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DUMAS

Pauline

•PRÉSENTATION

NOTESDOSSIER

CHRONOLOGIEBIBLIOGRAPHIE

par Sylvain Ledda

GF Flammarion

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Sylvain Ledda est professeur de littérature française à l’univer-sité de Rouen, membre du CÉRÉdI. Il a consacré de nombreuxtravaux au romantisme français. Auteur d’une biographied’Alexandre Dumas (Gallimard, « Folio Biographies », 2014),il a notamment édité, dans la collection GF-Flammarion,La Tour de Nesle et Henri III et sa cour.

© Flammarion, Paris, 2016ISBN : 978-2-0813-8006-6

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Pauline trouve son origine dans une promesse faite àune inconnue. Durant les derniers jours de septembre1830, Alexandre Dumas parcourt le sud de la Bretagne.Il a quitté Paris le 10 août, après avoir participé aux glo-rieuses journées de Juillet. S’il a déjà vu la Manche auHavre en 1829, il est « curieux de voir une mer véritable,une mer à tempêtes, une mer que les marins eux-mêmesappellent une mer sauvage 1 ». Dans une auberge dePaimbœuf, il croise le regard d’« une jeune femme forttriste 2 ». Sa profonde mélancolie l’intrigue : il s’enquiertdes motifs de son chagrin. Elle s’apprête à quitter laFrance pour la Guadeloupe avec son époux, abandon-nant famille, amis, souvenirs. Touché par son affliction,Dumas décide de jouer le rôle de l’ange consolateur. Ilaccompagne les jeunes mariés sur la Pauline, joli trois-mâts marchand qui porte le même nom que l’éplorée.Là, il lui promet de passer en Touraine où vit sa familleet d’embrasser sa mère – il jure aussi de leur dire queleur fille reviendra avant trois ans. Ce geste généreuxs’accompagne d’un autre serment :

– Vous vous souviendrez de mon nom, n’est-ce pas, mon-sieur ? me dit la jeune femme.

1. Alexandre Dumas, Mes Mémoires, CLXIX, t. II, éd. Claude Schopp,Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 250.2. Ibid.

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– Tâchez de lire les prochains livres que je ferai, madame,et je vous promets que vous retrouverez ce nom dans un demes premiers romans 1.

Que ce dialogue soit apocryphe ou véridique, Dumastient parole. Il passe délivrer quelques mots réconfor-tants à la famille de Pauline et se souvient de sonprénom, qu’il choisit pour titre du roman qui paraîten mai 1838.

Lorsque Pauline est publié, dans un volume intitulé LaSalle d’armes et comprenant deux autres récits (Murat etPascal Bruno), Dumas est essentiellement connu commedramaturge : depuis le succès de Henri III et sa cour enfévrier 1829, il n’a cessé d’écrire pour le théâtre. En 1831,il a remporté tous les suffrages avec son drame « enhabits noirs 2 », Antony, et, l’année suivante, avec La Tourde Nesle, pièce historique baignée de sang dont l’intriguese situe dans le Paris du Moyen Âge. Pour le lecteurd’alors, il est donc d’abord un auteur de pièces à succès,même si, dès le début des années 1830, ce polygraphe aaussi fourni à la presse des récits de voyage, publiés enfeuilletons, des critiques et quelques nouvelles, et a parailleurs fait paraître un vaste essai historique sur laFrance du Moyen Âge, Gaule et France (1833) 3.

Écrivain aguerri, familier de la prose narrative, il aimeavant tout raconter des histoires, qu’il s’agisse de lasienne ou de celle de la France. Son sens du romanesquese déploie déjà dans ses pièces, marquées par de nom-breux coups de théâtre et autres péripéties. Dans sesrécits de voyage et sa correspondance, il sait manier l’artde la description et celui de l’anecdote savoureuse. Ilpossède le sens du rythme. Ce sont toutes ces qualitésqu’il met au service de Pauline, dont l’histoire commence

1. Ibid., p. 258.2. L’expression désigne une pièce dont l’intrigue est contemporaine,l’habit noir étant porté par les jeunes gens de la génération de Dumas.3. Voir l’édition de cet ouvrage par Julie Anselmini (Paris, GarnierClassiques, 2015).

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en 1834 et dont la structure repose sur l’enchâssementdes récits. Un premier narrateur, Alexandre Dumas lui-même, rencontre son ami Alfred de Nerval dans une salled’armes à Paris. Ce dernier prend le relais et raconte unescène nocturne en Normandie, durant laquelle il a vu unhomme transporter le corps d’une victime. Le lendemainde sa macabre découverte, il apprend la mort de Paulinede Meulien, mariée au comte Horace de Beuzeval, unjeune homme doué de qualités hors du commun. Il faitimmédiatement le lien. Or il se trouve que le cadavre n’estpas celui de Pauline : commence alors une enquête quiconduit Alfred vers la jeune femme, vivante mais empri-sonnée ; tous deux fuient vers l’Angleterre. Là s’ouvreun troisième récit, celui de Pauline, qui opère un retourdans le passé et explique les raisons de son mariage avecle mystérieux Horace de Beuzeval, dont le lecteurdécouvre progressivement la vraie nature… L’agence-ment narratif de Pauline, favorisant le suspens et les révé-lations successives, est tout uniment dédié au plaisir dulecteur 1 ; tous les ingrédients du roman noir et du romand’aventures sont au rendez-vous dans ce récit, nourri parune expérience personnelle décisive de Dumas : celledes voyages.

L’AMOUR DES VOYAGES

Alexandre Dumas est en effet un écrivain aux semellesde vent et Pauline gagne à être lu à la lumière des périples

1. Ces ingrédients seront également exploités en juin 1850, quand leroman sera adapté pour le Théâtre-Historique, fondé par Dumas. Ledrame est signé Xavier de Montépin et Édouard Grangé. Selon touteévidence, Dumas a participé à cette transposition du roman au théâtre.L’organisation narrative est bouleversée dans le drame, qui s’ouvre parun prologue à Goa, en Inde. Pauline, accompagnée d’un coupled’Anglais, y fait la rencontre d’Horace. À la suite d’une chasse au tigre,on le croit mort. L’acte I se déroule en France : Horace fait son retour,Pauline tombe sous le charme et l’épouse. La suite de l’intrigue suitmutatis mutandis celle du roman. Mais celui-ci perd de son charme

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qu’il entreprend entre 1830 et 1837. Le romancier établitexplicitement une filiation entre ses voyages et son œuvre,comme en témoigne l’incipit du roman, qui s’adresse à« ceux qui ont lu [s]on Voyage en Suisse ». Plusieursexcursions peuvent ainsi être rattachées à la genèse dePauline. Outre en Bretagne, où il a rencontré la jeunemariée, Dumas séjourne dans la région du Havre en 1829puis à Trouville au cœur de l’été 1831. Il y puise le sub-strat normand de plusieurs scènes de son futur roman :les détails onomastiques qu’il emprunte à la Normandieet à ses autochtones alimentent les épisodes romanesquesdes cinq premiers chapitres de Pauline. Les pages qu’ilconsacre à ces excursions dans Mes Mémoires confirmentà rebours le lien étroit entre l’expérience touristique et satransposition fictionnelle. Dans Mes Mémoires commedans le roman, on retrouve la même manière de faireapparaître un personnage important au détour de la des-cription d’un site pittoresque : « Nous étions à la hauteurde Saint-Nazaire, qui s’élève tristement au milieu dessables et des bruyères sans un arbre où puisse se reposerla vue. Et cependant, la jeune femme embrassait des yeuxl’aride paysage avec autant d’avidité que si ses regardseussent flotté sur une prairie suisse ou un lac écossais 1. »D’un genre l’autre, mémoires, roman, récit de voyage,Dumas fait partager son émotion face aux paysages qu’iltraverse, le plus souvent sur le mode de la causerie, c’est-à-dire en employant un ton de confidence familier qui lerapproche de son lecteur.

En avril 1832, il est de retour dans la capitale. Victimed’une atteinte cholérique, il manque de perdre la vie 2.

mystérieux en passant à la scène : les caractères sont explicités, les péri-péties paraissent plus invraisemblables. Ajoutons enfin que les adapta-teurs choisissent une fin heureuse, puisque Pauline est épargnée.1. Mes Mémoires, CLXIX, op. cit., p. 255. Mes Mémoires construisentaussi parfois la vie à partir de la fiction, de manière à donner plus dechair aux expériences vécues et à légitimer l’écriture. C’est sans douteun peu le cas dans les pages que Dumas consacre à la jeune Pauline.2. Une épidémie de choléra frappe Paris en avril 1832. Elle fait denombreuses victimes. Voir le chapitre que nous consacrons au cholera

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L’atmosphère parisienne est délétère. Début juin, lesfunérailles du général Lamarque entraînent de violentesémeutes, à tel point que le 9, Dumas découvre dans unjournal qu’il y a laissé sa vie. Sur le mode humoristique,il raconte l’anecdote dans ses premières Impressions devoyage. Cet épisode aurait, dit-il, motivé son voyage enSuisse :

Le 9 juin, je lus dans une feuille légitimiste que j’avais étépris les armes à la main, à l’affaire du cloître Saint-Méry,jugé militairement pendant la nuit, et fusillé à trois heuresdu matin. […]

Au même instant la porte de ma chambre s’ouvrit, et uncommissionnaire entra, porteur d’une lettre de CharlesNodier, conçue en ces termes :

« Mon cher Alexandre,« Je lis à l’instant, dans un journal, que vous avez été

fusillé hier à trois heures du matin ; ayez la bonté de me fairesavoir si cela vous empêchera de venir demain, à l’Arsenal,dîner avec Taylor. »

Je fis dire à Charles que, pour ce qui était d’être mort ouvivant, je ne pouvais pas trop lui en répondre, attendu que,moi-même, je n’avais pas encore d’opinion bien arrêtée surce point ; mais que, dans l’un ou l’autre cas, j’irais toujoursle lendemain dîner avec lui ; ainsi qu’il n’avait qu’à se tenirprêt, comme Don Juan, à fêter la statue du Commandeur.

Le lendemain, il fut bien constaté que je n’étais pas mort ;cependant je n’y avais pas gagné grand-chose, car j’étais tou-jours fort malade ; ce que voyant, mon médecin m’ordonnace qu’un médecin ordonne lorsqu’il ne sait plusqu’ordonner :

Un voyage en Suisse.En conséquence, le 21 juillet 1832, je partis de Paris 1.

Le voyage de 1832 est essentiel pour comprendre lagenèse et la poétique de Pauline. La Suisse et l’Italie duNord, décors des premiers et derniers chapitres du

morbus dans notre essai : Paris romantique, tableaux d’une ville disparue,Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 151-173.1. « Exposition », Impressions de voyage en Suisse, Paris, Michel Lévy,1868, p. 4.

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roman, inscrivent le récit dans la tradition romantiquedu voyage pittoresque. Contrée de Guillaume Tell, laSuisse est réputée depuis la fin du XVIIIe siècle pour sonair vivifiant et attire les voyageurs en quête de paysagesmajestueux. Les scènes de Pauline qui s’y déroulent sacri-fient donc à un topos littéraire bien connu des lecteurs :le spectacle des Alpes, les paysages accidentés ou la dou-ceur des vallons ont charmé des voyageurs qui, avantDumas, ont transcrit leurs émotions devant cette contréepoétique. Rousseau le premier, puis Chateaubriand,Senancour, Germaine de Staël et Lamartine en ont faitle refuge privilégié du voyageur romantique 1. Dans sesAnnées de pèlerinage, Liszt transcrira au piano la beautémajestueuse des paysages alpestres, rendant hommage àl’atmosphère d’Oberman de Senancour : « Douze ouquinze fois peut-être, j’ai vu en rêve un lieu de la Suisseque je connaissais déjà avant le premier de ces rêves : etnéanmoins, quand j’y passe ainsi en songe, je le vois tou-jours très différent de ce qu’il est réellement, et toujoursle même que je l’ai rêvé la première fois 2. »

Dumas marche dans les pas d’illustres aînés, et sonvoyage de santé devient vite une cure de jouvence litté-raire. Il achève son parcours en Suisse par un séjour enItalie du Nord, en octobre 1832, lors duquel il visite lesbords du lac Majeur, Sesto Calende, Baveno, découvreMilan et la région piémontaise. Il n’a cependant rien dusolitaire Wanderer qui médite en contemplant les cimesau-dessus d’une mer de nuages 3. C’est un promeneuractif, tourné vers l’extérieur, avide d’expériences senso-rielles. Son rapport au voyage se reflète dans sa manière

1. Voir les pages qu’Évelyne Reymond consacre au voyage de Dumasen Suisse dans son ouvrage L’Alpe romantique, Grenoble, Presses uni-versitaires de Grenoble, 2007.2. Oberman, éd. André Monglond, Paris, Arthaud, 1947, p. 226.3. En référence au tableau de Caspar David Friedrich, Promeneur au-dessus d’une mer de nuages (1817) et à la Wanderer-Fantaisie de Schu-bert, D. 760.

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pragmatique et souvent cocasse de conter ses mésaven-tures. Le récit dumasien présente le voyage comme untissu d’échanges, tramé par le fil des rencontres éphé-mères. Dumas associe ses périples à « un pèlerinage dechasseur, d’artiste et de poète, [s]on album dans [s]apoche, [s]a carabine à l’épaule, [s]on bâton ferré à lamain 1 ». Un peu braconnier, souvent promeneur et tou-jours écrivain, il engrange sensations et expériences qu’ilconsigne dans des carnets et des albums.

Or il n’est pas question que ses notes restent lettresmortes : la littérature pérégrine connaît un vif succèsdepuis le début du siècle, et la presse des années 1830publie régulièrement le récit d’expéditions. À son retouren France, Dumas joint l’utile à l’agréable et s’engage àlivrer ses souvenirs à la prestigieuse Revue des DeuxMondes. Les récits y paraissent en feuilleton à partir du15 février 1833, puis se poursuivent pendant plusieursannées dans différents périodiques. En 1834 sont publiéesles Impressions de voyage en Suisse, qui rassemblent desépisodes parus dans les journaux. De nouvelles aventuressont ensuite publiées, dont deux évoquent la rencontred’Alfred de N… et d’une étrange jeune femme, prénom-mée Pauline. En février 1837, l’inspiration romanesquese précise. Le Figaro donne un nouvel extrait du périplesuisse, intitulé « Pauline ». En quelques pages, Dumasbrosse le décor accidenté de Pfeffers. La Tamina grondeet les dangers de l’escapade sont décrits. Tout le décordu premier chapitre du roman est déjà là. Le contourmystérieux des personnages lui aussi se dessine à partirdes réminiscences du voyage en Suisse :

1. Ce constat est suivi d’une méditation métaphysique sur le sens duvoyage : « Voyager, c’est vivre dans toute la plénitude du mot ; c’estoublier le passé et l’avenir pour le présent ; c’est respirer à pleine poi-trine, jouir de tout, s’emparer de la création comme d’une chose quiest sienne, c’est chercher dans la terre des mines d’or que nul n’afouillées, dans l’air des merveilles que personne n’a vues ; c’est passeraprès la foule, et ramasser sous l’herbe les perles et les diamants qu’ellea pris, ignorante et insoucieuse qu’elle est, pour des flocons de neigeou des gouttes de rosée » (Impressions de voyage en Suisse, op.cit., p. 24).

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Tout à coup mon guide me fit remarquer deux ombresqui, pareilles à Orphée et à Eurydice, semblaient remonterde l’enfer ; elles venaient à nous du fond de la caverne, etchaque fois qu’elles passaient sous un de ces soupiraux, elless’illuminaient d’un jour blafard qui n’avait rien de vivant.[…] je reconnus Alfred de N…, ce jeune peintre que j’avaistenté de joindre à Fluelen, et qui m’avait échappé en lançantlui-même sa barque sur le lac : à son bras s’appuyait sa mys-térieuse compagne, qui, en nous voyant et en me reconnais-sant sans doute, s’arrêta, hésitant à continuer son chemin.[…] alors Pauline, car on se rappelle que c’était le nom quele conducteur de la voiture de Lausanne m’avait dit être celuide la même dame, baissa sur son visage le voile vert de sonchapeau, et changeant de côté pour prendre le bord du préci-pice, elle passa devant nous si rapidement qu’on eût dit unfantôme, mais cependant point si rapidement encore que jene pusse voir son visage gracieux, mais pâle, et presquemourant 1.

Le travail de reconstruction romanesque passe par leprisme d’une rencontre, celle d’une femme que dans uneautre existence, peut-être, Dumas a déjà vue et dont il sesouvient. La Revue de Paris, à la sortie du roman, nemanquera pas de faire le lien entre l’expérience du voyageet la fiction :

Le roman que vient de publier M. Alexandre Dumas, Pau-line, était attendu par les lecteurs des Impressions de voyages.On se souvient, en effet, qu’en Italie et en Suisse le voyageurrencontra deux ou trois fois une femme voilée, glissantcomme une ombre au bord des abîmes, disparaissant dèsqu’un regard semblait s’attacher à elle. Cette femme, dontM. Alexandre Dumas nous promettait dès lors l’histoire,c’est Pauline 2.

Les Impressions de voyage constituent des variationspréalables à Pauline. Le promeneur brode, digresse, ponc-tue son récit de remarques personnelles, enjolive ou dra-matise les rencontres, introduit dans son propos de

1. Le Figaro, février 1837. Alfred de N… était apparu à l’auteur dès lepremier chapitre des Impressions de voyage ; il avait suivi sa trace avantde le perdre.2. Revue de Paris, t. LIII, 1838, p. 147.

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nombreux récits intermédiaires, empruntés aux voya-geurs qu’il dit avoir croisés. En somme, les Impressionsprocèdent déjà du roman et recourent à la technique durécit enchâssé ; elles constituent un véritable laboratoireesthétique dont Pauline est l’un des premiers bénéfi-ciaires 1. De Trouville à Pfeffers, de Baveno à Crèvecœur,les expériences pérégrines de Dumas nourrissent l’imagi-naire et la pratique romanesques.

L’ART DU ROMAN

Pauline est une œuvre à tiroirs secrets. Pour les ouvrir,Dumas recourt à la technique du roman enchâssé, genreen vogue depuis le XVIIe siècle, qui repose sur un systèmede récits successifs, unis entre eux grâce à des person-nages qui deviennent narrateurs. En optant pour ce pro-cédé, le romancier promeut la découverte progressive desmystères et la variété des expériences narrées, celles-cifinissant d’ailleurs par se rejoindre grâce à une savanteramification temporelle.

Dans Pauline, trois récits se relaient, arrimés à unmoment énonciatif signifié par la mention liminaire :« Vers la fin de l’année 1834 ». Le récit-cadre est conduitpar Alexandre Dumas, qui se présente comme auteur etnarrateur, et qui instaure une causerie avec son lecteur,en s’adressant directement à lui 2. Ce choix initial confère

1. Dumas reconnaît suivre le même processus pour Le Comte deMonte-Cristo : « Voilà comment Le Comte de Monte-Cristo, commencépar moi en impressions de voyage, tourna peu à peu au roman et setrouva fini en collaboration par Maquet et moi » (Causerie, premièresérie, Paris, Michel Lévy, 1860, p. 279).2. « Ceux qui ont lu mon voyage en Suisse », écrit-il dès les premièreslignes. Cette technique narrative qui consiste à impliquer le lecteur estloin d’être isolée dans l’œuvre de Dumas. On trouve un procédé sem-blable dans Les Frères Corses (1845) : « Vers le commencement du moisde mars de l’année 1841, je voyageais en Corse. Rien de plus pittoresqueet de plus commode qu’un voyage en Corse : on s’embarque à Toulon ;en vingt heures, on est à Ajaccio, ou, en vingt-quatre heures, à Bastia. »Dans Amaury (1843), l’incipit s’adresse au lecteur : « Il y a une chose

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au roman un tour autobiographique que dément bientôtle passage de relais à Alfred de Nerval, second narrateurjusqu’au chapitre VI, et dont le nom est un clin d’œilà un ami de Dumas, le poète Gérard de Nerval. Puisc’est Pauline qui, dans un récit rétrospectif, relate sonhistoire avec Horace (chapitres VII à XIII). Enfin, auchapitre XIV, Alfred reprend le flambeau jusqu’à la chute,marquée par une ultime et brève intervention de Dumas.Trois relations subjectives se succèdent donc, entrecou-pées de descriptions, de dialogues et de lettres, qui enri-chissent la brillante orchestration du récit. La véracitédes événements est ainsi garantie par la succession despersonnages-narrateurs dont les histoires se croisent etse recoupent.

Ces récits successifs sont sous-tendus par une trametemporelle complexe, qui confère au roman sa profon-deur et son rythme. Le lecteur dispose en effet de troisrepères précis, autour desquels s’élabore la narration :« vers la fin de l’année 1834 » (chapitre I), « à l’automne1830 » (chapitre VII) et « avant-hier, 5 août 1833 » (cha-pitre XV). Derrière cet apparent désordre se dissimulela botte secrète du romancier : la fable ne suit pas unechronologie linéaire mais procède par retours successifsdans le passé, chaque épisode révélant à l’avance le secretdu suivant, tout en introduisant une nouvelle énigme :ainsi, le lecteur découvre d’abord Alfred et son aventureextraordinaire, laquelle est expliquée par Pauline dans leschapitres suivants, etc. Le premier récit est celui du nar-rateur-Dumas, qui prend la parole en 1834. Mais grâceau lien qu’il établit avec les Impressions de voyage, la ren-contre avec Pauline et Alfred peut être située à l’automne

qui est à peu près inconnue à tout le reste de l’Europe et qui est particu-lière à la France, – c’est la causerie. Dans tous les autres pays de laterre, on discute, on parle, on pérore ; en France seulement on cause.Quand j’étais en Italie, en Allemagne ou en Angleterre, et que j’annon-çais tout à coup que je partais le lendemain pour Paris, quelques-unss’étonnaient de ce brusque départ, et demandaient : – Qu’allez-vousfaire à Paris ? – Je vais causer, répondais-je. »

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1832. Puis Alfred de Nerval évoque les péripéties nor-mandes, durant lesquelles il assiste au forfait nocturne etpense que le cadavre est celui de Pauline, avant de ladécouvrir vivante et de la sauver. Cet épisode, si l’on sefonde sur le récit de voyage de l’auteur à Trouville, sesituerait vers la fin de l’année 1831. L’histoire de Pauline,quant à elle, fait reculer le lecteur dans le temps. Elledébute à l’automne 1830 et se referme à l’automne 1831(quand la jeune femme est captive), faisant la jonctionavec le premier récit d’Alfred : ce dernier reprend fina-lement le fil narratif, décrit le duel qui l’oppose à Horaceet ses conséquences : départ, voyages en Suisse et enItalie. C’est là que le narrateur Dumas les a croisés. Ainsise fait le lien avec le premier chapitre et la mystérieuserencontre dont se souvient Dumas en voyant apparaîtreAlfred dans la salle d’armes, fin 1834. Si l’on admet cettelogique, une incohérence s’est apparemment glissée dansles rouages de la chronologie. Tandis qu’il séjourne àLondres avec Pauline (en 1832), Alfred découvrel’annonce de la mort d’Horace dans le Courrier français(chapitre XVI). Le journal mentionne la date d’« août1833 » qui n’est pas possible, à moins que Dumas aitvoulu volontairement égarer son lecteur dans les couloirsdu temps.

Une telle structure crée un effet séduisant car elle dés-amorce sciemment le suspens en instaurant néanmoinsune dynamique d’enquête. Dans une certaine mesure, lerécit prive le lecteur du plaisir de la chute 1. Celui-ci saitpar exemple dès le chapitre V que Pauline a été libérée.La montée de l’angoisse des chapitres VI à XII ne suitdonc pas une logique diégétique, mais procède de

1. Anne-Marie Callet-Bianco analyse finement cette structure dans laperspective du roman gothique, dont Pauline ne suit pas le processus :« contrairement à ce qui se passe dans l’univers gothique, la peur estvite désamorcée et n’est pas le principal moteur de la lecture : c’estainsi qu’on frémit à l’évocation de l’héroïne enfermée vivante dans lessouterrains, mais tout en sachant qu’elle a été délivrée par Nerval »(Pauline, Paris, Gallimard, « Folio », 2002, p. 7).

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manière fragmentée et par la réitération d’une aventurenarrée selon des points de vue différents. Dumas, passémaître du suspens au théâtre, ne cherche pas à dénouerprogressivement son intrigue mais plutôt à montrer laforce du Destin quand il dialogue avec la Providence. Lavraisemblance n’est guère de mise dans Pauline, parceque les événements emportent Pauline et Alfred dans leurtourbillon – c’est aussi le propre du roman d’aventures.Dumas place toutefois le lecteur dans la position de l’her-méneute qui doit recomposer l’existence des personnagesà partir de scènes traumatiques, de rencontres fonda-trices, de deuils rupteurs. Loin de renoncer au plaisir dususpens, l’auteur construit son roman comme une plon-gée dans les méandres d’une expérience saisissante. À cetégard, la structure de Pauline obéit à la logique d’uneenquête policière moderne, faite de retours dans le passéet de témoignages enchâssés : annonçant la complexiténarrative des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, elledébouche sur la révélation d’une ténébreuse affaire.

ROMAN GOTHIQUE OU ROMAN D’AVENTURES ?

Qu’on lise Pauline sous l’angle du roman noir ou durécit d’aventures, les traditions romanesques s’yconjuguent au pluriel. Pauline hérite d’abord du romangothique. Ce genre venu d’Angleterre à la fin duXVIIIe siècle a envahi les bibliothèques, suscitant de nom-breuses adaptations théâtrales 1. Le Château d’Otrante(1764) de Horace Walpole, fondateur du genre, Les Mys-tères d’Udolphe (1797) d’Ann Radcliffe et Le Moine

1. En France, les principaux représentants du genre gothique sontBaculard d’Arnaud (1718-1805) et Ducray-Duminil (1761-1819).Mme de Genlis (1746-1830) a également donné dans le genre du romannoir. Dumas l’a croisée enfant à Villers-Cotterêts et la cite dans MesMémoires ; il est probable qu’il connaissait son œuvre : l’héroïne desMères rivales, ou la Calomnie (1801) se prénomme Pauline et présentequelque similitude avec le personnage du roman de Dumas.

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(1803) de Matthew Gregory Lewis ont connu un trèsgrand succès en France, grâce aux traductions mais sur-tout aux adaptations mélodramatiques. Dumas enconnaît d’autant mieux les principes esthétiques qu’il lesa mis en œuvre dans ses propres pièces 1, dont certainesabritent des décors de prison, de châteaux en ruine, decabinets d’alchimiste, etc. Pauline présente ainsi bien desaffinités avec le roman noir : son romantisme frénétiqueprend racine dans cette vogue pour l’horreur. Le qua-trième acte du Testament, ou les Mystères d’Udolphe(1797) de Lamartelière, pièce inspirée du roman d’AnnRadcliffe, annonce les décors ici déployés :

Le théâtre représente du côté gauche du spectateur un édi-fice à moitié écroulé qui laisse voir l’entrée d’une galerie, desdécombres sont épars çà et là. À droite, au fond est une croixentourée de pierres. Tout annonce que ce lieu est solitaire etinhabité depuis de longues années 2.

Le terme gothique renvoie à une technique architectu-rale des XIIIe et XIVe siècles, devenue l’emblème d’unrenouvellement des formes artistiques. Depuis la fin duXVIIIe siècle, le mot évoque, par extension, les paysagestourmentés, les châteaux abandonnés à tous vents avecleurs portes dérobées et leurs passages secrets, les souter-rains et les caveaux, les petits cimetières sous la lune.Autant de topoï que Pauline revisite en privilégiant l’und’eux : celui du passage secret qui descend sous terre. Lespersonnages entrevoient un escalier sous une voûte ouderrière une porte dissimulée, puis découvrent une suitede degrés sombres et étroits, jusqu’au lieu clos d’unerévélation terrible. Dumas suit habilement ce schéma

1. On trouve bien des rémanences gothiques dans Catherine Howardou dans La Tour de Nesle (voir les analyses que nous consacrons àl’inspiration gothique dans notre édition de la pièce, Paris, GF-Flammarion, 2016).2. Lamartelière, Le Testament, ou les Mystères d’Udolphe, acte IV,Paris, Fages, An VI (1797), p. 34. Dumas mettra en scène un tableautrès proche dans l’adaptation théâtrale de Pauline en 1850.

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labyrinthique aux chapitres IV et XIII, réitérant une des-cente au tombeau fortement symbolique : celle d’Alfred,qui s’enfonce dans les abysses de l’abbaye de Grand-Prépour délivrer Pauline ; celle de Pauline qui, après avoirdécouvert une porte masquée, mesure les profondeurs duchâteau de Burcy. L’univers dédaléen est étouffant, quiconverge vers l’espace macabre du caveau.

Jusqu’où Dumas imite-t-il le roman noir dans Pau-line ? La découverte du caveau et l’inhumation nocturneconstituent certes deux lieux communs du roman terrifiant– on les retrouve dans Le Moine de Lewis et dans biend’autres récits de l’époque 1. Mais Dumas excède sonmodèle en lui insufflant une dimension mythologique :dans ses Impressions de voyage en Suisse, lors de sa ren-contre avec Alfred et Pauline, il comparait en effet lecouple à Orphée et Eurydice. Or Pauline rejoue une scènede descente aux Enfers, faisant d’Alfred un Orphéeromantique, voire un Christ qui libère les prisonniers deslimbes. Le monde concret se déréalise à mesure que lepersonnage s’enfonce sous terre et pénètre le silence téné-breux. Les souterrains qui le conduisent jusqu’à la vic-time captive relèvent dès lors du parcours initiatique : envainquant les puissances chtoniennes, Alfred défie lamort. Il ramène Pauline à la lumière mais se condamneà la perdre en la remontant à la surface de la vie. L’imagede la descente aux Enfers symbolise ici une quête desprofondeurs vouée à l’échec. Dumas enrichit ainsi letopos gothique de la mythologie infernale et des fan-tasmes collectifs qui s’y rattachent. Outre le suspens, laplongée dans les ténèbres instaure une allégorisation del’espace à des fins mythiques 2.

Roman noir, Pauline l’est aussi au sens nocturne duterme. Comme l’exigent les codes du genre, les scènes les

1. Pour un panorama complet, voir l’essai de Maurice Levy, Le Romangothique anglais (1764-1824), Paris, Albin Michel, 1995, passim.2. Voir Magdalena Wandzioch, Alexandre Dumas, entre féerie et fantas-tique, Katowice, Oficyna Widawnisca, 2012.

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plus terribles ont lieu la nuit, dans l’obscurité d’uncaveau ou sous la voûte enténébrée du ciel. Dans le cha-pitre XI, la nuit est décrite à des fins terrifiantes, la per-ception de l’espace évoluant à mesure que la lumièredécroît. Ce chapitre, qui donne à voir une jeune fille seuleépiant le moindre bruit, rassemble tous les effets defrayeur d’un épisode de roman gothique. Dumas crée uncrescendo dramatique grâce au ressort bien connu del’horloge qui sonne minuit : « en ce moment ce petit bruitqui précède le tintement de la pendule se fit entendre etminuit sonna » (p. 149). L’effroi atteint alors son paroxysmegrâce à une scénographie très élaborée des perceptions,jouant avec les impressions réelles et imaginaires. Dignedes meilleurs films d’épouvante, le passage décrit chaquephénomène paranormal du point de vue de l’héroïne, cequi renforce l’adhésion du lecteur. Dumas sacrifie icisciemment au genre terrifiant qui résulte de « la conjonc-tion entre une ambiance et un cadre, une atmosphère etdes événements, l’effet produit sur le lecteur 1 ». Les res-sorts du roman noir rattachent Pauline au genre fantas-tique – mais jusqu’à quel point ? Dumas joue là encoreavec les codes du genre. Il sème, par exemple, des allu-sions métalittéraires aux romans qu’il pastiche : il citedes titres de romans, des noms de figures littérairesconnues. Le récit produit ainsi un léger effet de distancia-tion qui dévoile les ficelles du conteur. Non sans humour,l’auteur fournit les indices intertextuels de ses modèles.Avant de commencer son histoire, Alfred annonce parexemple à son ami que son aventure paraîtra « dansquelque volume intitulé Contes bruns » (chapitre I, p. 48),titre d’un recueil de nouvelles terrifiantes publié en1832 2. Plus loin, au plus fort de la tension dramatique,

1. « La revanche de l’imagination », Imaginaires gothiques. Aux sourcesdu roman noir français, dir. Catriona Seth, Paris, Desjonquères,« L’Esprit des lettres », 2010, p. 11.2. Publiés chez Urbain Canel en 1832, les Contes bruns (par une tête àl’envers) rassemblent des textes de Balzac, Rabou et Philarète Chasles.Le frontispice est remarquable, puisqu’il présente une tête à l’enverséchevelée, qui serait celle de l’auteur des récits. Mais elle illustre aussi

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Alfred s’appuie contre une colonne et se compare à une« sculpture gothique » (chapitre III, p. 58). Dumasnomme ses modèles et leurs ressorts, à tel point qu’onpeut s’interroger sur la discrète teneur parodique des épi-sodes gothiques.

L’héritage gothique et fantastique est savamment incor-poré à un autre genre auquel on associe évidemmentDumas, celui du roman d’aventures, dont les principauxinvariants sont présents : poursuites, fuites, brigands,rapts de victime, rixes, etc. Road movie avant l’heure,Pauline entraîne constamment son lecteur dans les péré-grinations des personnages principaux. Comme le noteJean-Yves Tadié, « depuis les Grecs, il n’y a pas de romand’aventures sans course ni fuite ; la rapidité du déplace-ment triomphe du temps : les personnages sont toujoursmenacés d’arriver trop tard 1 ». Le système des récits suc-cessifs favorise ici la multiplication des périples, quePauline résume en une formule éloquente : « enEspagne… en Suisse… en Italie… partout… excepté enFrance… » (chapitre VI, p. 88). Placé sous le signe deMercure, dieu des voyages, le roman de Dumas conduiten effet son lecteur d’un relais de poste à un autre, ycompris en France, dans la région de Trouville – la Nor-mandie de Pauline eût comblé les rêves d’Emma Bovary,qui fantasme en lisant les romans de Walter Scott. Cen’est pas sans malice que Dumas fait des environs deTrouville un repaire de malfrats. Réputée pour sa séré-nité, la Côte fleurie devient côte sanglante, théâtred’exactions mystérieuses. Comparée à la Sierra ou à laCalabre, zones bien connues du lecteur romantique pourleurs brigandages, la Normandie accueille une équipéeromanesque. L’aventure se déploie tous azimuts, desvoyages des personnages à leurs excursions qui virentau cauchemar.

l’effet que les récits terrifiants peuvent produire sur le lecteur. Voir laprésentation du recueil dans l’édition de Marie-Christine Natta, Paris,La Chasse au Snark, 2002.1. Le Roman d’aventures, Paris, PUF, « Quadrige », 1996, p. 36.

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Le roman d’aventures dumasien emprunte d’autresvoies que les chemins périlleux de la Normandie ou dela Suisse. La dynamique intertextuelle vient en effet ali-menter l’imaginaire de Pauline. Les Brigands, pièce deSchiller dont l’un des héros, Karl Moor, est évoqué auxchapitres VIII et XII, offre un modèle d’œuvre-source,donnant au texte les teintes romantiques d’une épopéesombre. Il ne s’agit pas seulement d’un clin d’œil au lec-teur, mais d’un phénomène d’innutrition littéraire :Dumas, après Schiller, met en scène le crime d’une bandeorganisée, dirigée et ritualisée par un héros marginal. Laréférence ironique à Jean Sbogar, héros éponyme d’unroman de Nodier (chapitre XII), ainsi que l’allusionhéroïco-comique à Robinson Crusoé (chapitre III)désignent quant à elles les deux polarités du roman : d’uncôté le héros de Nodier incarne la révolte indomptabled’Horace de Beuzeval ; de l’autre le personnage de DanielDefoe, perdu dans son île, représente les invraisemblanceset les péripéties qui s’attachent traditionnellement au récitd’aventures 1. Dans les deux cas, le lecteur est invité à unvoyage au long cours. En prenant ces sagas pour référence,Dumas élargit l’horizon de Pauline, ouvre la fable à desterres lointaines : c’est également l’effet produit par le récitde chasse en Malaisie, situé au cœur du roman. Ajoutonsenfin que le genre du roman maritime, qui fascine Dumasdepuis sa lecture de Robinson Crusoé, apparaît au débutde l’œuvre, même si le lecteur ne s’éloigne guère des côtesnormandes quand il suit la navigation d’Alfred. D’ailleurs,au moment où paraît Pauline, Dumas compose son pre-mier roman maritime, Le Capitaine Paul. De Pauline àPaul se dessinent déjà l’esprit et la lettre des navigationstourmentées ou des naufrages splendides d’un marinnommé Edmond Dantès 2.

1. Voir le très bel ouvrage de Julie Anselmini, Le Roman d’AlexandreDumas père, ou la Réinvention du merveilleux, Genève, Droz, 2010,passim.2. Sans qu’on puisse réduire Le Comte de Monte-Cristo à un romanmaritime, de nombreux épisodes mettent en scène la mer et ses dangers.Voir Dossier, 4.

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LE ROSE ET LE NOIR :CIVILISATION ET SAUVAGERIE

Au-delà des rebondissements d’un roman palpitant, lelecteur découvre dans Pauline la société du début de lamonarchie de Juillet. Sans être un récit autobiogra-phique, c’est là une œuvre d’inspiration personnelle, dontl’intrigue est contemporaine de l’écriture. Le mouvementromanesque et la caractérisation des personnages sontliés aux cercles élégants que connaît bien Dumas.

Dès que Pauline devient la narratrice, l’histoire s’enra-cine dans le meilleur des mondes, l’univers le plus raffinéqui soit et auquel appartiennent les quatre protagonistes :la jeunesse dorée issue de l’ancienne noblesse. La vie descomtes, des comtesses, des princesses et des ducs, danslaquelle le lecteur est introduit, est placée sous le signearistocratique de l’escrime. Les noms les plus prestigieuxde la vie parisienne sont dissimulés derrière des majus-cules, mais le lecteur de 1838 n’est pas dupe de ce subter-fuge : la comtesse M[erlin], la P[rincesse de Belgiojoso]et le duc de F[itz-James] sont les hôtes de ce roman àclés. Dans cette sphère civilisée, les émotions sont maîtri-sées : en témoigne le sang-froid dont Horace et Alfredfont preuve en société, en dépit de la rivalité qui lesoppose autour de Pauline. Les convenances s’exprimentpar des contenances, les codes de politesse organisent apriori les échanges humains. Les personnages dominentsi bien ces règles qu’ils détectent la moindre faille dansles rouages bien huilés de la high life.

Le décor est en accord avec l’univers peint par Dumas :salons mondains, hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain. Les incontournables scènes de jeu ou de bal(chapitre X) 1 s’y déploient, qui peignent la vie oisive deshéros d’un roman de mœurs. Toute cette bonne sociétépossède une campagne, c’est-à-dire un château à

1. Voir Dossier, 3.

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quelques lieues de Paris, comme c’est le cas des Meulienet des Lucienne – le château de Burcy, éloigné de Paris,n’est pas dédié au farniente en famille, mais à des activitésplus viriles… Dans le sillage des nouvelles de Delphinede Girardin ou de Musset, Pauline sacrifie à la voguequelque peu nostalgique des récits centrés sur l’aristocra-tie. Dumas, aguerri à représenter la société contempo-raine dans ses « drames en habit noir », fait montre deson talent d’observateur. Dans ce roman, l’analyse esttoutefois plus sociologique que polémique, plus anthro-pologique qu’idéologique. Le lecteur ne découvrira queles mœurs complexes de ces fortunés de Juillet : nulconflit de classe, nul débat politique, point de commen-taire historique sur la révolution de 1830 ou la gouver-nance de Louis-Philippe. Ancré dans la société de 1830,le roman est globalement décontextualisé de l’histoireimmédiate, ce qu’apprécie la Revue étrangère de la littéra-ture : « Il a eu la sagesse de ne tenter la démonstrationd’aucun problème social. Ainsi, rien contre le mariage,ni contre les pères, ni contre les oncles qui ne meurentpas, ni contre les détracteurs du génie méconnu 1. » C’estque Dumas développe dans la psyché des personnages leconflit nécessaire à l’action dramatique.

Le Paris de Pauline est aussi une jungle où évoluent dedangereux prédateurs. Sous les convenances et le main-tien couvent des énergies sombres et des comportementsexcessifs. Les activités auxquelles se livrent les jeunesaristocrates dévoilent tout ensemble leur bonne éduca-tion et leur barbarie latente. Cette ambivalence se mani-feste dans la coprésence des armes et de la chasse, quioccupent ici une fonction anthropologique de premierordre. Si le maniement des armes fait partie des principesde l’initiation aristocratique, Dumas en subvertit l’emploià mesure que progresse le récit. Dans les premières pages,l’explication du maître d’armes Grisier, que Dumas a

1. Revue étrangère de la littérature, des sciences et des arts, vol. 26,Saint-Pétersbourg, 1838, p. 356.

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bien connu, résonne comme un « avertissement aulecteur » :

Thèse générale : l’épée est l’arme du brave et du gentil-homme ; l’épée est la relique la plus précieuse, que l’histoireconserve des grands hommes qui ont illustré la patrie : ondit l’épée de Charlemagne, l’épée de Bayard, l’épée de Napo-léon, qui est-ce qui a jamais parlé de leur pistolet ? Le pisto-let est l’arme du brigand ; c’est le pistolet sous la gorge qu’onfait signer de fausses lettres de change ; c’est le pistolet à lamain qu’on arrête une diligence au coin d’un bois ; c’est avecun pistolet que le banqueroutier se brûle la cervelle… Lepistolet !… fi donc… ! (chapitre I, p. 46-47).

Malheur à celui qui contrevient aux règles de l’hon-neur des armes ! Bien qu’issus des plus hautes sphères,Horace, Henri et Max utilisent des armes de canaille.Aux fleurets et aux épées succèdent les lames sanglantesdes couteaux et surtout les pistolets, toujours à portéede main. Leur omniprésence relève certes de l’attirail duroman d’aventures, mais témoigne aussi de l’attentionportée par le romancier à la caractérisation du person-nage par l’objet. Pauline est en effet placé sous le signeagonistique du duel. Le récit s’ouvre et se dénoue par unduel – la construction narrative suit d’ailleurs l’évolutionde l’affrontement : d’abord ludique et sportif dans lespremières pages, il devient violent et mortifère. Pratiqued’Ancien Régime perdurant au XIXe siècle, le duel règlel’honneur dans le sang 1. Les armes représentent la partviolente de la virilité des héros, qui s’exprime aussi parles nombreux exercices physiques auxquels s’adonnentHorace et ses compagnons. Dans cette optique, le comteHorace forligne, c’est-à-dire s’écarte des usages ances-traux de l’aristocratie, en utilisant des armes roturières :ce détail est le signe de sa personnalité ambivalente.

1. Là encore, l’expérience de Dumas vient au secours de la fic-tion : dans les années 1830, Dumas se bat en duel à plusieurs reprises,notamment avec Frédéric Gaillardet, à la suite de « l’affaire de La Tourde Nesle » (voir notre édition, op. cit.). En homme de son temps, Dumasse bat au pistolet.

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Tout aussi ambiguë est la représentation de la chasse,autre activité dont Dumas raffole. Au chapitre XIII sesuccèdent deux tableaux de traques animales qui ontpour fonction d’apporter un double éclairage sur Horace.Pauline découvre tout d’abord sa bravoure hors ducommun lors d’une chasse à courre : le comte Horacesauve Paul, frère de l’héroïne, grâce à une adresse prodi-gieuse au tir – un schéma proche est repris dans La ReineMargot (1845) quand Henri IV protège Charles IX duboutoir de la bête 1. C’est ici le souvenir d’un opéra alle-mand de Weber, le Freischütz, qui se devine et suggère,une nouvelle fois, une image du chasseur pour le moinsambivalente, présentant à la fois les caractéristiquesd’un braconnier et d’un noble de haut rang 2. Cet exploitest suivi d’un second récit cynégétique, nettement plustribal. Il s’agit de la traque au couteau d’une tigresse. La

1. « En effet, le sanglier labourait la cuisse de Charles, lorsque celui-cisentit quelqu’un qui lui levait le bras, puis il vit briller une lame aiguëet tranchante qui s’enfonçait et disparaissait jusqu’à la garde au défautde l’épaule de l’animal, tandis qu’une main gantée de fer écartait lahure déjà fumante sous ses habits. Charles, qui dans le mouvementqu’avait fait le cheval était parvenu à dégager sa jambe, se releva lourde-ment, et se voyant tout ruisselant de sang, devint pâle comme uncadavre. Sire, dit Henri, qui toujours à genoux maintenait le sanglieratteint au cœur, sire, ce n’est rien ; j’ai écarté la dent et Votre Majestén’est pas blessée. Puis il se releva, lâchant le couteau, et le sangliertomba, rendant plus de sang encore par sa gueule que par sa plaie »(La Reine Margot, éd. Jacques Bony, Paris, GF-Flammarion, 1994,p. 421).2. L’opéra de Weber, dont L’Invitation à la valse est citée dans Pauline(p. 114), a connu un prodigieux succès depuis sa création en 1820.L’argument du livret est le suivant : Max et Kaspar sont deux jeuneschasseurs. Max doit remporter un concours de tir s’il veut obtenir lamain d’Agathe. Kaspar, qui a pactisé avec le démon Samiel, lui proposedes balles magiques qui ne manquent jamais leur cible. Mais Maxignore que la septième balle est dirigée par Samiel. Le jour du concours,le septième tir tue une colombe, mais c’est Agathe qui tombe. Elle n’estpas morte : un ermite a dévié le tir et l’a retourné contre Kaspar, quis’écroule. Max devra attendre un an avant d’épouser la jeune fille. Onnotera que l’ami d’Horace se prénomme également Max et qu’il est unhabile chasseur.

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TABLE

PRÉSENTATION ...................................................... 5

NOTE SUR L’ÉDITION ........................................... 34

Pauline

D O S S I E R

1. Pauline, une héroïne romantique ................. 2072. L’amoureuse d’outre-tombe ......................... 2213. Effets de réel et illusion romanesque ........... 2284. Mythe et personnage : l’héroïsme

au masculin ................................................. 237

CHRONOLOGIE ..................................................... 247

BIBLIOGRAPHIE...................................................... 252

Mise en page par Meta-systems59100 Roubaix

No d’édition : L.01EHPN000755.N001Dépôt légal : février 2016