On n’oublie rien - miroirsauvage.com · Chevalier, d’Édith Piaf, de Charles Aznavour et de...

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Serge Côté On n’oublie rien R O M A N miroirsauvage.com

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Serge Côté

On n’oublie rien

R O M A N

miroirsauvage.com

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ON N’OUBLIE RIEN (Monsieur Henri)

Montréal, le vendredi 17 décembre 2004 Aujourd’hui, c’est ma dernière journée de travail dans le plus gros cirque du monde où je suis devenu coordonnateur de l’information à la Vice-présidence des affaires publiques. Les gens sont plutôt sympas et le milieu branché. Quand je leur ai annoncé ma décision de quitter non seulement mon emploi, mais aussi le Cirque après douze ans, mes collègues m’ont regardé comme si je leur avais dit que j’avais le cancer. Qu’avais-je en vue? Rien. J’en avais marre, voilà tout. Encore du Brel tout craché. La vie trop courte. La solitude. Le quotidien. Le travail. Les habitudes, les mauvaises surtout. Les années passent trop vite. Je devrais arrêter de fumer. Pour une fois que j’ai une vie stable, organisée, que l’argent tombe toutes les deux semaines dans mon compte. Mais les dossiers traînent, le défi ratatine, les malentendus s’élèvent, et les rêves sont en rade. Si je devais mourir là, ce serait bien décevant. Burnout in the rat race. Mais qu’est-ce donc, vivre? Qui a fermé la lumière? J’ai besoin de neuf, mais il n’y a personne. Personne. J’ai rien qu’envie de sauter dans mon char et de crisser mon camp dans le bas du fleuve. Gardez la ligne je vous prie. Est-ce à moi qu’elle parle? Je n’ai pas besoin de répondre à ça. Un moment s’il vous plait, mais que se passe-t-il? Mais c’est pas moi! Parano. Citron pressé. Je suis au fond du plat. L’armoire est vide. J’ai envie de tout plaquer. Je ne suis définitivement pas quelqu’un d’assez prévoyant. Faudrait peut-être mieux protéger mes arrières… Basta! J’étais dans ma tête à resasser tout ça bien calmement quand ma collègue Loulou, une petite pétillante et conviviale, me donne un coup de coude: Les voilà, ils arrivent!

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Monsieur Henri1 était de passage à Montréal pour l’enregistrement d’une émission spéciale de télévision avec Isabelle Boulay et Johnny Halliday à l’Hôtel Sacacomie. Il devait aussi participer à Tout le monde en parle avec Gilles Vigneault qui, malgré ses soixante-seize piges, avait l’air d’un gamin à ses côtés. Une pointure Monsieur Henri! Imaginer que ce vieux monsieur – comme il s’appelait lui-même – avait pu prendre un verre un jour entre Boris Vian et Michel Legrand sur une terrasse de Saint-Germain-des-Prés, c’était tout même quelque chose. Avec Loulou, nous l’attendions à l’entrée principale. Ce midi-là, il devait bien faire moins vingt-deux et le vent était vif. On l’aperçoit sortir du taxi, emmitouflé dans un Kanuk trop grand pour lui – probablement offert par le producteur de l’émission – sans chapeau, mais avec une écharpe de laine immaculée et au bras d’une jolie blonde. Ils avancent à petits pas sur la neige, nous allons à la rencontre de nos invités pour leur souhaiter la bienvenue au Cirque. En enlevant son manteau et ses gants, il nous dit: Moi, votre pays, c’est pas mon truc! Premier rire légendaire. Il est en costard bleu poudre et porte un col roulé blanc, une vraie star! Voyant qu’on l’observait, Loulou et moi, il rajoute: Quand on dépasse les quatre-vingt-cinq ans, tout le monde s’inquiète autour de vous, je veux dire à votre sujet. Vous devez vous demandez si je ne vais pas vous claquer dans les mains, pas vrai? Encore ce rire! Mais je suis en pleine forme, rassurez-vous. Sur ce, il me tend son Kanuk en regardant autour de lui et en s’exclamant: Ah, c’est donc ça le Cirque! J’ai vu tous vos spectacles à Las Vegas, je suis un fana du Cirque! J’étais scié.

Il faut savoir que le cirque, en 1929, c’est-à-dire l’année où le jeune Henri débarque à Paris, était pour ce gamin de douze ans encore sous les jupes d’Antonine le plus merveilleux et le plus fascinant des spectacles du monde à découvrir. Ils venaient

1 Henri Gabriel Salvador, né à Cayenne en Guyane française le 18 juillet 1917 et mort à Paris le 13 février 2008, est un immense personnage de la chanson française. Ayant connu le succès très jeune, au cours de sa longue carrière, il a eu le privilège de côtoyer les plus grands noms de la chanson de la période rive gauche des années cinquante, les plus importants musiciens et poètes de son époque. Guitariste de jazz, on lui attribue même une certaine paternité de la bossa nova - genre dans lequel il excelle - rien de moins. Sa discographie est impressionnante et contient des centaines de titres. À l’instar de Maurice Chevalier, d’Édith Piaf, de Charles Aznavour et de Jacques Brel, il a mené une carrière internationale phénoménale. Pour les plus jeunes, c’est lui la voix de Sébastien, le sympathique et truculent crabe de La petite Sirène avec l’accent… des îles. Vous ne vous doutiez pas qu’il était agé de plus de soixante-quinze ans, non?

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d’arriver à Paris après un séjour en paquebot depuis la Guyane française. On imagine le plaisir de l’enfant à voir briller ces corps tournoyant dans la lumière, les hommes forts, les acrobates, les écuyères, les artistes! On le voit fasciné par les orchestres formidables, acoustiques, avec un chef et des cuivres pour ponctuer les saltos sur la piste. Et surtout ce clown magnifique, Rhum,2 qui l’ayant entendu s’esclaffer de si bon coeur, lui avait offert un billet pour tous les dimanches de la saison au Cirque Medrano.

Il enviait Rhum d’être tant aimé de tous, du bourgeois comme du prolétaire, alors qu’il en prenait plein la gueule, tout comme eux en ces temps de crise, mais dans le sillage d’une poursuite, au beau milieu de la piste, et pour leur plus grand bonheur.

2 Rhum, de son vrai nom Henri Sprocani, est né en 1904 et décédé en 1953. Cet artiste merveilleux est reconnu comme l'un des plus grands clowns de son temps.

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Nous avons commencé la visite par un bon repas. Une bouteille de jaja qu’il accepte volontiers, et une seconde à sa demande un peu plus tard. Pas mal, ce pinard! Il nous avait prévenu qu’il était en forme, et c’était indubitablement vrai. Loulou aussi d’ailleurs – elle le tutoyait même – et l’atmosphère était détendue. On a d’abord parlé de tout et de rien pour faire connaissance, puis des mille et une merveilles du Cirque et, voyant que cela m’intéressait peut-être, un peu de Boris Vian, de Jacques Brel et de chanson. Avec Boris, il nous arrivait d’écrire des chansons en quinze minutes. Nous parlions de quelque chose? Alors il me disait: Et si on en faisait une chanson? Avec lui, c’était la conduite sans rétroviseur, il ne s’intéressait qu’à ce qu’il y avait devant. Et une phrase me revint en tête, du bouquin Attention ma vie, l’autobiographie de Monsieur Henri, publiée en 94 alors qu’il était âgé de soixante-dix-sept ans, à la dernière page: Pour vivre les mille présents et les mille soleils de chaque jour, il faut avoir les yeux toujours fixés vers son avenir. Une seule urgence: le futur.3 Mais quand on a vécu, forcément, de temps à autres les souvenirs remontent à la surface. Dans les cabarets de la rive gauche du Paris des années cinquante, deux artistes se tapaient régulièrement le bide – qu’il me dit – Boris avait le don d’emmerder son public avant même de chanter, et Jacques de l’ennuyer avec les chansons un peu beaucoup boy scout de sa première période. Il me dit aussi: Quand ma femme Jacqueline est décédée en 76, notre ami Charley m’a proposé d’aller voir Brel aux Marquises. En tous cas, mon p’tit bonhomme, c’était un personnage hors du commun le « Jacques ». Ce con-là m’a foutu une de ces trouilles! Il s’envolait dans les nuages, comme ça, dans son aéroplane. Et là, de faire un grand signe de la main avec sa fourchette en équilibre au bout de ses doigts, laissant entendre planer majestueusement comme un oiseau dans les airs! En sirotant nos cafés, on se rend compte soudain que le temps file, allons-y! Il y a tant à voir en si peu de temps. Commencons par les studios d’entraînement, le cœur de l’animal. Notre caravane se met en branle à petits pas sous les yeux médusés des employés surpris de voir Monsieur Henri au centre, bras-dessus bras-dessous entre Loulou et moi, suivis de la belle Isabelle, relationniste de son état. Alors commence notre petit baratin habituel, on appuie sur le bouton play de la cassette, mais c’est plus chouette que d’habitude: le plus haut çi, le plus gros ça, le meilleur du monde dans tous les coins. Les défis sans cesse repoussés. Des créations uniques, des créateurs géniaux, des 3 Salvador, Henri, Attention ma vie, JCLattès, Paris 1994, p. 306

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artistes exceptionnels qui viennent de partout sur la planète. Il semble fasciné et franchement impressionné par l’ampleur de la bête avec un grand C.

Mais vous êtes fous!

Mike « The White », Michel Leblanc de son vrai nom, nous attendait avec un sourire complice, tout habillé de noir. C’est un gréeur acrobatique attriqué pareil à un alpiniste autrichien avec des crochets partout, des yeux bleu de mer et des tatouages plein les bras. C’est le chum à Loulou, le plus ancien de tous les riggers des studios, pour ne pas dire le plus vieux. Chef rigger, un vrai singe. Venant vers nous, un rouleau de cordage en bandoulière, Mike lui tend la main: Tiens, tiens, d’la belle visite! À petits pas, ce qui n’est pas dans ses habitudes, il nous explique qu’il faut une bonne dose d’espoir et de folie pour créer un truc comme le Cirque, que cela ne peut pas être l’affaire d’un seul homme. Il attire notre attention sur ce que nous voyons au-dessus de nos têtes, les grandes mécaniques de répétition pour les spectacles fixes comme le grand volant de Mystère et le bateau de « O » que Monsieur Henri lui-même avait pu voir live in Las Vegas. Ces appareils de plusieurs tonnes suspendus à quinze mètres du sol dont les chutes des artistes au filet sont à couper le souffle. Et puis, il nous fait voir les entraînements de trampoline, de trapèze ballant, de danse et de percussions. Mike dit que le cirque est une grande famille où chacun est important. Il insiste sur la sécurité des artistes et les risques du métier, il nous apprend que l’erreur humaine est responsable de la très grande majorité de leurs blessures.

Henri n’a rien oublié de cet autre clown dont on riait de la démarche, mais qui avait été une grande vedette du fil-de-fer, au début des années 20, à une époque où la sécurité au cirque se résumait à bien peu de choses. Il avait dû tomber de son fil, un soir de mauvaise fortune.

Il est toujours saisissant de voir performer les meilleurs acrobates. Ça fait peur! Entendre le bruit de la main qui rattrappe le trapèze au vol, admirer un voltigeur propulsé de la balancoire russe dessiner des figures dans l’espace, des sauts périlleux, des vrilles. Et si, après le claquement sec de la planche sautoir, l’artiste rate sa montée au quatrième niveau de la colonne et se retrouve à balancer dans le vide au bout de sa longe comme en

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punition, il faut recommencer; au cirque, pas de doublure. La vraie affaire all the way! précise « The White ». Au moment de quitter cet espace hors norme, assez grand pour y loger un Airbus A380, une gymnaste l’ayant reconnu s’approche au pas de course et s’arrête juste devant nous, toute en sueur, en le dévisageant. Mais… Et Monsieur Henri de l’interrompre: Qu’est-ce que tu fous là, toi? Il avait dû déceler un zeste d’accent parigot dans l’exclamation de la jeune fille. Elle a dix-neuf ans, belle comme le jour, blonde et française jusqu’au bout des doigts. Elle a participé à l’audition de Paris l’année précédente, et sa candidature a été retenue! Ayant tout plaqué, la voilà à Montréal, partie pour la grande Aventure avec le Cirque, en transit vers une fontaine au milieu du désert, « O », mise en scène de Franco Dragone à Las Vegas pour trois ans! Je m’appelle Bénédicte Durand, qu’elle lui dit. J’aime beaucoup vos chansons. Est-ce que je pourrais vous demander un autographe? Et lui en sortant son stylo: Mais bien sûr ma jolie, en se disant, amusé, que c’était peut-être pour l’offrir à sa grand-mère lorsqu’elle serait de retour au pays. Chacun s’embarque pour Un tour de manège,4 chacun son tour. En marchant dans le ventre du dragon, dont les couloirs paraissent interminables pour un jeune homme de quatre-vingt-six ans, j’ai eu l’occasion de lui dire que c’était ma dernière journée de boulot au Cirque et que je trouvais que ça finissait drôlement bien. Il me demande alors ce que je vais faire, je lui parle vaguement d’écrire, mais n’ose pas dire des chansons. Il me regarde d’un air interloqué, un peu comme s’il ne comprenait pas lui non plus que je quitte cette boîte formidable, un regard vaguement réprobateur. Puis… Ici nous passons devant les moulages des têtes des artistes utilisés pour fabriquer des chapeaux ou des prothèses, une très belle exposition soit-dit en passant.

* * * Avant de poursuivre, permettez-moi une petite parenthèse. Marie, originaire de la Guadeloupe, est couturière dans l’atelier de costumes. Elle est toute petite avec un sourire à vous faire revenir à la vie. Elle sourit presque tout le temps. Dans mes derniers tours de pistes, parfois le midi, il nous arrivait de partager un repas à la cafétéria au hasard des places disponibles. Elle a un humour et une sensibilité remarquables. Avec elle, peu de choses vraiment semblent valoir la peine de s’en faire, à part

4 À l’âge vénérable de 83 ans, Monsieur Henri a fait un come back remarquable avec la parution de son disque Chambre avec vue dont la magnifique chanson Un tour de manège, paroles: Keren Ann, musique: Henri Salvador.

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l’Amour bien sûr. Une femme vivante, belle, une grand-mère qui bosse dans un environnement de jeunes sans que personne ne s’en aperçoive. Elle me fait beaucoup penser à Monsieur Henri. Même gabarit, même type de visage buriné par le temps, mais en beaucoup plus jeune. Quand je lui ai annoncé que, pour la dernière journée, mon boulot consisterait à passer l’après-midi à visiter le Cirque avec lui, elle s’est écriée: Henri Salvador! Mais, c’est pas vrai! Marie connaît Monsieur Henri depuis sa plus tendre enfance. Elle me raconte que sa maman lui chantait Une chanson douce (La biche et le chevalier) pour l’endormir, que c’est un artiste fabuleux qui occupe une place toute spéciale dans son cœur. Vous visiterez sûrement l’atelier de costumes, s’il te plaît, promets-moi de venir me le présenter. Promets-moi! Elle semblait si excitée à la perspective de le rencontrer en chair et en os, et j’ai bien compris que je n’avais pas intérêt à oublier ma promesse.

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Il pense aux places à cinquante centimes, dans le poulailler du Cirque d’Hiver, une matinée de décembre, avec en main le bilboquet à l’effigie des Fratellinis5 que lui avait offert Antonine Paterne, sa maman à lui, pour contrôler son impatience avant la représentation du trio mythique qu’ils étaient venus applaudir et qui l’avait bouleversé.

Nous nous sommes donc dirigés tout doucement vers l’atelier de costumes. Comme il semblait un peu fatigué de la promenade, au lieu de faire la visite habituelle qui passe par les ateliers de chaussures, de chapeaux, de dentelles, de perruques et d’effets spéciaux – tous plus spectaculaires les uns que les autres – nous avons tout de suite bifurqué

5 La famille Fratellini est une famille d'artistes de cirque d'origine italienne, dont trois frères furent des clowns mondialement célèbres entre 1909 et 1940.

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vers les costumes où elle nous attendait pour l’étape ultime de cette visite inoubliable. En entrant la vision est impressionnante, on croirait pénétrer dans l’atelier du Père Noël. Plus d’une centaine de fées artisanes s’y trouvent et fabriquent sans relâche les mêmes costumes fantastiques qui s’usent parfois très vite selon les disciplines, sur le dos des acrobates. Il y a des mannequins de personnages un peu partout, le Rêveur de Saltimbanco, un Con de La Nouba dans son coin, la Chanteuse en noir d’Alegrìa, Monsieur Fleur. De vraies œuvres d’art. Des bouts d’étoffes, des paillettes, des kilomètres de lycra peint à la main, du fil de toutes les grosseurs, des dizaines de tiroirs pleins de petites pierres multicolores, des machines à coudre immenses. Une ruche. On se rend en zigzagant parmi les tables jusqu’à celle de Marie qui trône au milieu de tout ce capharnaum. Elle est magnifique, habillée de couleurs éclatantes, sur son trente-six spécialement pour Monsieur Henri. Un vrai rayon de… soleil! On s’approche, je les présente: Marie, voici Monsieur Henri. Monsieur Henri, Marie. Quand leurs regards se sont croisés, il s’est passé quelque chose et le vieil enfant a soudainement eu l’air un peu perdu dans ses pensées. Et Marie de lui dire dans une attitude souveraine et avec une ascendance que je ne lui connaissais pas: Henri, c’est gentil d’être venu, je suis tellement contente! Regarde, j’ai un cadeau pour toi. Et elle lui offre une petite boîte emballée avec un joli ruban. Il l’ouvre. À l’intérieur se trouve une pièce d’art autochtone – des bouts d’os de phoque ratachés par une lanière de cuir – qui est en fait un jeu de patience et de précision chez les inuits. Devant son air à la fois ahuri et soudainement très sérieux elle poursuit: Reeeegarde, tu dois passer ce truc-là dans le trou, ici, et puis de toutes manières, tu trouveras les instructions dans la boîte. C’est pour exercer ta patience, Henri.

Il neigait cet après-midi là sur Paris. L’air était bon. En sortant du Cirque d’Hiver aux côtés de sa maman, ils ont tranquillement pris le Boulevard du Temple en direction de République pour y manger quelques gâteaux, bien au chaud dans un café. Seuls tous les deux: le bonheur.

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6 Sans mot dire le vieux monsieur s’est blotti dans les bras de Marie, comme pour la remercier, nous tournant le dos, mais c’était en fait pour pleurer à chaudes larmes dans son cou pendant une bonne minute. Bruyamment. C’est long soixante secondes devant cent vingt huit personnes qui vous regardent. Elle lui caressait doucement les cheveux et je vous assure que nous étions très loin de Las Vegas et de Paris. Voyons Henri, tout va bien, tout va bien aller, tu verras. Il sort son mouchoir, s’essuie le visage, puis la prenant par la main l’amène un peu à l’écart. Tout le monde revient à son affaire, mine de rien. Pendant qu’ils échangent quelques mots en privé, LouLou dans l’énervement me glisse à l’oreille: Il est tout de même près de ses émotions cet homme-là. Dans l’ascenceur, en s’essuyant toujours les yeux de son mouchoir qu’il a gardé dans sa main gauche, il me lance: Elle ressemble à ma mère comme deux gouttes d’eau. Tu m’as bien eu, mon salaud! Et là, j’ai eu l’intime conviction qu’il se souviendrait à jamais de ce jour-là. Pourtant, tout juste avant de nous quitter, et ce furent ses dernières paroles, il me confie: Faut pas se faire d’illusions, mon p’tit bonhomme, nous sommes tous faits pour être oubliés. Maurice,7 c’était le plus grand! Et qui s’en souvient aujourd’hui? Pffff… Et là, il nous a balancé un dernier éclat de rire légendaire, mais un peu jaune quand même, avant de se diriger vers son taxi, à petits pas, aux bras de sa belle Isabelle de relationniste par moins vingt-deux, en route pour l’enregistrement de Tout le monde en parle. Mon amie LouLou et moi, un peu secoués, avons repris les escaliers jusqu’au fumoir pour en griller une dans un silence entrecoupé de quelques onomatopées. Ce soir-là, pendant mon dernier party de Noël des employés du Cirque, dans le rave techno baba cool toutte too much, entre une brochette

6 Le Cirque d'hiver de Paris est situé rue Amelot, dans le 11e arrondissement. Construit en 1852 par l'architecte Jacques Hittorff, il était appelé autrefois Cirque Napoléon. 7 Eh oui, Maurice… Chevalier! Même si je m’en souvenais, moi, il n’était pas question de contrarier Monsieur Henri ;o).

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d’agneau, un couscous marocain, un p’tit pétard, une fille en bikini dans une fontaine en chocolat et un verre de jaja, j’ai fait mes adieux au Cirque et à La Couette8 qui n’en avait déjà plus.

8 La Couette, c’était le surnom amical attribué au Président fondateur du Cirque qui, avant de devenir totalement chauve, portait une petite couette tressée dans le haut du cou. Un talisman que je le soupconne d’avoir conservé quelque part dans ses archives et qui finira sûrement dans un musée… comme celle de Napoléon chez Ben Weider.