NOUVELLES VAGUES EN MÉDITERRANÉE · UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE Le contexte a changé bien sûr,...

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N°57 MAI 2016 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS DOSSIER P. 32 LE TEMPS DU COMMUN QUATRE QUESTIONS CLÉS POUR REFONDER L’EUROPE P. 36 GRAND ENTRETIEN LA LOI TRAVAIL DU PCF VS LA LOI EL-KHOMRI Denis Durand MAYA SURDUTS, UN FÉMINISME DE LUTTES P. 44 FÉMINISME Parti communiste français NOUVELLES VAGUES EN MÉDITERRANÉE

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N°57 MAI 2016 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

DOSSIER

P. 32 LE TEMPS DU COMMUN

QUATRE QUESTIONS CLÉSPOUR REFONDERL’EUROPE

P. 36 GRAND ENTRETIEN

LA LOI TRAVAIL DU PCFVS LA LOI EL-KHOMRIDenis Durand

MAYA SURDUTS, UN FÉMINISME DE LUTTES

P. 44 FÉMINISME

Parti communiste français

NOUVELLES VAGUESEN MÉDITERRANÉE

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La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Clément Garcia, Léo Purguette, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Caroline Bardot, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, Mickaël Bouali,Davy Castel, Étienne Chosson, Maxime Cochard, Séverine Charret, Quentin Corzani, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Alexandre Fleuret,Florian Gulli, Nadhia Kacel, Corinne Luxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, Marine Roussillon, BradleySmith, Alain Vermeersch • Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey

Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19)Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : mai 2016 - N°57 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Jean Quétier et Caroline Bardot

LA REVUEDU PROJET

MAI 2016

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3 ÉDITOJean Quétier Panama contre les 99%

4 POÉSIESFrancis Combes Attila József

5 REGARDThomas Morel Manifestation

6 u26 LE DOSSIERNOUVELLES VAGUES EN MÉDITERRANÉE Mickael Bouali Penser l’Europe en lien avec la Méditerranée Jean-Marc Coppola Mare pacisMickael Bouali Reconstruire le front de la raison Alain Gresh Le terrorisme, un faux ennemi Haoues Seniguer Comprendre les violences au Moyen-Orient et leurs conséquences Sylviane de Wangen L’espace méditerranéen à l’épreuve de la question migratoire Cécile Dumas Italie, France : pour un accueil décent Christophe Chiclet Quand la Troïka bloque les aspirations démocratiques Héloïse Nez Le succès de Podemos en Espagne : rompre avec les tabous de la gauche Sarah Ben Néfissa Frères musulmans en Égypte et en Tunisie La charte du Rojava

27 LECTRICES/LECTEURSJulien Ballaire Le licenciement économique facilité

29u31 LE TEMPS DU COMMUNFrancis Wurtz La (vraie) leçon à tirer de l’expérience grecque Anne Sabourin Changer la politique de la France en EuropeDenis Durand Politiques économiques en Europe : une cohérence pour sortir de l’impasse Lydia Samarbakhsh Accueillir les migrants c’est commencer à changer l’Europe

32u35 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENDenis Durand Loi travail du PCF versus loi El-Khomri PUBLICATIONS DES SECTEURSGlobule Rouge Avec détermination et ambition !

36 COMBAT D’IDÉESGérard Streiff Le FN version 2016Une extrême droite adaptée et inchangée

38 CRITIQUE DES MÉDIAHenri Maler Horreur : des « pas concernés » sont dans la rue contre la loi El Khomri !

40 FÉMINISMEMaya Surduts, un féminisme de luttes

42 PHILOSOPHIQUESFrançois Fourn Étienne Cabet (1788-1856), le temps de l’utopie communiste

44 HISTOIREPhilippe Minard Edward P. Thompson, historien radical

46 PRODUCTION DE TERRITOIRESCorinne Luxembourg La vitesse et la ville

48 SCIENCESColette Le Lay La Lune

50 SONDAGESGérard Streiff L’Église catholique chahutée

51 STATISTIQUESFanny Chartier Distinguer corrélation et causalité

52 LIREMarie-Florence Ehret La littérature jeunesse, une littérature à part ?

54 CRITIQUES• Côme Simien Comprendre et enseigner la Révolution française.Actualité et héritages • Pierre Crépel La critique de la science depuis 1968 • Gérard Streiff Esquisses révolutionnaires• La Pensée « Islam(s) aujourd’hui »

56 DANS LE TEXTEFlorian Gulli et Jean Quétier Le parti ne fait que des propositions réalisables

58 BULLETIN D’ABONNEMENT

59 ORGANIGRAMME

Le livre part de l’étude d’OXFAM,publiée début janvier. Il a deux ambi-tions essentielles : faire la pédagogiedu système capitaliste qui permet aux1% d’imposer leur loi et démontrer queles 99% (et notamment les Français)peuvent reprendre la main sur le coursde l’histoire. Contrairement à tous leslivres politiques du moment, il dit

« nous » (et non « je ») et porte sur lebesoin d’unité et de réinvestissementpopulaire dans la politique. On yretrouve des éléments d’analyse, deprojet, la question de l’engagement,de la France et du PCF. Contrairementà ce qu’on a pu lire dans certains média,les questions soulevées vont au-delàde 2017 !

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ÉDITO

Panama contre les 99%

L e scandale des «  Panamapapers », révélant les rouages dusystème d’évasion fiscale àgrande échelle organisé par l’in-

termédiaire du cabinet MossackFonseca, a fait couler beaucoup d’en-cre ces dernières semaines, et l’on n’asans doute pas fini d’en entendre par-ler. Les sommes d’argent qui sont en jeusont d’une telle ampleur qu’il est diffi-cile, pour la plupart d’entre nous, d’enprendre véritablement conscience. C’estd’ailleurs parce que le pactole panaméendépasse littéralement l’entendementqu’il avait absolument vocation à restercaché aux yeux du plus grand nombre.Seulement voilà, le mal est fait, leConsortium international des journa-listes d’investigation a trouvé la faille etles dominants sont pris la main dans lesac. Le roi est nu. On comprend que lemonde des riches s’affole, que leursporte-parole paniquent, à l’image d’YvesThréard, directeur adjoint de la rédac-tion du Figaro, ne craignant pas de com-parer la publication de la liste des éva-dés fiscaux à celle des victimes du sida. Si la peur les saisit, c’est bien en raisondes effets que de telles révélations ris-quent d’avoir, de la menace qu’elles fontpeser sur leur monde.

LA LUTTE DES CLASSES EXISTEEt face au danger qu’ils sentent poindreà l’horizon, tous ces gens font preuved’une solidarité de classe à touteépreuve. C’est ce qu’ont montré demanière exemplaire les sociologuesMichel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans plusieurs de leurs ouvrages.Quand leurs intérêts sont menacés, lestenants du capital s’avèrent plus sou-dés que jamais. Il n’est pas pour autantquestion de théorie du complot, d’uneoppression qui serait fomentée parquelques êtres diaboliques qui auraientdécidé de s’associer et de s’entendre.Voir les choses ainsi reviendrait à raison-ner à l’envers et à dédouaner à boncompte les structures mêmes du modede production capitaliste. Nous n’avonspas affaire à la dérive sordide, orches-

trée par une poignée d’individus, d’unsystème qui en lui-même serait irrépro-chable ou tout au moins moralisable.Les « Panama papers » ne sont que lapartie désormais émergée de l’iceberg.On connaît la phrase du milliardaire états-unien Warren Buffet, reconnaissant sansambages que la lutte des classes existebel et bien et que les forces du capitalsont en train de la gagner. Le scandaledes « Panama papers » en est la confir-mation – ou plutôt la confirmation par-tielle. Que la lutte des classes existe, iln’est plus permis d’en douter. Que lecapital soit nécessairement en positionde l’emporter, c’est ce qui est moins sûret qui, pour tout dire, dépend de nous. L’enjeu central de notre temps est demontrer que nous sommes bien les 99 %,autrement dit que les exploités sontmajoritaires et qu’ils ont intérêt à s’uniret à faire preuve d’une solidarité encoreplus grande que celle qui cimente le clubdes 1 %. Inutile d’entrer ici dans les détailsdes fausses divisions qu’on veut nousfaire prendre pour de vrais clivages, ellessont connues : travailleurs du publiccontre travailleurs du privé, employéscontre privés d’emploi, «  Français  »contre « étrangers »… Face à elles, ilimporte que l’affirmation : «  noussommes les 99 % » devienne plus qu’unslogan et prenne la consistance d’uneréalité en acte. C’est l’enjeu auquel sontconfrontés tous les mouvements quifleurissent dans le pays depuis plusieurssemaines, de la mobilisation contre leprojet de loi El Khomri aux Nuits debout.La question : comment massifier ? estsur toutes les lèvres. Et pour cause. Marxdisait déjà en son temps qu’une idéedevient une puissance matériellelorsqu’elle s’empare des masses. À cetitre, l’éclosion de ces « cent fleurs dumois de mai » que chantait Jean Ferrata de quoi nous donner espoir. Il est bonde se souvenir qu’il y a quatre-vingts anstout juste le Front populaire ouvrait lavoie des conquêtes sociales pour laFrance. En 1936, la coïncidence de l’es-poir politique et du mouvement socialavait su imposer au capital des conces-sions de taille.

UN AUTRE MONDE EST POSSIBLELe contexte a changé bien sûr, et il nes’agit pas d’appliquer mécaniquementune recette miracle. Le Front populaireest simplement là pour nous rappelerqu’un autre monde est possible, contrai-rement à ce que nous martèlent à lon-gueur de journées les dogmes néolibé-raux. Nous ne disposons pas de solutionstoutes faites mais nous cherchons, inlas-sablement, des réponses. Les cheminsde l’alternative politique – qui passentpar la prise de conscience que les 99 %doivent s’unir – seront au cœur desdébats du congrès du Parti communistefrançais qui se tiendra au début du moisprochain. La Revue du Projet entendjouer son rôle d’outil au service des com-munistes, pour approfondir et enrichirles débats. N’hésitez pas à vous en sai-sir, à vous l’approprier, à la faire connaî-tre aux communistes, mais aussi au-delàde nos rangs. Car c’est au plus près dela population, dans l’échange et la dis-cussion avec les classes populaires, quenous pourrons tenter de construire desréponses satisfaisantes. C’est notam-ment la vocation de la grande enquêteintitulée « Que demande le peuple ? »,lancée dès à présent par les commu-nistes et visant à faire émerger les exi-gences des citoyennes et des citoyens.Les résultats de cette consultationseront synthétisés nationalement et ren-dus public lors de la prochaine Fête del’Humanité. Sachons rendre productivesles milliers de rencontres que nous avonsl’ambition d’organiser. Il y a du pain surla planche ! n

JEAN QUÉTIERRédacteur en chef

de La Revue du projet

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A ttila József est non seulement l’un des poèteshongrois les plus importants, mais certainementl’une des figures les plus attachantes de la poé-

sie mondiale.Il est né le 11 avril 1905 à Ferencváros, un faubourg deBudapest. Son père était ouvrier savonnier. Il abandonnala famille quand l’enfant avait trois ans. Sa mère étaitlavandière et elle eut bien du mal à subvenir aux besoinsde ses trois enfants, Attila et ses deux sœurs. Elle dutenvoyer le garçon à la campagne, où, jusqu’à sept ans, iltravailla comme porcher. (La pauvreté fut une com-pagne de toute sa vie). Il réussit cependant, grâce à l’aidede son beau-frère, désigné comme tuteur, à faire debonnes études, notamment en français et en philoso-phie. L’un de ses premiers poèmes, Le Christ révolté, luivaut d’être accusé de blasphème. Un autre, son trèscélèbre Cœur pur, scandalise son professeur et lui inter-dit l’accès à l’enseignement. « À un homme qui écrit detelles choses nous ne saurions confier l’éducation desgénérations futures » avait déclaré le professeur. Il dutdonc d’abord travailler comme employé, dans une librai-rie puis dans une banque. Mais grâce à l’appui d’un richemécène, Hatvanyi, il put voyager en France, en 1926, sui-vre des cours à la Sorbonne, rencontrer Tzara et Seuphoret faire plus ample connaissance avec la poésie fran-çaise. Il est d’ailleurs une sorte de frère hongrois de Villon.C’est dans cette période aussi que se forment ses idéespolitiques, au départ anarchistes et communistes. Il atraversé une époque marquée par la guerre de 14-18, larévolution des Conseils en Hongrie, son écrasement en1919 et la montée des fascismes. De retour en Hongrie,il rejoint le parti communiste. Pendant la période de ladictature de Horthy, il connaîtra certaines divergencesavec ses camarades (il était partisan d’une union typefront populaire et fut en butte au sectarisme) ; il seramême mis à l’écart. En proie à de graves problèmes psy-chiques (une schizophrénie qui ira s’aggravant et le pous-sera finalement au suicide), il s’intéresse aussi à la psy-chanalyse et fut l’introducteur de Wilhelm Reich enhongrois. (Attila József est à la fois un grand poète lyriqueet un intellectuel d’une vive intelligence théorique).Le 3 décembre 1937, dans la petite bourgade deBalatonszárszó, sur le bord du lac Balaton, il sort pouraller acheter des allumettes, se dirige vers la gare et sejette sous un train. Étrangement, cette mort était annon-cée par un de ses premiers poèmes, Un homme ivre surles rails.Sa vie douloureuse fut quand même éclairée par quelquesgrands amours. Celui pour sa mère, d’abord, puis pourJudit Szantó, une jeune et belle militante et puis pourFlora, qui tenta de le soigner.Sa poésie se distingue à la fois par son émotion, son atta-chement viscéral au monde des pauvres, des prolétaireset en même temps par sa grande richesse de forme, samaîtrise exceptionnelle du vers, le raffinement de sesimages. Certains de ses poèmes sont connus de tousles Hongrois.Il a été traduit en français et a bénéficié de nombreuseset souvent très belles adaptations, par exemple d’EugèneGuillevic, Jean Rousselot, Charles Dobzynski…

FRANCIS COMBES

Attila József

Je n’ai ni père, ni mère,ni dieu, ni patrie,ni berceau, ni linceul,ni baiser, ni maîtresse.

Voilà trois jours que je ne mangeni beaucoup ni peu.Mes vingt ans, c’est ma puissance.Mes vingt ans, je les vends.

Si personne ne les veut,Que le diable les prenne.le cœur pur je force les portes,Et s’il faut, la mort j’apporte.

On m’attrape et on me pend,En terre bénie on m’étend,de la mort la mauvaise herbepousse sur mon cœur superbe.

Mars 1925

Alors, je suis parti dans la forêt.Vent léger – les feuilles bruissentcomme des tracts. La terre se tait

lourde, couchée. Les branches, des poings qui se tendent :« Tout le pouvoir ! »… Dans ma chevelure feuilluetombe une branche sèche. Desséchées, les branchestombent.

Frappé d’exclusion, pour un instant seulement. Gronde, camarade forêt ! J’ai l’impression que je craque.Frappé d’exclusion, pour un instant seulement.

Un jappement sauvage m’attaque,je marche, pendant que ma force ramasse,le chagrin, comme une vieille du bois mort.

Juste une larme – une fourmi y boit,elle y mire son visage, pensiveet maintenant, ne sait plus que faire.

Automne 1931

(traductions Francis Combes)

Attila József, Le mendiant de la beauté, traductions deFrancis Combes, Cécile Holdban, Georges Kassai. Le Tempsdes Cerises, 2014.Les éditions Phébus ont aussi publié un gros volume réunis-sant de nombreuses traductions d’Attila József.

Cœur pur

Crève-cœur

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REGARD

L a vulgate libérale nous affirme souvent que la classeouvrière aurait disparu, engloutie sans doute dans les

eaux profondes de l’économie numérique. Mais les ouvriersqui composent 25% des actifs en France ont surtout été éloi-gnés des écrans médiatiques. La loi travail, de par sa violence,

a provoqué un mouvement social que l’on n’avait pas vu depuislongtemps et a redonné, malgré elle, une visibilité aux ouvrierset aux classes populaires.

@Thomas Morel

Manifestation

THOMAS MOREL

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La Méditerranée est régulièrement au premier plan de l’actualitéen ce qu’elle représente une importante ligne de fracture Nord-Sud et reste une barrière funeste pour nombre de réfugiés fuyantla guerre et la misère. Elle est aussi au centre des espoirs du faitdes nombreux mouvements progressistes qui se sont dévelop-pés sur ses rivages. Penser cet espace éminemment stratégiquede manière cohérente est un objectif idéologique majeur.

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PRÉSENTATION

Penser l’Europe en lien avec la Méditerranée

aisé d’envisager la Méditerranée demanière cohérente afin de placer cetespace au cœur de notre numéro. Celaétant, plus de soixante ans après, lesrigides découpages disciplinaires etl’horizon idéologique saturé de réfé-rences huntigtonienne rendent l’en-treprise bien plus complexe qu’initia-lement escompté.Le paramètre religieux se manifes-tant, de surcroît, par une prégnanceimportante depuis plus d’une décen-nie, il apparaît malaisé de trouver desspécialistes s’efforçant de penser lesdeux rives de la Méditerranée dansun cadre d’analyse unitaire, commesi les eaux turquoises de la mer déli-mitaient deux entités radicalement,essentiellement, différentes. Englober,cependant, des milliers de kilomètresd’espace, de l’Afrique de l’Ouest àl’Indonésie sous le vocable simplistede terre d’Allah ne semble pas gêneroutre-mesure les faiseurs d’opinion,ainsi que l’attestent les récentes polé-miques. Et pourtant n’y a-t-il pas plusde points communs et de liens genrela Grèce, la Turquie et la Bulgarie,toutes trois provinces d’un mêmeempire durant les derniers siècles

qu’entre Bamako et Djakarta ?Davantage de points de contact entreMarseille et Tunis, seulement sépa-rées par quelques centaines de kilo-mètres d’une mer qui fut bien plussouvent une interface qu’un murétanche, qu’entre Dar es Salam et laNazran des confins du Caucase ?Ne nous y trompons pas, il y a bienun choix idéologique derrière lesdécoupages régionaux et géogra-phiques auxquels on voudra bien pro-céder. Envisager la Méditerranéecomme cadre cohérent, c’est refusertout à la fois le découpage entre enti-tés culturalo-religieuses distincte-ment délimitées, qu’on tâche de nousvendre depuis quarante ans, et laréduction de cette mer à sa seule fonc-tion de frontière « charnier » d’uneUnion Européenne perçue commeun bastion régional de richesses.C’est également prendre en compte lapluralité des perceptions de celle-ci.De la mare autour de laquelle les Grecsétaient dispersés comme des crapauds,ainsi que l’écrivait Platon, sévèrementdisputée entre Hellènes, Phéniciens etÉtrusques à la mare nostrum, domes-tiquée, centre de la puissance romaine,

PAR MICKAEL BOUALI*

u’est-ce que la Méditer -ranée ? » se demandait déjàFernand Braudel dans sathèse monumentale.« Mille choses à la fois, nonpas un paysage, mais d’in-

nombrables paysages, non pas unemer, mais une succession de mers, nonpas une civilisation, mais des civilisa-tions entassées les unes sur les autres.Voyager en Méditerranée, c’est trouverle monde romain au Liban, la préhis-toire en Sardaigne, les villes grecquesen Sicile, la présence arabe en Espagne,l’Islam turc en Yougoslavie. C’est plon-ger au plus profond des siècles,jusqu’aux constructions mégalithiquesde Malte ou jusqu’aux pyramidesd’Égypte » finit-il par trancher. Unensemble riche donc, fort divers maisqui, comme tout ensemble conservetout de même une certaine unité et destraits communs. Précédés par d’aussiprestigieux devanciers, il aurait dû être

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le paysage physique est le même maisdu point de vue du paysage mental, ily a un gouffre ! Cœur du christianismeaux débuts de celui-ci, lorsque les cinqprincipaux évêchés, pourtant sur troiscontinents distincts sont baignés parses eaux, elle sera quelques siècles plustard « la mer des Califes », point deconvergence entre dominationsOmeyade, Abbasside et Fatimide.Horizon menaçant, depuis lequel

déferlent les envahisseurs ayant pris lacroix, vecteur d’enrichissement pourles cités commerçantes de la Renais-sance italienne ou encore enjeu d’uneâpre rivalité entre Charles Quint etSoliman le Magnifique, des sièclesd’une histoire mouvementée ontdonné à cet espace une myriade designifications à laquelle chaque époquea dûment contribué.En ce qui concerne la nôtre, trois élé-ments s’avèrent particulièrementmarquants. D’une part, il y a l’ensem-ble des mouvements de masse ayantéclaté en 2011. Printemps arabes,Indignés espagnols, intense mouve-ment social en Grèce, c’est tout lepourtour méditerranéen qui connaîtune effervescence sociale sans pré-cédent depuis quelques années.Certes, les causes profondes de cesmouvements sont diverses, et la criseéconomique ne saurait, à elle seule,tout expliquer mais il est frappant deconstater que sur chacune de sesrives, c’est le même mode opératoirequi va se diffuser. De Tahrir à la Puerta

del Sol en passant par le Bardo, l’oc-cupation des places va permettre decatalyser la colère populaire etd’ébranler, pour un temps, l’ordre éta-bli. En outre, ces mouvements médi-terranéens vont se caractériser parune implantation de masse qu’on neretrouvera pas, Yémen mis à part,dans les mouvements contemporainstels Occupy Wall Street. Autre élément marquant, qui découle

directement de 2011, l’état de guerrequi se généralise lentement de la Syrieà la Libye. La féroce répression des des-potes locaux, l’intervention armée desOccidentaux et le soutien des pétro-monarchies et de la Turquie à de puis-sants groupes djihadistes ont durable-ment déstabilisé la région et provoquédes centaines de milliers de morts.Bien plus, alors que le conflit syrien agagné la Turquie et le Liban, la situa-tion en Libye menace désormais l’in-tégrité de la Tunisie. Conséquencelogique de ce chaos, des milliers deréfugiés fuient la guerre et viennentchercher refuge en Europe. LaMéditerranée faisait déjà office denécropole frontalière, avec ses nau-frages récurrents au large de Gibraltaret Lampedusa, et ses 30 000 morts envingt ans. Mais depuis 2015, on achangé d’échelle, et la terrible imagede ce petit enfant échoué sur les côtesturques illustre toute l’urgence de lasituation. Loin d’être à la hauteur faceà cet afflux massif de malheureux, lesmurs ont fleuri sur la rive nord de la

Méditerranée et la Réaction y a trouvéun combustible de premier ordre pourparvenir au pouvoir.

La Méditerranée est donc cet espacestratégique, souvent vecteur de métis-sage et aujourd’hui frontière Nord-Sudimplacable. En tant que communistesfrançais, nous avons régulièrementl’occasion de penser l’Europe, a for-tiori en cette période de crise de ladette.Mais il serait illusoire de prétendrerépondre avec pertinence aux défis quise posent à l’Europe sans intégrer laMéditerranée à notre réflexion. Déjà,à la fin du IIe millénaire avant notreère, durant la période dite des« Peuples de la Mer », dans un mondeoù la circulation des hommes et desinformations étaient bien plus problé-matiques, des crises de subsistance àl’Ouest pouvaient amener à la destruc-tion de puissants empires au Levant.Comment ne pas se figurer, aujour -d’hui, à l’heure d’internet, du Guidagepar satellite (GPS) et des moyens detransport modernes, que l’onde dechoc de la déflagration généralisée quise répand sur les rive Est et Sud de laMéditerranée ne nous percute priori-tairement ? Aussi il y a donc urgence, pour nous,de penser cet espace et d’œuvrer, parnotre réflexion, à détourner notrepays d’un tropisme atlantique, lourdde signification idéologique et ves-tige de la guerre froide vers de nou-velles relations bilatérales dont laMéditerranée serait la pierre angu-laire. Ce n’est qu’ainsi que cette mercessera d’être un sinistre cimetièrepour devenir un espace de paix et deprogrès humain partagé. n

« Les murs ont fleuri sur la rive nord de la Méditerranée et la Réaction

y a trouvé un combustible de premier ordre pour parvenir au pouvoir. »

*Mickael Bouali est responsable dela rubrique Histoire. Il a coordonnéce dossier.

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RPAR JEAN-MARC COPPOLA*

L e monde bouge, et avec unerapidité stupéfiante. Il a y eu plusde changements ces trente der-

nières années qu’au cours des trois siè-cles écoulés. Et l’avenir proche estincertain. Une certitude : le monde de demainsera multipolaire, et les institutions etles lois internationales devront êtreadaptées. Un monde multipolaire danslequel les seules données en croissancesont les injustices et les inégalités.Selon différentes études de l’Organi -sation des nations unies (ONU), dansseulement quatre ans, la populationdes classes moyennes aura triplé enAsie. En 2020, elles seront donc plusnombreuses qu’en Occident.

SORTIR DES LOGIQUES DE CONCURRENCE Nous assistons à un renversementmajeur du rapport des forces écono-miques et donc géopolitiques. Denombreux foyers de tensions et desguerres témoignent de la recherche deleadership économique, donc poli-tique. Mais en toile de fond, le capita-lisme recherche la meilleure voie pourassurer son avenir et sa prospérité.C’est dans ce cadre que se poursuiventen catimini les négociations sur leTraité de libre-échange transatlantique(TAFTA) avec la recherche de domina-tion impériale des États-Unis surl’Europe. Ce projet, s’il aboutissait, ins-tituerait la zone de libre-échange la

plus importante de l’Histoire, couvrant45,5 % du Produit intérieur brut (PIB)mondial, 850 millions de consomma-teurs, où marchandises et investisse-ments vogueraient librement par-des-sus l’Atlantique.Autant dire que le défi principal denotre époque est l’implication descitoyens de la planète à construire un

monde où chacune et chacun peutvivre, s’épanouir et s’émanciper, libre,en paix, dans le respect de la personneet de notre environnement. L’urgenceest donc à sortir des logiques deconcurrence et de domination qui nefont qu’accroître les inégalités, lesmigrations et à diminuer l’espérancede vie de notre planète.Construire une politique méditerra-néenne de sécurité collective et de paixDans ce cadre, la France dans l’Europea un rôle majeur à jouer, en sortant dusoutien atlantiste et des logiques d’al-légeance envers tout autre pays dontl’ambition serait d’imposer sa domi-nation sur tout ou une partie dumonde. Géographiquement position-née à la fois sur la façade atlantique,en cap extrême de l’Europe et de l’Asie,à la jonction entre le Nord et le Sud del’Europe et en interface naturelle del’Afrique, la France baigne enfin dansla mer Méditerranée dont l’histoirenous a mêlés au destin de nombreuxpeuples. Faisons de cet héritage et de cette réa-lité le socle pour construire une poli-tique méditerranéenne de sécurité col-lective et de paix fondée sur les droitsdes peuples et promouvoir de nou-velles coopérations. Creuset de civili-sations, l’aire méditerranéenne a unehistoire, des cultures, des modes devie qui se rencontrent et s’entrelacentdepuis des siècles voire des millénaires.De la Grèce à la Syrie, en passant parla Turquie et la Palestine, cet espacecommun vit dans le tourment.La construction d’espaces de coopé-

rations est le défi le plus pressant pourréhumaniser notre monde. Coopéra -tion dans la sphère de la productionet des échanges de biens et de services.Coopération entre les citoyens d’unquartier, d’une ville, entre les territoireset entre les peuples. Les institutionstransnationales sont dans l’incapacitéou plutôt le refus d’établir les bases

d’un vivre-ensemble planétaire, repo-sant sur la dignité et l’émancipationdes peuples. De l’ONU à l’Union euro-péenne (UE). Je ne parlerai évidem-ment pas des organisations commer-ciales ou financières.Le processus européen est un échecqui tourne chaque jour un peu plus ledos à toutes les aspirations qui fon-daient la légitimité du projet. Le chan-tier de sa refondation prendra dutemps. Il incombe à celles et ceux qui

croient en la solidarité internationaled’engager la bataille pour des coopé-rations d’un type nouveau. Une coo-pération qui ne serait ni une uniond’États au sommet encore moins unefédération intégrationniste à marcheforcée. Une coopérative où tout lemonde serait réellement à égalité.Après tout, une « Union méditerra-néenne » aurait au moins autant delégitimité que notre Union euro-péenne. La Méditerranée doit redevenir le ber-ceau d’humanité et d’échange qu’ellea toujours été. Car, oui, nous avonsbesoin de relations de haute qualitéavec les pays riverains de la Méditer -ranée. L’actualité tumultueuse et sou-vent dramatique de cette dernièredécennie nous conforte dans l’exi-gence de comprendre et d’agir. Nonpour administrer des conseils, desjugements à des pays souverains ou àleurs peuples, mais pour réfléchir à ceque nous pouvons et devons faireensemble.Il ne s’agit ainsi pas seulement de trai-ter de la place de notre pays dans unepolitique méditerranéenne, commec’est le cas actuellement avec cetteUnion pour la Méditerranée, née sousSarkozy, reformulée sous Hollande

MARE PACISPour une Méditerranée de la paix, actrice d’une politique nouvelledes coopérations internationales

« Le colonialisme et l’esprit de colonie sontmorts ; rien ne les ressuscitera. Et plutôt

que de ruminer les haines du passé, le soucide se tourner vers l’avenir et les projets

communs doivent l’emporter. »

« Des politiquesd’aménagement

des territoires pour fixer les

populations ruralesen leur assurant de pouvoir vivre de leur travail. »

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mais toujours marquée par uneconception atlantiste et occidentaliste.Il s’agit de répondre à l’exigence desécurité, de paix, de solidarité et derespect en Méditerranée, indissocia-ble du développement des pays qui lacomposent. Au plan économique,nous devons réaffirmer l’intérêt dedévelopper et d’amplifier les échangescommerciaux mutuels, créateursd’emplois.Au plan politique, nous devons peserdans des dossiers clés comme le conflitisraélo-palestinien, la réforme del’ONU, nous devons chercher à nouerdes alliances face aux grandes ques-tions. La France ne doit avoir aucuneambition dominatrice, ses intérêts sontle plus souvent convergents avec ceuxde ses voisins du Sud. Le colonialismeet l’esprit de colonie sont morts ; rienne les ressuscitera. Et plutôt que deruminer les haines du passé, le soucide se tourner vers l’avenir et les pro-jets communs doivent l’emporter.La plupart des pays de la rive Sud ontun immense besoin d’emplois et d’ac-tivité. Pour la Banque mondiale, il fau-drait créer 100 millions d’emplois endix ans au Moyen Orient et en Afriquedu Nord pour stabiliser la situation. Orle rythme actuel est au-dessous de lamoitié des besoins. Une politique de coopération équili-brée est nécessaire en Méditerranée.Elle peut porter évidemment surl’énergie entre pays producteurs etpays consommateurs. Elle peut por-ter sur l’agriculture et ainsi éviter l’ur-banisation effrénée gonflant les iné-galités et les ghettos en banlieue desvilles. Cela suppose des politiquesd’aménagement des territoires pourfixer les populations rurales en leurassurant de pouvoir vivre de leur tra-vail. Choisissons la préférence médi-terranéenne dans certaines produc-tions. Ce serait une mesure de sagesseet de prévoyante intelligence aucontraire de la mise en concurrenceau niveau des produits agricoles, de larive Nord et la rive Sud. Cette coopé-ration doit porter aussi sur l’eau, si rare,dont la gestion – de la production àl’assainissement – nécessite de grosinvestissements. Dans le domaine de la formation, dela recherche et l’Université, l’insuffi-sance du travail en commun est crianteentre pays francophones. Là sont lesclés de la souveraineté des peuples parl’indépendance économique et socialedes pays. Cette coopération doit êtreaussi culturelle : dans le domaine del’édition, du cinéma, de la télévision…Enfin la Méditerranée est le berceaudes idées de démocratie, de politique,d’humanisme… Or la communautéinternationale est spectatrice d’une

véritable tragédie. Sous ses yeux sedéroule un crime contre l’humanité.Plus de 30 000 morts en Méditerranéedepuis 2000. 3 770 en 2015, un recordsinistre. Plus de 1 600 depuis le débutde l’année. Avec l’arrivée de l’été, lestentatives désespérées de passage vontse multiplier. Le continent européenest devenu le plus mortifère du mondepour les migrants.

Nous ne pouvons continuer d’ignorerque ces enfants, ces femmes, ceshommes essaient de sauver leur vie enéchappant à la guerre, aux persécu-tions, aux crises économiques drama-tiques, aux conséquences du réchauf-fement climatique dont, directementou indirectement, elle porte la respon-sabilité. Si la première des prioritésdoit être de mettre un terme à cettetragédie en sauvant des vies, il s’agitaussi de redéfinir sa politique des visasrespectant les droits de l’homme, dela femme et de l’enfant, être solidairedes pays méditerranéens de premierasile.

UNE ZONE D’ACCUEIL ET DU VIVRE ENSEMBLELa crise au Proche-Orient explique lar-gement la situation. Les puissancesdites occidentales, dont certains Étatseuropéens, ont une large part de res-ponsabilité dans la déstabilisation decette région notamment via les guerresen Irak, en Afghanistan ou en Libye.Les États membres de l’Union euro-péenne dont la France ne peuvent pasintervenir militairement sans se préoc-cuper du sort des populations civiles.Ni économiquement, exiger des plansd’austérité, mettre en place des trai-tés de « libre-échange » avec les paysdu pourtour de la Méditerranée sansse préoccuper des conséquences pourles populations. On ne peut faire l’im-passe sur des siècles de politiques colo-niales qui ont vidé le continent afri-cain ou le Proche et Moyen-Orient deses richesses, de la maîtrise de ses res-sources, de la liberté de ses habitantssous des régimes autoritaires com-plices de cette prédation.Les Européens doivent se rappeler leurhistoire. Eux qui furent près de 50 mil-lions à migrer vers d’autres continents

entre 1850 et la Première guerre mon-diale. L’aire méditerranéenne doit êtreune zone d’accueil et de vivre-ensem-ble. L’UE doit garantir une entrée sécu-risée et légale à tous les réfugiés etmigrants.Parler politique ne peut pas être unsupplément d’âme, et c’est moins l’his-toire que la globalisation du monded’aujourd’hui qui nous l’impose. Un

monde de plus en plus mobile, danslequel les échanges se multiplient : leséchanges commerciaux mais aussi leséchanges entre les êtres humains. Dansle monde globalisé, il faut pouvoirpeser. Dans le monde multipolaire enmarche, les solidarités méditerra-néennes peuvent se révéler consis-tantes et efficaces face aux intérêtsaméricains ou chinois. La question n’est pas celle de la sortiede l’Europe, ni de la fermeture de sesfrontières. Ce qui nous est posé par laviolence et l’inhumanité de la criseinternationale des migrations est dedéfinir le rôle politique et économiquede l’Europe au XXIe siècle, pour unepaix mondiale et de nouvelles coopé-rations internationales. Mais l’Europea peur. C’est un continent vieillissantqui a voulu dominer le monde pen-dant plus de cinq siècles. Aujourd’hui,ses dirigeants cherchent à préserverleurs intérêts, ou du moins ceux desmultinationales qui ont leur siègesocial sur leurs territoires. Alors, il esttemps d’inventer un nouveau monde,de nouvelles relations entre les paysde la planète basées non plus sur ladomination et le rapport de forces maissur le partenariat, le respect de l’autreet les besoins des populations.

Ces dernières années ont fait de laMéditerranée un cimetière, par l’in-tervention populaire, qu’elle deviennela mer de la vie et de la paix. Un espaceen commun, d’échanges, de coopéra-tions et de fraternité. Une mare pacis. n

*Jean-Marc Coppola est membre duConseil national du PCF. Il estconseiller municipal de Marseille.

« Nous ne pouvons continuer d’ignorer queces enfants, ces femmes, ces hommes

essaient de sauver leur vie en échappant à la guerre, [...] aux crises économiques

dramatiques, aux conséquences du réchauffement climatique »

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RD’une part, sans être aussi caricatu-raux que Samuel Huntington, nom-bre de penseurs occidentaux réputésprogressistes, maintiennent l’idéed’une dimension chrétienne del’Europe, non plus sur une base reli-gieuse mais culturelle, du fait de lasécularisation voire de la laïcisationde la plupart des États. C’est le « logi-ciel chrétien » de l’Europe d’un RégisDebray par exemple, ou la générali-sation du concept très idéologique-ment orienté de « judéo-chrétien »qui va, au cours des années 1970, sup-planter l’antique expression de gréco-latine. Ce faisant, « ils désuniversali-sent de fait les valeurs humanistesqu’elle est censée défendre en lesrapatriant dans le giron de la chré-tienté qui en serait la matrice »(Sophie Bessis, La double impasse.L’universel à l’épreuve des fondamen-talismes religieux et marchands, 2014).Dans ce schéma, la Méditerranéedevient une frontière étanche, et sarive Sud subit une assignation iden-titaire qui n’a rien à envier à la pen-sée du XIXe siècle. Par assignationidentitaire, il faut entendre « un pro-cessus au cours duquel une des com-posantes de l’identité des individusprend le dessus sur toutes les autres,à la suite de son interpellation dans

le cadre d’un rapport de pouvoir »(Rachad Antonius, L’islam au Québec :Les complexités d’un processus deracialisation, 2008).Et comme souvent dans ce genre deprocessus, cette assignation provoqueen retour une auto-assignation volon-taire en forme de renversement posi-tif du stigmate, qui va largement mobi-liser le répertoire du religieux afin de(re)constituer une nouvelle identité.« Des deux côtés, l’identité devient unélément structurant de toute person-nalité collective et même individuelle,et non plus une construction mou-vante tributaire d’un contexte précis

et daté » (Sophie Bessis, L’Occident etles autres, 2000). Celle-ci joue alors lerôle autrefois dévolu au nationalismetraditionnel, celui de diviser les domi-nés dans des catégories qui ne permet-tent pas la remise en cause globale dusystème dans lequel ils évoluent.

DES FONDAMENTALISMESDIVERGENTSNon pas la nature mais le support dece fondamentalisme diverge assezsensiblement d’une rive à l’autre dela Méditerranée. Les causes en sontà rechercher dans la sphère histo-rique. Cependant, les divergencesn’en sont pas moins grandes entre unVlaams Belang, farouchement isla-mophobe et anti-immigration enBelgique, et un Jobbik Hongrois, tra-ditionnellement antisémite et anti-tzigane, mais dont les leaders sedéclarent fascinés par l’Islam, tout eninvoquant une filiation historiqueavec Attila et les Huns ; deux forma-tions pourtant habituellement clas-sées dans la catégorie extrême droiteeuropéenne. Bien plus, il imported’envisager ces fondamentalismesdans une même perspective pourpleinement considérer les relationssystémiques qui les unissent, de partet d’autre de la Méditerranée, et ainsi,

ne pas rester prisonnier du piège cul-turaliste. Si le processus est analoguedonc, le support, c’est-à-dire les réfé-rentiels mobilisés sont différents. Àgrands traits, sur la rive nord de laMéditerranée, c’est la nation, dansune acception ethniciste qu’on va agi-ter (attachement à une terre, défensed’une culture particulière, mise enexergue de sa langue) alors que sur larive sud, c’est autour de la bannièrereligieuse qu’on va rassembler.Notons que dans un pays comme laTurquie, les deux référentiels sontsimultanément activés à travers desformations politiques comme le MHP

PAR MICKAEL BOUALI*

Encore faut-il se mettre d’accordsur ce que l’on entend par« retour ». Bien entendu, la réac-

tion n’a jamais disparu, et les progrèssociaux acquis au siècle dernier l’ontété de haute lutte. Cela étant, le tour-nant opéré à la fin des années 1970,baptisé par ses promoteurs « révolu-tion conservatrice » est, à bien deségards, à l’origine de la tragique situa-tion du monde actuel. Thatcher etReagan mènent alors l’offensivecontre les pays socialistes, mettant àprofit les sanglantes expériences sud-américaines, pour établir le nouveaudogme mondial dont le Consensusde Washington est l’aboutissementcanonique. Le propos est entendu, etil n’y a pas lieu de le développer ici,s’ensuit la chute de l’URSS, le rallie-ment idéologique de la social-démo-cratie, la libéralisation mondiale deséchanges financiers et l’avènementd’un marché tout puissant dont lestentacules se déploient, à mesure quede nouveaux pays sont convertis àl’horizon, au combien joyeux, de laglobalisation capitaliste. Cet assujet-tissement de la sphère publique au« fondamentalisme marchand », selonles mots de Sophie Bessis, auquelaucun aspect de la vie humaine nesemble devoir désormais échapper,fournit aujourd’hui le cadre global dufonctionnement planétaire.

ASSIGNATION IDENTITAIREMais alors qu’elle évinçait toute alter-native idéologique et économique –dont le marxisme représentait la quin-tessence – et qu’elle réussissait la stan-dardisation des modes de consom-mation tout autour du globe, cettehégémonie du capitalisme a dans lemême temps profondément atomiséle monde tout en produisant un fon-damentalisme identitaire et religieux.Réaction au nouvel ordre mondial,ou complément logique, toujours est-il qu’avec ce transfert de la contesta-tion dans le domaine du culturel etdu religieux, dans une perspectiveidentitaire, les apôtres du libre mar-ché ont réussi à créer un glacis desécurité autour du profit roi. Touteconception universelle de l’Humanités’est alors vue disqualifiée à l’issued’un double processus dont laMéditerranée fut l’épicentre.

RECONSTRUIRE LE FRONT DE LA RAISONQuand l’égalité fut remplacée par l’identité, le retour de la réaction dans lebassin Méditerranéen.

« Le tournant opéré à la fin des années1970, baptisé par ses promoteurs

“révolution conservatrice” est, à bien des égards, à l’origine de la

tragique situation du monde actuel. »

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*Mickael Bouali est membre ducomité de rédaction de La Revue duprojet.

(extrême droite nationaliste) et sur-tout l’AKP (islamo-conservateur maisaussi nationaliste). En menant uneguerre brutale au Kurdistan, l’AKP estd’ailleurs parvenu à doubler le MHPsur sa droite et lui a siphonné sonréservoir électoral aux élections denovembre dernier.

LUTTE IDÉOLOGIQUE AU SEINDE LA RELIGION MUSULMANEÀ ce propos, il convient de ne pasessentialiser l’islam car, à l’instar dela théologie de la libération du catho-licisme sud-américain, l’âpre lutteidéologique au sein de la religionmusulmane aboutit à des conceptionsprogressistes, sur le plan social dumoins, notamment sous l’influencedu maoïsme. Citons ici Le Socialismede l’islam de Moustapha Al-Sibai,fondateur des Frères Musulmans

syriens ou encore l’œuvre de l’iranienAli Shariati qui fut jadis qualifié d’is-lamo-marxiste. Il n’en demeure pasmoins qu’aujourd’hui, c’est la concep-tion wahhabite, la plus rétrograde etréactionnaire qui est hégémonique.Trouvant ses origines dans le pactede Nadjd, passé au XVIIIe siècle entrele religieux Abd al-Wahhab et le cheftribal Ibn Saoud, cette alliance poli-tico-religieuse a considérablementaccru son influence, au gré des succèsde la dynastie Saoud, devenue royale,de ses alliances avec les grandes puis-sances occidentales dans le contextede la guerre froide et de l’imposantemanne financière qu’elle tire de sesgisements de pétrole.En effet, à partir des années 1960, avecla création de la Ligue islamiquemondiale, l’Arabie saoudite va exporterle wahhabisme, qui n’est qu’une formeparticulière et institutionnalisée dusalafisme, dans tout le monde musul -man, en finançant massivement laconstruction de mosquées, d’organi-sations de jeunesse ou d’écoles confes-sionnelles, de l’Afrique subsaharienneà l’Extrême Orient. Entre 1991 et 1996par exemple, le royaume a financé laconstruction de 5 000 mosquées dansles ex-républiques soviétiques d’Asiecentrale et a acheminé, pour la seuleannée 1991, près d’un million de Corandans la région. S’appuyant sur un puis-sant réseau de centres islamiques et

d’organisations religieuses, tellel’Union des organisations islamiquesde France (UOIF), qui lui sont plus oumoins inféodés, d’organismes carita-tifs et de chaînes satellitaires assurantla promotion de ses principes, l’Arabiesaoudite fut le principal acteur de laré-islamisation des sociétés arabes etmoyen-orientales sur son proprecredo.En outre, les régimes nationalistesarabes, réputés laïcs, ont grandementfacilité ce processus, d’abord en instru-mentalisant les islamistes pour affai-blir leur opposition marxiste, puis enles réprimant tout en puisant dansleur corpus idéologique de quoi serelégitimer. Ainsi, Saddam Husseinqui ré-islamise le droit irakien audébut des années 1980 et Hafez el-Assad qui lance la construction deplusieurs dizaines « d’écoles Assad »

pour l’apprentissage du Coran sontensuite imités par Ben Ali, qui faitannoncer à la télévision les heures deprière et ponctue chacun de sesdiscours officiels par des versets cora-niques ou encore Moubarak dont lestribunaux font condamner en 1985l’éditeur des Mille et Une Nuits pour« atteinte à la pudeur et corruptiondes mœurs des jeunes » ! Partout larépression des islamistes s’accom-pagne de leur victoire idéologique sibien qu’au début des années 2000,lorsque l’aventurisme militaire desÉtats-Unis déstabilise durablement leProche-Orient et que la crise écono-mique se propage au bassin Méditer-ranéen, ils apparaissent comme lesprétendants les plus crédibles aupouvoir. Les révolutions de 2011 achè-vent le processus, et bien qu’ayant descauses socio-économiques tout à faitconcrètes, elles sont très vite détour-nées et enfermées dans des théma-tiques identitaires. Seuls, ou en coali-tion, ces partis islamistes vont doncréussir à se hisser à la tête de tous lespays de la rive sud avant de subir, danscertains cas, une érosion fatale.De l’autre côté de la mer, le constat esttout aussi inquiétant. La crise de ladette, prétexte à de brutales cam -pagnes d’austérité est l’occasion d’unformidable déchaînement de fonda-mentalisme marchand, quitte àplonger un pays comme la Grèce dans

une situation de guerre et d’urgencehumanitaire. À cette nouvelle théo-logie qui sature l’espace médiatique,et à son décalage de plus en plus mani-feste avec la réalité, répond un fonda-mentalisme identitaire qui se généra-lise. Il s’incarne au sein de partisd’extrême droite de plus en plus puis-sants, parfois de passage au gouver-nement à l’instar du FPÖ autrichien oude la Ligue du Nord en Italie, parfoisen simple soutien de celui-ci tel le partide Geert Wilders au Pays-Bas entre 2010et 2012, ou encore dans une opposi-tion violente voire paramilitaire com -me le Jobbik en Hongrie et Aube Doréeen Grèce. Au surplus, cette prégnancede la dimension identitaire dépasseson cadre originel d’extrême droite àmesure que celle-ci progresse électo-ralement. Ainsi, en France, des théma-tiques inhérentes au Front nationalont fait l’objet d’une récupération deplus en plus flagrante de la part de ladroite et d’une partie de la social-démocratie, notamment à l’occasiondu débat sur l’identité nationale de2009 ou plus récemment, de la mise àl’honneur, par le gouvernement Vallsde la déchéance de la nationalité.Enfin, tout un pan de la gauche radi-cale et d’organisations différentialistescomme le Parti des indigènes de larépublique (PIR) prennent le contre-pied de ce fondamentalisme en adop-tant une position symétriquementinverse. Mais ce faisant, ils demeurentprisonniers du même cadre concep-tuel et renforcent la réclusion identi-taire et l’essentialisation des groupesqu’ils prétendent défendre. Et chacundes événements récents, des guerresciviles en Syrie et en Libye à l’afflux deréfugiés sur la rive nord de la Méditer-ranée, semblent ne devoir qu’ampli-fier de tels phénomènes.Face à tous ces fondamentalismes, ilest temps de « reconstruire le front dela raison » (Eric Hobsbawm) avec tousceux qui œuvrent à l’universalisationdes universaux selon le programmeformulé par Sophie Bessis : « S’affran-chir de l’Occident, en finir avec l’épi-sode colonial et ses queues de comète,combattre les entreprises néoimpé-rialistes, accéder à l’indépendancepolitique et à l’autonomie de lapensée ne signifie pas tout refuserd’un ailleurs honni. C’est choisir cequi est propre à l’humain, s’appro-prier comme un “butin de guerre” cequi fut en son temps formulé par d’au-tres et qui éveille chez soi un écho ». n

« Cette hégémonie du capitalisme a dans le même temps profondément

atomisé le monde tout en produisant unfondamentalisme identitaire et religieux. »

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Rpays collaborait étroitement avecl’Afrique du Sud de l’apartheid.Au mieux, on peut inscrire le terro-risme dans la liste des moyens mili-taires. Et, comme on l’a dit souvent,il est l’arme des faibles. Figure bril-lante de la révolution algérienne,arrêté par l’armée française en 1957,Larbi Ben Mhidi, chef de la régionautonome d’Alger, fut interrogé sur

la raison pour laquelle le Front de libé-ration nationale (FLN) déposait desbombes camouflées au fond de couf-fins dans les cafés ou dans les lieuxpublics. « Donnez-nous vos avions,nous vous donnerons nos couffins »,rétorqua-t-il à ses tortionnaires, quiallaient l’assassiner froidementquelques jours plus tard. La dispro-portion des moyens entre une gué-rilla et une armée régulière entraîneune disproportion du nombre des vic-times. Si le Hamas et ses alliés doi-vent être considérés comme des « ter-roristes » pour avoir tué quelquescivils pendant la guerre de Gaza del’été 2014, comment faut-il qualifierl’État d’Israël, qui en a massacré, selonles estimations les plus basses —celles de l’armée israélienne elle-

même —, entre huit cents et mille,dont plusieurs centaines d’enfants ?L’usage du concept de terrorisme tendà dépolitiser les analyses et par làmême à rendre impossible toute com-préhension des problèmes soulevés.D’où les discours sur la nécessaireéradication du « Mal », d’un affronte-ment binaire.

L’ISLAM D’AUJOURD’HUI EST DIFFÉRENT D’UN PAYS À UN AUTRE Sommes-nous alors dans une « guerrede civilisations » ? Même si le conceptest moins utilisé, il est sous-jacent :nous aurions affaire à un ennemi issude « la civilisation musulmane » ouqui s’en réclame ; on trouverait aucœur de cette religion, supposée indi-

visible et immuable, tous les ingré-dients qui ont permis aux tueurs d’agirà Paris ou à Bruxelles. On cherche dansle Coran ce qui pousserait à agir, ontend à réduire les musulmans à leurreligion, on oublie les évolutions his-toriques qui font que l’islam d’au-jourd’hui est bien différent d’un paysà un autre et bien différent aussi de cequ’il était il y a un ou deux siècles.Certains réclament une réforme del’islam, comme si c’était auxOccidentaux d’imposer leur vue,étrange vision d’une laïcité dont pour-tant on n’arrête pas de se réclamer. Enun mot, on « surislamise » le mondemusulman : l’islam n’est pas une« grille d’analyse » globale qui nouspermet de comprendre la logique etla stratégie du Hezbollah ou des Frèresmusulmans, de l’organisation de l’Étatislamique (OEI) ou de l’Arabie saou-dite. Nous avons besoin de plus d’ana-lyses politiques et moins d’exégèsesdu Coran, pourrait-on dire.Cette essentialisation des musul-mans, cette islamophobie imprègnedésormais les média et les respon-sables politiques et elle définit lesgrilles d’analyse simplificatrices d’unOrient compliqué. Elle est devenuele point de rencontre entre la gaucheet la droite comme en témoigne lacréation du Printemps républicain.Elle permet de faire oublier à la foisles problèmes sociaux et raciaux enFrance et de créer une unité natio-nale factice contre ceux qui « noushaïssent ».

PAR ALAIN GRESH*

Depuis les attentats contreCharlie-Hebdo en janvier 2015et ceux de Paris du mois de

novembre, domine un discours poli-tique et médiatique qui, au lieu de faci-liter la compréhension et donc la luttecontre la violence, brouille les espritset tend à promouvoir « une guerre sansfin contre le terrorisme ». Pour corri-ger son premier ministre Manuel Vallsqui avait évoqué une « guerre des civi-lisations », le président françaisFrançois Hollande a préféré dire quenous étions dans un combat « pour lacivilisation » ; la différence entre lesdeux formulations ? Valls semble consi-dérer que « nos ennemis » font partied’une autre civilisation et FrançoisHollande qu’ils sont purement et sim-plement des barbares.

DÉCONSTRUIRE LE CONCEPTDE « TERRORISME »Celui-ci n’est ni une idéologie, ni unconcept qui permet de définir unennemi et donc de comprendre sesobjectifs. Résistants ? Combattantsde la liberté ? Délinquants ? Barbares ?On sait que le qualificatif de « terro-riste » est toujours appliqué à l’autre,jamais à « nos combattants ». L’histoire nous a aussi appris que, par-fois, les terroristes d’hier peuventdevenir les dirigeants de demain.Est-ce étonnant ? Le terrorisme estavant tout un mode d’action. Rien nerelie les groupes d’extrême droite ita-liens des années 1970, les Tigrestamouls et l’Armée républicaine irlan-

daise (Irish Republican Army, IRA),sans parler de l’Organisation de libé-ration de la Palestine (OLP) et duCongrès national africain (AfricanNational Congress, ANC), ces deuxderniers dénoncés comme « terro-ristes » par Ronald Reagan, parMargaret Thatcher et, bien sûr, parM. Benyamin Netanyahou, dont le

LE TERRORISME, UN FAUX ENNEMIDonner la priorité à la politique et à la diplomatie pour tenter de résoudreles problèmes de la région qui alimentent une machine infernale.

« L’usage du concept de terrorisme tend àdépolitiser les analyses et par là même àrendre impossible toute compréhension

des problèmes soulevés. »

« Quinze ans de “guerre contre leterrorisme” n’ont abouti qu’à plus dedésastres au Proche-Orient, plus de

violence en Europe et une restriction sansprécédent des libertés démocratiques. »

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Ils haïssent nos libertés, c’est pour celaqu’ils nous attaquent disait le prési-dent George W. Bush au lendemain desattentats du 11-Septembre. Ils veulentnous empêcher de déguster de la bièresur les terrasses des cafés parisiens,écrivaient des commentateurs au len-demain du 13 novembre 2015. Ils sontmus simplement par la haine de« notre » civilisation, de « notre » modede vie. Il n’est donc pas nécessaire d’in-terroger les politiques occidentalesdans la région et de voir comment ellesont contribué à créer des monstres. Iln’est pas nécessaire de s’interroger surles conséquences de la non-solutiondu problème palestinien et de la com-plicité occidentale avec Israël. Rap -pelons-le, Israël a refusé des annéesdurant le dialogue avec l’OLP ; désor-

mais elle, comme les Occiden taux refu-sent de parler au Hamas. Résultat : Al-Qaida commence à s’implanter enPalestine. Al-Qaida n’existait pas enIrak avant l’invasion de ce pays par lesÉtats-Unis en 2003 ; elle y est désor-mais implantée sous la forme de l’or-ganisation de l’État islamique qui sévitaussi en Syrie.Parler de la responsabilité des poli-tiques impériales dans la région, évo-quer les problèmes sociaux et les dis-criminations en France, amène lepremier ministre à prétendre que ten-ter d’expliquer c’est déjà justifier lesposeurs de bombes. Mais commentcombattre un ennemi si on ne le com-prend pas ?La lutte contre l’organisation de l’Étatislamique est une lutte de longue

haleine. Elle devrait donner la prio-rité à la politique et à la diplomatiepour tenter de résoudre les problèmesde la région qui alimentent unemachine infernale. D’un autre côté,elle devrait s’attaquer en France et enEurope aux discriminations socialeset raciales qui amènent une partie denos concitoyens à douter de leurcitoyenneté. Cela sera long et diffi-cile ? Sans aucun doute. Mais quinzeans de « guerre contre le terrorisme »n’ont abouti qu’à plus de désastres auProche-Orient, plus de violence enEurope et une restriction sans précé-dent des libertés démocratiques. n

*Alain Gresh est journaliste. Il estdirecteur du journal en ligneOrientXXI.

COMPRENDRE LES VIOLENCES AU MOYEN-ORIENT ET LEURS CONSÉQUENCESLe djihadisme est un phénomène global, qui transcende les territoires.

PAR HAOUES SENIGUER*

L es attentats de Al-Quaïda à NewYork du 11 septembre 2001 ontcréé une onde de choc sans pré-

cédent dans le monde en général, enEurope de l’Ouest et aux États-Unisen particulier. En effet, les États-Unis– depuis l’attaque foudroyante del’aviation japonaise sur la base navaleaméricaine de Pearl Harbor, le7 décembre 1941 – n’avaient sansdoute jamais connu des perteshumaines et des dégâts matérielsd’une telle ampleur, de cette façon eten si peu de temps ; situation d’au-tant plus inédite pour la premièrepuissance mondiale que, très préci-sément, les attaques du 11 septem-bre eurent lieu sur un territoire invioléjusqu’alors par quelque organisationétrangère ennemie que ce soit. Il estpossible d’ailleurs d’y voir la mani-festation paroxystique des nouvellesguerres asymétriques où ce ne sontdésormais plus, comme avant lachute du Mur de Berlin en 1989, deuxarmées, deux pays ou plusieurs payset armées qui se font face, générale-ment en des espaces tiers, surtoutdans le cas des États-Unis dont lesopérations s’étaient toujours dérou-lées extra-muros.

RATIONALISER NOTRERAPPORT À TOUTES CESQUESTIONS SENSIBLESAinsi entrait-on dans le nouveau siè-cle de la manière la plus spectaculai-rement tragique qui soit, mettant, bongré mal gré, les musulmans et l’islamsur le gril, et, faut-il le reconnaître,pour longtemps. Qu’est-ce à dire ?Depuis lors, les polémiques, les quo-libets, les accusations, les suspicionsen tout genre affleurent au sujet desmusulmans, réels ou supposés, et deleur religion, plus que jamais soup-çonnée d’être, sauf exception, enmême temps belligène et belliciste,c’est-à-dire le fourrier du terrorismeou à tout le moins son antichambre.En France, nous souffrons à cet égardde profonds maux essentialistes, quidérivent régulièrement en islamopho-bie, en particulier lorsqu’il s’agitd’évoquer l’islam et ses fidèles dansle rapport à la violence ou auxfemmes. C’est pourquoi, il nousincombe de tenter quelques explica-tions pour rationaliser notre rapportà toutes ces questions sensibles.

Pour comprendre avec davantage declarté les événements du très contem-porain, en particulier les violences auMoyen-Orient et ainsi mieux penserleurs répercussions en Europe et en

France, il convient de mener uneréflexion en prenant en considérationà la fois le temps long et le temps court ;d’interroger, par ailleurs, rigoureuse-ment l’articulation qui existe entre l’iciet l’ailleurs, dans la mesure où le dji-hadisme est un phénomène global,qui transcende les territoires ; celui-ciest bel et bien un produit de la mon-dialisation et de la modernité, préci-sément prégnant par la circulationaccélérée et redoublée des biens, despersonnes, des images, des imagi-naires mais aussi des idéologies, queles propagateurs diffusent par l’usagede toutes les nouvelles technologies àleur disposition. À cet égard, nousavançons au moins deux hypothèsesexplicatives centrales qui mériteraientd’autres développements que nous nepourrons qu’esquisser au gré de cettebrève contribution. Ces hypothèses nesont donc évidemment pas exhaus-tives et les explications avancées gros-sières : d’une part, Daech (l’organisa-tion de l’État islamique) ou al-Qaïdasont au carrefour de causes plus oumoins lointaines et de causes plusrécentes ; les deux organisations sontégalement à la confluence de causesendogènes et de causes exogènes quiles ont fabriquées ; d’autre part, les vio-lences au Moyen-Orient et les ramifi-cations avec la France, via des indivi-

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dus nés et socialisés dans l’hexagone,lesquels décident, quelquefois et dansune infime minorité de cas, d’assassi-ner et de tuer au nom d’idéologiesmeurtrières importées d’organisationsdéterritorialisées, offrent pour l’essen-tiel au moins trois explications : pre-mièrement, un délitement progressifdu lien sociopolitique entre une par-tie de l’élite politique française, en rai-son de toutes sortes de mesures, de

discours ou d’absences, et une partiede la communauté musulmane dansla diversité qui la caractérise ; cettesituation peut creuser, alimenter ounourrir les sillons de la radicalisation,entendue soit comme rupture avec lereste de la société, soit comme tenta-tion ou velléités de passage à l’acte vio-lent, que ce soit en se rendant sur lesthéâtres de guerre syro-irakiens et/ouen opérant directement, et éventuel-lement après un retour du « djihad »en Orient, sur le territoire national ;deuxièmement, l’identification auxvictimes de la répression de Bachar al-Assad par le constat d’échec de ladiplomatie française, voire ses inco-hérences ou inconséquences, dans larésolution de la crise syrienne ; troi-sièmement, la circulation, l’implanta-tion et l’incubation d’idéologies pro-mouvant la violence généralisée aunom de l’islam, avec des théologiensmusulmans sunnites, dans nombre decas, en incapacité flagrante à produireun contre-discours religieux efficient,compte tenu des ambiguïtés qui peu-vent être les leurs au sujet justementde la violence au nom de la religion.

Dans la suite d’un propos qui seranécessairement synthétique, nousvoudrions pointer les ressorts reli-gieux et profanes de la violence et desfaits de « terrorisme ».

AU COMMENCEMENT ÉTAIENT AL-QAÏDA ETOUSSAMA BEN LADEN…Les commandos suicides qui, alors,se sont lancés à l’assaut des toursjumelles du World Trade Center, inau-guraient, sans que nous en mesurionspleinement la portée et les consé-quences à l’époque, un cycle de vio-lences aiguës au Moyen-Orient, plus

particulièrement en Irak, après l’in-vasion anglo-américaine scellée enmars 2003, pourtant sans mandat del’ONU. C’est dans ce pays que sontnés les premiers embryons de l’Étatislamique, pour l’essentiel en 2005,qui, aujourd’hui, commet tant demassacres dans la région syro-ira-kienne et à l’étranger, en commandi-tant par exemple des attentats commeceux du Bataclan, le 13 novembre

2015, à Paris. On dénombre des cen-taines de milliers de morts liés direc-tement ou indirectement à laditeinvasion, qui fut justifiée en son tempsau nom de mensonges émanant desplus hauts sommets de l’appareild’État américain; sans parler plus endétail des tortures et autres bavuressubséquentes de l’armée américaineprésente sur le sol irakien entre 2003et 2011. Cette agression, et l’occupa-tion qui s’ensuivit, après avoir humi-lié de nombreux secteurs de la sociétéirakienne, ont immanquablement faitle lit et le jeu du ressentiment et dediverses formes de radicalisme à l’om-

bre duquel, comme toujours, ellessavent prospérer et crédibiliser leuridéologie guerrière à l’interne et à l’ex-terne. Pourtant, quinze des dix-neufcommanditaires du 11 septembreétaient de nationalité saoudienne etnullement irakienne ! Est-ce à direqu’il faille tout expliquer par des fac-teurs exogènes, et escamoter tout oupartie les responsabilités individuelleet collective des doctrinaires et autresexécutants des basses œuvres djiha-distes ? L’Occident est-il coupable detout ? Non, car il ne faut jamais sacri-fier la liberté individuelle et l’autono-mie des acteurs en présence quand

bien même il existerait toujours unepart déterministe.

LE PHÉNOMÈNE DJIHADISTEN’EST-IL UN PROBLÈME QUEPOLITIQUE OU Y A-T-IL DURELIGIEUX LÀ-DEDANS ?Il y a, nous semble-t-il, deux erreursmajeures dont il faut se prémunirpour y voir plus clair concernant lagénéalogie du djihadisme ou des vio-lences perpétrées aux quatre coins duglobe au nom de l’islam : soit ne lesconsidérer que comme commandéspar des motivations essentiellementpolitiques, étant donné la situationde crise institutionnelle profonde etdes guerres civiles éminemment san-glantes qui embrasent la Syrie et l’Irakdepuis plusieurs années ; on l’a dit,ces raisons existent, le cas de l’Irakl’illustre parfaitement, mais elles nesont pas exclusives ; soit ne les consi-dérer que sous l’angle du religieux, aurisque de postuler, consciemment ounon, un improbable continuum entreislam, musulmans violence et terro-risme.

Il n’est pas inutile de rappeler ce quipeut en apparence seulement paraî-tre une évidence : il est des cas où par-fois des acteurs sociaux se mobilisentplutôt pour des motifs religieux, etd’autres fois où ils se mobilisent pourdes motifs davantage politiques, etquelquefois aussi, pour les deux rai-sons à la fois. À ce stade, nous souhai-terions porter notre attention sur la

variable religieuse qui ne saurait parconséquent être balayée d’un reversde main dans l’analyse des phéno-mènes de violence, comme ce fut lecas des tueries de Charlie Hebdo le7 janvier 2015 ou du Bataclan du13 novembre 2015, ou de départs denos concitoyens vers la Syrie. Peut-onsérieusement affirmer que cela n’avaitrien à voir avec l’islam ? Que la religionn’est en rien un moteur, ou au moinsl’un des paramètres explicatifs du pas-sage à l’acte aussi bien que l’un destraits de leur imaginaire social ?De nombreux témoignages de per-sonnes parties seules ou en famille

« Un délitement progressif du liensociopolitique entre une partie de l’élite

politique française, la communautémusulmane dans la diversité

qui la caractérise. »

« Cette agression, et l’occupation qui s’ensuivit, après avoir humilié

de nombreux secteurs de la sociétéirakienne, ont immanquablement fait le lit et le jeu du ressentiment

et de diverses formes de radicalisme. »

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en Syrie attestent pourtant explicite-ment de la dimension religieuse deleur départ. Que dire aussi des frèresKouachi qui, après avoir commis leurforfait, criaient à tue-tête avoir « vengéle prophète Muhammad » ? Enfin, degrandes figures religieuses de l’islamsunnite, qui jouissent à la fois d’uneestime et d’un écho importants dansle monde arabe majoritairement sun-nite et en France, justifièrent le dji-had en Syrie en vue de venir à boutdu régime répressif de Bachar al-Assad et des ingérences militaires duHizbollah libanais, de l’Iran et, par lasuite, de la Russie ; ce fut précisémentle cas, essentiellement à l’année 2013,du théologien qatarien Yûsuf al-Qaradhâwî et de l’Union internatio-nale des savants musulmans (UISM)qu’il préside. Tariq Ramadan ou cer-tains cadres importants de l’Uniondes organisations islamiques deFrance (UOIF) ou du Conseil euro-péen de la Fatwa et de la recherche(CEFR), sont membres de l’organisa-tion islamique internationale en ques-tion. Assurément toutes ces person-

nalités de premier plan de l’islameuropéen ont condamné avec forceles attentats de janvier et novem-bre 2015, mais comment expliquer,en revanche, le silence dont elles ontpu faire preuve au moment où leurprésident décrétait le djihad ? Peut-être cela s’explique-t-il par une soli-darité tout à la fois politique (ne pascréer ou susciter de la division au seinde l’organisation internationale enquestion) et religieuse, partageantpeut-être peu ou prou le bien-fondédu djihad en Syrie et la lecture confes-sionnelle qui en est faite, à savoir l’op-position sunnite versus chiites ; lesseconds étant soupçonnés d’incré-dulité et de déviance vis-à-vis de lafoi authentique qu’incarneraient lespremiers. Tariq Ramadan s’est tou-jours gardé d’insister par trop sur ceclivage, en évitant aussi souvent quepossible de mettre en cause l’intégritéreligieuse des chiites.

Mais enfin, l’ambivalence d’élites reli-gieuses sunnites ne doit pas, conco-mitamment, nous aveugler sur les

errements de certaines élites poli-tiques françaises, à l’instar du Premierministre, Manuel Valls, lequel, décla-rait il y a peu que « le voile est unasservissement de la femme » ; plusrécemment encore, il s’est dit favora-ble à l’interdiction du voile à l’univer-sité. Ce type de déclarations, ou unepartie au moins, fût-il désavoué pard’autres membres du gouvernementsocialiste, alimente néanmoins ladéfiance des musulmans français, ycompris les moins enclins à répon-dre aux sirènes de la violence au nomde l’islam ; ce qui est matière à nousinterroger sur les événements de 2015et la nécessaire responsabilisationcollective après que la nation toutentière fut endeuillée par des atten-tats sans précédent. n

*Haoues Seniguer est politiste. Il estmaître de conférences à L’Institutd’études politiques de Lyon.

L’ESPACE MÉDITERRANÉEN À L’ÉPREUVE DE LA QUESTION MIGRATOIRELa question des migrations en Méditerranée est devenue dans les paysd’Europe – en particulier en France – et dans l’ensemble de l’espace médi-terranéen, un enjeu politique majeur qui a des conséquences sur lesautres problèmes majeurs que sont le chômage et la précarité.

PAR SYLVIANE DE WANGEN*

E t c’est à raison. La Méditerranée,au carrefour de trois continents,berceau de civilisations et des

trois religions monothéistes, lieu depassage, d’échanges, de culture, d’ou-verture vers le monde… est un desprincipaux espaces migratoires dumonde. Elle connaît depuis quelquesannées une « crise des migrations »,que l’on devrait plutôt qualifier de crisede l’Europe, crise de la solidarité, etmême crise de la politique, voire criseaiguë de cécité. Il s’agit là des migra-tions « irrégulières », ou « illégales »,qui ne sont qu’une partie minoritairedes flux migratoires dans la région.À chaque nouveau drame médiatisé,les interrogations resurgissent. Les

histoires sont tragiques, les imagespoignantes. On n’en retient que l’im-pression de grappes d’êtres humainsqui veulent à tout prix atteindrel’Europe en transgressant les fron-tières. Et l’Europe a peur, peur d’êtreenvahie. Exception faite toutefois denombre de citoyens dans tous cesÉtats qui manifestent de la solidaritéenvers ces candidats à la migration.Au niveau des gouvernements,quelques manifestations de solida-rité se sont aussi exprimées dans lebut avoué d’entraîner les autres, enItalie avec l’opération Mare nostrumen 2013-2014 et plus récemment enAllemagne avec la décision suivie d’ef-fet de la chancelière d’accueillir plu-sieurs centaines de milliers de réfu-giés, cherchant ainsi à créer unedynamique européenne. Comme

l’Italie, elle a su entraîner une grandepartie du peuple de son pays mais passes homologues européens.

L’EUROPE A TENTÉ DES RÉPONSES : • les accords de Schengen en 1985,

qui ont supprimé les frontières inté-rieures à l’Union (à l’exception duRoyaume-Uni, de l’Irlande et duDanemark) tout en renforçant lesfrontières extérieures sous la respon-sabilité des États qui les chevau-chent.

• la convention de Dublin en 1990, quia fixé les conditions d’examen desdemandes d’asile ; elle a été suiviedu règlement Dublin II en 2001 etDublin III en 2003 qui introduit cesdispositions dans le droit commu-nautaire révisé dans le sens d’un

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nouveau durcissement en 2013.• les accords de La Haye en 2004, qui

ont harmonisé la lutte contre l’im-migration irrégulière.

• En 2004, règlement créant l’Agenceeuropéenne pour la gestion de lacoopération opérationnelle aux fron-tières extérieures des États membresde l’Union (FRONTEX)

Malheureusement, la communauta-risation des politiques migratoires àpartir de 2004 n’a fait qu’aller dans lesens d’un durcissement des conditionsd’entrée. Autrement dit, depuis 30 ans, l’Europe,en essayant de mettre en place unepolitique migratoire et d’asile com-mune cohérente, a abouti à des sur-enchères de rejet des migrants et à unepolitique répressive. Ce faisant, elle aprovoqué une explosion du nombredes migrants « irréguliers » (cettenotion est d’ailleurs contemporaineau phénomène). Depuis deux à trois décennies, les cher-cheurs en la matière alertent sur lecaractère contre-productif de cettepolitique répressive, mettant l’accentsur l’inéluctabilité du développementde la mobilité des personnes et lanécessité de la régler au niveau aumoins régional et même mondial. Pourquoi tant de d’hommes et defemmes prennent-ils des risques vitauxpour eux et leurs familles dans le butd’émigrer ? Les États parviendront-ils à éradiquerles migrations irrégulières en prove-nance des zones les plus soumises auxinégalités économiques et sociales, deszones les plus soumises à des pouvoirsautoritaires vers les zones les plus pros-pères et démocratiques ?

Il devient urgent de faire le bilan duconsidérable dispositif déployé parl’Union européenne dans sa chasseaux migrants « irréguliers » : une poli-tique de visas d’entrée particulière-ment suspicieuse et sévère, la répres-sion des entrées « irrégulières », laconstruction de murs, tous les moyenstechnologiques coordonnés de sur-veillance, de détection, d’identifica-tion des fugitifs, l’externalisation ducontrôle depuis les pays de départ, laprivatisation et la technicisation de lasurveillance des frontières, la multi-plication d’accords politico-juridiques

binationaux et multinationaux, lessanctions à l’encontre des compagniesde transport, notamment aérien, la cri-minalisation des entrées irrégulièressur le territoire, les reconduites à lafrontière y compris dans des condi-tions indignes de la part d’États qui serevendiquent de l’humanisme, lescharters, tout a été fait.

Ces dispositifs, qui représentent unénorme coût moral, financier et éner-gétique, ont fait la preuve de leur inef-ficacité puisque la tension générée parcette approche de rejet, voire guerrière,du phénomène des migrations enMéditerranée est due au fait que lenombre des migrants irréguliers necesse d’augmenter. D’année en année,les mesures sécuritaires sont contour-nées d’une façon ou d’une autre, maisavec un coût en vies humaines crois-sant. Les routes migratoires se dépla-cent ou plutôt se diversifient sans cesseen temps réel vers les frontières pro-visoirement plus poreuses et au grédes conditions faites par les paysqu’elles traversent. Comme si pour cesmigrants résolus, il n’y avait pas defrontière infranchissable.

Dans le même ordre d’idées, la situa-tion actuelle montre l’échec de la pro-cédure prévue par la convention deDublin, devenue « règlement Dublin »qui prescrit qu’il ne devrait y avoirqu’un examen d’une demande d’asiledans toute l’Europe et que le pays res-ponsable de cet examen est celui quia laissé entrer sur le territoire européen,volontairement ou involontairement,le demandeur d’asile. Un réfugié doitdonc rester à l’endroit où il a pénétrédans l’Union européenne même s’ilsouhaite pour des raisons familiales,linguistiques ou autres, aller dans unautre pays. Et les pays où se trouventles frontières extérieures de l’Union ris-quent de devoir soit laisser mourir les

arrivants à leurs frontières sans lessecourir, soit les accueillir au-delà deleurs possibilités faute de solidarité dela part des autres États européens.

UNE AUTRE POLITIQUE ESTNÉCESSAIRE ET POSSIBLEEnvisager un changement d’orienta-tion dans l’approche de cette questionnécessite d’abord de changer sonregard sur les migrants « irréguliers »,tant réfugiés qu’autres migrants, pourpouvoir envisager de les accueillir pluset mieux. Ne plus les considérercomme des délinquants, des fauteursde troubles, voire des ennemis ou desimples victimes des passeurs maiscomme des sujets politiques, descitoyens. Ne plus regarder la questioncomme un problème mais comme unfait de société.Cela ne risque-t-il pas de provoquerun « appel d’air » ? Peut-être au début.Pour les observateurs attentifs, c’est ladémarche sécuritaire cherchant àempêcher toute tentation de mobilitéà des peuples entiers qui incite leshommes et femmes les plus désespé-rés et les plus résolus à défier les fron-tières et ensuite à ne plus repartir. Cesont ces obstacles qu’il faut commen-cer à assouplir. La liberté de circuler,d’aller et venir, détendrait la situationet régulerait progressivement lesbesoins humains. Même si c’est diffi-cile, et même cela ne se fait pas du jourau lendemain. Une plus grande ouver-ture des frontières, une délivrance devisas plus généreuse diminuerait le

recours aux passeurs ; un accueil orga-nisé de réfugiés à l’appel du HCR (Hautcommissariat des Nations unies pourles réfugiés) comme dans les années1970 permettrait aux États une meil-leure maîtrise de la situation et facili-terait les mouvements dans les deuxsens, permettrait l’ouverture d’un largedébat démocratique dans le respectde l’intérêt bien compris de l’huma-nité et ferait obstacle à l’utilisation poli-ticienne de la question. Une révision de la politique d’asile del’Union européenne devrait reposersur une reconsidération du « règle-ment Dublin », qui n’a pas montré sonefficacité, puisque la « pression migra-toire » est plus forte. Redonner sa

« Une “crise des migrations”, que l’ondevrait plutôt qualifier de crise de l’Europe,

crise de la solidarité, et même crise de lapolitique, voire crise aigüe de cécité. »

« Depuis 30 ans, l’Europe, en essayant de mettre en place une politique migratoire

et d’asile commune cohérente, a abouti à des surenchères de rejet des migrants

et à une politique répressive. »

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*Cécile Dumas est secrétaire départementale du PCF des Alpes-Maritimes.

Article paru dans Lettre des relationsinternationales - spécial migrants,mars 2016.

ITALIE, FRANCE : POUR UN ACCUEIL DÉCENTOrganiser un centre d’accueil et d’orientation des réfugiés du côté françaiset ne pas laisser l’Italie seule face à l’arrivée de migrants.

PAR CÉCILE DUMAS*

Début juin 2015, tous les médiaétaient présents à la frontièreitalienne à Menton où se pro-

duisait un face à face entre la policefrançaise qui fermait la frontière etles réfugiés qui voulaient passer enFrance pour prendre le train à Nicepour Paris. Les réfugiés ont alorsdécidé de se protéger en s’installantsur les rochers au bord de la mer.Evidemment, dans un premier temps,la solidarité s’est organisée avec laCroix rouge, Médecins du monde...Les militants communistes ont orga-nisé des collectes de vêtements, decouvertures, de sacs à dos, de nour-riture pour permettre une premièreréponse à leur condition de vie. À cemoment-là, fin juin, plus de 150 per-sonnes étaient sur les rochers et prèsde 350 dans le hall de la gare deVintimille.Actuellement, ce sont encore entre 50et 150 personnes en fonction dumoment qui vivent ou plutôt survi-vent dans un « hangar » près de la garede Vintimille. Régulièrement, les réfu-giés passent la frontière comme ilspeuvent en prenant des risques consi-dérables.Depuis le mois de juin, les commu-nistes des Alpes-Maritimes portentune proposition claire et simple. Àquelques mètres de la frontière, ilexiste une ancienne base aérienne àRoquebrune-Cap-Martin vide depuis2012 mais en bon état. Ainsi, nousavons proposé à la préfecture, au

Conseil régional avec l’accord de l’an-cien président socialiste MichelVauzelle, d’ouvrir cette caserne pourqu’elle devienne un centre d’accueilet d’orientation géré par le HCR (Hautcommissariat des Nations unies pourles réfugiés) pour que ces personnespuissent vivre dignement, accéder àleurs droits et prendre le temps dechoisir leur destination.

À ce moment-là, Michel Vauzelle,alors président de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, porte cette propo-sition sur le bureau du président dela République et en plein été, le pré-fet refuse cette proposition et la policeitalienne évacue le campement desrochers. La pression de l’économietouristique a été plus forte que l’hu-manité et la frontière est toujours fer-mée à tous ces réfugiés !Notre proposition a pour l’instant euun seul effet : la frontière s’est ouvertepour les mineurs. Ils sont accueillisdans des centres de vacances et desinternats de lycée mais malheureu-sement aucun n’est scolarisé pourl’instant. Là aussi, une lutte et unevigilance de tous les instants sontnécessaires pour éviter les mauvaiscoups des Éric Ciotti (président duConseil départemental), Christian

Estrosi (nouveau président de laRégion) et Jean-Claude Guibal(député-maire de Menton).Les communistes des Alpes-Maritimes continuent à porter l’idéed’organiser un centre d’accueil etd’orientation des réfugiés du côtéfrançais et ne pas laisser l’Italie seuleface à l’arrivée de migrants. Durantl’hiver, les arrivées restent marginales

mais elles vont certainement repren-dre dans les mois à venir alors qu’at-tend le gouvernement pour agir ?Pour l’instant, leur seule réponse estla proposition de vente de l’anciennecaserne mais nous partons à larecherche d’un nouveau terrainpublic dans le secteur. n

« La pression de l’économie touristique aété plus forte que l’humanité et la frontièreest toujours fermée à tous ces réfugiés ! »

pleine réalité au respect des disposi-tions de la Convention de Genève surles réfugiés (1951) en laissant assumerson rôle au HCR qui semble avoir étémis à l’écart ces dernières années.

Ce dont on a aujourd’hui besoin pourtraiter des grandes questions dedimension planétaire, parmi lesquellesla question des migrations internatio-nales, c’est d’une gouvernance mon-diale démocratique affranchie de la

tyrannie de la souveraineté des Étatsnations même si ceux-ci gardent unrôle fondamental dans l’organisationde la vie des citoyens et dans la vieinternationale – c’est encore une belleutopie – en passant par le niveau régio-nal, en l’occurrence les niveaux euro-péen et méditerranéen.Les manifestations de solidarité avecles migrants (et les réfugiés) en détressequi ont lieu dans la plupart des paysd’Europe et de la Méditerranée sont

encoura geantes car elles peuvent inci-ter les gouvernants à engager unevraie réflexion collective visant à défi-nir, au niveau pertinent, d’abordrégional puis mondial une politiqueà la hauteur des enjeux. n

*Sylviane de Wangen est membre ducomité de rédaction de ConfluencesMéditerranée.

Réagissez aux articles, exposezvotre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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RPAR CHRISTOPHE CHICLET*

En faisant plier le gouvernementgrec de la Syriza, malgré deuxlégislatives et un référendum

gagnés par Alexis Tsipras, la Troïka(Banque centrale européenne, Fondsmonétaire international, Union euro-péenne) voulait à tout prix éviter lathéorie des dominos. En clair, que lagauche radicale espagnole dePodemos prenne le pouvoir. Même sice parti fait une entrée remarquée auxCortes, ses dirigeants et militants sontdéçus. Ils ne sont pas le premier partid’Espagne et n’arrivent pas à devan-cer les socialistes pour devenir, cequ’ils souhaitaient par-dessus tout,le premier parti de gauche.

DES PRESSIONSINADMISSIBLES SUR LES ÉLECTEURSIl semble désormais admis que laTroïka ainsi que le gouvernement alle-mand et ses affidés (Finlande, PaysBaltes, Hongrie, Slovaquie, Croatie),peuvent se permettre de s’ingérerdans les affaires internes d’autresÉtats membres de l’Union euro-péenne, violant ouvertement leursouveraineté économique et démo-cratique.En Grèce, en décembre 2014, des élec-tions présidentielles ont lieu (le prési-dent est élu par la Vouli, le parlement).Berlin et Bruxelles demandent ouver-tement aux députés grecs de voterpour le candidat conservateur de laNouvelle Démocratie, Stavros Dimas,ancien commissaire à la Commissionde Bruxelles. Cette ingérence malvécue par les parlementaires empêchel’élection du Président, d’où, d’aprèsla constitution hellénique, le recoursà des législatives anticipées qui ontlieu le 25 janvier 2015. La Banquecentrale européenne, craignant lavictoire de la gauche radicale de laSyriza, coupe les vivres aux banquesgrecques. La Syriza obtient 36,34 %des voix et 148 sièges sur 300, siphon-nant les voix des socialistes du PASOK(Mouvement socialiste panhellé-nique) et des crypto-staliniens du KKE(Parti communiste de Grèce).Le lendemain de son élection, AlexisTsipras a dû opérer des concessions

douloureuses après des rencontresmarathon dans les grandes capitaleseuropéennes pendant deux semainesen février 2015. Il a dû, la corde aucou, accepter la prolongation duMémorandum. Ce dernier obligel’État grec à appliquer les réformesultralibérales de la Troïka. C’est ainsique le taux de TVA dans le secteur dutourisme passe de 13 à 23 % quandSyriza voulait faire baisser ce tauxdans le seul secteur de l’économie quiest encore rentable.À l’été 2015, la Troïka coupe à nou-veau les vivres financiers à la Grèce.L’Allemagne et ses affidés souhaitantun grexit, sortie de la Grèce de la zone

euro, voire de l’Union européennepour le plus acharné des anti-Grecs,Wolfgang Schäuble, ministre alle-mand des Finances qui a été écla-boussé en 2009 par le scandale descaisses noires de la CDU-CSU cachéesen Suisse ! Tsipras est alors obligé defermer la bourse d’Athènes pendantun mois et d’instaurer un contrôle deschanges drastique.Le dos au mur, il organise un référen-dum le 5 juillet, « pour ou contre lemémorandum ». C’est pour lui unefaçon de démontrer à l’UE que le peu-ple grec soutient sa politique. Maisc’est le pot de terre contre le pot defer. Tous les média européens annon-cent que Tsipras risque de perdre ceréférendum. L’intoxication venait dugroupe de pression de Bruxelles. Lenon l’emporte à 61,31 %. Et une pre-mière dans l’histoire électoralegrecque, toutes les régions votent non,même le Péloponnèse et la Thraceoccidentale, traditionnellement réac-tionnaires. Le lendemain du référen-dum, Jean Claude Juncker, nouveauprésident de l’UE, ancien Premierministre du Luxembourg (1995-2013)qui fit du Grand-duché un paradis fis-cal pour tous les fraudeurs, voire les

mafieux, déclare : « Je n’exclus aucunehypothèse ». En clair, ce « mafieux offi-cieux » de l’UE était prêt à virer laGrèce de l’UE.À partir de juillet 2015, Athènes n’aplus les moyens de se battre. Elleaccepte les mesures drastiques duMémorandum la mort dans l’âme.Tsipras ne sauve que peu de chose deson programme électoral : l’interdic-tion des expulsions des locataires etles soins gratuits aux plus démunis.L’aile gauche de la Syriza se sent tra-hie. Tsipras fait alors un coup de pokerpolitique. Il démissionne le 20 aoûtet convoque des législatives antici-pées pour le 20 septembre. Le pari est

risqué car 53 membres du Comitécentral de la Syriza et 25 députés fontsécession et fondent l’Unité Populaire.Mais finalement l’électorat grec feraconfiance une nouvelle fois à Tsiprascar ce dernier s’est battu ouvertementcontre le Mémorandum, au vu et ausu de son peuple. Au final, la Syrizade Tsipras ne perd que quatre sièges(35,5 %). Les autres partis font plusou moins les mêmes scores qu’en jan-vier. En revanche la scission marxistepure et dure de la Syriza, l’UnitéPopulaire, n’a fait que 2,9 %, n’attei-gnant pas la barre des 3 % pour entrerà la Vouli et a donc désormais disparudu paysage politique, faute de repré-sentation et de crédibilité.

COSTA-GAVRAS : LE CASSANDRE DE LA RÉALITÉ GRECQUELe 24 février 2015, sur la chaîne detélévision Arte, le cinéaste Costa-Gavras déclarait : « La Troïka fera toutpour que Tsipras échoue ». Les évé-nements lui ont donné raison. En juil-let 2015, la Troïka oblige Athènes àremonter son taux de TVA dans ledomaine du tourisme et baisser lesretraites pourtant déjà très basses

« Ces messages de peur qui avaient irritéles fiers Grecs ont finalement refroidi

une partie des Espagnols, en particulier les classes moyennes paupérisées. »

QUAND LA TROÏKA BLOQUE LES ASPIRATIONS DÉMOCRATIQUESAprès la Grèce, l’Espagne, avec de nombreuses similitudes entre l’évolu-tion de ces pays aux deux extrémités de la Méditerranée septentrionale.

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pour obtenir le troisième plan d’aide.De tout son programme électoral dejanvier 2015, Tsipras n’a pu que sau-ver le minimum du minimum. Enrevanche il a dû accepter la privati-sation de quatorze aéroports dont leplus rentable, celui de Salonique(vendu à un opérateur allemand pour1,2 milliard d’euros), le 14 décembre2015 puis le 20 janvier 2016 il a laisséle conglomérat chinois Cosco s’em-parer de 67 % du capital du port duPirée. À noter que lorsque la ChinePopulaire a acheté Pirée 1 puis Pirée2, elle a aussitôt interdit les syndicatsdes dockers ! Enfin en janvier 2016, laTroïka a imposé une baisse desretraites minimales mensuelles de 487à 384 euros, sachant que le coût de lavie en Grèce et particulièrement dansles grandes villes est proche de celuide l’Europe occidentale.

CHYPRE, UN CREUSETLa Troïka avant de s’attaquer à la Grèce,s’est fait les dents sur la petiteRépublique de Chypre, coupée endeux depuis l’occupation du nord del’île par l’armée turque en juillet-août1974. Le 18 mars 2013, les « hommesen noir » comme les appelle la pressegrecque demande à Nicosie de taxertous les dépôts bancaires (particulierset sociétés) de 1 à 100 000 euros à6,65 %, et à 9,9 % au-dessus de

100 000 euros. Dans le cas contraire,Chypre ne recevra pas l’aide de 10 mil-liards d’euros pour une dette totale de20 milliards en mai 2013. Le 20 mars,les 56 députés chypriotes votaient àl’unanimité (communistes, socialistes,centristes, droite) le rejet de ce plan.Aussitôt les banques de l’île ont ferméleurs portes pendant douze jours pouréviter que les déposants ne vident leurscomptes. Le 25 mars, le tout nouveauprésident de l’Eurogroupe, le Néerlan -dais Jeroen Dijsselbloem, n’a pas tra-versé la crise chypriote sans dommage.Le 25 mars, il annonçait que la solu-tion trouvée à Chypre pourrait servirde modèle, applicable dans d’autrescrises à venir. En clair, pour sauver lesbanques, on pourrait désormais pio-cher directement dans les comptes desdéposants de tous les pays de la zoneeuro. À noter que dans sa précipita-tion la Troïka avait oublié qu’une direc-

tive européenne garantit tous lesdépôts de moins de 100 000 euros danstous les pays de la zone euro ! Il n’endemeure pas moins que la classemoyenne chypriote (70 % de la popu-lation) a été lourdement touchée.

DES MESSAGES DE PEURLe monde de la finance a finalementeu raison de l’expérience de la gaucheradicale grecque. Une gauche radi-cale élue démocratiquement par troisfois en un an. Les partis traditionnelsespagnols, Parti populaire (PP) et Partisocialiste ouvrier espagnol (PSOE),soutenus par les informations en pro-venance de la Troïka, ont martelé auxélecteurs espagnols que voter pourPodemos ne servirait à rien carBruxelles a prouvé qu’elle a pu briserla Syriza et qu’avec la victoire dePodemos le pays s’enfoncerait dansla crise et les retraites seraient de nou-veaux baissées.Sachant que les électeurs espagnolssuivaient de près les actualitésgrecques (visite d’Iglesias en Grèce etde Tsipras en Espagne), nombre d’en-tre eux ont eu peur en écoutant lesslogans du PP, du PSOE et de la Troïka.À noter que le Portugal qui s’estrécemment doté d’un gouvernementde coalition gauche radicale-Partisocialiste, a élu en janvier dernier unprésident de la République conser-

vateur. Comme quoi l’endiguementde Bruxelles semble en partie fonc-tionner.Ces messages de peur qui avaientirrité les fiers Grecs ont finalementrefroidi une partie des Espagnols, enparticulier les classes moyennes pau-périsées. Les résultats des législativesdu 20 décembre 2015 ont été déce-vants pour Podemos. Ce parti né des« Indignés » a été créé en janvier 2014.C’est donc sa deuxième campagneélectorale après les municipales demai 2015. Ses militants les plusenthousiastes pensaient faire commela Syriza et devenir le premier partidu pays. D’autres plus réalistes pen-saient être numéro deux, mais devantle PSOE. Résultat : numéro trois,talonné par Ciudadanos, un parti cen-tro-libéralo-socialiste sans queue nitête programmatique (l’équivalent dePotami en Grèce).

LA FIN DU BIPARTISMEEn Grèce, la Nouvelle démocratie etle PASOK avaient gouverné l’un aprèsl’autre de 1981 à 2014, puis en coali-tion en 2013-2015. L’un comme l’autrecachaient la corruption, les faussesstatistiques économiques gouverne-mentales pour entrer dans la zoneeuro. Ce bipartisme n’a pas résisté auxassauts de la Syriza. En revanche enEspagne, les choses sont plus compli-quées, à cause entre autres des régio-nalistes-indépendantistes qui compli-quent la donne.En Espagne le PSOE a gouverné de1982 à 1996, remplacé par le PP de1996 à 2004. Le PSOE est revenu auxaffaires de 2004 à 2011 (suite auxattentats djihadistes mal gérés par legouvernement PP qui avait mis encause à tort les basques de l’ETA !). LePP de Mariano Rajoy est revenu aupouvoir de 2011 à 2015.Aux dernières élections du 20 décembre2015, le taux de participation a été plusqu’honorable : 73 % (+4 % par rapportà 2011). Le PP est passé de 44,60 % en2011 à 28,72 %, soit 63 sièges perdus(123 sièges aujourd’hui). Le PSOE, de29 % à 22 %, soit 20 sièges perdus (90sièges aujourd’hui). Podemos, pour sapremière entrée aux Cortes : 20,6 % = 69députés. Ciudadanos, pour sa premièreentrée au parlement : 14 % = 40députés. Les communistes du Particommuniste espagnol et du particommuniste catalan sont laminés parPodemos. Ils passent de 11 à 2 députés.Mais c’est au niveau des partis indé-pendantistes que les choses bougent.Les nationalistes-indépendantistes desîles Canaries passent de 2 à 1 sièges(0,6 % à 0,3 %). Au Pays basque lagauche indépendantiste abertzalesouffre, alors que la gauche catalanistese renforce ! Au Pays basque Bildu perd5 sièges, passant de 7 à 2 sièges (1,4 %à 0,87 %), alors que la droite autono-miste du PNV (Parti national basque)passe de 5 à 6 députés. En Catalogne,la droite indépendantiste d’Artur Mas,le président sortant de la Généralité deCatalogne (le gouvernement local),l’homme qui voulait organiser un réfé-rendum sur l’indépendance, passe de16 sièges à 8 (4,2 % à 2,25 %), alors quela gauche indépendantiste de la coali-tion ERC-CAT/Si obtient 9 sièges (1 %à 2,39 %).C’est dans les régions fortement indé-pendantistes que Podemos arrive entête : au Pays basque (26 %) et en Cata-logne (25 %). Pourtant la direction dece parti n’est pas particulièrementfavorable à l’explosion de l’État espa-gnol, préférant consacrer son travailaux réformes économiques et sociales.Mais démocrate, Podemos a promisque s’il arrivait au pouvoir, il laisserait

« En Espagne comme en Grèce, le bipartisme qui gouvernait ces deux pays

depuis le retour à la démocratie en 1974 et 1975 a volé en éclat. »

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R organiser des référendums sur l’indé-pendance. Par ailleurs la gauche radi-cale arrive en seconde position dansles régions périphériques du pays :Valence (25 %), Galicie (25 %), Baléares(23 %), Navarre (23 %), et exceptionMadrid (21 %). Dans les Asturies, auxCanaries, en Cantabrie, il est au coudeà coude avec le PSOE. En revanche cedernier se maintient bien dans sesbastions ruraux d’Andalousie et d’Es-trémadure. Quant au PP, il reste fortdans l’Espagne castillane et historique :Aragon, Castille et Manche, Castille etLéon, Rioja, Madrid, Murcie, ainsi quedans les deux enclaves marocaines(Ceuta 45 %, Melila 44 %). Ciudadanos,du Catalan pro Castillan Albert Rivera,réalise ses meilleurs scores dans lesgrands centres urbains d’Andalousie,de Valence et de Madrid.Pablo Iglesias, le jeune leader charis-matique, pensait devenir le Tsiprasd’un pays qui pèse économiquementbeaucoup plus lourd que la Grèce ausein de l’UE. Aujourd’hui, à cause des

pressions de la Troïka, il fait désor-mais référence à la Syriza de 2012 quiavait fait sa première apparitionremarquée au parlement et annoncequ’il s’agit d’un premier pas dePodemos vers la prise du pouvoir.Certes Podemos a récupéré des voixcommunistes et socialistes, mais il n’apas pu ou su faire exploser le PSOE.Cependant en Espagne comme enGrèce, le bipartisme qui gouvernaitces deux pays depuis le retour à ladémocratie en 1974 et 1975 a volé enéclat. Mais dans l’Espagne d’au-jourd’hui les quatre premiers partisn’arrivent pas à former une coalitiontant les différences sur le plan écono-mique, social et régionales sonténormes. Début février, MarianoRajoy, le chef du PP a tenté de formerun gouvernement. Sans succès, il n’aobtenu que 119 voix sur 350 auxCortès. Le lendemain, le roi Felipe VIa chargé le leader socialiste, PedroSanchez, d’essayer de former ungouvernement, début mars avec les

centristes de Ciudadanos, espérantrallier à sa coalition Podemos. MaisPablo Iglesias a vu le piège et a refusél’alliance de la carpe et du lapin. Deslégislatives anticipées, si elles doiventavoir lieu au printemps prochain,pourraient permettre à Podemos dese renforcer et peser plus sur la viepolitique du pays. Mais rien n’estmoins sûr au regard de la complexitéespagnole avec ses régionalismesexacerbés, phénomène qui n’existepas en Grèce car les Turcs de Thraceoccidentale et les Macédoniens deMacédoine orientale n’ont pas ou peude velléités autonomistes. En effet, laGrèce comme la France reste un paysfondamentalement jacobin alors quel’Espagne post-franquiste a su mettreen place une large fédéralisation. n

*Christophe Chiclet est historien. Il est docteur en histoire contemporaine.

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LE SUCCÈS DE PODEMOS EN ESPAGNE : ROMPRE AVEC LES TABOUS DE LA GAUCHEUn message d’espoir, un discours simple qui part des problèmes quotidiensde la population (emploi, logement, accès à l’éducation et à la santé, etc.).

PAR HÉLOÏSE NEZ*

P odemos, créé le 17 janvier 2014dans la continuité du mouve-ment des Indignés, a créé la sur-

prise aux élections européennes du25 mai 2014, en obtenant près de 8 %des suffrages et cinq sièges de dépu-tés. En 2015, il a gagné les plus grandesvilles espagnoles (comme Madrid etBarcelone) au sein de « coalitionsd’unité populaire » et s’est affirmécomme troisième force politiquenationale, en remportant plus de 20 %des suffrages et 69 sièges de députésaux élections législatives du 20 décem-bre. Le succès de ce nouveau partiréside notamment dans sa capacité à« rompre avec certains tabous desmouvements sociaux et de la gauche »,comme l’affirme Cano Germán, l’unde ses dirigeants nationaux, dans laRevista Tecknokultura (2015). Sa stra-tégie politique peut être résumée entrois idées simples et efficaces : sedébarrasser du discours et des réfé-rences traditionnels de la gaucheminoritaire, affirmer la possibilitéd’une alternative politique face à l’aus-térité, et construire la figure d’un lea-der charismatique par une utilisationstratégique de la télévision, des son-dages et des réseaux sociaux. Comme

le défend ironiquement Pablo Iglesiasdans son livre Disputar la democracia(Akal, 2014) : « Si tu veux réussir ne faispas ce que la gauche ferait ».

UN RENOUVELLEMENT DU DÉBAT POLITIQUELa principale stratégie de Podemosconsiste à dépasser le traditionnel cli-vage politique gauche/droite pour luipréférer un clivage haut/bas, quioppose « le peuple » à « la caste » ou

« les citoyens » aux « élites ». Le mani-feste initial du parti propose ainsi, pourles élections européennes, « une can-didature qui, face à des gouvernementsau service de la minorité, du 1 %,revendique une “démocratie réelle”basée sur la souveraineté des peuples ».Podemos reprend ici le slogan « noussommes les 99 % » du mouvementOccupy aux États-Unis. En Espagne,les Indignés avaient également mis enavant un clivage entre « ceux d’enhaut » et « ceux d’en bas », pointant dudoigt la responsabilité des banquiers,des élus et du patronat dans la criseéconomique, aux dépens de la popu-lation qui en subit les conséquencessociales.Mais pourquoi refuser de se position-ner sur l’axe gauche/droite, alors quela plupart des fondateurs de Podemosont milité auparavant à Izquierdaunida (coalition de gauche autour duParti communiste espagnol) et quel’une de leurs sources d’influence,Syriza en Grèce, signifie « coalition dela gauche radicale » ? Le principal argu-ment mis en avant par les dirigeantsde Podemos est que cette oppositionentre la gauche et la droite ne leur per-met pas de remporter les élections. Elleserait surtout utile aux partis politiquesmajoritaires et aux média pour cata-loguer un parti comme Podemos

« d’extrême gauche » ou de « gaucheradicale », afin de lui assigner une placemarginale dans l’espace politique etélectoral. De plus, ce clivage ne seraitplus utile pour défendre aujourd’huiune alternative politique, le conceptde « gauche » ayant perdu de son sensdepuis que les socialistes au pouvoiront renoncé au changement.Jorge Lago, responsable national de« l’école itinérante » destinée aux cer-cles locaux de Podemos à l’été 2014,

revient sur ce travail sur les mots et lesconcepts : « J’essayais de montrer qu’ily avait une manière de rendre intelli-gibles des discours auxquels on étaithabitués [dans les milieux militants]en les traduisant dans un langage plusinclusif […]. Par exemple, on peut par-ler d’anticapitalisme ou de démocra-tie économique, ce qui veut presquedire la même chose, mais il y a unterme qui fait fuir et pas l’autre » (entre-

tien du 19 juin 2015). Le renouvelle-ment concerne non seulement le voca-bulaire, mais aussi les références et lessymboles traditionnellement associésà la gauche, à l’instar des chansons oudes drapeaux. Cette stratégie, influen-cée par les écrits d’Antonio Gramsciet d’Ernesto Laclau, vise à dépasser ladimension identitaire des organisa-tions de gauche pour construire unprojet contre-hégémonique capablede rallier une majorité de la popula-tion et de transformer la réalité sociale.

AFFIRMER LA POSSIBILITÉD’UNE ALTERNATIVEUne autre clé de la réussite dePodemos réside dans l’affirmation desa capacité à gagner les élections et àne pas être qu’un parti d’appoint dansdes alliances politiques. Le nom choisipour le parti (« Nous pouvons ») et leslogan repris du mouvement de luttecontre les expulsions de logement etdes Indignés (« Sí se puede », « Oui, onpeut ») mettent en avant cette possi-bilité réelle d’un changement, alorsque les élus et partis au pouvoirdisaient en permanence « on ne peutpas » (arrêter les expulsions de loge-ment, en finir avec la corruption, faireune réforme fiscale, etc.). Cette for-

« Ce clivage ne serait plus utile pour défendre aujourd’hui une alternative

politique, le concept de “gauche” ayant perdu de son sens depuis

que les socialistes au pouvoir ont renoncé au changement. »

« Podemos choisitainsi ce slogan

pour les électionseuropéennes :“C’était quand,

la dernière fois quevous avez voté avec espoir ?” »

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mule, qui fait aussi écho à la campagnede Barack Obama pour les électionsprésidentielles de 2008 (« Yes, we can »),a été très mobilisatrice pour attirer denouveaux militants et électeurs.Pour Germán Cano, adhérent àIzquierda unida avant de s’investirdans la direction nationale dePodemos, « il faut comprendre aussile contexte d’où nous venions, uncontexte dans lequel nous étions vain-cus et où notre tradition était la tradi-tion de la défaite. » Ce professeur dephilosophie raconte que la première

campagne de Podemos, pour les élec-tions européennes, est inspirée destechniques de marketing utilisées lorsdu référendum contre Pinochet en1988 et qui font l’objet du film No (réa-lisé par Pablo Larraín en 2012) : « Desexperts en publicité essaient de fairecampagne pour le non à Pinochet avecdes stratégies qui irritent la gauche tra-ditionnelle, dans lesquelles le langagepositif, l’autoaffirmation, l’espoir s’im-posent face à une lecture rétrospec-tive des crimes de la dictature. […]C’était le message, l’idée principaleque nous devions transmettre. »Podemos choisit ainsi ce slogan pourles élections européennes : « C’étaitquand, la dernière fois que vous avezvoté avec espoir ? »Ce message d’espoir s’accompagned’un discours simple qui part des pro-blèmes quotidiens de la population(emploi, logement, accès à l’éducationet à la santé, etc.). Fondé sur la reven-dication de l’État social, ce discourss’articule autour de quelquesconcepts clés, comme la démocratie,la souveraineté et les droits sociaux. Le

parti affirme ainsi la possibilité d’unealternative aux politiques d’austéritédans l’Union européenne. Son pro-gramme pour les élections législativesinclut, par exemple, « un plan de sau-vetage des citoyens » financé par unimpôt exceptionnel sur les banquesayant reçu des fonds publics et par uneréforme fiscale qui augmenterait la pro-gressivité des impôts sur le patrimoine,les revenus et les successions. L’une deses propositions phares est « la loi 25d’urgence sociale », qui consistenotamment à paralyser les expulsions

de logement et à assurer l’approvision-nement en eau, électricité et gaz detous les foyers.

RÔLE DU LEADERSHIP ET DE LA COMMUNICATIONLe succès de Podemos réside non seu-lement dans ce discours combatif,mais aussi dans la figure du leader cha-rismatique qui le porte médiatique-ment. Comme l’explique Ariel Jerez,l’un des fondateurs du parti, la straté-gie de communication de Podemosrepose sur la conviction que « pourgagner, il faut utiliser les outils de l’en-nemi » comme la télévision et les son-dages (entretien du 18 juin 2015). C’estune rupture essentielle avec lesIndignés qui refusaient la figure d’unleader et étaient très méfiants à l’égarddes média. Lors des élections euro-péennes, l’équipe de campagne choi-sit ainsi d’utiliser le visage de PabloIglesias comme logo sur les bulletinsde vote. La décision est prise suite àun sondage réalisé par CarolinaBescansa, une professeur de sciencespolitiques membre de l’équipe diri-

geante, qui indique que 50 % desenquêtés savent qui est Pablo Iglesiasalors que seulement 8 % connaissentPodemos.La construction de cette figure média-tique part du principe que la télévi-sion constitue le principal espace desocialisation politique pour la majo-rité de la population. Cherchant àinvestir l’espace médiatique bien avantle lancement de Podemos, PabloIglesias présente à partir de 2010 LaTuerka, un programme de débats poli-tiques retransmis initialement par unetélévision de quartier. Le secrétairegénéral de Podemos indique, dans sonlivre, qu’il s’agit d’« une stratégie decombat politique » : « Pour la premièrefois […] la gauche s’exprimait dans sonpropre programme de débats et, ce quiest le plus important, depuis le toutdébut elle essayait de ne pas se parlerseulement à elle-même. » PabloIglesias attire de cette manière l’atten-tion de chaînes télévisées qui augmen-tent considérablement sa visibilité etsa popularité.José Fernández-Albertos, auteur dulivre Les électeurs de Podemos (Loslibros de la Catarata, 2015), montreque la télévision « a joué un rôle cen-tral pour diffuser le message de la can-didature [pour les élections euro-péennes] jusqu’à des endroits où ilaurait été impossible de le faire d’uneautre manière, étant donné la faiblestructure organisationnelle du parti ».Podemos réussit à rallier des électeursayant des situations socioprofession-nelles très différentes, parmi les classesmoyennes et populaires. La nouvelleformation parvient aussi à remobili-ser des citoyens qui ne votaient pas ouqui ne votaient plus. Dans un contextede montée de l’abstention partout enEurope, Podemos démontre ainsi unecapacité de représentation d’un élec-torat qui ne se retrouvait pas dans lesoffres partisanes existantes, en parti-culier des jeunes qui sont ses princi-paux électeurs. n

« L’une de ses propositions phares est “la loi 25 d’urgence sociale”,

qui consiste notamment à paralyser les expulsions de logement et à assurerl’approvisionnement en eau, électricité

et gaz de tous les foyers. »

*Héloïse Nez est sociologue. Elle estmaître de conférences à l’universitéde Tours.

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FRÈRES MUSULMANS EN ÉGYPTE ET EN TUNISIEDès la chute des deux dictateurs en 2011, la différence des transitions entre lesdeux pays s’est révélée au grand jour. Des similitudes idéologiques mais des dif-férences de contextes, avec notamment le poids d’un acteur politique d’enver-gure : l’armée en Égypte.

PAR SARAH BEN NÉFISSA*

Dans les deux pays qui ont inau-guré le « printemps arabe » en2011, à savoir la Tunisie et

l’Égypte, les forces politiques isla-mistes ont gagné les élections post-révolution qu’il s’agisse des FrèresMusulmans égyptiens ou du partiEnnahda. Aujourd’hui leur réalité res-pective est bien différente. Si enTunisie, Ennahda demeure le secondparti du pays et fait même partie dela coalition au pouvoir avec le partiNida Tunes, c’est loin d’être le cas enÉgypte. Chassés brutalement du pou-voir le 3 juillet 2013, ces derniers, qua-lifiés d’organisation « terroriste »subissent actuellement une répres-sion d’une très grande intensité.Comment expliquer une telle diffé-renciation dans leurs trajectoires poli-tiques suite aux soulèvements desannées 2011 ? Selon certains ana-lystes, ce paradoxe s’explique princi-palement par la nature « modérée »des Frères Musulmans tunisiens parrapport à leurs homologues égyptienset également par la force de la sociétécivile tunisienne qui est parvenue àjouer un rôle de contrepoids et depacificateur au moment de la gravecrise politique de l’été 2013. Cette der-nière est née de l’assassinat des dépu-tés Chokri Belaid et de MohmedBrahmi, deux députés appartenant àdes formations nationalistes degauche, ainsi que de l’allongementimprévu des travaux de l’AssembléeConstituante. Élue pour rédiger enune année la nouvelle constitutiondu pays, la Troika au pouvoir domi-née par Ennahda ne semblait plusvouloir quitter les rênes du pouvoir.C’est ainsi que l’Union générale tuni-sienne du travail (UGTT), l’Uniontunisienne de l’industrie, du com-merce et de l’artisanat (UTICA), laLigue tunisienne des Droits del’homme et l’Ordre des avocats ontpris l’initiative d’un Dialogue natio-nal pour concilier les formations poli-tiques et sortir de la crise avec la for-mation d’un gouvernement detechnocrates, terminer la rédactionde la constitution et enfin organiserles élections de 2014.

S’il est fondamental de souscrire àune telle vision, il est tout aussi fon-damental de la nuancer. En réalité,l’analyse doit également intégrer lesdifférences des trajectoires transition-nelles entre les deux pays qui, elles-mêmes, sont lourdes de significationssur les différences des régimes poli-tiques des deux pays avant les révo-lutions de 2011 avec comme princi-pale différence, le rôle politique del’armée en Égypte. De même, il estimportant de rappeler que ces deuxfractions des Frères Musulmans, mal-gré leurs parcours historiques diffé-rents, appartiennent au même cou-

rant idéologique fondé par Hassen ElBanna en 1928 en Égypte, radicalisépar Sayyed Qotb, père spirituel de l’ex-trémisme islamiste et de la plupartdes organisations qui pratiquent,aujourd’hui encore, la violence.

RÈGLES DU JEU ETDIFFÉRENCE DES CONTEXTESTRANSITIONNELSDès la chute des deux dictateurs en2011, la différence des transitions entreles deux pays s’est révélée au grand jour.La fuite de Ben Ali a été suivie d’un videà la tête de l’État qui a imposé auxacteurs politiques de s’entendre sur larègle du jeu de la transition avec prin-cipalement le passage par l’électiond’une Assemblée constituante encharge de rédiger la nouvelle constitu-tion du pays. Cela n’a pas été le cas enÉgypte. Le pouvoir n’a jamais été vacantpuisque Moubarak a confié les rênesdu pouvoir à la direction de l’armée.De même la règle du jeu de la transi-tion est demeurée objet de conflitsentre les différents acteurs principale-ment les militaires, les frères musul-

mans et les magistrats mais égalementles journalistes et les élites partisaneset politiques toutes tendances confon-dues : libéraux, nationalistes, gauche,coalitions de la jeunesse révolution-naire, partisans de l’ancien régime etc.Pour tenter d’imposer la règle du jeuqui convient à leurs intérêts, l’ensem-ble des acteurs ont mobilisé les res-sources médiatiques, juridictionnelles,financières, admi nis tratives et organi-sationnelles dont ils disposaient sanscompter le poids du nombre et de larue mais également la force brutale.La scène transitionnelle égyptiennemet donc en exergue le poids d’un

acteur politique d’envergure : l’armée.Tel n’est pas le cas en Tunisie où lerégime postindépendance marqué parson fondateur Habib Bourguiba a tenuà éloigner les militaires de la chosepolitique. En Égypte, la direction del’armée a non seulement géré la pre-mière étape de la transition jusqu’àl’élection de Mohamed Morsy enjuin 2012 mais elle est revenue en forceavec le coup d’État du 3 juillet 2013 etl’élection de Abdelfattah Sissi en 2014.Ce rôle politique de l’armée en Égyptes’inscrit en réalité dans le cadre descaractéristiques particulières du natio-nalisme égyptien et de l’histoire longuede la relation des Égyptiens aux Forcesarmées marquée principalement parla révolution de 1952 qui continue àimprimer la socialisation politique descitoyens de ce pays. Si la société civiletunisienne a joué un rôle importantpour surveiller les travaux de la consti-tuante et résoudre la crise de 2013, enÉgypte, la société civile a égalementjoué un rôle fondamental au momentde la crise provoquée par la Décla -ration constitutionnelle du 22 novem-

« En Égypte, la direction de l’armée a nonseulement géré la première étape de la

transition jusqu’à l’élection de MohamedMorsy en juin 2012 mais elle est revenue enforce avec le coup d’État du 3 juillet 2013 et

l’élection de Abdelfattah Sissi en 2014. »

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bre 2012 de Mohamed Morsy. Elle aainsi organisé la signature d’une péti-tion pour réclamer de nouvelles élec-tions présidentielles qui a recueilli untrès grand succès à cause de la baisserapide de la popularité des Frèresmusulmans y compris dans leur pro-pre électorat. Une différence d’impor-tance sépare toutefois les expériencesdes deux pays. En Égypte, aussi bienla société civile que l’ensemble de lapopulation ont demandé et/ou

accepté l’intervention de l’armée pourrésoudre la crise politique et institu-tionnelle. Aujourd’hui, l’ensemble desacteurs politiques non islamistes et lesacteurs de la société civile subissentles conséquences de leur alliance« contre nature » avec les forces l’an-cien régime et qui prennent actuelle-ment leur revanche de la révolutiondu 25 janvier avec un retour en forcedes méthodes les répressives.

FRÈRES MUSULMANSÉGYPTIENS ET TUNISIENS :NOUVEAUX MATÉRIAUX ETNOUVELLES HYPOTHÈSES.Le passage au pouvoir des Frèresmusulmans en Égypte et en Tunisieont mis en lumière les particularitésidéologiques et organisationnelles deces deux formations soit par la média-tion de leurs décisions et attitudessoit par leurs propres publications.

Leur vision de la réforme sociale etpolitique est d’abord et avant toutcentrée sur la réforme religieuse del’individu pour que ce dernierdevienne un « vrai » musulman. Leursdoctrines dénotent la mise sousdépendance du politique par le reli-gieux et leur absence d’une visionpositive de l’État capable de réformerla société et de résoudre les inégali-tés sociales. Libéraux sur le plan éco-nomique, c’est par la médiation de la

bienfaisance religieuse des individusque la question sociale est traitée. Ilest symptomatique de rappeler, outreles tentatives de remises en cause dustatut progressiste de la femme tuni-sienne et les attaques contre la libertéde pensée et la production artistique,les agressions subies par le siège del’UGTT en Tunisie en 2012 par desmilices liées à Ennahda. Les mêmespropos peuvent être reproduits pourles Frères musulmans égyptiens. Unedes principales revendications por-tée par révolution du 25 janvier a étéle droit de fonder des syndicats indé-pendants afin de remettre en causela non-représentativité des travail-leurs par l’Union générale des syndi-cats ouvriers, sous contrôle de l’Étatet de l’administration. À l’instar de ladirection de l’armée, les Frères musul-mans ont refusé une telle réforme etont préféré placer leurs hommes à la

direction de l’Union générale des syn-dicats ouvriers. Comme autre parti-cularité il importe de mettre l’accentsur la dimension panislamique deleur idéologie bâtie principalement àpartir du mythe califal. Cette carac-téristique idéologique les a mis enporte à faux par rapport à leurs pro-pres sociétés car aussi bien les mou-vements de libération nationale queles décennies d’indépendance poli-tique ont durablement marqué lesdifférents États et Sociétés de larégion. Les Frères musulmans égyp-tiens et tunisiens partagent avec lesformations islamistes les plus extré-mistes le même universalisme isla-mique comme l’atteste la politiquelaxiste d’Ennahda vis-à-vis des sala-fistes djihadistes et qui a favorisé lamultiplication des cellules terroristesdans le pays. Ce n’est que tardivementqu’ils se sont rendu compte qu’ilsétaient débordés par ces derniers.En réalité, alors que les Frères musul-mans ont été perçus comme des alter-natives démocratiques et sociales auxrégimes autoritaires chassés par lessoulèvements de 2011 de la région,leurs pratiques ont démontré leur atta-chement à la souveraineté divine, pen-sée comme supérieure à la souverai-neté populaire ainsi que leur absenced’une vision alternative au néolibéra-lisme économique. Les liens histo-riques qu’ils ont tissés avec les famillesrégnantes des pays du golfe sont, dece point de vue, significatifs. n

« Leurs doctrines dénotent la mise sousdépendance du politique par le religieux etleur absence d’une vision positive de l’État

capable de réformer la société et derésoudre les inégalités sociales. »

*Sarah Ben Néfissa est politologue.Elle est chargée de recherches àl’Institut de recherche pour le déve-loppement (IRD).

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giques que le PKK. Au milieu de l’an-née 2012, quand les YPG kurdes ontcommencé à prendre le contrôle desgrandes villes peuplées majoritaire-ment de Kurdes au nord de la Syrie,en commençant par Kobané, ils ontété appuyés par une organisationissue de la société civile, le TEV-DEM(Mouvement pour une société démo-cratique). Celui-ci est aujourd’hui unacteur majeur de l’organisation poli-tique et sociale du Rojava et consisteen un regroupement de partis poli-tiques et d’associations de la sociétécivile ayant décidé de s’unir autourdu projet du Rojava. Si le PYD repré-sente le parti politique majoritaire-ment présent dans cette coalition, ony trouve aussi des mouvements pro-gressistes arabes, assyriens, ou d’au-tres partis de la gauche kurde.

Après la prise en main du territoirepar le TEV-DEM de mi-2012 à fin 2013,une étape a été franchie en jan-vier 2014 avec l’établissement dansles trois cantons du Kurdistan syrien,Afrin, Kobané et El Jazira, d’une admi-nistration autonome dont les prin-cipes directeurs sont décrits dans lacharte du Rojava. Cette charte s’ap-puie sur des idées tirées de l’idéolo-gie politique du PKK, qu’on peut résu-mer en deux points : le rejet del’État-nation remplacé par le conceptd’autonomie démocratique, et ladéfense du droit des femmes et plus

généralement de la vie, ceci incluantune dimension écologique fortementprésente dans la vision de la sociétéainsi proposée. Chaque canton du Rojava est dirigépar une administration découpée en« ministère » : défense, justice, éco-nomie, affaires étrangères, etc. avecà sa tête un « premier ministre ». Cetteadministration rend des comptes àl’assemblée populaire du Rojava oùsiègent des représentants de chaquezone et de chaque communauté ducanton, appointés par le TEV-DEM.Cette assemblée est dirigée par unprésident et deux vice-présidents,issus des trois grandes communau-tés présentes au Rojava qui sont lesKurdes, les Arabes et les Assyriaques.D’ailleurs les trois langues de ces com-munautés ont été déclarées languesofficielles, et les documents adminis-tratifs et comptes rendus sont traduitsdans ces trois langues. Mais d’autrescommunautés sont également pré-sentes et représentées : Turkmènes àGire Spi (Tel Abyad), Tchétchènes àSere Kaniye (Ras al Ayn). Cette admi-nistration discute et prend des déci-sions à l’échelle du canton, en fonc-tion des remontées qui lui ont étéfaites de la part des assembléeslocales.

PROPOSER À CHAQUE ÉCHELLE UN FONCTIONNEMENTAUTONOMECes assemblées locales sont présentesdans chaque village, et pour lesgrandes villes, elles peuvent repré-senter des regroupements de quar-tier. Elles se tiennent dans les MalaGel, maisons du peuple, et ont pourbut à l’échelle d’un grand quartier, oud’un village, d’organiser la vie de lacommunauté. Elles font par exempleremonter les demandes aux mairiesen matière d’urbanisme (route à répa-rer, électricité défaillante…), maiss’occupent aussi de régler les pro-blèmes de conflits entre habitants. Àterme, elles seront chargées en lien avecles Asayish, la force de police de l’ad-ministration autonome, d’organiser

D urant l’automne 2014, l’his-toire largement médiatisée dela résistance des forces kurdes

des YPG (Unités de défense du peu-ple) pour empêcher la prise de la villede Kobané par les jihadistes de Daesha permis de changer le regard de l’opi-nion occidentale sur les Kurdes et leurcombat. Mais bien souvent, repor-tages et articles se sont concentréssur l’aspect militaire, tombant par-fois dans la caricature, lutte du « Bien »contre le « Mal » ou « amazones »kurdes mettant en déroute les jiha-distes, occultant en revanche presquecomplètement l’aspect politique dela lutte des Kurdes. En effet, la résistance des YPG/YPJ(Unités de défense du peuple et desfemmes) à Kobané est la résultanted’une histoire de trente ans de résis-tance du PKK, le Parti des travailleursdu Kurdistan qui a beaucoup inspiréle mouvement kurde en Syrie. Depuis1984, le PKK mène une lutte arméecontre l’État turc. En parallèle de cetterésistance, le PKK a défini un pro-gramme politique innovant sous l’im-pulsion de son leader Abdullah Öca-lan, qui depuis son emprisonnementen 1999 travaille à repenser une théo-rie politique innovante, où il rejettele concept d’État-nation au profitd’une organisation de la société baséesur l’autonomie et la démocratie àtoutes ses échelles.

UNE ORGANISATIONPOLITIQUE ET SOCIALELa dynastie Assad, après avoir aidé lePKK au début des années 1980, netolérait pas les volontés d’émancipa-tion du mouvement et réprimait sévè-rement la population kurde. Une par-tie d’entre eux, appelés les« biddoun », n’avaient pas d’identitéet donc pas d’existence officielle ausein de l’État, et de grands déplace-ments de population eurent lieu dansla volonté de diluer les Kurdes dansla population syrienne. Le PYD, Partide l’union démocratique, kurdesyrien, créé en 2003 et clandestin sousle régime de Bashar el Assad, s’estfondé sur les mêmes bases idéolo-

LA CHARTE DU ROJAVACette charte s’appuie sur des idées tirées de l’idéologie politique du Partides travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’on peut résumer en deux points : lerejet de l’État-nation remplacé par le concept d’autonomie démocratique,et la défense du droit des femmes et plus généralement de la vie, ceciincluant une dimension écologique fortement présente dans la vision de lasociété ainsi proposée.

« TEV-DEM(Mouvement

pour une sociétédémocratique),

aujourd’hui acteurmajeur de

l’organisationpolitique et sociale

du Rojava. »

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R leur sécurité. Car c’est toute l’essencedu modèle du Rojava : proposer à chaque échelle un fon ction nementautonome, et le plus local possible.Dans le cas de la justice par exemple,plutôt que de passer par des tribu-naux, les maisons du peuple essayentde résoudre les conflits localement.Mais ceci ne peut évidemment s’im-proviser et passe par une phase deformation des intervenants à laMesopotamia Law School (École dedroit de Mésopotamie). Les cas desdélits les plus graves, où les cas où lesparties ne s’accordent pas sur la déci-sion de la maison du peuple, peuventensuite passer devant un tribunal.Ainsi au Rojava, l’éducation est unecomposante essentielle de la pratiquepolitique, indissociable de l’autono-misation. Chaque personne souhai-tant prendre part à la vie publiquepeut recevoir une formation politique,mais aussi pratique, dispensée pardifférentes structures. Par exemple,les aspirants policiers au sein desAsayish ne reçoivent pas qu’une for-mation militaire et juridique, maisaussi une formation politique leurpermettant de comprendre et de s’in-tégrer pleinement dans le projet duRojava. Il ne s’agit pas en effet dereproduire les structures classiquesd’un État-nation mais de créer la pos-sibilité d’émergence d’un nouveaumodèle de société. Comme le disenttous les officiels du Rojava, il faudraau moins une génération pour que, àtravers l’éducation reçue, les prin-cipes de la révolution sociale en coursau Rojava soient assimilés par lesesprits et puissent être appliqués lar-gement dans la société. À côté des maisons du peuple, lesmaisons des femmes (Mala Jin) s’oc-cupent plus spécifiquement des ques-tions liées aux femmes. Elles veillentà la fois au respect de la charte duRojava en matière d’égalité des sexes,et luttent contre les violences domes-tiques, violences sexuelles, lesmariages forcés, s’assurant que lesforces de police (Asayis) intervien-nent et fassent respecter la loi. Ellesorganisent des formations pour lesfemmes concernant leurs droits, maisaussi sur le féminisme, ou des sujetsrelevant du planning familial.

UN AXE MAJEUR, L’ÉGALITÉ HOMME/FEMMELa charte du Rojava est très claire enmatière d’égalité homme/femme, etla libération des femmes constitue undes axes majeurs du programmesocial du Rojava. Celle-ci reconnaîtles inégalités de genre inhérentes à lasociété patriarcale existant jusque-làet ayant une influence sur la société.

Toutes les institutions adoptent ainsiun système de coprésidence : unhomme et une femme. Loin de selimiter à un combat militaire, la luttedes femmes passe aussi par une forteimplication dans l’organisation et lavie politique du Rojava. L’Académiedes femmes leur permet de recevoirune formation politique et militaireleur donnant les outils qui leur per-mettent de prendre leur place dansla résistance du Rojava. Ces forma-tions sont dispensées aux femmes detous âges, dans le but de casser la seg-mentation de la société en classesd’âge. Par exemple, la maison desfemmes de Qamishlo est codirigéepar une femme d’une cinquantained’années, et une jeune femme d’une

vingtaine d’années, qui mettent ainsien commun leurs approches de laquestion des femmes. En matière éco-nomique, le développement des coo-pératives mis en place par l’adminis-tration locale, notamment descoopératives agricoles, a permis lacréation d’emplois pour les femmeset donc de les aider à atteindre l’in-dépendance économique nécessaireà l’émancipation. La dimension mili-taire, la lutte des femmes au sein desunités de protection de la femme(YPJ), est uniquement l’implémenta-tion d’un principe de l’autonomiedémocratique que le droit à l’autodé-fense pour toute communauté estfondateur de son combat pour sesdroits. Que les femmes prennent unepart active à la défense du Rojava estégalement une manière de fairereconnaître leur rôle dans la société. Les conseils de quartier, ou de villageau sein des Mala Gel organisent doncla vie de la population. Mais les pro-blèmes concrets liés à la gestion desvilles sont réglés par une entité appe-lée Commune, dont le rôle peut êtrecomparé à celui d’une mairie. Maisau lieu d’un maire elles sont dirigéespar un conseil coprésidé, choisi parla population et qui travaille en lienétroit avec les autres conseils. L’avenir politique du Rojava est incer-tain. La révolution en cours au Rojava

n’en est qu’à ses débuts, et rencontremaintes difficultés. Après avoir com-mencé à appliquer son programmepolitique, le Rojava a créé une entitépolitique plus large, les Forces démo-cratiques syriennes, afin d’inclure defaçon plus large les autres commu-nautés du Nord de la Syrie, et rece-voir de l’aide militaire étrangère. Le17 mars 2016, le conseil constitutif duRojava a publié une déclaration defédéralisme, engendrant aussitôt demultiples attaques, dont un nouvelembargo de la part du KRG (Gouver -nement régional du Kurdistan d’Irak),empêchant la circulation des per-sonnes et de l’aide humanitaire à des-tination du Rojava. Les attaquesconstantes des jihadistes de Daesh,l’embargo imposé par la Turquie quine supporte pas l’idée d’un contrôleterritorial kurde à ses frontières, maisaussi par ses pions locaux, notam-ment le Kurdistan irakien dirigé parBarzani, sont autant d’obstacles ren-contrés par les administrationslocales. Difficile aussi de prévoir laposture que les alliés de circonstance,États-Unis et Russie, adopteront faceà la volonté d’autodétermination dupeuple du Rojava. Pour l’instant, pourne pas froisser la Turquie, les États-Unis ont rejeté en bloc les demandespolitiques de l’administration duRojava, tout en continuant leur aidemilitaire. Enfin le régime syrien, quijusque-là adoptait un silence prag-matique pour éviter d’ouvrir unconflit supplémentaire avec lesKurdes, a fait savoir qu’il n’accepte-rait pas d’autonomie du Rojava ausein de la Syrie. Au sein de la commu-nauté kurde elle-même, il existe tou-jours des tensions entre une volontéde création d’un État-nation kurde(ce que ne soutient pas l’administra-tion locale), et un fonctionnementfédéral sur un mode libéral (qui n’estpas non plus le programme de lacharte du Rojava). Entre les deux, leprocessus d’autonomie démocratiquetente de percer son chemin. Une chose est sûre, ce processus dedémocratisation en cours au Rojavaest une initiative nouvelle, appelée às’insérer dans un processus de paixplus global au Moyen-Orient et peutêtre à lui servir d’inspiration. n

Réagissez aux articles, exposez votre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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La charte du Rojava :http://www.kedistan.net/wp-content/uploads/2015/10/charte-tev-dem.pdf

« Toutes lesinstitutions

adoptent ainsi un système de

co-présidence : un homme et une femme. »

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À l’heure actuelle, un licenciement économique nepeut se faire que dans trois conditions : une difficultééconomique majeure, reconnue par la justice ; une

adaptation technologique ; la sauvegarde de la compétitivité,concept déjà très flou qui permet à de nombreux grandsgroupe de lancer un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) paran tout en battant leur record de résultat année après année.Le projet de loi vise à considérablement étendre cette possi-bilité en considérant qu’une entreprise est en difficulté éco-nomique dès que son chiffre d’affaires, son carnet de com-mandes, son résultat d’exploitation ou sa trésorerie sont enbaisse. Cette vision est dangereuse pour les salariés.

TOUR DE PASSE-PASSE COMPTABLELe chiffre d’affaires d’une entreprise correspond à l’ensem-ble des ventes qu’elle réalise. Il peut donc baisser si l’entre-prise vend moins (effet volume) ou si les prix de ses produitsbaissent (effet prix).Toutefois, dans de nombreux cas de figure, une baisse du chif-fre d’affaires (CA) ne met pas en danger la situation de l’entre-prise. En effet, une entreprise peut avoir réalisé d’excellentsrésultats pendant de nombreuses années, avoir ainsi constituéde fortes réserves financières, et connaître une mauvaise année,sans que cela ne la mette en péril. Ce cas de figure est fréquem-ment rencontré quand un produit phare de l’entreprise arrive àmaturité, est remplacé par des produits concurrents sur le mar-ché (par exemple, l’arrivée d’un médicament générique concur-rent sur le marché). Ces courbes de vie des produits sont bienconnues des entreprises, qui les suivent de près et peuvent anti-ciper les lancements de nouveaux produits pour les pallier, etles soubresauts du CA que cela peut engendrer. De plus, cer-tains artifices comptables peuvent être utilisés pour gonfler leCA d’une année, au détriment d’une autre, en particulier le déca-lage de facturation. Si une vente est prévue pour le début del’année prochaine, mais que j’ai besoin de gonfler mon CA pourcette année, je peux m’arranger avec mon client pour signer lavente en fin d’année, et n’encaisser l’argent qu’en début d’an-née suivante. Ainsi, cette année, mon CA sera gonflé, mais il bais-sera l’an prochain, toutes choses égales par ailleurs. Difficultééconomique ? Non, tour de passe-passe comptable.Dernier cas de figure d’artifice comptable pouvant être utilisédans le cadre de la loi El Khomri, la fabrication de documentscomptables prévisionnels catastrophistes, oubliant tout oupartie du carnet de commandes, tablant sur des baisses d’ac-tivité surévaluées, permettant de mettre en avant un risquesubjectif.

L’ANALYSE DES MARGESEn réalité, l’analyse des marges générées par l’activité est beau-coup plus pertinente pour commencer à dresser des constatssur la situation économique d’une entreprise. Le premier d’en-tre eux est la valeur ajoutée (VA). Les documents comptablestransmis aux impôts, présentent in extenso plusieurs indica-teurs à cet égard. Elle correspond au chiffre d’affaires moins lesconsommations ayant permis de fabriquer les produits vendus(les matières premières par exemple). Elle mesure donc larichesse créée dans l’entreprise.Elle permet dès lors de savoir comment se rémunère la richesse

entre les différents acteurs qui participent à son activité : le tra-vail (salaires, cotisations), les banques qui prêtent de l’argent(intérêts, emprunts), les moyens de production, (l’amortisse-ment), les actionnaires (dividendes), et l’Etat qui participe del’activité de l’entreprise via la formation des salariés, les infra-structures, la garantie de la sécurité du pays, etc. Les gestion-naires d’activité pilotent les différents niveaux de marge engen-drée par leur activité, en soustrayant différents coûts deproduction de leur CA (matières premières, coûts d’entretiendu matériel, salaires…). Ce sont ces indicateurs qui montrent lasanté économique de l’activité.Or, il est fréquent que la valeur ajoutée des entreprises aug-mente même lorsque leur CA est en baisse. Si les matières pre-mières de l’entreprise baissent, le prix des produits pourra êtrebaissé lui aussi, sans que la richesse crée n’en souffre. Dans cegenre de cas, la valeur ajoutée des entreprises augmente mêmesouvent, puisque la baisse des matières premières n’est pasintégralement répercutée au client final. C’est par exemple lecas de l’ensemble de l’industrie chimique en ce moment, dontles prix baissent à la suite de la chute du cours du pétrole.La marge peut également augmenter alors que le CA baisse parun effet dit de mix produit. Imaginons schématiquement uneentreprise qui vend deux familles de produits, un produit hautde gamme A vendu 1 000, et qui coûte 900 à produire, et unproduit bas de gamme B, vendu 500, et qui coûte 300 à pro-duire. Si elle vend 10 produits de chaque une première année,l’entreprise réalisera 10 000 + 5 000 = 15 000 de CA, et 1 000 +2 000 = 3 000 de marge. L’année suivante, elle vend 5 produitsA, et 15 produits B. Elle réalise 5 000 + 7 500 = 12 500 de CA, et500 + 3 000 = 3 500 de marge. Le CA baisse, mais la marge aug-mente. L’entreprise va mieux. Pourtant, la loi El Khomri l’autori-sera à licencier pour difficultés économiques.En poussant cette logique, l’entreprise peut baisser son CA demanière pérenne en se séparant de ses activités les moins ren-tables. Pour reprendre notre exemple, l’entreprise veut augmen-ter son taux de marge. Le produit A fait 10 % de marge, le pro-duit B, 60 %. Si l’entreprise cède la fabrication des produits A,ou l’arrête, pour se concentrer sur les produits B, son CA bais-sera, mais sa marge augmentera. Elle sera donc en meilleuresanté économique malgré la baisse de son CA.

LE RÉSULTAT D’EXPLOITATION, UN INDICATEUR MODULABLELe second indicateur est le résultat d’exploitation (à ne pasconfondre avec l’excédent brut d’exploitation, EBE, qui n’appa-raît pas dans les comptes sociaux classiques). C’est l’indicateurle plus solide repris dans la liste gouvernementale. La loi auto-rise le licenciement économique si l’entreprise connaît « despertes d’exploitation », c’est-à-dire si son résultat d’exploitationest négatif.Cet indicateur correspond au résultat de l’activité courante del’entreprise, avant remboursement de l’emprunt, payement del’impôt sur les sociétés ou des dividendes. Il correspond au CA,auquel on retranche l’ensemble des charges d’exploitation (coûtdes matières premières, salaires et cotisations…), mais égale-ment des éléments relatifs aux transferts de charge et à l’amor-tissement de la valeur des investissements de l’entreprise. Cesdeux derniers éléments sont très largement pilotables, en per-

Le licenciement économique facilitéLe projet de loi dit El Khomri vise à rassurer les chefs d’entreprise sur leurcapacité à adapter leur nombre de salariés à leur besoin, au nom de lasacro-sainte flexibilité. Une mesure phare de cette loi consiste en la facili-tation du licenciement économique.

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mettant de répartir le coût d’un investissement, et de l’usure del’outil productif acheté, sur plusieurs années. Or, l’amortissementde ces investissements est comptablement modulable selon lesobjectifs de l’entreprise. Un investissement théoriquement amortilinéairement sur 10 ans, c’est-à-dire que l’on affecte 10 % de lavaleur de l’investissement tous les ans, peut être amorti en moinslongtemps (donc faire plus baisser le résultat d’exploitation), voiremême être sur-amorti les premières années. En clair, une entre-prise ayant fortement investi va de ce fait diminuer son résultatd’exploitation, et peut même le plomber la première année sui-vant cet investissement pour en être libérée les années suivantes.De ce fait, le résultat d’exploitation, s’il est un indicateur plus inté-ressant de la situation de l’entreprise, est largement construit etmodulable par des méthodes comptables autorisées par l’ad-ministration, qui peuvent fausser son interprétation.Ce pilotage des marges des entreprises est un élément centralde la stratégie des multinationales, en particulier de leur optimi-sation fiscale. En effet, les filiales françaises de groupes interna-tionaux sont le plus souvent amenées à acheter tout ou partiede leurs consommations intermédiaires, à vendre tout ou par-tie de leur production, voire les deux, à une ou des autres filialesdu groupe (une entreprise de fabrication automobile va ache-ter une partie des pièces à une filiale qui les fabrique, va assem-bler les voitures et les vendre à une autre filiale qui les vendra auclient, par exemple). Or, dans ce cas, le prix d’achat des matièrespremières, ou le prix de vente des produits finis sont fixés par legroupe, sans que l’entreprise française ait voix au chapitre. C’estce que l’on appelle les prix de transfert. Ces prix sont fixés pourlaisser en France une marge suffisante pour assurer la bonnevie économique de l’entreprise, suffisante pour éviter un redres-sement fiscal, mais suffisamment basse pour que le reste de lavaleur créée par l’entreprise en France puisse remonter à unefiliale située sous des cieux fiscalement plus cléments, et queles salariés ne puissent pas réclamer d’augmentation de salaires.Dans ce cas, il est fréquent que les entreprises compressent lesmarges laissées en France pour pousser à une baisse des coûtsde production et justifier des coupes dans les effectifs, mêmesi la production bat des records de ventes sur les marchés clients.Une entreprise peut donc baisser le CA de sa filiale française,alléguer d’une difficulté économique, et licencier pour cela unepartie de son personnel. Si la manœuvre est trop grossière, ellepeut se le voir reprocher par le fisc, mais un chantage à l’emploirestant en France suffit généralement à minimiser les redresse-ments, quand redressement il y a.Les prix de transfert concernent également les services par-tagés, voire même l’exploitation des brevets et autres actifsimmatériels que possèdent des groupes. Dans ce cas ce sontdes redevances et des refacturations qui permettent, entreautres, de loger richesses et profits là où la fiscalité est la plusavantageuse.Il est à noter que les prix de transfert et les montages financiersqu’ils permettent sont au cœur des débats internationaux ence moment. Les montants en jeu sont faramineux. Ils concer-nent 50 % du commerce international. Selon une récente étudede la Banque de France, et sans prendre en compte les actifsimmatériels et droits de propriété, près de 14,5 % du déficit com-mercial de la France serait dû à ces mécanismes. L’OCDE tented’encadrer les pratiques et l’UE a fait de timides propositionsd’harmonisation sur le sujet. Cependant, le gouvernement fran-çais a fait rejeter un amendement qui visait à rendre public lesactivités réelles des multinationales pays par pays, prélude àune taxation plus juste. Cette décision, comme la définition desdifficultés économiques faite par la loi El Khomri vont à reboursde la dynamique de cohérence économique et justice recher-chée au niveau international.

LA TRÉSORERIE DES ENTREPRISESLa loi El Khomri omet le fait que celle-ci est pilotée par les entre-prises, et que sa baisse peut procéder de décisions de gestion,

et non d’une difficulté économique réelle de l’entreprise.En effet, la trésorerie d’une entreprise peut être en baisse si l’en-treprise réalise une grosse sortie d’argent pour son développe-ment, un investissement dans une nouvelle machine ou unenouvelle usine pour accompagner sa croissance par exemple.Dans ce cas, l’entreprise paye, la trésorerie baisse avant que lesfruits de l’investissement ne soient récoltés. Il est donc absurdede considérer cette entreprise comme en mauvaise santé.Une grosse sortie de dividendes peut également expliquer unebaisse de trésorerie. C’est souvent ce que les entreprises rache-tées par des fonds de pension sur le modèle d’un LBO (leveragebuy out [rachat avec effet de levier] ) subissent : grosse pres-sion sur les coûts, licenciements massifs pour rembourser lesprêts et verser des dividendes massifs. Il est d’ailleurs intéres-sant de noter que, des cinq facteurs participant à la productiondes entreprises précédemment citées, la rémunération desactionnaires est la seule qui augmente massivement depuis plu-sieurs années.Enfin, là encore, la trésorerie des filiales fait partie des indica-teurs pilotés par les groupes internationaux, et souvent de façonà la minimiser dans les déclarations fiscales. En clair, les filialesfrançaises disposent d’un compte bancaire lié et piloté par lamaison mère, qui y laisse la trésorerie nécessaire pour financerl’activité, mais qui peut l’assécher pour déclarer un montant mini-mal aux impôts. C’est un moyen fréquent des multinationalespour faire remonter une partie de la valeur créée par les filialessans passer par les dividendes, qui constituent un revenu et doi-vent donc être déclarés aux impôts par la société qui les touche.Cette situation est d’autant plus grave que là où auparavant, onconsidérait la situation économique au regard de la branched’activité au niveau mondial (pas simplement la fabrication devoitures en France, mais l’ensemble de l’activité fabrication devoitures de l’entreprise multinationales, par exemple), la loi ElKhomri circonscrit l’évaluation de la difficulté au seul périmè-tre français ! En clair, si la multinationale assèche le CA ou latrésorerie de la filiale, sciemment, dans le but de justifier deslicenciements, le prouver ne permettra pas de faire annulerces licenciements.Ainsi, considérer qu’une simple baisse du chiffre d’affaires oude la trésorerie, voire même du résultat d’exploitation d’uneentreprise démontre sa difficulté économique et justifie delicencier des salariés est une absurdité qui montre au mieuxune méconnaissance totale de ce que sont une entreprise etsa gestion, au pire une volonté de céder purement et simple-ment aux desiderata de ceux qui n’ont que le dividende en tête.Évaluer la situation économique d’une entreprise mérite uneanalyse de l’ensemble de son activité, et notamment de sesindicateurs de gestion. Un seul d’entre eux pris isolément neveut rien dire et cache la part de construction et de pilotagede l’activité qui fait le métier même des chefs d’entreprise etde leurs managers.Cependant, la loi El Khomri ne propose aucun moyen nou-veau de contrôle de la réalité des allégations des entreprises.Les inspections du travail sont déjà la tête sous l’eau, ainsique les tribunaux. De plus, même si les salariés ou la justiceparviennent à prouver que le licenciement économique estinfondé, les indemnités perçues par les salariés baissent avecla loi El Khomri, passant de 12 mois de salaire à 6 mois. n

Julien Ballaire, (suite de son intervention dans La Revue du projet, n° 56)

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Je viens d’ouvrir le nouveau numéro 56, et je suis scandaliséeque les auteurs des articles ne soient que des hommes, à partpour l’article sur la prostitution. j’espère qu’à l’avenir ce sera pluséquilibré, car ça fait vraiment mal à l’œil :-( Aline

Peut mieux faire !

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La rubrique LaFrance en communévolue. La Revue duprojet s’efforced’accompagner lapréparation ducongrès en rendantcompte descontributions et desdébats suscités parla partie « projet » dutexte. Faitesconnaître vosréflexions à lacommission detransparence desdébats :[email protected]

Quatre questionsclés pour refonderl’EuropeLes enjeux européens sont une des questions lesplus débattues par les communistes lors de la pré-paration de ce 37e congrès. Pour nourrir ce débat,nous avons demandé à des camarades particulière-ment investis sur ces enjeux de traiter quatre ques-tions clés pour refonder l’Europe : Quelle leçon tirerde l’expérience grecque ? Comment changer la poli-tique de la France en Europe ? Comment sortir del’impasse des politiques économiques euro-péennes actuelles ? Quelle politique possible d’ac-cueil des migrants ?

À première vue, la leçon à tirer de la « vic-toire » des tenants du pouvoir européendans leur bras de fer avec le gouverne-ment grec, c’est qu’il est décidémentimpossible de changer cette Europe !Cette interprétation ignore un fait majeur :loin d’être un signe de force, cette morgueeffarante cache chez ces « élites » d’unautre temps une inquiétude existentielle.De toutes les crises que l’Union euro-péenne a, en ce moment, à affronter, il enest, en effet, une que ses « maîtres » actuelssavent rédhibitoire : c’est la défiance demasse des citoyens, dans la plupart despays de l’UE, contre le modèle européenqu’ils incarnent, eux, leurs directives etleurs traités. Or, sans un minimum deconsensus des peuples, il est impossiblede faire fonctionner durablement unensemble de 28 pays et d’un demi-mil-liard de personnes ! D’où leur désarroi gran-dissant : « L’atmosphère est aujourd’huitrès similaire à 1968 en Europe » avaitmême lâché le Président du Conseil euro-péen, Donald Tusk au moment même oùses pairs s’acharnaient contre le gouver-nement d’Alexis Tsipras (Interview auMonde 18/7/2015). « On a pu vaincre une

rébellion isolée, dans un petit pays finan-cièrement fragile : que ferions-nous demainsi une majorité d’Européens se dressaitcontre nous », semble se dire ce haut res-ponsable d’une « Union » plus contestéeque jamais.

Voilà pourquoi la vraie leçon à tirer de l’ex-périence grecque est qu’à condition deréussir à constituer un front commun suf-fisamment large en Europe autour d’exi-gences de rupture avec les politiques etles pratiques actuelles – des transforma-tions du type de celles que portait Syriza— les rapports de force peuvent,aujourd’hui, basculer.Aussi, le maître mot, pour les progressisteseuropéens, doit-il être le rassemblement !Tabler sur le fait que la zone euro serait unchâteau de cartes, et qu’il suffirait qu’unpays se rebiffe pour que tout s’écroule est

PAR FRANCIS WURTZ, députéhonoraire du Parlement européen.

LA (VRAIE) LEÇON À TIRER DE L’EXPÉRIENCE GRECQUE

une dangereuse illusion. Ne nous conten-tons pas de décréter unilatéralement qu’on« désobéit à Bruxelles » : prenons soin, aucontraire, de veiller en permanence, jouraprès jour, à nous assurer la compréhen-sion, la sympathie et, chaque fois que pos-sible, le soutien effectif et visible de forcesconséquentes au-delà de nos frontières,sur les exigences essentielles dans les-quelles des millions d’Européennes etd’Européens puissent se reconnaître :contre l’austérité, la priorité au social et le

pouvoir sur l’argent ; contre la confisca-tion de la souveraineté populaire, l’exi-gence de démocratie tant représentativeque citoyenne ; contre le naufrage moralillustré par le traitement des réfugiés, lechoix de la solidarité.« La fin de l’UE est dans toutes les têtes »peut-on lire désormais à la « une » de jour-naux peu enclins à la critique radicale (LeMonde , 9/4/2016). Il n’y a pas un jour à per-dre pour faire tout ce qui dépend de nouspour que ce fiasco ne débouche pas surun épouvantable chaos mais sur unauthentique renouveau. n

« À condition de réussir à constituer un front commun suffisamment large

en Europe autour d’exigences de rupturesavec les politiques et les pratiques

actuelles, les rapports de force peuvent,aujourd’hui, basculer. »

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Que fait la France en Europe ? Certainsdiront que le gouvernement a adoptéune posture « suiviste » vis-à-vis del’Allemagne, d’autres diront que c’est laCommission européenne qui décide àsa place ou que l’euro empêche la Francede mener une politique sociale. La réa-lité est qu’aujourd’hui la France conti-nue d’être un acteur de premier plan, àélaborer les politiques communes, à uti-liser ses énormes moyens pour influersur les décisions dans toutes les institu-tions… mais en faveur des politiques quinous ont menés jusqu’au chaos actuel.Rappelons que la première trahison deFrançois Hollande a été de renoncer àrenégocier le traité budgétaire de Sarkozyet que la France a accepté la « trajec-toire de baisse des dépenses publiques »de 50 milliards d’euros d’ici 2017.Rappelons que la loi El Khomri figure dansle « programme de réformes » négociépar Valls avec la Commission euro-péenne. Le gouvernement Hollande,

après celui de Sarkozy, agit en Europecontre les intérêts des peuples, à com-mencer par le sien.Pour changer l’Europe, il faut un chan-gement politique en France. Et pourchanger la France, il faut une autreEurope. Les deux sont indissociablescomme l’a prouvé l’exemple grec. Alors,

que faire ? Nous devrions saisir l’occa-sion des élections de 2017 pourconstruire un projet avec les Françaisqui se concrétise par un mandat euro-péen pour un gouvernement de gauche.Nous avons une vision alternative, celled’une Europe du développement soli-daire, social et écologique, d’une Europedes Nations et des peuples libres, sou-verains et associés (autrement dit, une

PAR ANNE SABOURIN, représentantedu PCF à la direction du PGE.

CHANGER LA POLITIQUE DE LA FRANCE EN EUROPE

construction à géométrie choisie démo-cratiquement), et d’une Europe outil depaix, engagée pour changer le cours dela mondialisation. Il est temps d’en débat-tre à fond et de la manière la plusconcrète possible avec les forces de lagauche française, mais aussi et surtoutavec les citoyens. La grande consulta-tion est un premier pas mais il faudraaller plus loin pour définir un mandat :avec des mesures concrètes et desbatailles prioritaires que la France devraitmettre sur la table au niveau européen.Avec un questionnement transversal sur

ce qui relève de la souveraineté natio-nale et ce qui, pour être efficace, devraitêtre partagé au plan européen. Avec despistes sur les alliances larges et les luttesqui seront nécessaires pour rendre cespropositions victorieuses. C’est un tra-vail fastidieux, mais c’est aussi le meil-leur moyen de crédibiliser la vision et leprocessus de luttes qui peuvent et doi-vent nous sortir de l’ornière. n

L’Union européenne est en échec dansles trois domaines traditionnels de la poli-tique économique.Les politiques budgétaires sont paraly-sées par le dogme de la suppression desdéficits : gare à qui s’en écarte, la sanc-tion des marchés tombe immédiatementsous la forme d’une hausse des taux d’in-térêt ! Les politiques « structurelles » obéis-sent depuis trente ans – du « tournant dela rigueur » en 1983 à la loi El Khomri – àune obsession : faire baisser le coût dutravail. Mais précariser l’emploi, c’est à lafois tirer les salaires vers le bas, déprimerla demande et nuire à la qualification destravailleurs et à l’efficacité des entreprises !

En désespoir de cause, il ne reste plusque la politique monétaire. La BCE créede la monnaie par centaines de milliards.Elle espère que les banques et les mar-chés en profiteront pour financer la créa-tion d’emplois et de richesses dans lesentreprises mais les actionnaires, lesfonds de placement, les multinationalesne choisiront jamais spontanément deprivilégier les projets créateurs d’em-plois et respectueux de l’environnement; tout les pousse au contraire à privilé-gier la rentabilité de leurs placements,et à entretenir les cercles vicieux de la «baisse du coût du travail » ! Chacun s’at-tend à ce qu’il en résulte une crise finan-cière plus grave qu’en 2008.La cohérence profonde des proposi-tions du PCF est de favoriser la conver-gence des mouvements qui, devant cetteimpasse, cherchent une alternative.

PAR DENIS DURAND, membre de la commission Économie duConseil national du PCF.

POLITIQUES ÉCONOMIQUES EN EUROPE : UNE COHÉRENCEPOUR SORTIR DE L’IMPASSE

Ainsi, d’Athènes à Lisbonne, Madrid ouParis, et jusqu’au Parti travailliste deJeremy Corbyn, le refus des politiquesde « baisse du coût du travail » s’exprimedans la rue et parfois dans les urnes. Unquasi-consensus existe chez les écono-mistes pour préconiser un vaste plan d’in-vestissements publics. Et une campagnetend à se structurer dans toute l’Europeautour du slogan Money for people ! [Del’argent pour le peuple] pour que l’argentde la BCE et celui des banques serve àl’emploi, au développement des servicespublics et à la transition écologique.C’est pourquoi nous proposons de sécu-riser l’emploi et la formation, ce qui exigede conquérir des pouvoirs démocra-tiques sur l’argent et sur le crédit. Il fautdonc une nouvelle sélectivité de la poli-tique monétaire pour sécuriser l’emploiet la formation, et il faut que la BCEfinance un fonds de développement desservices publics européen. Lutter et ras-sembler dès aujourd’hui pour ces objec-tifs, c’est apporter des réponsesconcrètes à la crise et ouvrir la voie à uneredéfinition radicale de la constructioneuropéenne et des politiques qui y sontmenées. n

« Nous devrions saisir l’occasion desélections de 2017 pour construire un projet

avec les Français qui se concrétise par unmandat européen pour un gouvernement

de gauche. »

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Les migrations font partie de l’histoire del’humanité. Les mouvements migratoires(3 % de la population mondiale) sont inhé-rents au développement des sociétés.Qu’ils soient individuels ou collectifs, pré-cipités par des crises ou motivés par desperspectives professionnelles, ces mou-vements ne s’arrêteront jamais. Lesfemmes et hommes qui prendront la routedevront en toutes circonstances être pro-tégés et accueillis dignement, voilà ce quidevrait être au cœur des préoccupationsdes politiques migratoires nationales etrégionales partout sur la planète.La « crise migratoire » met au jour la criseprofonde d’une construction euro-péenne fondée sur la logique de la miseen concurrence des peuples et des indi-vidus, de l’appauvrissement des puis-sances publiques et des droits sociaux,et du libre-échange sans entrave. La moi-tié des 40 millions de migrants présentsdans les pays de l’UE (soit 8 % de la popu-lation européenne) sont des ressortis-sants européens, et le million de migrantsarrivés en 2015 « menacerait » l’Europede « submersion » ? Les morts en

Méditerranée ne sont pas le fruit de lafatalité mais plutôt le résultat d’une froidepolitique qui relève de la non-assistanceà personne en danger.Depuis plus d’une dizaine d’années, la

politique migratoire européenne se veutsélective (« immigration choisie » chèreà N. Sarkozy), négociant par les proces-sus de Rabat et de Khartoum le main-tien sur leurs sols des ressortissantsd’Afrique et du Maghreb candidats à lamigration.Changer de politique consisterait d’abordà respecter la Convention de Genève etorganiser le sauvetage en mer, ouvrir descouloirs sécurisés et légaux de migra-tion pour couper l’herbe sous le pied despasseurs et trafiquants ; abroger les règle-

PAR LYDIA SAMARBAKHSH, responsable du secteur Internationaldu Conseil national du PCF..

ACCUEILLIR LES MIGRANTS C’EST COMMENCERÀ CHANGER L’EUROPE

ments de Dublin et le traité du Touquetpour assurer l’accueil, là où ils désirents’établir, de tous les migrants en veillantà l’égal accès à tous les droits fondamen-taux (logement, santé, éducation, tra-vail) ; régulariser les sans-papiers, res-

pecter le droit d’asile et refonder lapolitique des visas en favorisant, commele propose la députée européenne Marie-Christine Vergiat, la « mobilité circulaire »avec des visas court séjour d’études oude travail ; enfin, adhérer à la Conventioninternationale sur les droits et la protec-tion des travailleurs migrants et desmembres de leur famille.Ces solutions sont connues, et ceux quipoursuivent les politiques actuelles netournent pas seulement le dos auxmigrants mais à toute humanité. n

« La moitié des 40 millions de migrantsprésents dans les pays de l’UE (soit 8 % de

la population européenne) sont desressortissants européens, et le million de

migrants arrivés en 2015 “menacerait”l’Europe de “submersion” ? »

SPÉCIAL CONGRÈS : la rubriqueStatistiques présente, dans chaquenuméro, des éléments pour mieuxconnaître et comprendre la France ;en vue du congrès, La Revue du projetvous propose un supplément de 16 pages, pour aller au-delà des idéesreçues et affûter notre intervention,en prise sur le monde réel.En ligne sur : projet.pcf.fr/7451

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR QUENTIN CORZANI

LE GRAND ENTRETIEN

Quels sont les principaux dangerscontenus dans la loi El-Khomri pour lessalariés ?Elle comporte toute une série de dispo-sitions dont le point commun est d’af-faiblir la capacité des salariés à défen-dre leurs conditions de travail et leurposition vis-à-vis de l’employeur. Le cœurdu dispositif est l’élargissement des situa-tions où les salariés peuvent se voir impo-ser des accords locaux d’entreprisescomportant des dispositions moins favo-rables que les règles contenues dans lesaccords de branche ou dans la loi. Plusprécisément, dans le cas où la majoritédes syndicats refusent un accord d’en-treprise, il suffit que des syndicats mino-ritaires représentant 30 % du personnelorganisent un référendum et que les sala-riés votent en majorité en faveur de cetaccord pour que celui-ci puisse s’appli-quer. C’est une mascarade démocra-tique car la direction dispose de nom-breux moyens pour faire pression sur lessalariés. Cela conduit à ce qui a déjà étéobservé dans certaines entreprises :diminutions des salaires, assouplisse-ments de la protection des travailleursetc. C’est un renversement du principede hiérarchie des normes. C’est un retouren arrière majeur par rapport à tout cequi avait été construit dans le droit dutravail depuis des décennies. L’objectifest d’affaiblir les capacités d’action etde résistance collective et de proposi-tions d’alternatives de la part des sala-

riés pour imposer une baisse du coût dutravail.

Cette loi ne permettra-t-elle pas,comme l’affirment des économistesdans une tribune signée du 4 mars 2016dans Le Monde, de casser une certaineinégalité dans la protection des sala-riés (d’un côté les personnes embau-chées dans le cadre d’un CDD et de l’au-tre les travailleurs protégés par un CDI)mais aussi de développer l’emploi ?Ces deux arguments sont faux. Lesétudes économétriques concluent defaçon convergente que les mesures delibéralisation du marché du travail neconduisent pas à une amélioration signi-

ficative de la croissance et de l’emploi.Ces mesures conduisent à court termeà des suppressions d’emploi. L’argumentest donc de faire accepter aux gens dessacrifices sur un temps indéterminé,pour des résultats incertains. C’est doncfaux sur le plan statistique mais aussi

dans la pratique. En effet, c’est unelogique qui est à l’œuvre depuis mainte-nant 30 ans. Au moins, depuis les pre-mières mesures de libéralisation de l’éco-nomie dans les années 1980. À chaquefois, on nous répète la même chose : « ilfaut flexibiliser pour créer de l’emploi »,or manifestement le chômage de massen’a pas cessé de s’ancrer et la précarités’est développée. Quant au problèmede la précarité, c’est toujours la mêmelogique. L’idée de tirer le CDI vers le baspour le rendre plus attractif vis-à-vis despatrons ne tient pas. Au contraire, on vadéprimer la demande et diminuer la qua-lité du travail. Si les travailleurs sont dansdes situations plus précaires, ils n’ont

pas la possibilité de se former, de s’ap-proprier les évolutions technologiqueset les entreprises sont moins efficaces.La véritable cause du haut niveau de chô-mage et de la précarité, c’est le coût ducapital. Le MEDEF se plaint en perma-nence du niveau élevé des cotisations

Loi travail du PCF versus

loi El-KhomriLe mandat de François Hollande a été marqué par une politique ultralibéraleen matière d’économie. La loi El-Khomri, proposée par la ministre du Travail,est une forme d’aboutissement de cette logique. Denis Durand, membre dela commission économique, décrypte les enjeux liés à cette loi et présententles propositions formulées par le PCF.

« Si les travailleurs sont dans des situationsplus précaires, ils n’ont pas la possibilité de se

former, de s’approprier les évolutionstechnologiques et les entreprises sont moins

efficaces. »

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treprendre une politique qui poursuit,par étapes, l’objectif, à terme, d’éradi-quer le chômage. L’un des points fortsde l’économie capitaliste contempo-raine c’est qu’elle est capable de renou-veler l’activité, d’introduire de nouvellesproductions venant remplacer des acti-vités existantes. Mais les travailleurs dont

les emplois disparaissent sont rejetéssur le « marché du travail », c’est-à-diremis au chômage. Avec la constructiond’un système de sécurité d’emploi et deformation, nous voulons maîtriser cerenouvellement de l’activité, ne pas lelaisser s’exercer au service de la renta-bilité des capitaux. L’idée est de passerd’un temps d’inactivité brutale, à un

temps de formation qui favorise une réin-sertion dans une activité renouvelée.Permettre aux gens d’évoluer, de chan-ger de métier de façon maîtrisée. Il fautlibérer le peuple de la hantise du chô-mage. Au lieu d’avoir, comme c’est le casaujourd’hui, 80 % à 90 % d’individus quioccupent un emploi salarié plus ou moinsprécaire, plus ou moins bien rémunéré,et 10 % à 20 % de chômeurs, ce que l’oncherche à obtenir c’est qu’il y ait en per-manence une proportion de la popula-tion en formation. On profiterait pourcela des gains de productivité apportéspar les nouvelles technologies qui per-mettent de réduire massivement letemps de travail.

Les propositions que tu viens de décrireirriguent-elles le contre-projet de loiavancé par la commission écono-mique ? Notre pays a-t-il les ressourcespour financer un tel système ?Exactement. L’idée de sécurisation del’emploi et de la formation est un chan-tier de longue date. Quand le gouverne-ment a sorti la loi El-Khomri nous n’avonspas été pris au dépourvu. Nous avonsété capables grâce aux compétencesréunies dans la commission, et notam-ment des inspecteurs du travail, de tra-duire ces propositions, qui ont une por-tée très générale, dans un texte précisprenant la forme d’une proposition deloi. Ce texte traite de tous les aspects detransformation de la gestion de l’activité

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sociales patronales alors qu’elles s’élè-vent à 166 milliards d’euros dans la comp-tabilité nationale. Les intérêts payés auxbanques et les dividendes payés auxactionnaires, par contre, sont de 258 mil-liards d’euros. Voilà qui donne une idéedes charges financières qui pèsent réel-lement sur les entreprises et dont lepatronat ne se plaint jamais !

Des économistes (Les Échos, 29 février2016) distinguent « protection de l’em-ploi » et « protection des personnes »,dans cette perspective ils affirmentque les responsables politiques doi-vent s’attacher à protéger les per-sonnes. C’est ce qu’on appelle aussi la« flexisécurité ». Pourquoi pas ?Quelle est l’aspiration exprimée par nosconcitoyens ? Organiser la vie profes-sionnelle de chacun sans passer par lacase chômage. Or, la flexisécurité nerépond pas à ce besoin. L’idée est la sui-vante : si vous êtes au chômage, on vousassistera grâce à des moyens consé-quents. On admirait ainsi beaucoup,naguère, le « modèle danois ». Mais dansle cas où le chômage est massif et struc-turel, ce dispositif devient extrêmementcoûteux. Il ne tient pas face à une crisecomme celle que l’on affronte actuelle-ment.L’existence même du chômage est unélément d’affaiblissement des travail-leurs et un gaspillage des ressources. Ceque nous proposons, nous, c’est d’en-

« L’idée est depasser d’un tempsd’inactivité brutale,

à un temps deformation quifavorise une

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renouvelée. »

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professionnelle dans les entreprises etdans la société avec comme philoso-phie : permettre à l’activité économiqued’évoluer en protégeant les salariés eten mettant à contribution la responsa-bilité des entreprises.Sécuriser l’emploi et la formation, c’est

sécuriser les revenus, donc la demandeadressée aux entreprises. Dans le mêmetemps, c’est consolider les capacitésdes travailleurs à créer des richesses(l’offre) et donc rendre les entreprisesplus efficaces. Davantage de valeur ajou-tée, moins de gaspillages de moyensmatériels et financiers, c’est aussi davan-tage de recettes qui rentrent dans lescaisses de l’État (via les prélèvementsfiscaux) et dans les caisses de la Sécuritésociale (sous forme de cotisations). C’estdonc plus de moyens pour financer laprotection sociale et le développementdes services publics – à commencer parun nouveau service public de l’emploi etde la formation. Enfin, sécuriser l’emploiet la formation, c’est à la fois permettreaux salariés d’épargner, source de dépôtsstables dans les banques, tout en limi-tant les risques de surendettement desménages et de faillites des entreprises.Ainsi, les banques auront davantage demoyens – si on les incite à se libérer dela domination des marchés financiers –pour financer les investissements créa-teurs d’emploi avec des crédits à tauxréduits. On dessine ainsi un « cercle ver-tueux » pour nous affranchir des cerclesvicieux de la crise.Pour y parvenir, il est crucial de dévelop-per les luttes et les rapports de forcespour une réorientation radicale des cré-dits bancaires en faveur de l’emploi, dela formation, des services publics. Notreproposition de loi cite différentes insti-tutions qui peuvent venir à l’appui de cesluttes pour imposer un changement decomportement du système bancairedans son ensemble : un pôle financierpublic, des fonds régionaux et nationauxpour l’emploi et la formation, une poli-tique monétaire de la Banque centrale

européenne favorisant sélectivement lefinancement du développement desservices publics et des investissementsrépondant à des critères précis enmatière économique (création de valeurajoutée dans les territoires), sociaux(emploi, formation, salaires, conditions

de travail) et environnementaux (éco-nomies d’énergie et de matières pre-mières).

Comme tu l’affirmes précédemment,la sécurité et la formation sont desobjectifs à long terme. Quelles seraientles premières mesures à prendrecompte tenu de l’urgence sociale ?L’urgence serait de renforcer les pou-voirs des salariés, non seulement pourse défendre mais aussi pour imposerd’autres choix de gestion. Les disposi-tions qui me paraissent cruciales, pré-sentes dans notre propre projet, sontcelles qui instaurent dans les comitésd’entreprise un droit de veto suspensifen cas de licenciement mais aussi undroit de proposition sur la gestion de l’en-

treprise. Des propositions condition-nées au développement de l’emploi etde la valeur ajoutée dans l’entreprise. Cequi serait consolidé dans la loi serait laprésentation d’alternatives par les sala-riés et leur prise en compte par l’admi-nistration à travers un processus demédiation, avec – point décisif – des dis-positions pour obliger les banques àfinancer ces projets.La loi que vous proposez « gère le

temps » de l’individu (en proposantune alternance entre travail et forma-tion), parallèlement, ne faut-il pas favo-riser la demande ?D’abord, je réfute l’idée (défendue, parexemple, par Frédéric Lordon) qu’il neservirait à rien de demander aux entre-prises de créer de l’emploi puisque cequi crée l’emploi c’est la demande donc,in fine, la conjoncture régulée par les poli-tiques macroéconomiques décidéespar les gouvernements. Je pense quel’expérience montre le contraire. Il nesuffit pas que les carnets de commandessoient remplis pour que les patronsembauchent. Ils peuvent délocaliser, pla-cer l’argent sur les marchés financiers,faire des choix technologiques qui dépri-ment l’emploi, etc. La bataille est à menerlà où se trouvent les pouvoirs de déci-sion, c’est-à-dire dans l’entreprise et dansle système financier. Bien sûr, il faut sti-muler la demande. Cela ne peut pas venirdes gestions et des politiques inspiréespar la rentabilité capitaliste et son obses-sion de réduire le coût du travail. Il fautdonc un développement sans précé-dent des services publics. La révolutioninformationnelle qui est en cours estgérée par des grands groupes qui cher-chent à capter les profits. On a besoinde moins de travail et de moins demoyens matériels pour produire la mêmequantité de biens et de services. Cesgains de productivité doivent servir àfinancer le développement des servicespublics au lieu de nourrir les profits. Dansnos propositions, il y a les deux aspects.Premièrement, des pouvoirs nouveauxdans les entreprises pour stimuler etimposer des plans d’investissement etd’embauche. Deuxièmement, il faut aug-menter les dépenses publiques, mais

selon un critère : répondre à des objec-tifs sociaux déterminés par les citoyensen développant de nouveaux servicespublics démocratisés.

Comment intégrons-nous dans nosréflexions la « révolution numérique »qui transforme la structure du travail ?Deux phénomènes interpénétrés sontobservables. D’une part, l’achèvementde la révolution industrielle qui a pris son

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« Il est crucial de développer les luttes et les rapports de forces

pour une réorientation radicale des créditsbancaires en faveur de l’emploi,

de la formation, des services publics. »

« Ce texte traite de tous les aspects de transformation de la gestion de l’activité

professionnelle dans les entreprises etdans la société avec comme philosophie :

permettre à l’activité économiqued’évoluer en protégeant les salariés

et en mettant à contribution la responsabilité des entreprises. »

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D epuis le 26 janvier dernier, la « loi de moderni-sation du système de santé », dite loi Touraineou HPSTII, est entrée en vigueur. Avec elle, l’ob-

jectif est d’adapter au mieux notre système de santéà la politique d’austérité des services publics de santé.Une loi qui s’accompagne de deux autres, celle sur « levieillissement » et une autre de cadrage des dépensesde santé, « le LFSS 2016 », qui prévoit notamment laréduction de 10 milliards dans le budget des hôpitauxpublics.Une loi qui fait suite à d’autres mesures prises en 2015,avec, de fait, un nouveau système d’assurance mala-die obligatoire privée, fragilisant d’autant plus notresystème de solidarité mutualiste, aggravant la seg-mentation des complémentaires, accentuant les iné-galités d’accès aux soins et à la santé, fragilisant aussinotre bien commun, la sécurité sociale.Voilà pour le tableau qui, par l’ampleur de la réformede notre système de santé et de protection sociale,nous renvoie à notre congrès.Nous ne pouvons laisser faire une telle attaque contrela santé et la protection sociale dans notre pays. Nousproposons de travailler région par région, territoirepar territoire, à la fois pour coller aux mieux aux réa-lités locales, aux politiques des ARS sur le terrain, auxcapacités de résistance et de rassemblement. C’estdans cet esprit que notre commission a lancé le2 février dernier une invitation aux forces syndicaleset politiques qui ont refusé tout ou partie de ces troislois, en les invitant à se retrouver à Colonel Fabien. La

Fédération santé de la CGT, celle de SUD, laCoordination nationale des hôpitaux et maternités deproximité, le Syndicat de la Médecine générale, lesSyndicats de centres de santé, le collectif des 39 enpsychiatrie, les autres organisations politiques du Frontde gauche santé, le NPA, la Convergence nationalepour la défense des services publics, ont répondu àcet appel, et d’autres comme EELV, PCOF, POI, ATTAC,UNEF, FSU, doivent nous rencontrer prochainement.Nous proposons que sur la base de cet appel, nouscréions les conditions d’une telle rencontre danschaque région, voire ou à défaut dans chaque dépar-tement. L’ANECR sera sollicitée pour s’associer à cettedémarche.Dans une tribune parue dans l’Humanité du jeudi25 février, nous appelions à la mise en place de Forumspopulaires/Santé et, dans ce cadre, du lancement deCollectif 100 % sécu.Ces deux propositions sont liées car il ne peut y avoirde politique de santé sans un projet politique de santé,et celui-ci ne peut s’épanouir sans une Sécurité sociale,une Assurance maladie du XXIe siècle. C’est le sens descollectifs 100 % sécu, lieu où nous proposons que seretrouvent celles et ceux qui partagent notre démarched’aller vers le 100 % sécu pour tous les soins prescrits,et en priorité pour les jeunes et les étudiants.Les Forums santé sont indispensables pour faire pré-valoir les besoins de santé, et lutter contre la mise enplace de la loi Touraine. n

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PUBLICATION DES SECTEURS

essor à partir du XVIIIe siècle. Elle s’estnotamment traduite par la multiplica-tion des machines-outils, autrement ditpar la réalisation grâce à des machinesde tâches réalisées par la main del’homme. D’autre part, le début d’une« révolution informationnelle » : desmachines remplacent certaines tâchesdu cerveau humain. C’est une automa-tisation de la manipulation de l’informa-tion. L’information a des propriétés éco-nomiques différentes de celle de lamatière. Une information peut être par-tagée. Si j’ai une information et que je lacommunique à quelqu’un, je la possèdetoujours. Au contraire, si je suis proprié-taire d’un objet matériel et que je le donne(ou si je le vends – nous sommes enrégime capitaliste !) je n’en ai plus la pro-priété. La révolution informationnelleouvre la possibilité très concrète d’uneremise en cause tout à fait radicale de

l’économie de marché et du capitalisme.Nous sommes au début de la révolutioninformationnelle et le capital fait toutpour réussir à contrôler les profits tirésde cette révolution. La conséquence decette stratégie est la tendance perma-

nente à la déflation dans l’économie. Eneffet, les entreprises vont économisersur le travail, sur les dépenses matérielleset plus globalement sur les besoinshumains. Mais cela tend à déprimer la« demande » (les salaires et donc lesdépenses des consommateurs) toutautant que l’« offre » (l’efficacité des

entreprises). On tire l’économie vers lebas. Un bon exemple en est « l’ubérisa-tion ». On fait croire aux gens qu’ils vontêtre leur propre patron mais en réalitéleur subordination vis-à-vis du proprié-taire du système d’information qui est à

la base de ce modèle économique n’estpas moins forte que s’ils étaient juridi-quement salariés de ce propriétaire.« L’ubérisation » développe des formesd’exploitation qui sont plus violentes parcertains côtés. n

AVEC DÉTERMINATION ET AMBITION !

« Les gains de productivité doivent servir àfinancer le développement des services

publics au lieu de nourrir les profits. »

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Une récente enquête Scien -

ces Po/CEVIPOF, intituléeSexualité et politique, mon-trerait que le premier partides couples gays en Franceserait le Front national.

L’étude, réalisée en décem bre 2015/jan-vier 2016, ne porte pas sur l’ensemble del’électorat gay, bien difficile à identifier ;mais une question de L’enquête électo-rale française. Comprendre 2017. Noten° 9, février 2016, posée à 21 000 per-sonnes, portait sur « le genre du parte-naire pour les répondants se déclaranten couple », couple marié ou non. Il étaitdonc possible de distinguer un panel assezlarge. Le résultat surprend. Une légende,ou plutôt une idée reçue, voulait que la« communauté » gay penche plutôt àgauche. En raison notamment de la loi (degauche) du mariage pour tous, et de l’op-position farouche et conservatrice de laManif pour tous. Or l’enquête montreraitque les préférences politiques (aux régio-nales) des couples homos (mariés ou non)étaient globalement conformes aux ten-dances générales : d’abord le FN, puis lesRépublicains, puis le PS, puis la gauche

Le FN version 2016Une extrême droite adaptée et inchangéeSi l’on en croit le discours médiatique ambiant, ainsi que la communicationde Marine Le Pen, le « nouveau » Front national est arrivé. Pour les polito-logues Cécile Alduy ou Jean-Yves Camus, le FN de 2016 ressemble pourtantbeaucoup à l’ancien. Dans ses fondamentaux, dans ses idées. Et même dansson personnel.

au-delà du PS. Ainsi la formation d’extrêmedroite accueillerait en même temps lespires homophobes et le plus grand nom-bre d’électeurs homosexuels (en couple,répétons-le).Résultat troublant, donc, mais confir-mant le caractère attrape-tout redou-tablement efficace du FN. De la mêmemanière en effet se sont retrouvés sous

sa bannière des partisans du « souve-rainisme » économique aux accentssociaux et ceux du libéralisme cher àMarion Maréchal Le Pen, opposée à l’aug-mentation du SMIC, aux 35 heures, favo-rable aux baisses des cotisations sala-riales, à la retraite tardive, etc.En décembre dernier, le FN a pu d’abordrassembler sur un argumentaire simple :immigration, terrorisme, frontières, sécu-rité.Argumentaire bien servi, si l’on ose dire,par l’actualité. Sur cet enjeu, on lira avecintérêt une autre note, Le FN en cam-pagne. Analyse d’un discours décom-

PAR GÉRARD STREIFF

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plexé, fournie par L’Observatoire desradicalités politiques, animé par le poli-tologue Jean-Yves Camus, et rattaché àla Fondation Jean Jaurès.L’étude montre essentiellement deuxchoses : le discours du FN aux régionalesfut essentiellement un discours anti-immigration (immigration = insécurité= guerre), un des plus vieux thèmes du

FN ; et, concernant les candidatures auxrégionales, quelques jeunes arbrescachaient une forêt de «  vieux de lavieille » de l’ultra droite.

La note est signée Cécile Alduy. Elle estl’auteure d’un essai, Marine Le Pen priseaux mots (Seuil), où elle pistait déjà lesmots du FN lors de la campagne de 2012.Trois ans après, entre octobre et décem-bre 2015, elle s’intéresse cette fois auxdiscours de Marine Le Pen (et à sestweets officiels) pour les régionales. Etelle compare. Marine Le Pen a choisi cettefois une campagne courte, personnali-

« Le discours du FN aux régionales futessentiellement un discours anti-

immigration (immigration = insécurité =guerre), un des plus vieux thèmes du FN. »

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sée, nationalisée (pas de débats avecles politiques locaux) et radicalisée. Lethème de l’immigration domine, il estquestion de « submersion migratoire »,thème cher à son père dans les annéessoixante-dix, voire « d’immigration bac-térienne ». Le thème de l’immigrationest lié à celui d’identité : « C’est un mar-queur identitaire qui permet de diffé-rencier plusieurs catégories d’habitantset de citoyens, plus ou moins légitimesà être français ». Un discours qui se radi-calise, se décomplexe après le 13 novem-bre et occupe toute la place, les ques-tions régionales, économiques ousociales passant alors quasiment à latrappe. L’heure est à l’exaltation de la« grande famille nationale de France ».On en revient aux fondamentaux du FN,sécurité – identité – immigration.Cécile Alduy s’intéresse particulière-ment au discours de politique généraled’Ajaccio (28 novembre), un texte guer-rier où l’enjeu économique est effacé.Même chose dans l’analyse des tweetsofficiels de Marine Le Pen durant cesrégionales et des termes les plus fré-quents : « Le premier terme qui appar-tient au champ lexical économique,”entreprise”, apparaît seulement en 30e

position, ”chômage” n’est que 51e, « État »74e et ce sont à peu près les seuls termeséconomiques parmi les cent cinquantetermes les plus fréquents. À l’inverse,dans le peloton de tête, on trouve « poli-tique » (6e), ”migrants” (11e), ”peuple”(12e), ”frontières” (13e), ”gouvernement”

tures. C’est le cas des têtes de liste :Pascal Gannat (Pays de Loire), encartéFN depuis 1984, ex-chef de cabinet deLe Pen  ; Gilles Pennelle (Bretagne),encarté FN depuis 1984, ancien militantdu groupe « philo-naz », Terre et peuple ;

Jacques Colombier (Aquitaine-Limousin-Poitou-Charente), encarté depuis 1975,fidèle de Gollnisch ; Christophe Boudot(Auvergne-Rhône-Alpes), encarté depuis1988. etc.« On retrouvera, indique Cécile Alduy,en têtes de liste non seulement desapparatchiks du parti mais des histo-riques (Colombier adhère en 1975, MarineLe Pen, Pennelle, de Saint Just, Gannatdans les années quatre-vingt) et de trèsnombreux fidèles de Jean-Marie Le Pen(seul Philippot n’a jamais exprimé d’al-légeance à son égard) ou de BrunoGollnisch, d’anciens mégrétistes, et, avecPennelle, un rescapé du ”néo-paga-nisme” de la Nouvelle droite. Les milieuxcatholiques traditionalistes et les sou-tiens à ”la Manif pour tous” sont égale-ment très représentés ». n

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(19e), ”nation” (27e), ”islamiste” (31e),”migratoire” (39e), ”sécurité” (40e), ”clan-destins” (43e) »Le « vieil » amalgame immigration-insé-curité-guerre se trouve comme légitimé.« Non seulement l’exclusion de Jean-

Marie Le Pen n’a pas entraîné l’éradica-tion de ses idées mais au contraire ellesont retrouvé de la vigueur tant le Frontnational, durant la campagne pour lesrégionales 2015, a renoué avec sa marquede fabrique originelle ».

PERMANENCE DU PERSONNELUn discours et des idées qui ne sont pasnouveaux, donc, et servis par des poli-ticiens qui eux-mêmes fréquentent l’ul-tra-droite depuis des lustres. Certes lechangement de leadership fut ample-ment mis en scène (le passage père/fille),certes la communication du FN mit enavant des jeunes cadres, MarionMaréchal-Le Pen (26 ans) ou FlorianPhilippot (34). Mais la note insiste sur lapermanence du personnel politique quistructure l’organisation, et les candida-

« Un discours et des idées servis par despoliticiens qui eux-mêmes fréquentent

l’ultra-droite depuis des lustres. »

RHÉTORIQUE GUERRIÈREMarine Le Pen mit en avant une rhétorique guerrièrecontre un « ennemi » ciblé, extérieur et intérieur : « Noussommes en guerre contre tous ceux qui se revendi-quent de cette idéologie macabre, qui se trouvent enSyrie, en Irak ou dans nos quartiers, dans nos rues etdans nos mosquées. » Or cette rhétorique n’est pasnouvelle, ces amalgames (quartiers = islamisme ; réfu-giés = terroristes en puissance) non plus. En 1999 déjà,Jean-Marie Le Pen affirmait : « Certes, les Français deconfession musulmane peuvent être des citoyens res-pectueux des lois et attachés à leur patrie françaiseet beaucoup ont prouvé sous les plis du drapeau tri-colore qu’ils l’étaient. Mais il faut bien reconnaître

qu’une grande partie des musulmans de France estétrangère ou rebelle à l’intégration et qu’elle peutmême être sensible aux influences qui sont exercéespar certains pays ou certains mouvements étrangersdont on sait qu’ils ne répugnent pas à l’action terro-riste ou aux comportements barbares. » Il dénonçaiten 1994 « la France, base de repli de tous les terroristesbattus ». Et Marine Le Pen, lors de la campagne de 2012,creusait ce sillon : « Combien de Mohamed Merah dansles avions, les bateaux qui chaque jour arrivent enFrance replis d’immigrés ? »

Observatoire des radicalités politiques, note n°12, 11 décembre 2015

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Horreur : des « pas concernés »sont dans la rue contre la loi El Khomri !

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On les a découverts dès le 8 mars, veille de manifes-tation, sur le HuffingtonPost, sous le titre  : «  Lesfonctionnaires en grève...alors que la loi El Khomri

ne les concerne pas  » avec pour seulargument que ladite loi ne s’appliquepas aux fonctionnaires.Un article dont la patronne – AnneSinclair – était si fière qu’elle s’empressade le twitter :Le 9 mars, lors de la matinale de Franceinter, Patrick Cohen pleurnicha : « Lesmanifestants qu’on verra dans la rue nesont pas tous concernés ». Et DominiqueSeux, ainsi introduit, répandit seschaudes larmes : « Alors la CGT et FO

représentent bien sûr, évidemment, lessalariés concernés. Mais la FSU dont lesadhérents sont des fonctionnaires del’Education nationale, c’est moins évi-dent. La Fédération CGT des servicespublics, c’est curieux aussi, comme Sud-Ptt, c’est curieux aussi. Et puis il y a lessalariés des entreprises publiques quidéfendent leur statut qui n’a rien à voiravec un CDI classique. » Le même jour, 9 mars 2016, au JT de 20 hsur TF1, Gilles Bouleau déplora : « Eux nesont en aucune manière concernés parla réforme du code du travail puisqu’ilssont salariés d’une entreprise publique

et ont donc la garantie de l’emploi : lescheminots étaient en grève aujourd’hui. »Direction  : les gares pour interrogerquelques usagers.Le soir de la manifestation du 31 mars2016, on découvrit cette plainte publiéepar Le Monde (« Loi travail : “Je suis venuedéfendre l’avenir des jeunes” ») : « Dansle cortège parisien, travailleurs du privé,fonctionnaires, professions libérales,chômeurs, jeunes et retraités ont défilécôte à côte sous une pluie battantecontre le projet de loi sur le travail, quandbien même tous ne sont pas concer-nés. »

PAR HENRI MALER

Nous sommes en mars 2006, très exactement le 21 mars 2006. Jean-Pierre Pernaut, du haut de sa tribune, pompeusement baptisée « Journaltélévisé », est effaré par les mobilisations contre le Contrat PremièreEmbauche (CPE) et s’indigne : « La CGT de la SNCF qui n’est pourtant pasdu tout concernée par le CPE a déposé un préavis de grève nationale pourle mardi 28. » Dix ans plus tard, le même, imperturbable et inamovible, serebelle : des fonctionnaires sont dans la rue alors qu’ils ne sont pas concer-nés. Une révolte qui témoigne d’une grande souffrance, partagée par denombreux confrères en éditocratie. Petit échantillon de ces cris de douleurcontre la présence de « pas concernés » dans les manifestations.

Chaque mois, La Revue du projet donne carte blanche à l’association ACRIMED(Action-CRItique-MÉDias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante,est l’incontournable observatoire des média.

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Le même soir, on entendit des sanglots,sur BFM-TV, dans la bouche du « présen-tateur » Olivier Truchot, lors d’un inter-rogatoire de Pierre Laurent (secrétairenational du PCF) et dans la bouche deSophie Coignard (du Point), à l’occasion

du « débat » qui suivit. La même SophieCoignard se citait elle-même puisquedès le 9 mars, dans l’hebdomadaire quil’emploie (Sous le titre : « Manifestationscontre la loi travail : des carpes et deslapins ») elle avait expliqué en vidéo : « Iln’y a rien de commun entre les mouve-ments de grève à la SNCF et à la RATP etles manifestations contre la loi El Khomri.Sauf la passion du statu quo. »Et l’on a pu lire une version grinçante decette déploration dans un tweet de Jean-Michel Aphatie :

Tout cela était si évident que l’on pou-vait s’étonner de ne pas avoir lu ouentendu asséner : « les lycéens ne sontpas concernés puisqu’ils ne sont mêmepas en recherche d’emploi : qu’ils pas-sent leur bac d’abord ! »C’était sans compter sur le 1er avril et surla capacité de Jean-Marc Morandini detout transformer en farce, dans son émis-sion sur Europe 1, « Le grand direct del’actu ».Titre de l’émission du jour  « Manifes -tations : faut-il renvoyer les lycéens encours ? ».La question se pose et Jean-MarcMorandini la pose : « Faut-il continuer àmanifester ou faut-il renvoyer les lycéensen cours ? […] Ont-ils raison d’être dansla rue ou est-ce une excuse de plus pourne pas travailler ? » S’adressant à Samya

Mokthar (présidente de l’Union natio-nale lycéenne, une association de « pasconcernés »), notre géant de l’info sou-met sa réponse sous forme de feinteincompréhension : « On a du mal un peuà comprendre ce que les lycéens font

dans la rue parce que vous n’êtes pas dutout concernés par cette loi travail » EtSamya Mokthar de répondre : « Noussommes les salariés de demain… » Maison n’arrête pas un géant de l’info par cegenre d’anticipation. Attention, accro-chez-vous ! C’est du lourd :– Jean-Marc Morandini : « Vous savezque d’ici demain, il va y avoir 25 « loisTravail » nouvelles, parce que les lois y’ena sans arrêt, ça change sans arrêt ; çachange tous les ans, donc je pense quemême vous quand vous allez travailler,

je ne pense pas que ça soit cette « loiTravail » qui s’appliquera pour vous. »Et encore :– Jean-Marc Morandini : « Mais juste vouspensez que ne pas aller en cours, êtredans la rue, bloquer les lycées, ça, ça pré-pare bien votre avenir ? »Ces inestimables manifestations de laliberté d’opiner ne laissent guère de placeà la liberté d’opiner différemment.Pourtant à ces commentaires à sensunique, on peut aisément en opposerd’autres : que les contrats de travail desagents d’EDF ou de nombre de salariésde la Poste sont désormais des contratsde droit privé, que les emplois précairesprolifèrent dans la fonction publique,que les fonctionnaires ont des enfantset qu’ils se préoccupent de leur avenir,que les transformations régressives qui

touchent le secteur privé servent engénéral d’argument pour s’attaquer auxdroit des salariés du secteur public trai-tés en privilégiés, etc.On pourrait ajouter que l’on ne peut à lafois dénoncer le « corporatisme » de cer-tains syndicats du secteur publiclorsqu’ils défendent le statut des fonc-tionnaires et dénoncer leur absence decorporatisme quand ils participent aumouvement contre la « loi Travail ». Maisquelques importants ne sont pas à unecontradiction près, tant que cela leurpermet de délégitimer la moindre mobi-lisation sociale.

POURTANT L’ESSENTIEL EST AILLEURSQue nombre de chroniqueurs et édito-rialistes ne comprennent rien aux mou-vements sociaux n’est ni nouveau, ni sur-prenant. Mais qu’ils se sentent, malgréeux, obligés de l’avouer ainsi publique-ment en dit aussi long sur les effets dela position sociale qu’ils occupent quede fines analyses sociologiques. Cesinestimables individualités qui se croienten état d’apesanteur sociale laissententendre que, pour être « concerné », ilfaut être personnellement et directe-ment touché. On comprend dès lorspourquoi ils ne sont pas « concernés »par la précarité et les conditions de tra-vail des soutiers de l’information et parles suppressions d’emplois qui frappentleur entreprise ou les entreprises voi-sines. Que chacun vaque à ses affaireset s’occupe de sa chapelle !Soyons rassurés : nos détecteurs de«  pas concernés  » n’ont pas encoreopposé, à celles et ceux qui font causecommune par solidarité, que seuls lesmal-logés sont concernés par la solida-rité avec les sans-abris ou que seuls desexilés sont concernés par la solidaritéavec les migrants.Solidarité ? Sans doute une passion tristeaux yeux des gais lurons de l’éditocra-tie. n

« Ces inestimables individualités qui se croient en état d’apesanteur sociale

laissent entendre que, pour être“concerné”, il faut être personnellement

et directement touché. »

*Henri Maler est animateurd’Acrimed.

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Fille de juifs estoniens, intellec-

tuels et communistes - noussommes dans les années 1930- elle sera une immigrée per-manente. Enfant, elle a été bal-lottée de Riga à Paris, en pas-

sant par l’Isère et l’Afrique du Sud. Adulte,elle a vécu en Suisse, aux États-Unis, puisà Cuba avant de revenir à Paris dans lesannées 1970… Elle a été témoin de laseconde guerre mondiale, des déporta-tions, elle a vécu et soutenu l’espoir de larévolution cubaine - et tout cela, avec uneforce de conviction incroyable. Toujourset partout, elle a été du côté des luttes :avec le FNL pendant la guerre d’Algérie,avec les mouvements Black lors de laMarche sur Washington avec la révolu-tion cubaine pendant huit années. C’estau début des années 1970 qu’elle revientà Paris pour engager toutes ses forcesmilitantes dans le féminisme. [...]

Rachel Silvera : En mai 1968 tu étais àCuba ? Tu avais écho de ce qui se pas-sait ?Maya Surduts : J’étais là-bas et je n’avaisaucune envie de rentrer. Ça ne m’inté-ressait pas. Parce que j’étais ailleurs,j’étais là-bas. Tout cela se termine doncen 1971, ils ne m’ont pas laissé sortir à ladate prévue, le 1er avril. J’ai dû attendrema sortie pendant trois mois sansaucune explication. Finalement, c’estmoi qui ai fixé la date de mon départ. Jepense que là j’avais pris un gros risquemais ça a marché. En France, je suisentrée en 1972 à Révo (Révolution), quiétait une scission de la Ligue commu-niste révolutionnaire. Je faisais des tra-ductions en free-lance, mon insertionsociale était faible et j’avais quand mêmepassé huit années à l’étranger. C’étaitl’époque de « l’établissement », les mili-tants allaient s’établir à l’usine pour com-penser la faible insertion en milieu ouvrierdes militant-e-s d’extrême-gauche. Lesfilles établies me disaient que je ne ser-vais à rien du tout et que je devais allerau MLAC (Mouvement pour la liberté del’avortement et de la contraception),c’est comme ça qu’a commencé monactivité féministe.

Maya Surduts, un féminisme de luttes

Margaret Maruani : Qu’est-ce qui, fon-damentalement, a fait de toi une fémi-niste ? [...]MS : Le MLAC n’était pas n’importe quoipour moi, parce que j’avais eu quatreavortements. Il faut dire qu’à l’époque,on ne connaissait pas la contraception.J’ai eu une relation avec un étudiant enmédecine, et il n’a rien dit quand je luiai annoncé que j’étais enceinte. Il devaitavoir peur, peur pour sa carrière. J’avais17 ans, c’était en 1955, à l’époque ça nerigolait pas. L’avortement par une « fai-seuse d’ange », comme on disait, je l’aiéprouvé. Ça s’est fait sur une table decuisine. J’aurais pu avoir une infectionou faire une hémorragie. Je n’habitaisplus chez mes parents mais j’y allais leweek-end. La femme m’avait posé unesonde et tout d’un coup j’ai « éliminé »chez mes parents et ma mère n’étaitpas là. Mon père était là, [...] Il n’a jamaiseu un mot de travers, de reproche, etça, je le dis et j’insiste. [...]. Ensuite, j’enai fait un en Suisse, chez un médecin,le troisième aux États-Unis et ensuiteà Cuba à l’hôpital. Voilà pourquoi maproximité avec le MLAC. J’habitais Paris,à l’époque le MLAC ce n’était pas n’im-porte quoi. À Jussieu les amphis étaientbondés. [...]. On a poussé loin la dés-obéissance civile et ils ont mis un an etdemi à faire une loi. Je pense que cepays était resté attardé, qu’il n’avait pasvéritablement rompu avec le pétai-nisme. Cela rejoint ma conviction quec’est un pays familialiste et c’est un paysqui reconnaît peu de droits aux femmes.Et même maintenant, on continue à sebattre, tout le temps. Je n’ai jamaisarrêté. Le MLAC luttait pour la recon-naissance du droit des femmes à dis-poser de leur corps, [...]. J’y suis entréeet je n’ai jamais quitté ce mouvement.À partir de là j’ai commencé à me poserdes questions. Pendant longtemps j’aiconsidéré que les femmes violéesétaient des putes, qu’elles l’avaient biencherché. J’adhérais totalement à l’idéo-logie dominante, à tous les lieux com-muns… Je ne suis pas née avec le fémi-nisme, même si ma mère a toujours faitce qu’elle a voulu. [...]

RS : Pour toi, c’est vraiment l’avorte-ment la contraception qui est à l’ori-gine de ton engagement ? Et du mou-vement des femmes en général ?MS : L’élargissement du mouvement sefait après la loi. C’est le MLF qui est à l’ori-gine de la lutte pour l’avortement, qui aposé les principes fondamentaux, lesfemmes doivent disposer de leur corps.Ensuite il y a eu le Manifeste des 343, leGIS (Groupe information santé), qui aintroduit la méthode d’avortement paraspiration et qui a lancé le Manifeste des331 médecins ayant déclaré avoir prati-qué des avortements. Le problème c’estque le MLF n’a pas su se doter de l’instru-ment privilégié de la lutte. Le véritable ins-trument, ça a été le MLAC, qui a pratiquél’avortement et arraché la loi Veil. [...]

MM : Intellectuellement, philosophi-quement même, comment es-tu pas-sée de la lutte sur l’avortement, lacontraception à un engagement fémi-niste plus large ?MS : Je vais vous donner un exemple desituation qui illustre bien des prises deposition à caractère politique qui dépas-sent le strict cadre de la lutte pour l’avor-tement. Au printemps 1974, il y avait uneloi en préparation, c’était une commis-sion qui devait décider à la place desfemmes. Personne n’était d’accord etune mobilisation nationale se préparait.Sur ce fait, Pompidou meurt. À la direc-tion du MLAC, outre Monique Antoine etClaudine Bachet, il y avait Simone Iff, lePlanning familial et l’extrême gauche… Lamajorité, au plan national, a décidé demettre un terme à la mobilisation, de res-pecter la trêve électorale. Sur la régionparisienne, il y avait soixante-dix comi-tés MLAC, cinquante ont pris positionpour la mobilisation, dix contre et dix sesont abstenus. Et nous sommes descen-dus à des milliers dans la rue. La loi diteVeil a été édictée le 17 janvier 1975 aprèsun vote houleux, difficile. C’était une loilimitée et qui ne prévoyait pas le rem-boursement de l’acte. On avait la loi, maison n’avait rien qui imposait son applica-tion. Normalement, dans tous les hôpi-taux, il devait y avoir un centre d’IVG et

Maya Surduts, figure incontournable du féminisme français, vient de nousquitter le 13 avril 2016. La Revue du projet a souhaité lui rendre hommage enpubliant un extrait d’un entretien, réalisé en 2013 par Margaret Maruani* etRachel Silvera*, qui nous invite à suivre son parcours personnel et militant.

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ce n’était pas le cas. On a même occupéplusieurs hôpitaux : Cochin, Montreuil età Marseille. Rien n’était prévu, mais on aeu des équipes formidables, une concep-tion collective avec les rôles qui tour-naient, une remise en question d’une cer-taine hiérarchie… Et surtout il fallait cesserde culpabiliser les femmes. Ailleurs, dansles pays où le droit formel à l’avortementétait acquis, ça allait de pair avec le rem-boursement. En France, il a fallu redes-cendre dans la rue. Moi, je considère qu’aucœur de l’émancipation des femmes, ily a le droit à disposer de son corps et l’au-tonomie financière.

RS : Sur l’autonomie financière, peux-tu nous donner des exemples desgrandes mobilisations dans les années1970, 1980 ?MS : Il y avait tout ce qui était autour desdroits des femmes. On est allé au Salondes Arts ménagers, pour dire, par exem-ple, que Moulinex ne libère pas lesfemmes. En fait tout se tient. Le droit réelà l’avortement, tu ne l’auras pas tant quetu n’as pas les autres droits. Même pouravoir une contraception pour lesmineures, les entraves, les difficultéssont énormes. Pour la première fois, dansla loi de 2001, nous avons obtenu uneseule loi, et pas deux, pour l’avortementet la contraception. C’était un saut qua-litatif considérable, mais pourquoi n’ar-rive-t-on pas à la faire appliquer ? En 1979,il y a eu le vote définitif de la loi, une mani-festation nationale, la plus grosse mani-festation, il y avait tout le monde. Maisun groupe a déposé le sigle MLF, alorsqu’elles étaient minoritaires. Il y a eu,après ça, un rapprochement importantentre le courant lutte de classes (dontje faisais partie) et le courant radical avecChristine Delphy. On a travaillé pendantun an pour obtenir la Maison des femmes,c’était en 1980-1981. [...] C’était un com-bat. Des tas d’associations, des revuesy ont participé. On a célébré le 40e anni-versaire du Deuxième Sexe à la Sorbonne,en 1989. En 1990, on apprend qu’il y ades opérations « commandos » contrel’avortement, à l’initiative de deux struc-tures : la « Trêve de Dieu », dirigée parune femme, l’autre c’était « SOS Tout-Petits », dirigé par un membre du FrontNational. La CADAC (Coordination desassociations pour le droit à l’avortementet à la contraception) s’est constituéeen octobre 1990 pour lutter contre cescommandos.

MM : La CADAC, ça regroupait qui ?MS : C’était beaucoup plus large que çane l’est aujourd’hui, il y avait des représen-tants d’associations féministes, de syn-dicats, de partis, il y avait beaucoup demonde mobilisé. Moi j’étais une de cellesqui animaient. Les filles de Colombes enétaient, des filles qui bossaient sur le ter-

rain, qui se rendaient compte de la gra-vité des actions « commandos », il y avaitdes gens du Planning. [...]

RS : Et le CNDF ?MS : La manifestation de 1995 était pournous un risque, on ne savait pas, on n’avaitpas réalisé dans quelle situation on setrouvait. Le 24 novembre 1995, c’était lamobilisation des cheminots. Et le 25 onétait 40 000 dans la rue, à notre initia-tive. Un tiers d’hommes y ont participéet trois générations. Le mouvementsocial de 1995 a ouvert un espace, pen-dant des années, on a fait tout « tousensemble ». Des actions fortes, unitaires.La porte s’est refermée en 1998. À l’is-sue de la manif du 25 novembre 1995, ilfallait faire quelque chose et c’est ainsiqu’on a créé le Collectif national pour lesdroits des femmes.

MM : Qui regroupe qui ?MS : Sur le papier beaucoup de gens : lespartis, comme le PS que l’on a peu vu, lePC, les Verts, le Nouveau parti anticapi-taliste (NPA) – pas Lutte ouvrière (LO),eux, ils apparaissent et disparaissent. Leseul moment où LO a vraiment été dansla lutte c’était au MLAC au moment del’avortement. Ensuite les syndicats : laCGT, Solidaires et la FSU. Leur activitéest majoritairement concentrée sur l’in-tersyndicale. Aujourd’hui, il y a aussi leFront de gauche. Il y a des associationsgénéralistes comme la LDH, ATTAC…Suzy Rojtman et moi sommes les porte-parole. Les premières années, il y avaitun monde fou.

RS : Depuis l’époque de la création, il ya eu des grands temps forts…MS : Oui, en 1997, on a fait des Assisesoù il y avait 2 000 personnes. Elles ontété précédées par des états générauxlocaux dans plusieurs endroits. LeCollectif a développé une grande acti-vité sur le terrain des violences. Le thèmedes violences a émergé. On a déposéune loi-cadre, inspirée par la loi espa-gnole mais plus large puisqu’elle neconcernait pas seulement les violencesconjugales. Nous avons recueilli 16 000signatures que nous sommes allées por-ter au président de l’Assemblée natio-nale, Bernard Accoyer. Du coup ils ontmis en place une commission d’évalua-tion sur six mois. Cela a donné lieu à laloi du 9 juillet 2010, ce n’est pas exacte-ment la loi qu’on aurait voulue, mais toutde même…

RS : Ton activité principale, aujourd’hui,c’est d’être porte-parole du CNDF ?MS : Et la CADAC aussi. Il faut poursui-vre un vrai rapport de forces. Par exem-ple, on soutient les filles de Licenci’ellesqui sont formidables, elles ont été licen-ciées par les Trois Suisses. Il va y avoir la

loi-cadre sur les violences à retoiletter.Sur l’avortement, c’est la CADAC qui agit,qui se bat. Nous avons pris l’initiative defaire une manifestation le 6 novembre2010 qui, pour la première fois, liait ledroit à l’avortement et le démantèlementde l’hôpital public. Ce n’est pas évident,le secteur de la santé est un secteur dif-ficile et pas très avancé sur le terrain dudroit des femmes. Ce n’est pas parcequ’il est féminisé, au contraire, c’estcomme dans l’éducation. Le problèmequi se pose aujourd’hui est celui de faireavec le nouveau gouvernement. Le CNDFa été à l’initiative de réunions de la gauchede la gauche féministe pour débattre del’ensemble de nos positions. On a invitétoutes les différentes composantes duFront de Gauche, les anciennes de laLigue, etc.

MM : Aujourd’hui, quelles sont les prio-rités pour toi ?MS : Ne pas perdre sur le terrain de l’avor-tement. Et puis, il faut qu’on arrive à avan-cer sur l’emploi, c’est une situation quise dégrade de jour en jour.

MM : Si on fait une rétrospective sur talongue vie militante, quelles sont tesréussites et quels sont tes échecsMS : La réussite c’est d’avoir été à l’ini-tiative du Collectif des droits desfemmes, la manifestation de 1995, laCADAC, les lois sur les violences, sur laloi-cadre. Ce qui pose problème c’estque notre mouvement contestataire etradical soit supplanté par d’autres moinsradicaux. Je pense qu’il y a place pourtout le monde et qu’il est nécessaired’avoir un courant pour qui la prioritéc’est l’affrontement au pouvoir.

MM : Tu as peur d’un féminisme qui sedépolitise ? RS : Qui se dépolitise oubien qui s’institutionnalise…MS : Oui, c’est pareil. Se dépolitise ous’institutionnalise, c’est la même chose.Si tu veux conserver un certain type deplace dans le rapport au pouvoir, il nefaut pas aller au-delà.

MM : Toi, tu le définirais comment tonféminisme ?MS : Un féminisme de luttes. n

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*Margaret Maruani est sociologue.Elle est directrice de recherches auCNRS.Rachel Silvera est économiste. Elle est maître de conférences àl’université Paris Ouest - Nanterre.

Extraits de « Maya Surduts, unféminisme de luttes », Travail, genreet sociétés, n° 29, janvier 2013,publiés avec l’aimable autorisationdes éditions La Découverte.

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Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résul-tent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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Étienne Cabet, député, journa-liste, militant républicain depremier plan, est condamné,en 1834, à cinq ans de prisonpour un délit de presse. Il estreconnu coupable d’offense

envers la personne du roi après la publi-cation d’un article où il a dénoncé lerefus d’accorder l’asile politique à despatriotes polonais en fuite. Il préfère l’exilà la prison.En Angleterre, entre 1834 et 1839, il seconvertit au communisme. Pour en expo-ser la doctrine, pour en argumenter la pos-sibilité, pour convaincre la bourgeoisie etles travailleurs, notamment les femmes,de l’adopter, il rédige un roman, le Voyageen Icarie. Il raconte comment un pays, àpeine imaginaire, grand comme la France,après une histoire révolutionnaire com-parable, parvient à mettre en place lerégime de la communauté des biens et àréaliser l’égalité absolue entre tous sescitoyens. Entre l’effondrement de l’ancienrégime et la réalisation d’Icarie, la périodetransitoire décrite dans le roman est unrécit de ce qui aurait pu advenir en Francesi Robespierre n’avait pas été vaincu enjuillet 1794. Tout au long de son ouvrage,comme dans tous ceux qu’il a publiésdepuis le début des années 1830, Cabetproclame son admiration pour Robes -pierre. Selon lui, il a sauvé la France au piremoment des guerres contre la Révolution.Nonobstant l’affirmation que son com-munisme est une suite possible à l’œuvre

Étienne Cabet (1788-1856),le temps de l’utopiecommuniste

commencée par les Montagnards en 1793,il est l’un des rares réformateurs sociauxdu XIXe siècle non seulement à reconnaî-tre mais à soutenir que ses propres pro-positions relèvent de l’utopie. Il prétendque l’idée de la communauté des biens luiserait venue en lisant Thomas More et nonpas en discutant avec les révolutionnairesfrançais arrivés nombreux à Londres, en1835, après s’être évadés de la prison deSainte-Pélagie. Ces jeunes républicains,fervents admirateurs de Babeuf etBuonarroti, ont participé aux événementsinsurrectionnels d’avril 1834 à Lyon ou à

Paris. Pour Cabet, ces hommes qui atti-sent l’antagonisme de classe, qui préco-nisent la participation aux sociétés secrèteset fomentent des actions violentes pourdéclencher une guerre civile sont desEnragés, des Hébertistes. Ils effraient l’opi-nion publique, ils nuisent à la propagandedu communisme.Il appelle, lui, les ouvriers communistes àgagner la confiance de la bourgeoisie ens’instruisant et en se moralisant. Il poseque le principe de la fraternité entre toutesles classes est un préalable à tous les pro-grès. Il publie, après son retour en France,

une Histoire populaire de la Révolutionfrançaise en quatre volumes, son Voyageen Icarie, puis une série de brochures dontl’une au titre très explicite, Comment jesuis communiste, qui paraît au mois deseptembre 1840. Six mois plus tard, enmars, il lance un journal, le Populaire de1841 avec le projet d’évincer tous les autresorganes du communisme.

LES COMMUNISTES ICARIENSIl échoue. Il ne parvient jamais à imposerune direction unique aux divers courantsqui se réclament de « l’école commu-nautaire », beaucoup le tiennent pour un« endormeur ». Il parvient encore moinsà convaincre la bourgeoisie réformisteque le communisme n’est pas la pire deshorreurs : « Je le proclame bien haut,j’aime la propriété, qui est le fondementde toute moralité ; je ne suis pas com-muniste ; je hais les communistes »,s’écrie, un jour, Ledru-Rollin, en 1841. En1842, réunis en assemblée générale, lesactionnaires du Populaire, pour l’essen-tiel des ouvriers parisiens, adoptent lenom de « communistes icariens » poursignifier leur renoncement à la violenceet aux sociétés secrètes, mais cette pro-clamation n’émeut personne en dehorsde leurs rangs. Cabet se plaint qu’une« conspiration du silence » entoure sonprosélytisme communiste. La propa-gande légale et pacifique en faveur d’Icariel’isole, le conduit dans une impasse poli-tique. En 1846, il publie une nouvelle pro-fession de foi qui atteste un repli sectaire,Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ.Il soutient, dans cet ouvrage, que Jésusétait communiste et incompris, commelui. Il compare les persécutions contreles icariens à celles subies par les pre-

« Il pose que leprincipe de la

fraternité entretoutes les classesest un préalable àtous les progrès. »

Auteur du Voyage en Icarie, un roman utopique, Étienne Cabet fut l’un despremiers communistes français. Il exerça une certaine influence sur lesouvriers parisiens au milieu du XIXe siècle et fonda des colonies commu-nistes aux États-Unis.

PAR FRANÇOIS FOURN*

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miers chrétiens dix-neuf siècles plus tôt.Pour financer et diffuser son journal, sousle couvert légal d’une activité en théoriecommerciale, il parvient à mettre en placeun mouvement politique remarquable-ment organisé et discipliné. Autour de lui,à Paris, il réunit, chaque dimanche, à sondomicile, un premier cercle de militantsouvriers particulièrement dévoués, unedouzaine d’hommes environ auxquels ildispense une solide formation politique.

Les actionnaires du journal sont réunis plu-sieurs fois par an, à Paris, et forment uncercle bien plus large d’hommes et defemmes prêts à de nombreux sacrifices,notamment financiers. Leurs assembléesgénérales votent les décisions importantesconcernant le mouvement icarien. Danstous les départements français ou presque,à Londres, en Catalogne, en Suisse, enAlgérie, Cabet entretient un réseau de cor-respondants chargés de vendre son jour-nal et ses brochures. Ils sont des collabo-rateurs de confiance, ils veillent à la stricteorthodoxie des pratiques militantes loinde Paris. Les abonnements au Populairesont souvent pris à plusieurs, chaqueexemplaire du journal passe plusieurs foisde mains en mains, il est lu à haute voixchez le marchand de soupe, dans lesarrière-cours, dans les ateliers pendant letravail. L’été, les icariens organisent despique-niques à la campagne, ils chantentdes hymnes communistes, ils s’émerveil-lent en plein air des promesses de la com-munauté. Pacifique, le communisme ica-rien est un mouvement familial, de manièredélibérée, fortement féminisé.

FONDER ICARIE DANS LES TERRES « VIERGES »DU NOUVEAU MONDEMalgré toutes les précautions prises, en1846, à Tours, un groupe d’icariens sem-ble vouloir s’éloigner du correspondantlocal du Populaire, le docteur Desmoulins.Plusieurs d’entre eux se sont mêlés à despaysans émeutiers qui ont épouvanté laville les 21 et 22 novembre. Le procès a lieuà Blois. Le 29 avril 1847, huit icariens sontreconnus coupables d’avoir participé àune société secrète. Quelques jours plustard, le 9 mai, dans le Populaire, Cabetannonce qu’il veut partir en Amérique. Ilappelle les icariens à une vaste émigra-tion, à fonder Icarie dans les terres« vierges » du Nouveau Monde. Face aux

prémisses de la tourmente révolutionnairequ’il pressent, il prend peur, il choisit la fuite.Les préparatifs du départ commencentaussitôt. Dès le 23 mai, les icariens appren-nent qu’il leur faudra céder à la commu-nauté tout ce qu’ils possèdent et que l’ap-port minimum est fixé à 600 francs, ce quiexclut du départ les ouvriers pauvres. Uncontrat social est publié, dans lequel Cabetse nomme lui-même gérant unique de lacommunauté pendant les dix premières

années. Une commission d’admission estconstituée et une intense propaganded’argent est lancée avec efficacité.En janvier 1848, Cabet annonce à ses dis-ciples que le lieu choisi pour l’installationde leur nouvelle patrie se situe dans le norddu Texas. Le 3 février 1848, une premièreavant-garde de soixante-neuf « soldatsde la Fraternité » quitte le port du Havrepour aller « fonder en Icarie le bonheur del’Humanité ». Le 27 mars, en débarquantà la Nouvelle Orléans, ils apprennent qu’unerévolution a eu lieu en France après leurdépart, que la République a été procla-mée. Après discussion, ils décident depoursuivre leur mission.Quelques jours plus tard, ils sont en terri-toire comanche. Ils s’engagent dans unpériple éprouvant à travers un pays malcartographié, infesté de moustiques, sansroute, sans pont, inaccessible aux cha-riots. Les premiers d’entre eux atteignentseulement le 8 mai les Cross Timbers oùils doivent installer la colonie d’Icarie, surles bords de la Denton Creek, un affluentde la Trinity River. Cabet a obtenu la conces-sion gratuite d’un million d’acres dans cetterégion à la condition de construire sur cha-cune des sections à prendre une cabanede rondins avant le 1er juillet. C’est unetâche impossible. Quelques loghousesseulement sont construites à la date pré-vue et elles sont inhabitables.Dès le mois de juillet, les fièvres empor-tent les premiers pionniers, ils sont haras-sés par le travail qu’ils s’imposent, y com-pris en plein soleil. Quand les membres dela deuxième avant-garde, partis de Parisle 3 juin, arrivent sur le site à la fin du moisd’août, leur chef, Favard, ordonne un sauve-qui-peut immédiat, le repli en désordre,chacun pour soi. Deux mois plus tard, tousne sont pas encore arrivés à rejoindre laLouisiane, plusieurs meurent en route.Cabet n’est vraiment informé de la situa-tion qu’en novembre. Depuis l’été, surtout

après les événements de juin à Paris, hâtépar les manifestations anticommunistesqui se multiplient en France, il a organiséles premiers « grands départs ». Au Havreou à Bordeaux, cinq cents hommes,femmes et enfants ont embarqué pourIcarie sans savoir qu’elle n’existe plus. Lespremiers navires arrivent à la NouvelleOrléans vers la fin du mois de novembre.Un semblant de communauté est orga-nisé pour parer au plus pressé. Cabet rejointses disciples en janvier 1849, ils sont for-tement divisés, certains sont très hostiles.Soutenu par près de trois cents « persé-vérants », il décide de continuer.Le 15 mars, les icariens arrivent à Nauvoo,sur la rive gauche du Mississippi, dans l’Étatde l’Illinois. La ville vient d’être abandon-née par les Mormons partis pour l’Utah.C’est là qu’ils commencent vraiment l’ex-périence de la communauté. Ils sont entredeux cent cinquante et six cents, selon lesmoments, occupés pour l’essentiel à destravaux agricoles. La vie dans la colonie estdifficile. Les dissidences sont nombreuses,les conflits intenses. En octobre 1856, nesupportant plus son puritanisme tatillon,l’accusant d’aspirer à la dictature, la majo-rité des colons décide de chasser Cabetde la colonie. Il meurt, le mois suivant.

À Saint-Louis, les cent soixante icariensde la minorité qui lui sont restés fidèlestentent une nouvelle expérience commu-nautaire jusqu’en 1864. En 1857, les mem-bres de la majorité, s’ils se sont dresséscontre les dérives autoritaires du fonda-teur d’Icarie à la fin de sa vie, sont restésconvaincus par son projet initial d’expéri-menter la démocratie absolue. Ils instal-lent la colonie icarienne à Corning, dansl’Iowa. Leur communauté est dissoute en1898, cinquante ans après le départ de lapremière avant-garde du Havre. Plus decinq mille migrants français, allemands ouespagnols, des réfugiés politiques pourbeaucoup, notamment après laCommune, ont séjourné dans l’une ou l’au-tre des colonies icariennes en Amérique. n

« Dans tous les départements français oupresque, à Londres, en Catalogne, en

Suisse, en Algérie, Cabet entretient unréseau de correspondants chargés devendre son journal et ses brochures. »

« Pacifique, lecommunismeicarien est unmouvement

familial, de manièredélibérée,fortementféminisé. »

*François Fourn est historien. Il estdocteur en histoire contemporainede l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

Edward Palmer Thompson(1924-1993) est sans doutel’historien le plus célèbre desa génération et l’un des pluscités dans le monde. Dotéd’un immense charisme,

d’un incontestable talent oratoire etd’une plume acérée, ce grand dévo-reur d’archives était aussi un franc-tireur au plan professionnel : il a ensei-gné la littérature, la poésie et l’histoiredans des cours du soir pour adultes,mais n’a jamais soutenu de doctorat, etla plus grande partie de sa vie intellec-tuelle s’est déroulée en dehors de l’uni-versité. Son parcours est marqué dudouble sceau du cosmopolitisme et del’engagement politique. Fils d’un pas-teur méthodiste qui fut missionnaireen Inde, il adhère au Parti communistede Grande-Bretagne en 1942, et com-bat en Afrique du Nord et en Italie pen-dant la Seconde Guerre mondiale ; en1947, il s’engage un moment commevolontaire au service de la nouvelleYougoslavie socialiste.Son premier livre (non traduit) est consa-

Edward P. Thompson,historien radicalLa traduction récente de deux ouvrages majeurs (La guerre des forêts, etLes usages de la coutume) permet enfin au public français de mieuxapprécier l’œuvre immense du grand historien anglais Edward Thompson,qui rendit toute leur place au peuple et aux luttes sociales dans l’histoirede son pays.

cré à William Morris, l’écrivain fondateurde la Socialist League en 1884, qui est sansdoute le plus romantique des révolution-naires socialistes. Morris incarne un socia-lisme anti-industrialiste, soucieux dedéfendre l’environnement, l’art et le patri-moine architectural. Cette référence auromantisme et à l’utopie est cruciale pourcomprendre la réflexion politique ulté-rieure de Thompson, en particulier quandil s’opposera au scientisme de certainsmarxistes althussériens.

En 1956, à la suite de la répression dusoulèvement hongrois, il quitte le Particommuniste et devient l’un des fonda-teurs de la Nouvelle Gauche britannique,qui incarne le socialisme humaniste danslequel il se reconnaît. En 1960, il parti-cipe à la fondation de la célèbre New LeftReview, dont l’influence intellectuelle aété très profonde (et qui sera ensuitereprise par Perry Anderson). À la fin desa vie, il a déployé une énergie considé-rable au sein du mouvement pour le dés-armement nucléaire (CND).

L’HISTOIRE « PAR EN BAS »Avec Eric Hobsbawm, E. P. Thompson arévolutionné la manière de faire de l’his-toire dans les années 1960, à travers laformule de « l’histoire par en bas » : ils’agissait de rompre avec une histoiretraditionnelle focalisée sur les institu-tions et les grands hommes, au profitd’une histoire des pratiques et des résis-tances populaires. En prenant au sérieuxdes comportements et des savoirsjusque-là considérés comme marginaux

ou pulsionnels, ce courant historiogra-phique a contribué à profondémentrenouveler l’histoire sociale et politiquebritannique. L’étude du peuple et de laculture populaire trouvait ainsi ses let-tres de noblesse : « Je cherche à sauverde l’immense condescendance de lapostérité le pauvre tricoteur sur métier,le tondeur de draps luddite, le tisserandqui travaille sur un métier à main, l’arti-san "utopiste" », déclare Thompson dansLa formation de la classe ouvrièreanglaise.

PAR PHILIPPE MINARD*

« Cherchant à comprendre la genèse des classes sociales, il insiste sur la notion

de processus, saisi à travers les catégories de la pratique. »

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*Philippe Minard est historien. Il estprofesseur d’histoire moderne àl’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis.

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AU COMMENCEMENT EST L’EXPÉRIENCECe grand livre, paru en 1963, et traduittrès tardivement en français, en 1988(mais aujourd’hui disponible au formatpoche), marque une rupture avec unevision mécaniste du marxisme desannées 1950-1960, et un certain déter-minisme empreint d’économicisme :cherchant à comprendre la genèse desclasses sociales, il insiste sur la notionde processus, saisi à travers les catégo-ries de la pratique. La transformation desrapports sociaux liés à la révolution indus-trielle, au tournant des XVIIIe et XIXe siè-cles, n’est pas le simple fruit des effetsde l’industrialisation, mais aussi le résul-tat direct de l’action collective.En mettant l’accent sur l’expériencevécue des individus et des groupes,Thompson redonne toute sa place à l’agirhumain dans les processus historiques.

Pour lui, les classes sociales n’existentpas en tant qu’entités séparées, poséesà l’avance. Elles sont au contraire un pro-cessus en construction permanente, leproduit de l’expérience des antago-nismes vécus : « la classe est un rapportet non une chose ».

« J’entends par classe un phénomènehistorique unifiant un grand nombred’événements d’origine variée et sanslien apparent, qui relèvent aussi bien dumatériau brut de l’expérience que de laconscience […]. Je ne conçois la classeni comme "structure" ni même comme"concept", mais comme une réalité quise déroule dans les rapports humains[…]. On peut parler de classe lorsqu’ungroupe d’hommes, à la suite d’une expé-rience passée ou présente commune,ressentent et expriment l’identité deleurs intérêts, qui les rapprochent et lesconfrontent à d’autres hommes dont les

intérêts sont différents des leurs, et leplus souvent opposés […].La conscience de classe est la manièredont ces expériences se traduisent entermes culturels et s’incarnent dans destraditions, des idées, des systèmes devaleurs et des formes institutionnelles »(La formation de la classe ouvrièreanglaise, Seuil, 1988, rééd. Points 2012).

Dès lors, Thompson peut conclure : « Laclasse est définie par les hommes àmesure qu’ils vivent leur propre histoire[…]. La classe ouvrière se créa elle-mêmetout autant qu’on la créa ».

CULTURES DE RÉSISTANCELe second volet de l’œuvre de Thompsonest consacré au monde rural du XVIIIesiècle. La guerre des forêts, son deuxièmegrand livre récemment traduit (LaDécouverte, 2014), est consacré à la

longue traque des braconniers par lesgardes-chasses dans les forêts royalesanglaises. Le braconnage, les attaquescontre les clôtures des parcs aux cerfs,tout comme le vol de bois, réprimés àpartir de 1723 comme des crimes pas-sibles de la peine de mort (rien moinsque cela), sont analysés comme l’ex-pression d’une résistance populaire faceà la privation de droits collectifs ances-traux, que les enclôtures viennent anéan-tir. Les paysans réagissent ainsi à la res-triction de leurs droits d’usage qu’induitl’affirmation croissante d’une concep-tion individualiste nouvelle de la pro-priété foncière.Cette protestation des dépossédés estau cœur des chapitres passionnants réu-nis dans le recueil publié par Thompsondeux ans avant sa mort, et aujourd’hui tra-duit sous le titre Les usages de la coutume(EHESS-Seuil-Gallimard, 2015). On yretrouve l’idée directrice de toutes ses

analyses : derrière les manifestations spec-taculaires de la foule insurgée, derrièreles actes de braconnage, derrière la vio-lence des « luddites », ces ouvriers qui bri-saient les machines, l’historien entendrestituer les logiques d’action des acteurs,qui n’agissent pas sans raison ni rationa-lité. Thompson montre par exemple queles émeutes frumentaires du XVIIIe siè-cle ne sont pas les manifestations spas-modiques d’une colère aveugle, mais desactions résolues et contrôlées de taxa-tion populaire : en imposant une venteforcée du blé à prix fixé, la foule manifesteson attachement à une « économiemorale » qui veut que la communautéassure par elle-même à chacun lesmoyens de subsister, par des prix sup-portables, si les autorités ne le font pas.De la même façon, l’attachement à lacoutume traduit le sentiment très fortd’appartenance à une communauté soli-daire, dotée de droits et de devoirs réci-proques. L’accès aux terres commu-nales, comme l’exercice de droits d’usagecollectifs sur l’ensemble des terres, quel’on soit ou non propriétaire, découled’un principe de solidarité communau-taire : les plus pauvres trouvent dans cesdroits coutumiers un indispensable com-plément de ressources qui leur permetde survivre. L’attachement aux com-muns, face à la montée de l’individua-lisme possessif, n’est pas la marque d’unétat d’esprit archaïque, mais bien plutôtd’un esprit assumé de solidarité.Historien passionné des rebelles,Thompson aura lui-même été toute savie un rebelle, réfractaire à toute formed’orthodoxie. C’est pourquoi son œuvrenous parle tant aujourd’hui. n

« L’attachement aux communs, face à lamontée de l’individualisme possessif, n’est pas la marque d’un état d’esprit

archaïque, mais bien plutôt d’un espritassumé de solidarité. »

Réagissez aux articles, exposezvotre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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Aux décennies de fonction-

nalisme, de régulation àl’échelle automobiles’ajoute l’évolution de laconception de l’urbain,objet voué à la même

obsolescence que le reste de la produc-tion humaine, et reconstruit, réaménagépar une constante recherche de sécu-rité. Peu à peu, l’espace public réorga-nisé exclut les usagers et la rue perd soncaractère d’espace de socialisation. Aumieux, elle permet la circulation rapideet encadrée des populations (piétonset véhicules), pensée, prédéfinie, stéri-lisée, mise en scène, répondant en cela

à l’injonction que le progrès ne pouvaits’accompagner que de la grande vitesse.Et la construction de la ville a suivi la frag-mentation du zoning1 fonctionnel(Division d’une ville ou d’un territoire enzones afin d’y répartir rationnellementles diverses activités qui s’y exercent) ;

Alors qu’au premier abord les avantages de la vitesse sont nombreux,celle-ci peut être pernicieuse et participer au renforcement de la segmen-tation fonctionnelle développée par la modernité capitaliste.

pour dépasser ses limites elle se par-court à 50 km/h, cessant de s’accorderaux 5 km/h du pas humain. Elle a perduen rapidité, en finesse, en détail. Lesenseignes et les façades se sont allon-gées rendant le corps et l’urbain de plusen plus inadaptés l’un à l’autre.

LA VITESSE NE FAIT PAS GAGNER DE TEMPS, MAIS DE L’ESPACEAu premier abord, les avantages de lavitesse sont évidents, réduire la fatigue,le coût financier, le temps de déplace-ment, amélioration de la mobilité, desdéplacements des individus et ainsi deleur degré de liberté. Du point de vue col-lectif, la vitesse contribue à favoriser leséchanges. La ville s’accélère et devientplus compétitive. Son aire d’attractions’agrandit. Pourtant, la vitesse ne fait pasgagner de temps, mais de l’espace.L’accélération des transports a permis

des déplacements plus longs au détri-ment du temps qui aurait pu être gagné.Pour la France métropolitaine, selon lesrésultats des enquêtes auprès desménages sur leur déplacement, onobserve que les Français se déplacentpresque autant (environ 3,1 déplace-

ments par jour), que le temps passé pardéplacement est constant (16,4 minutesen 1982, 17,3 en 1994 et 17,9 en 2008),mais que dans le même temps, la dis-tance moyenne parcourue par déplace-ment augmente très fortement : 17,1 kilo-mètres en 1982, 23,1 en 1994 et 25,2 en2008. L’ensemble des gains de vitessepermis par la substitution des modes lesmoins rapides (notamment la marche àpied) au profit des modes les plus rapides(principalement l’automobile) a étéconsacré à un accroissement des dis-tances parcourues. Ainsi, les gains d’ac-cessibilité sont d’abord utilisés pouraccroître les possibilités de choix (delieux ou de milieux de vie, de travail oude consommation), plutôt que pour res-treindre les temps de déplacement.La compression de l’espace postuléepar David Harvey est introduite explici-tement comme une annulation de l’es-pace par le temps « provoquée par unprocessus d’accélération temporelle »,et les « flux » (flows) et « paysages »(scapes) de la modernité globalisée nepeuvent guère être interprétés quecomme la conséquence de l’augmenta-tion de la vitesse de circulation de fluxd’information.Ce passage d’un espace des lieux à unespace des flux implique une nécessairesouveraineté sur le temps, une mobilitésigne d’une maîtrise et d’une dominationde ceux qui n’auraient d’autres choix qued’être captifs des lieux. En bref, l’optimumde la modernité résiderait dans une com-binaison entre immobilité et fulgurance/

PAR CORINNE LUXEMBOURG*

La vitesse et la ville

« L’espace public réorganisé exclut lesusagers et la rue perd son caractère

d’espace de socialisation. »

Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapportsde l’Homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération, habi-ter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de la consti-tution d’un savoir populaire émancipateur.

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instantanéité, c’est-à-dire l’outil qui per-mette de maîtriser, de dominer.

LA VITESSE EXCLUTLa vitesse fabrique de la pauvreté,excluant ceux qui ne peuvent pas accé-der à l’accélération comme participantd’une économie productiviste capita-liste. L’accélération fait de l’accessibilitéà l’accélération un produit consomma-ble lui aussi, car en réalité, on ne va pasoù l’on veut, on va au mieux, où l’on peut,sinon on va où l’on est obligé d’aller. Àquelques rares exceptions près, ségré-gation et mobilité vont de pair.À mesure que l’accessibilité et la perfor-mance des transports s’améliorent, lesécarts d’accessibilité s’accroissent entreles plus riches et les plus pauvres. Le pau-vre lui-même va plus lentement : sonparcours est ralenti par les coupurescréées par les grandes infrastructureset l’espace se reconfigurant pour les pri-vilégiés. Sylvie Fol explique :« Le processus qui lie étalement urbainet auto-mobilité génère de nouvellesformes d’inégalités en matière d’accèsaux ressources urbaines, qui pèsent par-ticulièrement sur les ménages non moto-risés et donc, en particulier, sur lesménages pauvres. »La vitesse peut être pernicieuse et par-

ticiper au renforcement de la segmen-tation fonctionnelle développée par lamodernité capitaliste. Ajoutons aux pro-pos de Sylvie Fol que parmi les personnesralenties et dont l’aire de déplacementest réduite par ce fonctionnalisme, lesfemmes des classes populaires sont lesplus concernées.Le risque est de faire de la vitesse ou dela lenteur un slogan, un objectif, délié des

contextes locaux. Le ralentissement estaussi la nécessité de se tromper, de pren-dre le temps, de faire ensemble, d’ap-prendre, de construire des solidarités.L’accélération de la concentration desfonctions décisionnelles dans les grandesvilles façonne les territoires participe del’éviction des classes populaires non seu-lement des centres urbains mais aussides proches couronnes périphériques.La lenteur, l’acception des écarts, deslointains ont aussi des enjeux démocra-

tiques locaux. C’est-à-dire partir de l’es-pace vécu. La plupart des salariés ne tra-vaillent pas dans la ville dans laquelle ilsdorment, ils ne vivent pas dans la villedans laquelle ils logent. Plus encore, leslieux d’activité peuvent se multipliercréant chaque fois de nouvelles socia-bilités, de nouveaux lieux d’habiter. C’estaussi l’un des principes qui ont conduità l’écriture de la loi Solidarité et renou-vellement urbains (SRU) en 2000 pen-sant une ville plus dense, mieux articu-lée au transport public (notamment parle redéploiement du tramway), où larépartition de logements sociaux au tauxde 20 % par commune devait participerà réduire la fragmentation résidentielle.Néanmoins, il reste à penser la ville entermes de territoire, comme un espaceen mouvement, en flux permanent phy-siques et virtuels. Martin Vanier nommecapitalisme réticulaire cette formeactuelle du capitalisme où bien sûr le

foncier est soumis au marché, mais aussiles flux de déplacements, de transportsquels qu’ils soient et avec eux leurs per-formances. Penser la ville par la vitesseet la lenteur vise à exprimer l’enjeu démo-cratique nécessaire à la maîtrise des fluxcomme à celle du foncier. n

*Corinne Luxembourg estgéographe. Elle est maître deconférences à l’université d’Artois.

« Penser la ville par la vitesse et la lenteurvise à exprimer l’enjeu démocratique

nécessaire à la maîtrise des flux comme à celle du foncier. »

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« Les gains d’accessibilité sont d’abord utilisés pour accroître

les possibilités de choix (de lieux ou de milieux de vie, de travail ou de consommation), plutôt

que pour restreindre les temps de déplacement. »

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La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la construc-tion du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. Et nous pen-sons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sans science n’estsouvent qu’une impasse.

«Le Soleil a rendez-vousavec la Lune  », chanteCharles Trenet, met-tant en musique lesdeux astres qui ryth-ment nos jours et nos

nuits. Pas étonnant qu’ils aient présidéaux calendriers. Les Égyptiens avaientdécoupé leur année solaire de 365jours en 12 mois de 30 jours corres-pondant aux lunaisons – durée d’unenouvelle lune à la suivante. Restaient 5jours additionnels dédiés aux dieux lesplus importants. La réforme julienneintercalant des mois de 30 et 31 jours aquelque peu mis à mal le lien du calen-drier avec la Lune.Pour le philosophe grec Aristote (IVe siè-cle avant notre ère), la Lune est la fron-tière entre deux mondes totalement dif-férents  : le monde sublunaire de lacorruption et de la finitude, opposé aumonde supra-lunaire éternel et parfait.Cette conception de l’univers nous a ététransmise par ses nombreux traducteurset commentateurs et surtout parThomas d’Aquin (XIIIe siècle) qui a tentéde la concilier avec les dogmes chré-tiens. Aussi les premières observationsde Galilée (1610-1611) sèment-elles letrouble dans la communauté savante :sa lunette lui révèle une surface lunairetourmentée, cratérisée, et non pas polieet uniforme comme les disciplesd’Aristote l’enseignent.Galilée tente également d’expliquer unphénomène observé depuis des lustres,celui des marées. Mais le but ultime desa théorie est de prouver le double mou-vement de la Terre : la rotation sur elle-même et la révolution autour du Soleil.

La Lune

Aussi la Lune n’y joue-t-elle pas de rôleclef. Pourtant, replacée dans soncontexte, cette théorie n’est pas faussemais incomplète, comme l’ont montréplusieurs historiens des sciences. C’està Newton qu’il appartiendra de montrer,dans le cadre de la gravitation univer-selle, que les marées sont dues à l’actionconjuguée du Soleil et de la Lune (tou-jours le rendez-vous de Trenet…), et àPierre-Simon de Laplace (1749-1827) deperfectionner la théorie et de mettre enplace des mesures systématiques duniveau de la mer.

LE MOUVEMENT DE LA LUNERéapparaît ainsi le trio fondamental pournous – Terre, Soleil et Lune – qui va occu-per les meilleurs mathématiciens duXVIIIe siècle autour d’un problème qu’ilsdénomment «  problème des troiscorps ». Ces trois grands savants sontLeonhard Euler (1707-1783), Alexis-Claude Clairaut (1713-1765) et Jean LeRond d’Alembert (1717-1783). Kepler avaitdécrit le mouvement d’un astre autourd’un autre : ce n’est pas un cercle, commele pensaient les Anciens, mais une ellipse.Mais lorsqu’un troisième astre s’en mêle,la trajectoire est perturbée. Ainsi, le mou-vement de la Lune autour de la Terre est-il excessivement difficile à déterminer.Newton avait expliqué que la seule gra-vitation universelle suffisait pour décrirele mouvement de la Lune, mais il n’avaitpas poussé les calculs jusqu’au bout.Nos trois exceptionnels mathématiciensvont s’y atteler, non sans hésitation,erreurs, puis corrections, et avec forcedisputes, car le monde savant est loind’être paisible en ce siècle des Lumières.Pourquoi vouloir à tout prix obtenir une« théorie de la Lune » ? Pour des raisons

théoriques déjà exposées, mais aussi etsurtout pour un motif pratique : la quêtedes longitudes en mer. Trouver sa lati-tude est simple (il suffit de déterminerla hauteur de l’étoile polaire). Mais pourtrouver sa longitude, il faut soustrairel’heure de l’endroit où l’on se trouve del’heure au méridien d’origine. En effet,sur la sphère terrestre, une heure repré-sente 15° de longitude (puisque24  heures représentent 360°). Or,conserver l’heure de son point de départ

sur un navire n’est pas une mince affaireet les progrès réalisés sur les montresau XVIIe siècle n’étaient pas encore suf-fisants pour y parvenir. La première mon-tre marine, conçue par l’horloger anglaisHarrison en 1759, est un prototype fortcher. Et l’usage des chronomètres demarine ne se généralisera qu’au milieudu XIXe siècle. En attendant, la méthodepréconisée par les astronomes consiste,pour le marin, à mesurer la distance dela Lune à des étoiles de référence, et àen déduire l’heure du méridien d’origineen utilisant des tables lunaires aussi fia-bles que possible. D’où l’importance deconnaître parfaitement le mouvementde notre satellite afin d’éviter le naufrage.

Dans le n° 53 ( janvier 2016) nous avions voyagé jusqu’au Soleil. Cette fois-ci, nous irons moins loin, sur la Lune, comme Jules Verne, Charles Trenet etNeil Armstrong.

ENTRETIEN AVEC COLETTE LE LAY*

« Copernic adélogé la Terre de

sa position centralepour en faire une

planète comme lesautres. »

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LA LUNE, SES « INFLUENCES »ET LES ÉCRIVAINSUn saut dans le temps nous conduit sousla Restauration où le roi Louis XVIII donne,sans le savoir, un coup d’accélérateuraux recherches sur les influences sup-posées de la Lune. L’anecdote raconteque Laplace étant venu lui présenter lespublications du Bureau des longitudes,Louis XVIII lui aurait demandé ce qu’étaitla lune rousse. Dépité de ne savoir répon-dre, Laplace charge le jeune FrançoisArago (1786-1853) de s’enquérir auprèsdes jardiniers. La lune rousse est la lunai-son qui suit Pâques. Elle est réputée pro-voquer le gel des bourgeons en dépitd’une température ambiante positive.Arago montre que la Lune n’est en rienresponsable du gel. Sa présence indiqueseulement que le ciel est dégagé. Or, partemps clair, les végétaux peuvent pré-senter une température inférieure à cellede l’air ambiant. En réalité, la Lune peutêtre rousse à toute époque de l’année.Lorsqu’elle est basse sur l’horizon, la tra-versée de l’atmosphère par la lumièrereflétée par la Lune induit un change-ment de couleur. Mais les jardiniers ontdonné ce nom de « lune rousse » à laseule qui les intéresse et dont nousvenons de parler. Dans ses Notices del’Annuaire du Bureau des longitudes,destinées au grand public, puis dans sonAstronomie populaire, Arago passe aucrible de l’analyse scientifique toutes lesinfluences supposées de la Lune sur letemps, les cultures, les maladies, etc.L’utilisation d’outils statistiques et detémoignages divergents lui permet demontrer que la plupart des croyancespopulaires liées à la Lune n’ont pas defondement. Pourtant celles-ci ont la viedure. Ainsi de l’idée reçue d’un pic denaissances à la pleine lune. Toutes lesétudes menées avec rigueur sur un effec-tif suffisant montrent que la répartitionest homogène sur tous les jours de lalunaison.La Lune a le vent en poupe au XIXe siè-cle et Victor Hugo se rend à l’Observatoirede Paris en 1834 pour l’observer, sous laconduite de son ami François Arago. Legrand poète nous livre des descriptionsmagnifiques dans son Promontoire duSonge. Un an plus tard, les colonnes duNew York Sun livrent, illustrations à l’ap-pui, les observations d’hommes et d’ani-maux lunaires que le célèbre astronomeanglais John Herschel (1792-1871) auraitfaites au Cap de Bonne Espérance. C’estle Great Moon Hoax, premier grand canu-lar à portée mondiale. Dans les annéesqui suivent, tous les média s’emparentdu thème lunaire, des romans de JulesVerne au film de Méliès en passant parl’opéra de Jacques Offenbach. Ainsi serenouvelle une tradition de voyages versla Lune qui avait déjà connu de belles

heures au XVIIe siècle avec Cyrano deBergerac dont le héros était porté pardes fioles de rosée, ou Francis Godwindont l’attelage était composé d’oies sau-vages. L’un des avantages du voyage versla Lune est d’en découvrir la face cachée.En effet, les durées de rotation sur elle-même et de révolution autour de la Terreétant pratiquement identiques, la Lunetourne toujours la même face vers nous(du moins à peu près, les petites varia-tions s’appellent mouvement de libra-

tion). De là à échafauder les scénariosles plus délirants sur l’hémisphère inac-cessible, il n’y a qu’un pas que les roman-ciers franchissent allègrement.Copernic a délogé la Terre de sa positioncentrale pour en faire une planètecomme les autres. Et, puisque la Terreest habitée, pourquoi les autres planèteset satellites ne le seraient-ils pas ? À par-tir du XVIIe siècle et jusqu’au début duXXe siècle, les habitants de la Lune, rapi-dement baptisés Sélénites, fleurissentdans la littérature, avant d’être détrônéspar les Martiens.

LA LUNE ET LA TERRELorsque le daguerréotype, ancêtre de laphotographie, est inventé vers 1835, il estaussitôt utilisé pour produire de superbesclichés de la Lune, la montrant à la foissemblable et différente de notre propreplanète. La Lune est-elle fille, sœur oucousine de la Terre ? Les trois hypothèsestrouvent des partisans au tournant desXIXe et XXe siècles. Selon la première, de

*Colette Le Lay est docteure enhistoire des sciences et techniques del’université de Nantes.

la matière se serait échappée de la Terreencore fluide pour former notre satel-lite. Selon la deuxième, Terre et Luneseraient nées conjointement dans lamême région de l’espace. Enfin, dans letroisième scénario, une Lune formée ail-leurs aurait été piégée par l’attractiongravitationnelle de la Terre en passant àproximité. Aux dernières nouvelles, unquatrième processus, celui d’une colli-sion violente entre la Terre et une autreplanète un peu plus petite, aurait lesfaveurs des cosmologistes.Un brin de géométrie pour finir etquelques grands nombres pour expli-quer les éclipses de Soleil. À nos yeux deterriens, le globe lunaire recouvre le Soleillors d’une éclipse totale. Pourtant, noussavons bien que le Soleil est nettementplus gros que la Lune. Mais il est aussisitué bien plus loin. Or lorsqu’on effec-tue le rapport diamètre/distance pourl’un et l’autre, on trouve à peu près lemême résultat. En km, cela donne3  474/384  400 pour la Lune et1 392 000/149 600 000 pour le Soleil.Une petite intervention de la trigonomé-trie nous fait découvrir que nous voyonsnos deux luminaires sous le même angled’un demi-degré environ (à vos calcu-lettes !). Mais les nombres donnés nesont que des moyennes. Les distancesvarient légèrement et la rencontre peutêtre imparfaite, donnant lieu à une éclipsepartielle ou annulaire, selon le cas.En juillet 1969, nous avons assisté éba-his à ce « petit pas pour l’homme, et pasde géant pour l’humanité », selon lesmots d’Armstrong. Contrairement auxprévisions des oiseaux de mauvaisaugure, Apollo XI n’a entamé ni le charmeet ni les mystères de l’astre de nosnuits. n

« La Lune peutêtre rousse

à toute époque de l’année. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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POUR CHACUNE DES RÉFORMES SUIVANTES, DITES SI VOUSSOUHAITERIEZ QUE L’ÉGLISE LES ADOPTE À L’AVENIR ?

QUE L’ÉGLISE…

L’Église catholique chahutéeL’Institut ODOXA, et Le Parisien Dimanche (20 mars), ontsondé, à la mi-mars, les cœurs sur l’image de l’église catho-lique. L’enquête intervenait en pleine « affaire Barbarin », alorsque la presse ciblait les crimes pédophiles concernant desprêtres et suscita, sur ces sujets précis, une large réproba-tion. Mais plus généralement, l’étude montrait que l’opinionavait une mauvaise image de l’Église catholique (56 %), qua-lifiée de « conservatrice » (83 %), « riche » (67 %), « loin desréalités quotidiennes » (64 %), « hypocrite » (61 %) et « prochedes riches » (55 %). Seules qualités qui lui étaient majoritai-rement reconnues : elle « véhicule un message de paix » (70 %)et elle « respecte la laïcité » (57 %).Étonnant paradoxe : alors même que le pape François est au

sommet de sa popularité, et comptabilise 30 millions de fol-lowers sur Twitter, l’Église de France est massivement criti-quée. Seuls 43 % des sondés ont une bonne opinion d’elle,soit six points de moins qu’en 2010 (sondage TNS/Sofres/LePélerin). « L’Église est perçue comme étant de plus en pluséloignée des attentes et des valeurs de nos concitoyens » ditGaël Sliman, président d’ODOXA. Pour l’opinion, des réformesseraient les bienvenues : « Les Français seraient très large-ment favorables à toutes les pistes audacieuses, voire blas-phématoires, que nous avons testées dans notre enquête »,poursuit M. Sliman, à savoir autorisation de la contraception,remariage des divorcés, mariage des prêtres, prise de posi-tion en faveur du préservatif et ordination de femmes. n

88 % 11 %

86 % 13 %

86 % 12 %

84 % 15 %

81 % 18 %

OUI NON

... accepte de remarier les personnes divorcées

... autorise le mariage des prêtres

... prenne position en faveur de l'usage du préservatif

... donne la possibilité aux femmes de devenir prêtre

... autorise l'utilisation des méthodes artificielles de contraception (pilule…)

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PAR FANNY CHARTIER

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Qu’est-ce qu’une corrélation ? On dit que deux phénomènessont corrélés si, lorsque l’on observe leurs variations respec-tives, ils évoluent dans le même sens (corrélation positive : quandl’un augmente, l’autre aussi) ou dans un sens opposé (corréla-tion négative : quand l’un augmente, l’autre diminue). Pourautant, cela ne signifie pas qu’il y ait un lien de causalité entreces deux phénomènes. Prenons trois exemples pour nous enconvaincre : aux États-Unis, la consommation annuelle de pou-let par personne est corrélée avec les importations en pétrolebrut ; la consommation annuelle de fromage par personne estcorrélée avec le nombre de personnes qui décèdent après êtretombées de leur fauteuil roulant, ou encore le nombre de filmsdans lequel joue Nicolas Cage chaque année est corrélé avecle nombre annuel de doctorats en ingénierie délivré (On trou-vera beaucoup d’autres corrélations amusantes sur http://tyler-vigen.com/spurious-correlations). La corrélation est donc unlien empirique entre deux phéno-mènes, sans que pour autant la varia-tion de l’un soit la cause de la varia-tion de l’autre.Avant de pouvoir parler d’une« bonne » corrélation, il faut consti-tuer un échantillon pertinent et repré-sentatif. Par exemple, si l’on observeles effets de la politique des aides àla pierre sur les constructions de loge-ments en France, on ne peut pasconclure que cette politique est effi-cace ou inefficace au bout d’un mois.De la même façon, même aprèsquelques années, on ne pourra pasconclure que cette politique est effi-cace ou inefficace à l’échelle natio-nale si l’on se contente d’observerl’évolution de la construction de loge-ments dans une ou deux villes. Demême, si l’on souhaite établir un lien entre les pratiques élec-torales et le diplôme des Français, par exemple, on ne peut passe contenter d’interroger cent personnes « au hasard » dansune rue parisienne à 12 heures. Cet échantillon ne pourra pasprétendre être représentatif de la population française : il vasans dire que les habitants et/ou travailleurs qui fréquententune rue ou l’autre, une ville ou l’autre, à une heure ou à une autre,ne sont pas les mêmes. Les corrélations seraient donc faus-sées. En statistiques, lorsque le protocole même de l’enquêtene permet pas d’élaborer un échantillon représentatif on parlede biais de sélection. Pour établir un lien entre deux phéno-mènes et à moins de faire un recensement complet de la popu-lation que l’on étudie, il est donc nécessaire de construire unéchantillon d’observations qui doit être statistiquement repré-sentatif de la population. C’est la représentativité de l’échan-tillon qui assure statistiquement que l’on peut tirer des conclu-sions fiables sur la population que l’on étudie (les Français, lesfemmes, les hôpitaux, etc.) à partir des données obtenues surl’échantillon : c’est ce que l’on appelle l’inférence statistique.

Par ailleurs, plus l’échantillon est grand, plus les conclusionspourront être précises. Un échantillon trop petit ne peut paspermettre de tirer des conclusions. Pour déterminer si l’échan-tillon est suffisamment grand, il existe un certain nombre detests statistiques. À partir des données recueillies sur un échan-tillon, on peut savoir si les différences observées sont liées à laconstitution de l’échantillon lui-même, ou s’il existe bien desdifférences significatives entre les deux variables étudiées. Laprécision des sondages d’opinion et des enquêtes dépend desméthodes de collectes de données employées, et varie notam-ment en fonction du nombre de personnes interrogées. Pourquantifier cette précision, il existe en mathématiques ce quel’on appelle des intervalles de confiance. Par exemple, lorsqu’unsondage crédite un candidat à une élection à 53 % des inten-tions de vote, les intervalles de confiance sont très différentsselon le nombre de personnes qui ont été interrogées : si l’on

interroge seulement 100 personnes, onpeut affirmer avec un risque d’erreurinférieur ou égal à 5 % que le pourcen-tage réel d’intention de vote est comprisentre 43,2 % et 63,8 % des voix, alors quesi 10 000 personnes sont interrogées,on peut estimer que le candidat feraentre 52 % et 54 %. Les données doiventdonc être significatives en qualité maisaussi en nombre.Une fois la qualité des données assurée,comment lire une corrélation ? Il fautd’autant plus se méfier des corrélationsque celles-ci n’indiquent pas lequel desdeux phénomènes pourrait être la causede l’autre. « Quand on est malade, il nefaut surtout pas aller à l’hôpital : la pro-babilité de mourir dans un lit d’hôpitalest 10 fois plus grande que dans son lit àla maison » disait avec humour Coluche.

S’il existe bien un lien entre le fait d’aller à l’hôpital et celui demourir, ce n’est évidemment pas le fait d’aller à l’hôpital qui aug-mente nos chances de décès : si l’on vient à l’hôpital c’est quel’on est malade or la probabilité de mourir est plus grande lorsquel’on est malade. Avec cet exemple, on voit bien que c’est le choixd’une théorie qui nous permet d’interpréter dans tel ou tel sensla corrélation et d’expliquer les causes de ces décès plus fré-quents à l’hôpital que dans son lit. La théorie proposée doit doncavoir un pouvoir explicatif, ne serait-ce que pour savoir dansquel sens lire les corrélations. Il est par exemple maintenantbien établi qu’historiquement les variations de températuresont liées aux variations de concentration de gaz carboniquedans l’atmosphère. Mais on ne peut faire l’économie de com-prendre par la théorie dans quel sens évolue cette relation. Etc’est bien là la différence fondamentale entre corrélation etcausalité : si la corrélation est seulement empirique, la causa-lité est explicative et nécessite donc d’explorer l’ensemble deshypothèses causales possibles avant de conclure sur le lienentre deux phénomènes. n

Distinguer corrélation et causalité

« Lorsqu’un sondagecrédite un candidat à

une élection à 53 %des intentions de vote,

les intervalles deconfiance sont trèsdifférents selon le

nombre de personnesqui ont été

interrogées »

Si la corrélation est seulement empirique, la causalité est explicative.

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Une littérature soumise à « une clause de moralité » qui pour autant sedoit d’aborder tous les thèmes de la vie auxquels les enfants et adoles-cents sont confrontés, dont l’originalité doit être défendue.

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PAR MARIE-FLORENCE EHRET*

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet descommunistes.

La littérature jeunesse,une littérature à part ?

Sous cet intitulé de littérature jeunesse se

retrouvent des productions très différentes,de l’album illustré ne contenant qu’une cin-quantaine de mots, à des romans de plusieurstomes et milliers de pages comme les tomesde la saga Harry Potter. Bien des livres publiés

il y a cinquante ans en littérature générale seraientaujourd’hui vendus comme « littérature jeunesse », lesecteur étant commercialement plus porteur. Peu devedettes ou de best-sellers, encoreque ! Mais un fonds de roulementefficace qui garantit l’amortisse-ment de tous les titres publiés oupresque, ce qui n’est pas le cas enlittérature générale.

UN VRAI MÉTIERComment devient-on auteur jeu-nesse ? Déjà auteurs pour certains,simples parents pour d’autres, c’estsouvent pour ses propres enfantsque l’auteur-jeunesse a écrit sa pre-mière histoire. Ce peut être êtreaussi sur l’initiative d’un éditeur,ou plus rarement par vocationpure. Et suffit-il d’aimer raconterdes histoires pour devenir « auteur-jeunesse » ? Est-ceun métier à part entière ou un aimable hobby ? Pour lesmembres de la Charte des auteurs et illustrateurs pour lajeunesse en tout cas, c’est un vrai métier, dont ils préten-dent vivre. C’est pour cela qu’ils se sont associés, il y aquarante ans maintenant.La Charte est née en 1975 de la volonté d’écrivains quisouhaitaient défendre une littérature jeunesse de qua-lité, ainsi que leurs droits et leurs spécificités d’écrivainset de créateurs. Le petit groupe d’origine, auquel se sont

joints les illustrateurs, dépasse aujourd’hui les mille mem-bres, sans perdre son caractère convivial. Répartis danstoute la France et dans plusieurs pays francophones lesChartistes publient plus de mille cinq cents ouvrages paran et assurent sept mille journées d’intervention en milieuscolaire, en bibliothèque, auprès des jeunes et des pro-fessionnels du livre. Les critères d’adhésion à l’associa-tion sont rigoureux, mais la Charte n’entend pas se repliersur elle-même et intègre sans cesse de nouveaux mem-bres. Elle contribue largement depuis sa naissance à fairede ce métier d’auteur et/ou illustrateur pour la jeunessedes métiers à part entière. Elle est actuellement à la pointedes luttes pour les revendications concernant les droitsd’auteurs, dont on sait trop rarement que – très faiblesen littérature générale – 10 à 12 % en moyenne – ils sont

divisés par deux en littérature jeu-nesse.« Sans auteurs pas de livres » rap-pelaient-ils à grands cris lors dudernier Salon de Montreuil, sou-haitant remémorer ou apprendreaux lecteurs que ce livre qu’ils ontentre leurs mains ne rapporte àcelui qui l’a écrit qu’un pourcen-tage infime de son prix. Rappelonsd’abord que le prix de ce livre vaêtre identique quel que soit le pointde vente dans lequel il se rend(librairies, grande surface, site deventes en ligne, etc.). Ceci grâce àla loi de 1981 sur le prix unique dulivre imprimé, et s’appliquant

depuis peu au livre numérique homothétique grâce àune loi récemment adoptée.Le libraire, dont les frais de fonctionnement – loyer, fraisde port, taxes, salaires – sont très lourds, touche 30 à 35 %du prix de vente hors taxe, le diffuseur-distributeur enretient quant à lui 20 à 30 %, l’éditeur (qui est parfoisaussi diffuseur et distributeur) touche le solde, moins5,5 % de taxe à l’État, soit environ 30 %. Il paye là-des-sus les frais de fabrication, correction, maquette, impres-sion, loyer et salaires des employés de sa maison.

« Si l’auteur, ouauteur-illustrateur

d’albums relève biend’un métier particulier,

celui “d’auteurjeunesse” ne diffère

guère de celui d’auteur“tout court”. »

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Si l’auteur, ou auteur-illustrateur d’albums relève biend’un métier particulier, celui « d’auteur jeunesse » ne dif-fère guère de celui d’auteur « tout court ». D’ailleurs deplus en plus nombreux sont ceux qui publient dans l’unet l’autre secteur, de même que nombre d’éditeurs ontdéveloppé un catalogue jeunesse. Et une nouvelle caté-gorie s’est fait jour dite « jeune adulte », plus commer-ciale que littéraire.C’est le pourcentage de droit d’auteur concédé par leséditeurs qui séparent les plus clairement les deux typesde publications. De 5 à 8 % en jeunesse (en moyenne)elle est de 8 à 12 % en littérature générale.

UNE LÉGISLATIONPARTICULIÈREPlus délaissée des média – journaux,télévision, radio – la littérature jeu-nesse y est donc aussi moins sou-mise. Ce qu’elle perd en prestige,elle le gagne en liberté, n’ayantcomme juges que les lecteurs et lesprescripteurs (documentalistes, pro-fesseurs, parents).

Elle est cependant soumise à unelégislation particulière, la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949, consolidée le17 août 2010 qui interdit toute publi-cation « présentant sous un jourfavorable le banditisme, le men-songe, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débaucheou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature àdémoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ouentretenir des préjugés ethniques ou sexistes. » Elle nedoit comporter aucune publicité ou annonce pour despublications de nature à démoraliser l’enfance ou la jeu-nesse. Une commission chargée de la surveillance et ducontrôle des publications destinées à l’enfance et à l’ado-lescence est chargée de veiller au respect de cette loi.

Écrire pour la jeunesse, c’est donc aussi accepter une« clause de moralité » qui laisse une large place à l’inter-prétation et au débat. On l’a vu récemment avec cer-taines tentatives de censure exercées par des politiquesou des associations de parents d’élèves contre des livresjugés « choquants ». Le charmant album de Claire Franeket Marc Daniau, aux Éditions du Rouergue, Tous à poil a

ainsi soulevé l’ire de l’ancien ministre Jean-FrançoisCopé, qui s’est ridiculisé, tout en assurant bien malgrélui une publicité maximum audit album. Les polémiquesse multiplient avec les inquiétudes liées à la « théorie desgenres » et aux peurs qu’agitent certains idéologues àl’encontre des livres « de nos enfants ».Face à cette censure, l’auteur trouve auprès de la Charteet de ses membres un soutien et une solidarité sans faille.Cette solidarité peut se manifester de différentes façons.Dénoncer la censure, la faire connaître, s’en moquer, etsi besoin, assurer un soutien juridique à l’auteur qui enest victime. Si quelques livres échappent à la règle, la plupart des

romans jeunesses favorisentl’identification du lecteur à despersonnages de son âge, dans ununivers réel ou imaginaire,contemporain, passé ou futur. Sitous les genres sont permis, ceprocédé se retrouve presque danstous les romans destinés à uneclasse d’âge donnée. Et ne va passans contrainte pour l’auteur.Quoi qu’il en soit, il n’en reste pasmoins impératif de ne pas démo-raliser la jeunesse. Cela impliquedonc de donner aux romans quilui sont destinés une fin sinonheureuse en tout cas positive, maiscela n’interdit en aucune façon de

traiter des sujets les plus durs, comme la mort, la guerre,l’injustice, la violence etc. Peut-être même ces sujetssont-ils d’autant plus nécessaires que les enfants y sontconfrontés, dans leur vie ou à travers des images et récitsd’actualité dont l’horreur brute et sans issue imaginableest d’autant plus blessante. Nombreux sont les éditeursqui défendent cette ligne, mais nombreux aussi sont ceuxqui privilégient le déjà-vu, déjà-lu, le prêt-à-penser, leconformisme le plus commercial.Il est à espérer que la pression économique qu’imposentles grands groupes éditoriaux ne détruira pas la multi-plicité des petits éditeurs indépendants qui préserventla liberté et la diversité des auteurs, leur originalité et lamultiplicité de leurs talents. n

*Marie-Florence Ehret est auteur, membre de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse.

« Écrire pour la jeunesse, c’est

accepter une “clausede moralité”

qui laisse une largeplace à l’interprétation

et au débat. »

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le champ scolaire une période de référence, aux originesde la France contemporaine et de la citoyenneté, si sou-vent citée, si souvent détournée ou manipulée, avec tousles anachronismes innocents, volontaires ou malveil-lants que peuvent produire les a priori et les affronte-ments partisans ».n

La critiquede la sciencedepuis 1968Hermann

RENAUD DEBAILLY

PAR PIERRE CRÉPEL

Voici un ouvrage utilequi pourrait stimulerla réflexion. Avant 68,les intellectuels« engagés » avaienttendance à séparer « lascience » (plutôtbonne et neutre) de

ses « applications » (parfois utiles, parfois nuisibles, selonle rapport de forces entre les humanistes et les profiteurs).À partir de 68, l’auteur distingue deux périodes : d’abordcelle des années 1970, liée à « une politisation particu-lière » assez radicale ; ensuite celle des années 1980, plus« dissociée des mouvements sociaux qui s’essoufflentalors ». Dans la première période, il insiste sur la critiquede l’autorité et de la neutralité de la science ; dans laseconde, il voit des attitudes plus constructives avec desprojets de vulgarisation (critique), des expériences (commecelle des « boutiques de sciences »), des contre-expertises.L’enquête est conduite en utilisant des archives, des rap-ports, des entretiens de témoins et d’acteurs. Parmi lespersonnes sollicitées, on note le biologiste Jacques Testart,le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond.L’attention est plutôt portée vers des mouvements rela-tivement éphémères, beaucoup moins sur les syndicatset partis de gauche, implicitement considérés par l’au-teur comme restés sur la lancée du milieu du siècle, ouprisonniers des revendications « matérielles » des cher-cheurs, voire naïfs sur la science neutre, se contentantde demander aux pouvoirs politiques de les laisser cher-cher librement et tranquillement.Ce livre intéressant pose néanmoins, me semble-t-il,autant de questions que de réponses. D’abord, « lascience », « les sciences », « la technoscience », la démarchescientifique (y compris en sciences humaines), l’exper-tise, tout cela est-il bien défini ? Pratiquer des « étudessur les sciences » se réduit-il pour l’essentiel à la socio-logie des sciences ? L’auteur voit un lien étroit entre cesétudes et une hostilité à la science en cours ? Peut-être,mais est-ce si sûr ? L’histoire, la philosophie, la didac-tique des sciences, la vulgarisation, la réflexion sur scienceet démocratie ont vu la participation d’acteurs très divers.Par exemple, la MIDIST (mission interministérielle dediffusion de l’information scientifique et technique),dans les années 1980, a joué un rôle important non évo-qué ici. Son directeur, Jean-Pierre Kahane, rationaliste,est peu enclin à diluer la science dans la sociologie. Etquid des positions du CNPF (devenu MEDEF) dans leursrapports aux sciences et techniques ? Ceux-ci n’ont jamaisété « neutres » et désintéressés. Bien entendu, le sujet

Comprendre et enseigner la Révolution française. Actualité et héritagesBelin, 2015.

PHILIPPE BOURDIN ET CYRIL TRIOLAIRE (DIR.)

PAR CÔME SIMIEN

Les enseignants du premier et du second degré le confes-sent volontiers : la Révolution française est l’une despériodes les plus difficiles qui soit à enseigner. D’une den-sité chronologique et théorique extraordinaires, son intel-ligibilité est encore brouillée tant par d’intenses contro-

verses historiques (etl’on songe alors audébat historiogra-phique des années1970-1980, lorsqu’uneécole libérale et « révi-sionniste », menée parFrançois Furet et MonaOzouf, a voulu voirdans ce moment lamatrice de tous les« totalitarismes » duXXe siècle), que par lesidées reçues (et l’onsonge alors àRobespierre et à salégende noire, ou

encore au régime dit de « la Terreur »), et les investisse-ments politiques qui en instrumentalisaient la mémoire(et l’on songe alors aux tentatives répétées de l’extrêmedroite de faire reconnaître un prétendu « génocide » ven-déen).Comment réussir alors, face à cet enchevêtrement descombats et des mémoires, à faire comprendre aux élèvesles logiques de la Révolution française et de l’Empire,leurs implications sur le temps court comme sur le tempslong ? Comment leur expliquer les héritages politiques,administratifs, juridiques, culturels de cette période,encore décisifs pour appréhender notre présent, tout enévitant les pièges tendus par les polémiques et les mytho-logies qui recouvrent l’événement ? Pour aider les ensei-gnants dans leur tâche, ce « livre du maître » construiten six parties (1°/ Le discours scolaire sur la Révolutionfrançaise - 2°/ Les temps forts de la Révolution et del’Empire - 3°/ La France révolutionnée : fondements poli-tiques et culturels d’une France nouvelle - 4°/ Acteursindividuels en Révolution - 5°/ Groupes sociaux et acteurscollectifs - 6°/ Parcours artistiques et littéraires sur laRévolution et l’Empire) entremêle systématiquement àde courtes synthèses historiques composées par les meil-leurs spécialistes de la période, de très riches dossiersdocumentaires composés de textes originaux et, surtout,de très nombreuses illustrations inédites. Chacun de cesdossiers, par ailleurs, est complété par des « pistes d’ex-ploitation » pédagogiques fort commodes, sous formede questions adaptées aux différents degrés d’enseigne-ment (primaire, collège, lycée).En prenant l’initiative de ce très bel ouvrage qui se pro-pose de faire enfin dialoguer la recherche avec l’ensei-gnement secondaire et primaire, la Société des étudesrobespierristes a sans aucun doute rendu bien des ser-vices aux enseignants, qui trouveront là un appui pré-cieux pour « rapporter le plus justement possible dans

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« Islam(s) aujourd’hui »La Pensée n° 384

PAR PATRICK COULON

C’est un précieux apport à laréflexion que livre La Penséedans cette livraison. Le dossiers’ouvre par la présentation d’untexte de Jaurès à propos de lacivilisation arabe et l’islam. PuisRachid Benzine, islamologue,enseignant à l’Institut d’étudespolitiques d’Aix en Provenceévoque « l’Islam et les défis de la

modernité ». Pour lui le mouvement vers la réforme nedate pas d’aujourd’hui en terre d’Islam. À différentesépoques de son histoire le monde musulman a ressentile besoin de « renouveau ». Pour l’auteur ce renouveauappelle aujourd’hui à fonder la pensée séculière et reli-gieuse sur l’exploration et la critique du passé. Seule unenouvelle lecture des textes fondamentaux pourra per-mettre d’harmoniser les valeurs cardinales de l’islamavec les exigences de la modernité : la démocratie, lesdroits de l’homme, l’égalité entre les hommes et lesfemmes, l’émancipation des sociétés musulmanes.L’historien Habib Kazdaghli s’interroge : « l’islam poli-tique a-t-il un avenir ? » Prenant appui sur la situationtunisienne l’auteur dresse une analyse historique du par-cours ambivalent du parti islamiste tunisien Ennahdhade sa fondation à nos jours. Le vote d’une constitutionplus laïque que celle de 1959 en janvier 2014 par les diri-geants de ce parti est-il la marque d’une transformationde ce celui-ci ?« Le vote musulman n’existe pas… pour l’instant. » C’estce qu’affirme Vincent Tiberj, professeur à Sciences PoBordeaux. L’idée d’un vote musulman en France s’est pro-gressivement imposée dans les débats publics. Or un exa-men attentif des enquêtes dont on dispose depuis la findes années quatre-vingt et des modèles explicatifs des ali-gnements électoraux montrent bien qu’il y a un vote dela diversité en France, mais il n’est pas celui qu’on croit…Les articles du géographe Patrick Ribau sur « les savoirsà l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane », celuide Jacques Couland historien « Yémen : guerre et formesd’identification » et de Galeb Bencheikh islamologue sur« une refondation de la pensée théologie islamique »complètent ce dossier qui assurément au-delà de sonérudition aidera à prendre de la hauteur sur un sujet ôcombien sensible ! n

était vaste, l’examen de ces questions pourrait prolon-ger le débat. n

Esquisses révolutionnairesÉdition Nada

JOHN REED

PAR GÉRARD STREIFF

« Bohème, vagabond,aventurier, séducteur,poète, reporter, corres-pondant de guerre, mili-tant révolutionnaire,auteur de grandesfresques sur les convul-sions du XXe siècle nais-sant, John Reed fut cer-tainement l’un desécrivains les plus pro-metteurs de son temps »écrivent les éditeursdans un avant-proposenthousiaste et fortdocumenté.L’Américain John Reed

fut une sorte d’ogre rouge, on pense à ce propos àquelqu’un comme Paul Vaillant-Couturier.De Reed, on connaît, assez bien Dix jours qui ébranlè-rent le monde (publié en France à l’initiative des com-munistes), un peu moins Le Mexique insurgé, parfois Laguerre dans les Balkans mais on ne connaît pas la séried’articles ou de nouvelles, une quinzaine de textes, iné-dits en français, et contenus dans ce recueil.L’ouvrage propose une belle iconographie, notammentdes dessins de presse publiés dans des organes commeThe masses, The liberator ou Metropolitan Magazine desannées 1910-1920. « Un autre cas d’ingratitude » parexemple, de juillet 1913, évoque sa rencontre, une nuitglaciale, à New York avec un clochard à qui il offre unmiraculeux repas puis il l’interroge. L’autre mange, fumemais se mure dans une dignité bafouée : « Croyiez queparce que vous m’avez fait la charité j’allais vous racon-ter une histoire à faire pleurer. »L’extrait intitulé « La révolution sociale au tribunal » esttiré d’un reportage sur le procès d’une centaine d’ou-vriers à Chicago, en juillet 1918. Les portraits des magis-trats ou des prisonniers, « cent un hommes qui pensentque les richesses du monde appartiennent à ceux qui lesproduisent », « couverts de cicatrices laissées par les bles-sures de l’industrie – et de celles de la haine que leurporte la société », sont impeccables. John Reed, qui ren-tre alors d’un séjour en Russie bolchevique, ajoute : « (Ce)procès des IWW au tribunal fédéral de Chicago ressem-blait à un meeting du Comité central exécutif des sovietsdes députés ouvriers à Petrograd ! »L’ouvrage est un hommage à celui qui dit un jour : « Lecommunisme, c’est la liberté plus le champagne pourtous. » Né en 1887, mort en 1920, à 33 ans, à Saint-Petersbourg,l’Américain John Reed se réinvite ainsi de belle manièredans l’actualité. On se rappelle qu’aux États-Unis, oùl’homme est globalement peu prisé, le film de WarrenBeatty, Reds, lui avait rendu (un peu) justice. C’était en1981. n

EXPRESSION COMMUNISTE

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Le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que Marx et d’autres avec luinous ont transmises. Sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairages contem-porains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

Le parti ne fait que despropositions réalisablesUn parti révolutionnaire peut-il avoir une activité parlementaire ? Pour Engels, c’est uneévidence et en même temps une nécessité, Bismarck ayant interdit aux socialistes touteautre activité. Reste à déterminer la nature précise de cette activité. Le parti révolution-naire doit-il se contenter de condamner la politique du gouvernement ? Ne doit-il pasaussi formuler des propositions positives susceptibles d’être réalisées dans la situa-tion présente ? Néanmoins si ces propositions sont réalisables dès à présent, sont-ellesencore révolutionnaires ?

Nous ne devons faire que des propositions réalisables si nous voulons former des projets

positifs. Je veux dire par là que ces propositions doivent être réalisables en substance, et

peu importe alors que le gouvernement existant puisse les réaliser ou non. Je vais encore

plus loin : si nous proposons des mesures – comme celles des coopératives – susceptibles

de renverser la production capitaliste, alors ce ne doivent être que des mesures qui

soient effectivement réalisables, bien que le gouvernement existant soit dans l’impossibi-

lité de les réaliser. En effet, ce gouvernement ne fait que gâcher toutes les mesures de ce

genre, et s’il les réalisait ce ne serait que pour les ruiner. De fait, aucun gouvernement de

hobereaux1 ou de bourgeois ne réalisera jamais notre projet : il ne lui viendra jamais à

l’esprit d’indiquer ou d’ouvrir la voie au prolétariat agricole des provinces orientales, afin

qu’il détruise l’exploitation des hobereaux et des fermiers, en entraînant précisément

dans le mouvement la population, dont l’exploitation et l’abrutissement fournissent les

régiments sur lesquels repose toute la domination de la Prusse, bref afin qu’il détruise la

Prusse de l’intérieur, et ce, jusqu’à la racine !

En toute occurrence, c’est une mesure que nous devons absolument proposer tant que

la grande propriété foncière y subsiste, bien qu’il s’agisse d’une mesure que nous

devrons réaliser nous-mêmes quand nous serons au pouvoir, à savoir transférer –

d’abord en affermage – les grands domaines aux coopératives gérant la terre elle-même

sous la direction de l’État, l’État demeurant propriétaire du sol. Cette mesure a le grand

avantage d’être réalisable dans la pratique, en substance, mais aucun parti, en dehors du

nôtre, ne peut s’y attaquer, autrement dit, aucun autre parti ne peut la galvauder.

Lettre d’Engels à August Bebel du 20-23 janvier 1885

in Karl Marx, Friedrich Engels, La Social-démocratie

allemande, UGE, Paris, 1975, p. 192 sq

[traduction modifiée]

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PAR FLORIAN GULLI ET JEAN QUÉTIER

LE PARTI COMME FORCE DEPROPOSITIONS.Le parti social-démocrate allemand2

doit formuler des « projets positifs »qui ouvrent un autre horizon quecelui du présent. Le but est de briserle consensus autour du discours dela bourgeoisie assurant qu’il n’y a pasd’alternative.Engels précise néanmoins que si leparti doit formuler des propositions,celles-ci doivent être « effectivementréalisables », c’est-à-dire réalisablesdans la situation présente. Une pro-position ne peut jamais être séparéed’une analyse concrète du présent,des rapports de forces entre lesclasses, du développement des forcesproductives, de facteurs idéologiquesdivers, etc. D’où la méfiance à l’égarddes formules creuses, utopiques aumauvais sens du terme, et finalementparesseuses, prononcées sans pren-dre en compte la situation concrète.Cette position n’a rien d’un pragma-tisme résigné s’accommodant ducapitalisme et de ses méfaits. Engelsajoute en effet que ces propositionsdoivent être telles que « le gouverne-ment existant soit dans l’impossibi-lité de les réaliser ». Les propositionsréalisables sont donc bien, dans tellesituation donnée, des « mesures sus-ceptibles de renverser la productioncapitaliste ».

duction sur une grande échelle et auniveau des exigences de la sciencemoderne pouvait se passer d’uneclasse de patrons employant une classede bras ». Cela ne signifie pas pourautant que la simple généralisationdes coopératives de production suf-fise, à elle seule, à briser la dominationdu capital. À ce titre, le défaut du mou-vement coopératif est de ne pas poserla question de la prise du pouvoir, etnotamment du pouvoir d’État, et des’imaginer qu’il est possible de bâtirune sorte « d’à-côté » du capitalisme.Au contraire, Engels considère, dansla suite de sa lettre, qu’il faut « donneraux coopératives une terre qui autre-ment serait exploitée de manière capi-taliste ». Si les coopératives cherchentà faire concurrence au capitalisme,elles vont se heurter à des difficultésinnombrables, précisément parce quela logique qui les anime n’est pas celledu profit. Au contraire, pour Engels,les coopératives ont vocation à rem-placer la production capitaliste.En effet, Engels considère que la ges-tion coopérative constitue une mesurede transition du capitalisme vers lecommunisme. C’est pour cette raisonqu’une proposition de loi visant àtransférer des pans entiers de la pro-duction existante vers la gestion coo-pérative, proposition communiste, nepeut pas être récupérée et « galvau-dée » par un autre parti. En deman-dant que l’État organise la productioncoopérative de l’agriculture et soit pro-priétaire du sol, la social-démocratieallemande entend déjà rompre avecla logique capitaliste. C’est toujours àl’aune de cette exigence qu’un particommuniste doit, selon Engels, for-muler son programme. n

(1) - Petite noblesse des campagnes

(2) - Le terme « social-démocrate »n’a pas alors le sens qu’il prendra aucours du XXe siècle. Le parti social-démocrate allemand défend alorsune perspective révolutionnaire.

Notes de La Revue du projet

Pourquoi Engels insiste-t-il sur cetteexigence ? Formuler des propositionsréalisables, mais que le gouvernementne peut pas mettre en œuvre sans lesdéfigurer, permet de jeter une lumièrenouvelle sur sa politique. Elle se vou-lait la seule politique possible, le seulchemin raisonnable, elle apparaîtbientôt pour ce qu’elle est : un partipris de classe, un choix au service desintérêts de la bourgeoisie. Ce n’estdonc pas la politique du gouverne-ment au pouvoir qui constitue lanorme du possible – ce qui est réali-sable s’évalue bien plutôt par uneétude précise du développement éco-nomique et social.

UN EXEMPLE : PROPOSER LE DÉVELOPPEMENT DES COOPÉRATIVES.Parmi les « propositions réalisables »que peuvent faire les communistes,on trouve la mise en place des coopé-ratives de production. Le mouvementcoopératif avait pris de l’ampleur enEurope au cours du XIXe siècle et avaitnotamment été diffusé par le socia-liste britannique Robert Owen (1771-1858). Marx et Engels ont été intéres-sés par le développement de cemouvement et par les débouchés qu’iloffrait. Ainsi, dans le Manifeste inau-gural de l’Association internationaledes travailleurs de 1864, Marx écrivaitque les manufactures coopérativesavaient « montré par des faits, non pluspar de simples arguments, que la pro-

AU CŒUR DES DÉBATS DE LASOCIAL-DÉMOCRATIE ALLEMANDEAvec le congrès de Gotha en 1875, les deux principaux courants de lasocial-démocratie allemande s’étaient unifiés, formant un partirévolutionnaire qui allait devenir à la fin du XIXe siècle l’une des prin-cipales forces politiques d’Allemagne. Avec la loi anti-socialiste miseen place par Bismarck en 1878, les sociaux-démocrates ne peuventplus exercer légalement d’autre activité que parlementaire. Le rôledes députés sociaux-démocrates au Reichstag devient alors l’objetd’importantes discussions au sein du parti, auxquelles Marx et sur-tout Engels vont largement contribuer.

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