Où Va Le Salariat ? (Pierre Rolle)

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    © 1997, Editions Page deux 

    Fondation Marcel Liebman1re édition: 1996Collection «Cahiers libres»Case postale 34, CH-1000 Lausanne 20Maquette couverture G. PesceImpression CODISISBN 2–940189–01–3

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    Introduction ................................................ 5

    Les mauvais côtés de l’histoire ...................... 9

    La théorie des services: André Gorz.............. 23

    Détour méthodologique............................... 37

    Travail et salariat .......................................... 49

    Contrats de société?...................................... 65

    Le contrat de travail.................................... 75

     John Rawls et la théorie de la justice ........... 85

    Conclusion................................................. 91

    Entretien avec Pierre Rolle.......................... 103

    Bibliographie.............................................. 115

    Où va le salariat? 

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    INTRODUCTION

    Dans la sociologie empirique, l’observation dudonné, c’est-à-dire des résultats des mouvements so-ciaux d’hier, est souvent l’observation des désagréga-tions et des dissociations du donné. L’interprétationla plus rigoureuse, en effet, vise ce qui est connu dupassé et du présent, et s’y épuise. Il suffit donc quel’histoire continue, et qu’il y ait du futur, pour que

    l’explication proposée devienne insuffisante. La so-ciologie ne reconnaît le nouveau qu’explicite et ache-vé, et donc déjà en crise. C’est pourquoi les sciencessociales sont dominées par les paradigmes de l’ago-nie, de la rupture et de l’entropie. Leurs étudesconstatent la neutralisation des tensions créatrices,l’affaiblissement des enjeux, le découragement desprotagonistes. Les anciens physiciens craignaient quel’univers ne meure de tiédeur, lorsque les sourceschaudes et les sources froides se seraient contaminéesl’une l’autre. Cette peur s’est transférée aux socio-logues, qui ne nous laissent plus espérer que le pré-sent sans fin et l’ennui du consensus.

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    Mais ce n’est là, peut-être, qu’une illusion, ou unartefact. A y regarder de plus près, le consensus n’estque la lutte de tous contre tous, laquelle menace der-

    rière la contrainte uniforme de l’Etat. L’économiemixte, présentée comme une harmonisation de l’Etatet du privé, l’articulation des besoins individuels etcollectifs, enferme en réalité un ensemble de contra-dictions qu’il faut toujours régler à nouveau, et op-pose chaque Etat à tous les autres au sein du systèmemondial. Le salaire social* menace le salariat tradi-tionnel tout autant qu’il le complète. Il suscite à l’in-térieur de la classe des travailleurs des conflits qui af-faiblissent les capacités d’action de cette classe, maisen même temps lui transfèrent la capacité d’effectuerdes choix sociaux décisifs. Le droit du travail mani-feste l’insoluble antinomie de l’Etat capitaliste tenu,au contraire de sa nature, d’incarner la socialisationde la gestion du travail, quand ce ne serait que pour

    la contenir. La crise du syndicat signifie d’abord quel’ensemble des revendications salariales ne peuventplus être canalisées dans les institutions de l’Etat nisoumises à des équilibrages simples.

    Les interprétations qui ont cours de nos jours, etqui font croire que le mouvement d’émancipationdes travailleurs est arrêté, ne sont pas en fin decompte les plus probables. Il faut toujours se poser à 

    nouveau la question «où va le salariat?» pour appro-cher du dynamisme caché de notre société planétai-re, même si, à cette question, on ne peut jamaisfournir une réponse assurée.

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    * Par salaire social, on entend un revenu qui est détaché du tra-vailleur particulier et qui est distribué à l’ensemble des tra-vailleurs sous la forme de dépenses pour les écoles, les hôpitaux,pour les prix aux logements, pour des subventions diverses, etc.Le terme de salaire indirect concerne plus strictement les assu-rances sociales. La notion de salaire social peut aussi inclure lesassurances sociales. Voir à ce propos Pierre Rolle, Travail et sala- riat , Presses Universitaires de Grenoble, 1988, t. 1, pp. 136-138.[n.d.e.].

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     Je remercie mes collègues et amis de l’UniversitéLibre de Bruxelles de m’avoir proposé ce thème lors-qu’ils m’ont fait l’honneur de me confier, en 1994, la 

    chaire qui perpétue le souvenir précieux de MarcelLiebman.

    Pierre Rolle

    7 Introduction

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    LES MAUVAIS CÔTÉS DE L’HISTOIRE

    1. On a cru longtemps qu’étaient disparus, em-portés par le mouvement de l’histoire, les misères etles troubles sociaux qui ont agité l’entre-deux-guerreset abouti à de si tragiques idéologies, à de si terri-fiants événements. Et pourtant, voilà à nouveau dansles rues des salariés sans emploi et sans toit, desfoules désorientées prêtes à attribuer leurs malheurs

    aux plus démunis, aux plus faibles. Voilà à nouveaudes populations fuyant la misère et l’oppression, ar-rêtées aux frontières, repoussées, humiliées, brutali-sées. Et, par-dessus tout, voilà ce désespoir qui à nouveau fait croire qu’aucune alternative, aucunepolitique n’est à la mesure de ces violences et de cechaos, qu’il n’y a aucune solution prévisible aux désordres de l’Etat, de la société, de la civilisation.

    Le premier fait empirique, le plus massif, dontont à connaître les sociologues et les économistes, lefait qui se surimpose à tous les autres et oriente leurinterprétation, c’est ce dérèglement général, cet en-semble de fléaux, que l’on désigne comme la crise.

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    Et pourtant, certains ont pu dire: «Vive la crise!»Et ce n’étaient pas seulement les prophètes de mal-heur que nous connaissons trop bien. Il faut en la 

    matière oser se rappeler cette vérité terrible, queMarx déjà opposait à Proudhon et à sa conceptionde l’histoire comme un progrès linéaire et paisible:l’histoire avance par ses mauvais côtés.

    La crise est nécessairement apparition, dansl’ordre social, de quelque chose de nouveau. Elle meten évidence l’insuffisance des formes collectives anté-rieures, et conclut le processus critique qui a entre-pris de les dissoudre. Toutes ces propositions sont in-contestables, sans doute. Reste à comprendrecomment nous pouvons les appliquer à la réalité quenous observons.

    Or, si cette crise est bien le signe qui annoncel’apparition d’un principe nouveau, elle n’en revêtpas moins des apparences bien connues, trop

    connues, affreusement routinières. Le modèle de dé-veloppement que l’on nous présente comme celui del’avenir comprend, parmi ses composantes, le chô-mage, les disparitions d’activité, les difficultés de la solidarité. On pourrait être tenté de croire que nousavons pris pour nouveau dans l’histoire du monde cequi atteint à présent l’Europe, ou qui y revient.

    D’ailleurs, cette vérité selon laquelle la crise est

    une naissance n’est-elle pas si incontestable que parcequ’elle est tautologique? Le schéma n’aurait alors niune portée ni une durée identifiables, et s’applique-rait aussi bien à des événements limités qu’à des évo-lutions grandioses, à des situations éphémères com-me à des mouvements irréversibles. Cet inéditqu’annonce le dérèglement de l’état antérieur peutêtre localisé à un niveau quelconque de l’organismesocial, et s’étendre ou non à l’ensemble. Il ne repré-sente donc pas nécessairement une refonte, une régé-nérescence, un progrès. Toutes les crises ne sont pasd’adolescence: ce qui s’introduit dans le système peutbien être la maladie ou la vieillesse.  Après tout, la 

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    mort aussi est un événement! Et si, nécessairement,par régénération, transformation, mutation ou sub-stitution, un nouveau système doit naître de l’ancien

    ou lui succéder, rien ne nous assure plus qu’il sera plus puissant, plus maîtrisable, et donc supérieur auprécédent.

    L’idée de dialectique, si nécessaire dans toutes lessciences sociales, reste une idée régulatrice: elle nepeut pas nous donner les principes de sa propre ap-plication. L’affirmation que le mauvais côté est celuidu mouvement ne prend son sens plein qu’aprèscoup. Au XVIIIe et au XIX e siècle, bien des gensétaient mobilisés pour défendre les communautés or-ganisées de l’Ancien Régime, les statuts, les états (ausens de «Tiers Etat»). Nous savons aujourd’hui que leprincipe qui détruisait toutes ces structures an-ciennes contenait en germe et une puissance socialebien supérieure à tout ce qui avait existé jusqu’alors

    et une liberté de l’individu bien plus grande. Maiscette liberté n’était expérimentée alors que dans la solitude, l’abandon, l’anonymat, la perte de tout lienet de toute fonction sociale. Pour beaucoup, chassésde la terre et de l’emploi, la liberté a d’abord pris la forme d’une liberté de mourir.

    L’idée de dialectique ne nous aide donc, que deloin, en nous proposant des schémas d’analyse dont

    aucun n’est en soi, a priori, nécessaire.En d’autres termes, il faut, pour la rendre opéra-

    toire, libérer la méthodologie dialectique de sa contamination par l’idée de progrès. Celle-ci faitcroire que l’observation rétrospective retrouve, dansle passé collectif, des processus indubitables que lesacteurs de l’époque auraient dû percevoir d’eux-mêmes et qui peuvent sans plus de précaution êtreutilisés pour déchiffrer notre avenir. L’idée de progrèsn’est en fait que le résultat d’une déduction formelle.En effet, s’il existait une humanité unie, qui accrois-sait chaque jour ses moyens, alors la technique, la mécanique, la culture seraient cumulatives. Et cette

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    humanité ne pourrait qu’augmenter sa cohésion, sa richesse, par des moments successifs dont chacun se-rait supérieur à l’autre. Mais cette humanité unie

    n’est qu’un rêve: la population de la planète est enco-re fragmentée en unités hostiles, et divisée avec elle-même à l’intérieur de chacune de ces unités.

    2. De cette division fondamentale, le principe estd’abord le travail. C’est par le travail que l’humanitése divise, c’est autour de la distribution des biensproduits par le travail que les groupes humains s’op-posent.

    Sans doute est-ce là, à son tour, une hypothèse,qui devrait aussi être mise en débat. Hypothèse quiserait d’ailleurs visiblement insoutenable si elleconsistait à chercher, dans les situations productives,constituées à part des autres, le germe, ou la matrice,ou l’impulsion initiale de l’ensemble énorme et com-

    plexe de processus, de cycles et de faits que l’on dé-signe comme une société. Si l’hypothèse a un sens,c’est dans la mesure où elle conduit à redéfinir et letravail et le collectif. On pourrait, grossièrement, la formuler ainsi: les relations de travail entraînent dansle long terme les autres relations sociales, et condi-tionnent tant leur reproduction que leur transforma-tion. C’est ainsi qu’on a pu lire, à travers le travail,

    l’histoire de l’humanité jusqu’à aujourd’hui.Reste que l’histoire ainsi interprétée n’est pas celle

    des expériences individuelles, et que ses propres ac-teurs ne la reconnaissent pas. D’où un doute récur-rent: si cette clé a été jusqu’à présent plus puissanteque toutes les autres, si les enjeux de l’histoire ont puêtre déchiffrés à travers le travail, en est-il de mêmepour notre avenir?

     Admettons-le pour l’instant, et essayons de devi-ner quelque chose du sens de cette crise et de prévoirce qui s’y prépare obscurément, en interrogeant letravail d’aujourd’hui, ses évolutions et ses conflits.On l’a dit: la crise, par elle-même, ne livre pas son

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    secret. On ne peut décider d’avance ce qui y persiste,ce qui s’y affirme, ce qui s’y abolit. Le nouveau n’estpeut-être rien d’autre qu’une libération, l’hégémonie

    d’un élément jusqu’alors dominé. Le désordre dansun niveau peut indiquer la consolidation d’un autre,la crise de l’agriculture signifier l’expansion d’unautre secteur, la crise des Etats occidentaux répondreau développement du Tiers Monde, etc.

    Les saint-simoniens en avaient tiré une leçon ra-dicale: la crise est ce qui échappe à la formalisationde la théorie. Pendant les périodes organiques, les so-ciétés sont saisissables et, avec elles, les critères deleur propre fonctionnement. Pendant la crise, aucontraire, les notions mêmes perdent leur référence,les instruments de mesure se déforment en mêmetemps que les normes et les valeurs qu’ils préten-daient ordonner. En d’autres termes, plus actuels, lespériodes organiques de la société sont celles où la so-

    ciété se reproduit à l’identique et domine les duréesqui la constituent, de sorte que les mouvements desgénérations n’aboutissent qu’à reconstituer lesmêmes formes. Il n’y a pas alors d’autre temps quecelui des événements: les structures, elles, n’ont pasde durée propre. Au contraire, les périodes de crisesont celles de diachronies perpétuelles: les configura-tions sociales observables à chaque moment s’enchaî-

    nent sans qu’on puisse fixer leur cohérence ni la for-muler dans des durées qui dépassent cet instant. Etpourquoi donc les phénomènes sociaux pertinentsdevraient-ils avoir la complaisance de se plier autemps vécu, sensible, réel du chercheur?

    Faut-il abandonner l’idée de donner sens à cechaos mouvant, d’où sortira sans doute un ordrenouveau, mais pour nous inaccessible? Les saint-si-moniens proclamaient cette thèse dans la premièremoitié du XIX e siècle, alors que les régimes et les na-tions se succédaient et s’affrontaient sans trouver destabilité, après les secousses politiques des XVIe et

     XVIIe siècles, et la Révolution, et Bonaparte... Mais

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    n’en savons-nous pas un peu plus? Ne pouvons-nousidentifier plus clairement qu’eux le dynamisme quidéformait, constituait et détruisait inlassablement

    toutes les formes sociales à leur époque, à savoir la révolution du travail et le capitalisme, qui se conti-nue peut-être de nos jours?

    Cette hypothèse est d’autant plus plausible que la crise multiple que nous subissons dans notre Europeconcerne évidemment le travail. Même si l’on sup-pose que les malheurs du temps ont, à un degré ou à un autre, des racines politiques, idéologiques, ou spi-rituelles, on devra bien admettre qu’ils comportentdes déséquilibres et des changements de structuresproductives. La description la plus sommaire ne peutoublier:

    - l’inégalité numérique entre les individus aptes à s’employer (ou plutôt, pour mieux dire: obligés, parle système lui-même et sa logique, à s’employer) et le

    nombre d’emplois qui leur sont proposés;- la ruine de secteurs entiers de l’économie tradi-tionnelle, la disparition d’activités, de branches, demétiers entiers;

    - la banalisation d’emplois atypiques, c’est-à-diretels qu’ils ne répondent plus à un modèle qui a assu-ré longtemps aux travailleurs une certaine stabilitédans leur emploi (c’est-à-dire la possession, évidem-

    ment relative, de savoirs reconnus, d’un poste géo-graphiquement stable, l’espoir d’une progression ré-glée des revenus et des statuts au cours de leur vie detravail).

    Cette stabilité, on nous assure parfois qu’elle si-gnifiait routine, répétition, ennui. Il faudrait se féli-citer que les nécessités économiques d’aujourd’hui –ou soi-disant telles – nous aient débarrassés de cettestagnation. Vive la crise, donc! Voici venir la flexibi-lité, c’est-à-dire la possibilité de changer de métier,de statut, la chance de l’initiative, de l’invention, dela découverte... Mais qu’on y regarde de plus près, eton verra que cette mobilité réglée par les besoins de

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    la production fractionne la vie et le temps du tra-vailleur de manière arbitraire par rapport aux besoinspropres de celui-ci. Elle lui interdit d’imposer, de

    concevoir, si peu que ce soit, la stabilité d’un projet,la persistance d’un espoir: le temps se découpe à l’ex-térieur de l’individu, et modèle son existence.

    La carrière de beaucoup de salariés leur assuraitautrefois un progrès, un accroissement de leurs reve-nus calqué sur la progression supposée de leurs be-soins: l’instabilité à l’adolescence, un emploi stablepour le mariage, des promotions correspondant audéveloppement de la famille, aux scolarités plus oumoins prolongées. Il est clair que ces besoins satis-faits étaient tout aussi bien imposés. La reproductionsociale s’accomplissait à travers la codification des di-verses catégories de salariés, l’attribution de revenusréglés, etc. La consommation était forcée, d’une cer-taine façon, et la reproduction des élites en même

    temps que la progression réglée des différentescouches de salariés précisément organisées. Si préci-sément que chaque salarié pouvait tabler sur une cer-taine stabilité et agir rationnellement dans ce cadre(borné, à coup sûr) pour donner un sens définitif à cet avenir prédéterminé.

    Ces contraintes divisaient la vie de travail en pé-riodes précises: l’apprentissage, la pratique, la pro-

    motion, la stagnation plus ou moins précoce selonles catégories sociales, la retraite (il a toujours été ad-mis qu’en vieillissant les ouvriers perdaient leurs ca-pacités de travail, alors que les cadres accroissaient lesleurs). Cette organisation de la vie est un carcan. A coup sûr, la disparition de ces contraintes est pro-messe de liberté, mais une promesse bien loin encorede son accomplissement. Sans doute un jour tout ce-la prendra-t-il le sens d’une libération. Le travail etl’apprentissage du travail ne se distinguant plus enpériodes successives, et diversement réglées, les ha-sards de la rencontre, de l’orientation professionnel-le, de la formation ne pèseront plus sur l’individu.

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    Mais il faudra pour ce faire que la société salarialesoit profondément transformée, ou abolie.

    Pour l’heure, toutes ces évolutions n’alimentent

    que les processus de désagrégation sociale. Le travailà temps partiel, les contrats à durée déterminée sontdes violences exercées sur le travailleur, et des limitesapportées à sa participation sociale tant que celle-cipasse par le travail. Quant au salaire social, cette soli-darité entre salariés forcée, confisquée et administréede l’extérieur, ce n’est pas aujourd’hui l’autonomiegrandissante des travailleurs ni leur union volontairequi l’affaiblissent. Si les systèmes de prestation et detransferts qui compensaient les aléas de la situationsalariale sont en difficulté, c’est à cause de la multi-plication des besoins auxquels ils répondent. L’Etat-providence se déclare en crise au moment où l’on au-rait le plus besoin de lui. Signe, sans équivoqued’ailleurs, que cette dénomination était usurpée, les

     justifications qu’on en donnait trompeuses, et que la socialisation du salariat exercée sous ce couvert avaitun tout autre sens que celui qu’on lui prêtait, unsens contradictoire.

    Les syndicats, garants d’une certaine action col-lective, s’affaiblissent dans le même mouvement; et,avec eux, les partis politiques qui voulaient précisé-ment prévenir et combattre cette désorganisation.

    Toutes ces énigmes ébranlent les principes del’analyse traditionnelle. La crise générale du systèmecapitaliste, telle que la prévoyaient beaucoup d’au-teurs, devait s’accompagner du mûrissement du pro-létariat, qui se substituerait à la bourgeoisie défaillan-te. Ou, pour mieux dire, cette crise devait être autantle résultat de l’action organisée de la classe ouvrièreque l’occasion pour elle de se saisir du pouvoir. Pasd’intermède donc, pas de temps mort, pas d’héritageen déshérence, pas de scène de l’histoire vide d’ac-teurs: la bourgeoisie céderait au prolétariat, la crisecontiendrait déjà sa solution.

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    3. Le paradoxe est énorme. La crise ne renforcepas le prolétariat mais l’affaiblit – au moins si l’on en

     juge par les mouvements, les institutions, les partis

    qui s’en réclament. C’est ce paradoxe qui, selon cer-taines analyses, est le phénomène essentiel, l’expé-rience la plus décisive de notre époque. Les salariésdevraient s’associer, combattre, défendre le salaire so-cial, mais ils se dispersent et cèdent aux attaques.Qu’en conclure? Ne faut-il pas admettre que c’estcette société salariale elle-même qui s’effondre, cède,se désagrège? Bien des analystes concluent que notresociété se transforme tout entière, et jusque dans sa logique même. Chaque événement particulier,chaque changement observable ne serait qu’un signede cette évolution multiforme, tout à la fois idéolo-gique, politique et technique.

    Dans cette mutation d’ensemble, la classe ouvriè-re serait entraînée comme les autres. Elle ne peut être

    considérée comme le moteur de la transformationsociale, ni même comme l’un de ses protagonistes.En réalité, on ne peut trouver l’origine de cette nou-velle logique collective dans le travail, pas plus quedans aucun secteur du social. Cela ne tient pas, selonces auteurs, à une difficulté empirique, à un défautd’observation, mais à la dimension même du phéno-mène. Plusieurs théories ont utilisé ce schéma: beau-

    coup ont dit par exemple qu’à la société industrielle,ou industrieuse, succède une société nouvelle.Comment l’appeler: postindustrielle? Mais ce n’estqu’un numéro d’ordre! Société programmée, sociétéd’organisation, société de créativité? Les mots, ici,ont de l’importance. L’interprétation peut se déve-lopper dans des registres notionnels fort différents.Si, par exemple, ce que nous observons est décritcomme le passage d’une société industrielle, structu-rée pour répondre à certains besoins, à une sociétécréative, la théorie est proche qui opposera une so-ciété inconsciente d’elle-même, se constituant parapports successifs, à une société qui cherche et

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    éprouve ses propres fondements, et qui s’invente elle-même. Notre société serait ainsi, pour la premièrefois dans l’histoire, devenue un projet social qui s’au-

    toréalise. Avant de développer ces suggestions, ou ces spé-

    culations, il convient d’expliciter le contenu empi-rique que ces théories visent. Tout d’abord, une diffi-culté: le terme de «société», censé désigner le supportstable de ces transformations. Signifie-t-il une totali-té collective constituée et institutionnalisée, et doncune nation, ou un Etat? Ou alors des formes de col-lectifs plus ou moins larges que ceux-là: la province,ou l’humanité? Ou bien la texture de ces collectifs, letype de lien social qui s’y trouve et qui les constitue:l’esclavage, le travail, la solidarité, les conflits de clas-se? En décidant de décrire la société dans son en-semble, on risque fort de ne rien décrire d’autre, oumême de se contenter d’indiquer la confusion et la 

    complexité de multiples relations concrètes, en engommant les oppositions et les réalisations particu-lières. On peut se demander si ces interprétationsont un autre contenu que celui-ci: les conflits declasse, autour de la valeur, de l’investissement, du sa-laire, et qui caractérisaient nos sociétés antérieures,ne sont plus visibles aujourd’hui. Le terme «sociétéd’organisation», ou «d’initiative», ou «postindustriel-

    le», ne serait alors qu’un mot qui prétendrait d’uncoup transformer toutes les observations complexeset intrigantes en une explication apparente. Nousnous sommes demandé: que se passe-t-il? Pourquoice déficit d’emploi, ces restructurations d’entreprise,ces affaiblissements des institutions de salariés – syn-dicats ou partis –, ces difficultés du salaire social?Nous avons répondu: c’est parce qu’on est passéd’une société à une autre, où ces caractères sont nor-maux. Cela peut sembler un peu court.

    Cette démarche reviendrait à formuler d’un côté,dans un vocabulaire ramifié, multiple, le concret,l’observation; puis, de l’autre, exactement le même

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    contenu, mais dans un langage qui l’exprimerait fer-mé, délimité, et donc se proposant comme une ex-plication.

    Le scepticisme envers ces théories est d’autantplus de mise que bien des traits de cette nouvelle so-ciété, pour ce qui concerne le travail, ne sont en réa-lité aucunement en rupture avec ceux de la sociétéindustrielle: l’organisation, n’est-ce pas la caractéris-tique même de l’industrie? Et la prévision, une atti-tude consubstantielle à une activité où l’on accumuledes capitaux et des places de travail pour produire,selon des procédures réglées, des objets et des ser-vices soigneusement élaborés pour alimenter unmarché où tous ces efforts trouveront récompense ouréfutation? Qu’y a-t-il donc d’inédit dans la sociétépostindustrielle? Que la production s’insère plusdans le marché, qu’elle soit plus préoccupée de la ra-pidité, de la fiabilité? Mais ces caractères n’auraient

    rien de tout à fait nouveau. Si la qualité devient unobjectif proclamé du système de production, c’estparce qu’elle est désormais une dimension relative-ment autonome de l’acte, de la séquence productive.

     Autrement dit, la qualité n’est plus aussi étroitementintégrée aux opérations productives, et donne lieu à des comportements, à des actes spécifiques. Cela a quelque chose à voir avec l’organisation du travail

    sans doute, mais pas avec la structure sociale.Dira-t-on que la société postindustrielle ne se

    contente plus de satisfaire des besoins nécessaires,mais qu’elle vise à se plier à des besoins plus libres etqu’elle épouse de plus près des usages effectifs?Encore faudrait-il que ces usages soient libres: enfait, on peut croire, au contraire, que le mode d’or-ganisation industrielle a désormais atteint le domai-ne des usages. Par rapport aux besoins relativementisolés, tels qu’ils se présentent dans les fictions éco-nomistes, il nous faut considérer de plus en plus uneorganisation générale des besoins, laquelle s’affirmecollectivement par des implications, des complémen-

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    tarités, des ajustements. La liberté du sujet n’est alorsrien d’autre que la découverte et la mise en œuvre deces agencements à travers un comportement adapta-

    tif. Il est clair que la cité-dortoir de banlieue, la voi-ture, l’autoroute forment système, que les objets etles conduites s’appellent l’un l’autre, et que chaquebesoin ne se crée, ou ne s’individualise, que dans cerapport.

    Peut-être est-ce là le contenu caché, et paradoxal,de cette théorie de la société postindustrielle. Le faitessentiel qu’elle formaliserait serait en réalité la nou-velle et supérieure organisation des besoins, la conti-nuité de leur expression et de leur satisfaction.Contenu paradoxal, puisqu’il signalerait un degré su-périeur d’industrialisation de la société, une organi-sation par flux réglés de la consommation et des be-soins et pas seulement de la production.

    La société postindustrielle n’est peut-être rien

    d’autre que la société où l’organisation industrielle a atteint de nouveaux secteurs sociaux, sans que, pourautant, l’industrie au sens ancien ait le moins dumonde périclité.

    Et que dire d’autres théories qui elles aussi postu-lent une nouvelle société, mais la déclarent société decommunication? Il est sûr que les techniques qui onttransformé les procédures, les connaissances, les ex-

    périences en informations transmissibles ont déjà deseffets sociaux d’importance; au même titre où en ontles mesures administratives qui ont soumis la quêteet l’usage du savoir aux contraintes de l’économie detemps.

    Mais la nouvelle société postulée est-elle pour au-tant si différente de l’ancienne, dite industrielle? La communication, multipliée assurément, a-t-elle unautre sens, une autre fonction que naguère?D’ailleurs, comment se réalise-t-elle? Par le télépho-ne, la télévision, le livre, les réseaux de câbles et detransports, ou par les satellites, tous objets fournispar l’industrie. Il est facile d’observer que la structure

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    de la communication dans l’univers reproduit sansdéformation les inégalités «industrielles» entre lesgroupes, les classes et les nations.

    Que conclure alors? A tout le moins, que l’indus-trie demeure au cœur de la société dite postindus-trielle.

    4. Rassemblons quelques éléments de l’analyseprécédente.

    - La crise ne découvre pas d’elle-même son sens.Les hypothèses, les connaissances

     a priori  qu’on peut

    en avoir sont soit peu assurées, soit peu utiles.Supposer que cet événement, comme tous les autres,est un progrès de l’humanité, c’est réactiver unethéorie tout à fait idéologique du progrès. Se rappe-ler que l’histoire avance par le mauvais côté est unevérité tautologique, a posteriori. Soutenir que la criseest l’arrivée de quelque chose de nouveau ne nous dit

    pas à quel niveau de la société il convient de cher-cher ce nouveau, et quelle forme il va prendre.- On peut, en apparence, résoudre la question en

    supposant que l’ensemble du collectif observable estle résultat d’une mutation. On n’est alors pas tenu dedistinguer l’origine du mouvement actuel dans unsecteur social, un événement. On se contente deschématiser le passage d’une société industrielle à 

    une société postindustrielle. Mais c’est risquer uneautre sorte de tautologie: la transformation du réeltout entier en sa propre explication, par l’intermé-diaire d’une formalisation langagière figeant l’ins-tant, désignant la totalité du réel, et déclarant réalitéprimordiale cette totalité, soudain close et structurée.

    Cette transformation globale du réel social en sa propre explication n’a pas d’autre avantage que dedéclarer nécessaires les phénomènes dont nous cher-chons explication, et éternelle la disparition apparen-te des classes et des syndicats. Par contre, elle noie lesréalités empiriques dont elle est partie.

    21 Les mauvais côtés de l’histoire

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    La société industrielle prétendument dépasséepersiste au cœur de la société nouvelle. L’industriene peut être oubliée que parce qu’elle fonctionne

    sans faille à l’intérieur du système, comme un mo-teur qui travaille sans accroc. Il est vrai que le régla-ge de la production a changé. Les objets industrielsne sont plus soumis à chaque moment à la sanctionde l’échange, et découverts soudainement rares ousuperflus. L’économie fonctionne par flux coordon-nés d’un bout à l’autre du monde, produit des im-pulsions et des signes autant que des denrées, et sedéveloppe dans des durées qui ne sont pas celles dumarché. Si c’est cela que l’on appelle la société post-industrielle, alors celle-ci est tout autant l’accomplis-sement de la société industrielle que son dépasse-ment.

    22   Où va le salariat? 

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    LA THÉORIE DES SERVICES: ANDRÉ GORZ

    Une autre interprétation de la même théorie re-pose sur l’ancienne notion de service. Beaucoupd’élaborations en ont été proposées. Examinons celled’André Gorz (voir bibliographie) qui est l’une desplus connues.

    1. Gorz part de constatations qui ont déjà été

    faites, et cherche la raison d’être de ces transforma-tions, leur nécessité. Il suppose que le tableau de la crise est complet et stable, qu’il n’y a pas de phéno-mènes paradoxaux, d’effets de perspective, de méca-nismes en train ou encore inachevés, comme il enexiste tant en sociologie1.

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    1 Citons-en quelques-uns: la qualification du travail, au senstraditionnel du mot, supposait que la personne occupant un postey faisait la preuve de compétences caractérisées, vérifiables par desperformances normalisées. L’engagement de l’individu, sa motiva-tion ne se distinguaient pas de l’exercice du travail. La conscienceprofessionnelle faisait partie de la profession. Elle impliquait

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    Ces paradoxes sont connus dans l’analyse sociolo-gique: les inventorier, les analyser conduiraient sansdoute à conclure que les faits, dans ce domaine com-

    me dans d’autres, sont solidaires d’une interprétationet sont le résultat d’une construction, non d’unsimple constat.

    Cela dit, il faut bien organiser la quête des don-nées sous une forme qui permette de l’interrompre,et cette démarche est, dans un premier temps, forcé-ment arbitraire. On ne reprochera donc pas à Gorzde supposer

     a priori  que tout est achevé sous nos

    yeux, que la perte d’emplois, par exemple, n’est pasun phénomène transitoire dû à une défaillance despolitiques économiques qui ne parviennent pas à équilibrer consommation et production, et que lestravaux atypiques ne sont pas des formes mons-trueuses dues à la pénurie, aux tensions du marchédu travail, etc. On se rappellera seulement que

    24   Où va le salariat? 

    d’ailleurs autre chose que l’attention du moment, mais le devoirde se tenir au courant, de s’exercer, de mesurer ses responsabilités.

    Mais dans une situation où les compétences des travailleurssont mal connues, ou peu mesurables, et où la conduite d’unemachine exige des précautions multiples, il se peut que le résul-tat de l’opération tienne précisément à l’attention de l’opérateur,à sa rapidité d’intervention, à son souci de respecter des normesimplicites, etc. La qualité du travail est alors l’objet de comporte-

    ments spécifiques, elle résulte de la bonne volonté de l’opérateur,au lieu d’être incluse dans les gestes normaux et répertoriés quilui sont confiés. Dans ces conditions, on voit apparaître de nou-veaux échanges, et des contrats spécifiques. On négocie désor-mais l’initiative, on institutionnalise l’attention, on favorise la re-cherche de nouvelles normes. Le souci de la qualité devient unobjectif par lui-même, parce qu’il n’est plus atteint en mêmetemps que les autres par l’acte de travail.

    Si la «participation» est proclamée, recherchée, négociée,c’est parce qu’elle n’existe plus spontanément. Le besoin de sus-

    citer l’intérêt et la collaboration du travailleur n’est pas nouveaupour autant. On l’isole, ou le formule aujourd’hui parce que lesméthodes de division du travail, de formation et de promotionne suffisent plus à le satisfaire. On pourrait soutenir sans para-doxe que la participation est souhaitée, et vantée, précisémentparce qu’elle recule.

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    d’autres hypothèses que les premières sont possibles,et qu’il faudra peut-être y revenir.

    Pour le moment, suivons Gorz, qui veut interpré-

    ter précisément ce que nous voyons – achevé ou entrain. Et qu’observe-t-on? Une proportion de plus enplus grande d’emplois atypiques, la perte d’investisse-ments dans les industries d’équipements classiques, etavec cela l’abondance, même si c’est une abondance à laquelle les individus participent fort inégalement.Que se passe-t-il donc? D’après Gorz, on ne peutplus accroître les biens et les équipements des indivi-dus, le progrès technique a saturé les besoins sociaux.Pourtant, paradoxalement, le principe social est tou-

     jours celui-ci: on ne peut participer à la distributionde biens sociaux échangeables que dans la mesure oùl’on a participé à leur construction. La contradictiondevient insoutenable. Il y a des biens suffisants pournourrir, entretenir, distraire bien plus de citoyens que

    ceux qui sont nécessaires pour fabriquer ces denrées.Mais les citoyens qui ne sont pas utiles à la produc-tion ne sont pas non plus admis à la consommation.Une seule solution donc: le travail au sens classiquedu mot, le travail industriel ne peut plus être le prin-cipe de la répartition des biens. Le lien qui attachetravail et rémunération doit être distendu.

    C’est d’ailleurs ce qui, spontanément, se met en

    place. Quel est, remarque Gorz, le secteur qui se déve-loppe, et crée des emplois? Celui des services. Qu’est-ce que le service? Un travail dépensé à proximité deson usager, et sous son contrôle. Donc, on va vers unesociété double. D’un côté un secteur rationalisé inves-tisseur, de plus en plus productif, fournissant avec demoins en moins de travail des biens abondants (et la micro-informatique est en la matière un nouveau pro-grès décisif). Et de l’autre un secteur de service per-sonnel, direct, secteur qu’on ne peut rationaliser etdont la productivité, par nature, ne s’accroît guère.

    Ce secteur des services, déjà en plein développe-ment aux USA, s’alimente des pertes d’emplois du

    25 La théorie des services: André Gorz 

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    secteur rationalisé. Si on le considère bien, ce secteurn’a pas les traits d’un véritable secteur marchand. Leservice n’est pas mesurable, normalisable, rempla-

    çable; il n’est pas stockable, échangeable; il est renduà l’intérieur d’une société mais, en fait, enfermé dansune communauté. Bien souvent d’ailleurs, on s’aper-çoit que la sphère des services n’est que la redécou-verte de rapports de soi à soi: des aides, des collabo-rations, des soins que l’on peut se rendre à l’intérieurd’un phalanstère, voire à soi-même. N’est-ce pas là une manière d’échapper à l’empire des rapports mar-chands? Le socialisme ancien supposait un renverse-ment de pouvoir qui remplacerait les contraintes etles subordinations du travail industriel par une nou-velle organisation du travail; on s’aperçoit aujour-d’hui que cet objectif peut être atteint d’une autre fa-çon, par la rétraction du secteur hétéronome,rationalisé, voué à la satisfaction des besoins néces-

    saires, et l’expansion d’une sphère d’activité libre etinterpersonnelle, où le travailleur n’obéit qu’à sespropres lois et ne se soumet qu’à ses besoins.

    2. Bien entendu, cette coexistence d’un secteurmarchand et d’un secteur des services libres doit êtreorganisée. Mais par qui? L’Etat révolutionné ou la classe ouvrière?

    Selon Gorz, la classe ouvrière ne peut plus êtredominante. En effet, les professionnels qualifiés,maîtres de la technique, sont désormais en minorité,et le pouvoir qu’ils réclamaient sur l’Etat n’était quela continuité, l’accomplissement, de leur pouvoir surle travail et sur la machinerie2. C’est dire que les tra-

    26   Où va le salariat? 

    2 Gorz ne suppose pas que la prise du pouvoir d’Etat puisseêtre une manière de fonder un nouveau mode de fonctionne-ment économique, qui aboutirait à une destruction de ce mêmeEtat. Selon lui, la classe ouvrière voulait l’Etat comme son apa-nage, pour accroître et accomplir son pouvoir technique et pro-fessionnel, ou peut-être seulement pour le préserver.

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    vailleurs non qualifiés, et ceux des services, ne peu-vent prétendre d’aucune manière à l’hégémonie.

    Parvenu à ce point, il faut interrompre l’exposé et

    examiner de plus près les raisons de Gorz. Il soutientque la multiplicité des machines fait du travail unfacteur de production subalterne; mais le fait qu’unepersonne anime des myriades de mécanismes asservispourrait être interprété comme une multiplicationénorme des pouvoirs du travail bien plutôt que leuramenuisement. Il est clair que le problème de l’im-portance du travail ne peut se résoudre par une évo-lution en termes physiques, mais en termes théo-riques (la mesure, la valeur... il faudra y revenir). Sid’ailleurs il était vrai que le travail n’était plus un fac-teur déterminant de l’économie, le choc serait rudeaussi pour la classe bourgeoise, qui ne manqueraitpas de se dissoudre à l’égal du prolétariat.

    Quant à l’argument selon lequel les luttes d’au-

     jourd’hui ne sont plus celles du travail, cela est vrai sil’on a en vue le problème traditionnel de celui qui a un emploi et en conteste les termes; mais les revendi-cations des femmes, des jeunes, des immigrés, des ré-gions concernent la formation, le droit à l’emploi, la protection du travail... Ce ne sont plus des conflits à l’intérieur du travail, mais des conflits qui visent sa définition, sa signification, sa régulation, et qui dé-

    montrent l’élargissement des problèmes du travailaujourd’hui, au contraire de ce que pense Gorz.Nous y reviendrons.

    Pour l’heure, revenons à la solution de Gorz, la coexistence de deux secteurs déclarés marchand etnon marchand.

    Là encore, Gorz ne prévoit pas de rupture. Il nes’agit que de soumettre cette coexistence à l’actionde l’Etat qui déjà, fait-il remarquer, organise lesmarchés, et fait en sorte que l’affrontement des inté-rêts personnels ne mette pas en danger l’intérêt gé-néral. La régulation de l’Etat pourrait prendre plu-sieurs formes; on redistribuerait les valeurs, les

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    revenus et les biens du secteur concurrentiel, de fa-çon à alimenter le second secteur. Mais comment?Certains veulent un transfert de valeurs, des subven-

    tions à des associations multiples vouées à ces ser-vices personnels (Delors, Lipietz...). Mais ce serait là introduire dans cette sphère un système salarié etbureaucratisé, sans pourtant y insuffler la logiqueéconomique correspondante. Accroître la producti-vité du travail est, on l’a vu, impossible en ce domai-ne. Il vaut donc mieux imposer une diminution dela durée du travail dans le premier secteur. Chacund’entre nous participerait tour à tour aux deux sec-teurs. Après que ses principaux besoins auraient étésatisfaits, l’individu aurait ainsi le temps de s’occu-per de soi-même, et des autres, dans sa communau-té, de retrouver les joies de la relation, de la solidari-té, du travail libre, de l’expression de soi. En bref, defaire de la vie sociale le moyen et l’espace de son

    épanouissement personnel.

    3. Que penser de cette solution d’André Gorz, etdu diagnostic sur lequel elle repose?

    Tout d’abord, c’est évidemment une solutiontout à fait étatique. L’Etat prélève sur les surplus dusecteur concurrentiel, ou les réduit par l’intermédiai-re d’une diminution de la durée du travail mesurée

    au progrès de la productivité. A la réflexion, cettemesure ne semble pas si simple, bien au contraire.On peut même se demander si le capitalisme, donton prétend mettre à profit le rétrécissement sponta-né, n’a pas été aboli clandestinement. Quel dynamis-me lui reste-t-il, en effet? Et d’ailleurs, la simple ten-tative de régler le fonctionnement du capitalisme à l’intérieur d’un Etat donné, alors qu’il s’agit bien évi-demment d’un mode de production mondial, suffità inquiéter.

    La thèse met en avant la rétraction de l’économiemarchande, mais postule en fait sa limitation et sa subordination naturelle au politique. Au fond, Gorz

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    ne croit pas à l’existence du capitalisme. Il faut sou-tenir contre lui que le marché n’est pas la simpleconfrontation d’intérêts opposés, mais aussi leur for-

    mation et leur corrélation. Ce n’est donc pas un mé-canisme qui mettrait en danger la société civile, sil’Etat n’y mettait bon ordre; au contraire, c’est uneforme de coordination des individus et des groupes,que l’Etat organise et arbitre partiellement, qui dé-passe cependant toujours ces limites. Le capitalismen’est pas en dernière analyse un mécanisme qui tendà satisfaire des appétits humains, jusqu’à s’épuiserdans son triomphe même. C’est un système qui sansarrêt crée, développe, démultiplie des besoins inex-tinguibles (puisque son véritable mouvement ne naîtpas des désirs sociaux mais des exigences de la forma-tion du capital...).

    Si donc Gorz n’a pas besoin de prolétariat organi-sé, d’institution révolutionnaire ou seulement réfor-

    miste pour transformer le capitalisme, c’est peut-êtreparce qu’il ne croit pas à l’existence de ce système so-cial, et qu’il n’y voit qu’un assemblage de moyens auservice de fins d’un tout autre ordre.

    On retrouve à ce point un postulat courant,qu’on identifierait à la base de toutes les théories so-ciales réformistes, ou presque, et par exemple dans la théorie de la justice de Rawls. Selon ce postulat, on

    peut séparer la production, et sa rationalité propre,de la société elle-même. On aboutit alors à une thèseéconomique inconcevable, et pourtant fort commu-ne: la redistribution des produits du travail n’influe-rait pas sur la production elle-même.

    Dans une telle conception, la véritable institu-tion, c’est en fin de compte l’Etat. Il domine le capi-talisme, et l’utilise. C’est pourquoi il réglera sansplus de difficultés la société duale qui succède au ca-pitalisme, ou l’accomplit. Reste que cet Etat, puisquec’est de lui qu’il s’agit, est contraignant par nature.La liberté que postule Gorz n’est forcément qu’appa-rente, à moins qu’elle ne se confonde avec l’accepta-

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    tion de la nécessité. L’Etat, poursuivant un objectif moral, renvoie l’individu dans la communauté, où illui reviendra de s’occuper de sa propre vie: mais

    pourquoi donc devrait-il travailler à la crèche, oudans son jardin?

    On ne nous accorde de temps libre que pour l’oc-cuper aussitôt à des tâches communautaires. Or, untemps libre, qu’est-ce donc? Le moment où l’on jouitdes produits de l’économie en même temps que desoi-même. C’est pourquoi le loisir est, dans notre so-ciété, l’objet d’un conflit ambigu. Il lui faut s’étendrepour que la production trouve ses débouchés, ce quipèse sur les frais de la production. Le temps libre estsurtout celui où l’on invente et cultive de nouveaux besoins. D’où une lutte aussi ancienne que le capita-lisme, et que notre auteur déclare terminée.

    La diminution des heures de travail, du temps detravail, n’a plus besoin d’être conquise: l’Etat capita-

    liste l’offre de lui-même. Mais, en contrepartie, lesservices aux autres deviennent des obligations qui sesubstituent aux contraintes marchandes; l’enferme-ment dans la communauté succède à l’idiotisme demétier. Pendant ce temps, l’économie rationnelle estgérée par l’Etat, qui continue à décider des grandsenjeux sociaux et des structures primordiales, alorsque les citoyens ne peuvent s’exprimer que dans les

    cadres qui leur sont fixés.La morale sociale qui justifie cette politique sou-

    lève, à son tour, bien des objections. En fait, Gorzn’imagine pas d’autres moyens de supprimer l’exploi-tation que d’abolir l’échange lui-même, au profit dela fusion communautaire. Dans le «Nous» chaleu-reux, il devient indifférent, équivalent, de se rendreservice les uns aux autres, ou de s’occuper de nous-même...

    L’aliénation, la perte de soi dans le rapport avecl’autre, ne menace plus dès lors que ce rapport avecl’autre n’est plus une compromission. Autrui n’estplus une épreuve, ni une provocation, ni une décou-

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    verte, ni une fascination, ni un objet d’amour.L’aliénation fait disparaître en même temps qu’ellel’objectivation. Il reste un monde sans conflit et sans

    invention, où l’individu jouit de lui-même et dudonné, enfermé définitivement dans un groupe à la mesure de ses besoins immédiats.

    4. Il faut revenir sur l’analyse qui conduit à detelles conclusions. A son principe, on retrouve l’hy-pothèse maintes fois développée selon laquelle lesservices révèlent des désirs ancestraux, réprimés jus-qu’à présent par l’urgence de satisfaire des besoins vi-taux, individuels ou collectifs. Il a bien fallu, pen-dant cette période, ignorer l’interpersonnel et lecommunautaire, qui émergent enfin de nos jours.

    On peut alors entreprendre de revenir sur ce quel’on entend par service. Il est rendu sur commandedu client; il n’est pas stockable (et donc, selon Gorz,

    non susceptible d’être investi par le marché); il n’estpas susceptible de saturation et ne peut être soumis à une tentative pour accroître sa productivité. Parconséquent, le service (dont le modèle serait parexemple le coiffeur ou la garde d’enfants, qui peutêtre d’ailleurs l’objet d’un échange entre parents)semble échapper de lui-même aux maux de l’écono-mie capitaliste.

     Ainsi reformulée, la théorie peut être examinéedans sa cohérence, et dans son rapport avec la réalitéempirique. Or, à l’épreuve, sa puissance explicativeapparaît bien faible.

    a) Le «service», tel qu’il s’accroît dans les statis-tiques, est saisi à travers des codifications complexes.S’il est caractérisé comme le travail dépensé dans lesentreprises dites de service, il apparaît et disparaîtavec les structures sociales où on l’enferme.L’extériorisation des départements voués à la re-cherche, aux études, aux projets, aux méthodes, à l’entretien, à la publicité, départements autrefois liésà l’activité de production dans la même institution,

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    multiplie le nombre des activités recensées commeservices. Une autre codification, centrée par exemplesur l’emploi individuel, ferait apparaître de tout

    autres résultats.b) Il faut distinguer dans les services des activités

    hétérogènes, dont le développement obéit à des fac-teurs de divers ordres. La commercialisation s’ac-croît mécaniquement avec la quantité de produitdistribué; les services aux entreprises deviennent ap-parents par leur extériorisation; les services de santése multiplient avec le perfectionnement des procé-dures médicales, etc. Qu’est-ce qui s’accroît aux USA? Les services aux entreprises; les services desanté; la restauration et la surveillance d’engins etde magasins. Tout ceci n’a rien à voir avec le «servi-ce» imaginé par Gorz, à savoir les coiffeurs et lesgardes d’enfants.

    c) Ces services sont-ils tous par nature inacces-

    sibles à la productivité? Comment expliquer alorsl’installation de nouveaux systèmes de commerciali-sation (supermarchés, exigeant d’ailleurs de nou-veaux réseaux de transports), la concurrence sur lestransports, l’invention des ordinateurs? L’erreur en la matière vient d’une difficulté d’analyse. Les servicessont difficiles à isoler, à caractériser, à évaluer.Comment saisir leurs variations de volume? On les

    appréciera le plus souvent par l’intermédiaire dutemps qu’elles ont mobilisé. Si l’on fait le rapportValeur Ajoutée / Temps de Travail (homme x horai-re) et que l’on apprécie l’une par l’autre ces deux grandeurs, il est évident que la productivité devientune grandeur constante.

    5. A l’analyse de Gorz, on pourrait ainsi en oppo-ser une tout autre:

    a) L’accroissement statistique des services signifienon pas un véritable changement de la consomma-tion, mais une nouvelle façon de produire.

    32   Où va le salariat? 

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    b) Cette nouvelle façon de produire fait appa-raître de nouveaux besoins, et non pas la résurgencede besoins archaïques. Les nouvelles consommations

    prennent la forme d’usages de complexes d’objets etde services, mêlés, et ne sont souvent que des impul-sions, des branchements sur des réseaux d’énergie, detransport, de communication. Réseaux qui,d’ailleurs, sont de plus en plus communs à la consommation et à la production.

    Tout cela signifie à coup sûr une évolution d’en-semble de l’économie marchande, mais une évolu-tion grosse de contradictions. Le service, précisémentparce qu’il fait partie de la production capitaliste,contribue à mettre en cause les principes de celle-ci,et d’abord celui qui apparie un usage avec un travailprécis. C’est donc d’une nouvelle régulation que leséchanges ont désormais besoin, et non de leur confi-nement à un secteur du social... Et, derrière ces évé-

    nements, se profile une crise encore plus profondedu capitalisme, et non sa rétraction, ni l’apaisementd’une vieillesse sereine...

    c) Le travail n’est plus une activité aussi identi-fiable que naguère, un ensemble de connaissances ré-pertoriées et originales, acquises et dépensées dansdes temps mesurés. Il tend aujourd’hui à se subor-donner toute l’existence de l’individu, et à la trans-

    former à son rythme. Il oriente sa formation, décidede sa façon d’être, de son implantation géogra-phique, du destin de ses enfants... Sans doute peut-on interpréter cela comme une perte de centralité dutravail, si l’on s’attache exclusivement à l’emploi dumoment. Il est vrai que l’appartenance à tel ou telmétier n’entraîne pas des façons d’être et de ressentir,ni des connaissances tout à fait spécifiques. Mais onpeut aussi voir dans ce phénomène une diffusion descontraintes du travail à toute la vie du citoyen,contraintes qui prennent désormais une forme plusuniverselle.

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    6. Quelles conclusions, évidemment provisoires,tirer de ces analyses?

    La classe ouvrière n’est plus cette classe unie qui,

    selon Gorz, intervenait autrefois dans les domainespolitiques. Mais fut-elle jamais telle? On l’a cru, par-ce qu’on la confondait avec un ensemble de tra-vailleurs déclarés typiques, les ouvriers du progrès,les métallurgistes d’après-guerre. La reconstructiondu pays (France, Belgique...) a été leur fait. Dans cerôle, on a célébré leur combat avec la matière, recon-nu leur qualification fondée sur la maîtrise de ma-chines de plus en plus efficaces, approuvé l’hégémo-nie des plus qualifiés et l’encadrement syndical quimaintenait toutes ces formes sociales. La corporationdes métallurgistes, à qui l’on assimilait l’ensemble dela classe ouvrière, était ainsi définie à l’intersectionde caractères multiples qui se sont depuis dissociés,et se trouvait créditée d’une fonction de pionnier

    dans le dialogue social qu’on ne lui reconnaît plusaujourd’hui. Au même moment, les autres tra-vailleurs étaient souvent divisés, inorganisés, mécon-nus.

    Mais alors, comment définir la classe ouvrière?Faut-il la caractériser par un type de travail, emblé-matique d’une puissance technique et économique à la fois? Ou bien doit-on la saisir dans une relation

    polaire, où l’individu se trouve employé dans desconditions particulières, c’est-à-dire dans la mesureoù il produit du capital? A chaque moment de l’his-toire, des formes particulières de travail semblent in-carner mieux que les autres le rapport entre lesclasses de la société. Mais n’est-ce pas ce rapport luimême qui importe, par delà ses différentes figures?Dans ce cas, le travailleur le plus dominé des indus-tries les moins prestigieuses, et les moins utiles, ap-partient aussi à la classe ouvrière, même s’il a moinsde possibilités de faire connaître et de rendre popu-laires ses revendications.

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    Mais alors, ce qui s’est passé est bien clair: demultiples activités sont désormais exercées dans desformes d’organisation proches de l’industrie, et sou-

    mises aux mêmes contraintes... La classe ouvrière,c’est-à-dire la classe des salariés, représente désormaisla grande majorité de la population. Sa reproduc-tion, sa formation, sa consommation, son mode devie, la manière de l’employer sont devenus l’objet detoutes les politiques économiques. Plus encore, c’esten elle, et dans ses conflits internes, que des enjeux primordiaux se débattent aujourd’hui. Ses divisionssont donc fertiles, et posent par elles-mêmes lesquestions essentielles qui décideront de notre avenircollectif.

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    DÉTOUR MÉTHODOLOGIQUE

     Ainsi, à travers les analyses du monde social, ondiscerne des changements des formes de travail etdes modes de consommation, changementsconjoints sur lesquels nous avons du mal à ajusternos instruments d’observation. Il nous faut donc re-venir sur ces instruments, éprouver leur puissance,comprendre leurs limites, et les artefacts, voire les

    illusions qu’ils provoquent.

    1. Quelles sont les difficultés et les erreurs qui, se-lon notre analyse, sont à l’origine des interprétationsprécédentes concernant les services? Nous en avonsdiscerné plusieurs. Les services, on l’a vu, sont dé-crits à partir des intitulés des entreprises où on lesobserve. Or, il se produit des mouvements d’extério-risation, pour lesquels des activités qui visaient à or-ganiser, à perfectionner, à ajuster d’autres activitésdépensées dans la même entreprise se déploient dé-sormais à l’extérieur de la production et se consti-tuent à leur tour en entreprises. Il se produit égale-

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    ment des mouvements inverses d’internalisation. Cesmouvements prennent la forme d’un accroissementapparent, ou d’une diminution des activités indivi-

    duelles de service.Par exemple, le service marketing – étude de mar-

    ché et publicité – d’une firme de produits alimen-taires s’autonomise. Cette évolution n’est pas insigni-fiante; on peut lui trouver des raisons de diversordres. On sait que les économistes ont du mal à sereprésenter l’entreprise. Ils n’y voient en fait qu’unmarché contraint artificiellement. Ils font donc res-sortir que ce service de marketing, qui n’avait pourclient jusqu’à présent que les autres services de la fir-me, va s’ouvrir à un marché plus large; il fera, parexemple, des économies d’échelle. Cette explication,d’une certaine façon, est trop puissante, et pourtantinsuffisante: son ressort premier est la difficulté deséconomistes à donner sens à la firme elle-même, et le

    raisonnement en la matière s’appliquerait aussi bienà chaque fonction, et même à chaque poste de l’en-treprise. Les sociologues seront tentés pour leur partde faire ressortir que les techniques de l’étude desmarchés, de l’analyse des motivations des acheteurs,de l’appel publicitaire, sont de jour en jour pluscomplexes. L’émancipation de l’ancien service demarketing, constitué désormais en une entreprise

    particulière, permettra à ses membres de se situerdans un autre réseau professionnel, de s’articuler avecdes centres de recherche, de se coordonner avec desconcurrents, d’organiser à leur convenance les tempset les modes de documentation, d’éducation conti-nue et de travail effectif. Observé de près, le mouve-ment de déconcentration, d’extériorisation peut ainsiprendre différents sens. Mais il ne se présentera ja-mais comme la simple traduction d’un besoin de ser-vices devenu impératif.

    Le nombre de personnes qui se consacrent aux activités de marketing ne s’est pas accru au cours del’opération. Peut-être même a-t-il relativement dimi-

    38   Où va le salariat? 

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    nué. L’organisation des services, telle qu’elle se pré-sente en fin d’opération, est en effet telle que l’ajus-tement des travailleurs à leur fonction sera plus pré-

    cis et plus rigoureux: l’entreprise nouvelle sera enconcurrence avec d’autres, et tenue de se montrerplus efficace.

    Saisir le service à travers les entreprises peut doncprovoquer des erreurs, dont il existe des exemples ensociologie. Ainsi, les premiers analystes de l’automa-tisme enfermaient ce processus à l’intérieur de l’en-treprise. Ils constataient donc, leur instrument d’ob-servation braqué sur le mécanisme productif, quel’automatisme y gagnait peu à peu de nouveaux seg-ments. Cette expansion avait de toute évidence unefin nécessaire, celle où toutes les opérations seraientmécanisées. A ce moment, le processus devait néces-sairement atteindre un état stable, où toutes les si-gnifications du travail s’inverseraient. Le travailleur

    parcellisé retrouverait son unité en même temps quele processus productif. Il deviendrait le témoin et legarant du processus plutôt qu’un de ses rouages, la machine se plierait à ce pouvoir social et le multi-plierait, alors qu’elle attaquait auparavant sans re-lâche la compétence technique de l’ouvrier. Ces pro-phéties ont été maintes fois reprises. On sait assezqu’elles ne se sont pas réalisées. Et pourquoi? Parce

    que le processus d’automatisation de l’entreprise s’estaccompagné de l’intégration de la séquence produc-tive originelle dans des trames d’opérations transver-sales et d’alimentation par de multiples flux d’éner-gie, de transports, d’information, etc. Mais cela, sil’on ose dire, s’est passé hors champ. Les sociologuesse concentraient sur des phénomènes qui se produi-saient à l’intérieur de l’usine ou du bureau. Ils n’ontdonc pas toujours vu que ces phénomènes dépas-saient de loin ce cadre, qu’ils transformaient la natu-re de l’entreprise et son inclusion dans le système in-dustriel.

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    Une erreur du même ordre, due à une focalisa-tion excessive de l’étude, se produit souvent dansl’analyse de la production robotisée: on s’enferme

    dans le poste de travail, où le salarié affronte depuislongtemps la machine. L’individu mécanique semblepeu à peu absorber les fonctions caractéristiques del’individu humain. Dans une telle analyse, le robotpasse pour l’étape terminale: la machine absorbe leposte de travail. On ne prend pas toujours garde aufait que, au cours de cette évolution, le poste de tra-vail s’est transformé. D’où ce paradoxe: on définit lerobot par sa capacité à fonctionner seul, alors qu’ondevrait le définir comme individualisé par ses insuffi-sances et par l’impossibilité où l’on se trouve de l’in-clure dans un dispositif plus large et plus puissant.

    2. Il a suffi, dans les années 1960, que PierreNaville (voir bibliographie) ait l’idée de croiser les

    activités individuelles et les activités collectives carac-térisées à partir de la classification traditionnelle enprimaire, secondaire  et  tertiaire, pour faire apparaîtreque la structure des entreprises se transformait ainsique celle des processus productifs bien plus tôt, etplus vite, que les activités individuelles. Par là, ilmontrait que l’on ne pouvait décrire de manière co-hérente le système social et économique comme une

     juxtaposition de secteurs, chacun d’entre eux évo-luant d’une manière autonome et étant composéd’entreprises homogènes, elles-mêmes autonomes.

    Il faut tirer de ces observations et de ces re-marques une leçon difficile: le travail, pour être unsecteur social déterminant, n’est pas pour autant, entant que tel, un objet scientifique sans équivoque. Iln’impose pas une façon unique de l’observer, de ledécrire, un seul langage apte à en désigner les aspectset les éléments, un seul cadre où on puisse le saisir,une seule durée où tous les processus entraînés par letravail soient observables en même temps. Parlant dutravail, on vise tour à tour le geste, l’opération, le

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    poste de travail, le rapport salarial, la contrainte quipèse sur la vie du salarié, le principe de constitutiond’entreprise, d’un secteur social, et un mode de ras-

    semblement des collectifs humains.Quand on cherche à décrire le travail à travers

    l’entreprise où il se dépense, on ne saisit pas la mêmechose que lorsqu’on examine la branche où il est ré-pertorié, ou les catégories d’emplois reconnus. Si l’onsuppose une relation simple de l’une à l’autre réalité,on risque des erreurs d’importance. Les erreurs lesplus graves naissent lorsqu’on postule que ces diffé-rents aspects sont observables par les mêmes procé-dures et se coordonnent à tout moment, ou plutôtcommuniquent entre eux, puisqu’ils se rapportenttous à la même réalité supposée. Sans doute le socio-logue hésitera-t-il à abandonner l’unité du terme tra-vail, mais il lui faut bien reconnaître que cet objet està coup sûr beaucoup plus complexe qu’on ne le sup-

    pose habituellement. Si l’on y songe bien, cette diffi-culté n’est pas si exceptionnelle en sciences: lessciences de la vie se préoccupent d’en comprendre lesmécanismes, les pratiques médicales de maintenir la vie, mais aucune de ces disciplines ne se donne la viepour objet direct.

    3. Il faut introduire en sciences sociales une ré-

    flexion sur les modes de formalisation des données:voilà à quoi nous conduit, me semble-t-il, la ré-flexion sur les échecs subis par la recherche sociolo-gique et économique dans l’analyse des crises mul-tiples du monde contemporain. Une réflexion de cetype est conduite, d’une manière ou d’une autre, partoutes les disciplines scientifiques. On a cru pouvoirs’en dispenser longtemps en sociologie parce que cet-te science se greffe, s’adosse plus que les autres enco-re aux ressources du langage et que le langage necontient pas une formalisation, mais un grandnombre de formalisations. C’est là sa force, et c’estpourquoi aucun langage artificiel ne peut prétendre à 

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    le remplacer: mais c’est là aussi sa faiblesse analy-tique. On peut, dans une description langagière,confondre des données prélevées à des niveaux de

    réalité fort différents, ignorer qu’elles ne sont perti-nentes que dans un schéma temporel précis, passerclandestinement d’une logique à l’autre ou aucontraire retrouver, comme des résultats empiriques,dictés par le réel lui-même, des déductions imagi-naires. Un exemple, parmi bien d’autres: on a sou-vent défini les classes sociales par un certain nombrede traits culturels, de comportements de loisirs ou deconsommation, de types de relation propres.Supposons que l’un de ces traits disparaisse: devra-t-on, oui ou non, conclure à la disparition des classesspécifiées? Selon que l’on a décrit un processus dedifférenciation, ou bien un ensemble de différences,on conclura dans un sens ou un autre. Supposonsencore que l’on ait décrit la classe non comme des si-

    tuations sociales caractérisées, mais comme le résul-tat, ou la matrice, de l’hérédité de ces situations. Lecontraire, donc, de l’égalité des chances. Il s’en dé-duira que les données pertinentes sont des données à long terme, et que l’enquête du sociologue qui se dé-ciderait à aller vérifier ou infirmer l’existence desclasses sur le terrain serait dès l’abord inutile.

    Le problème de la formalisation n’est pas simple-

    ment celui de la cohérence logique qu’il faut préser-ver entre les définitions de différentes notions d’uncôté, et de l’autre entre cet appareil de notions et lesmoyens de les développer. Il oblige à analyser le mo-de de construction du réel visé, les cadres d’observa-tion et d’interprétation et donc, au moment mêmeoù on les utilise, les types de données admis ou, pourmieux dire, institués, ainsi que celles de ces donnéesqui, par le même mouvement, deviennent invisibles.Si c’est d’une logique qu’il s’agit, c’est d’une logiqueconcrète, jamais achevée entièrement, et telle doncqu’il faut en restituer les principes et les postulats dedépart, et non pas les supposer. L’extraction, la mise

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    à jour des postulats est encore une opération de re-cherche, une épreuve pour les connaissances ac-quises, une manière de les orienter à nouveau, et par

    rapport à un champ plus vaste. Peut-être est-ce là l’un de ces mécanismes par lesquels on peut essayerde donner corps à l’exigence nécessaire, et pourtantsouvent inutilisable, que traduit le terme dialectique.

    Une analogie, rien d’autre qu’une analogie: la mi-se au point photographique. On essaie de cadrer unsujet dans une photo, de faire ressortir les contourset les régularités de la figure, on choisit le diaphrag-me, la distance, la sensibilité de la pellicule.L’opération faite, on a forcément sélectionné un sec-teur de la réalité, c’est-à-dire les objets dont la taille,la distance, la luminosité sont compatibles avec la vi-sée opérée. D’une façon assez proche, et sans forcé-ment même s’en rendre compte, des disciplines fon-dées sur des expériences ou des lois primordiales

    déterminent le type de phénomènes, de rapports etde durée par lesquels elles vont se développer.

    4. Considérons deux disciplines des sciences so-ciales, la sociologie du travail et l’économie. De quoiparlent-elles? Mais des mêmes objets, précisément!Du travail, de l’entreprise, de la production, du pro-duit, de la qualification, du marché... Mais elles n’en

    parlent pas dans le même ordre ni dans les mêmestermes. Elles ne s’opposent pas, ou pas forcément,par les résultats et les lois qu’elles définissent1.L’économie et la sociologie se distinguent d’abordpar les formalisations qu’elles utilisent.

    Celles de l’économie sont bien plus contrai-gnantes que celles de la sociologie. On ne peut ad-mettre, dans l’analyse économique, des termes dont

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    1 Pierre Desmarez (voir bibliographie) a rappelé que, aux Etats-Unis, au début de la sociologie industrielle, on appelait so-ciologie une école d’économistes plus sensibles que les autres aux risques qu’entraînent l’inégalité et l’instabilité des salariés.

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    le contenu ne soit pas précisé par rapport à ceux quisont déjà en usage. Tout mécanisme nouveau estidentifié dans un domaine, pour une durée et avec

    des agents connus d’avance, ou précisément redéfi-nis. D’où, bien sûr, des contraintes formelles quiconduisent l’économiste à des résultats nécessaires, etpourtant équivoques, ou incertains. Par exemple, à un moment de son développement, l’économie poli-tique rencontre le problème des salaires différenciés,des échelles de qualification. Le problème est difficileà formuler. Il s’agit en effet de respecter les bases del’analyse classique, laquelle suppose que les diffé-rences de productivité et de rémunération entre lestravailleurs ne s’expliquent que par l’ordre dans le-quel on les emploie (le dernier, le travailleur margi-nal, incarnant une égalité tendancielle entre rémuné-ration et produit). Pour être compatible avecl’appareil notionnel et d’observation de l’analyse

    classique, le problème de la qualification du travaildoit se formuler de manière précise.a) La qualification du travail est un système à in-

    égalités de revenu observables à un moment donné,dans la synchronie. Le mécanisme qui, dans l’analyseéconomique, rend compte d’une configuration syn-chronique est le marché, où les usages trouvent leurrémunération. Donc, les différences de qualification

    sont l’ensemble des prix donnés à des forces de tra-vail, en proportion de leurs usages; et l’usage dansl’entreprise, c’est la productivité.

    b) Cependant, le problème n’est pas encore réso-lu, car ces inégalités de rémunération répondent,mais à travers le temps, à des inégalités de formation.Il faut donc donner forme à cette action à distance.Elle est, pour l’analyse économique, informulable etinconcevable, sauf à travers le seul mécanisme quisupporte tant bien que mal une action qui se conti-nue à travers les synchronies du marché: l’investisse-ment. Ainsi naît la théorie paradoxale du capital hu-main. Dans cette théorie, les différents éléments du

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    problème se trouvent formulés dans les termes cano-niques de l’analyse économique. Cela non sans ap-proximations: on suppose que la formation se traduit

    par un surcroît de productivité individuelle, que cesurcroît est du même ordre dans tous les emplois, lesplus divers, que pourrait tenir le travailleur considéré(un polytechnicien voudra recevoir la même rému-nération dans la chimie, l’électronique, la diploma-tie); que les entrepreneurs sont capables de détermi-ner et de mesurer ce surcroît de productivité; quecelui-ci se maintient tout au long de la vie, sanss’amortir, etc. Toutes approximations qui tiennent à une assimilation de la force de travail à un capital,une assimilation forcée dans la logique de l’analyseclassique.

    Dans ces conditions, la réfutation définitive decette assimilation, si elle était possible, signifierait la refonte de toute la formalisation, ou du moins de

    son architecture principale.Il est évidemment essentiel de bien isoler, délimi-ter et mesurer les effets de formalisation. En effet,c’est ainsi que l’on peut distinguer, et encore relati-vement, l’observation du réel et les contraintes dulangage et de la logique choisis. Revenons sur la for-malisation du capital humain: comment est-il pos-sible que l’on puisse assimiler le travail humain,

    c’est-à-dire l’activité de la personne, se déployantdans son temps propre, avec le capital, c’est-à-diredes instruments et des installations pourvus par na-ture d’un prix, et dont la valeur propre décroît aulong de leur vie? Cette assimilation est préparée,pour le moins, par la théorie des facteurs de produc-tion, selon laquelle tout acte productif (et quelle quesoit la nature de cette production) suppose la conjonction de deux réalités, le travail et l’appa-reillage associé.

    Il faut remarquer que cette théorie des facteursest une formalisation immédiate, presque naturellede l’observation empirique d’une forme de travail:

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    elle est dans cette mesure incontestable, mais seule-ment dans cette mesure. On ne peut rien en déduiresur le mode d’articulation concret, encore moins sur

    le destin dans le temps, de ces deux facteurs de pro-duction; on les saisit en effet dans un temps donné,celui de l’opération, et dans la séparation de cesdeux éléments. Ce système une fois posé, on voitbien ce que l’on peut en faire: évaluer chacun desfacteurs de production, mesurer leur effet immédiatsur le produit, et leur prix; on peut même multiplierles facteurs en cause (distinguer par exemple la ma-tière première, l’instrument, les produits intermé-diaires dans le capital). Mais ce que l’on ne peut fai-re, c’est réduire la formule de production à un seulfacteur... Si donc l’on recherchait des mécanismessociaux qui distribueraient dans le temps les activitésdu collectif, et donc agiraient par le moyen d’unenorme de valeur temporelle, on engagerait une quê-

    te qui, pour l’économiste, apparaîtrait contradictoi-re. Il s’agirait en effet de s’efforcer de ramener la théorie des facteurs de production à la description,insoutenable, contradictoire, de l’efficacité d’un seulfacteur.

    On peut ainsi décrire les axes temporels dans les-quels doit s’enfermer la théorie économique. Le mar-ché est synchronique2 et seuls quelques mécanismes

    supportent la durée, l’investissement au premierchef.

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    2 On sait que Léon Walras (1834-1910, fondateur de l’Ecolede Lausanne, auteur entre autres de Eléments d’économie politique 

     pure ) suppose, dans la théorie pure du marché, que la synchronies’impose par l’intermédiaire du commissaire priseur, qui est leseul à opérer. Il centralise les offres et les demandes, jusqu’à éta-blir le prix d’équilibre. Que les échanges réels se passent dans la durée, que les valeurs fluctuent sans cesse, qu’il n’y ait pas deprix du marché, parce que cette institution n’est en fin de comp-te localisable ni dans l’espace, ni dans le temps, ces phénomènessont réduits par Walras: il n’y a dans tout cela que des prémisses,des tâtonnements, des ignorances. La durée est celle de l’hésita-tion ou de l’illusion.

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    5. La sociologie, pour sa part, ne se sent pas limi-tée de la même manière. Les sociologues ne se préoc-cupent guère des cadres temporels implicites dans

    lesquels ils enquêtent. Il leur arrive de recueillir,d’additionner et de croiser des données obtenuesdans des opérations hétérogènes. En règle générale,les sociologues ont peu écouté les recommandationset les avertissements des linguistes. Ces derniers ontfait ressortir qu’il était impossible de définir, à partirdes mêmes principes et en visant le même objet, deslois diachroniques et des lois synchroniques articu-lables entre elles, et même compatibles. On a crucette limite propre à la linguistique; peut-êtres’étend-elle, en fait, à toutes les sciences humaines etoblige-t-elle à spécifier des axes temporels et desformes de durée bien plus complexes. A tout lemoins peut-on s’accorder sur un point: des observa-tions effectuées dans n’importe quel cadre temporel,

    dans n’importe quelle durée ont peu de chancesd’être immédiatement composables entre elles. Ilfaut cesser de croire que l’enquête d’entreprise, l’ob-servation clinique du travailleur, l’histoire de l’orga-nisation du travail, l’analyse du marché de l’emploi,toutes ces visées, toutes ces recherches se rapportentimmédiatement au même objet, au sein duquel ellesse correspondraient. On ne peut postuler que les

    données recueillies dans le temps lui échappent, et serapportent significativement à un objet, le travailqui, lui, se montrerait dans le temps mais ne lui ap-partiendrait pas.

    47 Détour méthodologique

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    TRAVAIL ET SALARIAT

    1. Bien sûr, nous avons une définition relative-ment efficace et incontestable du travail: c’est l’acti-vité de l’homme, mais dépensée pour un but exté-rieur au travailleur, et selon des procédures qui, ellesaussi, sont d’une manière ou d’une autre prescrites.Cela dit, de multiples régimes de travail sont attestéstout au long de l’histoire de l’humanité; et, pour

    chacun de ces régimes, en premier lieu pour celuiqui règne aujourd’hui dans nos sociétés occidentales,il existe de multiples manières de le saisir, de mul-tiples niveaux d’analyse, de multiples rapports.Chacun de ces points de vue est, dans son ordre, lé-gitime: le travail comme expérience vécue par l’indi-vidu, contrainte, liberté, accomplissement, humilia-tion; le travail comme élément productif, mis encomposition par l’organisateur du travail avec la ma-chine, l’entreprise; le travail comme force producti-ve, comme vecteur d’un savoir et d’une compétencesociale, que le pédagogue transmet à l’enfant; le tra-vail comme population active, calculée par les plani-

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    ficateurs, qui libèrent des agriculteurs de la cam-pagne pour garnir les villes, importent des immigrés,appellent ou repoussent la main-d’œuvre féminine,

    s’efforcent de favoriser la création d’emploi quand lenombre de travailleurs dépasse le nombre des em-plois... Faut-il essayer d’instituer une problématiquegénérale? Et quelle serait-elle?

    Il faut noter à nouveau la nécessité où nous noustrouvons d’élargir notre visée, ou de la spécifier tem-porellement. Le travail, par exemple, peut être décritcomme l’activité d’une personne affectée à un postedéfini dans le système d’une entreprise. Mais les défi-nitions juridiques supposent un rapport intime, im-médiat, entre ces réalités et semblent rendre leur dis-tinction de peu de portée. Pour un juriste, en effet, onne peut postuler la qualité de travailleur d’une person-ne que lorsqu’on l’observe dans le poste; ailleurs, ouavant, la personne n’a de traits que généraux, elle est

    sujette au même droit que les autres. Le travail s’exer-ce dans un poste, lequel est une subdivision de l’en-treprise. Pour une vue instantanée, qui abolit les diffé-rentes durées (ou une vue intemporelle qui serait unevue instantanée non localisée dans le temps), la cor-respondance est totale. Mais nous savons bien, pour-tant, que le travailleur s’est préparé à occuper ce tra-vail, qu’il reçoit compensation lorsqu’il le perd, et que

    le poste de travail, pour sa part, évolue indépendam-ment du travailleur et selon les besoins du capital, lescaractères de la technique, ou les conceptions de l’or-ganisation. Nous savons donc que tous ces élémentsqui se confondent dans une vision instantanée évo-luent en fait dans des cycles, des évolutions, des tra- jectoires différentes. La sociologie n’échappera au pa-radigme juridique que dans la mesure où elleapprendra à traiter ces réalités temporelles.

    2. Essayons d’en restituer un certain nombre. Ilne s’agit évidemment pas de décrire des points devue multiples sur le travail, en supposant qu’une réa-

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    lité unique se révèle à travers la perspective qu’enprennent les différents agents. On ne ferait alors riend’autre que de raviver une opposition du subjectif (le

    partiel, l’infini) et de l’objectif (stable, délimité, exté-rieur à toutes les visées) qui ne peut se conclure. Ils’agit de s’interroger sur la notion composite de tra-vail et sur les mécanismes sociaux qui constituentson unité.

    Tout d’abord, le travail est l’activité humaine.Evidence, mais d’importance: lorsqu’on parle du tra-vail de la machine, c’est forcément dans un autresens, ou par métaphore. Lorsqu’on suppose, parconséquent, qu’il y a concurrence immédiate de la machine à l’homme, lorsqu’on décrit la machinecomme un complexe d’opérations assimilables à cellede l’homme, on est dupe de la métaphore ou bienl’on confond des niveaux d’analyse différents. Onpeut bien poser, admettre ou démontrer que l’intro-

    duction de la machine dans un processus productif engendre des changements complexes qui aboutis-sent à la diminution de l’emploi des hommes. Maison ne peut transférer ce mouvement dans le poste detravail et supposer que la machine reprend à soncompte l’activité humaine.

    L’affirmation selon laquelle le travail se constitueen face de l’ouvrier, comme une puissance étrangère,

    doit être précisément comprise. L’extériorité, c’estcelle du capital. La machine contribue sans doute à la dissociation du comportement et des compétencestraditionnelles du travail; mais si l’ouvrier ne peut re-trouver la maîtrise du travail ainsi transformé, cen’est pas parce que celui-ci se serait substitué physi-quement à lui et, sous la forme de la machine, lui se-rait devenu un rival heureux. C’est que la subordina-tion au rapport capitaliste s’accroît à cette occasion;le travail est étranger au travailleur et se renforcecomme tel, comme capital.

    On se souvient que ce fut là un des points d’anta-gonisme entre Proudhon et Marx. Proudhon consi-

    51Travail et salariat 

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    dérait la machine comme une conjonction d’opéra-tions reprises à l’homme, conjonction alimentée parun principe mécanique infini. D’où toute une équi-

    voque, une confusion d’identité entre l’homme etl’instrument, l’individu organique et l’individu mé-canique. L’individu organique est dépecé par l’indivi-du mécanique, mais il reconnaît dans la machine lesgestes dont il a été privé. D’une certaine façon, cesont toujours ses gestes, mais incomparablementplus énergiques et additionnés à de nombreux autresque la machine accomplit. L’instrument vampirisel’ouvrier, mais ainsi, il s’humanise