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LA QUOTIDIENNETÉ COMME OBJET : HENRI LEFEBVRE ET MICHEL MAFFESOLI Deux lectures opposées Angel Enrique Carretero Pasín De Boeck Supérieur | Sociétés 2002/4 - no 78 pages 5 à 16 ISSN 0765-3697 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-2002-4-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Carretero Pasín Angel Enrique, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli » Deux lectures opposées, Sociétés, 2002/4 no 78, p. 5-16. DOI : 10.3917/soc.078.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Ecole supérieure de commerce de Paris - - 195.85.247.208 - 23/10/2013 18h26. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Ecole supérieure de commerce de Paris - - 195.85.247.208 - 23/10/2013 18h26. © De Boeck Supérieur

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LA QUOTIDIENNETÉ COMME OBJET : HENRI LEFEBVRE ET MICHELMAFFESOLIDeux lectures opposéesAngel Enrique Carretero Pasín De Boeck Supérieur | Sociétés 2002/4 - no 78pages 5 à 16

ISSN 0765-3697

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-societes-2002-4-page-5.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Carretero Pasín Angel Enrique, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli » Deux lecturesopposées, Sociétés, 2002/4 no 78, p. 5-16. DOI : 10.3917/soc.078.0005--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Sociétés n° 78 – 2002/4

Contributions

LA QUOTIDIENNETÉ COMME OBJET : HENRI LEFEBVREET MICHEL MAFFESOLI. DEUX LECTURES OPPOSÉES

Angel Enrique Carretero Pasín

Licencié en Philosophie.Docteur en Sociologie : Université

de Saint-Jacques-de-CompostelleE-mail : [email protected]

« Les gens ne trouvent plus leur âme personnelle et adoptent la première âme de groupequi se présente à eux et qui leur déplaît le moins »

Robert Musil

Résumé : Ce travail essaye d'analyser et comparer les fondements théoriques sous-jacentsaux conceptions du quotidien d’Henri Lefebvre et de Michel Maffesoli. D'une part, Lefe-bvre, d'une perspective marxiste, contemple la vie quotidienne comme l'emplacement oùl'aliénation sociale se reflète. Dans ce cas, la quotidienneté est l'objet d'une critiquevalorisante. D'autre part, Maffesoli envisage la vie quotidienne comme source de créati-vité, comme la résistance à n'importe quel projet totalitaire de domination sociale. Lequotidien, agissant à travers des interstices que laisse le pouvoir, exprime un désir de viedifficilement répressible.

1 Le débat sur l'aliénation

Selon Henri Lefebvre, Marx a analysé l'aliénation qui se produisait dans la sphèreproductive mais il n'a fait que pressentir son énorme projection dans le domainedu quotidien.Voilà donc ce qui fait concevoir à cet auteur la quotidienneté commeune prolongation de l'aliénation qui se manifeste déjà dans le domaine de laproduction. Selon Lefebvre, le besoin d'élargir le concept d'aliénation à des espa-ces apparemment éloignés du productif serait dû à la reconnaissance de l'imbri-cation existant entre la sphère du travail et les domaines sociaux qui lui sontexternes, ce qui serait, d'autre part, une caractéristique sociologique fondamen-tale dans une nouvelle phase de développement du système capitaliste. De ce

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6 La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli. Deux lectures opposées

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point de vue, aucun espace social de fuite ou de résistance n'a sa place face à unevie qui apparaît séquestrée en tant que telle. « Le loisir apparaît ainsi comme lenon-quotidien dans le quotidien. On ne peut sortir du quotidien. Le merveilleuxne se maintient que dans la fiction et l'illusion consentie. Il n'y a pas d'évasion.Cependant, l'on désire avoir aussi proche que possible – à portée de la main sipossible – l'illusion de l'évasion. Illusion qui ne sera pas entièrement illusoire,mais constituera un « mundo » à la fois apparent et réel – réalité de l'apparence etapparence du réel autre que la quotidienneté et cependant aussi largement ouvertet aussi inséré en elle que possible. On travaille ainsi pour gagner des loisirs, et leloisir n'a qu'un sens : sortir du travail. Cercle infernal »1.

Dans la construction théorique de Lefebvre un présupposé est présent :l'idéologisation généralisée qui imprègne et manipule le quotidien. L'attachementdes individus à l'ordre social obéirait donc à la transmission d'une idéologie domi-nante, à la diffusion d'une représentation chimérique du monde dans laquelle lescontradictions internes sont cachées. Ainsi donc, la critique du quotidien chezLefebvre est introduite dans l'analyse du rôle joué par les massmedia dans la viesociale. La vie quotidienne est donc vue comme un espace d'évasion encouragéde façon intéressée par une culture de masses idéologique. La publicité inciteraitune consommation symbolique d'images destinée à conformer des styles de vierégulés qui favoriseraient l'attachement des sujets à l’ordre social dominant. Àpartir de ce fait, on comprend mieux la fausse liberté, l'illusoire satisfaction résul-tant d'une insatisfaction préalable, générée par la division sociale du travail et ladomination de classe. « Si tel publicitaire lie à la représentation d'un pot de yaourtcelle de la santé, tel autre opérant pour une autre marque liera la même image àcelle de “velouté”. Qui se prononcera ? Le consommateur. Manipulé, il aura unepetite marge de liberté : il choisira. Le “choisir” se représente dans le quotidiencomme une valeur que la manipulation ne détruit pas mais exalte2. »

Le quotidien serait privé d'originalité, de créativité, d'inventivité, de traductionde désirs selon cette perspective. On lui ôte son expressivité, on relègue la figuredu quotidien et on le force unilatéralement à la passivité. Le monde du quotidienest supposé absorber sans entraves les représentations du monde imposées parles détenteurs du pouvoir économique et qui coagulent facilement dans les cons-ciences des dominés. Dans ce contexte, pour Lefebvre, la science dialectique setransformerait en méthode critique d'analyse de la réalité sociale et permettraitune connaissance démystificatrice de la logique du quotidien. Pour ce faire, ilfaudrait faire appel à la notion de totalité hégélienne, outil théorique destiné ànier et à dépasser la fausse conscience qui assume le réel de façon connaturelle :« Le mécanisme ou l'organisme social cessent d’être compréhensibles à ceux quiy participent et l'entretiennent par leur travail. Les hommes sont ce qu'ils font et

1 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1958, vol. I, p. 49.2 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1981, vol. III, p. 73.

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pensent d'après ce qu'ils sont. Et cependant ils ignorent ce qu'ils font et ce qu'ilssont. Leur propre œuvre, leur propre réalité leur échappent3. »

En raison de ce qui vient d'être dit, et toujours selon Hegel, la théorie, pourLefebvre, est donc toujours imprégnée d'un compromis de transformation, elleest contemplée comme ayant un lien très étroit avec la praxis. Le savoir estassocié, indubitablement à une action consécutive. Pour ces raisons, la critiquepossède, implicitement, une composante éthique, elle oblige à agir pour méta-morphoser la réalité et la transformer. « La connaissance, indissociable de lapratique ou de la praxis, développe un programme de transformation. Connaîtrela quotidienneté, c'est vouloir la transformer4. »

À partir d'une conception sociale différente, Michel Maffesoli réfute la propo-sition de Lefebvre qui contemple le quotidien comme une source univoque d'alié-nation. En fait, Maffesoli pense que la catégorie d'aliénation possède des réso-nances judéo-chrétiennes et de ce fait, son assomption impliquerait une concep-tion de la nature du social à partir d'un vice théologique au départ duquel uneexistence aliénée impliquerait un état de manque d'être, d'incomplétude. L'illus-tration serait en ce sens, une métamorphose séculaire de la philosophie de l'his-toire judéo-chrétienne qui mondainisant le sens de l'histoire voudrait matériali-ser historiquement un paradis rédempteur et réconciliateur regretté dans lequella négativité caractéristique d'un état d'aliénation serait totalement dépassée. Ce-pendant, Maffesoli soutient que dans ce projet illustré une linéalité historiques'impose, qu'une perverse unidirectionnalité du monde séquestre l'expérienceprésente.

La théorie de l'aliénation de source hégélienne-marxiste, cas de Lefebvre,serait fondamentalement réformiste, elle viserait à l'amélioration éthique du monde,elle serait destinée à construire un meilleur futur. Assumer qu'une aliénation gé-néralisée colonise la vie sociale débouche sur l'urgence de modifier moralementla quotidienneté, sur l'introduction d'un devoir-être dans le monde de l'être. Àpartir d'une position diamétralement opposée, Maffesoli part d'un autre présup-posé : la fausseté d'une éthique de l'existence ou, ce qui revient au même, l'in-compatibilité irrésolue de l'être et du devoir-être dans la vie sociale. D'où, sonemphase réitérée à aborder le quotidien en se dégageant de catégories valorisantes,en essayant de le comprendre tel qu'il est et non comme il devrait être prétendu-ment.

En dernier lieu, la conception du quotidien pour Maffesoli part du discrédit detoute absoluité possible d'une perfection historique, de l'impossibilité d'un dépas-sement résolutoire de l'aliénation, du caractère inévitable de la contradiction pourle propre devenir de la vie. Chez Maffesoli, l'optimisme historique illustré devientscepticisme face à une réalisation historique définitive où l'ambiguïté, la polysé-mie et la contradiction sont évitées. L'incompatibilité des lectures sur le quotidien

3 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1958, vol. I, p. 193.4 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1961, vol. II, p. 102.

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8 La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli. Deux lectures opposées

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entre Lefebvre et Maffesoli est similaire à celle existant entre Marx et Nietzsche,entre le tragique et le dramatique, entre la délégation de la liberté dans un projetde futur et l'affirmation d'un présent qui embrasse l'instant comme plénitude devie. En somme, la différence entre Lefebvre et Maffesoli c'est que le premiercherche à transcender l'incomplétude, tout ce qui est paradoxal, tandis que lesecond cherche à enrichir la vie acceptant qu'apprendre à vivre sans dieux passepar le refus de toute instance de plénitude lointaine où la vie présente est hypo-théquée. Un activisme politique qui part d'une mutilation préalable de la vie faceà une passivité tragique, esthétique et individualiste de l'existence qui souhaitedonner un sens au présent – et non pas se réconcilier avec lui – à partir del'assomption d'un scepticisme face à tout idéal de futur. « La perfection est dansle donné mondain une contradiction dans les termes. Et la dialectique, dont onconnaît l'importance dans la pensée du XIXe et du XXe siècle, la dialectique quiest dynamisée par la négation n'est en fin de compte que la forme profonde de lathéodicée, toutes les deux postulant un sens, un terminus ad quem et un termi-nus a quo. On peut dire encore, pour reprendre métaphoriquement le discoursde la mystique, que le diable est l'esprit qui dit toujours non, alors que le dieu esttoujours affirmation5. »

Maffesoli entend que la théorie de l'aliénation présuppose une passivité desmasses, qu'elle accepte que les dominés ne soient que de simples récepteurspassifs de l'idéologie dominante transmise à travers les différents canauxinstitutionnels. Cependant, cette version du social ne prend pas en compte lacréativité, l'invention, le génie des masses face aux contraintes qui sont exercéessur elles. Michel de Certeau, comme Maffesoli, utilise la notion de ruse pourqualifier cette particulière façon d'opérer inscrite dans le quotidien6. Au lieu de

5 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quoti-dienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 119.

6 Les similitudes d'approches du quotidien entre De Certeau et Maffesoli, sont en cesens, plus que remarquables comme l'a reconnu Maffesoli lui-même (voir Maffesoli,Le mystère de la conjonction, Paris, Fata Morgana, 2001, pp. 127-134). Dans lesdeux cas, la vie quotidienne est pensée comme une affirmation, comme uneréappropriation de l'existence. Pour De Certeau, dans la quotidienneté une formesociale souterraine et subversive est exprimée et sert de résistance face à la coercitiondu pouvoir. La formulation de De Certeau s'appuie sur la distinction intéressanteétablie entre stratégies et tactiques. Les tactiques seraient toutes les actions socialesque les stratégies ne pourraient pas contrôler. Avec la notion de tactique une dignitéenfouie de l'homme ordinaire serait ainsi récupérée, parfois exilée par la prétenduescientificité du discours sociologique. Le fil conducteur de la conception de De Certeauest analogue à celui de Maffesoli : la modernité impose une logique uniformisatricequi trouve une résistance dans le quotidien. Mais, comme chez Maffesoli, la sagessepopulaire est un antidote, un contrepouvoir, qui témoigne d'une bonne santé socialeétant donné qu'elle possède les ressources nécessaires pour contrecarrer toute idéo-logie dominante. La culture populaire, composée de jeux, de contes et de légendesexprime, à travers la narration, une originalité, une richesse vitale (arts de faire)difficilement limitable par le discours aseptique et technocratique

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supercherie généralisée, il existerait curieusement, une sagesse dissidente quiaccepte un double jeu de la réalité, qui trouve ses racines dans le scepticisme etest donc, par définition, incroyante et cynique. Son champ d'action c'est laclandestinité par rapport à l'institutionnel, fonctionnant comme une rumeur sourde,souterraine, puisque sa propre survie dépend justement de cette invisibilité. Sagessequi, d'autre part, ne devrait pas être interprétée de façon erronée commeconservatrice. La catégorie de puissance vitale proposée par Maffesoli est, à cetégard, très éclairante : l'organicité d'un vouloir vivre des masses face à ladomination et à l'administration de la vie collective. Ainsi, dans différents contextesde la vie quotidienne, cette puissance sociale agirait comme une réplique subversiveface à l'exercice du pouvoir.

D'autre part, selon Maffesoli, la critique de la culture de masses, identifiée àune simple apparence sociale, reposerait sur une métaphysique de l'authenticitéillusoire. Les prises de position, entre autres, de Guy Debord, Adorno etHorkheimer, et on pourrait inclure Lefebvre, reposeraient sur une nostalgie d’unidéal de perfection, variante particulière de déité ou d'absolu à partir de laquelleon catalogue ce qui est insignifiant, spectaculaire, de monde faussé. Le reprochefait au monde de l'image véhiculé à travers la culture de masses poursuit, endernier lieu, une fausse authenticité. D'où, l'impossibilité de dépasser lesapparences. « Ainsi le spectacle est faiblesse, certes, dans le sens ou il ne permetpas la domination généralisée du productivisme, il est toujours ce hiatusirrationalis qui fait éclater le désordre dans un processus linéaire, il est pluriel eta de multiples facettes. Vouloir le supprimer, ou espérer le dépasser, c'est vouloirl'accomplissement parfait et clos d'un donné essentiellement incohérent7. »

En définitive, selon Maffesoli, pour ce type de critique on continue à prendrecomme référent un modèle de devoir-être incompatible avec la nature de la viequotidienne. De plus, la critique prétend s'effectuer à partir d'une localisationprivilégiée toujours éloignée du monde, sans se rendre compte que la vie et la

(suite note 6)imposé par la modernité. En somme, les dominés ne sont pas que de simples récep-teurs d'une idéologie dominante, ils ont la faculté de métamorphoser et de dévier desens une soi-disant idéologie dominante. On peut consulter à ce sujet, Michel DeCerteau, L'invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, pp. 11-67. La même idée se retrouve chez Manuel Delgado, El animal público, Barcelone,Anagrama, 1999, pp. 23-58. Dans son cas, l'espace de vie publique de la ville commereconquête d'une liberté réprimée dans le domaine institutionnel est mis en évidence,ou bien comme dans l'étude classique sur l'éducation des classes travailleuses menéepar Paul Willis dans les années soixante-dix. Willis nous montre les ressources dontdisposent les enfants de travailleurs pour ne pas être de simples victimes réceptriceset reproductrices d'une idéologie scolaire dominante qui manie des codes extérieurs àla culture populaire, voir Paul Willis, Aprender a trabajar, Madrid, Akal, 1988,pp. 139-228.

7 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quoti-dienne, Paris, 1998, p. 152.

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pensée de la cohérence évoluent sur des voies différentes. La vie se vit mais ellene se conçoit pas à partir de catégories conceptuelles ou d'illusoires justificationsd'apriorismes. Et pourtant, la critique de l'image en tant qu'apparence est effec-tuée à partir d'une posture prétendument absolue, éloignée et séparée de la vie.Pour finir, un rationalisme intellectualiste serait sous-jacent dans ce type de criti-que.

2 Modernité ou Postmodernité : projet de futur ou apologie du présent

En syntonie avec l'esprit de la modernité, dans la position de Lefebvre il y a uncompromis éthique et politique avec la naissance d'un homme nouveau. Lefebvreprétend dépasser une quotidienneté aliénante avec comme référent uneréconciliation finale de l'homme avec son mode d'existence. Dans sa pensée, laconstruction d'un idéal politique est donc indubitablement présent et dans lequelles contradictions provoquées par la division sociale du travail et la dominationde classes se dissolvent. Son modèle de critique de la vie qotidienne aspire, tel unidéal régulateur kantien, à l'obtention d'un homme total, à la réalisation futured'un rêve humaniste et heureux d'avenir. Ce référent sert de support à une critiquequi conçoit le quotidien comme une imperfection, comme une inauthenticité quirequiert un dépassement inévitable. Attitude totalement moderne qui imprimeune direction et une finalité historique au présent et lui donne tout son sens.« L'avance, le progrès dans l'humain ne prennent sens (c'est-à-dire à la foissignification et direction) que par la notion de l'homme total. Chaque momentde l'histoire, chaque étape historiquement atteinte constitue un tout ; de mêmechaque activité partielle, chaque pouvoir pratiquement conquis ; chaque momentcontient aussi son grain de réalité humaine, qui se dégage et apparaît au cours dudéveloppement ultérieur. En même temps l'homme total est une limite à l'infini8. »

Maffesoli utilise les catégories de drame et de tragédie pour opposer deuxconceptions différentes de la quotidienneté. La modernité est dramatique alorsque la postmodernité est tragique. La conceptualisation du quotidien pour Lefe-bvre serait dramatique puisqu'elle prétendrait atteindre une résolution historiqueabsolue et définitive des contradictions sociales. Par contre, Maffesoli entend lesocial à partir d'une perspective tragique, c'est-à-dire acceptant le caractère irré-solu et consubstantiel de la contradiction sociale. La distinction antérieure impli-que de plus, des ébauches opposées pour la conception de la temporalité histo-rique. La pensée marxiste est, sauf exceptions9, pleinement moderne car elleplace toujours le présent dans une tension de futur. La postmodernité, en revan-che, doute de n'importe quel type de futurisation historique et privilégie de cefait, un vécu intense de l'instant présent comme révélateur d'une réappropriationde l'existence. Il s'agirait d'une position sceptique possédée en même temps d'une

8 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, vol. I, L'Arche, 1958, p. 78.9 Sur ce point je renvoie à Walter Benjamin, surtout les thèses X et XII dans Sur le

concept d'histoire : Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 344-345.

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dimension tragique qui, sans se réconcilier avec le monde, assume le présent etrefuse tout type de proposition messianique et morale où l’être et le devoir-êtrecoïncident. La récupération d'une vitalité du présent implique, dans cette pers-pective une reconquête de la vie. « En effet, le propre du « présentéisme » est,justement, de vivre d'une manière plus globale, c'est-à-dire en ne considérant pasqu'il y a des choses importantes et d'autres qui ne le sont pas10. »

De cette façon, selon Maffesoli, le discrédit des macrorécits, ceux qui propo-saient des finalités historiques lointaines et futures, laisse la place à une efferves-cence culturelle de microrécits locaux et dégagés de toute dimension d'avenir etqui assument à nouveau le vécu de l'instant présent dans toute sa plénitude vitale.La logique de l'identité se transforme en une logique émergente de l'identifica-tion. À l'unicité du projet moral, politique et idéologique d'antan se substituebricolage fragmentaire micromythologique qui accueille une pluralité d'identitéssociales régies par des liens d'affinité et d'identification de type émotionnel,proxémique et empathique. D'où, selon Maffesoli, le fait que nous assistions àune importante mutation culturelle consistant en une transfiguration du politiqueen socialités tribales, ce qui nous révélerait un retour du réprimé par la moder-nité, de ce qui est archaïque, symbolique et mythologique. Par le biais de cettefloraison bariolée néotribale, s'exprimerait une affirmation de la vie, un irrésisti-ble vitalisme social opposé aux contraintes et aux impératifs imposés par la mo-dernité, en somme une tentative de reconquête d'une souveraineté disparue àcause des projets idéologiques totalisateurs, des constructions de futur. Pour lui,voilà en quoi consisterait la nature de la culture postmoderne : « Empiriquement,il semble que l'Individu, l'Histoire et la raison laissent, peu ou prou, la place à lafusion affectuelle s'incarnant au présent autour d'images com-munielles »11.

3 Le statut de l'imaginaire : mystification idéologique ou rêverie créatrice

Dans le troisième volume de sa Critique de la vie quotidienne, publié en 1981,Lefebvre établit un lien entre l'évolution de la vie quotidienne au cours des der-nières décades et les changements survenus, parallèlement, dans le système éco-nomique capitaliste. La nouveauté serait due à l'implantation d'une industrie dela culture qui, suscitant la consommation, provoque un style de vie normalisé etaligné sur la logique du capital. De cette manière, un ensemble manipulé defausses nécessités serait créé dont l'objectif serait de susciter une consommationprogrammée qui encourage d'illusoires satisfactions vitales et, revers de la mé-daille, contribue à fixer les individus à leur place dans la structure sociale. Lareproduction de l'ordre social passe donc, par une sorte de séduction médiatiquequi, utilisant des représentations symboliques, vise l'aquiescement sans failles des

10 Michel Maffesoli, L'instant éternel, Paris, Denoël, 2000, p. 81.11 Michel Maffesoli, La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quoti-

dienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 18.

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dominés. Cette stimulation de la consommation, adressée particulièrement àune classe moyenne consolidée et désidéologisée s'effectue au travers d'une pu-blicité qui utilise des micromythologies planifiées mais qui, en même temps, dis-simule, intentionnellement, la domination de classe qui existe dans la société. Àpartir de cette constatation, l'imaginaire acquiert une importance particulière. Lemonde de l'imaginaire, composé de rêves et de fantaisies se transformerait enexigence que la consommation médiatique encouragerait afin d'essayer de sé-duire les individus. « Le quotidien se réduirait à sa continuité réversible si cetteunidimensionalité ne s'interrompait perpétuellement pour laisser place aux son-ges, aux rêves, aux fantasmes, à tout ce que l'on nomme “l'imaginaire”, maissurtout aux “scènes” dont on sait qu'elles le purgent par une catharsis élémen-taire ; un peu comme les crises classiques purgeaient l'économie des élémentsexcédentaires12. »

Le quotidien, pour Lefebvre, est un reflet d'un mercantilisme généralisé quiabsorbe tout le tissu social, c'est un espace dans lequel l'inertie et la routines'emparent finalement de la vie. D'où surgit, par conséquent, le besoin d'évasionsociale, de fuite ou de transgression d'un quotidien asphyxiant et claustrophobe.L'imaginaire prend une importance particulière dans cette évasion, car un mondedésenchanté et chosifié appelle l'exigence de chimères, de fictions, de transfigu-rations. Cependant, de l'avis de Lefebvre, la proposition d'évasion, d'altérité querenferme l'imaginaire, renforce, à la fin, la propre conservation fonctionnelle dela réalité quotidienne à laquelle on pensait apparemment échapper. La fonction-nalité sociale de l'imaginaire est ainsi politique, puisque sa raison d'être est con-templée à partir d'une étroite imbrication par rapport à une domination socialepréexistante. L'imaginaire devient alors la mystification, la dissimulation et lalégitimation des contradictions sociales. « Comment ne pas se retourner vers lesmythes pour mettre un peu d'ombres fraîches dans cette luminosité impitoya-ble ? Comment ne pas avoir recours à l'imaginaire, aux résurgences du passéhistorique, à la fiction évocatrice d'autres vies et de choses différents ? Plus le“réel” s'affirme et se clôt devant nous, plus le présent devient imaginaire, plus onle charge de fictions peu crédibles : contes, rêves, utopies, en enrichissant d'ap-parences l'actuel13. »

Pour Maffesoli, cependant, l'imaginaire est une dimension consubstantielleau social. Se basant sur l'œuvre de Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, ilnous dévoile la facette de fiction qui accompagne toujours le réel. L'apport deMorin, avec sa conception du double jeu14 de la vie sociale nous permettraitselon lui de comprendre l'imaginaire qui colore le quotidien comme une altérité,comme un dédoublement de l'identité qui servirait de résistance face aux con-traintes et aux coercitions qui sont exercées sur l'individu. De ce point de vue,

12 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1981, vol. III, p. 73.13 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1981, vol. III, p. 84.14 Edgar Morin, El cine o el hombre imaginario, Barcelona, Paidós, 2001, pp. 30-37.

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l'imaginaire acquiert un statut fondamental dans la vie des sociétés. « Il n'est pasétonnant que l'on ait pu qualifier la religion d'“opium du peuple”. Fondées sur lefantastique, sur l'imaginal, le fictionnel, les représentations religieuses ne peu-vent en aucun cas favoriser un développement progressiste et productiviste quiatteint son acmé au XIXe siècle. Dès lors, il est normal que tous ceux qui fondentleur espoir sur ce progressisme, quelles que soient leurs divergences sur les éta-pes ou les modulations de celui-ci, ceux-là, donc, se méfient de tout ce qui peutl'entraver15. »

Gilbert Durand16 montra comment ces courants de pensée qui sous-évaluaientl'imaginaire le faisaient toujours au nom d'un étroit paradigme rationaliste inca-pable d'aborder la manière particulière qu'a l'homme d'affronter son destin exis-tentiel. Maffesoli, influencé par Durand, entend l'imaginaire comme un arché-type structurateur de la réalité sociale, comme une constante anthropologiquequi se concrétise et se réactualise dans la vie quotidienne. Même si l'imaginaireest une fiction qui se présentifie dans le réel, sa nature, cependant, renverrait àdes structures anthropologiques profondes et quasitranscendantales qui s'enraci-neraient dans un archaïsme sous-estimé, de façon simplificatrice, par la moder-nité.

De fait, nous pourrions nous demander, interrogeant en même temps Lefebvre,si le magnétisme de certains imaginaires utilisés par la publicité afin de provoquerdes identifications sociales séductrices par le biais de la suggestion de stéréotypesne renvoie pas nécessairement à une dimension plus profonde, dense, fondatrice,archétypique qui les dote d'efficacité. Sans une condition préalable archétypale,sans une demande préalable ancrée dans des structures anthropologiquestranshistoriques, certains imaginaires encouragés par la société de consommation,s'enracineraient difficilement dans l'ordre de la projection du désir des individus.La notion d'archétype ouvre donc une perspective complexe et innovatrice pourla compréhension de la domination sociale. La thèse marxiste classique del'idéologie dominante nous apparaît donc maintenant simplificatrice. Il faudraitdémontrer que des modèles de vie proposés par une culture dominante finissentpar cristalliser dans la conscience sociale quand ils se greffent sur des imagesarchétypiques et que sans cela, ils se solidifient difficilement dans la quotidienneté.

Force est de reconnaître, pour Maffesoli, que l'imaginaire imprègne le quoti-dien de fiction. D'où le besoin de réinterpréter le statut de l'onirique dans la viecollective comme signe d'un retour du réprimé par un programme illustré quil'avait évincé au profit d'une raison asceptique. Mais il faut aussi souligner que,selon lui, l'imaginaire ne peut jamais être évalué à partir d'un modèle intellectualistede vérité qui se base sur le critère de correspondance ou de représentation dignede foi du réel, étant donné que sa nature est liée à la vérité de la croyance.

15 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quoti-dienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 98.

16 Gilbert Durand, La imaginación simbólica, Buenos Aires, Amorrortu, 1971, p. 47.

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Durand avait déjà souligné, à cet égard, que la vérité de l'imaginaire a un rapportavec le besoin de recherche de sens, avec une conception tragique de l'existencehumaine condamnée à affronter le temps et la mort17.

En ce sens, pour Maffesoli, la vie est toujours prioritaire à la pensée et pourcela la quotidienneté se raccroche toujours à des convictions et à des préjugésjamais intellectualisés ou problématisés, mais qui ne doivent pas pour autant êtresous-estimés. On ne peut concevoir l'imaginaire, la rêverie, comme faux qu'àpartir d'une supposée localisation extérieure à la vie « Au-delà d'une pulsionrationalisatrice et positiviste qui postule “la vérité ne nous échappera pas”, onpeut dire que le réel fictionnel de tous les jours ou la fiction surréaliste reposenttout ou partie sur les mensonges auxquels l'individu décide de croire. Plutôt qued'affronter la vérité qui dans sa forme ultime est la mort par le biais du men-songe18. »

On pourrait parler, selon Maffesoli, de monde imaginal, instance qui, en selocalisant dans le domaine de la représentation mythique-symbolique, permet derendre compte de l'observance d'un ordre social par les individus19. Mondeimaginal qui garde une étroite relation avec l'image puisque l'image – le matériel– nous renverrait à l'imaginal – l'immatériel. En même temps, l'image serait ga-rante du maintien du lien social, elle aurait la faculté de fonder et de recréer unesocialité20. Ainsi, grâce à elle, on constituerait une coparticipation à un sacre-ment de l'identité, dans lequel l'intégration symbolique des différents groupessociaux se réaffirme, de la même façon qu'Émile Durkheim exprimait que lareligion renforçe l'intégrité et la cohésion sociale21. L'imaginaire, à travers l'image,relie, c'est le continent d'accueil d'une multiplicité d'identités sociales.

En somme, Maffesoli ne trace pas une ligne catégorique entre le matériel etl'idéal, entre la réalité et le rêve. Pour lui, l'homme, mais aussi les sociétés, commeont pu le souligner entre autres Morin22 et Castoriadis23 sont demens, c'est-à-dire qu'ils ont besoin de mythes qui servent d'aliment existentiel de sens pour letissu social. Les sociétés se forment aussi à partir de leurs rêves, de leurs fantaisiesafin de faire face, stratégiquement, à la précarité de l'existence. Revenant ainsi à

17 Gilbert Durand, Las estructuras antropológicas de lo imaginario, Madrid, Taurus,1981, pp. 406-409.

18 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quoti-dienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 94.

19 Michel Maffesoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Pa-ris, Livre de Poche, 1992, pp. 29-42.

20 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique, Pa-ris, Plon, 1992, p. 109.

21 Émile Durkheim, Las formas elementales de la vida religiosa, Madrid, Akal, 1982,pp. 387-414.

22 Edgar Morin, El Método III, Madrid, Cátedra, 1998, pp. 167-184.23 Cornelius Castoriadis, La institución imaginaria de la sociedad, Barcelona, Tusquéts,

vol. II, 1989, pp. 213-219.

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notre point de départ, Maffesoli affirme que l'imaginaire devrait être entenducomme une expression de résistance individuelle et sociale devant toute sorted'imposition externe, comme une fissure dans le monde unidimensionnelcaractéristique de la modernité. Il est donc une source potentielle d'invention etd'ouverture de possibilités de réalité non matérialisées dans un monde résigné etdésenchanté. L'imaginaire, quand l'idéal politique d'une société achevée est devenumotif de méfiance, se transforme en hiatus interstitiel qui, face au pouvoir, nouspermet de réenchanter la vie. Il vivifierait et enrichirait ainsi, à travers la créativitépropre de l'imagination, les expectatives de réalité d'une quotidienneté inerte. Ensomme, il nous permettrait une véritable esthétisation de l'existence.

Pour conclure, et revenant à l'étude comparative, il faudrait distinguer deuxniveaux dans l'approche de l'imaginaire. Un premier niveau superficiel, qui setransforme en objet d'étude pour Lefebvre, où l'imaginaire est contemplé commeune fuite suscitée par la logique du système capitaliste. Et un deuxième niveau,plus profond et que Lefebvre n'aborde pas, qui l'enracine dans une conditionanthropologique quasi transcendantale dont l'entité sort des marges d'une ge-nèse socio-historique. Lefebvre se situe dans le premier niveau tandis que Maffesoli,lui, se place dans le deuxième. Évidemment, une relation de continuité existeentre les deux niveaux, étant donné que l'évasion imaginaire fomentée et susci-tée par le capitalisme est ancrée dans une dimension anthropologique archétypaleliée à une demande universelle d'abolition de la temporalité quotidienne. Cepen-dant, l'analyse du premier niveau ne va jamais jusqu'au bout de la fécondité socio-anthropologique de l'imaginaire. Le système capitaliste encourage, en effet, desévasions chimériques planifiées, mais, en plus, il faut reconnaître une conditionrêveuse de l'être humain qui le pousse à une transcendance du réel pour pouvoiraffronter, citant Eliade24, la pression de l'historique et qui n'a pas besoin d'êtrefomentée nécessairement par la logique du système capitaliste. Une inhérentefaculté de créer des mythes pour, de cette façon, s'installer durablement dans unesorte d'irréalité s'inscrit dans l'idiosyncrasie de l'être humain. Ce dédoublementdu réel dans l'imaginaire ne devrait pas être interprété, légèrement, comme unesimple expression d'aliénation. Au contraire, on pourrait très bien le définir commeune rêverie créatrice de l'existence et qui échappe à la gestion de la vie que lepouvoir prétend toujours exercer.

Au lieu de juger de façon critique, comme le fait Lefebvre, une transfigurationdu réel factice et planifiée qui pousserait à la consommation, il serait plus fécondde reconnaître l'impossibilité de survie pour n'importe quel système social sansune évasion contrôlée, qui n'est donc pas le patrimoine du système capitaliste.Ce qui impliquerait, en dernier lieu, d'élargir l'horizon de la critique à la façondont la modernité a institué une rationalisation totalisatrice et mutilatrice de l'exis-tence, pour ainsi dévoiler la contradiction sans solution qui existe entre la cons-titution de la vie moderne et la possibilité d'épanouissement de la fantaisie.

24 Mircea Eliade, El mito del eterno retorno, Madrid, Alianza, 2000, pp. 135-156.

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