 1968). Une

source d’inspiration pour mon travail a été également le courant américain de l’Historical

Epistemology, et en particulier les critiques que Ian Hacking adresse à l’idée de construction

sociale de la réalité, visant à reconstruire plus précisément le rapport entre comportements

individuelles et catégorisation scientifique – (Hacking, 1999, 2002), ou encore le travail

historique de Lorraine Daston sur les « saillances » et les « émergences » par lesquelles les

objets du savoir ou de la rationalité scientifiques « deviennent des choses » réellement

existantes à l’intérieur d’une pratique (Daston, 2000). Ce que je voulais ainsi atteindre est une

description plus fine des seuils existant entre construction des savoirs de la population et

problématisation du nombre des hommes dans l’« art de gouverner ».

Par ailleurs, Foucault a été le premier à se démarquer radicalement d’une approche

dénonciatrice, d’une construction ou d’une invention par en haut de l’objet « population ».

Dans son cours au Collège de France en 1978, Sécurité, territoire, population, il essaie de

montrer comment la population est apparue, précisément au début de la problématisation

moderne, comme douée d’une certaine spontanéité ou animée d’une forme de volonté

(Foucault, 2004). Lorsqu’il qualifie comme un « sujet » la population qui apparaît aux yeux

des économistes au XVIIIe siècle, il entend précisément poser la question d’un réel qui résiste

à l’objectivation normalisatrice, et qui par là même appelle un nouveau modèle de

gouvernement, la sécurité, portant moins sur une action directe et volontariste pour infléchir

les comportements reproducteurs, que sur l’établissement d’un cadre socio-économique, où le

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gouvernement des hommes passera par une action indirecte sur les choses. C’est la raison

pour laquelle Foucault insiste sur le fait que les économistes du XVIIIe siècle ont compris la

population moins comme une entité organique, évoluant de façon mécanique ou

homéostatique selon la disponibilité des subsistances, que comme une collectivité saisissable

à partir d’une dynamique des intérêts : il s’agit pour lui de s’ouvrir à la question de la

complexité sociale de la population, à des mécanismes sociaux qui relèvent de l’action

individuelle et collective.

Cette mise en question de la population comme objectivation d’une naturalité brute, lui

permet justement de montrer que la dynamique historique de construction de l’objet

« population » ne répond pas forcement à l’idée de « population » des historiens ou des

démographes qui, dans les années 1970 parlaient « d’autorégulation » des populations de

l’Ancien Régime. Selon Foucault, la « population » dans son sens moderne n’est pas un

ensemble d’hommes qui se règle automatiquement sur les subsistances, ni un pur « objet » sur

lequel on peut agir de l’extérieur, mais une réalité complexe, dépendante de l’interaction entre

« nature » du comportement humain (qui à l’époque n’a pas encore un sens « biologique ») et

un processus social. Cette observation pourrait sembler triviale aujourd’hui, elle ne l’était pas

au milieu des années 1970, au moment où la première grande enquête sur les comportements

démographiques des populations d’Ancien Régime venait de voir le jour (Seguy, 2001),

donnant à nombre d’historiens la certitude de pouvoir pénétrer non seulement le

comportements des populations de l’Ancien Régime mais aussi la rationalité de ces

comportements, ou, comme on l’appelait à l’époque, la « mentalité ». La critique des ces

approches ayant été effectuée depuis longtemps par les historiens, je n’y reviendrai pas ici

(De Certeau, 1990 ; Ginzburg, 1980).

De mon point de vue, ce qui est intéressant dans l’histoire de la gouvernementalité

foucaldienne, c’est qu’elle promet de nous libérer du « virus » de la rétrospection

(Canguilhem, 1968) consistant à projeter l’idée contemporaine de « population » sur les

acceptions anciennes et les objets du passé. Comme le souligne déjà Jean-Claude Perrot

(Perrot, 1992), cette approche a été dominante chez les historiens de l’économie qui ont

tendance à penser que le concept de « population » existe, dans sa forme immuable, depuis

toujours : c’est le cas de Stangeland (Stangeland, 1966), Gonnard (Gonnard, 1923) mais aussi

en quelque sorte des analyses beaucoup plus fines de Spengler (Spengler, 1954) ou encore

plus récemment de Riley (Riley, 1985). C’est comme si on n’arrivait pas à se libérer de

l’artifice théorique consistant à hypostasier la définition moderne de population et à concevoir

par conséquent toutes les théories pré-modernes de la population comme « pré-

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malthusiennes » (Gioli, 1987). On en arrive ainsi à reconnaître chez Botero (Schumpeter,

1983) ou même chez Platon les germes d’une pensée qui se serait affirmée beaucoup plus tard

(cf. les critiques à ces approches de Y. Charbit, 2002).

Problèmes de la lecture foucaldienne

Toutefois - et je passerai ici aux critiques « internes » à la grille foucaldienne - je ne crois

pas que Foucault soit vraiment arrivé à se dégager lui-même de cette vision rétrospective. Par

exemple, dans sa lecture, il identifie correctement l’ampleur de l’événement discursif qui,

vers les années 1750 conduit non seulement à problématiser la population mais aussi à

redécouvrir le mot même de « population », qui était auparavant tombé hors d’usage

(Foucault, 2004). Mais, assez naïvement, il projette sur ce mot sa signification moderne,

l’identifiant à l’ensemble des habitants d’un territoire ou à la mesure de cet ensemble,

oubliant que le terme continue de recouvrir l’acception active de peuplement ou même de

reproduction, un sens qui a été perdu ensuite (Rorhbasser & Théré, inédit). L’innovation

conceptuelle liée à l’usage de mot de « population » réside précisément dans le fait que ce

terme même vient à recouvrir en même temps la signification plus ancienne de « nombre des

hommes » et celle de « puissance propagatrice de l’espèce » (Mirabeau, 1756-1758). Ces

acceptions « passive » et « active » dessinent un champ sémantique multiforme et leur

équivocité est gage de diffusion du mot (Binoche, 2005). Dans les années 1750-1770, le terme

de « population » va ainsi recouvrir plusieurs significations : il désigne une quantité, un

processus et le résultat de ce processus ; il est associé à la reproduction animale ; il indique le

rapport entre les hommes et le territoire ; il manifeste la « bonté » du gouvernement ; il

indique également une certaine « nature » qu’on peut gérer tout en respectant ses mécanismes

et ses logiques. C’est la convergence de ces différentes significations dans un seul concept qui

marque son « émergence », plus que le dépassement d’un seuil épistémologique. Cette

agrégation de plusieurs significations, traduisant différentes pratiques scientifiques et

plusieurs projets gouvernementaux, marque l’entrée du concept de population dans un

immense combat des savoirs qui, littéralement, « forge » son sens moderne.

Une deuxième critique porte sur le lissage que Foucault fait subir non seulement à

l’histoire économique – en identifiant de fait les « économistes » du XVIIIe siècle aux

physiocrates - mais à la problématisation même de la population dans l’approche économique

elle-même. Puisque le dispositif de sécurité est centré sur les seules villes, il ne permet pas de

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saisir le conflit opposant les « mercantilistes » aux « agrairiens », qui est aussi le conflit entre

un ville qui se dépeuple et la campagne (Moheau, 1994 [1778]), le commerce et l’agriculture

(Cantillon, 1997). Le projet de gouvernement qui va « de l’espèce au public », visant à

soumettre les mécanismes de la reproduction humaine à un calcul économique, cache un autre

projet qui va du public à l’espèce, pour lequel la « population » - comme synonyme de

« propagation » - est le but des sociétés et le témoignage de leur bien-être (Diderot, 2002).

L’analyse du débat sur la libéralisation du marché des grains met à jour l’importance des

théories physiocratiques dans l’élaboration du concept de population, mais Foucault sous-

évalue décidemment l’apport du « groupe de Gournay », et efface, sous la dichotomie

réglementation-libéralisation la variété des positions conflictuelles à l’intérieur même du

champ « libéral » (Rohrbasser & Théré, inédit). En bref, Foucault montre bien que la

population émerge à l’intérieur d’un projet économique critique d’un art de gouverner, qu’on

pourrait caractériser comme « mercantiliste », mais il ne voit pas les multiples facettes de ce

mouvement de critique (J.-Y. Grenier & A. Orléan, 2007).

Enfin, on pourrait dire qu’en parlant de la « population » comme d’un « nouveau

personnage » qui émerge au milieu du XVIIIe siècle, la lecture foucaldienne risque de cacher

toute la problématisation précédente sur « le nombre des hommes ». Bien sûr, Foucault n’a

jamais soutenu que ce serait seulement à ce moment là que se poserait, pour la première fois,

le problème du nombre des hommes, mais son approche laisse néanmoins dans le flou la

question de la transformations des savoirs et des politiques de population dans une historie

« longue », qui devrait mettre en cause notamment les différentes façons dont le rapport entre

le « nombre des hommes » et la procréation a été pensée depuis le Moyen Age (Biller, 2000)

et puis surtout aux XVIIe et au XVIIIe siècles. Il ne s’agit donc pas d’opposer continuisme et

discontinuisme dans un approche d’histoire intellectuelle et conceptuelle, mais de retracer

plusieurs seuils de discontinuité concernant une problématique qui seulement aujourd’hui

peut apparaître uniforme.

En somme, à mon avis, l’approche par la gouvernementalité, aujourd’hui de plus en plus à

la mode, peut renouveler le questionnement sur la construction historique et politique du

concept de population, à condition de distinguer la grille d’analyse des conclusions, parfois

trop floues, de l’interprétation foucaldienne (mais n’oublions pas qu’au Collège de France

Foucault essayait surtout d’ouvrir des pistes de travail, plutôt qu’à formuler des thèses).

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La question des événements démographiques et l’histoire des arts de gouverner

Je voudrais finir par une hypothèse, montrant surtout l’importance que la démographie

historique pourrait revêtir pour une analyse des modes de penser la population dans le cadre

d’une histoire des arts de gouverner. Vous ne savez que trop bien que les recherches d’Henry

mettaient au jour déjà dans les années 1970 les débuts de la restriction volontaire des

naissances dans la famille à partir du milieu du XVIIIe siècle (Henry & Blayo, 1975). C’est

un aspect que Foucault n’a pas assez traité, probablement pour se distancier de l’approche de

l’histoire des mentalités. Mais à l’intérieur d’une histoire des modes de gouvernement, il ne

s’agissait surtout pas de prendre position dans le débat, qui continue encore aujourd’hui, sur

les causes de la transition démographique qui a commencé en France avant tout autre pays

européen. Le problème était plutôt de comprendre quel a été l’impact de cet événement

mystérieux sur la réflexion de l’époque. L’imposant dossier recueilli déjà en 1960 par Hélène

Bergues montre que les ouvrages mentionnant la limitation des naissances dans les familles se

multiplient à partir du milieu des années 1750 : Rousseau, Coyer, l’abbé de Pezerols,

Turmeau de la Morandière mentionnent « l’infâme économie » des couples qui « trompent la

nature » au sein même du mariage (Bergues, 1960 ; Hetcht, 1994). En somme l’événement a

été en quelque sorte remarqué à l’époque, mais les historiens de l’économie ont souligné le

défaut d’élaboration théorique : « ces textes n’apportent que des commentaires moraux très

convenus. Aucun ne mesure les conséquences économiques et démographiques d’un

événement si considérable. » (Perrot, 1992, Hetcht, 1994, 1999).

En effet, cet événement obscur apparaît dans l’opinion « publique » à la fois sous la forme

du scandale et sous la forme de la peur. Scandale, car la diffusion de la contraception dans le

mariage montre l’intervention de la volonté humaine dans un domaine qui, traditionnellement,

relevait de la volonté divine et de l’ordre naturel. Peur, car on pense que la restriction de la

natalité est en train de se diffuser des villes aux campagnes, des élites au peuple, entraînant le

pays dans une catastrophe démographique (Blum, 2002). Ce qui frappe en effet Coyer et

Moheau, ce n’est pas tellement l’émergence de la restriction volontaire des naissances que

d’ailleurs les aristocrates connaissaient bien (Van de Walle, 1992 ; Livi-Bacci, 1986 ; Henry,

1960), mais plutôt sa diffusion dans les campagnes, chez un peuple animalisé par les élites et

considéré comme inapte au choix et à la pensée.

Cette « découverte », si elle n’aboutit pas immédiatement à une transformation des savoirs

de la population, aura au moins des conséquences importantes pour l’art de gouverner. Tant

que la procréation était pensée comme une nature qui relève de l’ordre divin, la dépendance

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mécanique par rapport aux subsistances suffisait pour déterminer le « nombre des hommes ».

Mais avec la pénétration des conduites rationnelles et calculantes dans la sphère de la

procréation, le nombre des hommes est apparu pour la première fois comme dépendant, au

moins partiellement, d’une volonté pouvant se diffuser à l’ensemble de la société. A partir de

ce moment, la population pouvait faire l’objet d’une « problématisation ». Elle pouvait

devenir la cible d’une série d’interventions sur les mœurs, visant à convaincre les hommes à

s’abandonner au « cri de la nature », ou faire l’objet d’une réflexion économique portant sur

les « richesses », introduisant une réflexivité essentielle - qui est celle des hommes désirant

l’ aisance - entre le nombre et les subsistances (Larrère, 1992). Si le rapport entre le nombre

des hommes et la procréation a été posé comme pouvant et devant être pensé à nouveaux

frais, c’est parce qu’il s’agissait désormais de gouverner un ensemble de conduites

rationnelles et volontaires qui se sont glissées dans la sphère de la procréation. En tout cas,

l’émergence du concept de population sous-tend l’apparition d’un nouvel individu, capable de

calculer son bonheur et de réfléchir à sa descendance.

La deuxième remarque porte que la question de l’égalité. Les historiens des savoirs

démographiques savent que l’un des obstacles majeurs à la mesure des populations de

l’Ancien Régime était l’inégalité sociale : le fait qu’on ne puisse pas compter un noble à

l’instar d’un paysan. Cet obstacle est surmonté partiellement au XVIIe siècle par

l’arithmétique politique anglaise qui se diffuse en France pendant le XVIIIe siècle (Le Bras,

2000 ; Martin, 2003). Mais la problématisation de la population dans la seconde moitié du

XVIII e siècle répond, me semble-t-il, à une question différente : ce que le terme de

« population » indique désormais, dans son équivoque même de processus et de résultat, ce

sont des comportements, c’est un processus social concernant virtuellement une population

d’égaux. L’égalité des membres de la population ne relève plus ici du regard statistique, mais

d’un comportement réel qui n’est pas moins politiquement construit, et que les

commentateurs observent, ou croient observer, dans la sphère des mœurs.

Selon mon hypothèse, l’émergence de la population dans un cadre socio-économique

montrerait ce processus par lequel on commence à percevoir le nombre moins comme le

résultat d’un rapport immédiat aux subsistances, que comme une forme de vie réflexive où ce

sont les individus qui prennent en compte le fait de produire et de se reproduire, non

seulement pour maintenir un niveau de vie, mais pour l’améliorer, pour eux-mêmes et leur

propre progéniture. Ainsi, je crois qu’il faut chercher l’innovation représentée par

l’émergence du concept de population, dans son acception passive et active, moins sur le plan

épistémologique - du côté de la formation d’un nouveau savoir démographique qui prendra

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forme plus tard, vers la fin du siècle, que sur le plan politique, du côté de la transformation

d’un art de gouverner « libéral » qui répond à la question de comment gouverner un nouveau

sujet et une société toute entière, capable désormais de contrôler sa propre reproduction.

Puisque les transformations de cet art de gouverner sont liées à une pratique gouvernementale,

elles doivent être mises à leur tour en relation avec les événements que la démographie

historique a révélés : le réel sur lequel s’appuient les dispositifs de sécurité décrits par

Foucault est peut-être à chercher du côté de ces nouveaux comportements concernant la

restriction volontaire des naissances, entrée dans les faits bien avant d’être conceptualisée.

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