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Paix et Démocratie Une prise de repères par Alain Caillé Introduction de Boutros Boutros-Ghali Centre International des Sciences de l’Homme – Byblos Panel International sur la Démocratie et le Développement

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Paix et DémocratieUne prise de repères

par Alain Caillé

Introduction de Boutros Boutros-Ghali

Centre International des Sciences de l’Homme – ByblosPanel International sur la Démocratie et le Développement

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Paix et DémocratieUne prise de repères

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Les idées et opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles desauteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO.

Les appellations employées dans cette publication et la présenta-tion des données qui y figurent n’impliquent de la part del’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique despays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant àleurs frontières ou limites.

Publié en 2004 par l’Organisation des Nations Uniespour l’éducation, la science et la culture7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP, France

Imprimé dans les ateliers de l’UNESCO

© UNESCO, 2004Imprimé en FranceSHS-2004/WS/6

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Paix et DémocratieUne prise de repères

par Alain Caillé

Introduction de Boutros Boutros-Ghali,Président du Panel international sur la démocratieet le développement

Centre International des Sciences de l’Homme – ByblosPanel International sur la Démocratie et le Développement

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Toute correspondance au sujet de cette publication devrait êtreenvoyée à l’une des adressses ci-dessous :Division de la prospective, de la philosophieet des sciences humainesSecteur de Sciences sociales et humainesUNESCO7, place de FontenoyF-75352 Paris 07 SPTel. (00 33 1) 45 68 45 55Fax. (00 33 1) 45 68 57 29

Centre international des sciences de l’HommeB.P. 225 Byblos (Jbeil), LibanTel. (00 961 3) 65 33 85Fax. (00 961) 954 64 00

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Table des matières

Introduction de Boutros Boutros-Ghali . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Paix et démocratie : Une prise de repèrespar Alain Caillé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

1. QUELLE DÉMOCRATIE ? QUELQUES DÉFINITIONS . . . 27I.1. La diversité des registres de la démocratie. . . . . . . . . . . . 28• Le registre constitutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28• Le registre symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29• Le registre social. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31• La question du pluralisme et de l’espace public . . . . . . . . . 32• Liberté et égalité. Individuelles ou collectives ? . . . . . . . . . 34I.2. La démocratie, de l’opprobre à la glorification . . . . . . . . 35I.3. La démocratie est-elle naturelle, universelleet/ou universalisable ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

2. LA DÉMOCRATIE PRÉVIENT-ELLE LES CONFLITS ? . . . 41II.1. « Les démocraties ne se font pas la guerre ». . . . . . . . . . 42II.2. La démocratie imposée, la vision tripartite du mondeet la question de la guerre juste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44II.3. Qu’il n’est pas si sûr que les démocraties ne se font pasou ne puissent pas se faire la guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

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– Qu’il existe un impérialisme et un militarisme démocratiques . . 51– Corrélation n’est pas raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

3. LA DÉMOCRATIE EST-ELLE INTRINSÈQUEMENTPACIFIQUE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56III.1. Démocratie, justice et conflit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57III.2. Démocratie et développement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62III.3. Le problème de l’unité démocratique . . . . . . . . . . . . . . 67

4. LA DÉMOCRATIE PERMET-ELLE DE SORTIRDE LA GUERRE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74IV.1. La question de la culture politique démocratique . . . . 74IV.2. Légitimité démocratique et paix durable . . . . . . . . . . . 77IV.3. Sur l’intervention anglo-américaine en Iraket sur la tentation d’imposer la démocratie de l’extérieuret d’assurer la paix par la guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79IV.4. Que l’exemple de l’Allemagne et du Japon n’est pasgénéralisable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85IV.5. Les paradoxes dangereux de la pacification démocratique.Démocratie et démocratisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

CONCLUSION : VERS DE NOUVELLES RÉGULATIONSMONDIALES ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91La question du rôle des États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93Le problème de l’ONU et des organisations internationales . . . . 96

UNE PROPOSITION À l’UNESCO : Note en vue de la créationpar l’UNESCO d’un Collège international des sciences morales,sociales et philosophiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

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Introductionde Boutros Boutros-Ghali

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Le thème consacré à « paix et démocratie » s’inscrit dans le droit fildes réflexions menées durant deux ans, à l’UNESCO, par le Panelinternational que j’ai eu l’honneur de présider sur l’interactionentre démocratie et développement.En effet, je soulignais dans l’introduction du verbatim de nosdébats, que l’hypothèse de travail que nous avions retenue situaitles rapports démocratie-développement exclusivement dans uncontexte de paix, hypothèse évidemment nécessaire à notreréflexion, dans la mesure où la démocratie et le développementsont totalement « gelés » dans une situation conflictuelle.Mais en prenant ce parti, nous renoncions du même coup à nouspencher sur le contexte politique qui précède ou qui suitl’éclatement d’un conflit, et sur l’impact qu’il peut avoir sur ledéveloppement démocratique.C’est pourquoi j’ai souhaité que nous puissions, non pas affiner,mais compléter cette réflexion, en choisissant un angle d’attaquedifférent : celui de l’interaction entre la démocratie et la paix. À ce stade, je serais presque tenté de parler d’une interactionentre la démocratie et la guerre, dans la mesure où, premiè-rement, nous serons amenés à examiner le rôle préventif etcuratif de la démocratie face aux conflits, mais aussi, de manièreplus paradoxale, sa capacité à envenimer, voire à déclencher desconflits. Dans la mesure où, deuxièmement, le contexte politique de cescinquante dernières années est marqué par deux grands phé-nomènes :

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• la multiplication des conflits intra-étatiques,• et l’action internationale croissante déployée en faveur de ladémocratisation à l’intérieur des États.Concernant le premier phénomène, si l’on a pu relever une nettediminution des conflits inter-étatiques, force est de constaterque, jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lemonde n’a connu autant de conflits intra-étatiques, qui plus estdes conflits d’une nature et d’une complexité nouvelles, dans lamesure où leurs causes sont très diverses et souvent se recoupent. C’est ainsi que près de la moitié de ces conflits internes sontd’ordre identitaire. Ils trouvent leurs racines dans des différencesethniques, religieuses ou culturelles, souvent exacerbées par lesmesures répressives de régimes non-démocratiques.D’autres conflits sont d’ordre politico-militaire. Ils prennent laforme de guerres civiles pour s’emparer du pouvoir, ou pourchanger de régime. Les facteurs déclenchants peuvent être unecorruption excessive, l’échec d’une transition démocratique, uneprofonde crise socio-économique ou encore une combinaison deces différents facteurs.Bien plus, ces conflits internes peuvent se propager au-delà desfrontières nationales et provoquer des conflits externes quiviennent empiéter avec le conflit interne, ce qui compliqueencore la situation.Nous sommes donc face à une situation inédite : à la netteté dela menace constituée par un État adversaire identifié, s’est substi-tuée, depuis la fin de la Guerre froide, une notion de risque, plusfloue, plus incertaine, plus imprévisible, émanant d’acteurs non-étatiques : bandes armées, rebelles, terroristes.Dans le même temps, il s’est instauré un mouvement de démo-cratisation sans précédent. Cette vague a débuté dans lesannées 70, en Europe du Sud. Elle a gagné l’Amérique latine etl’Est de l’Asie dans les années 80, trouvant son point culmi-nant dans la chute de l’Empire soviétique et la naissance de

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nombreuses démocraties en Europe de l’Est et dans les territoiresde l’ex-Union soviétique, dans les années 90.Les chiffres parlent d’eux-mêmes : on recensait, en 1974,39 démocraties de par le monde. Ce nombre s’élevait à 76 en1990, et à plus de 120 en 2003.Ce constat appelle quelques nuances. En effet, cette vague dedémocratisation, soutenue par les pays occidentaux, mais aussipar les organisations internationales, au premier rang desquellesl’ONU, a répondu à des objectifs différents pendant et après laGuerre froide.Durant la Guerre froide, cette démarche s’inscrivait dans une stra-tégie essentiellement destinée à contrer l’expansion du commu-nisme.Depuis la fin de la Guerre froide, la stratégie occidentale etinternationale de démocratisation s’est appuyée sur deux sériesd’arguments : la démocratie favorise le développement, la démo-cratie favorise la paix.Première série d’arguments : les démocraties sont les régimes lesmieux à même de favoriser la bonne gouvernance et le dévelop-pement économique, social et culturel.Il est, en effet, généralement prouvé et reconnu que l’instaura-tion de la démocratie permet de remédier à la corruption, ou pourle dire en d’autres termes : plus le degré des libertés civiles estélevé, moins les gouvernements sont corrompus. Il suffit de porter son regard sur les régimes les plus corrompus deces dernières années pour constater qu’il s’agissait, dans tous lescas, de dictatures ayant dégénéré en « kleptocraties ». Un autre argument, tout aussi convaincant, veut que les insti-tutions propices au développement économique ne peuvents’installer et fonctionner que dans un environnement régi démo-cratiquement. Nous sommes revenus là au cœur de la problématique de l’inter-action démocratie-développement, que j’évoquais en commençant,

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et à la réponse unanime des membres du Panel, quant au faitqu’il existe un lien étroit entre démocratie et développement.Quant au fait, également, que la justice est l’élément catalyseurentre démocratie et développement. Point de démocratie sansjustice et point de développement durable sans justice. Cela étant, il serait présomptueux, voire dangereux, d’affirmer oud’ériger en dogme le fait que c’est le développement qui engendrela démocratie ou, à l’inverse, que c’est la démocratie qui engendrele développement. En effet, dans certains cas, c’est le décollement économique qui acréé les conditions de niveau de vie et de bien-être propices àl’instauration de la démocratie, comme en Thaïlande, à Taïwan,ou en Corée du Sud.Dans d’autres cas, à l’inverse, c’est l’imputation à un régime auto-ritaire d’une situation économique désastreuse qui a conduit àl’instauration de la démocratie. Je pense, notamment, à la réac-tion qu’a suscitée, dans les pays d’Amérique latine, l’incapacitédes dictatures militaires à gérer la crise de la dette dans les années 80.Je pense aussi au cas de l’Indonésie ou des Philippines.Et à ne pas tenir compte de la spécificité des situations, on prendle risque de voir les institutions financières internationales misersur le « tout-économique » au détriment du politique et du social,ou encore, de voir les « amis pressés et excessifs » de la démocratieet des droits de l’homme s’entêter sur les conditionnalités.Deuxième série d’arguments à l’appui de cette vague de démocra-tisation : l’instauration de démocraties conduirait à l’avènementd’un monde plus pacifique, dans la mesure où les démocraties nefont pas la guerre entre elles.L’idée de la paix démocratique, puisque c’est de cela qu’il s’agit,n’est pas nouvelle. Elle apparaît, dès 1795, dans le Projet de paix perpétuelled’Emmanuel Kant. Longtemps taxée d’utopique, cette théorie afait un retour en force dans les années 80, – études, recherches

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empiriques et démonstrations à l’appui –, jusqu’à devenir lecredo de l’administration américaine.Cela étant, la théorie de la paix démocratique repose moins sur leconstat du caractère pacifiste des démocraties que sur le faitqu’elles ne vont généralement pas jusqu’au stade de la guerre encas de différend avec d’autres démocraties.À cet égard, trois raisons sont souvent invoquées :

1. La participation des citoyens au calcul des coûts et des béné-fices d’une solution violente, de même que les « incitatifs » à lapaix auxquels sont confrontés les dirigeants, rendent peuséduisantes les aventures militaires ou les actions ouvertementagressives qui risquent de porter atteinte au bien-être de leurscitoyens, mais aussi d’avoir des effets négatifs sur leurs propresperformances et sur leur image ;2. Les contraintes constitutionnelles, notamment la séparationdes pouvoirs législatif et exécutif – et la complexité des processusde décision tendraient, dans les systèmes démocratiques, àlimiter l’autonomie et la marge de manœuvre des dirigeants, etdonc les risques de débordements arbitraires ;3. La culture politique des démocraties inciterait à rechercher unesolution négociée, transposant au niveau international, lesnormes, les règles et les procédures qui permettent de rechercherle compromis et d’atteindre le consensus sur la scène nationale. Il y aurait beaucoup à dire sur ce dernier point. Et j’y reviendrai,au moment d’évoquer la démocratisation des relations interna-tionales.Car, force est de constater que, si les démocraties ne font pas laguerre entre elles, en revanche, elles ne se montrent pas toujourspacifistes dans leurs relations avec les États réputés ou supputés« non-démocratiques », voyous ou barbares. Des conquêtes coloniales aux coups d’États organisés, dans cer-tains pays, par les démocraties occidentales, en passant par la

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guerre préventive menée récemment par les États-Unis en Irak,nombreux sont les exemples qui tendraient à prouver, commele disait Tocqueville, que « si les États démocratiques désirentnaturellement la paix, les armées démocratiques, elles, désirentnaturellement la guerre ».Cela étant, si cette théorie séduisante de la paix démocratique asuscité et suscite encore, de la part de certains chercheurs, cri-tiques et scepticisme, il n’en demeure pas moins que l’interactionpaix et démocratie mérite d’être approfondie, notamment à lalumière des expériences et des échecs de ces dernières années.À cet égard, si l’on s’accorde à reconnaître le bénéfice à longterme des institutions démocratiques dans la consolidation de lapaix, il faut aussi mesurer les risques à court terme qu’encourentles régimes en transition, et la difficulté qu’il y a à faire fonc-tionner la démocratie dans des pays où les institutions sont rela-tivement faibles et ont besoin de temps pour se consolider.Un petit groupe de pays sont parvenus, en moins de dix ans, àréussir cette consolidation : la Hongrie, la Pologne, la Républiquetchèque, le Brésil, le Chili, la Corée du Sud, la Thaïlande, Taïwan,et dans une moindre mesure les Philippines.Il n’en demeure pas moins que le bilan global reste contrasté auregard des ruptures démocratiques, de l’échec de certaines conso-lidations, et de la perversion des institutions démocratiques danscertains régimes en transition. Je ne prendrai que quelques exemples.Tout d’abord, l’histoire récente nous montre que la probabilité devoir une transition démocratique déboucher sur un conflit, inter-étatique ou intra-étatique, est élevée. Certains chercheurs avancent même que, si ce risque est faibledans les premières étapes d’un changement de régime, il s’accroîtconsidérablement dans les dix années qui suivent la transition.Nous avons tous à l’esprit les conflits entre l’Arménie etl’Azerbaïdjan, la Russie et la Tchéchénie, la Croatie et la Serbie.

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De la même manière, les régimes en transition peuvent être pro-pices à l’éclosion de conflits internes, dans la mesure où, parexemple, les minorités ethniques victimes de la répression dansdes régimes autocratiques installent, avec le temps, un climat deviolence interethnique et conduisent à l’émergence de mouve-ments ethno-nationalistes radicalisés. Les dictatures musèlent les divisions ethniques, mais elles ne leséradiquent pas. Et la chute de tels régimes contribue donc, souvent, dans lessociétés multiethniques, à la réactivation des ressentiments iden-titaires. Dans le même temps, la transition mise en place, – généralementun régime semi-ouvert de libertés –, ne permet pas tout de suiteune pleine participation démocratique qui constituerait uneéchappatoire aux frustrations identitaires. La situation se complique encore lorsque les mouvements séces-sionnistes ont armé des groupuscules considérés comme « terro-ristes » par l’ethnie ou les ethnies dominantes, comme ce fut lecas au Kosovo, ou au Timor oriental.Deuxièmement, l’instauration d’un régime démocratique negarantit pas nécessairement une « gouvernance » de qualité. Il n’est pas rare, en effet, que les dirigeants dans des États qui ontrécemment accédé à la démocratie, pervertissent les institutionsdémocratiques afin de protéger leurs intérêts propres et de mettreleur pouvoir à l’abri du vote populaire et des contraintes consti-tutionnelles. À cet égard, la vague de démocratisation de ces 20 dernièresannées a parfois favorisé l’émergence de démocraties de façade :élections truquées, dirigeants non responsables devant le parlement,faiblesse de l’État de droit, faible protection des libertés civiles. L’émergence de telles démocraties pose un sérieux problème à lacommunauté internationale, et ce pour trois raisons :

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Premièrement, ce qui fait défaut dans de telles démocraties c’estce que certains ont appelé la « responsabilité horizontale », le faitque l’exécutif ne soit responsable, ni devant le législatif, nidevant aucune cours, ni devant les médias. Sur un plan institutionnel, ces nouvelles démocraties ne disposentpas de séparations, de frontières claires qui permettraient dedéfinir le pouvoir des différentes composantes étatiques. Quandbien même cette séparation existe sur le papier, les renforcementsnécessaires à leur effectivité et à leur bon fonctionnement n’ontpas été entrepris, ce qui laisse à l’exécutif la latitude d’empiétersur les prérogatives des autres institutions.Deuxièmement, les « démocraties de façade » se focalisent sur lesdroits électoraux aux détriments des droits humains : liberté de lapresse, droit d’association, liberté de culte, droit des minorités. Troisièmement, la participation politique qu’induit la démo-cratie, ne profite pas toujours, dans de tels régimes, aux citoyensmoyens, et particulièrement aux plus marginalisés et aux plusdéfavorisés d’entre eux. Elle profite, en revanche, à une élitepossédante ou affairiste. Le risque est donc grand de voir cesdémocraties se transformer en oligarchies.

Quels sont, dans ces conditions, les défis lancés à la communautéinternationale ?Je crois que le vrai défi n’est pas seulement de prévenir les conflitsviolents dans les pays en transition démocratique, mais aussi depromouvoir les institutions démocratiques dans des sociétésoù les conflits violents ont été évités, mais où la gouvernancevéritablement démocratique n’est pas encore effective.Il faut reconnaître, à cet égard, que la politique de démocrati-sation mise en œuvre ces dernières années a été, la plupart dutemps, hésitante, opportuniste, et sans véritable consistance.

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Dès lors quatre pistes s’offrent à nous :Il faut, en premier lieu, adopter une approche à long terme, centréesur le développement d’acteurs ou d’institutions essentielles auprocessus démocratique : partis politiques, système juridique etjudiciaire, société civile, médias indépendants, armée profession-nelle et apolitique.Les démocraties occidentales doivent, à cet égard, se persuader quede tels efforts serviront à long terme leurs intérêts propres, et qu’ilne s’agit pas de petits projets destinés à « construire » des nations. Les États faibles sont le plus souvent le résultat d’un régime auto-ritaire défaillant ou d’une transition démocratique avortée. Et detels États deviennent souvent le terreau où se développent lesexacerbations identitaires, les fanatismes religieux, le terrorismeinternational. Il n’est qu’à voir le cas de l’Afghanistan et desTalibans. De tels États n’infligent pas seulement de terribles souf-frances à leurs peuples, ils sont aussi une menace pour la paix etla stabilité internationale.Il faut, en deuxième lieu, adopter une stratégie flexible quiprenne en compte le contexte social, politique et culturel. Cela permettra, peut-être, d’éviter les erreurs commises, par lepassé, au nom d’une stratégie calquée sur le modèle américain ouoccidental de développement socio-économique, et ignorantedes réalités et des formes de pouvoir locales.

Une stratégie du gaspillage qui a conduit à soutenir des projetsqui n’avaient aucune chance d’aboutir dans le long terme.Une stratégie simpliste qui a consisté à mettre l’accent sur lesélections, comme garantie d’une démocratie saine, alors qu’ellesne sont que le point de départ du processus démocratique.Il faut, en troisième lieu, que les démocraties occidentales cessentde vouloir « exporter », surtout par la force, les institutions démo-cratiques. La promotion de la démocratie ne sera effective que sielle résulte d’une démarche voulue de l’intérieur.

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Il faut, enfin, considérer que nous ne pouvons plus avoir unevision statique et désincarnée de la démocratie, une visionlimitée aux frontières du seul État-nation.En effet, les démocraties même les plus solidement ancrées, cesdémocraties, élaborées autour de l’État et de la nation, sontentrées dans une phase d’affaiblissement, du fait de la mondiali-sation.Car, alors que la société internationale est faite de multiples com-munautés politiques organisées autour d’un cloisonnement entreles États, la société mondiale, elle, réalise l’universel décloisonné.De la révolution technologique en matière de communication àl’importance grandissante des flux et des réseaux transnationaux,en passant par la dimension planétaire de nombreux problèmeset de leurs solutions, le processus de mondialisation apparaîtcomme une nouvelle échelle de référence, une nouvelle échellepour la décision, une nouvelle échelle pour l’action.Le résultat est que nous sommes actuellement en présence d’uneimbrication entre des sociétés nationales, ayant, à des degrésdivers, réalisé la démocratie, et une société mondiale, anarchiquepour ne pas dire anti-démocratique, avec ce que cela induit deperte de substance pour la démocratie nationale, et de perte depouvoir, pour les citoyens, sur eux-mêmes et sur leur destinée.

C’est dire que la mondialisation nous oblige, par-delà la diffusionde la démocratie, à revoir, dans le même temps, les modalités parlesquelles une communauté citoyenne démocratique pouvait jus-qu’alors orienter l’action de l’État en fonction d’objectifs collectifs.Bien plus, au-delà des seuls acquis de la démocratie qu’il s’agiraitde préserver, il faut, aussi, désormais aménager ce niveau trans-cendant qui s’organise au travers de la mondialisation.En effet, peut-on encore parler de démocratie quand l’ordre inter-national est structuré par des intérêts transnationaux, des organi-sations, des associations, des entreprises multinationales, sur

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lesquelles, les citoyens, mais aussi beaucoup d’États, n’ont plusou peu de contrôle ?Les processus de démocratisation locale, nationale, rendent cré-dible la perspective d’une démocratie mondiale. Mais on nepourra pas, pour autant, se contenter de transposer la manière depenser la démocratie à l’échelle nationale. La démocratie à l’échelle mondiale n’est pas l’addition des démo-craties nationales, les institutions démocratiques mondiales nedécoulent pas des institutions nationales, seraient-elles toutesdémocratiques.Je n’entrerai pas, ici, dans le détail de cette nécessaire démocrati-sation de la mondialisation. Je souhaiterais, simplement, livrer àvotre réflexion quatre grandes priorités.Première priorité : mieux diffuser la démocratie au sein même dusystème des Nations Unies. Car les Nations Unies ont pour mission de faire respecter les butset les principes de la Charte. Elles sont, aussi, l’une des principalessources de l’élaboration des normes juridiques internationales.Elles sont surtout le seul forum international où les petits États,les États pauvres, les États faibles peuvent se faire entendre.Deuxième priorité : associer les acteurs non-étatiques – les ONG,les parlements, les maires de grandes villes, les universités, lesentreprises multinationales – à l’élaboration des normes et desdécisions qui engagent l’avenir de la planète. Car si l’on veut fonder une démocratie mondiale ouverte, parti-cipative et vivante il faudra prendre en compte, non seulementla volonté des sujets politiques et le comportement des agentséconomiques, mais aussi les aspirations des acteurs sociaux etculturels. Troisième priorité : combattre la fracture Nord-Sud.C’est là que commence le devoir de solidarité de la communautéinternationale. Et les discours en faveur de la démocratie doiventêtre étayés par des faits concrets.

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Quatrième priorité : promouvoir la diversité culturelle et ledialogue des cultures.En effet, si l’on veut éviter que la Guerre froide d’hier ne se mueen un affrontement culturel, attisé par d’amples mouvementsde migrations internationales, il faut instaurer au plus vite cedialogue, qui a pour condition préalable la reconnaissance et lerespect de la pluralité et de la diversité des cultures.

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Paix et démocratieUne prise de repères

par Alain Caillé

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Avertissement

Ce texte a été écrit en deux temps. Sa version initiale avait pour but deservir de document de travail à la réunion, les 2 et 3 juin 2003 àBeyrouth, du Panel international présidé par Monsieur Boutros Boutros-Ghali sur la démocratie. Après la discussion des rapports entre démo-cratie et développement – thème de la précédente réunion du Panel – ils’agissait de faire le point sur ceux de la paix et de la démocratie.Instaurer la démocratie, si on y parvient, amène-t-il la paix ? Sujetd’une actualité évidemment brûlante, et plus particulièrement pour leMoyen-Orient. Il n’est donc pas surprenant qu’outre les membres duPanel, les discussions de Beyrouth aient été suivies avec passion etimplication par environ deux cents personnes. Fallait-il rendre comptede tout ce qui s’est dit et rédiger en quelque sorte les actes de cette ren-contre ? Cela aurait été une possibilité, tout à fait intéressante enraison de la richesse et de la passion des propos. Mais l’écrit a d’autresrègles que le débat oral. M. Boutros Boutros-Ghali, M. Pierre Sané etMme Moufida Goucha ont donc jugé préférable en définitive que jecomplète et enrichisse le document de travail initial, en y intégrant deséléments de réflexion issus de la rencontre de Beyrouth, mais sans pré-tendre exprimer autre chose que mon point de vue propre. Je les remerciechaleureusement de la confiance qu’ils me témoignent ainsi en me don-nant une occasion de rassembler quelques idées sur une question aussiessentielle. Je suis bien persuadé pour ma part que le débat de tous lesdébats aujourd’hui est celui de savoir ce qu’il nous reste de l’idéaldémocratique. Tel n’est pas directement le thème du texte qui suit.Mais il est clair que si nous comprenions moins mal les rapports de lapaix, de la guerre et de la démocratie, nous serions mieux à même dedécider si l’idéal démocratique est encore vivace dans ses formes héritées,

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et réalisable tel quel, ou s’il doit être en partie amendé et révisé pourpouvoir être effectivement universalisé. Je ne prétends évidemment pasapporter sur ces points si délicats et complexes de réponses bien assu-rées. Tout au plus une prise de repères permettant, peut-être, de mieuxformuler certaines questions. Conformément à la commande premièrede l’UNESCO, cette prise de repères est présentée selon un ordre qui peutsembler en partie arbitraire. Peut-on vraiment distinguer la question desavoir si la démocratie prévient les conflits et celle de savoir si elle estsusceptible d’y mettre un terme ? Ce qui vient après n’est-il pas commece qui se trouve avant ? À l’usage cependant, la tripartition quelque peuscolaire qui organise ce texte – la démocratie avant, pendant et aprèsles conflits, en somme –, ne m’a pas paru trop artificielle et avoir lemérite de permettre un premier classement des problèmes. Espérons quece sera également le sentiment du lecteur.

10 août 2003

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INTRODUCTION

Rappelons-nous l’enthousiasme qui a suivi la chute du Mur deBerlin en 1989 : après deux guerres mondiales dévastatrices, aprèsl’expérience terrifiante des totalitarismes de droite ou de gaucheet leurs dizaines de millions de victimes, les parenthèses mons-trueuses semblaient se refermer définitivement ; le monde, pou-vait-on croire, allait enfin retrouver le cours normal et rationnelde l’Histoire et voir s’ouvrir pour les hommes et les femmes detous les pays, une ère de paix, de démocratie, de justice et de pros-périté. Les idéaux des Lumières, un temps oubliés ou dévoyés,étaient en passe de se réaliser à l’échelle de la planète. C’est àcette époque que Francis Fukuyama connut la célébrité que l’onsait en annonçant la « fin de l’histoire ». La thèse, aussi décriée etmal comprise par les uns qu’encensée par les autres, ne signifiaitpas que le monde ne connaîtrait plus d’événements, de crises, deguerres ou de conflits, mais qu’il était désormais devenu clairpour tout analyste informé et de bonne foi qu’il n’existait pasd’alternative économique et politique plausible au couplage del’économie de marché et de la démocratie parlementaire qui avaitassuré aux pays occidentaux leur triomphe à l’échelle planétaire.Cette formule – le marché plus le parlementarisme – d’origineoccidentale mais parfaitement généralisable en principe à tous lespays du monde, constitue une réponse définitive à la critiquemarxiste, expliquait Fukuyama, puisqu’elle a apporté aux indi-vidus du monde entier à la fois le bien-être matériel effectif et uneégale dignité en droit. Une quinzaine d’années plus tard, les heureux résultats annoncéssont loin d’être présents au rendez-vous. Si tout un ensemble de

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pays ont en effet connu un développement économique sans pré-cédent, d’autres – en Afrique, en Amérique latine, dans l’ex-Unionsoviétique –, ont vu leur niveau de vie littéralement s’effondrer et,loin que la paix gagne partout, on a assisté dans nombre derégions du globe à une véritable explosion de conflits et demassacres, sans parler d’une démultiplication sans précédent desinégalités sociales, de la criminalité et de la corruption. Unnombre croissant d’habitants de la planète juge donc que la pro-messe démocratique n’a pas été tenue. La formidable espérancequi s’était levée est largement retombée, et à un degré tel que celadoit inciter les organismes internationaux, et notammentl’UNESCO, à un retour réflexif drastique et sans concessions surleurs objectifs et sur leurs certitudes constitutives. Pendant undemi-siècle, toutes leurs actions et toutes leurs proclamations sesont inspirées de la conviction qu’en répandant partout dans lemonde la démocratie et les droits de l’homme, en élevant leniveau d’éducation générale, en satisfaisant mieux les besoinsmatériels grâce aux applications de la science et des techniques,on se dirigerait immanquablement vers un monde plus pacifiqueet harmonieux. En un mot, paix et démocratie semblaient êtreindissociables et devoir marcher de pair. Or le lien entre la paix etla démocratie est-il si assuré ? Va-t-il vraiment de soi ? Ne faut-ilpas désormais y regarder de plus près ? Et l’idéal démocratiquelui-même n’est-il pas d’ailleurs aujourd’hui de plus en plusmenacé ?

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1 QUELLE DÉMOCRATIE ?QUELQUES DÉFINITIONS

La célèbre définition de la démocratie par Abraham Lincoln, « legouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », a lemérite d’être parlante – c’est une formule de ce type qui vientspontanément à l’esprit lorsque l’on évoque la démocratie –, maisl’inconvénient de soulever plus de problèmes encore qu’elle n’enrésout. Quel peuple ? Qui en fait partie ? Quels rapports entre-tient-il avec ses gouvernants dès lors qu’il est reconnu qu’il nepeut pas gouverner en tant que tel et en personne ? Que faut-ilentendre par « gouvernement » ? Etc. Mais est-il bien nécessaire d’entrer dans de telles complexités ? Nepeut-on pas se contenter d’une définition opératoire simple, cellequi fait largement consensus aujourd’hui, et, sans se perdre dansdes subtilités inutiles, qualifier de démocratiques les pays quiconnaissent des élections libres, qui jouissent de la liberté depublier, de s’associer et de professer des opinions plurielles dansle respect de la justice et des droits de l’homme ? Ou, plus sim-plement encore, dire comme Joseph Schumpeter dans son célèbreCapitalisme, socialisme et démocratie, qu’il y a démocratie là où lesdirigeants sont ou peuvent être remplacés selon des procéduresconcurrentielles pacifiques ? Là, en somme, où les règles du jeupolitique se rapprochent le plus possible de celles du marché desbiens et services et où les partis politiques luttent pour conquérirles voix des électeurs dans le même esprit que celui qui anime lesentreprises en quête du suffrage des consommateurs ? Dans cettevision de la démocratie, parlementarisme et marché ne sont pas

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seulement complémentaires, ils deviennent presque interchan-geables.Il est en effet tentant d’en rester là quant aux définitions et de sedemander directement quelle relation il existe entre la démo-cratie ainsi définie et la paix. Mais comme nous avons quelquesraisons de soupçonner que cette relation est plus complexe queprévu et de penser que si l’idéal démocratique a mobilisé tant depassions, pour et contre lui, c’est parce qu’il comportait biend’autres enjeux que le seul renouvellement pacifique des élites aupouvoir, il nous faut porter un peu plus d’attention malgré toutà la définition de la démocratie et procéder à quelques rappels.Qu’on se rassure. Nous n’allons pas passer en revue les deux outrois dizaines de définitions de la démocratie plus ou moins dif-férentes qu’il est possible de trouver dans la littérature spécialisée.Mais il est nécessaire de noter d’entrée de jeu trois séries de pointsessentiels pour la présente discussion.

I.1. La diversité des registres de la démocratie

Distinguons, pour commencer, cinq grandes manières d’appré-hender l’expérience démocratique qui renvoient à autant de sesdimensions. Leur diversité et leur irréductibilité montrent com-bien il est délicat de parler de la démocratie en général comme sielle relevait d’une essence unique et homogène.

Le registre constitutionnel

Les définitions les plus courantes de la démocratie l’envisagentd’abord ou exclusivement comme une forme déterminée derégime politique, comme un type de constitution. Aujourd’hui,on l’a vu, elle est alors largement identifiée au parlementarismeet à la libre compétition entre les partis politiques en vue d’ac-céder au contrôle de l’État, c’est-à-dire, selon la célèbre formulede Max Weber, au « monopole de la violence légitime ». Dans ce

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cadre général, les variantes entre diverses formes de la démocratiese différencient selon le poids respectif accordé aux instanceslégislative, exécutive et judiciaire, d’une part, et selon le degréd’effectivité de la liberté de la presse et des associations de l’autre.Mais le parlementarisme ne peut pas naître ni fonctionner toutseul, comme sous vide et en vase clos. Au minimum, pour qu’ilpuisse être autre chose qu’un simulacre, illusoire et précaire, il estnécessaire qu’une partie significative de la population et desforces politiques en présence en accepte les règles du jeu et que lepluralisme politique proclamé par la Constitution puisses’adosser à un respect du pluralisme social, culturel et religieuxau-delà ou en deçà de la seule sphère politique et constitution-nelle. En un mot, la démocratie politique ne peut se développerqu’en liaison intime avec d’autres composantes de l’exigencedémocratique.

Le registre symbolique

Une importante tradition de pensée juge la forme constitution-nelle secondaire par rapport à la dimension symbolique de ladémocratie. Si, pour Tocqueville, l’aspiration à la démocratie revêtles traits d’une force « providentielle », i.e. irrésistible, qui doitbalayer sur son passage toutes les formes sociales antérieures, c’esten raison de sa charge affective et imaginaire toute-puissante.Avant de s’incarner en une constitution politique déterminée, ladémocratie consiste d’abord en la croyance incoercible dansl’égalité-identité foncière de tous les êtres humains et dans lerefus par ceux-ci de se laisser imposer une hiérarchie au nom dequelque différence réputée naturelle et intangible que ce soit – ladifférence des aristocrates au sang bleu et des roturiers, des purset des impurs, des blancs et des colorés, des hommes et desfemmes, etc. – et qui s’affirment tous semblables en principequelle que puisse être par ailleurs l’ampleur des différences de

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richesse, de prestige ou de pouvoir qui les distinguent en fait.De même, pour un Claude Lefort, la démocratie consiste-t-elle enun régime symbolique particulier qui, en faisant du pouvoir unlieu vide et inappropriable (à l’exact opposé de tout patrimonia-lisme), rend impossible la conjonction du pouvoir et du savoir, etinterdit à la société de se penser comme un corps unifié, commeune communauté organique. C’est cette dimension symboliqueconstitutive qu’exprime la revendication des droits de l’homme.Ces derniers apparaissent ainsi comme tout autre chose qu’unesimple idéologie des classes dominantes ou des puissances impé-rialistes. Bien plutôt, ils représentent l’affirmation symboliquepremière du respect des différences entre les êtres singuliers sanslequel toute prétention à la démocratie se révélerait rapidementvidée de son sens. Et c’est en leur nom qu’il est possible seloncertains auteurs tout à la fois de se réclamer de la démocratie etde refuser le verdict des urnes lorsque ce dernier risque de porterau pouvoir des forces anti-démocratiques. Qu’on se souvienne,par exemple, de l’accession de Hitler au pouvoir en 1933.Parfaitement démocratique1. On voit clairement ici comment,dans l’appréhension de ce qui fait l’essentiel de la démocratie, laquestion du mécanisme électoral comme la règle de la majoritésont secondaires par rapport à l’affirmation instituante et sym-bolique première des droits de l’homme.Dans le même ordre d’idées, il est permis de penser que la condi-tion sine qua non pour qu’émerge une société démocratique réside

1. Un cas plus contemporain et sur lequel il est bien difficile de trancher est celui de l'Algérie.Fallait-il refuser le verdict des urnes pour empêcher l'accession au pouvoir de militants islamistespeu susceptibles de nourrir une grande sympathie pour la démocratie, comme le pensait parexemple le philosophe des droits de l'homme Claude Lefort, ou bien, comme le sociologue algé-rien Lahouari Addi, poser qu'il fallait laisser le peuple algérien faire ses propres expériences et querien n'était pire que le déni de la démocratie au nom de la démocratie ? Plus généralement, il fautobserver qu'on ne compte plus en Afrique le nombre de tyrans sanguinaires dont l'accession aupouvoir a été validée par des élections plus ou moins libres. Le dernier exemple en date étant celuide Charles Taylor au Libéria.

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dans l’acceptation première que l’ordre politique soit disjoint del’ordre religieux et rendu irréductible à lui. Dans une telleoptique, et même s’il est vrai que l’idéal démocratique modernea des racines profondément religieuses, la démocratisation va depair avec la laïcisation et la sécularisation2. Ce qui n’est pas sansexpliquer à la fois la séduction qu’elle exerce et le rejet qu’ellesuscite. La démocratisation poussée à son terme n’implique-t-ellepas à terme et tendanciellement la sortie de la religion ?

Le registre social

Que cette dimension symbolique de la démocratie soit plusessentielle pour la modernité que la seule dimension constitu-tionnaliste, plus matricielle et génératrice pourrait-on dire, c’estce qui apparaît à l’évidence si l’on observe que la revendicationdémocratique excède très largement le champ du politique. Bienau-delà du seul régime électoral, ce sont tous les champs del’expérience sociale que les hommes et les femmes modernesentendent démocratiser : de l’entreprise à l’éducation, de lafamille aux relations entre les sexes en passant par la religion, etc.Là aussi la question se pose de savoir dans quelle mesure un

2. A contrario, le ministre chargé de la Loi dans l'actuel gouvernement afghan, Kacem Fazelli,explique dans une interview (Libération du 29 juillet 2003) comment les Américains jouent lesanciens moudjahidin contre les taliban et les restes d'Al-Qaeda sans comprendre que le vrai pro-blème, à la source du terrorisme et du refus de la démocratie, réside dans le poids excessif accordé aureligieux dans la conception de l'État. Or, sur ce point-là, les deux parties « sont d'accord à 90 % » etsoutiennent les ouléma réunis à Kaboul en mai 2003 pour exiger « que la charia soit la seule sourcede la législation, que le voile soit obligatoire, que tout ce qui paraît contre l'islam dans la presse soitpoursuivi, que le sécularisme, assimilé à une hérésie, soit rejeté », etc. (mes italiques, A.C.). L'erreur,selon K. Fazelli, est de s'appuyer sur des factions religieuses contre d'autres, puisque le problèmepremier est d'arriver à diminuer l'emprise de la religion sur le politique. On touche ici, plus géné-ralement, à la question clé, clairement posée à tous les pays soumis à l'influence de l'islam. Sont-ils prêts, et dans quelle mesure, à accepter la séparation de la religion et de l'État ? Et pas seulementen fait mais d'abord en droit. Symboliquement. On peut soutenir symétriquement, avec beaucoupd'historiens, que le facteur déclenchant du processus démocratique multi-séculaire en Occident aété l'échec réitéré de toutes les tentatives de subordonner le pouvoir temporel au pouvoir spirituelde Rome et de (re)créer un empire théologico-politique. La conclusion semble s'imposer d'elle-même : pas de démocratie sans séparation du politique et du théologique.

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régime parlementaire est susceptible de s’installer durablements’il n’est pas porté par cette aspiration générale à la démocratiesociale, économique ou religieuse. Et, réciproquement, il est pro-bable que la plus grande part de l’hostilité envers la démocratieparlementaire ne procède pas tant d’un rejet de cette formeconstitutionnelle en tant que telle que de la crainte qu’elle n’en-courage les autres processus de démocratisation et notamment,sans doute, la démocratisation des relations entre les deux sexes,véritable révolution anthropologique.

La question du pluralisme et de l’espace public

De manière transversale par rapport à ces diverses composantesde l’idéal démocratique, il convient encore d’observer l’existenced’une oscillation constante entre deux grandes interprétationspossibles de l’idéal démocratique. La première, qu’il est possiblede qualifier d’utilitariste, le pense en termes de possession, en cléd’avoir. La seconde – qualifions-la d’expressiviste – raisonneplutôt en termes d’identité, en clé d’être. Pour la première, lavertu principale de l’ordre démocratique est d’ordre instru-mental. En garantissant le respect des droits de propriété, ladémocratie permet à chacun de poursuivre ses finalités et d’accéderà une jouissance paisible des richesses matérielles. Et cela d’au-tant plus que ce même respect des droits de propriété est parnature favorable au bon fonctionnement du marché et à l’accu-mulation des richesses privées. Pour la seconde conception aucontraire, ce à quoi les sujets démocratiques aspirent, c’est enpremier lieu à pouvoir tous manifester leur identité propre et sin-gulière. Dans cette seconde conception – dont Hannah Arendtpuis, sur un mode très différent, Jürgen Habermas sont sansdoute les plus grands représentants –, ce qui importe au premierchef, c’est l’existence d’espaces publics dans lesquels les sujetspuissent débattre, former une opinion et conquérir la recon-

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naissance de leur valeur et la certitude d’exister légitimement etvalablement aux yeux des autres. La société démocratique estd’abord une société plurielle et pluraliste. Et, à la limite, Arendtne serait pas loin de penser que la vraie valeur à préserver, beau-coup plus que la démocratie proprement dite, c’est celle dupluralisme. On voit ici se profiler la question redoutable de savoirdans quelle mesure la démocratie est toujours et nécessairementpluraliste et si des systèmes sociaux traditionalistes ne le sont pasparfois davantage, mais au prix, il est vrai, de l’imposition d’unehiérarchie et de formes de domination sociales insupportablesaux yeux des modernes.

Le paradoxe des autocraties pluralistesarabo-musulmanes

Un des meilleurs connaisseurs du monde arabo-musulman, le professeur DanielBrumberg (université Georgetown), président de la Fondation pour la démocrati-sation et le changement politique au Moyen-Orient et membre du conseil derédaction du Journal of Democracy, analyse très bien la spécificité paradoxale desrégimes politiques dominants dans le monde arabe qu’il qualifie d’autocratiespluralistes (ou autoritaires populistes). Soucieux d’éviter l’autoritarisme militairelatino-américain ou les dictatures marxistes-léninistes, ces régimes se sontfondés sur la base du compromis suivant : satisfaire sur un mode clientélaire etcorporatiste le plus grand nombre de classes ou de groupes sociaux possible enéchange de la confiscation du pouvoir dont l’exercice passe ainsi par un jeud’équilibrisme permanent. Ces pouvoirs ont développé des stratégies de survied’une efficacité surprenante qui ont mis fin à toutes les tentatives de démocrati-sation en échange du maintien d’un certain pluralisme (avec une certaine libertéde la presse et de la société civile et même un système électoral, il est vrai forte-ment contrôlé) qui risquerait au contraire d’être compromis par une logique dedémocratisation effective [Brumberg, 2003, p. 38]. Ces stratégies de survie auto-ritaires populistes se heurtent à deux obstacles majeurs. D’une part, elles repo-sent sur un fort secteur public, inefficace, qui ne permet pas de répondre auxmultiples demandes des couches sociales clientes et rend obligatoire le recoursà l’emprunt extérieur et la soumission aux normes du FMI. Tout cela pousse for-tement en direction de mesures de libéralisation du marché au risque de frustrer

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systématiquement les intérêts des couches clientélaires dépendantes des sub-ventions et des financements publics. Mais d’autre part, dans le maintien d’uncertain pluralisme social, seules les couches religieuses disposent d’un espacepublic autonome à travers le réseau des mosquées. Elles menacent donc en per-manence d’être les gagnantes au jeu du pluralisme (jusqu’à risquer de l’abolir àleur profit) et plus encore lorsqu’elles parviennent à gagner le soutien descouches clientélaires de l’ancien secteur public sacrifiées par l’ouverture libéraleau marché national et international.

Liberté et égalité. Individuelles ou collectives ?

Cette oscillation entre aspiration à la possession de richesses et à lamanifestation de soi est par ailleurs traversée par une oppositioncentrale entre les deux valeurs cardinales de la démocratie, laliberté et l’égalité, dont le mariage n’est pas toujours aisé. Et d’au-tant moins qu’elle doit elle-même être redoublée dans les oppo-sitions entre liberté individuelle et/ou liberté collective, et entreégalité des individus et/ou égalité des nations. Il n’est pas pos-sible, ou en tout cas guère aisé, de défendre à la fois l’égalité desindividus et celle des nations, des cultures ou des peuples lorsquenombre de ces derniers puisent leur identité dans l’affirmation deleur supériorité – et d’ailleurs, peut-on dire : j’aime ma culture etmon peuple quoique ou parce qu’ils sont inférieurs aux autres ou,au mieux, équivalents ? – et se structurent, à l’intérieur, sur unprincipe hiérarchique qui dénie précisément l’égalité de droit desindividus. Par ailleurs, aucun organisme social collectif – société,État, parti, Église, etc. – ne peut accéder à l’autonomie et à laliberté sans empiéter peu ou prou sur les libertés individuelles etsans se les subordonner. Faut-il alors, pour échapper à toutesubordination, se résoudre à renoncer à toute forme de libertécollective ? La démocratie doit-elle se limiter à ce qu’Isaiah Berlin[1969] appelait la liberté négative, au détriment de tout espoir deliberté positive ? La démocratie des modernes, pour reprendre lacélèbre expression de Benjamin Constant, doit-elle être exclusi-

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vement celle des individus repliés sur leur sphère privée, àl’inverse de celle des anciens qui valorisait avant tout l’engage-ment collectif dans les affaires de la cité ? À force de devenir tou-jours plus individualiste, ne risque-t-elle pas en définitive de se« retourner contre elle-même », comme l’écrit le philosopheMarcel Gauchet [2002] et de saper ainsi ses propres fondements ? Ce premier repérage de la variété des composantes de l’idéaldémocratique permet de mesurer combien le champ des inter-prétations possibles en est vaste, même entre des pays ayant suivides trajectoires historiques voisines. Les pays anglo-saxons, parexemple, donnent ainsi le privilège absolu à la liberté indivi-duelle sur l’égalité, là où la tradition française est plus soucieused’égalité et aspire à la liberté collective en accordant le primat aupolitique sur l’économique. Pour penser le lien entre paix etdémocratie, nous devrons donc nous demander lesquelles de cescomposantes sont effectivement pacificatrices. Mais il convient,avant d’aller plus avant, de rappeler combien cette célébration dela démocratie, désormais parée de toutes les vertus au pointqu’aucun régime politique n’ose plus désormais se présenterautrement que comme démocratique, est en fait récente.

I.2. La démocratie, de l’opprobre à la glorification

Revenons, en la détaillant un peu, sur la différence capitale entrela démocratie des anciens et la démocratie des modernes. La pre-mière affirme la nécessité que les citoyens, présents dans unmême espace public, participent activement à la prise des déci-sions collectives, là où la seconde, et de plus en plus au fil dutemps, abandonne aisément ce travail à des politiciens profes-sionnels pour mieux laisser les citoyens se consacrer à la seulepoursuite de leurs fins privées. La première désigne les dirigeantspar tirage au sort (entre les volontaires qui acceptent la perspec-tive d’avoir à rendre compte de leur gestion devant une agora

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guère complaisante), la seconde a recours à l’élection. Jusqu’auXIXe siècle, la tradition philosophique occidentale moderne(depuis Hobbes) n’a pas entendu autre chose sous le terme dedémocratie que la démocratie directe des anciens, et lui a conférédes connotations extrêmement négatives. S’il importe de le rap-peler, c’est parce que par une sorte d’illusion rétrospective, nousavons tendance à croire que toutes les théories du bon régimepolitique élaborées au XVIIe et au XVIIIe siècle par les théoriciensdu contrat social – par Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau, Kant,etc. – auraient été des apologies de la démocratie. Or rien n’estmoins vrai. Quoi de plus horrible aux yeux de tous ces auteurs quela démocratie, le règne de la populace ou de la foule inculte ? Labonne société politique n’est pas pour eux démocratique, maisrépublicaine ou monarchique. Ce n’est que très progressivement ettardivement qu’il sera admis que les décisions doivent procéder detous les membres d’une communauté politique, des membres indi-viduels, et pas seulement des plus éclairés d’entre eux, des « capa-cités » comme on disait en France dans la première moitié duXIXe siècle, et que, peu à peu, l’idéal républicain entrera en coalescenceavec l’idéal démocratique grâce à la substitution au principe égali-taire qu’incarnait le tirage au sort d’une logique de la représentationpermettant de sélectionner les « meilleurs » grâce à l’élection3. Retenons de ce bref rappel que la substitution actuelle de ladémocratie à la république ou à la monarchie contractualiste desgrands penseurs de la tradition occidentale laisse ouverts deuxproblèmes symétriques : d’un côté, elle se résigne trop vite à nepas tenir compte de l’aspiration à accéder à l’espace public et àparticiper à une liberté politique collective que satisfaisait ladémocratie des anciens, et, de l’autre, elle croit trop facilement et

3. Comme le note Bernard Manin, dont le travail sur cette question reste irremplaçable, il entredonc dans l'idée de la démocratie représentative, fondée sur l'élection, une composante encore aris-tocratique [Manin, 1998].

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rapidement résolues les conditions que la tradition philoso-phique assignait à la passation d’un contrat social effectivementjuste entre les membres de la communauté politique. Mais peut-être, nous le verrons in fine, est-ce sur le terrain d’un troisièmetype de démocratie que les problèmes principaux se posentaujourd’hui : non plus celui de la démocratie directe des anciensou de la démocratie représentative des modernes, mais celui de ladémocratie d’opinion, postmoderne pourrait-on dire, qui est enpasse de se généraliser à l’échelle planétaire.

I.3. La démocratie est-elle naturelle, universelle et/ou universalisable ?

Le dernier point dont il importe de dire quelques mots avant decentrer plus spécifiquement la discussion sur les rapports de la paixet de la démocratie, peut sembler assez déroutant. Mais il est sansdoute le plus important. La certitude que l’extension de la démo-cratie dans le monde doit contribuer à la pacification des relationsentre les hommes, entre les cultures et entre les nations, repose surun postulat implicite, presque jamais formulé – parce que difficileà assumer –, mais pourtant logiquement inévitable. Il ne sert à riend’espérer un triomphe de la paix grâce à l’universalisation de ladémocratie si on ne suppose pas au préalable que tous les êtreshumains désirent ou désireraient a priori vivre sur un mode démo-cratique et qu’il en est ainsi parce que l’aspiration démocratique està la fois naturelle, ancrée dans la nature des sujets humains, et uni-verselle ou universalisable. Une telle hypothèse semble à premièrevue doublement intenable : elle est difficile à soutenir empirique-ment au vu de l’histoire des siècles voire des millénaires passés et,par ailleurs, l’idée même d’une naturalité de l’humain est de plusen plus battue en brèche par les sciences sociales ou la philosophiecontemporaines, massivement « déconstructionnistes ». Résumons cavalièrement la position implicite, jamais énoncéecomme telle mais qui est en fait hyper-dominante chez la quasi-

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totalité des penseurs contemporains : à l’exception de l’exemplede la démocratie athénienne, impossible à reproduire, aucunesociété n’a jamais connu la démocratie jusqu’à l’avènement desdémocraties représentatives modernes. La raison principale en estque par la valorisation du passé, de la tradition, de la religion etde l’ordre social existant, posés comme naturels et donc inques-tionnables, les sociétés prémodernes se sont systématiquementsoustraites à la mise en question réflexive de leurs fondementssymboliques. Seuls les modernes seraient démocrates parce que,en s’affranchissant de la tradition, ils ont ouvert un champpresque infini à l’invention du nouveau. Et s’ils ont pu le faire,c’est parce qu’ils ont dénié toute naturalité et donc toute légiti-mité à ce qui avait existé jusqu’alors. L’imaginaire démocratique par excellence serait donc celui quiréfute l’idée même de nature en s’affirmant résolument et radica-lement constructiviste. Toutefois, le problème inhérent à cetteposition est que si « tout est construit », alors tout est aussi aisé-ment déconstructible et qu’on ne voit pas pourquoi la démo-cratie ne le serait pas aussi. Où l’on voit resurgir ce risque de réfu-tation de la démocratie par elle-même que nous pointions tout àl’heure. Qui ne peut être combattu, argumentait le philosopheJohn Dewey dans Freedom and Culture, qu’en affirmant demanière normative et à titre d’idéal régulateur une certaine natu-ralité « quand même » de l’idéal démocratique. « La démocratie,écrivait-il, est indissociable de la croyance selon laquelle les insti-tutions politiques et le droit doivent à titre fondamental tenircompte de la nature humaine. Elles doivent plus que toute autreforme d’institution politique lui donner libre cours. » Pourtant,poursuivait-il, rien ne permet d’être assuré que la nature humainepousse effectivement dans cette direction. « Il nous faut voir quela démocratie s’identifie à la croyance que la démocratie doit pré-valoir. Et reconnaître en toute franchise que cette propositionconstitue une proposition morale. » En définitive, il convient de

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se demander « quelle foi nous pouvons avoir dans les potentia-lités de la nature humaine à valoriser l’idéal démocratique »[Dewey, 1939, 2002].Il est évidemment impossible d’entrer ici dans ces débats com-plexes entre positions naturalistes et constructivistes-déconstruc-tionnistes4. C’est donc de manière apparemment très dogmatiquequ’on affirmera pourtant, contre les évidences premières et enreprenant, sans la détailler, une partie de l’argumentation pré-sentée par Jean Baechler dans son beau livre Démocraties [1975],qu’en effet, certaines tendances de l’espèce humaine la portentnaturellement vers la démocratie (même si d’autres la font tendrevers d’autres formes politiques), que la démocratie définit enquelque sorte l’état de santé politique des sociétés et que,d’ailleurs, avant la formation des royautés, des grands empiresprimitifs et des grandes religions, la démocratie a bel et bienconstitué historiquement le régime politique de l’humanité, quece soit dans le cas des sociétés de chasseurs-cueilleurs, dansnombre de tribus amérindiennes ou berbères ou dans celui descités antiques ou italiennes. De toute évidence, ces formes de ladémocratie sauvage, archaïque ou antique, n’ont pas grand-choseà voir avec la démocratie représentative moderne de type west-minstérien. Mais il est essentiel d’en rappeler l’existence si on ne

4. Auxquels la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, ) a consacré deuxgrosses livraisons : La Revue du MAUSS semestrielle n°17, « Chasser le naturel. Constructivisme, éco-logisme et naturalisme », 2001, 1er semestre, et le n°19, « Y a-t-il des valeurs naturelles ? », 2002,1er semestre. On trouvera dans le n°19 une traduction partielle du chapitre 5 du livre de J. Deweycité plus haut. On y lira aussi un texte de Charles Cooley, le fondateur de la tradition sociologiqueaméricaine, tiré de son livre Social Organization : A Study of the Larger Mind (1909), qui montre com-ment les groupes primaires, ceux qui reposent sur une logique du face à face et de la connaissanceinterpersonnelle, sont des écoles de démocratie. Pour Cooley, les idéaux démocratiques doiventêtre compris comme une extension des idéaux propres à la socialité primaire [Chanial, 2002] :« Égalité des chances, équité, dévouement et allégeance de tous au bien commun, libre discussionet bienveillance à l'égard des plus faibles [...] ces aspirations s'actualisent et se renouvellent chaquejour dans le cœur des hommes, car elles émanent des expériences ordinaires et familières et sontcorroborées par elles », écrit-il. Même idée, dans une perspective ethnométhodologique, chez AnnRawls [1990, 2002] dans « Emergent sociality : a dialectic of commitment and order », in SymbolicInteraction, vol. 13, n°1, p. 63-82, 1990 (JAI Press).

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veut pas abandonner aux seuls Occidentaux modernes un mono-pole excessif sur l’idéal et sur la réalité démocratiques.En conclusion de ce premier examen de la nature de la démo-cratie, il apparaît qu’il vaut mieux parler des démocraties que dela démocratie, non seulement parce que la démocratie moderneest multidimensionnelle et que ses diverses dimensions sontinterdépendantes, mais aussi parce qu’il a existé bien d’autrestypes d’expression de l’aspiration démocratique que les formespolitiques aujourd’hui dominantes. La question des rapportsentre paix et démocratie doit donc être posée et resituée dans lecadre d’une interrogation plus générale sur la manière dontl’espérance démocratique s’est formée, manifestée et déformée àtravers l’histoire de l’humanité. Il faut montrer comment elle aété constamment perdue et retrouvée à travers une lutte immé-moriale et dialectique contre de multiples formes de dominationet d’oppression qui lui ont été à la fois étrangères et opposées,mais aussi consubstantielles en ce sens que chaque type dedémocratie historique s’est forgé et déterminé concrètement enfonction des formes de domination spécifiques qu’elle entendaitabolir et, souvent, sur leur modèle et avec l’appui de forces héri-tées de l’ordre ancien5. Chaque forme démocratique concrète,quoique entretenant un air de famille avec toutes les autres, estaussi tributaire de l’histoire particulière qui l’a engendrée.

5. Ainsi, comme Tocqueville l'a admirablement montré dans L'Ancien régime et la révolution, la répu-blique jacobine créée par la révolution de 1789 peut-elle tout autant être vue comme l'événementqui a aboli l'absolutisme de l'Ancien Régime que comme le mouvement historique qui a parachevéle mouvement de centralisation et d'universalisation de la France entrepris par la monarchie.Comme son apothéose.

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2 LA DÉMOCRATIEPRÉVIENT-ELLE LES CONFLITS ?

Venons-en maintenant au cœur du problème. L’extension du sys-tème de la démocratie représentative – ou, si l’on préfère, de ladémocratie libérale – appuyé sur des élections libres et régulièresest-elle nécessairement un facteur de paix ? La réponse affirmativeà la question fait aujourd’hui largement consensus en Occidentet dans les instances internationales, et elle alimente la convictionque si la démocratie doit être répandue à travers le monde, cen’est pas seulement parce qu’elle serait intrinsèquement etéthiquement désirable mais aussi, et d’abord, parce qu’elle est facteurde sécurité6. À l’idée d’une sécurité collective assurée par l’équi-libre des puissances, qui animait la diplomatie du XIXe siècle etqui présidait encore aux décisions de l’ONU jusqu’à la fin de laGuerre froide, a succédé la thématique de la « sécurité démo-cratique » conçue comme un moyen à la fois plus sûr et moinscoûteux d’assurer la sécurité de tous. La sécurité, ou la paix, parla démocratie.

Qu’est-ce que la paix ?

En toute rigueur, pour interroger de manière systématique les rapports entre paixet démocratie, il faudrait consacrer à l’examen de la notion de paix à peu prèsautant d’attention que nous venons d’en apporter à celle de démocratie. Il nesuffit pas, en effet, de dire qu’un état de paix se caractérise par l’absence deconflits ou de violences déclarées. Si le conflit survient cinq minutes après, devra-t-on

6. Cf. UNESCO, 1997a et 1997b. (Ces deux publications ont été réalisées sous la direction deMoufida Goucha, René Zapata et Isabelle de Billy.)

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dire que cinq minutes avant, on était en état de paix ? Renvoyons sur ce point auxanalyses de Harald Müller qui propose la définition suivante de la paix : « Peaceis a state between specific social and political collectives characterized by theabsence of direct violence and in which the possible use of violence by oneagainst another in the discourse between the collectives has no place » [Müller,2003, p. 13]. Il faudrait par ailleurs distinguer clairement entre les problèmes dela paix et ceux de la sécurité démocratiques. Comme le suggère fortement UlrichBeck dans son célèbre Risko Gesellschfaft (La société du risque), les différencesde classe sont aujourd’hui relayées par les différences dans l’exposition aurisque. Quoique vivant dans une société en paix avec ses voisins, on peut doncêtre fortement exposé au risque et à l’insécurité si on vit près d’une centralenucléaire ou d’une usine de type Seveso. Et a fortiori si elle est susceptible d’êtreprise pour cible par des terroristes. Entre la guerre avec les États étrangers, laguerre civile, l’exposition au risque ou aux violences urbaines, il y a tout un conti-nuum à prendre en compte. Notre propos ici sera plus limité et se bornera pourl’essentiel à la question de savoir dans quelle mesure l’extension du nombre desrégimes démocratiques influe positivement sur le nombre de guerres d’agressionet diminue les risques de guerre civile.

II.1. « Les démocraties ne se font pas la guerre »

Cette doctrine a été lancée en janvier 1994 par Bill Clinton qui,dans son Adresse sur l’état de l’Union, déclarait que « les démocratiesne se font pas la guerre » [cf. Blin, 2001, p. 55]. Tocqueville obser-vait déjà dans La Démocratie en Amérique que « les peuples démo-cratiques désirent naturellement la paix ». Mais c’est au Projet depaix perpétuelle de Kant (1795), écrit dans la lignée de Bernardin deSaint-Pierre et de Rousseau, que l’on attribue aujourd’hui la pater-nité des idées forces de la sécurité démocratique – au prix, il est vrai,d’une imputation à la démocratie de ce que Kant écrivait des seulesrépubliques et en horreur de la démocratie. La paix perpétuelle, expli-quait Kant, résultera de l’association entre les États républicains,dont le nombre est voué à s’accroître, parce que ces États tendentnaturellement à la paix entre eux, même s’ils ne désirent pas natu-rellement la paix avec les États despotiques [ibid., p. 77].

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Ce n’est qu’après coup que les spécialistes des relations interna-tionales ont redécouvert ces idées de Kant et c’est en fait demanière tout empirique que l’idée d’un lien entre paix et démo-cratie semble être apparue, au terme d’une comparaison entrenombre de pays démocratiques et nombre de conflits impulséepar les premières compilations réalisées en 1942 par l’historiendes guerres Quincy Wright7. De multiples études, notammentaméricaines, ont amplement confirmé depuis le théorème désor-mais presque érigé au statut de loi socio-historique et commecanonisé, on l’a vu, par Bill Clinton : les démocraties ne se font pasla guerre. On ne compte, disent les spécialistes, que cinq excep-tions, qui prêtent d’ailleurs à discussion : États-Unis/Grande-Bretagne (1812), États-Unis/Mexique (1845-46), États-Unis/Espagne (1895-98), France/Grande-Bretagne à Fachoda en1898, et les Alliés contre la Finlande alliée à l’Allemagne nazie.Aucun de ces cas ne permet vraiment de remettre en cause l’hy-pothèse générale dont Arnaud Blin, qui présente dansGéopolitique de la paix démocratique [2001] une utile synthèse deces discussions, estime que « plus personne ne la conteste ». Deson côté, le politologue Bruce Russett concluait au cours du panelde l’UNESCO sur « Démocratie et développement » : « Considérésdeux par deux, des États qui sont à la fois démocratiques, trèsinterdépendants et très liés au sein d’organisations internatio-nales, n’ont eu tendance à s’opposer militairement que dans uneproportion de moins d’un cinquième, par comparaison avec desÉtats qui ne sont ni démocratiques, ni interdépendants, nimembres d’une même organisation internationale » [cf. Boutros-Ghali, 2002, p. 154].

7. La première comparaison a été effectuée par Quincy Wright en 1942 [cf. Wright, 1942] et renou-velée et vérifiée trente ans plus tard par J. David Singer et Melvin Small [1972]. Les implicationsphilosophiques de cette découverte empirique ont été tirées par Michael Doyle [1983] qui les amises en rapport avec la doctrine de la paix perpétuelle de Kant.

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La cause semble donc entendue. Nous verrons dans un instantqu’elle l’est en fait nettement moins que ces premières indica-tions ne tendent à le laisser croire. Mais avant de réexaminer laquestion, il est nécessaire de signaler dès maintenant les conclu-sions potentiellement dangereuses qu’on pourrait être tenté detirer d’une acceptation trop rapide et non critique de l’axiomeque les démocraties ne se font pas la guerre et qu’il est possible derésumer en une sorte de syllogisme qu’on qualifiera au minimumde paradoxal :• les démocraties ne se font pas la guerre ;• pour que règne la paix dans le monde, il faut et il suffit doncque tous les régimes soient démocratiques ;• comme ils ne le sont pas, il est du devoir des démocraties confir-mées de les rendre démocratiques, au besoin en recourant à laguerre ;• et, au besoin encore, en se dispensant de respecter les règles defonctionnement démocratique des organisations internationales.

Ou encore, et en résumé, puisque nous sommes démocrates etpacifiques, nous avons le droit de ne pas nous comporter demanière démocratique et d’imposer la paix, notre paix, par laguerre. Ce qui est inquiétant dans ce genre de raisonnement, c’estque s’il s’est affiché de manière particulièrement évidente depuisle 11 septembre 2001, il plonge en fait ses racines dans un terreauintellectuel beaucoup plus ancien et profond, qui a abouti peu àpeu à une reformulation préoccupante de l’ancienne thématiquede la guerre juste.

II.2. La démocratie imposée, la vision tripartite du mondeet la question de la guerre juste

Si tous les pays du monde étaient démocratiques et s’il restait tou-jours vrai dans ces conditions que les démocraties ne se font pas

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la guerre, alors, par hypothèse et de manière tautologique, il n’yaurait plus de guerre. Cette perspective rassurante était assez lar-gement partagée par les analystes au début des années 1990, tantpar les partisans d’une vision linéaire de la démocratisation –Seymour Martin Lipset ou Karl Deutsch – que par les théoriciensdes « transitions démocratiques » – Guillermo O’Donnell puisAdam Przeworski, par exemple – qui insistaient sur la nécessité etla possibilité pour les anciens régimes autoritaires de faire advenirdes « compromis démocratiques » en concédant certaines ouver-tures politiques à des populations qu’on espérait voir accepter desréformes économiques libérales indispensables mais doulou-reuses et peu populaires. Ces analyses sont toujours en vigueurmême si elles se sont vite heurtées à un scepticisme et un pessi-misme croissants. Comment rendre viables de tels compromisdémocratiques en l’absence de forces sociales effectivement por-teuses de l’idéal démocratique ? Allait-on voir apparaître, selonl’heureuse formulation de Ghassam Salamé, des démocraties sansdémocrates [Salamé, 1994] ? Et si les forces sociales aspirant à la démocratie sont au boutdu compte trop faibles et trop rares, si en conséquence,nombre de régimes autoritaires ou despotiques ne s’ouvrentpas au compromis démocratique annoncé par la théorie, ne faut-il pas alors donner à la démocratie un sérieux coup de pouce ententant de l’imposer de l’extérieur, y compris, le cas échéant, parles moyens de la guerre, là où elle n’existe pas et ne parvient pasà se former de manière endogène ? C’est ce choix que sembledésormais privilégier l’administration américaine. Peut-on luitrouver des justifications ?Il est frappant de constater que toute une partie de la littératurephilosophique, sociologique ou économique récente adopte unevision tripartite du monde qui tend à légitimer un tel pari. Il yaurait dans le monde d’une part, les démocraties (libérales) avé-rées, de l’autre les régimes politiques peu plaisants mais accep-

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tables à titre de moindre mal (parfois qualifiés de « confucéens »)et, enfin, le reste : les régimes inacceptables, les États voyous, lesrogue states. L’irruption de cette tripartition typologique dans la pensée desrelations internationales bouleverse de fond en comble les termesdu débat classique. À la base de la doctrine de l’ONU, depuis saconstitution, régnait l’idée que la paix doit être maintenue entredes États souverains, égaux en droit, et que tout acte de belligé-rance violant cette souveraineté doit être condamné. Le maintiende la paix dans cette optique suppose l’envoi de forces d’interpo-sition – les Casques bleus – entre les États en guerre ou entre lesparties prenantes d’une guerre civile et l’organisation d’électionslibres, seules susceptibles de conférer une légitimité suffisante àun pouvoir pacificateur. Dans tout un ensemble de cas, ces inter-ventions de l’ONU ont permis d’éviter le pire, de stopper des mas-sacres et de repartir sur d’autres bases en espérant que le tempspanse les plaies et apaise les passions8. Et, en tout état de cause, ilest clair qu’il faut tout faire pour stopper au plus tôt les bains desang déjà enclenchés ou qui s’annoncent.La difficulté est que la présence de l’ONU est loin de suffire à elleseule à enclencher un cercle politique vertueux en faveur de ladémocratie, même s’il est vital qu’aucune des parties en présencene puisse ignorer qu’elle ne jouira pas de l’indispensable recon-naissance internationale – et de l’aide financière qui peut alleravec – aussi longtemps qu’elle bafouera les droits de l’homme.Observateurs et responsables de l’action de l’ONU s’accordentcependant à reconnaître que ses interventions ne peuvent êtrepleinement efficaces que si les représentants de l’ONU sont prêtsà rester sur place longtemps. Or l’ONU n’a guère les moyens d’as-

8. En 1996, le directeur général de l'UNESC0, M. Federico Mayor, estimait qu'au Salvador, enNamibie, au Mozambique, en Angola et au Proche-Orient, l'ONU avait fait la preuve de son effica-cité [cf. Mayor, 1997a, p. 29].

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surer une telle pérennité. En définitive, lors d’un symposium del’UNESCO, le colonel Jean-Louis Dufour pouvait conclure :« L’ONU a largement échoué dans le maintien de la paix »[cf. UNESCO, 1997a, p. 39].C’est sans doute, entre autres considérations, le constat de cetteimpuissance relative qui a donné jour ces derniers temps auxÉtats-Unis, avant même l’avènement au pouvoir de l’équipe Bushet bien au-delà des cercles les plus bellicistes, à une conceptionbeaucoup plus interventionniste de la paix démocratique quitend à légitimer la guerre des démocraties contre certains États. Sila paix ne peut pas être garantie par une présence militaireconstante de l’ONU, alors ne faut-il pas, de manière préventive,détruire les régimes non démocratiques et fauteurs de guerre ? Nefaut-il pas renouer avec le concept de guerre juste, comme avaitcommencé à le faire le philosophe liberal (au sens américain duterme) Michael Walzer, directeur de la revue des intellectuels degauche new-yorkais Dissent, il y a plus de vingt-cinq ans déjà9 ?Le questionnement sur la guerre juste est ancien. Né avec lejudaïsme antique et chez les Grecs, il est repris par saint Ambroiseet saint Augustin, et systématisé au XVIIe et XVIIIe siècle par lesdoctrines dites jusnaturalistes et notamment par Grotius. Il dis-tingue entre le droit à la guerre (jus ad bellum) et le droit dans laguerre (jus in bello). En combinant ces deux droits, on aboutit àune formulation synthétique qui pose qu’une guerre est juste sielle est menée « pour de bonnes raisons et avec de bons moyens ».Plus précisément10, l’accord se fait désormais sur l’idée qu’uneguerre est juste 1) si elle est déclarée par une autorité compétente,2) pour une juste cause, 3) dans une intention juste, 4) avec des

9. Cf. Michael Walzer [1977]. Ce texte est déjà ancien, mais il prend aujourd'hui une singulièreactualité du fait que M. Walzer n'a pas hésité à apporter son soutien critique (contre l'avis d'unepartie du comité éditorial de Dissent qu'il co-dirige) à la politique étrangère du président Bush

10. Cf. la présentation que donne du jusnaturalisme Christopher W. Morris dans le Dictionnaired'éthique et de philosophie morale dirigé par Monique Canto-Sperber [PUF, Paris, 1997, p. 618-19].

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moyens proportionnés aux fins, 5) avec un espoir raisonnable desuccès, et 6) si elle constitue le dernier recours. Quant au jus inbello, il implique la proportionnalité des moyens (cf. le point 4précédent) et la discrimination, i.e. l’interdiction d’attaquer lesnon-combattants (mais M. Walzer remet partiellement en ques-tion ce dernier point). Tout le problème est évidemment de savoir ce qui constitue une« juste cause » et une « intention juste », et qui en décide. La justecause peut-elle consister dans l’intention d’imposer la démocratie ?Et, plus particulièrement, dans l’idée que si la démocratie doitêtre amenée par une intervention extérieure, c’est 1) parce qu’ellecorrespond au désir profond de tous les peuples, 2) parce queseule, en conséquence, elle est à même de convertir des Étatsagressifs et menaçants en États pacifiques ? Une telle représenta-tion est à l’évidence passablement irénique (si elle n’est pascynique) et difficilement défendable. La vision tripartite dumonde que nous mentionnions à l’instant peut à la rigueur justifierune intervention destinée à transformer des États agressifs etmeurtriers en États moins dangereux et plus respectueux de la viede leurs administrés ; mais l’idée de les rendre démocratiques enun tournemain, comme par un coup de baguette magique, estelle-même extrêmement dangereuse. Or, même si elle ne tend pas directement vers cette conclusion, lareprésentation tripartite du monde y conduit pourtant insensi-blement. Dans un de ses derniers grands textes, Le droit des gens,le philosophe de la justice John Rawls renouait avec l’interrogationjusnaturaliste sur les modalités qui doivent présider aux relationsentre les nations dès lors qu’il faut admettre – contrairement àl’intuition qui présidait aux premières formulations de la Theoryof Justice – qu’il ne peut pas exister un régime constitutionnellégitime unique, un seul régime que choisiraient librementdes sujets rationnels placés dans des conditions de libertéconstituante idéales, et qu’en conséquence, on doit renoncer

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à l’objectif de faire advenir une société politique mondialehomogène. Quels rapports les démocraties doivent-elles alorsentretenir avec les régimes non démocratiques ? La réponse estqu’elles doivent rester pacifiques avec ceux que J. Rawls appelle lesrégimes « hiérarchiques bien ordonnés » – ceux, en substance,qui ne veulent pas la guerre – et ne pas craindre la guerre avec lesautres. Les « autres », autrement dit le troisième type de régimes,les régimes hiérarchiques qui ne sont pas « bien formés », lesrégimes « tyranniques et dictatoriaux [...] ceux-là doivent claire-ment être mis hors la loi », écrit John Rawls dans Le droit des gens[1996]. En ce qui concerne ces sociétés expansionnistes, conclut-il, « il n’existe pas en ce qui les concerne de solution pacifiquehormis la domination d’un camp ou la paix issue de l’épuise-ment » [p. 111].Mais comment repérer quels sont les régimes mal formés etvoyous ? Le danger est ici que les démocraties libérales se croientautorisées à désigner seules ceux qui ne sont pas « bien ordonnés »et qui risquent d’être dangereux pour la paix. Ce serait à elles ensomme d’en décider au risque de décréter illégitimes tous lesrégimes qui ne leur ressemblent pas assez. La logique du droitrisque ainsi de s’auto-détruire si de proche en proche, on pose enprincipe que sont justes les guerres que les démocraties libéralesdécrètent telles et qu’elles peuvent d’autant plus se dispenser dechercher un aval international et démocratique à leurs décisionsque dans ces instances internationales sont représentés desrégimes non démocratiques. Pas de démocratie face aux ennemisde la démocratie, voilà la nouvelle doctrine qui s’esquisse.À coup sûr, la communauté internationale doit se défendrecontre les visées expansionnistes de certains États. Mais il y a unesérieuse différence entre l’intervention en légitime défense et l’in-tervention préventive qui obéit en quelque sorte à une logiqued’attaque supposée légitime contre des régimes jugés menaçants.Comme on peut difficilement interdire à un État de posséder une

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armée et de défendre ses intérêts géostratégiques, la questionpremière est de savoir qui décide de l’attaque préventive et pourquelles raisons. Si la nouvelle doctrine de la guerre juste devaitaboutir à justifier des interventions préventives unilatérales sansl’aval ou contre l’avis des organisations internationales, on seraitfondé à nourrir de sérieuses inquiétudes sur l’avenir des idées dejustice et de démocratie.

Où s’arrêtent la légitime défense et la légitime attaque ?

Tout le problème est en fait de savoir à partir de quand on sort du champ de lalégitime défense, sachant que cette dernière peut inclure la légitime attaque pré-ventive. On sait trop ce qu’ont coûté au monde les accords de Munich, apothéosede la capitulation devant l’Allemagne nazie qui s’est traduite par un renoncementsystématique à la légitime défense préventive. Comme l’expliquait crûmentJoseph Goebbels en 1940 : « En 1933, un Premier ministre français aurait dû dire(et si j’avais été à sa place, je l’aurais fait) : “Le nouveau Chancelier du Reich estl’homme qui a écrit Mein Kampf, qui dit ça et ça. Nous ne pouvons tolérer cet indi-vidu dans notre voisinage. Ou bien il disparaît, ou bien nous attaquons !” Mais ilsne l’ont pas fait. Ils nous ont laissés tranquilles et nous ont permis de traverser lazone à risque. Ainsi nous avons réussi à contourner tous les récifs dangereux. Etquand nous avons fini et que nous nous sommes retrouvés bien armés, mieuxqu’eux, c’est alors qu’ils ont enclenché la guerre ! » [cité par Kagan, 2003].Quand, cependant, la légitime défense préventive se transforme-t-elle en attaquepure et simple ? On trouvera matière à réflexion sur ce point dans le propos deIlan Halevi, représentant permanent de l’OLP auprès de l’Internationale socialiste :« Ma génération, écrit-il, a été bercée par l’idée de la “guerre juste”. Et je persisteà penser que lorsqu’elle est défensive, la violence, même armée, est fondamen-talement légitime. Légitime, mais pas forcément désirable, ni préférable àd’autres formes de résistance. C’est d’ailleurs le sens originel du mot arabe jihad,qui n’est pas, comme on le traduit très souvent, la guerre sainte, mais l’effort, etdont le droit islamique conditionne la légitimité à son caractère défensif. C’est,classiquement, le cas de la résistance à l’occupation, ou à la tyrannie, etc. »I. Halevi poursuit de manière intéressante en observant la montée du refus detoute violence dans la conscience contemporaine : « Il y a là, dans ce refus, unevéritable révolution culturelle [...] Nous avons tous, à des degrés divers, été

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modelés par l’idée de la guerre juste, de la vengeance légitime, du meurtre d’État.Or, au bout des dernières répercussions logiques de l’abolition de la peine demort, de la renonciation au meurtre d’État comme fondement de tout ordre social,il y a une délégitimation définitive de la guerre comme recours légitime. En effet,s’il n’est plus justifié de tuer les méchants et même les monstres au détail, un parun, il ne saurait l’être de les tuer en masse, moins encore lorsqu’il s’agit desimples conscrits de force dans des armées “ennemies”, pour ne pas parler descivils dont la vie et les biens sont censés être protégés par le droit international,et en particulier par le droit humanitaire de la guerre » [Halevi, 2003, p. 62 et 63].

II.3. Qu’il n’est pas si sûr que les démocraties ne se font pas ou nepuissent pas se faire la guerre

Pourtant, il y a quelque chose d’apparemment imparable dansl’argumentaire qu’on vient d’examiner : s’il est vrai que les démo-craties ne se font pas la guerre, si l’on considère que la paix est detous les biens le plus désirable, alors il faut transformer le plusgrand nombre possible de régimes politiques en des démocratieset, pour le reste, tolérer les régimes non démocratiques pacifiqueset combattre ceux qui ne le sont pas clairement. Ce raisonnementséduisant est pourtant trop simpliste. Son point de départ,l’axiome que les démocraties ne se font pas la guerre, est en faitbeaucoup moins assuré qu’il peut tout d’abord sembler.

Qu’il existe un impérialisme et un militarisme démocratiques

Observons tout d’abord que le fait que les démocraties ne fassentpas la guerre entre elles n’implique en rien qu’elles ne fassent pasla guerre du tout ni qu’elles soient nécessairement pacifiques etpacificatrices dans leurs relations avec le monde non démocra-tique. Kant, on l’a vu, ne le pensait nullement. Et quant àTocqueville, s’il affirmait que les peuples démocratiques désirentnaturellement la paix, il ajoutait que « les armées démocratiques[désirent naturellement] la guerre » [1961, p. 270]. Que penser

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alors des sociétés démocratiques dans lesquelles l’armée, enliaison avec de grands intérêts industriels, occupe une place pré-pondérante11 ? En tout état de cause, il est difficile d’oublierqu’Athènes, le prototype de tous les régimes démocratiques, étaità la tête d’un empire qui lui payait tribut, qu’elle comptait sur letravail des métèques (et des femmes) pour financer l’implicationpolitique des citoyens libres, que l’histoire des démocraties occi-dentales modernes a commencé par être celle des conquêtes colo-niales, que ces dernières se sont opérées d’une manière qui étaittout sauf pacifique et que le nombre de leurs victimes n’a rien euà envier à celui des victimes des totalitarismes [cf. Ferro, 2003 ;Davis, 2003]. Il convient par ailleurs de tempérer sérieusement l’affirmationque les démocraties ne font pas la guerre entre elles par l’obser-vation du rôle plus ou moins discret joué par les anciennes puis-sances coloniales (France et Royaume-Uni) ou les États-Unis dansla politique intérieure de nombreux pays du monde. Il est loin detoujours aller en direction du respect des règles de la démocratieélectorale... Plus généralement, la comptabilité des experts citée plus haut,qui ne recense que cinq cas de guerres entre des démocraties, estau bout du compte fort discutable du fait qu’elle ne prend encompte que les interventions armées directes et manifestes et nedit rien des actions par lesquelles des puissances démocratiquescoloniales ou impériales sont intervenues pour déstabiliser desrégimes démocratiques non conformes aux desiderata des démo-craties dominantes. Le cas le plus spectaculaire est sans doutecelui de l’action du département d’État américain et de la CIA

11. On connaît la célèbre dénonciation du lobby militaro-industriel présenté par le présidentEisenhower quittant ses fonctions comme le principal danger pour la démocratie américaine. En1981, les dépenses militaires des États-Unis s'élevaient à 322 365 millions de dollars, celles del'Union européenne à 149 424, celles de la Russie à 63 684, de la Chine à 46 849 et du Japon à39 513 [De Beer, 2003]

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pour renverser le gouvernement de Salvador Allende au Chili, surlaquelle nous sommes désormais bien renseignés après la publi-cation des archives sur la Sécurité nationale par l’universitéGeorge-Washington. Dès le lendemain de l’élection de SalvadorAllende, en 1970, Henry Kissinger donne l’ordre d’organiser uncoup d’État. Un mois après, Thomas Karamessines, sous-directeurde la CIA, écrit au chef de l’antenne CIA de Santiago : « C’estnotre politique ferme et persistante que de renverser Allende [...]Il est impératif que ces actions soient mises en œuvre de manièreclandestine afin que la main du gouvernement des États-Unis soitbien dissimulée » [Patrice de Beer, Le Monde du 30 novembre1998]. Il importe de se rappeler que c’est le succès électoral etdémocratique de l’UP, le parti de S. Allende, aux élections législa-tives de mars 1973 (43,39 % des voix, un véritable vote deconfiance) qui décida la CIA et les putschistes à renoncer à la pos-sibilité d’un « coup d’État légal » pour passer à l’action militaireouverte. On se souvient de même du coup d’État organisé par lesBritanniques (avec l’appui de la CIA) en août 1953 pour renverseren Iran le gouvernement de Mohammed Mossadegh contraire àleurs intérêts pétroliers. Ou plus récemment, de la tentative derenverser le président Chavez au Vénézuela (quoi qu’on puissepenser de ce dernier par ailleurs). Quant à la France, l’étroiteimbrication plus ou moins occulte de la caisse électorale de cer-tains partis politiques avec les fonds privés de plusieurs dictateursafricains ne va pas précisément et toujours dans le sens d’unedéfense de la démocratie à tout prix. Concluons donc que si, jusqu’à nouvel ordre, les démocratieslibérales ne se font pas (beaucoup) la guerre – sauf, parfois, desévères guerres commerciales –, elles ne se privent pas (toujours)de la faire aux démocraties naissantes ou fragiles lorsqu’elles crai-gnent de les voir se constituer contre leurs intérêts immédiats. Etajoutons pour faire bonne mesure que si la majorité des experts

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croit au théorème selon lequel les démocraties sont pacifiquesentre elles solidement établi, ce n’est pas le cas de tous. Au termed’un examen très érudit, Harald Müller conclut qu’une minoritéjuge les données statistiques non significatives ou contestables(Layne, Elman), ou bien faiblement significatives seulement(Rummel, Oneal/Russett), sans compter ceux qui estiment que ladémocratisation des démocraties n’est pas suffisamment avancéepour qu’on puisse affirmer grand-chose (Czempiel) [Müller, 2003,p. 22].

Corrélation n’est pas raison

Si même le fait que les démocraties installées et stabilisées ne sontguère entrées en guerre les unes contre les autres était avéré, res-terait à savoir si c’est parce qu’elles sont démocratiques. Il est pos-sible d’en douter si l’on observe que l’absence de guerre n’est paspropre uniquement aux ensembles démocratiques libéraux.L’économiste Jurgen Brauer, de l’Augusta State University, noteainsi que « le Forum asiatique régional, la branche de l’ASEAN quis’occupe de la sécurité commune, a obtenu des résultats plutôtbons. Le nombre de conflits entre ses membres depuis la SecondeGuerre mondiale a été très faible, nul en vérité » [Brauer, 2003,p. 99-100]. De son côté, le politologue Martin Shaw répond parla négative à la question de savoir si c’est parce qu’elles sontdémocratiques que les démocraties ne se sont pas fait la guerre :si elles ne se sont pas fait la guerre après 1945 et si, d’ailleurs, ellesont été démocratiques, écrit-il, « c’est pour tout un ensemble deraisons : leur commune subordination au principal vainqueur dela guerre (l’Amérique) et leur opposition commune au bloc sovié-tique. Au cours des quarante années de la Guerre froide, l’inté-gration du bloc occidental s’est progressivement développée enenglobant toute une série de processus d’institutionnalisationdans les champs économiques, politiques ou militaires, si bien

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que la guerre entre les États-nations membres du bloc est devenuede moins en moins vraisemblable. Si la démocratie a joué son rôledans l’institutionnalisation de cette intégration, elle n’en a guèreété la principale cause indépendante12. » Nous avons vu plus haut le politologue du Panel démocratie del’UNESCO, Bruce Russett, écrire : « Considérés deux par deux, desÉtats qui sont à la fois démocratiques, très interdépendants et trèsliés au sein d’organisations internationales, n’ont eu tendance às’opposer militairement que dans une proportion de moins d’uncinquième, par comparaison avec des États qui ne sont ni démo-cratiques, ni interdépendants, ni membres d’une même organisa-tion internationale » [cf. Boutros-Ghali, 2002, p. 154]. Il estpermis de se demander si de ces trois facteurs de paix, c’est réel-lement la démocratie qui constitue le facteur prépondérant.Il faut donc encore se poser la question de savoir si la démocratieest un régime politique intrinsèquement pacifique et coextensif àla paix13 avant d’aborder la troisième : est-ce que la démocratisa-tion est nécessairement ou potentiellement pacificatrice ? Ouencore, l’introduction ou l’imposition des normes de la démo-cratie libérale représente-t-elle la bonne manière de passer de laguerre à la paix ?

12. « Democracies in this era did not fight each other. But this was hardly because they were demo-cracies. Rather, they did not fight and were democracies for a common set of reasons : their mutualsubordination to the major victor of the war (America) and their common rivalry with the sovietbloc. As the Cold War period lasted for over forty years, Western-bloc integration developed apace,encompassing many sorts of economic and political as well as military institutionalisation, so thatwar between the component nation-states became less and less likely. Again, while democracy wasa factor in institutionalising this integration, it was hardly the principal independent reason for it »[Martin Shaw, 2000].

13. Quand on voit l'acrimonie manifestée par les États-Unis face à la contestation de sa politiquepar d'autres nations, y compris des nations démocratiques, et qu'on constate qu'une partie de sapresse a pu écrire « après l'Irak, la France », on se pose des questions sur les vertus pacifiques desdémocraties libérales accédant à une position d'hyper-puissance.

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3 LA DÉMOCRATIEEST-ELLE INTRINSÈQUEMENT PACIFIQUE ?

La doctrine de la sécurité démocratique considère que si la démo-cratie est désirable, s’il faut qu’elle s’étende le plus possible à tra-vers le monde, c’est au premier chef parce qu’elle est garante depaix et de sécurité, la meilleure preuve en étant que « les démo-craties ne se font pas la guerre ». La première discussion que nousvenons de mener nous a conduit à nuancer sérieusement cettethèse. Du coup, la question se pose de savoir si c’est en tant quetelle que la démocratie peut induire la paix, ou bien parce qu’ellefavorise la naissance de situations ou de sentiments qui sont, eux,intrinsèquement pacificateurs, comme le sens de la justice, latolérance, l’amour du bien public ou la prospérité matérielle.Pour poursuivre cette discussion, il n’est sans doute pas inutile derappeler comment La République de Platon, l’ouvrage de philoso-phie politique « le plus influent de tous les temps » selon le philo-sophe Léo Strauss, et pas seulement dans le monde européen,caractérisait la justice : un état dans lequel la cité est en paix parceque chacun éprouve le sentiment de recevoir ce qui lui est dû et sesatisfait de son sort en contribuant à sa manière au bien communde la cité. Voilà qui soulève aussitôt plusieurs interrogations par-tiellement interdépendantes : la démocratie garantit-elle la paixparce qu’elle réalise la justice ? Permet-elle d’assurer à chacun sondû en apportant la prospérité matérielle à tous ? Ou encore, entredémocratie et paix, la justice et le bien-être matériels ne représen-tent-ils pas les médiations et les conditions nécessaires ? Et, enfin,la démocratie suffit-elle à constituer la cité – ou la communautépolitique à laquelle on se dévoue –, et à promouvoir son unité ?

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III.1. Démocratie, justice et conflit

Il est clair qu’aucune démocratie ne peut fonctionner et survivresi les citoyens qui s’en réclament n’ont pas le sentiment qu’elleleur apporte la justice. Plus précisément et plus concrètement,comme le notaient avec insistance dans le Panel de l’UNESCO sur« Démocratie et développement » Robert Badinter et BoutrosBoutros-Ghali, il n’y a pas de démocratie possible sans état (etÉtat) de droit et sans institutions judiciaires solides. Et, sansdoute, l’existence de valeurs et de revendications démocratiquesfortes est-elle aujourd’hui une des conditions du renforcement del’institution judiciaire et du respect de ses décisions – qu’onpense, par exemple, à l’Italie et au mouvement populaire manepulite qui a contribué à un certain assainissement de la justice ita-lienne. Mais, en sens inverse, cela n’implique pas a priori que lesdécisions démocratiques soient toujours et par définition justes. Il est remarquable que la philosophie politique dominante destrente dernières années, depuis la Theory of Justice de John Rawls,ne se présente pas explicitement comme une réflexion sur ladémocratie mais sur la justice, et qu’entre les deux, les liensrestent au fond incertains. Assurément, comme le montre un desprincipaux théoriciens en la matière, Ronald Dworkin, auteur deTaking Rights Seriously, il n’est pas de théorie politique plausibleaujourd’hui qui n’ait pour valeur ultime l’égalité et qui ne poseen principe que chaque personne a autant d’importance qu’uneautre et doit être traitée avec une égale considération. Commel’écrit Will Kymlicka [1995, p. 5], ce qui fait la différence entre lesthéories de la justice, ce n’est pas le point de savoir s’il faut ounon accepter l’égalité, mais comment l’interpréter.On s’accordera donc aisément à reconnaître que toutes les théo-ries de la justice contemporaines s’inscrivent dans l’espace sym-bolique de la révolution démocratique et tiennent pour acquisel’absolue légitimité de l’aspiration à l’égalité pointée par

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Tocqueville. Le problème le plus évident qui surgit alors n’est pasle plus grave. Le problème évident est qu’une fois reconnue lavaleur imprescriptible de l’égalité, non seulement il reste à savoircomment l’entendre, mais il faut encore la pondérer avec lesvaleurs de la liberté et de la solidarité et, enfin, se demander si lajustice doit être pensée sur le mode de la distribution des biensqui satisfont les besoins – pensée donc en clé d’avoir – ou entermes de respect et de reconnaissance des identités – en clé d’êtredonc. La question transversale à ces deux registres de l’avoir et del’être étant celle de savoir comment désamorcer l’envie et lajalousie. Voilà beaucoup de questions qui permettent aux théori-ciens d’exercer leurs talents et de se distinguer à l’infini.Mais quelque réponse qu’on apporte à ces questions, le point leplus délicat est de savoir si des décisions prises de manière démo-cratique tendent toujours nécessairement vers la justice. Existe-t-il, demande un autre philosophe d’importance, Philippe VanParijs [1993, p. 142], « une harmonie préétablie entre justice etdémocratie » ? Sa réponse est clairement négative : entre les deux,il y a au contraire « des conflits aigus » pour des raisons qu’il estintuitivement assez facile de comprendre. Si la seule questionposée aux électeurs, par exemple, est celle de la maximisation desrevenus monétaires, alors il suffit que 51 % de la population élec-torale votent pour un parti qui leur assure la quasi-totalité dugâteau et ne laisse à peu près rien aux 49 % les moins bien lotispour qu’on obtienne, avec une procédure parfaitement démocra-tique, une répartition totalement injuste14.Ou encore, et on touche là au cœur des difficultés de la démo-cratie à toujours assurer la paix, si un pays est partagé entre deuxcommunautés ethniques, religieuses ou culturelles et que chacundes membres des deux communautés vote exclusivement et systé-

14. Je simplifie et transpose l'argumentation plus sophistiquée de P. Van Parijs (AC).

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matiquement pour un représentant de sa communauté, il y a fortà parier que, dans le cadre d’un régime démocratique, la commu-nauté majoritaire s’appropriera nettement plus que sa part entermes de revenus et de postes honorifiques et lucratifs. Et celad’autant plus que chacune des deux communautés aura le senti-ment que l’autre a fait la même chose dans le passé, ou le ferait sielle devenait majoritaire ou s’appropriait le pouvoir par un coupde force. Cette situation est d’une grande généralité à travers le monde etexplique la plupart des échecs de la démocratisation. L’exemplele plus parlant est sans doute celui d’Israël où, entre Israéliensjuifs et arabes, le soupçon ou le grief ne sont pas seulement quel’autre communauté s’est emparée ou pourrait s’emparer de l’es-sentiel du pouvoir et de la richesse mais qu’elle vise peut-être oupourrait viser à la liquidation pure et simple de la communautérivale. Dans une telle situation, les décisions prises par la majo-rité sont perçues par elle comme parfaitement démocratiques etdonc pleinement légitimes, alors qu’elles apparaissent aux yeuxde la communauté minoritaire comme le comble de l’injustice.La situation se complique encore lorsque ne sont pas en présenceseulement deux communautés mais qu’on a affaire à toute unemosaïque communautaire. L’exemple le plus typique est ici pro-bablement celui du Liban où se côtoient des communautésmusulmanes sunnite, chiite, druze alaouite ou ismaélienne, chré-tiennes maronite, latine, syriaque, grecque orthodoxe, grecquecatholique, arménienne orthodoxe, arménienne catholique,assyrienne, nestorienne, chaldéenne, copte, évangélique, plus lesjuifs (pour en rester aux cultes officiellement reconnus par l’Étatlibanais), etc., elles-mêmes traversées par des idéologies poli-tiques et des sympathies étrangères variées (pour la France, lesÉtats-Unis, l’Iran ou la Syrie notamment).

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Mais restons-en pour l’instant à la seule question des inégalités etdes injustices matérielles. Si l’on observe qu’en une trentained’années (depuis que fleurissent les théories de la justice...),l’écart de rémunération entre les cent grands patrons américainsles mieux payés et leurs salariés ordinaires est passé, selon l’éco-nomiste Paul Krugman [2003], de 39 pour 1 à près de 1000 pour 1(avec une évolution moins forte mais de même nature en Europeet, plus généralement, à l’échelle mondiale), qu’il a donc été mul-tiplié par 25, on se dit qu’un phénomène de cet ordre, lié à cequ’on pourrait appeler le théorème de Van Parijs – la démocratietend (peut tendre) à engendrer démocratiquement l’injustice –, adû jouer, transformant démocratiquement les démocraties occi-dentales en oligarchies. Des démocraties oligarchiques sont-ellesencore démocratiques ? Il est permis d’en douter15. Dans un petitlivre qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis au début de l’in-tervention en Irak, le romancier Norman Mailer écrit :« Personne, que je sache, n’a jamais professé qu’un authentiquesystème démocratique permettait aux plus riches de gagner millefois plus que les plus pauvres » [Mailer, 2003, p. 101]. On pressent ainsi qu’il est malheureusement possible de passerdémocratiquement et progressivement de la justice à l’injustice,de la démocratie à l’oligarchie et, pour finir, de l’oligarchie audéni de la démocratie. P. Van Parijs, pour sa part, en conclut ques’il y a à choisir entre les deux, la réponse à apporter est claire :« Maintenons le cap sur la justice et sacrifions la démocratie ».Cette réponse, dont Van Parijs lui-même estime qu’elle est sansdoute trop brutale, s’inscrit dans le champ de toutes les positionsqui, de Schumpeter à Hayek, estiment que – comme l’écritSchumpeter – « la démocratie est une méthode politique [...] inca-

15. Et de douter encore plus de la capacité de ces oligarchies à répandre la démocratie dans lemonde.

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pable de constituer une fin en soi indépendamment des décisionsqu’elle produira ». Elle ne serait pas intrinsèquement désirable.Cette conclusion nous semble quant à nous trop sèche et dange-reuse. Disons plutôt que la démocratie ne contribue à la justice etne vaut qu’aussi longtemps qu’elle maintient ouvert le débat surles normes de la justice, que ce débat se déploie dans et à traversde multiples espaces publics et par tous les relais de l’opinion, etpas seulement entre professionnels dans les seules enceintes duParlement ou des ministères. Le corollaire essentiel de cetteconclusion est que la démocratie suppose le débat et que le débatsuppose un combat, un conflit entre des choix politiquesopposés. Mesurons bien toutes les implications de ce point qui peut toutd’abord sembler paradoxal, mais qui est essentiel à la démocratie.Cette dernière ne peut jouer de rôle pacificateur que si elleenglobe et contient (aux deux sens du terme) le conflit en sonsein : que si elle permet la mise en scène des passions agonis-tiques à travers lesquelles chacun affirme son identité dans unemême revendication de définir légitimement ce qui est juste16.Comme le don archaïque, qui substitue la guerre de générosité etde splendeur à la guerre de tous contre tous, transformant ainsiles ennemis en alliés [Caillé, 2000], la démocratie pacifie aussilongtemps qu’elle permet de substituer à la guerre civile déclaréeou larvée la rivalité générale pour contribuer à la démocratie.L’aménagement et la mise en scène du conflit – et non sa sup-pression ou sa dénégation – sont vitales pour la démocratie. Lesextrémismes naissent de son refoulement ou de sa dénégation.

16. C'est notamment la thèse que défend avec constance la philosophe Chantal Mouffe [Mouffe,2000]. Dans un texte récent (« La "fin du politique" et le défi du populisme de droite », La Revue duMAUSS semestrielle n°20, « Quelle "autre mondialisation" ? », 2002), elle montre comment lamontée de l'extrême droite en Europe peut être interprétée comme le résultat d'une dénégationcroissante de la conflictualité inhérente à tout rapport social et politique. Pour éviter que le confitne dégénère en antagonisme irréductible, il ne faut en aucun cas tenter de le supprimer ou de lerefouler. Il faut au contraire lui ménager un espace d'expression qui le rende vivable.

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Ou lorsque la compétition n’est plus rivalité pour imposer saconception de la démocratie, mais lutte pour en profiter ou ladétruire. La question politique décisive est donc celle de savoirjusqu’où la conflictualité peut être acceptée sans que soitmenacée l’unité contradictoire de la communauté politique. Lamédiation économique est une des clés centrales de la réponse àcette question.

III.2. Démocratie et développement

La démocratie induit-elle le développement économique ? En est-elle la condition première ? Sur ce point, la réponse du Panel del’UNESCO consacré à la question est sans ambiguïté. B. Boutros-Ghali [2002, p. 294] la résume ainsi : « Tous les membres du Panelont été d’accord qu’il existe un lien étroit entre démocratie et déve-loppement ; et que les droits de l’homme constituent une compo-sante essentielle de la démocratie [...] Pour l’ensemble du Panel, lajustice est l’élément catalyseur entre démocratie et développement.Point de démocratie sans justice et point de développement durablesans justice. » Cette conclusion de plus en plus partagée aujourd’huiremet en cause le « consensus de Washington » qui a imposé au FMIde se centrer sur les variables macro-économiques sans se préoc-cuper des institutions politiques des pays en crise. Pour lesAméricains, si influents au FMI, le dogme était, et demeure pourl’essentiel, que l’avènement de la démocratie résultera du dévelop-pement économique et que c’est donc celui-là qu’il importe de pro-mouvoir avant toute chose. La démocratie suivra, en somme.Tel n’est apparemment pas le cas. L’ONG américaine FreedomHouse estime, à partir de données de 2001 qui portent sur192 pays, que 85 d’entre eux sont libres (41 % des habitants dela terre, soit 2,5 milliards de personnes), 59 sont « partiellementlibres » (24 %, 1,46 milliard) et 48 sont « non libres » (35 %, soit2,17 milliards, dont la totalité du Moyen-Orient à l’exception

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d’Israël classé « libre » et du Koweit et de la Jordanie classés « par-tiellement libres »). Pour cette ONG, la population des « non-libres » s’est accrue en termes absolus depuis 1990. De même, à laBanque mondiale, Daniel Kaufmann, directeur du World BankInstitute, conclut à « une stagnation de la démocratie depuis cinqou six ans » [cf. Éric Le Boucher, Le Monde des 20 et 21 avril 2003,p. 22] et qu’en conséquence, il faut inverser le raisonnement duFMI et du consensus de Washington. Ce n’est pas le développe-ment qui engendre la démocratie mais le contraire : « Les ana-lyses suggèrent, écrit-il, qu’une bonne gouvernance a un largeeffet sur le développement. » Mais qu’est-ce qu’une « bonne gouvernance » ? Lors du Panel del’UNESCO, le vice-président du Conseil national chinois, GuoJiading, apportait un bémol aux propos de B. Boutros-Ghali :« Les experts occidentaux affirment que la démocratie et laliberté politique ont ouvert la voie au développement écono-mique. Par contre, les experts de nombreux pays en voie de déve-loppement sont d’avis que le progrès économique et la stabilitésociale jouent un rôle décisif pour l’acquisition des droits civils etpolitiques » [p. 243 et 244]. On le comprend... Il est clair que lesimportants taux de croissance actuels de la Chine ou du Viet Namne sont pas corrélés avec une ouverture excessive à la démocratie.Et les quatre dragons asiatiques ne se sont pas non plus déve-loppés en conformité parfaite avec les normes de la démocratieen vigueur à l’Ouest. Nous manquons d’études synthétiques suf-fisantes pour trancher sur ces points. Mais il est important de segarder peut-être autant de l’affirmation d’une norme abstraite dela bonne gouvernance démocratique que de la dogmatiqueinverse et plus ancienne du FMI. La question pertinente est celledu degré de démocratie réalisable pour un taux d’endettement etde déficit budgétaire supportables. Comme en médecine, tout estaffaire d’appréciation, de dosage, de sens du moment opportun,et dépend de la complexion des sujets...

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Sur ce point, on trouvera des éléments de réflexion importantsdans Kicking away the Ladder [2000] de Ha-Joon Chang, professeurà Cambridge [voir aussi Ha-Joon Chang, 2003], qui jette le douteaussi bien sur les recommandations économicistes et financièresdu FMI que sur ce qu’on pourrait appeler le démocratismeexcessif qui semble se développer aujourd’hui. Kicking away theladder – jeter l’échelle derrière soi –, c’est ce que font les pays occi-dentaux développés en imposant aux pays moins développés, aunom de la science économique néolibérale, des normes d’ouver-ture libre-échangiste et de politique économique qu’ils n’ontjamais respectées eux-mêmes. En les observant, écrivait parexemple Renato Ruggiero, premier directeur général de l’OMC,nous pourrons désormais « éradiquer la pauvreté dans le mondedès les débuts du siècle prochain [le XXIe siècle] – une utopie il ya seulement quelques décennies, mais une réelle possibilitéaujourd’hui » [Ha-Joon Chang, 2000, p. 63]. Or aucun des paysdéveloppés ne s’est effectivement développé sur la base du libé-ralisme et du libre-échange. Ce n’est qu’après avoir assuré sasuprématie industrielle et conquis de solides avantages concur-rentiels que la Grande-Bretagne s’est ralliée au libre-échange ets’est employée à y convertir les autres. « Entre 1816 et la fin de laSeconde Guerre mondiale, les États-Unis ont eu l’un des tauxmoyens de droits de douane sur les importations de produitsmanufacturés les plus élevés du monde » [ibid., p. 68]. Quant auxinstitutions à la fois économiques et politiques que l’on presse lespays moins développés d’adopter, elles ne se sont développéesque lentement en Occident. Par exemple, « jusqu’au début duXXe siècle, des pays comme la Suède, l’Allemagne, l’Italie, laSuisse et les États-Unis n’avaient pas de banque centrale ». On saitle temps qu’il a fallu pour rendre le suffrage universel et pourcréer des institutions de sécurité sociale ou de protection de l’em-ploi... Ha-Joon Chang conclut donc qu’il n’est pas réalisted’exiger, comme on le fait aujourd’hui, que les pays en voie de

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développement se dotent d’institutions aux normes mondiales« sans délai ou après une transition très courte de cinq à dix ans »,et qu’en le faisant, les pays avancés sont en fait bel et bien entrain de « tirer derrière eux l’échelle » qui leur a servi à grimperles échelons pour empêcher les autres de les gravir à leur tour. Ce propos est amplement (et dramatiquement) confirmé par unéditorial récent de l’International Herald Tribune (publié par le NewYork Times) [21 juillet 2003, p. 6]. Sous le titre « Trade riggedagainst the poor », l’éditorialiste (anonyme) développe un proposqu’on s’attendrait plutôt à entendre au Forum social de PortoAlegre que dans le journal de référence des élites américaines.Décrivant le sort dramatique des fermiers philippins depuis queles Philippines sont devenues membre de l’OMC, passant ainsid’un léger surplus agricole à un déficit massif, il écrit que ceux-ciont découvert que leurs concurrents américains ou européensn’avaient pas seulement de meilleures semences, des engrais ouun équipement supérieurs. Ils sont aussi aidés par des droits dedouane élevés et soutenus par des subventions massives qui ren-dent leurs produits artificiellement bon marché. Les producteursde coton africains doivent lutter contre les trois milliards de dollarsannuels versés à leurs concurrents américains et les producteurs desucre s’affrontent aux monumentales subventions européennesaux betteraviers. Les subventions américaines, européennes etjaponaises à leurs paysanneries respectives s’élèvent à près d’unmilliard de dollars par jour (320 milliards de dollars par an).Somme à côté de laquelle les 50 milliards annuels d’aide au déve-loppement font pâle figure. Et plus encore si on pense que, selonle FMI, une augmentation de seulement un point de la part del’Afrique dans les exportations mondiales lui rapporterait 70 mil-liards de $ (cinq fois le montant global des « aides » qu’elle perçoit). En conclusion, l’éditorialiste rejoint clairement Ha-Joon Chaanglorsqu’il écrit : « En faussant les règles du jeu commercial mondialau détriment des agriculteurs des pays en voie de développement,

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l’Europe, les États-Unis et le Japon dérobent en fait l’échelle dudéveloppement sous les pieds de certains des peuples les plusdésespérés du monde. C’est moralement insupportable.L’Amérique est en train de semer la pauvreté à travers lemonde17. » Et il conclut « Le gouffre de plus en plus évident quiexiste entre le discours du monde libre sur le libre-échange et sespratiques commerciales faussées en matière agricole ne peut pasêtre toléré plus longtemps [...] la tricherie est en train de fairenaître un ressentiment toujours plus grand envers les États-Unis,en tant qu’ils sont l’architecte principal de l’ordre économiquemondial. En quelque sorte, nous autres Américains demandonsaux autres de prendre plus au sérieux notre plaidoyer pour ladémocratie et la liberté que notre apologie hypocrite de la libreconcurrence18. »Or ce qui est vrai de l’économie et du libre-échange l’est sansdoute également des normes de la démocratie libérale.Assurément, une fois la démocratie installée et l’économie stabilisée,il s’instaure entre marché, paix et démocratie une relation circu-laire et vertueuse. Une étude indique ainsi « qu’aucun pays démo-cratique avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant supé-rieur à 6 000 dollars n’est jamais revenu à un régime de dictature» [cf. Przeworski, Alvarez, 1996, cité in Blin, 2001, p. 52]. Mais cequi est vrai des économies stabilisées et des démocraties installéesne l’est pas nécessairement des économies en voie de développe-ment ou des démocraties naissantes ou balbutiantes. Comment

17. « By rigging the global trade game against farmers in developing nations, Europe, the UnitedStates and Japan are essentially kicking the development ladder out from under some of the world'smost desperate people. This is morally depraved. America's actions are harvesting poverty aroundthe world. »

18. « The glaring credibility gap dividing the developed world's free trade talk from its market-dis-torting actions on agriculture cannot be allowed to continue [...] The rigged game is sowing ever-greater resentment toward the United States, the principal architect of the global economic order.Somehow, we Americans expect the nations to take our claims to stand for democracy and freedommore seriously than they must take our insincere free-trade rhetoric. »

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donc accède-t-on à l’état d’une démocratie durable apte à undéveloppement également durable19 ?

III.3. Le problème de l’unité démocratique

Prisonniers de l’air du temps, prenant pour allant de soi les caté-gories en vogue, nous ne nous étonnons pas de l’extraordinairemutation qu’ont connue les discours sur la démocratie et sur lapolitique depuis deux ou trois décennies. Et nous ne la percevonsmême pas. Elle est pourtant saisissante. La seule question poséeest désormais celle de savoir si un pays pratique des électionslibres ou pas et respecte les droits de l’homme. Et, de fait, c’est unenjeu tout à fait décisif. Mais c’est loin d’être le seul. Il nous faut maintenant faire un effort de mémoire pour nousrappeler que les théories premières et fondatrices de la démo-cratie (ou de la république, peu importe ici) maniaient desnotions apparemment obsolètes aujourd’hui et posaient desquestions devenues étranges. Elles entendaient enraciner le« pouvoir » dans des « peuples » organisés sous la forme de« nations », et elles se demandaient qui était le « souverain » deschoix politiques et comment assurer la souveraineté de la nationen conformité avec la volonté générale. La philosophie politiquecontemporaine dominante, de style analytique et d’inspirationanglo-saxonne, se méfie comme de la peste de ces notions syn-thétiques qu’elle juge obscures et dangereuses, chargées de pas-sions communautaristes immaîtrisables.Mais le problème est qu’on ne peut pas se débarrasser des pas-sions humaines et qu’il ne le faut d’ailleurs pas. D’abord parce

19. Nous n'avons donné ici que quelques pistes de réflexion très fragmentaires. Pour poser danstoute leur ampleur les problèmes ici abordés, il faudrait resituer la discussion dans le cadre plusgénéral du débat sur les rapports entre capitalisme et démocratie. Est-ce le premier qui est la condi-tion de la seconde, comme le pensent la plupart des théoriciens de la « transition démocratique »,ou bien la seconde qui est un préalable à l'établissement d'un capitalisme durable et reproduc-tible ?

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que si plus personne ne se prend de passion pour la cause démo-cratique, il y a peu de chances qu’elle survive bien longtemps.Mais plus profondément, et cela explique la charge passionnelletoujours étroitement associée à la chose politique, parce qu’avantde savoir si une population, un peuple, une culture, un pays peu-vent ou doivent être démocratiques, encore faut-il qu’ils existentcomme tels, qu’ils pensent, disent et se représentent leur unité.Avant que de pouvoir dire « nous sommes des démocrates, notrepays est ou doit être démocratique », il est nécessaire deconstruire ce « nous » et de répondre à la question de savoir quiet quoi le définit : une tradition ? une religion ? une culture ? uneorigine ethnique ? un choix institutionnel ou constitutionnel ?une idéologie politique ? un mélange de tout cela ? La questiondu « pouvoir » et de la souveraineté est celle de savoir qui a la pos-sibilité pratique et la capacité légitime de répondre à ces ques-tions et de définir ce « nous » par contraste et en opposition (ouen alliance) à un « eux ». Le choix de la démocratie est celui qui consiste à laisser ouvertela réponse définitive à ces questions en organisant une lutte nonviolente entre les tenants des diverses options possibles, soumiseà la condition que les vainqueurs consentent à remettre leur vic-toire en jeu au prochain tour et que les vaincus, en échange,acceptent de reconnaître leur défaite provisoire. Le moins quel’on puisse dire est qu’un tel choix est tout sauf évident. Le risqueest en effet toujours présent et la possibilité rationnelle et empi-rique toujours envisageable que le vainqueur ne monopolise lepouvoir pour éviter de remettre sa victoire en cause et en jeu. Lechoix de l’alternance démocratique serait même à peu prèsimpossible et inconcevable si on devait en croire la parabolelogique qui est au cœur de la théorie économique, sociologiqueet politologique de ces trente dernières années, le fameuxdilemme du prisonnier, qui a suscité depuis sa formulation parBuchanan une littérature scientifique presque infinie.

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Rappelons-en la formulation canonique. Un juge rationnel, fai-sant l’hypothèse que les deux suspects qu’il cherche à fairecondamner sont des individus purement rationnels au sens de lathéorie économique – i.e. qu’ils cherchent chacun à maximiserleur propre satisfaction sans aucune considération pour le sortdes autres auxquels ils sont indifférents –, les place dans unesituation telle qu’ils ne peuvent pas communiquer entre eux ni seconcerter, et propose à chacun des deux inculpés le marché sui-vant :• si vous dénoncez votre complice (et qu’il vous dénonce aussi deson côté), vous serez condamné à quatre ans de prison ;• si vous ne le dénoncez pas et qu’il vous dénonce, il sera libremais vous écoperez de huit années (et réciproquement) ;• si aucun d’entre vous ne dénonce l’autre, vous ferez chacun unan de prison.

Il est clair que la meilleure solution pour les deux inculpés, lasolution dite « coopérative », celle qu’on pourrait qualifier égale-ment de solution raisonnable, est la troisième qui limite lesdégâts à un an de prison pour chacun. Cette solution raisonnableest pourtant interdite par hypothèse à des sujets rationnels pos-tulant que les autres sont également « rationnels », car chacun denos deux inculpés doit nécessairement se dire que l’autre étantrationnel, i.e. ne pensant qu’à son intérêt propre, jugera plus ren-table de « trahir » plutôt que de « coopérer » puisque, s’il trahitalors que le premier « coopère », il sera libéré. Chacun des deuxsuspects en conséquence, étant rationnel et anticipant la rationa-lité de l’autre, doit rationnellement faire le pari que l’autre trahiraet se prémunir contre cette trahison. En fonction de quoi chacundes deux trahira l’autre, si bien qu’ils accompliront chacunquatre ans de prison alors qu’en étant plus coopératifs et moins« rationnels », ils se seraient épargné trois ans de prison chacun.

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On le voit : le strict calcul d’intérêt rationnel doit inclure laméfiance dans ses calculs ; mais en l’incluant, il la reproduit etenferme les acteurs dans le cercle vicieux de la défiance et dusoupçon généralisé, leur interdisant de bénéficier des avantagespourtant évidents qu’il y aurait à coopérer. L’enfermement dansles limites de la seule rationalité suspicieuse empêche d’entrerdans la logique du raisonnable. Pour sortir de ce cercle vicieuxdévastateur – dont on voit bien qu’il n’est pas seulement uneparabole logique, mais qu’il résume parfaitement la situation detous les pays prisonniers de la spirale des violences et de lamisère –, il faut faire un pari sur l’humanité de l’autre, un parisur sa capacité à faire lui-même le pari réciproque et à pénétrerainsi dans le registre de l’alliance et du raisonnable20. La situation est ici très proche de celle qui préside à la logique dudon archaïque – le prototype en fait de tout acte politique – tellequ’analysée par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don quinous révèle la logique et la structure profonde des sociétés pre-mières en la rapportant au moment de ce qu’on pourrait appelerla scène sociale primitive, au moment crucial en somme où entredeux tribus, deux clans, deux communautés déjà formées, il n’ya que deux choix (si l’on ne peut pas ou plus s’ignorer purementet simplement) : « Se défier ou se confier absolument ». Le donpremier, fait apparemment sans exigence de retour, ce geste, cepas en avant fait vers l’autre pour sortir de l’hostilité, est la mani-festation d’un pari de (la) confiance. Si les deux parties opèrent lechoix de la confiance, alors tout le monde sera gagnant. Le don

20. Le dilemme du prisonnier décrit une situation à certains égards encore trop rose et idyllique ence sens que chacun des prisonniers (ou, plus généralement, chacun des acteurs) sait bien en quoiconsistent son intérêt propre et celui des autres. La véritable situation conflictuelle est celle danslaquelle le conflit ne survient pas entre des agents, mais entre des intérêts ou des motivationsvariables chez un même individu ou au sein d'une même institution [Dembinski, 2003, p. 3]. Là,le pire est toujours possible, y compris la destruction pure et simple des acteurs. Mais c'est aussidans cette situation d'incertitude généralisée que le meilleur est aussi susceptible d'émerger, jusqu'àla réconciliation et la paix entre les acteurs.

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sera rendu, et au-delà ; et les ennemis, devenus beaux-frères,seront des alliés capables de coopérer.Mais s’il n’est pas fait ? Si les divisions et le conflit l’emportentsur le désir d’alliance, si c’est la méfiance de tous envers tous quil’emporte et la lutte pour monopoliser le pouvoir afin que lesautres ne fassent pas de même qui reste le seul lien social ? Alors,bien évidemment – transposons maintenant –, le choix de ladémocratie se révélera impossible puisque personne n’y croit suf-fisamment, et le seul moyen d’éviter la guerre de tous contretous, le chaos général, sera la commune subordination à un pou-voir en surplomb réputé intangible et indiscutable. C’est, on lesait, la solution de Hobbes. Sortir du conflit non par la démo-cratie mais par la subordination commune à un despotismeabsolu.Pour que la démocratie puisse advenir et se développer, il fautdonc qu’existe un « peuple », autrement dit un ensemble d’indi-vidus, de familles, de groupes, de communautés, qui jugent quece qu’ils ont en commun est plus puissant que ce qui les divise etqu’ils peuvent en conséquence se manifester les uns envers lesautres une confiance supérieure à la défiance qui subsiste. Unemême aspiration partagée à la démocratie peut être un puissantferment de cette unité. Mais il est douteux qu’elle se suffise à elle-même si les divers groupes ou communautés qui forment unesociété ne se reconnaissent pas dans une tradition et dans desréférences culturelles communes leur permettant de surmonter ladéfiance première21. La construction des peuples démocratiques apris des siècles en Europe et elle s’est opérée selon des chemine-ments extraordinairement complexes, contradictoires etambigus. Un coup d’œil même rapide sur la carte des conflits

21. Quelque regret qu'on puisse en avoir, il est ainsi évident que Juifs et Arabes ne formeront jamaisun peuple israélien. Ce fait qui est à la racine de nombre des drames du Moyen-Orient peut aussicependant devenir facteur de paix dès lors qu'on accepte de le regarder en face. Yossi Beilin, ancien

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actuels suffit à se convaincre qu’ils explosent lorsque et là oùsont contraints de coexister sur un même espace, sous un mêmepouvoir et selon les mêmes règles, des communautés mal uni-fiées par la tradition, qui ne se reconnaissent pas dans cette unitépremière et dont le réflexe premier est celui de la défiancemutuelle. Plus spécifiquement, il est fréquent que dans ces pays, le pouvoirsoit occupé et monopolisé par des individus issus de commu-nautés minoritaires qui estiment avoir tout à craindre d’électionslibres, comme c’était le cas en Irak, où la communauté sunnitecraignait d’être submergée par les chiites plus nombreux, oucomme c’est le cas en Syrie où le pouvoir a été partiellementapproprié par la petite communauté alaouite. Le rôle de ces pou-voirs despotiques, exercés par des minorités organisées et déci-dées, est dès lors ambigu. Ces pouvoirs sont dictatoriaux, tyran-niques et parfois sanguinaires. Mais ils ne sont pourtant pas tou-jours aussi facilement rejetés et condamnés par les populationsqu’on pourrait le penser parce qu’ils représentent et maintien-nent aussi l’unité tendancielle et introuvable du peuple et de lanation et empêchent ainsi, au prix de multiples violences parti-culières, l’explosion de la violence générale22. Les guerres, lesconflits, les massacres éclatent lorsque ce type de pouvoir peine às’établir ou vacille, laissant à nouveau libre cours à la guerre de

ministre des gouvernements Rabin, Peres et Barak, explique ainsi qu'une des motivations princi-pales d'Ariel Sharon pour faire naître au minimum un ersatz d'État palestinien est qu'en prolon-geant les tendances démographiques actuelles et si Israël conserve la rive ouest du Jourdain, danssept ans les Palestiniens seront plus nombreux que les Juifs [Beilin, 2003]. Toute la question est desavoir si cet État palestinien aura une cohérence et une autonomie suffisantes ou s'il sera fait depièces et de morceaux ingérables conformément à ce qui a été la politique constante des gouver-nements israéliens – bien avant Ariel Sharon – si l'on en croit l'universitaire Tanya Reinhart quitient depuis 1994 une chronique bimensuelle dans Yediot Aharonot, le plus fort tirage des quoti-diens israéliens [Reinhart, 2002].

22. Nous avons vu précédemment comment dans le monde arabo-musulman ils parvenaient parailleurs, à des degrés divers, à préserver un certain pluralisme. Daniel Brumberg [2003] montre quece dernier est d'ailleurs à la base de leur domination puisque c'est en jouant les divers groupes lesuns contre les autres qu'ils se maintiennent au pouvoir. Plus ce pluralisme s'étiole et plus leur pou-voir s'affaiblit.

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tous contre tous. L’installation ou l’imposition d’un régimeconstitutionnel démocratique est-elle alors la bonne solutionpour sortir de ce type de conflits et de la guerre ?

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4 LA DÉMOCRATIEPERMET-ELLE DE SORTIR DE LA GUERRE ?

Si la démocratie ne devait reposer que sur le calcul rationneleffectué par des individus du type Homo oeconomicus, cherchanttous à maximiser la satisfaction de leurs seuls intérêts d’individusséparés et mutuellement indifférents, alors elle serait impossible.Ces individus rationnels, par hypothèse, ne peuvent vivre quedans la méfiance générale puisque chacun doit rationnellementsoupçonner les autres, comme soi-même, de songer uniquementà leurs intérêts propres et d’être donc prêts à tricher ou à trahir àla moindre occasion. Si donc il a existé, s’il existe ou s’il peutexister des régimes politiques qui ressemblent effectivement à desdémocraties, sans être réservés à « un peuple de dieux » commedisait Rousseau de la démocratie, c’est parce que l’engagementpour la démocratie s’appuie sur autre chose que le seul calculd’intérêt [Chanial, 2000]. Mais sur quoi ? Que peut-on mobiliseren sa faveur ?

IV.1. La question de la culture politique démocratique

Toute cette discussion pourrait s’exprimer en recourant à l’une desnotions les plus centrales de la science et de la sociologie politiquesde ces trente dernières années : la notion de « culture politique23 »(civic culture). Par quoi, selon l’expression de R. Koselleck [1990,1997, cité in Cefai, 2000], on peut entendre « des champs d’expé-rience où se profilent des horizons d’attente et de mémoire ». « Les

23. Introduite dans le débat savant par Almond G. Verba avec The Civic Culture [1963]. Voir aussiun bilan de l'usage de cette notion dans A.G. Verba [1980].

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activités et les interactions qui y ont cours, commente Daniel Cefai,contribuent à l’engendrement de nouvelles situations sociales. Ellesse configurent en ré-articulant des territoires et des mémoires, desorganisations et des milieux, et du même coup les points de repère,les schèmes de connaissance ou les référentiels d’action requis pours’y orienter et y intervenir de façon cohérente et pertinente. Lescultures politiques émergent et se transforment dans ces contextestemporels. » Traduisons : la démocratie parlementaire est vouée àrester au mieux formelle et superficielle si elle ne s’appuie pas surune culture politique elle-même démocratique.Pas de démocratie et pas de développement économique, sou-tient ainsi le sociologue Robert Putnam, s’il n’existe pas un fort« capital social », autrement dit tout un ensemble de relations deconfiance entre les membres d’une société qui leur permettent dese dévouer au bien de l’entreprise ou de la nation au lieu de resterprisonniers du « familisme amoral », propre selon l’ethnologueR. Banfield à la culture du sud de l’Italie (et par extension aumonde de la Méditerranée, de l’islam, etc.) et qui pose quel’unique règle morale consiste à tout sacrifier aux intérêts de lafamille ou du clan. Là où dominent le familisme, le clanisme oule tribalisme amoral, on aura au mieux la stagnation économiqueet un état de corruption endémique et, au pire, en cas d’instabi-lité de l’ensemble, le déchaînement du conflit et les massacres. Ces analyses donnent à penser. Mais il importe de ne pas réifierla notion de culture politique et de se garder de dresser des oppo-sitions trop fortes entre des cultures imaginées faites tout d’unbloc et dont certaines seraient massivement et comme paressence tournées vers le développement économique et la démo-cratie et d’autres, au contraire, tout entières vouées à la misère etau despotisme24. Nous avons vu, tout d’abord, que la démocratie

24. La fameuse thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations est tout entière fondée surce type de réification de la notion de culture. On en trouvera une bonne critique chez le prix Nobel

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n’est pas une mais plurielle et qu’elle ne trouve son unité relativequ’à se déployer sur tout un ensemble de registres pas toujourscohérents entre eux. Mais, plus profondément, on pourrait sansdoute soutenir l’idée que, de même que chaque cellule contientl’intégralité du code génétique mais n’active que certains gènesen fonction de sa localisation, de même chaque code culturelcontient à titre de potentialités tous les choix possibles de l’hu-manité même si, en fonction des trajectoires historiques suivies,certaines potentialités ont été privilégiées à tel moment et en tellieu de l’histoire et de la géographie d’un univers culturel.Or il suffit de peu de choses parfois pour infléchir du tout au toutles trajectoires. Y a-t-il une grande religion plus inégalitaire etanti-démocratique en son principe que l’hindouisme étroitementlié au système des castes ? Aucune, sans doute ; mais commentexpliquer qu’elle ne s’accommode au bout du compte pas si malde la démocratie libérale – au point que l’Inde peut être dite « laplus grande démocratie du monde » – sinon en observant quecertains traits de l’hindouisme, la subordination du temporel etde la puissance au spirituel, ou la généralisation des possibilitésd’accéder au salut, sont infiniment plus « démocratiques » qu’onne le dirait au premier regard ? Les pays d’obédience musulmanene connaissent guère la démocratie libérale, mais il est permis dese demander si l’une des raisons n’en est pas un attachement tropfort à des logiques de démocratie patrimoniales tribales et parti-cularistes. Patriarcale aussi, ce qui ne facilite pas les choses. C’estpour ces raisons – parce que les régimes ou les cultures les plusautoritaires et hiérarchiques s’étayent aussi sur des composantesen elles-mêmes démocratiques – qu’il n’est pas déraisonnable de

d'économie d'origine indienne Amartya Sen [2003], qui refuse de « ranger les personnes dans desboîtes rigides » [p. 21] et qui conclut sur la nécessité de reconnaître la pluralité de nos identités etsur l'idée que « notre responsabilité d'êtres humains nous demande de “choisir” (et non seulementde“découvrir”) quelles priorités accorder à nos associations et affiliations diverses » [p. 27]. De soncôté, Ghassan Tuéni, ancien ministre et journaliste libanais, écrit de façon pertinente : « Que l'oncesse d'appeler “choc des civilisations” ce qui devient à tous égards un “conflit de barbaries” »[Tuéni, p. 57].

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parier sur un triomphe possible à long terme de la démocratiesuite à des évolutions internes. Mais la question qui se poseaujourd’hui prioritairement est celle de savoir si la démocratiepeut être imposée de l’extérieur, par l’ONU ou par des pays démo-cratiques, et si son établissement peut alors contribuer à l’établis-sement de la paix.

IV.2. Légitimité démocratique et paix durable

Nous manquons d’études qui permettent de porter une apprécia-tion globale systématique sur l’effet des interventions de l’ONUvisant à instaurer la démocratie entre anciens belligérants. Maisles données disponibles ne permettent pas d’être très optimiste.La résolution 1244 du Conseil de sécurité organisant en juin 1999un protectorat sur le Kosovo enclenchait « un long processus derétablissement de la paix, d’instauration de la démocratie et deretour à la stabilité ». Dans un article récent du journal Le Monde(3 mai 2003) intitulé « Au Kosovo une réalité chagrine », la jour-naliste Françoise Lazare dresse un bilan bien peu encourageant dela présence de l’ONU qui, dans le sillage de l’intervention mili-taire de l’OTAN, a mobilisé jusqu’à 40 000 hommes de 37 natio-nalités. « L’idée de multi-ethnisme disparaît peu à peu, écrit-elle,la région devient un lieu idéal pour l’extension des pratiquesmafieuses et le Kosovo une des plaques tournantes de la prostitu-tion internationale. » L’administrateur de l’ONU, M. Steiner,décrit ainsi son protectorat : « Une zone grise légale. Pas d’inves-tissements. Pas d’emplois. Pas d’avenir. » Pour ce que l’on en sait,la situation n’est guère plus brillante en Afghanistan25.

25. Et à Bunia, à l'est du Congo-Kinshasa, le retrait ougandais, demandé par l'ONU et qui a déjà faitdes milliers de morts dans les premiers jours du mois de mai 2003, laisse présager une guerre d'ex-termination entre les ethnies heme et lendu que la Mission d'observation des Nations unies auCongo (Monuc) semblait bien en peine d'endiguer (cf. Le Monde, 16 mai 2003, p. 4). L'envoi ulté-rieur de troupes de l'ONU, principalement françaises, semble loin de suffire à apporter une solu-tion durable.

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C’est que les conditions de la réussite sont particulièrement déli-cates à réunir. « Pour que se consolide un État légitime, écrit Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint de l’ONU, chargé dudépartement des opérations du maintien de la paix, il faut qu’ilsoit accepté par les citoyens du pays, par la région, par lemonde. » Il faut encore, au terme de « réunions parfois intermi-nables, se faire une idée de ceux qui vont vraiment peser ». Trèsimportant est « le soutien de tous les pays voisins ». Il faut égalementprocéder à la mise en place de l’État de droit, à la réforme desforces de sécurité et du système judiciaire. Plus encore, poursuitJ.-M. Guéhenno, « il faut tout un processus d’appropriation delocal ownership [...] pour que l’action de la communauté interna-tionale ne déresponsabilise pas ceux qui vont vivre avec cettedécision26 ». L’affaire n’est pas simple, on le voit. Mais elle l’estd’autant moins que la structure institutionnelle de l’ONU et desgrandes agences de la gouvernance mondiale, organisées selonune logique interétatique, se révèle de plus en plus inadaptée faceà des conflits qui se jouent souvent à une tout autre échelle quecelle des États-nations, quand ils ne naissent pas de leur décom-position ou de leur impossibilité de naître et de se former. Une des grandes raisons de l’échec partiel de l’ONU à garantir la paixet à endiguer l’explosion universelle des violences à travers le mondetient sans doute au fait que sa doctrine s’est forgée dans le cadre d’uneconception qui posait que les guerres surgissent entre États et quec’est donc à l’interface de ceux-ci qu’il faut intervenir pour éviter quele conflit ne s’enflamme et ne dégénère. Or, dit Jean-Louis Dufour[UNESCO, 1997a, p. 36], si avant 1939 quatre conflits sur cinq étaienten effet interétatiques, « depuis 1945, quatre conflits sur cinq sontinternes, le plus souvent compliqués d’interventions étrangères », cequi change radicalement la nature de la conflictualité générale.

26. Le Monde du 9 mai 2003, p. 3, propos recueillis par Corine Lesne.

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On pourrait tirer argument de cette inefficacité relative desinterventions de l’ONU pour plaider en faveur d’actions plusmusclées, permettant d’adjoindre enfin la puissance à la légiti-mité. Voilà qui permettrait de légitimer l’intervention anglo-américaine en Irak et de justifier le discrédit dans lequel l’admi-nistration Bush a fait tomber l’ONU. Mais il n’y a pas lieu depenser que le résultat final s’avère plus brillant que celui obtenuau Kosovo et en Afghanistan dès lors que la puissance occupanten’est finalement pas prête à rester sur place plus longtemps quene le font habituellement les Casques bleus de l’ONU, qu’ellesemble avoir eu des idées sur ce qu’elle ne voulait pas, maisaucune idée sur le régime concret qui pourrait émerger du chaosproduit par la guerre. On voit bien qu’ici, l’intervention s’inscritdans le cadre d’un projet plus général de remodelage des équi-libres géostratégiques au Moyen-Orient. Mais le moins qu’onpuisse dire est que ce projet n’a pas été énoncé dans la clarté etque n’ayant donc fait l’objet d’aucun consensus local ou interna-tional, il a peu de chances de mobiliser pour lui et en faveur de ladémocratie libérale des énergies enthousiastes.

IV.3. Sur l’intervention anglo-américaine en Irak et sur la tentationd’imposer la démocratie de l’extérieur et d’assurer la paix par la guerre

C’est bien plutôt l’exact contraire, c’est l’échec total et drama-tique de l’intervention alliée en Irak qui est à redouter, écrivions-nous en mai 2003. Deux mois plus tard, au moment de relire ceslignes et de les compléter, il semble que notre pronostic, pourtantfort pessimiste, ne l’ait pas été encore assez. Il y avait déjà toutlieu de penser que le prétexte avancé par les gouvernements amé-ricain et britannique, la présence d’armes de destruction massivesdissimulées en Irak, n’était, comme l’a reconnu plus tard l’in-fluent conseiller à la Maison-Blanche Paul Wolfowitz, qu’unsimple « moyen bureaucratique » d’obtenir l’adhésion du

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Congrès américain et de la Chambre des communes, à défaut decelui du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on pouvait penseret espérer que la justification donnée partait de bonnes inten-tions, que les Alliés prenaient au sérieux leur discours sur ladéfense de la démocratie et qu’au-delà du cas de l’Irak, on allaitassister à une tentative d’envergure pour introduire effective-ment la démocratie dans toute la région du Proche-Orient etpour trouver, du même pas, une solution effective au conflitisraélo-palestinien qui la mine et qui cristallise de façon drama-tique et lourde de dangers terribles à l’échelle planétaire toutel’ambivalence des relations entre l’Occident chrétien et les paysmusulmans. À vrai dire, il était difficile d’accorder de grandes chances desuccès à un tel projet, pour tout un ensemble de raisons que nousavons déjà suggérées. Mais, après tout, le pire n’est jamais totale-ment sûr, et nul ne pouvait exclure que si les Alliés avaient cruprofondément à leurs propres proclamations, s’ils s’étaient mon-trés prêts à assurer une présence et un investissement massifs etdurables (et pas seulement financier et pétrolier) dans la région,s’ils avaient su organiser rapidement des élections libres et signi-ficatives, si les États-Unis avaient su, dans le même ordre d’idées,montrer vis-à-vis d’Israël une fermeté suffisante pour que lespeuples de la région ne soient pas tentés d’en déduire une nou-velle fois que dans ce conflit, il y a de la part des États-Unis deuxpoids et deux mesures, alors des évolutions au départ peu pro-bables auraient peut-être pu se produire et changer la face dumonde. Et si tel avait été le cas, si un regain de ferveur pour ladémocratie s’était emparé du Moyen-Orient, si au nom des droitsde l’homme et de la liberté, des énergies considérables s’étaientlibérées, bien décidées à lutter contre l’arbitraire, la corruption etla terreur d’État, si ce climat de confiance et d’enthousiasme avaitsuscité un vrai début de dynamisme économique permettant des’affranchir de la stagnation et de la pauvreté, si, enfin, une

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solution digne, honorable et définitive du conflit israélo-palesti-nien s’était en effet esquissée27, alors la justification initiale et lerefus de se plier à la légalité internationale auraient été viteoubliés et pardonnés.Voilà beaucoup de si, dira-t-on. Tout dans le tableau hypothé-tique que nous venons d’esquisser n’est pourtant pas totalementinvraisemblable a priori. Il a été très frappant de voir comment enIran, quelques jours après la chute de Saddam Hussein, certainsdes plus hauts dignitaires du régime, constatant une vague d’en-gouement américanophile massif dans une partie de la jeunesse,ont amorcé une autocritique aussi profonde que surprenante, sereprochant de ne pas avoir apporté d’espérance véritable au

27. Il est évident pour à peu près tout le monde que la condition sine qua non d'une possible paci-fication passe par la création d'un État palestinien viable. Certains intellectuels juifs estiment quecette création est inutile puisqu'il existe déjà un État palestinien : la Jordanie (ce qui était déjà laposition de Golda Meir). L'argument est discutable et, en tout état de cause, absolument irrecevablepolitiquement. À part la question du statut de Jérusalem, qui n'est pas nécessairement la plus inso-luble, les deux pommes de discorde principales, croisées, sont d'un côté, l'extension permanentedes colonies israéliennes qui matérialise et illustre, volontairement ou non, la volonté de créer unGrand Israël (projet terrifiant pour tous les pays de la région), et de l'autre, la revendication pales-tinienne d'un droit au retour à l'évidence irrecevable par la communauté juive qui ne peut pas vivresous la menace que se constitue au sein des frontières actuelles d'Israël une forte minorité, et moinsencore une majorité, arabo-musulmane. Sur ces deux aspects du problème, le rôle des États-Unisest déterminant car eux seuls possèdent la puissance militaire et financière suffisante pour les réglersimultanément comme ils doivent l'être. D'une part, en effet, et sur un plan dissuasif, il fautimposer à chacune des deux parties l'obligation absolue de respecter les accords internationaux(pas de colonisation, pas d'attentats) et, à titre d'incitation, il convient d'offrir à chacune les com-pensations financières nécessaires. Comme l'expliquent de manière très pertinente Richard D.Murphy (senior fellow au Council on Foreign Relations) et David Mack (vice-président du Midle EastInstitute) [Murphy, Mack, 2003], un sondage israélien a montré que 80% des nouveaux colons dela rive ouest et dans la bande de Gaza sont motivés par des considérations strictement écono-miques et par la perspective d'un logement de meilleure qualité et par ailleurs fortement subven-tionné. Ils accepteraient aisément d'être relogés ailleurs dans les mêmes conditions.Symétriquement, un des analystes les plus respectés dans la région, Khalil Shikaki, nationalistesourcilleux mais parfaitement réfléchi, auteur d'une étude approfondie sur les réfugiés palestiniens,montre que si l'écrasante majorité d'entre eux exige la reconnaissance de principe par Israël dudroit au retour, le plus grand nombre est ouvert à des solutions pragmatiques et prêt à accepter unecompensation financière en échange d'une installation stable dans les frontières de l'État palesti-nien une fois ce dernier créé ou d'une émigration. Seule une minorité considère cette perspectivecomme une trahison. Le Plan de Genève, qui offre enfin une lueur d'espoir dans ce conflit, met enforme ces idées de bon sens. La balle est du côté de Washington.

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peuple iranien. On a vu poindre à cette occasion une ambiva-lence considérable. L’Occident et plus spécialement les États-Unis, et donc la démocratie libérale aussi bien, sont à la foiscraints et méprisés, mais tout autant enviés et désirés. Dans unetelle situation, de nombreuses choses peuvent basculer très vite ettrès profondément. Beaucoup dépend des gestes qui sont faits, ounon, des paroles qui sont prononcées ou au contraire qui ne vien-nent pas. Or à s’en tenir au discours des experts occidentaux sur la sécuritédémocratique, à la certitude martelée par les dirigeants alliés quetous les hommes (et les femmes) désirant la démocratie, il suffitde leur en apporter la possibilité concrète en les libérant par lesarmes de leurs tyrans pour que tous y adhèrent d’enthousiasme,on aurait pu s’attendre à un engagement important de leur partpour s’efforcer de construire en effet au plus vite des institutionsdémocratiques en Irak comme ils ont en effet tenté un momentde le faire en Afghanistan. N’était-ce pas une vitrine idéale, uneoccasion de publicité fantastique en faveur de la démocratie libé-rale et de l’American way of life ? Il est donc particulièrementdéconcertant et décourageant de constater que rien n’avait étéprévu en ce sens. Que non seulement aucun contact sérieuxn’avait été pris avec des forces politiques crédibles28, qu’aucunleader de transition acceptable par les populations n’était pres-senti et disponible, mais que les forces alliées se montrent inca-

28. Comment, en tout état de cause, pourrait-on prétendre comprendre de l'extérieur (même avecun service de renseignements supposé efficace) les complexités politiques d'une société restée lar-gement impénétrable durant des décennies ? Au mieux, on nous explique que le pays est divisé entrois grandes confessions – chiite, sunnite et kurde. Mais ce sont des groupes originaires des zonesd'influence sunnite qui ont fondé le parti Baas, radicalement laïc et athée avant que SaddamHussein ne refasse alliance avec le pouvoir patrimonial des chefs de tribus. Quant aux chiites sup-posés tous favorables à l'Iran, ils se divisent en quatre groupes principaux dont il est bien difficilede prévoir lesquels s'imposeront [Cole, 2003]. Et il ne faut pas oublier qu'une partie des chiites, laïcseux aussi, avaient été les fers de lance du Parti communiste irakien dans les années cinquante [dela Gorce, 2003]. Par ailleurs, contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'Iran est loin d'être favo-rable à l'installation en Irak d'une République islamique à prépondérance chiite [ibid.]. Bref, rien

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pables d’assurer le minimum que se doit d’assurer tout pouvoir,fût-il de conquête et de domination – et a fortiori s’il se présenteet se pense comme un pouvoir libérateur et en charge deconstruire la démocratie – en matière de maintien élémentaire dela sécurité, de soins médicaux et d’approvisionnement (notam-ment en eau). Le souverain absolu de Hobbes, celui que tous choisissent pourmettre fin à la lutte de tous contre tous et cesser de vivre dans lacrainte permanente de la mort, assure au moins bon an mal an lafourniture de ces « biens premiers » à ceux qui ne contestent passa domination. L’espérance démocratique, qui justifie qu’on sebatte pour elle, est celle qu’alimente le désir de sortir du despo-tisme en faisant prendre en charge les fonctions de la régulationsociale non par un seul, l’Un en surplomb avec sa police, mais parl’ensemble des citoyens associés. Elle ne peut se conforter que sielle permet d’aller au-delà du stade du despotisme en apportant,en plus de la sécurité et de la survie matérielle, la liberté indivi-duelle et collective. Mais si au nom de la démocratie, on ne faitnaître aucune liberté et qu’on régresse en deçà de ce que permet-tait le despotisme, alors on compromet en profondeur l’idéedémocratique elle-même, contre laquelle on va voir se dresser deplus en plus d’hommes et de femmes désespérés29. Or c’est bience que semblent être en train de réaliser les Alliés, incapables depourvoir à l’approvisionnement en eau du pays, supprimant dujour au lendemain la police et l’armée et laissant ainsi libre coursau pillage général, licenciant les fonctionnaires et les soldats de la

n'est simple. La seule chose claire, c'est qu'on ne voit pour l'instant se manifester aucune force por-teuse à l'évidence d'un projet de démocratie libérale, et que, entrées dans le sillage des Américains,les seules forces qui ont prétendu l'être, l'espace d'un moment, sont d'ores et déjà totalement dis-créditées. Il ne faut pas se dissimuler, en sens inverse, l'énorme difficulté des sociétés du Moyen-Orient à s'orienter vers une démocratisation effective. Le point nodal est ici sans doute l'absencequasi totale d'autonomie du champ intellectuel, privé d'espace public, alors que « les religieux, eux,ont leur mosquée », note l'universitaire syrienne Hanane Kassab Hassan [2003].

29. Et plus encore lorsque les prisonniers militaires ou civils sont traités de manière inhumaine aumépris des droits de l'homme, des conventions de Genève et des lois immémoriales de la guerre.

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supposée « quatrième armée du monde » laissant ainsi 400 000hommes sans solde30, sans indiquer aucune perspective politique,comme s’ils étaient soudainement frappés de mutisme, au risquede faire peu à peu oublier que Saddam Hussein n’était pas seule-ment un dictateur mais aussi un assassin, un des derniers rejetonsde l’aspiration totalitaire. En fait tout se passe comme si, demanière incroyablement naïve, les Alliés s’étaient imaginés qu’ilsuffirait qu’ils abattent le tyran et qu’ils fassent étalage de leurforce pour que tous les peuples de la région, subjugués et éperdusd’admiration et de reconnaissance, décident aussitôt d’adopter etde bâtir en un clin d’œil des régimes démocratiques en prenantexemple sur un Irak servant « d’exemple attrayant de liberté pourles autres pays de la région » selon la formule du président Bushdans son discours à l’American Enterprise Institute du 27 février2002. Or l’exemple est pour l’instant plutôt décourageant. Pour conclure provisoirement sur ce sujet, laissons le dernier motau grand écrivain Mario Vargas Llosa, peu suspect d’hostilité à ladémocratie libérale. De retour de douze jours dans l’Irak d’aprèsSaddam, il écrit : « Est-ce un idéal possible et réaliste (la démo-cratisation), ou est-ce une chimère, s’agissant d’une société quimanque de la plus minime expérience de la liberté et qui, de plus,est fracturée par de multiples antagonismes et rivalités internes ?Est-il sensé d’imaginer des Arabes, des Kurdes et des Turcomans,des musulmans chiites et sunnites avec les courants internes quiles divisent, des chrétiens chaldéens, assyriens, latins et armé-niens, des clans tribaux, paysans, primitifs et vastes commu-nautés urbaines, coexister dans le système ouvert et pluraliste,tolérant et flexible d’un État laïque jouissant de solides consensuset permettant aux vingt-cinq millions d’habitants de laMésopotamie – lieu de naissance de l’écriture et référence fonda-

30. Cette dernière mesure a été rapportée fin juillet 2003.

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mentale pour les grandes religions et cultures modernes, berceaude la première grande compilation des lois de l’histoire, le coded’Hammourabi – d’accéder enfin à une vie digne et libre ? Ouassisterons-nous à une construction aussi délirante que celle desancêtres mythiques de ces peuples qui voulurent ériger une tourpour atteindre le ciel et finirent frustrés et perdus dans l’épou-vantable confusion de Babel ? » [Llosa, 2003].

IV.4. Que l’exemple de l’Allemagne et du Japon n’est pas généralisable

Un des arguments principaux en faveur d’une imposition par laforce des normes et des institutions de la démocratie libérale estfourni par l’exemple de l’Allemagne et du Japon. Si des pays long-temps soumis à une dictature totalitaire ou impériale, si dessociétés aussi autoritaires, hiérarchisées et anti-démocratiquesont basculé avec le succès que l’on sait, suite à leur défaite, dansle camp des démocraties, alors pourquoi ce qui a été vrai pour euxne pourrait-il pas l’être pour tous les pays de la planète, plaidentles tenants d’une sécurité démocratique imposée par la guerre ?L’essentiel de la réponse est fourni par Norman Mailer : « Le rai-sonnement selon lequel nous pouvons bâtir la démocratie n’im-porte où, puisque nous avons réussi à le faire au Japon et enAllemagne, n’est pas forcément pertinent. Ces deux pays avaientune population homogène, une longue histoire nationale der-rière eux ; l’un et l’autre baignaient dans la culpabilité après lesexactions commises par leurs soldats en des terres étrangères ; ilsétaient au bord de la destruction, mais ils avaient la main-d’œuvre qualifiée et l’expérience nécessaires pour reconstruireleurs villes. Quant aux Américains qui les aidaient dans leurentreprise démocratique, c’étaient des vétérans du New Deal deRoosevelt, une catégorie d’individus qui n’appartient qu’à cetteépoque : des idéalistes pragmatiques » [Mailer, 2003, p. 70]. Cetteidée que les exemples du Japon et de l’Allemagne ne sont en rien

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transposables ailleurs a fait l’unanimité à la rencontre UNESCOde Byblos du 2 juin 2003 – le professeur Theodor Hanf insistantsur le fait qu’après tout, la dictature hitlérienne n’avait duré quedouze ans et n’avait fait totalement disparaître ni le souvenir niles hommes dévoués de longue date à la démocratie enAllemagne. La poussée démocratique était ancienne au Japonégalement. Et ces deux pays étaient fiers de leur culture et assurésde leur unité nationale (même démembrée après-guerre dans lecas de l’Allemagne). Un autre facteur évoqué lors de la réunion du panel UNESCO parle juge Owada mériterait à lui seul une longue réflexion. Nousavons insisté plus haut sur le fait qu’il ne peut pas se former decommunauté démocratique sans un geste constitutif qui per-mette d’aller au-delà de la défiance première. Ce geste qui sort dela rationalité calculatrice stricte pour ouvrir un espace du raison-nable s’apparente au geste premier du don immémorial parlequel les partenaires scellent l’alliance en se témoignant l’un àl’autre du pari de confiance qu’ils se font. Mais c’est loin d’être toute l’histoire. S’il n’y avait que laméfiance, l’incertitude sur les calculs des autres ! Non, le plus sou-vent – toujours en fait –, il y a le poids d’un passé qui ne passepas, le souvenir des morts, des blessés, des torturés, des victimeset des injustices de tous ordres. Pour continuer à vivre ensemble,il ne s’agit donc pas seulement de donner mais aussi et d’abordde pardonner. De donner sa confiance dans l’avenir et de par-donner les crimes passés. Doivent s’opérer alors des arbitragescomplexes et douloureux entre les exigences de la justice et de lamémoire d’une part, et celles de l’oubli et du pardon nécessaire àla poursuite de l’aventure en commun d’autre part. Peut-être lacondition première pour que puisse réussir une pacification parla démocratie réside-t-elle dans une perception rendue claire pourtous du choix qui sera effectué entre la vengeance et le pardon, lamémoire et l’oubli [Ricœur, 2000].

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Puisque les conflits, les massacres et les génocides se multiplientpartout dans le monde, il devient de plus en plus urgent d’ima-giner les bons moyens d’y mettre fin. La question se pose donc ànouveau, toujours plus aiguë, de savoir si l’établissement de ladémocratie, réduite à la forme élémentaire des élections libres,représente toujours et nécessairement ce bon moyen.

IV.5. Les paradoxes dangereux de la pacification démocratique.Démocratie et démocratisation

Il est maintenant possible de rassembler quelques éléments d’uneréponse générale à la question des rapports entre paix et démo-cratie. Oui, il existe une tendance universalisable à la démocratie cheztous les hommes (et femmes) et dans toutes les cultures dumonde (même s’il existe aussi des tendances en sens contraire).Mais la démocratie n’est pas une. Elle se présente sous de mul-tiples formes assemblées selon de multiples dimensions à la foisirréductibles et interdépendantes. Il est dangereux de prétendrefaire vivre l’une d’entre elles au détriment des autres ou sans elles.Oui, il est vrai, au moins pour l’instant, que les démocraties libé-rales ne se font pas la guerre. Mais il ne s’ensuit aucunement,bien au contraire, que le régime démocratique doive être imposéaux régions non démocratiques par tous les moyens, y comprispar la guerre. La raison principale tient dans le paradoxe suivant,absolument essentiel. S’il est vrai que les démocraties établiesentretiennent (pour l’instant au moins) des relations pacifiques,il est tout aussi vrai, en sens inverse, que la plupart des guerresdes deux siècles passés ont été suscitées par le processus de ladémocratisation. Sous des formes multiples, elles ont été desguerres entre révolution démocratique et contre-révolution. Si lesdémocraties établies sont pacifiques entre elles jusqu’à nouvel ordre, ladémocratisation est le plus souvent violente. Et il existe par ailleurs

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une corrélation claire entre l’apparition des guerres démocra-tiques et l’augmentation du nombre des victimes. La dynamiquede la démocratisation a en effet été celle d’une montée vers lesguerres totales appelées par la mobilisation générale des hommeset des ressources que la démocratie rend possible en impliquantdans la guerre toute la population et non seulement le groupe desguerriers [De Jouvenel, 1985]. Il y a donc un effet pervers potentiellement redoutable dans lalogique d’une paix démocratique imposée de l’extérieur auxpeuples et à leurs cultures. Au conflit central endogène entre démo-cratie, traditionalisme, dictature autoritaire et totalitarisme qui naîtà l’intérieur d’un pays, d’un peuple ou d’une culture, l’impositionpar la communauté internationale d’une norme démocratiquelibérale, si elle permet occasionnellement de régler ou en tout casde geler certains conflits locaux, a par ailleurs l’inconvénientmajeur de rajouter une dynamique de conflit spécifique, interna-tionalisée et parfois potentiellement génocidaire. L’obligation detenir des élections libres dans un pays en proie à des tensions inter-ethniques et qui n’a pas encore su faire primer l’intérêt pour la col-lectivité nationale sur celui de l’ethnie ou de la croyance deréférence, engendre en effet la méfiance de tous contre tous etforce chacun à choisir son camp ethnique ou religieux, quand bienmême serait-il largement arbitraire. C’est ce qui s’est passé auRwanda où peu à peu chacun a dû se compter et se définir commeHutu ou Tutsi31. C’est également ce qui s’est produit dans l’ex-Yougoslavie où l’injonction à la multi-ethnicité a finalementalimenté une logique de purification ethnique générale.Loin d’amener la paix et la démocratie, l’imposition d’une normede paix démocratique par l’extérieur engendre des massacres et

31. Selon, au départ, qu'on mesurait moins ou plus de 1,70 m et qu'on possédait moins ou plus dedeux vaches... L'administration belge a fait ici preuve d'une belle imagination bureaucratique.

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rend la démocratie toujours plus inaccessible. Martin Shaw[2000] écrit ainsi : « Mary Kaldor montre comment les formesdémocratiques sont devenues parties prenantes du processusgénocidaire lié aux “nouvelles guerres” de l’ère mondialisée. Queces guerres soient impulsées par des États reconnus ou par descentres de pouvoir dissidents, la légitimation électorale estdevenue en fait une composante du processus du génocide.Comme ils savent que la légitimation “démocratique” constituela voie d’accès à la reconnaissance internationale, les entrepre-neurs de pouvoir tentent de créer des territoires ethniquementpurs dans lesquels ils puissent obtenir une majorité grâce à unepolitique identitaire (identity politics) et à l’intimidation. Lesminorités ou même les majorités qui ne cadrent pas avec la domi-nation qu’ils veulent imposer sont expulsées de leurs maisons, deleurs terres, de leurs villages ou de leurs villes. Si l’intimidation etla violence mineure suffisent souvent, l’agression physique et lesmeurtres à grande échelle en sont aussi des ingrédients essentiels.Une fois l’expulsion accomplie – ce qu’on appelle la “purificationethnique” –, des élections ou un référendum viennent confirmerle droit exclusif de la majorité sur le territoire32. » Dans le meilleur des cas, comme les experts de l’ONU le saventbien, et notamment en Afrique, la démocratie électorale est pure-ment « de façade », comme l’écrit B. Boutros-Ghali, l’inventivité

32. Martin Shaw [2000] écrit : « Indeed Kaldor explains how democratic forms have become partof the genocidal process of the “new wars” of the global era. Whether waged by recognised statesor by breakaway centres of power, electoral legitimation is actually part of the process of genocide.Knowing that in the global era “democratic” legitimation is the path to international recognition,power-mobilisers seek to create ethnically homogenous territories in which they use identity poli-tics and intimidation to ensure electoral majorities for their rule. Minorities or even majorities whodo not fit with the rule which they seek to impose are expelled from their houses and lands, vil-lages and towns. While intimidation and low-grade violence often account for much of the pro-cess, physical abuse and even large-scale killing are also essential ingredients. After the expulsions– so called “ethnic-cleansing” – elections or referenda confirm the new majority's exclusive rightto the territory. » L'ouvrage de Mary Kaldor mentionné est Organised Warfare in a Global Era [1998].

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locale en matière de fraude électorale étant infiniment supérieureà l’attention distraite des observateurs internationaux, le plusgénéralement cantonnés d’ailleurs dans le seul hôtel confortabledu pays.Ces diverses considérations, liées à ce que nous écrivions plushaut sur le problème de l’unité démocratique, amènent à laconclusion que la démocratie ne peut naître, avec un peu dechance, que dans des ensembles politiques et culturels constituéset unifiés depuis suffisamment longtemps, et selon toute vrai-semblance en adoptant des cheminements pas parfaitementdémocratiques et seulement à la suite de processus complexes dedémocratisation. Si bien que vouloir former cette unité politiquedirectement sur le terrain de la démocratie, par la démocratie,vouloir imposer la démocratie en faisant l’économie de la démo-cratisation avant même qu’une certaine unité de l’ensemble aitété acquise, c’est chercher la quadrature du cercle [Zakaria, 2003]. À quoi il faut ajouter, pour finir, qu’en commençant à s’arroger ledroit de décider toutes seules – et désormais contre l’avis de lacommunauté internationale des nations – des guerres justes ouinjustes, en ne respectant pas les règles minimales d’une démo-cratie internationale, les démocraties libérales sapent à la racine,par une espèce d’auto-réfutation principielle, l’idéal démocra-tique dont elles disent se réclamer. En le faisant apparaître demoins en moins crédible aux yeux de la plupart des nations, etbientôt pour leurs propres populations, elles rendent chaque jourplus difficile et improbable la perspective de faire naître la paix enmultipliant les régimes démocratiques. Il n’est malheureusementpas étonnant, dans ces conditions, que contrairement aux prévi-sions triomphales d’hier, la part des démocraties cesse de s’ac-croître, voire régresse dans le monde.

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CONCLUSIONVERS DE NOUVELLES RÉGULATIONS MONDIALES ?

« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que cequi est fort fût juste. » Cette célèbre pensée de Pascal résume par-faitement le dilemme dans lequel se trouve actuellement plongéela communauté internationale. Pendant une cinquantaine d’an-nées, l’ONU, l’instance la plus légitime au plan mondial, a incarnéles idéaux de l’humanisme démocratique et des droits del’homme, même si ceux-ci sont restés soumis à des interprétationsen définitive fort diverses. Il apparaît clairement aujourd’huiqu’elle n’a pas les moyens de ces idéaux. C’est ce qu’a entreprisde démontrer l’actuel gouvernement américain dans une logiquede prédiction créatrice (self-fulfilling prophecy) en suivant sonchemin propre au mépris de l’opinion mondiale et de l’ONU. Lapuissance militaire et économique américaine est telle que cechoix, on l’a dit, pouvait ne pas sembler absurde a priori. Faisonsen sorte, semblaient se dire les faucons américains, que notreforce définisse la nouvelle norme de justice, une norme démo-cratique libérale qui triomphera puisque nous la rendrons aussiincontestable que le souverain despotique de Hobbes. Nous for-cerons le consensus de tous en faveur de la démocratie. Puisquela force déployée par l’ONU jusqu’ici en soutien de la démocraties’est révélée impuissante, mobilisons une force infiniment supé-rieure pour en finir une fois pour toutes avec les États voyousdéfinitivement disqualifiés au nom de la démocratie et imposonsla paix démocratique par la force. Pour toutes les raisons qu’on a dites, ce pari est plus que périlleux.Il y a toutes les raisons de penser que le projet d’une paix démo-

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cratique mondiale imposée aura encore moins que l’ONU lesmoyens économiques et militaires nécessaires à sa réalisation car,en régionalisant les conflits, il risque fort d’allumer partout denouveaux brasiers au fur et à mesure qu’il croit en éteindre cer-tains, et il détruit l’idéal démocratique en le faisant apparaîtrenon plus comme un universel potentiel de la condition humaine,mais comme une idéologie, un simple masque de la puissance.Comme l’écrit l’ex-diplomate américain John Brady Kiesling, quia démissionné de son poste en Grèce en adressant une lettreouverte au secrétaire d’État : « Plus nous utilisons notre puissancede manière agressive pour intimider nos ennemis, plus d’ennemisnous nous faisons et plus nous validons le terrorisme comme laseule arme effective des impuissants contre les puissants »[Kiesling, cité par Hoffmann, 2003, p. 51]. À l’encontre de la ten-tation belliciste, il faut se rappeler qu’aucune démocratie ne peutse fonder et encore moins perdurer sans une croyance forte en lavertu intrinsèque de la démocratie. Boutros Boutros-Ghali dénon-çait à juste titre, il y a peu, les sanctions économiques infligéesaux populations ayant le malheur de vivre sous un ordre dictato-rial combattu par l’Occident. Ces sanctions, montre-t-il, pénali-sent les populations et en aucune manière les dirigeants cou-pables. « Elles constituent alors, écrit-il [2002, p. 19], des viola-tions des droits de l’homme perpétrées au nom des droits del’homme. » A fortiori, des interventions militaires décidées sansl’aval de la communauté internationale, mais dans le but pro-clamé d’imposer de force une démocratie libérale risquent fort deconstituer des violations de la démocratie au nom de la démo-cratie33.

33. Jürgen Habermas écrit de même : « L'universalisme qui réside au cœur de la démocratie et desdroits de l'homme est précisément ce qui interdit qu'on l'impose unilatéralement. L'exigence uni-versaliste de validité ne doit en aucun cas être confondue avec la prétention impérialiste à fairequ'une culture et une forme de vie déterminées – fussent-elles celles de la plus ancienne démocratiedu monde – soient exemplaires pour toutes les sociétés. » Et il ajoute : « Quand à Nassiriya des milliers

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La question du rôle des États-Unis

Il est donc tout à fait vital que le peuple américain se convainqueau plus vite que les critiques adressées par la quasi-totalité despeuples du monde à l’intervention anglo-américaine en Irak ne levisaient nullement en tant que tel et moins encore l’idéal démo-cratique qu’il a su incarner plus que tous les autres peuples aumonde, mais qu’il concernait bien au contraire le déni de cetidéal. Car le côté le plus dramatique de la situation présente, au-delà de ses dimensions concrètes immédiates, tient au fait qu’enfaisant occuper le rôle d’adversaire de la démocratie internatio-nale par ceux qui semblaient devoir être ses champions par excel-lence, il crée un sentiment d’absurdité et de non-sens général quiouvre la voie à un nihilisme dévastateur34. Certains commentateurs américains influents deviennent parfai-tement conscients du problème. De retour après un séjour de plu-sieurs semaines en Europe, le journaliste William Pfaff fait partdans le New York Times du 21 juillet 2003 du fait qu’il n’y a trouvéquasiment aucun défenseur de la politique américaine. Unimportant dirigeant d’Europe de l’Est résume parfaitement selonlui le sentiment dominant : « Le gouvernement Bush a changé lesamis de l’Amérique en anti-Américains. Pendant toute ma viepolitique, j’ai été un admirateur et un défenseur des États-Uniscontre les critiques de gauche, mais je suis maintenant devenu un“nouvel anti-Américain”. Les “nouveaux anti-Américains” sontd’anciens anti-anti-Américains, qui se retrouvent désormaiscontraints de devenir anti-Américains à leur tour. » W. Pfaffdéplore la morgue avec laquelle les experts américains sommentla « vieille Europe » d’agir pour retrouver la confiance des USA.

de chiites manifestent à la fois contre Saddam et contre l'occupation américaine, ils disent aussique les civilisations non occidentales doivent s'approprier le contenu universaliste des droits del'homme à partir de leurs propres ressources » [Habermas, 2003].

34. Comme l'a fortement exposé Alexei Vassiliev lors du panel de Beyrouth.

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Car c’est tout le contraire dont il s’agit, conclut-il : « Ce sont lesAméricains qui ont perdu la confiance des Européens, et si lesAméricains ne la reconquièrent pas, l’Alliance (atlantique) estmorte. » Et ne parlons pas des autres pays du reste du monde...Bien sûr, ce discours pourra sembler quelque peu naïf ou hypo-crite aux yeux des analystes bien en cour à Washington aujour-d’hui, et d’autant plus – même si je viens de m’abriter derrière uncommentateur américain bien connu – que je suis un Européen(français de surcroît, ce qui n’arrange rien), autrement dit un deceux qui, à en croire le propos intéressant et bien argumenté dePaul Kagan [2003] dans son livre très médiatique La puissance etla faiblesse, a vécu depuis la Seconde Guerre mondiale à l’ombredu bouclier américain dans une sorte de « paradis post-moderne »où il est possible d’oublier les contraintes de la puissance parceque d’autres s’en occupent à votre place. Facile dans ces condi-tions d’être moralisateur, kantien, bien intentionné. « Voilà ceque les Européens pensent pouvoir offrir au monde, écritP. Kagan : non pas la puissance elle-même, mais sa sublimation »[p. 96]. Mais c’est parce qu’ils oublient qu’ils ont mené exacte-ment la même politique et tenu le même discours que les États-Unis jusqu’à la guerre de 14-18 – bref, quand ils étaient effective-ment encore puissants. Leur discours moral n’est, pour P. Kagan,qu’une rationalisation de leur faiblesse. L’analyse est séduisante, et en partie fondée. Pour la partie euro-péenne en tout cas. Elle devient trompeuse lorsqu’elle tourne àl’apologie d’une politique de puissance unilatérale de la part desÉtats-Unis. Cette dernière est loin d’avoir commencé avec l’ad-ministration actuelle, comme le montre bien P. Kagan [cf. aussiJoxe, 2002]. Mais celle-ci a décidé d’appliquer dans toute sonampleur, avec une détermination (et un aveuglement...)inébranlable, une politique déjà bien explicitée dès 1992 dans le« Projet pour un nouveau siècle américain » rédigé par le sous-secrétaire à la Défense d’alors, Paul Wolfowitz (le secrétaire était

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Dick Cheney), devenu depuis le plus influent conseiller deDonald Rumsfeld. Les États-Unis, à l’en croire, devaient prendrele contrôle de la planète et devenir « comme un colosse chevau-chant le monde, imposant sa volonté et garantissant la paix géné-rale grâce à sa puissance militaire et économique » [cité parMailer, 2003, p. 63]. Ce projet n’oublie qu’une seule chose : c’est que ce qui a fait labase de la puissance américaine, ce sont ses valeurs éthiques etdémocratiques, la tolérance, l’amour de la liberté et de l’égalité dedroit entre les hommes, et qu’il est contradictoire de prétendreasseoir la puissance de l’Amérique sur la négation des valeurs quil’ont faite. Comme le rappelle David C. Hendrickson, « le respectdes principes de base du droit des gens combiné avec des actionsentreprises et autorisées par un consensus international sont lesdeux méthodes fondamentales par lesquelles les États-Unis ontacquis la légitimité dont ils ont bénéficié dans le système inter-national » [Hendrikson, cité par Hoffmann, p. 51]. Ou encore : laplus grande part de la puissance des États-Unis leur vient de laséduction qu’ils exercent, elle consiste en un soft power intime-ment lié à la séduction des valeurs démocratiques. Les faucons setrompent donc lourdement s’ils espèrent vraiment pouvoirgagner en puissance en échangeant les pouvoirs de la séductiondémocratique contre les délices d’une domination affranchie del’obligation de respecter le droit international35.

35. Un analyste modéré, Pierre Hassner, écrit : « En étendant à des milliers de suspects, américainset surtout non américains, la catégorie de "combattants ennemis" privés de toute défense juridique,de tout jugement, de tout droit, en l'appliquant également à tous les États suspects de soutenir leterrorisme et, enfin, en définissant la lutte contre celui-ci comme une guerre qui justifie la sus-pension du droit liée à l'état d'exception, les États-Unis et ceux qui les suivent aboutissent à ce queWalter Benjamin avait prévu : l'état d'exception permanent qui devient la règle, la suppression dela différence entre la guerre et la paix, l'intérieur et l'extérieur, la norme et l'exception. Plus préci-sément encore, on aboutit à l'exception comme norme et à la suspension permanente du droit, cequi définit précisément le totalitarisme » [Hassner, 2003].

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Le problème de l’ONU et des organisations internationales

Il est donc nécessaire et urgent de redéfinir les voies d’une nou-velle articulation entre force et justice. Dans l’état actuel deschoses, les organisations internationales ne peuvent pas envi-sager grand-chose d’autre que de tenter de reconquérir, en enredéfinissant profondément le contenu, une légitimité moraleinternationale qu’elles ont largement perdue. Si les fonction-naires internationaux se sentent aujourd’hui saisis par le décou-ragement, ce n’est pas seulement en raison du mépris brutal queleur témoigne la puissance dominante. C’est aussi, et ceciexplique en partie cela, parce qu’elles peinent à énoncer un corpsde doctrine plausible opposable à la force unilatérale, et à des-siner les contours d’un monde effectivement multilatéral etdémocratique. « Nous vivons une crise du système international »,déclarait Kofi Annan dans sa conférence de presse du 31 juillet2003, une crise telle qu’il n’est pas sûr qu’elle puisse être sur-montée sans « une réforme radicale » de l’ONU.Mais comment ? Pour aller dans quelle direction ? Incontes-tablement, il faut que l’ONU puisse continuer à décider de l’envoien urgence de forces d’intervention en cas de risque de massacresimminents36. Incontestablement également, même si la machi-nerie de l’ONU est infiniment critiquable et inadaptée aux réa-lités actuelles de la mondialisation, rien ne serait pire que desaper sa légitimité avant d’avoir reconstruit une architecture ins-titutionnelle plus satisfaisante. Cette idée simple est d’ailleurs en

36. Mais sans ignorer les effets pervers récurrents de nombre d'interventions. Un chercheur del'EHESS de Paris, spécialisé sur l'Afrique, écrit : « Les instances internationales, l'ONU et les grandespuissances impliquées en Afrique de l'Ouest ont délibérément limité leurs interventions à une poli-tique d'endiguement calculée, mais ô combien risquée pour les populations. Cette politiquesoumet le déploiement humanitaire et/ou militaire à un agenda politique restrictif et porte, dèslors, une part de responsabilité indéniable dans le cycle des souffrances. En soumettant le pays àune série de contraintes et de blocages, on empêche tout simplement les victimes d'échapper auxmains de leurs bourreaux » [Jézéquel, 2003].

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parfaite congruence avec l’autre conclusion simple à laquellenous conduit la présente étude : si toutes les énergies de la com-munauté internationale doivent être mobilisées pour faire triompherles idéaux démocratiques, il serait suicidaire pour ceux-ci de vou-loir imposer la démocratie par la force et de vouloir abattre par laguerre – et non par une évolution interne appuyée par l’opinionpublique internationale – des régimes fussent-ils dictatoriauxaussi longtemps que n’existe pas une certitude raisonnable quec’est bel et bien une démocratie véritable (et non son simulacre)qui s’établira sur les ruines de la dictature vaincue, et non pas lechaos général. Qu’on compare sur ce point les perspectivesactuellement ouvertes respectivement à l’Irak et à l’Iran. D’uncôté, ce qui se profile à l’horizon c’est, pour reprendre l’expres-sion de Mario Vargas Llosa, la menace du chaos consécutif àl’écroulement de la tour de Babel – métaphore appropriée pourdésigner la tentative d’édifier par la force et depuis l’étranger unedémocratie sans démocrates. De l’autre, c’est l’incertitudetotale quant à l’issue de l’affrontement larvé entre réaction-naires théocratiques et réformistes ralliés au président Khatemi.Mais au moins est-on sûr que si ces derniers finissaient par l’em-porter, ils trouveraient des forces sociales puissamment mobili-sées pour construire une démocratie en terre d’islam. C’est cequ’explique avec beaucoup de clarté Zarir Merat, membre co-fondateur de la revue iranienne Goftegu (Dialogue) : « Ladémocratie et les valeurs démocratiques deviennent jour aprèsjour les termes de référence les plus prisés, le régime politique leplus apprécié et considéré comme le plus approprié aux besoinsde la société. Désormais on trouve des démocrates au sein de prati-quement toutes les familles politiques : laïque, religieuse, natio-naliste, marxiste, de gauche et de droite. On ne vit certes pas endémocratie en Iran ; toutefois, celle-ci est dorénavant présentedans l’imaginaire iranien, et ce sont ses ennemis – essentielle-ment les conservateurs de la République islamique – qui se

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retrouvent sur la défensive et s’offusquent de sa présence danstous les débats et au sein de tous les cercles, y compris ceux dupouvoir » [Merat, 2003, p. 139-140].

Projets de réformes de l’ONU

Actuellement, les deux axes de réflexion principaux concernent : 1) la nécessitéde créer une force d’intervention propre à l’ONU ; soutenue récemment par lesRusses (et de longue date par le diplomate et journaliste libanais Ghassan Tuéni[Tuéni, 2003], cette idée est violemment contestée par les Occidentaux ; 2) laréforme du Conseil de sécurité, jugé insuffisamment représentatif. Le nombre desmembres permanents pourrait être porté à 24, mais sans droit de veto pour lesnouveaux membres (proposition britannique). Les Américains, sans rencontrer defortes oppositions, examinent l’idée que l’accès au Conseil de sécurité soit subor-donné au respect d’un seuil démocratique minimal (sur tous ces points, cf. LeMonde du 2 août 2003). Une proposition intéressante est celle de StanleyHoffman de créer une instance supplémentaire devant laquelle il pourrait être faitappel des décisions (ou de l’indécision...) du Conseil de sécurité. Cette instanceserait « une association de nations démocratiques, qui comprendrait les membresde l’OTAN et les démocraties libérales d’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine[...] tout comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande » [Hoffmann, 2003, p. 57]. Uneautre suggestion concerne la création d’un Conseil économique et social mondial(proposition française). Plus généralement, une des réformes essentielles pourraitêtre la mise en cohérence des divers organismes internationaux (OMC, OMS, BIT,UNESCO, etc.) dont les décisions devraient avoir force de loi pour les autres[Cohen, 2002]. Et cela n’est envisageable que s’ils apprennent à intégrer dansleur mécanique institutionnelle les ONG et les représentants de la société civilemondiale en gestation.

Reste que la communauté internationale ne pourra plus secontenter d’une vision rhétorique, irénique et superficielle de ladémocratie et des droits de l’homme pour laquelle tout va bienpourvu qu’ici et là soient organisées des élections apparemmentlibres et qu’en principe, chaque État compte autant qu’un autre

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dans les organisations internationales, qu’il représente cent millehabitants ou dix mille fois plus37. Pour le dire en un mot, tout l’édifice des organisations interna-tionales a été bâti sur la croyance que l’État-nation constituaitl’étape unique et ultime de la légitimité démocratique. Or, s’ilfaut se garder fermement d’enterrer les États, qui demeurentencore aujourd’hui les plus forts concentrés de force et de légiti-mité existants, il n’en demeure pas moins vrai que nous sommesclairement entrés dans une ère postnationale ou, pour mieuxdire, à la fois infra et supranationale. L’idéal démocratique seretrouve donc désormais éclaté en trois modalités qu’il convientd’articuler mais qui sont en elles-mêmes bien distinctes. Si lesÉtats continuent à se structurer sur le principe d’une démocratieparlementaire représentative, au niveau local se fait jour l’aspira-tion à une démocratie participative, et à l’échelle mondiale, onassiste à la montée en puissance d’une démocratie d’opiniondont la société civile internationale et les ONG sont les vecteurspremiers. On imagine mal que les grandes organisations interna-tionales puissent survivre sans intégrer d’une façon ou d’uneautre dans leurs débats et dans leur architecture institutionnellecette société civile mondiale qui est le vecteur le plus actif aujour-d’hui de l’espérance de paix et de démocratie [Laville, Caillé,2000].

37. Sur 191 pays représentés à l'ONU, 49 sont des micro-États (de moins de 1,5 millions d'habi-tants). Tous ensemble, Tuvalu, Nauru, les îles Palaos, Saint-Marin, Monaco, le Liechtenstein, Saint-Kitts-et-Nevis, les îles Marshall, Andorre, Antigua-et-Barbuda comptent moins de 330 000 habitantsmais représentent dix voix aux Nations Unies. Des voix qu'il est évidemment fort tentant d'acheter.L'ONU a déjà inscrit l'île Pitcairn (44 habitants...) sur la liste des pays à décoloniser et à admettre,peut-être, parmi ses membres [professeur Anatra, « Les micro-États mènent le monde », Canardenchaîné, 13 août 2003]. On trouve des absurdités du même type dans la construction européenneoù, pour certains votes, l'île de Malte a le même poids que l'Allemagne, le Royaume Uni ou laFrance.

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La déterritorialisation du pouvoir

Parmi de multiples analyses, citons celle-ci du sociologue Zygmunt Bauman :« Le pouvoir n’est plus territorial et il ne respecte plus les défenses territoriales.Les frontières sont éminemment perméables. Le pouvoir fluide ne respecte guèreles obstacles ; il suinte par les murs aussi épais qu’ils soient, il passe facilementpar les milliers de fissures, de fentes et de crevasses, aussi fines soient-elles. Iln’existe aucun mastic capable de boucher les trous et d’arrêter les fuites. C’estsous ces conditions défavorables que les forces étatiques, coupées du flux global,fixées et immobilisées par leur souveraineté et leurs responsabilités territoriales,doivent chercher des solutions locales à des problèmes produits au niveau mon-dial. Ces problèmes sont générés dans “l’espace des flux” mais doivent êtreabordés et traités dans “l’espace des lieux” [...] Après deux siècles environ demariage, le pouvoir et la politique, installés joyeusement dans le cadre de l’État-nation moderne, semblent se diriger vers le divorce » [Bauman, 2003]. En sensinverse il convient pourtant de noter qu’aussi artificielles que soient parfois lesfrontières de certains États modernes, cela n’empêche pas que, par-delà tous lesclivages ethniques, religieux ou politiques, existe un fort attachement à l’idéal del’unité du pays, qu’on défend fermement contre les étrangers même lorsque l’onentretient avec eux de fortes connivences. C’est par exemple le cas des Kurdes,des chiites irakiens ou de la République démocratique du Congo qui lutte énergi-quement contre les projets de bipartition un temps soutenus par les États-Unis[Lefort, 2003]. Cela étant, le problème principal auquel se heurte le système inter-national, bien au-delà de l’indétermination et de l’instabilité de nombre de fron-tières étatiques, mais y contribuant fortement, est l’extraordinaire montée enpuissance de la criminalité organisée et des mafias multiples, souvent en relationles unes avec les autres et alimentant les divers mouvements de libération. Il y alà une gigantesque nébuleuse, par nature difficile à identifier et à reconnaître.Mais il ne paraît pas trop hasardeux d’estimer que de 10 ou 15 % – hypothèsebasse – à 25 ou 30 % – hypothèse haute –, de la richesse marchande produitedans le monde est concernée, de près ou de loin, par ces réseaux.

Mais au-delà de la nécessaire réforme institutionnelle, en amontet en aval, c’est toute la pensée de la démocratisation et des« transitions démocratiques » qui est à reprendre de fond encomble, sans craindre de regarder en face ses paradoxes, ses ambi-

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guïtés, ses impasses ou ses contradictions, et en en explicitant lesimplications géostratégiques. Une des conclusions principalesqu’on doit retenir de l’argumentaire que nous avons présenté estque, s’il ne faut pas reculer devant l’usage de la force pour empê-cher l’intolérable, la seule manière de faire effectivement pro-gresser la démocratie dans le monde, c’est d’opérer la conquête del’opinion locale et internationale par la démonstration concrètede la supériorité à la fois morale, politique et économique del’ordre démocratique. Cette démonstration ne peut pas êtreapportée par une rhétorique purement moralisatrice – et moinsencore si elle est exclusivement d’origine occidentale – qui se bor-nerait à dénoncer les pouvoirs forts en se dispensant de com-prendre les logiques proprement politiques qui les ont conduits àexister. Entre l’acceptation de l’existant, jusqu’à la compromissionavec des criminels avérés, et le moralisme impuissant et vain, lavoie est étroite mais elle existe. Et elle passe au premier chef parl’avènement d’une démocratie d’opinion internationale liée àl’éclosion d’une société civile mondiale.Pour conclure, on aimerait que l’UNESCO se convainque que ladécouverte et l’activation de cette « voie du milieu » entre com-promission criminelle et moralisme incantatoire constitue satâche principale. Il n’est plus possible de considérer qu’il existe-rait une norme démocratique et humaniste prédéfinie, bien etdéfinitivement établie par les philosophes et les représentants dessciences sociales, et qu’il suffirait, pour que la paix et la démo-cratie se répandent dans le monde, de savoir l’exposer au plusgrand nombre grâce à un utile travail de vulgarisation. Non, lavérité est que notre monde ne sait plus se penser et qu’aucunedoctrine existante n’est à la hauteur de cette tâche. Il est grandtemps que l’UNESCO s’en persuade et qu’elle entreprenne demettre la communauté savante (et religieuse) mondiale au travailen vue de redéfinir des normes éthiques, politiques et écono-miques effectivement partageables par toute l’humanité à l’heure

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de sa mondialisation. Nous présentons pour finir un bref argu-mentaire en ce sens.

UNE PROPOSITION À L’UNESCO :Note en vue de la création par l’UNESCOd’un Collège internationaldes sciences morales, sociales et philosophiques

La mission assignée à l’UNESCO à sa naissance pouvait paraître difficile à exé-cuter mais simple à comprendre : contribuer à une meilleure entente entre leshommes et les peuples, et promouvoir les idéaux de la paix, du progrès et de ladémocratie en développant l’éducation dans le monde et en favorisant la connais-sance et l’appropriation par tous des découvertes scientifiques. Dans cette tâche,la philosophie et les sciences sociales étaient appelées à jouer un rôle centralpuisque c’était à elles que revenait la tâche de traduire les exigences de lascience en formulations éthiques universellement intelligibles et de donner formeconcrète aux idéaux du progrès, de l’humanisme et de la démocratie. Cette mis-sion, l’UNESCO s’en est acquittée dans l’ensemble avec succès. Mais il ne fautpas se dissimuler qu’elle devient de plus en plus problématique, et qu’elle va demoins en moins de soi, pour au moins trois séries de raisons qui vont sans doutecontraindre rapidement l’ONU et l’UNESCO non pas à renoncer à leurs objectifspremiers, mais à envisager des moyens d’action en partie différents.

DIAGNOSTIC1. La première raison est liée à l’existence d’une certaine crise des sciencessociales et de la philosophie. En quelques mots : si dans ces domaines on estdevenu, ces trente dernières années notamment, de plus en plus intelligent etprécis au plan analytique, en revanche la spécialisation toujours plus forte desdisciplines et sous-disciplines, la prolifération des écoles et des jargons, la scis-sion croissante des sciences sociales et de la philosophie comme la propensioncroissante des savants dans ces champs à se désintéresser des implicationséthiques et politiques de leurs recherches, tout cela rend très problématique lavulgarisation et la diffusion des connaissances produites. Personne ne perçoitplus où se situe le lieu d’unité tendancielle des sciences sociales et de la philo-sophie ni quels rapports clairs elles entretiennent encore avec l’idéal humaniste,progressiste et démocratique. La connaissance n’alimente plus le débat normatif.

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2. En second lieu il apparaît rétrospectivement que l’idéal progressiste dontl’UNESCO s’est fait le porteur était en définitive (trop) fortement occidentalo-centré. En caricaturant : puisque c’est en Occident (en Europe occidentale et auxÉtats-Unis) que la science, les techniques et l’éducation sont de loin le plus déve-loppées, puisque il existe un lien étroit entre cette avance et la force des idéauxdémocratiques et progressistes, alors, même si l’UNESCO dès le départ a toujoursappelé au respect de la diversité des cultures, sa mission devait être à titre prin-cipal de diffuser le modèle démocratique de type occidental. Cette vision deschoses garde toute sa pertinence lorsqu’elle permet de faire basculer desrégimes tyranniques et meurtriers du côté de la démocratie et du respect desdroits de l’homme. Mais il convient aussi d’observer que de plus en plus de voixen Occident s’inquiètent des dérives qu’y connaît le modèle démocratique et quepar ailleurs la tentation de l’imposer tel quel à des pays qui y demeurent pourpartie étrangers est souvent plus contre-productive qu’autre chose. Il faut doncreprendre à nouveaux frais et en profondeur la réflexion sur l’idéal du progrès etde la démocratie lui-même, et le faire de manière telle que cette réflexion n’ap-paraisse pas comme le fait des seuls Occidentaux mais comme le fruit d’un véri-table travail de dialogue approfondi et sans concessions intellectuelles de toutesles cultures.

3. Enfin, il est évident que l’ONU a de plus en plus de difficultés à jouer son rôlede régulateur des conflits au plan mondial. Elle se retrouve en effet sérieusementfragilisée par une double critique croisée : celle des pays les moins riches et lesmoins puissants qui lui reprochent d’être insuffisamment démocratique ; celled’un certain nombre des pays les plus riches et les plus puissants, menés par lesÉtats-Unis, qui lui reprochent d’être insuffisamment efficace. Prise en tenailleentre ces deux critiques, l’ONU ne parvient plus à tenir le rôle d’une consciencemorale et politique mondiale qui semblait lui être imparti. La réformer ne sera paschose aisée. En revanche, l’UNESCO est en mesure, si elle le désire, de prendrele relais et de jouer ce rôle, contribuant ainsi par ailleurs à la solution des deuxpremiers problèmes évoqués.

PROPOSITIONSLes initiatives que l’UNESCO pourrait être appelée à prendre découlent du brefdiagnostic qu’on vient de présenter.Si les sciences morales, sociales et philosophiques ne produisent plus le savoirnormatif dont l’humanité a tant besoin, l’UNESCO ne peut plus se borner à assurer

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leur vulgarisation. Elle doit aider directement à la production du type de savoirrequis en instaurant et en incarnant un lieu actif de débat entre les disciplines etles traditions scientifiques, philosophiques et éthiques.Si l’idéal progressiste, humaniste et démocratique apparaît désormais brouillé,alors c’est au premier chef à sa discussion et à sa réélaboration que doit contri-buer un travail de dialogue international.Si l’ONU ne parvient pas à incarner le rôle d’une instance morale internationaleindiscutable et s’il est indispensable qu’un tel rôle soit occupé, alors il faut le fairetenir par un Collège international des sciences sociales, morales et philoso-phiques clairement représentatif de la diversité des domaines de savoir, des cul-tures et des traditions éthiques.Il faut donc proposer à l’UNESCO d’œuvrer à la création d’un tel Collège interna-tional des sciences sociales, morales et philosophiques qui aurait pour tâches :– d’aider à surmonter les clivages disciplinaires existants en soutenant (parexemple grâce à l’attribution d’un label) les enseignements et centres derecherche réellement interdisciplinaires à travers le monde ;– d’alimenter un débat d’envergure, à l’échelle mondiale, sur le destin actuel del’idéal humaniste, progressiste et démocratique 1) entre les membres du Collège,2) en assurant la coordination des chaires universitaires consacrées dans chaquepays à l’étude de la démocratie ;– de se prononcer sur les problèmes éthiques et politiques que l’ONU ou/etl’UNESCO lui soumettraient pour examen.

MODALITÉS CONCRÈTESSi le bien-fondé d’un tel projet ne fait pas de doute à nos yeux, il n’en reste pasmoins que les contraintes qu’il devra surmonter rendent sa réalisation délicate.En particulier, il faut d’une part, que les membres de ce Collège soient suffisam-ment nombreux pour être représentatifs des divers pays, disciplines, cultures ettraditions éthico-religieuses, mais, de l’autre, il n’y aura pas de vrai débat et toutsombrera dans l’académisme si les participants sont trop nombreux.La solution la meilleure pourrait consister en la création de deux entités :– une assemblée générale du Collège, formant le Collège proprement dit, regroupantde 150 à 200 personnes et se réunissant 1 à 2 fois par an de manière solennelle ;– un conseil du Collège, plus restreint, de 25 à 50 personnes, se réunissant 4 foispar an pour des débats ciblés, intenses et approfondis.Variante : l’assemblée générale peut désigner en son sein des commissions (de10 à 15 personnes) sur des sujets délimités.

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Ces perspectives ne sont nullement irréalistes, mais risquent de mettre un certaintemps à se concrétiser.

Je suggère que le Panel UNESCO sur la démocratie, présidé par Monsieur BoutrosBoutros-Ghali, se pense désormais comme l’embryon, ou le noyau formateur, dece Collège, comme son « conseil » par anticipation (ou comme l’une de ses com-missions, spécialisée sur la démocratie) et s’élargisse et modifie son recrutementen conséquence.

Alain Caillé

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Qui ne souscrirait à l’objectif de faire triompher partoutdans le monde la paix et la démocratie ? Tel est l’idéal quianime, à juste titre, les organisations internationales, etqui semblait devoir rapidement triompher après la chutedu Mur de Berlin en 1989. Quinze ans après, il apparaîtque nous sommes loin du compte. Pourquoi ? N’est-cepas parce que les rapports entre paix et démocratie sontplus complexes et moins assurés qu’on ne le pensegénéralement ? Les conflits se multipliant, la tentationest grande aujourd’hui d’imposer la démocratie par laforce. Mais n’est-ce pas au risque de compromettre l’idéallui-même et de mettre la paix encore plus en danger ?En cette période où le monde bascule et où les idéauxhumanistes d’hier se voient de plus en plus contestés, ilest grand temps de regarder les problèmes de ladémocratie en face, dans toute leur complexité. Il n’y apas en effet d’autre idéal que l’idéal démocratique. Pasd’idéal de rechange. Raison de plus pour le prendre ausérieux et cesser de le traiter de manière idéaliste. Leprésent ouvrage esquisse un premier repérage desproblèmes que nous devons maintenant affronter.

Alain Caillé, professeur de sociologie à l’université Paris X-Nanterre, où il dirige le GÉODE (Groupe d’Etude etd’Observation de la Démocratie, CNRS), est aux éditions LaDécouverte (Paris), le directeur-fondateur de La Revue duMAUSS (www.revuedumauss.com), revue interdisciplinairede science sociale et de philosophie politique. Derniersouvrages : Anthropologie du don, Desclée de Brouwer(2000) et (avec C. Lazzeri et M. Senellart, Eds.), Histoireraisonnée de la philosophie morale et politique, LaDécouverte, 2001.