Outils d'enquête et d'analyse anthropologiques

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L 'i"lit-'Y('Iol)i,(Ii(, de Diderot, vol. 1, pl. 1.

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BIBLIOTHEQUE D'ANTHROPOLOGIE

dirigée par

Maurice Godelier

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Robert Cresswell Maurice Godelier

,x

Outils d'enquête et d'analyse

1 anthropologiques

FRANÇOIS MASPERO 1 , p l a c e P a u l - P a i n l e v é , V e

PARIS 1976

Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique

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@ Librairie François Maspero, Paris, 1976. ISBN 2-7071-0869-3

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Avant-propos

En 1972, nous nous sommes réunis à quelques-uns avec le projet de nous répartir la tâche d'écrire un bref manuel d'enquête anthropologique. Nous voulions par là modifier des formules d'enseignement de l'anthropologie qui se conten- taient trop souvent de débattre de problèmes théoriques en oubliant l'autre aspect, tout aussi essentiel, du métier d'an- thropologue qui est le travail de terrain. Bien entendu, il existait déjà des manuels qui allaient dans ce sens, la plupart en langue anglaise, et chez nous celui rédigé à partir des notes de Mauss \ Leur propos est dans l'ensemble très diffé- rent. Il consiste en des listes de questions auxquelles il est demandé au chercheur sur le terrain de répondre systémati- quement pour couvrir tous les aspects du fonctionnement d'une société. Mais ces aspects sont eux-mêmes découpés selon des catégories propres à notre société, économie, technologie, parenté, politique, religion, art. Il saute aux yeux que ce découpage, s'il offre certains avantages pour un inventaire des rapports sociaux, contient en lui-même nos propres présuppo- sés sur la nature de l'économique, du politique et du religieux, et constitue de ce fait un obstacle épistémologique à surmon- ter.

Pour donner un exemple, tôt ou tard ce découpage incite inconsciemment l'anthropologue sur le terrain à chercher

1. M. MAUSS, Manuel d'ethnographie, Payot, Paris, 1947.

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« l ' é c o n o m i q u e » d a n s des i n s t i t u t i o n s séparées , d i s t inc tes d u po l i t i que o u d u re l ig ieux, c o m m e c 'es t le cas dans la socié té capi ta l i s te , à l aque l le le p lu s s o u v e n t il a p p a r t i e n t . O r , dans ce t t e société , d u m o i n s dans les l imi tes où elle est d o m i n é e

p a r le m o d e de p r o d u c t i o n cap i ta l i s te e t l ' é c o n o m i e d e m a r c h é , les r a p p o r t s sociaux d e p r o d u c t i o n e x i s t e n t séparés des rap- po r t s de p a r e n t é , des r a p p o r t s po l i t i ques et des r a p p o r t s re l ig ieux pu i squ ' i l s e x i s t e n t sous la f o r m e d ' i n s t i t u t i o n s spéci- f iques, la p r o p r i é t é p r i v é e des m o y e n s d e p r o d u c t i o n e t d u capi ta l e t les r a p p o r t s d u capi ta l e t d u t rava i l dans le cad re des en t rep r i ses . Bien e n t e n d u , il y a u n r a p p o r t e n t r e la n a t u r e de la famil le b o u r g e o i s e o u d e la famil le ouv r i è r e et les r a p p o r t s d e p r o d u c t i o n , mais le fai t qu i i m p o r t e ici es t q u e dans ce t te société , la n ô t r e , à des fonc t ions d i s t inc tes cor-

r e s p o n d e n t des i n s t i t u t i ons d is t inc tes . D e là le p r é j u g é e thno- cen t r i s t e qu i r e n d difficile d e d é c o u v r i r dans u n e a u t r e socié té ce qu i f o n c t i o n n e c o m m e économie , o u d u m o i n s c o m m e rap- po r t s d e p r o d u c t i o n . Car , dans u n e b a n d e de chasseurs- col lec teurs d ' A u s t r a l i e o u chez les B u s h m e n d u dése r t de

Ka laha r i , o n s ' ape rcev ra au b o u t d ' u n ce r ta in t e m p s q u e ce son t les r a p p o r t s d e p a r e n t é qui a s s u r e n t le c o n t r ô l e des ressources et des m o y e n s d e p r o d u c t i o n , s e rven t de cad re à la d iv i s ion d u t ravai l e t o rgan i sen t la r é p a r t i t i o n des p r o d u i t s d e la cue i l le t te e t de la chasse.

Ce q u e le c h e r c h e u r d o i t d o n c c r i t i q u e r e t abol i r en lui, c ' e s t t o u t e n o t i o n a p r i o r i c o n c e r n a n t le l ieu, la f o r m e e t les effets de l ' é conomie , ou t o u t au m o i n s des r a p p o r t s soc iaux qu i f o n c t i o n n e n t c o m m e r a p p o r t s d e p r o d u c t i o n dans tel le ou telle société. I l f u t u n t e m p s , qui n ' a pas d i s p a r u , o ù les p ro fesseurs d ' a n t h r o p o l o g i e d e m a n d a i e n t aux che rcheu r s de « n ' a v o i r a u c u n e idée » a v a n t d ' a b o r d e r l ' é t u d e d ' u n e société ,

c o m m e si l ' e sp r i t p o u v a i t r e d e v e n i r la tab le rase qu ' i l n ' a jamais été . C ' é t a i t d ' a i l l eurs le me i l l eu r m o y e n d ' e n k y s t e r e t d ' e n f o u i r p lus p r o f o n d , de r e n d r e p lus s o u t e r r a i n e m e n t act ives les idées p réconçues , les ignorances o u les fausses connais- sances qu i p e u p l e n t la conscience e t l ' i nconsc ien t d e t o u t c h e r c h e u r e t v i e n n e n t de ce qu ' i l a ses rac ines dans sa société avan t m ê m e de s ' a p p u y e r sur des idées, des théor ies . E n fai t , le t ravai l de l ' a n t h r o p o l o g u e exige q u e les p ré jugés impl ic i tes

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qu'il porte sur sa société et sur les autres soient explicités et critiqués dans sa pratique théorique et de terrain.

Notre manuel n'aborde pas tous ces problèmes et repro- duit partiellement le découpage abstrait des faits sociaux étu- diés par disciplines distinctes. Son originalité n'est d'ailleurs pas vraiment dans les questions qu'il pose, mais dans le fait qu'il s'efforce d'apprendre à répondre à ces questions. Par exemple, l'anthropologue peut se trouver devant deux situations en ce qui concerne l'appropriation du sol. Soit il se trouve en Afrique, en Océanie ou en Amazonie, dans une société où existent des droits collectifs et individuels sur le sol exploité comme territoire de chasse ou comme terroir agricole, mais où n'existe aucun cadastre qui lui fournisse une information écrite sur ces droits et sur l'étendue des surfaces appropriées. Il faudra donc qu'il cons- titue lui-même ce cadastre et se transforme pour un moment en géomètre, en géographe, voire en pédologue. C'est ce qu'on lui apprend rapidement dans l'ouvrage. Soit au contraire il travaille dans le Morvan ou dans les Tatras et il dispose d'un cadastre remontant à plusieurs siècles, de registres d'état civil, d'archives seigneuriales ou régionales. Il faut donc apprendre à utiliser ces documents pour faire apparaître les rapports de propriété et leur évolution histo- rique.

Nous proposons ces méthodes pour que, en les utilisant, les chercheurs rendent leurs informations comparables. Trop de monographies de terrain ne le permettent pas et ajoutent à ce défaut des lacunes irrémédiables qui bloquent très vite l'analyse théorique ou interdisent même qu'elle se déploie. Dans son travail, un chercheur privilégiera exclusivement la parenté, un autre les pratiques rituelles, ne fournissant que des informations squelettiques, obscures à force d'être allusives sur les rapports de propriété, les formes du pouvoir, le contexte écologique, les représentations de la nature à partir de laquelle une société extrait ses moyens matériels d'existence. Un premier conseil que l'on peut donner est d'utiliser la même méthode, mais l'autre conseil serait de s'efforcer de rendre compte de tous les aspects majeurs du fonctionnement d'une société. Bien entendu, un chercheur ne peut réunir toutes les compétences, mais il doit lui-même

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expliciter ses choix et avoir conscience de leurs conséquences. Par exemple, peut-on vraiment vouloir étudier « l'économie » d'une société sans que ce travail se transforme en l'étude de cette société à partir de son économie ? L'objet de l'anthro- pologie est de rendre compte des sociétés et de leur mouve- ment. Ce n'est pas seulement un inventaire d'institutions bizarres, un florilège de représentations insolites, un cabinet de curiosités sociales. Un choix dans l'analyse est donc tou- jours nécessaire, mais il ne faut jamais perdre de vue que ce choix est un moyen d'explorer une société comme telle, comme totalité capable ou non de se reproduire dans un temps et dans des circonstances historiques déterminés.

Enfin, derniers problèmes, il est beaucoup insisté ici sur l'importance de connaître les langues, de recueillir des infor- mations et des textes dans la langue vernaculaire, bien que, en même temps, il ne soit pas fait mention de l'étude des représentations et des pratiques religieuses ou symboliques. C'est en partie des raisons de circonstances qui ont empêché Marc Augé d'écrire un texte adapté à notre manuel alors qu'il s'efforçait ailleurs d'aborder ces problèmes en rédigeant avec d'autres La Construction du monde (parue chez Maspero) auquel nous renvoyons. Mais il y eut aussi des raisons plus profondes. L'étude des idéologies est aujourd'hui un objet de débats difficiles, de remises en cause et de clivages pro- fonds. Car on ne peut étudier aucun rapport social sans étudier en même temps les représentations qu'en ont ceux qui le vivent et y sont subordonnés. Et ces représentations ne sont pas seulement une expression, voire un « reflet », des rapports sociaux, mais une partie intérieure de leur contenu, leur « armature idéelle ». Ainsi, d'une certaine façon, l'idéologie n'apparaît pas comme un niveau distinct, puis- qu'elle est une composante interne de tous les rapports sociaux et existe donc à tous les niveaux. Mais la réalité sociale ne se réduit pas à sa part d'idéel, à son contenu de pensées, et il faut confronter sans cesse les idées avec tout ce qui, dans la réalité sociale, les dépasse, en diffère. Non seulement pour déceler l'accord ou le désaccord entre ces parties de la réalité, mais pour en déterminer les poids respectifs dans la hiérarchie des causes et des raisons qui rendent compte de la logique du fonctionnement et de l'évolution des divers

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types de société (qui en rendent compte dans le champ de la pratique scientifique et non dans celui de la pratique sociale et politique des individus et des groupes qui composent ces sociétés et qui agissent en elles et sur elles). Mais une telle analyse entraîne plus loin encore, puisqu'elle critique même le bien-fondé de la notion de niveau ou d'instance qui amène toujours plus ou moins vite à se représenter la société à la manière d'une « pièce montée » au sommet de laquelle les idéologies se tiennent comme un ornement pâtissier, la crème ou l'écume des choses.

Un manuel d'enquête n'est donc pas plus avancé que le contexte scientifique et social au sein duquel il voit le jour. C'est un instrument provisoire et qu'il faudra réviser ou abandonner. Mais ce serait déjà beaucoup s'il permettait d'avancer.

M a u r i c e G O D E L I E R

Paris, 2 décembre 1975.

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Un mot sur l'agencement du texte. Grouper les différents protocoles et méthodes d'enquête selon leurs affinités relève simplement d'un souci de commodité, à la fois pour les retrouver dans le guide et pour traiter de certains problèmes spécifiques à chaque chapitre thématique. Arranger ces cha- pitres dans un certain ordre relève d'un désir de se confor- mer à la logique même du déroulement d'une recherche anthropologique, qui comprend la préparation de l'enquête et le travail de terrain, qui va du concret à l'abstrait, du tangible à l'intangible. Donc quatre parties se dessinent : la mise en route, où s'élaborent les problématiques, où se consultent les archives et les cartes ; le contact avec le terrain, où démarrent les fichiers, où s'étudient les rapports de l'homme avec son milieu naturel, où se recueillent les textes ; l'étude des techniques et la production, où s'amoncellent les documents permettant l'analyse ultérieure des processus économiques ; enfin, l'étude des unités sociales, où s'amorce l'analyse des rapports entre infrastructures et superstructures.

Le principe adopté pour l'exposition est de placer la des- cription de l'outil de recherche où celui-ci devient important dans la poursuite de l'enquête. Ainsi les méthodes d'étude de l'habitation sont rangées parmi les instruments utiles pour une recherche sur les unités de production, ce qui signi- fie simplement que l'habitation est un indice très pertinent pour cerner une unité de production, mais ne nie nullement la grande pertinence de l'habitation dans une recherche sur la parenté. Donc, l'étude des unités de production se situant chronologiquement avant l'étude de la parenté dans le dérou- lement habituel d'une enquête, les méthodes d'analyse de l'établissement humain sont exposées parmi les instruments employés pour étudier la production sans préjuger le recours

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privilégié à ces méthodes lors de l'étude du système de parenté. Mais, le propre de cette science bien comprise étant de constituer une dialectique entre terrain et élaboration théorique, certains instruments seront à utiliser pendant toute la durée du travail. Les cartes, par exemple, seront mises à contribution du début à la fin de l'étude, de même que les photographies aériennes. Ou encore la mise en route d'un fichier analytique peut se situer dès le commen- cement.

L'ensemble de ces méthodes ne constitue pas un plan d'étude. D'ailleurs, aucune recherche sérieuse en anthropo- logie ne peut être réellement monographique, elle doit être centrée sur un problème. Les guides, les méthodes, les principes pratiques d'enquête — voire les recettes — qui sont traités ici recouvrent les principaux domaines d'une recherche anthropologique, mais ne doivent pas nécessaire- ment tous être utilisés dans tous leurs détails dans chaque recherche.

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Mise en route

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La problématique en anthropologie

La monographie descriptive, celle des précurseurs, est morte. Ses seuls défenseurs restent ceux qui considèrent qu'une discipline fondamentalement synthétisante et induc- tive doit forcément engager une recherche sur le terrain sans théorie préalable. Pourtant, des études anthropologiques exemplaires gardent souvent comme cadre général le prin- cipe monographique. Ce choix de cadre ne choque que ceux pour lesquels une recherche sur le terrain à partir d'une problématique doit strictement se limiter aux questions relevant du domaine préalablement déterminé.

Avant de chercher à résoudre les contradictions appa- rentes de ces quatre énoncés, soulignons que, si dorénavant la recherche anthropologique ne doit plus s'agencer selon les catégories classiques des monographies, il ne faut pour autant ni ignorer le rôle important qu'ont joué celles-ci dans la maturation de la discipline, ni prétendre qu'aucune cir- constance future de recherche ne puisse justifier le recours à cette méthode. En fait, la place importante qu'occupent

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les recherches monographiques dans l'histoire de l'anthro- pologie est très compréhensible, car dans le déroulement d'une recherche scientifique une étude anthropologique ne débute pas au même instant que d'autres sciences humaines et, partant, opère par raisonnement inductif.

Rappelons les étapes d'une démarche scientifique. En pre- mier lieu vient la collecte des faits, et nous reviendrons dans un instant sur le problème de l'objectivité. En deuxième lieu, le chercheur analyse les documents recueillis, classant les faits collectés, dégageant les structures, essayant de discerner la signification des rapports. La troisième étape consiste en l'interprétation des analyses, permettant de procéder dans la dernière étape à la formulation d'hypothèses qui, elles, doivent gouverner une nouvelle collecte de faits. Traditionnellement, l'anthropologie commençait par l'étape initiale et les autres sciences du comportement humain, notamment la sociologie, par l'étape située en dernière position. En effet, le sociologue, ayant nourri sa réflexion d'exemples tirés de sa propre société, pouvait partir d'hy- pothèses et de spéculations qui devaient être vérifiées par des enquêtes. Il cherchait donc d'abord à déduire, puis à contrôler ses déductions. L'anthropologue, en revanche, se transportait dans une autre société où tout était différent, depuis la culture matérielle et l'économie jusqu'à l'idéologie, en passant par la langue. Il devait donc forcément commen- cer par l'observation simple avant de chercher à induire les principes d'organisation de la société étudiée. En d'autres termes, le sociologue, parce qu'il travaille par déduction, ne peut, par définition, se passer d'une problématique. L'anthropologue, apparemment, pouvait s'en passer ; en réalité, il devait s'en passer jusqu'à ce qu'il ait accumulé une somme de connaissances sur la société qu'il étudiait au moins équivalente à celle du sociologue sur sa propre société. Il était donc normal qu'au début il range ses nou- velles connaissances dans les « tiroirs » de la monographie.

1 Néanmoins, le caractère inductif de l'anthropologie, s'il exige une recherche préliminaire extensive, exige également l'effort de relier les faits observés en des ensembles pour aboutir à des généralités et des régularités. Mais — est-il besoin de le rappeler ? — aucun phénomène n'est un

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« fait », prêt à être cueilli. Il faut donc choisir parmi les phénomènes, entre les différents aspects d'un même phéno- mène, et ces choix ne peuvent se faire qu'en fonction d'un cadre théorique. Nier cette évidence revient pour la plupart à substituer à une doctrine explicite un credo implicite. Engager une recherche à la fois sans préalables conceptuels et dans le but d'écrire une monographie implique un credo à deux composantes. D'une part, c'est affirmer que toute société peut être comprise en découpant ses activités en des domaines relevant des catégories d'études universitaires européennes et, d'autre part, c'est rendre hommage à l'exo- tisme par le biais, en refusant de préconiser ce qu'il faut verser à l'intérieur de ces catégories. Ainsi celui qui prétend enquêter sans a priori conceptuel véhicule en réalité un cadre théorique qui rend vaine toute tentative ultérieure d'explication, car le plus souvent il aboutit de la sorte à des constructions de typologies. En effet, refuser la théorie c'est refuser les liens dynamiques entre les faits, c'est impli- citement appauvrir la notion de structure en la réduisant à sa forme, son architecture statique. C'est caractériser une culture par le nombre de moulins, d'ouvriers spécialisés, de clous dans ses maisons, c'est la réduire à ce qu'on appelle des traits culturels, sans voir les rapports qui lient ces traits, et ce n'est pas le hasard qui veut que les écoles anthropologiques qui ont livré le plus grand nombre de monographies sont justement celles où le concept de fait culturel est le plus fortement énoncé.

L'importance de la théorie pour la recherche justifie une petite digression. La découverte de l'oxygène est souvent citée en exemple, parfois d'ailleurs pour nier — à tort — l'importance du terrain. On se souviendra que, depuis l'Antiquité, le feu était considéré comme l'un des quatre éléments principaux. Vers la fin du XVIIe siècle, la décou- verte des éléments chimiques de plus en plus nombreux rendait la conservation du feu comme élément de moins en moins facile. Il fallut inventer le principe du phlogistique pour ce faire. Le phlogistique, présent dans chaque substance combustible, se serait libéré comme flamme, le résultat du processus étant une matière incombustible. De plus, le phlo- gistique était censé rendre les corps plus légers, cela pour

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expliquer comment le résidu d'une combustion pouvait peser plus que la matière originale. Mais cette explication introduisait autant de complications dans la science chimique que les épicycles de Ptolémée dans la science astronomique. Il fallut que Lavoisier fasse l'hypothèse d'abord, et démontre ensuite la présence d'un nouvel élément réel : l'oxygène, pour que les phénomènes observés puissent trouver une explication cohérente et opératoire. Les faits en eux-mêmes étaient donc incompréhensibles sans théorie. Ce processus est une parfaite illustration de la dialectique nécessaire entre théorie et terrain. Que le feu soit un élément (théorie) est rendu de moins en moins déductible des expériences en chimie (terrain). La poursuite des expériences (terrain) per- met d'induire la présence d'un nouvel élément qui intègre les faits en un ensemble cohérent (théorie).

Ce processus ne doit pas soulever le faux problème de l'objectivité. Dans le déroulement d'une recherche scienti- fique que nous avons examiné, l'intervention du chercheur au niveau de l'interprétation est presque totale, tandis qu'au niveau de la collecte des faits elle devrait être minime. Mais nous venons de voir qu'un fait en lui-même n'a aucune signification. La juxtaposition d'une intervention minime et d'un fait sans signification ne constitue qu'une logorrhée apparente. Tel ou tel fait, ou tel ou tel ensemble de faits, ont évidemment une existence réelle en dehors de celle de l'anthropologue, et là réside l'objectivité effective de la recherche anthropologique. Mais le choix de la pertinence de tel ou tel ensemble de faits dans l'analyse qu'il opère n'existe pas en dehors de l'observateur, et là réside la sub- jectivité de la recherche anthropologique. La décision de la pertinence ou de la non-pertinence des phénomènes à décrire relève du cadre conceptuel de celui qui les décrit, mais la description même des éléments choisis doit être rigoureuse- ment semblable, qu'un ou que cent anthropologues la fassent.

Alors pourquoi d'excellents travaux anthropologiques uti- lisent-ils un cadre monographique ? C'est essentiellement pour répondre aux exigences du raisonnement inductif, car le chercheur qui restreint ses investigations au domaine strict de ce qu'il croit l'intéresser risque d'aboutir à une nullité explicative aussi désastreuse que dans le cas des monogra-

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phies « à tiroirs ». On peut, par exemple, chercher à déter- miner les rapports entre parenté et pouvoir dans une société donnée. La problématique pourrait poser en axiomes la distinction entre société basée sur la parenté et société à Etat, et l'identification du pouvoir et des institutions poli- tiques ; élaborer un plan d'étude sur les structures de parenté et les structures du pouvoir ; et proposer l'hypothèse que dans une société à Etat les deux structures ne sont pas congruentes. Sur le terrain, le chercheur ne note que ce qui à ses yeux relève soit de la parenté, soit du politique ; et il passe complètement à côté d'une analyse juste de la société qu'il étudie. Dans une société formée de guerriers conquérants et d'agriculteurs conquis, par exemple, la struc- ture religieuse pourrait fournir un trait d'union entre les deux populations, et seulement l'étude de l'économie, com- prenant la tenue foncière, de la structure villageoise basée sur la parenté, de la hiérarchie et des rites religieux, en plus des institutions politiques stricto sensu, permettrait l'ana- lyse du pouvoir. Bien entendu, l'axiome qui postule que l'exercice du pouvoir est du ressort des seules institutions politiques est faux, comme le prouvent toutes les analyses récentes du pouvoir, mais un chercheur ne s'apercevrait pas de sa fausseté si, en réaction contre l'esprit monographique, il refusait d'observer tout ce qui ne lui semblerait pas relever du fonctionnement d'une institution politique. La dialectique entre hypothèse de recherche et observation de terrain, entre genèse déductive du travail et recherche inductive, cette dialectique — génératrice des meilleures analyses actuelles — ne peut pleinement fructifier que si la problématique est centrée sur un ou des thèmes et si l'observation est « mono- graphique ».

En d'autres termes, la succession des strates géologiques est totalement dépourvue d'intérêt pour une analyse de rites religieux si le chercheur n'en livre que la description ; de même, la composition chimique de la terre dans une poterie ne figure pas a priori dans un projet de travail sur la parenté. Il faut conjurer le fantasme du chercheur qui, à force de tout vouloir livrer sur une société, part sur le terrain sans « théorie », voire sans « connaissances préalables », pour rédiger une monographie où l'énumération indigeste de faits