Objets Du Fetichisme

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NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 2, automne 1970.

Objetsdu fétichisme

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© Éditions Gallimard, 1970.

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SOMMAIRE

J.-B. Pontalis Présentation. 5

I

Sigmund Freud Le fétichisme. 19Le clivage du moi dans le processus de défense. 25

Guy Rosolato Le fétichisme dont se dérobe l'objet. 31Victor N. Smirnoff La transaction fétichique. 41Robert C. Bak Le fétichisme. 65M. Masud R. Khan Le fétichisme comme négation du soi. 77Roger Dorey Contributions psychanalytiques à l'étude du fétichisme. 112

Indications bibliographiques travaux psychanalytiques sur le féti-chisme. 127

II

Textes du Président de Brosses et d'Auguste Comte. 131Jean Pouillon Fétiches sans fétichisme. 135Alfred Adler L'ethnologue et les fétiches. 149Pierre Bonnafé Objet magique, sorcellerie et fétichisme? 159

III

Extrait du Capital de Karl Marx. 195Maurice Godelier Économie marchande, fétichisme, magie et science. 197Jean Baudrillard Fétichisme et idéologie la réduction sémiologique. 213

IV

Roger Dadoun Le fétichisme dans le film d'horreur. 227Pierre Fédida La relique et le travail du deuil. 249

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J.-B. Pontalis

L'intérêt que les psychanalystes portent au fétichisme, s'il leur paraîtaller de soi, peut surprendre le lecteur profane. Ne s'agit-il pas là d'une per-version que les analystes eux-mêmes tiennent pour relativement rare, etmotivant encore plus rarement une décision de traitement?Pourquoi accorderà cette curiosité, le plus souvent marquée, dans la littérature et l'iconographiespécialisées, d'un attrait suranné les coupeurs de nattes, les bottines àboutons, le tablier de soubrette ou le mackintosh d'Outre-Manche unstatut privilégié? Pourquoi extraire du catalogue de la Psychopathia sexualiset soumettre au sérieux de la réflexion cette anomalie qui fait sourire, ou quifait vendre, si l'on pense aux bénéfices qu'en tire la publicité moderne?

A ces questions, une réponse, antérieure à la psychanalyse, pourraitd'abord être donnée. Binet n'écrivait-il pas déjà, dans un article dont l'allurefin de siècle ne doit pas faire négliger la netteté de l'observation, que « toutle monde est plus ou moins fétichiste en amour et qu'il y a une dose cons-tante de fétichisme dans l'amour le plus régulier» x?Il notait aussi que l'ana-lyse du fétichisme, quoiqu'il n'offre « rien d'apparent, de bruyant », pouvaitconstituer une voie d'accès privilégiée à la question, elle, bruyante « Pour-quoi aime-t-on telle personne plutôt que telle autre? ». En reconnaissant dansle fétichisme sexuel, plutôt qu'une aberration de l'amour, son secret, Binetse voyait alors conduit, malgré lui, est-on tenté d'écrire, à dénoncer en conclu-

Moi, fétichiste », s'écria M. Hippolyte Patard en mar-chant sur soncollègue. « où avez-vous pris, Monsieur, quej'étais fétichiste »?

PRÉSENTATION

Il y a des objets qui se passent de nom.

GASTON LEROUX, Le Fauteuil hanté.

RENÉ MAGRITTE.

i. Alfred Binet, « Le Fétichisme dans l'amour », Revue philosophique, 1887.

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sion l'analogie dont, avec la plupart des auteurs de son temps Freudinclus il fait son point de départ. S'il reprend bien à son compte l'idée,reçue à l'époque, d'un fétichisme religieux « qui consiste dans l'adorationd'un objet matériel auquel le fétichiste attribue un pouvoir mystérieux» ets'il s'autorise de cette pratique supposée pour en reconnaître les équivalentsdans le comportement amoureux, il n'en adopte pas moins une positioninverse à celle qu'un comtisme simplifié faisait généralement admettre quantau développement des formes de la religion. C'est en effet l'amour normalqui lui paraît devoir être qualifié de polythéiste en tant qu'il résulte « nonpas d'une excitation unique mais d'une myriade d'excitations » tandis quele fétichisme dans la mesure où l'objet du culte est isolé, abstrait, élucomme un « tout indépendant »1 doit être considéré comme monothéiste.Savoureux et candide renversement! Précieux aussi dans ce qu'il indique.

Car on sait que si la réflexion de nombreux psychanalystes parti-culièrement en France où elle s'est renouvelée ces dernières années s'est

portée sur le fétichisme, ce n'est pas seulement pour pousser plus loin l'inves-tigation d'une perversion, mais bien plutôt pour aborder, selon le titre d'unessai de Rosolato, l'étude des perversions sexuelles à partir du fétichisme, et,plus fondamentalement, parce que la perversion fétichiste qui, plutôtqu'à l'état pur, est le plus souvent présente, ou mieux, cachée dans lestableaux cliniques très variés pourrait mettre à nu certaines conditionsessentielles à la constitution de l'objet du désir (sexuel), conditions plus oumoins masquées dans l'exercice dit normal de la sexualité. Davantage lefétichisme peut servir de modèle dans l'abord psychanalytique de la relationd'objet, tout comme, par exemple, un phénomène aussi marginal que l'oublides noms a pu avoir valeur exemplaire pour décomposer les mécanismes deproduction des formations de l'inconscient.

C'est bien ainsi que Freud aborde pour la première fois le paradoxe dufétichisme, écrivant dans les Trois essais qu' « aucune autre variation de lapulsion sexuelle, à la limite de la pathologie, ne présente autant d'intérêt

i. Comme preuve de la précision et de la justesse de la description de Binet, citons ceslignes Le fétichisme amoureux a une tendance à détacher complètement, à isoler de tout cequi l'entoure l'objet de son culte et, quand cet objet est une partie d'une personne vivante, lefétichiste essaye de faire de cette partie un tout indépendant. » Et l'auteur ajoute = La nécessitéde fixer par un mot qui serve de signe ces petites nuances fuyantes du sentiment, nous fait adopterle terme d'abstraction. Le fétichisme amoureux a une tendance à l'abstraction. (Op. cit., p. 263.)

On notera que Binet est à l'opposé du préjugé commun qui veut que le fétichiste soit engluédans le concret au point qu'il ne pourrait saisir le signe qu'en le dégradant en chose matérielle.

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PRÉSENTATION

que celle-ci» Dans la perspective qui est celle des Trois essais déman-teler l'apparente harmonie préétablie entre la sexualité humaine, son objetet sa fonction l'existence du fétichisme pourrait ne constituer, au mêmetitre que tout autre échantillon de perversion, qu'une pièce de plus à verserau dossier; mais l'intérêt qu'il présente est plus particulier Freud, aprèsBinet, auquel il se réfère, note qu' « un certain degré de fétichisme se retrouverégulièrement dans l'amour normal » 2. L'originalité du fétichisme par rap-port aux autres « aberrations sexuelles » se confirme également d'emblée ence qu'il ne se laisse pas inscrire dans une succession génétique si Freud envient, dans les remaniements apportés aux Trois essais, à différencier desorganisations successives de la sexualité infantile et ceci selon différenteslignes on notera qu'il n'évoque pas de stade fétichiste.

Aussi bien Freud remarque-t-il qu'il eût été « préférable d'étudier cegroupe fort intéressant de déviations [le fétichisme] en même temps quecelles de l'objet sexuel [l'homosexualité, par exemple] » 3. S'il range le féti-chisme sous la rubrique « déviations quant au but », alors même qu'il n'y apas nécessairement renonciation au but (« l'union sexuelle ou du moins lesactions qui conduisent à celle-ci ») mais seulement exigence que l'objet satis-fasse à certaines conditions 4, c'est, nous est-il dit, qu'il fallait d'abord envi-sager la surestimation 5. On a ainsi une gradation dans l'élection de l'objetpartie du corps ou objet inanimé qui touche de près l'objet sexuel;caractères tel trait physique exigés de l'objet pour que le désir puissenaître et se satisfaire; surestimation inhérente à l'état amoureux; ce neserait qu'à partir du moment « où le besoin du fétiche prend une forme defixité et se substitue au but normal, ou encore lorsque le fétiche se détached'une personne déterminée et devient à lui seul l'objet de la sexualité» qu'onaurait affaire à la perversion fétichiste proprement dite. Mais l'existence d'unetelle gradation risque de nous conduire à diluer le phénomène.

On est frappé ici d'une certaine difficulté à cerner le fétichisme, d'un

i. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, coll. Idées, p. 39.2. Op. cit., p. 39. Le terme de regelmàssig, plus nettement que l'adverbe français, marque

qu'il ne s'agit pas là seulement de fréquence empirique mais d'une nécessité intrinsèque.3. Trois essais, op. cit., p. 38.4. C'est ce même terme qu'on retrouve dans l'analyse de la vie amoureuse où il s'agit de

déterminer les conditions requises dans l'élection de l'objet d'amour. L'objet vient remplir lesconditions.

5. « La transition [du fétichisme] vers la sexualité normale est dans la surestimation del'objet sexuel qui semble une nécessité psychologique et qui s'empare de tout ce qui est associé àl'objet op. cit., p. 39.

OBJETS DU FÉTICHISME

certain flottement déviation quant au but ou quant à l'objet? effet secon-daire de l'énamoration, condition sine qua non de la jouissance, choix exclu-sif et non seulement nécessaire, mais suffisant, d'une partie prise pour le tout?Il faut d'ailleurs reconnaître que, depuis Freud, la clinique psychanalytiquen'a pas toujours réussi à préciser la spécificité de l'objet fétiche et du désiranxieux qui précipite sa quête à la limite, tout objet fortement investi, dont« on ne peut pas se passer », serait tenu pour un fétiche. Ce flottementn'est-il à mettre au compte que d'une défaillance conceptuelle ou peut-ony voir quelque chose qui serait précisément en rapport avec la nature mêmede l'objet l?

Un flottement comparable s'aperçoit, toujours dans ces quelques pagesdes Trois essais, dans le recours à la notion de substitut (Ersatz). Certesl'objet peut être qualifié de substitut, mais alors on quitte déjà le plan dela description sans pour autant apporter une réponse théorique. On cesse eneffet d'être descriptif en préjugeant que la partie est choisie à la place dutout alors qu'on pourrait tout aussi bien, et sans doute en étant alors plusprès de la clinique, renverser l'ordre des choses et voir dans la « totalité »de la personne ou du corps un simple support, voire un appendice, de

l'objet-fétiche proprement dit 2; et on risque aussi de se fourvoyer théori-quement, le terme de substitution entraînant ou bien à établir une équationsymbolique valable dans tous les cas (fétiche = phallus) ou bien à recher-cher toujours plus avant dans l'enfance de quoi le fétiche est le substitut. Orl'acception proprement psychanalytique de la notion est-elle ici pertinente,avec ce qu'elle implique de déplacements le long de lignes associatives incons-cientes, avec ce qu'elle présuppose de compromis entre le désir et le processusdéfensif? Le fétiche, comme source de plaisir et de pouvoir, peut-il être qua-lifié d'Ersatz? C'est ici précisément, à propos de substitut, qu'intervientchez Freud la première référence au fétichisme des sauvages « Ces substi-tuts peuvent en vérité être comparés au fétiche dans lequel le sauvage incarneson dieu s ». Incarner donner une chair, comme si, à l'origine de l'instau-ration du fétiche, il y avait une non-satisfaction intolérable face à ce qu'offreou n'offre pas l'objet d'amour. Son dieu comme si intervenait dans

la création et l'appropriation du fétiche l'exigence qu'il soit mon morceau de

r. Cf. infra l'article de Guy Rosolato «Le fétichisme dont se dérobe l'objet.»2. Comme l'illustre, dans la complexité de l'agencement qu'elle démontre, l'analyse du cas

présenté par Masud R. Khan.3. Trois essais, p. 39.

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PRÉSENTATION

possession, mon secret, témoin concret pour moi seul de cette contradic-tion l'exercice d'un pouvoir sur ce qui me commande. Le fétiche comme« piège à dieux », écrit Jean Pouillon; oui, mais pour tenter d'attraper ce quileur manque, et ce qui leur manque, c'est justement ce qui assure leur exis-tence, inaccessible par principe à un culte direct et immédiat, voué à dessignes sensibles, palpables, jouables. Quelque chose de ce paradoxe doitbien se retrouver dans le choix ou la fabrication du fétiche enveloppe,gaine, voile, cachant ce qu'ils cernent, délimitent.

On ne s'étonnera donc pas de ce que Freud, dans une note des Troisessais ajoutée en 1920, ait comparé la formation du fétiche à celle du souvenir-écran plutôt qu'à celle du symptôme 1. Opposer à Binet que « le fétiche,quand il est rencontré pour la première fois, a déjà su attirer l'intérêt sexuel »n'est donc pas seulement rappeler cette évidence que l'attraction par unobjet, pour être à ce point exclusive, présuppose, du côté du sujet, une orga-nisation pulsionnelle et fantasmatique déjà impérieuse; l'analogie proposéesignifie que le fétiche vaut comme souvenir-écran, témoin à la fois insigni-fiant et précieux, manipulable mentalement ou gestuellement, où se cache etse préserve à jamais ce qui ne doit pas se perdre.

Pourquoi s'attarder sur ces quelques notations des Trois essais, quin'offrent rien de décisif, peuvent paraître banales? D'abord parce qu'ellesnous ont semblé, dans leurs hésitations, ouvrir aux questions que pose lefétichisme et aussi parce que le fait que Freud ait consacré un article aufétichisme et ceci à une date relativement tardive (1927) peut conduireà une erreur d'appréciation qu'il n'est pas sans intérêt d'apercevoir. Il esten effet erroné de croire que le fétichisme n'avait guère retenu son atten-tion avant l'article de 19272 ou que les thèses qu'il y énonce sont inaugu-rales en ce qu'elles s'appuieraient sur quelque trouvaille jusque-là insoup-çonnée.

Freud n'a jamais consacré d'étude d'ensemble à telle affection déterminéehystérie, phobie, perversion, etc. sans doute pour ne pas constituer

une psychopathologie psychanalytique qui, se substituant à une nosographiepsychiatrique, en conserverait néanmoins le moule. En revanche, il a abordé

i.« L'observation des faits nous démontre que, derrière le premier souvenir se rapportantà la formation d'un fétiche, se trouve une phase dépassée et oubliée du développement sexuel,représentée par le fétiche comme par un souvenir-écran dont il n'est qu'un résidu et pour ainsidire le précipité », op. cit., p. 172, note 19.

2. Comme le montre l'inventaire, qui ne prétend pas être complet, qu'on trouvera plusloin, p. 29.

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« de front » le narcissisme, le masochisme et. le fétichisme. C'est là pournous une indication des structures fondamentales du « psychique », descatégories de désir sont alors dévoilées, non des objets de la psychopatho-logie et ce dévoilement de catégories ainsi privilégiées ne manque pas deretentir sur l'ensemble de la théorie psychanalytique l'introduction du nar-cissisme, avec la nouvelle fonction du moi ainsi promue, entraîne à boulever-ser la conception des instances psychiques et le dualisme pulsionnel; lapleine considération du « problème du masochisme » conduit, au-delà del'analyse clinique des diverses modalités du masochisme, à poser en de toutautres termes la question qui sous-tend toute l'économie psychique telleque la cure la remet en jeu en prenant comme point de référence et nonplus comme exception le paradoxe du plaisir trouvé dans la souffrance.

On retrouve une démarche analogue dans l'« introduction » du féti-chisme. Ce que Freud nous dit du fétichisme au début de son article queson existence n'est pas mise en avant par le sujet et qu'il fait l'objet d'unedécouverte marginale, annexe, à savoir que seule l'analyse peut en faire appa-raître la place, la fonction et les déterminants est, dans une certainemesure,vrai pour la psychanalyse elle-même. « Je vais certainement décevoir. » Dela part de Freud, cette crainte de décevoir en posant les termes de l'équation(fétiche = phallus féminin) anticipe, pourrait-on dire, sur une crainte d'êtredéçu par ses lecteurs. Crainte qui s'est montrée en partie fondée, car denombreux travaux psychanalytiques sur le fétichisme se bornent à « étoffer »l'équation en cherchant les ingrédients prégénitaux qui entrent dans la con-fection du fétiche.

Or, ce n'est manifestement pas dans cette voie que Freud souhaitaitêtre suivi. Il l'indique d'ailleurs clairement, invoquant les « intérêts théo-riques » que présente à ses yeux la question du fétichisme. Ces intérêts vontdans trois directions

i) réaffirmation de la fonction prévalente du complexe de castration et del'efficacité symbolique de la différence des sexes 1;2) analyse d'un mode particulier de croyance, fondée sur le déni ( Verleug-nung), croyance qui est saisie dans son instauration et sa persistance;3) dégagement d'une structure du moi, dans son rapport à la réalité le cli-vage (Ichspaltung), deux attitudes psychiques opposées coexistant paral-lèlement, sans relation dialectique entre elles.1.Il faut recommander instamment l'étude du fétichisme à tous ceux qui doutent encore

de l'existence du complexe de castration. »

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PRÉSENTATION

Si elle est mise en évidence sur le cas exemplaire du fétichisme, qui endonne une illustration particulièrement convaincante, cette triple théma-tique ne se limite évidemment pas à la perversion en cause; elle ne forme pasnon plus un ensemble rigoureusement indissociable autrement dit, chacundes thèmes peut être poursuivi et mis à l'épreuvedans sa problématiquepropre. C'est ainsi que, dans l'article de 1927, Freud montre comment lamort du père, dans la névrose obsessionnelle, peut être traitée comme l'estla castration de la femme chez le fétichiste 1. La notion de Ichspaltung, surlaquelle se centre le fameux texte inachevé de 1938, dépasse le champ dufétichisme; elle est retrouvée dans la psychose; on peut même poser qu'ellene saurait être localisée et qu'elle est coextensive à la définition psychana-lytique du sujet.Quant à l'articulation entre la castration et la croyance consécutive au

déni, elle a pu être longtemps relativement méconnue. La portée de la thèsefreudienne se laisse alors difficilement saisir. En effet, si l'on s'en tient à laformulation de Freud, l'objet du déni est la réalité d'une perception, celle del'absence du pénis chez la femme, perception qui serait insupportable àl'enfant, traumatisante au sens fort à savoir ouvrant une brèche incolma-table en tant qu'elle attesterait la réalité de la castration. Mais c'est uneperception bien particulière que celle d'une absence! Il faut bien admettreque cette absence ne peut être « perçue » que si elle vient contredire un« préjugé » antérieur, préjugé qui pose que tous les êtres humains ont unpénis et qui « néglige » la différence des sexes 2. Seule l'existence du pré-jugé qu'est la théorie sexuelle infantile peut faire poser l'équivalence entrel'énoncé « la femme n'a pas de pénis » (« perception » supposant une affir-mation primaire) et cet autre « la femme est châtrée » ( « théorie ») avec sonimplication « Je suis, comme la femme, châtrable par le père. »

Dans ce moment originaire du fétichisme, la différence des sexes cessed'être négligée, elle est admise, elle est perçue, mais elle n'est que perçue,localisée comme différence anatomique elle est reconnue, mais comme uneloi de la nature dans laquelle le sujet refuse de se reconnaître. C'est à cetemps que s'effectue la discordance entre le savoir et la croyance, discor-dance qu'exprime la formule du « je sais bien mais quand même» repéréedans le langage courant par Octave Mannoni, et qui ne peut être que main-

i. Cf. infra, p. 23.2. Préjugé et néglige sont les termes utilisés dans l'article sur les théories sexuelles infantiles.

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tenue comme telle; car, dans sa précarité acrobatique, oscillant entre letriomphe et la dérision caricaturale, ce clivage ne peut que se redoubler enune succession d'autres clivages 1.

Il est devenu classique depuis Freud de retrouver à l'œuvre les effetsd'une telle contradiction dans les trois phases instauration, construction,traitement de l'objet-fétiche celui-ci est à la fois vénéré et maltraité, iltémoigne de l'avant et de l'après (« le dernier moment pendant lequel on aencore pu penser que la femme est phallique »). Mais l'essentiel est que lesujet puisse se croire l'unique animateur de son désir 2. Animateur, maisnon le maître, défaillance que le fétichiste atteste en « fabriquant son objet(Masud Khan avance justement le terme de collage) bricolé à partir d'élé-ments prélevés dans, et valant pour, ce qui signifie la puissance de l'autre.

Le fétichiste instaurerait donc et chercherait à maintenir à tout prix unecroyance qu'authentifie pour lui le pouvoir de l'objet fétiche qui lui assuresa jouissance. Prolongeant la théorie qu'en a donnée la psychanalyse, onserait tenté d'aborder le rapport dans l'autre sens qu'est-ce qui, chez l'indi-vidu ou dans une collectivité, dans le domaine réservé de leurs croyances,tient lieu et fait fonction de fétiche? C'est peut-être par cette voie que peuts'opérer ici une convergence entre la psychanalyse et les sciences de l'hommequi recourent à la métaphore du fétichisme.

Métaphore, car il existe peu d'exemples aussi remarquables de migrationconceptuelle tout comme le type d'objets qu'il prétend étiqueter, le termede fétichisme vient toujours d'ailleurs Il se déplace, emprunté, sans connaîtrede terre natale, toujours renvoyé à son émissaire qui le renie, sans jamaisnon plus, passant ainsi d'un domicile d'adoption à un autre, aller jusqu'àdisparaître. Notion ou étiquette, le fétichisme circule entre une théorie des

i. C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre le déroutant renversement de termesénoncé sans détours par Freud dans l'article de 1927. Alors que le refoulement avait toujours étédéfini jusque-là comme portant sur la représentation (la répression porterait sur l'affect dont elleinhiberait le développement), voilà que le refoulement est maintenant couplé avec l'affect, lareprésentation tombant sous le coup de la Verleugnung. Voir sur ce point le commentaire d'AndréGreen dans son rapport sur l'affect au 30e Congrès des psychanalystes de langues romanes.

2. Cet « avantage avec ce qu'il implique de secret qu'on se garde, est aussi repéré dansl'article de 1927 « Il pouvait à son gré octroyer le brillant que les autres ne pouvaient pas per-cevoir »; et le fétiche n'est pas « reconnu par les autres ».

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PRÉSENTATION

religions héritée d'Auguste Comte et une sociologie héritée de Marx, entrel'ethnologie qui tend de plus en plus à la récuser et la sexologie qui aimeraitpouvoir classer l'anomalie dans son répertoire. Et, dans le même temps oùil perd toute valeur explicative des faits religieux « primitifs» sans d'ail-leurs qu'il ait été soumis pour autant, comme le fut le totémisme, à un déman-tèlement critique il est retrouvé partout dans nos sociétés pour rendrecompte de notre relation à des objets qui nous « aliènent » chacun s'emploieaujourd'hui à dénoncer complaisamment nos fétichismes, complaisammentcar tout conspire à perpétuer la fascination. Du coup, comme l'écrit JeanBaudrillard, le fétichisme devient « le concept-fétiche d'une pensée vulgaire,travaillant allègrement, sous le couvert d'une critique pathétique, à la repro-duction élargie de l'idéologie ».

Autrement dit, il paraît aussi justifié de critiquer la notion que difficilede s'en passer. On trouvera à cet égard dans les textes de ce recueil quin'émanent pas de psychanalystes, une convergence d'autant plus remarquablequ'elle ne fut pas délibérée. Les ethnologues, notamment, commencent tousparrenier, dans des termes très voisins, la « pseudo-théorie » du fétichisme qu'ilconviendrait d'abandonner, avec son ethnocentrisme outrageant, aux « mis-sionnaires et colonisateurs »; ils montrent comment le culte de certains objetsdotés pour leur détenteur d'un pouvoir particulier ne s'offre à l'analyse qu'unefois rigoureusement replacé dans l'ensemble du code des représentationsreligieuses, magiques et politiques, et ne saurait faire conclure à une forme,encore moins à une étape, de la religion. Mais, dans un second mouvement,qui, curieusement, n'est pas sans analogie avec le processus du déni (le féti-chisme n'existe pas, mais quand même.), l'existence d'objets fétiches, énig-matiques (et pas seulement pour l'observateur étranger) est bel et bien recon-nue, soumise à une description minutieuse; des interprétations, assurémentprudentes, sont proposées. Adler « Peut-être n'en reste-t-il pas moins qu'ilexiste des objets fonctionnant comme fétiches à l'intérieur d'une culture. »De même, Bonnafé pose fort bien l'alternative ou bien aucune correspon-dance ne peut être établie entre les objets de civilisation dits fétiches et lesobjets d'élection des pervers, ou bien les ethnologues auraient mis quelqueprécipitation (nous ajouterons pour exorciser en eux le « colonisateur ») àrenoncer à la notion; et il nous conduit, sans vouloir trancher théoriquementmais par la seule voie d'une analyse conséquente, à opter pour le secondterme. Pouillon, retraçant le trajet métaphorique et « non-cumulatif » de lanotion, dont les glissements de sens rendent définitivement illusoire et

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plus qu'inopérante occultante une conception qui prétendrait les unifier,propose qu'on se demande « non plus ce qu'est le fétichisme mais quand età propos de quoi on parle de fétiche ».

C'est avouer qu'il y a là comme un reste, qui ne serait pas seulementl'effet d'une information insuffisante ou d'un traitement scientifique incomplet.Une fois répudiée l'idée d'une religion fétichiste, on peut légitimement selaisser questionner par les énigmes dont les fétiches sont eux-mêmes lereste 1.

Cette tentative de confrontation sur la question du fétichisme nous amenés un peu plus loin qu'on ne pouvait l'attendre d'une réflexion parallèle,et au bénéfice, je l'espère, des uns et des autres, s'ils sont par là conduits àrepérer des secteurs plus ou moins camouflés de leurs expériences respec-tives ou, mieux, à dégager de leurs propres grilles d'explication les faits quis'y insèrent parce que la grille nous y incluons, bien entendu, la grillepsychanalytique leur a d'avance réservé leur place.

Or, comment ne pas être arrêté par la singularité du destin du féti-chisme ? Projeté sur la Nigritie pour être mieux méconnu dans la chrétienté,localisé dans l'enfance de l'humanité pour être plus radicalement exclu del'âge positif et, peut-on ajouter, hypertrophié en forme religieuse absolue,exclusive d'autres croyances qui coexisteraient avec elle, pour être plus faci-lement éludé dans ses manifestations partielles et marginales. Certaines « récu-sations » du fétichisme donnent envie de reprendre la boutade de Freud surl'analité des Trobriandais ces gens-là sont donc les seuls à ne pas être.fétichistes

On sera, pensons-nous, convaincu, à la lecture attentive des textes quisuivent, que la rencontre autour du fétichisme entre psychanalystes d'unepart, ethnologues et sociologues d'autre part, est possible et utile « ça » serépond d'un auteur à l'autre, du « divan» au « terrain », et de façon plusféconde que sous la forme du colloque « interdisciplinaire » qui ne fait qu'ac-

i. On sera sensible ici au fait que des « philosophies aussi différentes que celles de deBrosses, d'Adam Smith et Comte s'accordent pour faire dériver le fétichisme du sauvage de lacuriosité à l'égard de l'irrégularité apparente, de l'anomalie. (Cf. les textes cités par G. Can-guilhem dans son essai « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du féti-chisme chez Auguste Comte in Études d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968.)

PRÉSENTATION

centuer la fermeture des discours; il y a ici, incontestablement, comme l'at-teste le recours spontané à des expressions identiques chez des spécialistesdifférents au moment de cerner la singularité du phénomène, des correspon-dances qu'il faudra approfondir. L'impression qui se dégage de cette réuniond'observations et d'analyses est que ces correspondances, pour être produc-tives à l'intérieur de chacune des disciplines ici convoquées, ne doivent pasêtre cherchées terme à terme. On notera, par exemple, que ce ne sont pas lesfilms tentant d'illustrer la perversion fétichiste que Roger Dadoun confronteà la théorie psychanalytique du fétichisme ce sont les films d'horreur. Onpourrait, plus généralement, se demander et ceci indiquerait, au delà duproblème particulier qui a motivé ce volume, toute une voie de collaborationentre les psychanalystes et les ethnologues dont le rendez-vous fut, tant avecles culturalistes qu'avec Géza Rôheim, un rendez-vous plusieurs fois manquési les échanges n'impliquent pas tout autre chose que des applications d'un

champ à l'autre. Nous proposions plus haut d'opérer une relative désintri-cation des divers éléments présents dans la théorie psychanalytique du féti-chisme (castration, déni, clivage). Tenir une telle suggestion pour une hypo-thèse de travail légitime n'irait pas sans conséquences anthropologiques iln'est pas établi par la psychanalyse que la fonction du complexe de castrationcentré sur le primat du phallus ait partout la même portée symbolique ou,à tout le moins, fasse intervenir des termes équivalents; rien n'assure nonplus que le déni porte exclusivement sur la « réalité » de la castration; onpourrait enfin supposer que la fonction de l'objet fétiche chez le pervers estremplie, au sein d'une société donnée et même de toute société, par undomaine ou un mode de croyances; la« correspondance» ne serait pas, par làmême, à chercher entre des objets également étiquetés comme fétiches parla psychanalyse et l'anthropologie, ni même nécessairement entre desobjets. Car alors, ce qui serait en cause, c'est un lieu de l'inconscientet, pour reprendre les termes de Bonnafé, « la position d'un fragment entierdu champ idéologique ». On verra que ces deux lignes de recherches -inter-rogation d'objets énigmatiques, détermination d'un mode de croyancene cessent de se côtoyer dans les contributions ici rassemblées.

Illusion fétichiste? Soit, mais quel savoir la récusera si, dans ce qu'il nie,dénie et renie, il ne peut que l'engendrer?

J.-B. PONTALIS

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