Notiunea Timpului La Junger

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 101 LA NO TION DU TE M PS CHEZ ERNST JÜNGER l ne saurait être question ici de reconstituer de manière exhaustive toutes les ramifications de la conception jüngerienne du temps à travers son œuvre : plusieurs centaines de pages n'y suffiraient sans doute pas. Il est vrai que ses récits nous donnent une idée de l'évolution de sa pensée concer- nant les rapports du mythe et de l'histoire, et que le simple fait d'avoir écrit des Journaux aussi abondants et de leur avoir accordé une place plus importante qu'aux essais et aux ouvrages de fiction a quelque chose à nous apprendre sur son appréhension du phénomène temporel. Mais nous nous en tiendrons ici à une esquisse de sa réflexion abstraite sur la notion temps, telle qu'elle nous est parvenue essentiellement à travers trois essais : Le T raité du s ablier (1954), Le Mur du temps (1959) et Les Ciseaux (1990). Quelques remarques des Entretiens avec Julien Hervier (1986) ont également contribué à nous orienter dans ce dédale (1). Temps abstrait et temps concret L'un des points de départ de la réfle xion jüngerienne sur le temps est la conv ic- tion que le temps humain socialisé, tel qu'il est scandé par la montre, repose sur un artifice qui nous a conduits à perdre de plus en plus le contact avec la nature. Conscient que les activités humaines se déroulent bien dans la durée et reçoivent leur forme d'un certain rythme, Jünger c onstate toutefois (2) que le paysan ne quitte pas le champ avant d'avoir chargé la dernière gerbe sur son tracteur et que le chasseur ne se met pas sur le chemin du retour avant d'avoir abattu l'animal traqué ou d'avoir définitivement perdu sa trace. Ils ne se sont pas fixé un laps de temps arbitrairement délimité pour accomplir leur activité : c'est cette dernière qui détermine le temps passé. Il s'agit alors, selon l'expression de Jünger, d'un temps ad hoc , le seul qui tienne compte du travail individuel et non d'instruments de mesure absolus. C'est ainsi qu'il regrette les unités de mesure anciennes, à l'époque où la terre était divisée en Morgen ou journaux, c'est-à-dire selon la surface labourable par un paysan en une demi-journée ou une journée : la délimitation de l'espace était alors, on le voit, CHRISTIAN MERLIN (1) Les références données sont empruntées aux éditions françaises de ces ouvrages : Christian Bourgois pour Le Traité du sablier et Les Ciseaux , Folio pour Le Mur du temps , Gallimard pour les Entretiens . (2) Le Traité du sablier p. 20 sq. I      D       O       C      U      M      E      N      T       S DOSSIER

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LA NOTION DU TEMPS CHEZ ERNST JNGERDOSSIER

CHRISTIAN MERLIN

I

l ne saurait tre question ici de reconstituer de manire exhaustive toutes les ramifications de la conception jngerienne du temps travers son uvre : plusieurs centaines de pages n'y suffiraient sans doute pas. Il est vrai que ses rcits nous donnent une ide de l'volution de sa pense concernant les rapports du mythe et de l'histoire, et que le simple fait d'avoir crit des Journaux aussi abondants et de leur avoir accord une place plus importante qu'aux essais et aux ouvrages de fiction a quelque chose nous apprendre sur son apprhension du phnomne temporel. Mais nous nous en tiendrons ici une esquisse de sa rflexion abstraite sur la notion temps, telle qu'elle nous est parvenue essentiellement travers trois essais :Le Trait du sablier (1954), Le Mur du temps (1959) et Les Ciseaux (1990). Quelques remarques des Entretiens avec Julien Hervier (1986) ont galement contribu nous orienter dans ce ddale (1).

Temps abstrait et temps concretL'un des points de dpart de la rflexion jngerienne sur le temps est la conviction que le temps humain socialis, tel qu'il est scand par la montre, repose sur un artifice qui nous a conduits perdre de plus en plus le contact avec la nature. Conscient que les activits humaines se droulent bien dans la dure et reoivent leur forme d'un certain rythme, Jnger constate toutefois (2) que le paysan ne quitte pas le champ avant d'avoir charg la dernire gerbe sur son tracteur et que le chasseur ne se met pas sur le chemin du retour avant d'avoir abattu l'animal traqu ou d'avoir dfinitivement perdu sa trace. Ils ne se sont pas fix un laps de temps arbitrairement dlimit pour accomplir leur activit : c'est cette dernire qui dtermine le temps pass. Il s'agit alors, selon l'expression de Jnger, d'un temps ad hoc, le seul qui tienne compte du travail individuel et non d'instruments de mesure absolus. C'est ainsi qu'il regrette les units de mesure anciennes, l'poque o la terre tait divise en Morgen ou journaux, c'est--dire selon la surface labourable par un paysan en une demi-journe ou une journe : la dlimitation de l'espace tait alors, on le voit,

(1) Les rfrences donnes sont empruntes aux ditions franaises de ces ouvrages : Christian Bourgois pour Le Trait du sablier et Les Ciseaux, Folio pour Le Mur du temps, Gallimard pour les Entretiens. (2) Le Trait du sablier p. 20 sq.

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indissociable de l'valuation du temps. Les systmes mtrique et dcimal suscitent beaucoup moins, on l'imagine, la sympathie de Jnger car leur prcision mathmatique impose un temps abstrait qui n'a plus grand-chose voir avec les fluctuations de la nature : le philosophe n'hsite pas qualifier le fait d'assigner douze heures au jour et la nuit de fiction (3). Cette accusation rejoint la critique radicale laquelle Jnger se livre volontiers de l're technologique et de la conception moderne du travail, telle que l'on pouvait dj en percevoir les signes avant-coureurs dans Le Travailleur (1932) : de nos jours, le travailleur ne modle plus son activit en fonction du temps concret, il s'insre dans un carcan horaire fix par la montre et le calendrier, il n'obit qu'au tic-tac et la sonnerie des horloges. Une heure de travail d'usine ou de bureau est interchangeable, elle peut tre avance ou recule sans modification, alors que le banc de poisson ou le gibier ne se prsentent qu' un moment prcis que l'on ne peut dcrter. Jnger tablit alors une distinction entre le temps vrai et le temps imaginaire , ce dernier tant l'invention des mathmaticiens et des horlogers. Le temps de l'horloge est sui generis : il n'existe que par lui-mme et ne renvoie aucun rfrent astral. Reconstituant l'histoire des procds de mesure du temps, l'auteur du Trait du sablier rapporte une anecdote datant du Paris d'avant la Rvolution franaise : au Palais Royal, un inventeur avait eu l'ide de disposer une loupe place de manire faire s'enflammer la poudre d'un canon midi, lorsque le soleil est au znith. Les habitants du quartier, jugeant bon de rgler leur montre au coup de canon, constatrent qu'elle n'tait jamais deux fois de suite la bonne heure. Chacun accusa son horloger de lui avoir vendu du mauvais matriel, alors que ce dcalage ne faisait que mettre en vidence la prcision des montres : l'cart n'tait autre que celui qui sparait ce que Jnger appelle le vrai midi , course la plus haute du soleil, qui n'est pas parfaitement rgulier, et ce qu'il nomme le midi moyen donn par le rouage d'horlogerie, qui n'est qu'une abstraction constante. On a le sentiment, lire Jnger, que l'invention de l'horloge mcanique, et donc de la montre, fut un vnement nfaste et trompeur. D'abord parce que les aiguilles et les roues dentes ne tiennent pas compte du retour cyclique du temps, mais ne peroivent celui-ci que comme un droulement ininterrompu. Ensuite parce que la sonnerie de l'horloge comme celle du tlphone, du reste astreint la pense au rythme de l'inquitude : l'heure o nous repoussons les frontires spatiales l'infini, nous sommes de plus en plus soumis des limites temporelles (4). Et enfin parce qu'en asservissant la pesanteur, le mcanisme d'enchanement de l'engrenage impose un rythme inconnu de la nature, un temps qui n'est pas soumis la chronologie mais la seule logique. Or Jnger stigmatise cette dernire en reprenant une citation de Goethe, qui crivait dans les maximes jointes aux Annes de voyage de Wilhelm Meister : Rien n'est plus inconsquent qu'une logique parfaitement

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(3) Ibid., p. 21. (4) Voyant les milliers de citadins d'aujourd'hui fuir la ville en voiture le samedi midi pour prendre des vacances, Jnger prouve la sensation qu'ils ne font que prolonger leur travail de la semaine sous d'autres formes, plus dvorantes encore peut-tre : ibid., p.191.

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consquente : elle produit des phnomnes artificiels, qui finissent par se muer en leur contraire .

loge du sablierOn comprendra donc aisment que Jnger n'prouve gure d'affinits avec Isaac Newton, dont la mcanique faisait du temps un concept idalis, un paramtre externe de la dynamique tout juste bon scander un rythme uniforme et baliser les calculs de trajectoires : Newton mettait le temps hors du temps , pour reprendre l'expression d'Etienne Klein (5). De mme, on a parfois l'impression que Jnger en veut Galile, peut-tre parce que ce dernier a dclar que le livre de la nature est crit dans la langue mathmatique . En fait, il se sent plus proche de Tycho Brah, astronome danois protg par Frdric II et qui prfrait le zodiaque et le sablier aux horloges. Si Jnger aime le sablier, comme il aime la clepsydre (horloge eau), ce n'est pas seulement parce qu'ils sont silencieux, c'est aussi parce que ce sont des horloges telluriques, dont l'coulement est soumis aux lois de la nature. Jnger les nomme horloges lmentaires . En outre, elles sont mme de mesurer, sans trop de minutie, un laps de temps pour une activit donne, qu'elle soit de nature manuelle ou intellectuelle. Une partie du vocabulaire utilis aujourd'hui pour parler du temps remonte l'usage des sabliers : ainsi l'anglais to set a watch et l'allemand die Uhr stellen (traductions de mettre sa montre l'heure ) se rfrent-ils au geste de retourner le sablier. Quant au titre donn par Jnger son journal, Soixantedix s'efface, il s'agit d'une formule de sablier (6). Si l'horloge inquite, le sablier rassure, et Jnger affirme qu' l'poque du sablier, on avait plus de temps que de nos jours (7) : son jugement n'est donc pas seulement qualitatif, il est aussi d'ordre quantitatif. Notons toutefois que, cohrent avec luimme, le collectionneur de sabliers rend hommage l'invention de la montre quartz, qui ne repose pas sur le mouvement des rouages mais sur le poids de la matire : le sable qui ruisselle travers l'ampoule, le quartz qui oriente dans le chronomtre atomique des ondes lectromagntiques, sont faits d'une seule et mme substance (8). L'analyse de Jnger fait apparatre combien notre choix de l'instrument de mesure du temps est rvlateur d'une conception philosophique. De fait, nous sommes en prsence soit d'un modle linaire, soit d'un schma cyclique. Le temps progressif issu de l'approche newtonienne est homogne : le retour de certains vnements n'y revt qu'une importance minime, la progression vec-

(5) Cf. Le Temps dans les sciences, ouvrage collectif, L'Harmattan, Paris, 1995. (6) De mme que les marins disaient un quart d'heure s'efface , cf. Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jnger, p.113. (7) Sablier, p.16. (8) Ibid., p.196.

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torialise du temps se suffit elle-mme. Il est permis de sentir chez Jnger, de manire sous-jacente, un rejet du darwinisme : la rgularit infaillible de l'volution, le philosophe centenaire prfre se concentrer sur le retour de certaines conjonctions solaires, astrales et humaines. Son intrt pour la conception de l'histoire d'Oswald Spengler et sa fascination pour la comte de Halley participent de cette perception de la temporalit, et une partie de son ouvrage Le Mur du temps se consacre montrer que la notion de progrs doit tre dpasse : comme le serpent qui se mord la queue ou le lierre qui foisonne en haut de la margelle du puits (9), le progrs revient sur lui-mme. C'est dans une telle catgorie qu'il faut ranger les nombreuses rfrences jngeriennes aux grandes peurs millnaristes qu'il voit revenir avec une rgularit dconcertante, bien qu'avec des diffrences. Si le temps s'enfuit, il ne disparat pas pour autant.

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Sauts de tempsNe se satisfaisant pas d'une conception du temps comme simple fluxion, Jnger est attir par toutes les manifestations, y compris surnaturelles, qui nous extraient de la linarit chronologique des vnements et nous mettent en contact avec une certaine intemporalit. Dans les fragments 25 50 des Ciseaux, il revient sur le concept de saut de temps (10) : cette notion regroupe entre autres le rve, la prmonition, la double vue, la tlpathie ou encore l'utopie, autant de phnomnes de court-circuits temporels qui permettent celui qui les exprimente de dpasser son astreinte vivre dans le prsent et de transgresser les frontires du temps. Jnger demeure convaincu que les prophtes changent davantage la face du monde que les hommes d'actions, et pour lui le visionnaire possde la plus haute qualit qui soit : il vit hors des frontires de la temporalit, il peut tordre la flche du temps. C'est aussi la raison pour laquelle, dans Le Mur du temps, Jnger accorde l'astrologie une place trs importante, de mme qu'aux crivains utopistes (y compris ngatifs comme Aldous Huxley ou George Orwell). Par la prmonition, selon un paradoxe prouv, un vnement futur devient pass avant d'avoir lieu, car dans la vision, un saut de temps a eu lieu : une avant-garde a t envoye en claireur (11). Le sujet capable de double vue ne fait pas que prdire comme le prophte, en restant immobile au milieu du fleuve du temps. Il prend vritablement part l'avenir, il s'y meut tant et si bien qu'aprs-coup, sa vision ne relve pas de l'anticipation mais du souvenir : c'est ainsi que le futur appartient au pass. Contrairement ce qui se passe dans le pronostic, l'vnement vu en songe n'est pas venir, il a dj eu lieu.

(9) A laquelle Jnger compare la paroi extrieure du mur du temps, cf. Les Ciseaux, fragment 174. (10) Sauts de temps est galement le titre d'une courte nouvelle de Jnger (La Dlirante, Paris, 1989, pour la traduction franaise) o le narrateur tombe dans une faille du temps qui brouille la ralit comme dans un rve et introduit subrepticement dans le quotidien le plus banal des lments fantastiques. (11) Les Ciseaux, fragment 30.

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S'il est un homme capable de s'extraire ainsi de sa dfroque temporelle et de faire l'exprience de l'intemporel, c'est bien le pote. Jnger cite en exemple le Baudelaire du Spleen de Paris, qui dcrit dans La Chambre double le moment privilgi o se produit une fissure dans la stabilit de la succession des instants : Ce que nous nommons gnralement la vie, mme dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprme dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non ! il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! Le temps a disparu, c'est l'ternit qui rgne (12). Le rapprochement avec l'auteur des Fleurs du mal n'est bien entendu pas fortuit, et la consommation de drogue a pu tre pour Ernst Jnger un moyen de se muer en visionnaire effectuant sa plonge hors du temps. Cette conviction de la supriorit du pote sur le capitaine a conduit Jnger privilgier progressivement un certain a-historicisme, mme si sa passion de l'histoire ne s'est jamais dmentie (13). C'est ainsi qu'il aimait citer la phrase de Novalis, autre grand visionnaire, dont les Hymnes la nuit reposent sur l'exprience de l'intemporalit : Ce qui ne s'est pass en aucun temps et en aucun lieu, cela seul est vrai (14). Ici se fonde probablement la critique radicale de l'histoire qui se fait jour partir de 1938 et qui conduira Jnger, en 1959, crer avec Mircea Eliade la revue Antaios o l'attrait de l'irrationalisme se traduit entre autres par un regain d'intrt pour l'alchimie et le thme du franchissement des mondes.

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Franchir Le Mur du tempsLorsque Jnger se rfre au monde des titans qui aurait remplac celui des dieux, il vise principalement le rgne de la technique qui s'est substitu au culte. En nous plongeant dans le temps abstrait, la physique et les mathmatiques nous ont mis dans une situation explosive qui met en pril l'avenir mme du monde. Mais Jnger n'en reste pas ce constat pessimiste. Il croit un nouveau retournement de la technique en magie : la tlgraphie sans fil pourrait n'tre qu'un stade vers la gnralisation de la communication par tlpathie, et une nouvelle fusion de l'atome pourrait librer de prodigieuses forces de paix (15). Les craintes millnaristes contenues dans les utopies ngatives d'Aldous Huxley pourraient bien se rvler sans fondement devant l'avnement d'une nouvelle spiritualit, telle qu'elle se manifesterait dans l're du Verseau prvue par les astrologues. Un tel changement absolu de niveau de temporalit est le fameux passage du mur du temps. Celui-ci ne peut se produire

(12) Ibid., fragment 124. (13) Sur les rapports du mythe et de l'histoire chez Jnger, cf. la thse d'Isabelle Rozet : Ernst Jnger. Sentinelle entre mythe et histoire, Universit de Nancy II. (14) Cit dans Julien Hervier, Entretiens, p.111, et dans Les Ciseaux, fragment 234. (15) Cf. Julien Hervier : Entretiens, p.152. (16) A propos de cette notion centrale, voir Les Ciseaux, fragments 40, 246 et 254.

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qu'au moment du ressac , o le temps s'arrte dans sa course comme la vague qui dferle (16). Ce moment d'illumination que peuvent connatre certains visionnaires (ou opiomanes comme Thomas De Quincey), trouve son accomplissement avec la mort. Avec les annes, la rflexion jngerienne sur le temps prend l'allure d'une vritable thanatologie o le dcs est peru comme un dgagement du cocon terrestre. Ce n'est pas un hasard si, depuis plusieurs annes, Jnger s'intresse de prs aux rcits d'expriences de malades ou d'accidents revenus de la mort grce aux (ou cause des) techniques modernes de ranimation. Ds Le Trait du sablier, Chronos tait assimil la mort, considre encore sous un angle relativement ngatif, ide reprise dans les Entretiens avec un regard plus serein : La vie s'coule trs vite, et dans les Psaumes on dit que l'herbe pousse au matin, et qu'au soir elle est dj fauche ; la vie m'apparat parfois comme un jour qui s'allonge (17). Un centenaire peut bien parler ainsi ! Mais la vie individuelle, les cycles historiques et biologiques intressent Jnger de moins en moins. Chez lui se dveloppe la conviction qu' l'image des grandes mares, il existe des cycles plus vastes que les cycles historiques. L'ouvrage Le Mur du temps, dont Jnger regrette le peu d'audience qu'on lui a accord (mais Hermann Hesse en parle avec admiration dans ses notes de lecture), annonce une grande rvolution, non pas humaine mais terrestre au sens de Cuvier autre partisan de la fixit des espces. Si, comme on l'a vu, l'poque du Trait du sablier, la perception jngerienne du temps est encore trs centre sur l'homme, on voit natre partir du Mur du temps et de la collaboration avec Mircea Eliade l'ide qu'un temps cosmique existe indpendamment de l'homme. La physique et l'histoire rationnelles ne suffisent plus l'valuer, et Jnger lui-mme se dclare incapable de dire avec prcision si ce qui s'annonce sera une catastrophe ou l'advenue d'un monde meilleur. Ce doute quant l'avenir s'efface toutefois devant la certitude que quelque chose va arriver : le chemin est plus important que le but , crit Jnger (18). Le chemin existerait quand bien mme il ne mnerait nulle part et personne ne le foulerait. Ce qui intresse le philosophe aussi bien que le scientifique, c'est la force qui met le chemin en mouvement : cette force pure que le penseur a autant de mal imaginer que le physicien. L'ide selon laquelle l'histoire n'a pas de finalit dissimule en fait une nostalgie trs allemande de l'origine, d'un point o l'intemporel ne s'est pas encore transform en temps et o l'on peut supposer, quelle que soit sa forme, la prsence du divin. s

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(17) Entretiens, p.13. (18) Les Ciseaux, fragment 168.

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LETTRE UN ADMIRATEUR FRANAIS DE JNGER (1)DOSSIER

JOHANNES THOMAS

L

e centime anniversaire d'Ernst Jnger fournit aux Allemands et aux Franais l'occasion extraordinaire de fter ensemble un auteur qui, aprs avoir personnellement fait l'exprience, du ct allemand mais sur le sol franais, des combats qui se sont drouls entre nos deux pays au cours des deux guerres mondiales, en a fait de la littrature. L'intrt documentaire des crits de Jnger pour l'histoire rcente de nos deux peuples est ds lors vident. Et il ne nous reste plus qu' fter ce tmoin centenaire ! Mais tu m'as interrog sur l'crivain Jnger et je t'ai aussitt rpondu qu'en la matire il y a peu clbrer. Peut-tre est-il d'abord ncessaire d'expliquer ce fait en soi pour le moins tonnant, qui veut que Jnger jouisse certes d'un grand prestige chez toi, mais qu'il ait t, et soit toujours, beaucoup moins estim chez nous que sur les rives de la Seine. Cette diffrence s'explique probablement par le fait que votre pass n'est pas aussi lourd que le ntre et que, du coup, un crivain tel que Ernst Jnger, suspect autrefois et encore maintenant chez nous de parent intellectuelle avec le national-socialisme, puisse tre honor le cur plus lger chez vous que nous ne pouvons le faire en vertu de ses seuls mrites littraires. La critique de Jnger en Allemagne se nourrit en fait essentiellement de prjugs politico-idologiques, dans le cadre desquels j'ai, moi aussi, naturellement grandi. Pour moi et mes condisciples, l'cole puis l'universit, il suffisait, conformment un point de vue largement rpandu depuis longtemps, de voir dans Ernst Jnger un auteur pour le moins proche de certaines penses conservatrices de droite relevant de l'idologie national-socialiste, pour ngliger son uvre. Aujourd'hui, d'aucuns tentent de rveiller le vieux dbat idologique, mais celui-ci ne trouve plus vritablement d'cho dans le public. Se poser la question de savoir si Jnger fut, ou non, il y a de cela de nombreuses dcennies, un contempteur de la dmocratie, conservateur de droite, n'intresse tout au plus, notre poque post-moderne, qu'une poigne de germanistes frus de politique ou de politiciens et des fonctionnaires pris de culture. Cela rappelle trop ces discours creux et monotones ainsi que ces formules rptes n'en plus finir, du type moulin prires, de la fin des annes 60 et du dbut des

(1) Cet admirateur franais existe assurment, mais il ne peut tre confondu avec le responsable de ce dossier (N.d.l.R.).

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annes 70. Je ne veux pas non plus t'importuner avec cette question. Elle m'ennuie autant que toi. Ce qui me semble beaucoup plus intressant, c'est ce que l'on doit penser de l'crivain Jnger. Naturellement, je ne veux pas dire par l que l'on devrait apprcier ses crits uniquement du point de vue de leur qualit esthtique, sans tenir aucun compte de l'aspect politique ou moral. Je ne crois pas que cela soit possible, outre que ce ne serait probablement pas un exercice facile que de dfinir ce qu'est la qualit esthtique. Mais ce que l'on doit se demander, mon avis, c'est pourquoi il faut aujourd'hui lire Jnger. Peut-tre, ne te poses-tu pas cette question parce que tu connais Jnger par des traductions qui sont ventuellement meilleures que l'original. L'anniversaire de Jnger est, en Allemagne, l'occasion de faire beaucoup de battage autour de son uvre et de sa riche contribution, comme l'on dit, la littrature mondiale ; mais, lorsque je parle avec des collgues, professeurs ou journalistes, et des tudiants, j'ai toutefois l'impression que nous sommes fort loigns, chez nous, d'une redcouverte ou d'une rvaluation de Jnger. Ce manque d'intrt est-il fond ? Toujours est-il que les articles, la plupart du temps louangeurs, dont les lecteurs de journaux et de revues ont t inonds l'occasion de cet anniversaire, m'ont pour ma part amen me replonger notamment dans Orages d'acier. Cet ouvrage est d'ordinaire considr comme une des uvres prcoces les plus importantes de Jnger et tu penses probablement qu'il est meilleur que tous les livres qui ont t crits, en France, sur la Premire Guerre mondiale. Je n'en suis pas si sr. Compar, par exemple, aux descriptions de la guerre de Louis Ferdinand Cline dans Voyage au bout de la nuit, Orages d'acier est, je le pense comme je l'cris, quelque chose de merdique (tu me pardonneras ma grossiret). Mais revenons Jnger. Je dois reconnatre que j'ai d'abord d surmonter une certaine rpugnance avant d'entamer ma lecture. Elle tait essentiellement due au fait que j'avais lu, peu de temps auparavant, des extraits du journal de Jnger parus dans un grand quotidien allemand. Bon nombre de ceux qui n'ont de cesse de chanter les louanges de l'crivain Jnger trouvent dans ce journal, je le mentionne par honntet intellectuelle, tout notre sicle littralement pingl et y dclent quelque chose d'une grande cohsion. Pour ma part, j'ai trouv ces notes simplement repoussantes : un discours creux de vieux monsieur suffisant, d'une inconsquence prsomptueuse et d'une vanit boursoufle. Mais je ne veux pas tre injuste. Les uvres de jeunesse, en particulier Orages d'acier, sont certes toujours unanimement loues comme de la grande prose et ce dernier ouvrage est considr comme une uvre d'une grande prcision linguistique, d'une formulation toute de sobrit, jugements qu'il me fut peu prs possible d'adopter moi aussi aprs une nouvelle lecture. Toutefois, quelque chose me drangeait l aussi. Le renoncement toute ornementation rhtorique, le laconisme de cette criture avaient quelque chose qui me rendait mfiant. Je mis d'abord cela sur le compte de vieux prjugs et cherchai comment accder autrement Orages d'acier ; je m'aidai des travaux de Karlheinz Bohrer et de sa tentative de dmontrer l'existence, dans cette uvre et d'autres, d'une esthtique non conventionnelle, sur laquelle ne pse 108

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aucune thodice, d'une esthtique de la soudainet . La soudainet tait effectivement un thme important dans les annes 20. Ernst Jnger n'est pas le seul avoir parl avec emphase de l' angoisse soudaine . Carl Schmitt a galement trait, l'poque, de l' instant de la dcision et Martin Heidegger de l' instant cach, vide et stable, etc. , tous ces auteurs faisant alors rfrence l'analyse de Kierkegaard du moment existentiel dans lequel le temps historique perd toute signification, les traditions se rduisent en cendres, cdant la place l'irruption de Dieu, au saut dans la foi, l'exprience du tout Autre espace. Mais o ai-je trouv cela dans Orage d'acier ? Des descriptions, comme celles d'un impact soudain de schrapnel dans un casque d'acier, de l'apparition soudaine de tireurs ennemis ou de l'explosion soudaine d'une grenade, taient-elles l'expression d'un instant existentiel au sens kirkegaardien ? Je ne rpondrai pas cette question. De toute faon, elle ne m'aide ni expliquer ni surmonter mon malaise. La langue d'Orages d'acier continue sonner creux mes oreilles, avec quelque chose d'infatu. Se pourrait-il que, justement, le renoncement l'loquence et la richesse des personnages, ou mieux encore la prcision laconique de l'expression me donne cette impression de pathos vide que l'on s'imagine gnralement associe au dploiement du faste rhtorique? Y a-t-il, en d'autres termes, une suffisance pathtique de la sobrit ? En faveur de cet argument, on admettra que la ralit vcue peut aussi bien tre cache par une rduction rigoureuse des faits, et donc sortir ainsi du rel, que par une rhtorique pompeuse. Ce procd permet l'auteur d'affirmer que les choses et les vnements dont il fait tat parlent d'eux-mmes de faon suffisamment significative, quand ils sont raccourcis, ou justement de ce fait. C'est justement la brivet, une mention des faits sciemment sobre, qui font que ce qui est communiqu accde au monumental ; par exemple, lorsqu'on lit la fin du livre : Ce fut l'un de ces jours-l, le 22 septembre 1918, que je reus du gnral von Busse le tlgramme suivant : Sa Majest l'empereur vous a confr la Croix pour le Mrite. Au nom de la division tout entire, je vous adresse mes flicitations (2). Cette tendance l'auto-mise en scne faussement modeste domine toute l'uvre. Que quelqu'un meurt pour notre hros ou lui prpare un th, tout est expos sur le mme plan. Les diffrences entre les diffrentes expriences ne comptent pas. Elles ne servent qu' renvoyer de faon positive au narrateur qui raconte la premire personne. Rien que par cela, la langue de l'auteur se dtache de la ralit vcue et prend ce son creux dont la fausset est encore renforce par le pathos de la brivet. Un bref coup d'il sur les dernires pages de l'uvre peut suffire pour en clairer le contenu : un soldat a essay de le (Jnger) porter hors de la ligne de tir aprs qu'il a t gravement bless et est lui-mme frapp d'un coup mortel pendant cette tentative. On peut lire : (3) Je me librai de ses bras, qui m'treignaient encore fermement, et

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(2) Cf. traduction de Henri Plard (Plon, 1960). (3) Ibid.

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je vis qu'une balle lui avait travers le casque et les tempes. Ce brave tait le fils d'un instituteur de Letter, prs de Hanovre. Ds que je pus de nouveau marcher, j'allais voir ses parents et leur racontai sa fin . Ce rapport a manifestement pour lui la mme importance que la particularit de son brave qui consiste tre fils d'un instituteur de Letter et tout ce qui est dcrit dans ce passage est en outre plong dans cette atmosphre de pathos ne de la rduction . L'indication, quelques paragraphes plus loin, qu' l'hpital, il repri(t) (s)a lecture de Tristram Shandy au passage o l'ordre d'attaque l'avait interrompue relve de la mme gestuelle linguistique. Ici, on aimerait s'crier Chapeau ! . Mais tout va de nouveau bien l'hpital militaire car un couple de Franais lui envoie une lettre aimable, une bote de lait condens dont ils s'taient privs mon intention, et le seul melon qu'et produit leur potager . N'est-ce pas touchant mais en mme temps d'une certaine faon gnant ? Le couple de Franais conomise ses dernires bouches pour les envoyer un officier allemand qui, naturellement, est beaucoup trop distingu pour nous expliquer pourquoi ces braves gens tiennent tellement lui. L'officier, conformment sa position sociale, ne dit pas en quoi il est vnrable, il se borne le suggrer avec prcaution et indirectement. Au point que le lecteur n'est pratiquement mme plus surpris lorsqu'il lit quelques lignes plus loin (4) : Dans cette guerre, o le feu s'en prenait dj plutt aux espaces qu'aux hommes, j'avais tout de mme russi m'attirer personnellement onze de ces projectiles. Aussi pus-je accrocher sans confusion ma tunique la Mdaille d'or des Blesss qui me fut confre ce jour-l . On peut applaudir. Dans Orages d'acier, Jnger a donc voulu, comme on peut le voir aisment, glorifier avant tout sa propre personne et non pas les vnements du front. Le reproche qui lui a volontiers t fait, par des gens intresss ou envieux, d'avoir glorifi la guerre est ainsi dmasqu dans toute son injustice et rduit nant. Celui qui se donne lui-mme et avec un tel enthousiasme une tape sur l'paule et non pas sur la poitrine, orne de mtal et o cela pourrait faire trop de bruit, peut-il, pour revenir l'crivain Jnger, avoir beaucoup de scrupules avec la langue ? Restons-en aux dernires pages : il y a au poste de secours un certain major Key, qui oprait de faon intressante. Il prpare une limonade notre hros qui est naturellement exquise et lui fait ensuite une piqre qui le plonge dans un sommeil rparateur . Cette langue de bois serait ridicule par rapport aux pithtes utilises dans d'autres contextes mais ici, en rapport direct avec la tentative de sauvetage par le brave , le fils d'instituteur , on se sent plutt touch de faon dsagrable. Mais on trouve dans ces dernires pages encore d'autres formes de ngligence linguistique. Au sujet du couple de Franais dj mentionn, il est dit sous forme d'une vague allusion : Des jours amers les attendaient encore . Puis, l'auteur d'enchaner (5) : De mme, ma dernire ordonnance ne fit pas(4) Ibid. (5) Op. cit. ci-dessus avec lgre modification du Traducteur de cet article pour permettre la comparaison en franais.

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exception aux usages de ses nombreux prdcesseurs ; cet homme resta prs de moi bien qu'il ne toucht pas de ravitaillement l'ambulance et dt mendier sa nourriture la cuisine . En dehors du fait qu'une fois de plus le narrateur attire de nouveau, et naturellement de faon indirecte, l'attention du lecteur sur ses exquises qualits humaines et que, manifestement, tous doivent l'honorer et l'aimer jusqu' tre pratiquement prts se sacrifier pour lui, le de mme du dbut de la phrase suivante ne va tout simplement pas. Alors que l'on rapporte d'abord ce de mme aux jours amers du couple de Franais, on s'aperoit, en lisant la suite de la phrase, que cette locution adverbiale tablit un rapport entre cette dernire ordonnance et ses prdcesseurs qui, manifestement, ont tous mendi leur nourriture par amour de leur matre. Si cela t'intresse, cher ami, je pourrais te fournir toute une srie d'autres exemples d'une telle incurie, de suffisance vaniteuse et de pathos creux de la pnurie. Je serais galement volontiers prt t'exposer de faon plus dtaille pourquoi j'estime que l'uvre tardive de Jnger, par exemple Une dangereuse rencontre est de la trs mauvaise littrature. Mais peut-tre veux-tu d'abord me dire ce qui, toi et tes amis, ou encore la critique littraire franaise, semble si remarquable dans l'uvre littraire de Jnger. Dans l'actuel pour et contre, qui se veut politique, on n'a mme pas tent d'aborder cette question, je veux dire la question d'ordre tant esthtique que moral, qui consiste s'interroger sur la valeur de l'crivain Jnger. Amicalement. Johannes Thomas s (Traduction : Anne Berger)

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MONSIEUR JNGERMICHAEL KLETTDOSSIER

L'

t avait t riche en vnements aussi merveilleux que terribles. Les hannetons taient arrivs par essaims ; lors d'une promenade vers la valle du Rhin, nous avions dcouvert l'orchide blanche ; nous avions tu une belle grande couleuvre collier. Lorsque le coup de bton l'atteignit, elle fit (sembla-t-il) un bond joyeux, comme pour continuer avec entrain son chemin, mais elle se recroquevilla aussitt en une boule serre, inerte. A Kaiserstuhl, nous avions eu le droit d'attraper des lzards meraude avec une boucle de crin fixe une baguette de coudrier. Le pre de Peter en avait besoin pour ses recherches. Par une tide soire d't, nous avions pousuivi avec succs le sphinx des pins sur les herbages des hauteurs de la Fort-Noire o nous allions l'cole. Et trouv d'un coup trois papillons de nuit blanc argent, et bless l'un d'eux qui se dbarrassa luimme de ses larges ailes. Puis un aprs-midi, mon pre, Ernst Klett, surgit en compagnie de monsieur Jnger. Ils venaient de rendre visite un clbre philosophe du voisinage et marchaient prsent ma rencontre dans un chemin de campagne. Monsieur Jnger tout en gris : costume, cravate, cheveux. Une fois satisfaite la curiosit paternelle, monsieur Jnger m'interrogea sur mes aventures. Je lui racontai le butin de l't, une sorte de rapport qui s'est maintenu durant ces quarante ans passs. Il a sorti un carnet de sa poche et pris des notes, il voulait tout savoir, avec toujours plus de prcision. Comme j'avais commenc un an avant dterminer les espces des plantes, je m'y connaissais dj un peu. L'aube des annes cinquante a srement t l'poque la plus heureuse de ce sicle ; les catastrophes taient passes, et la peur de la guerre froide restait encore dans des limites raisonnables. On s'lanait, on esprait, on construisait. Tout tait gain de vie. Ce que l'poque terrible avait pu avoir de supportable devenait rcit. Jamais plus je n'ai vcu de ftes aussi passionnantes pour l'esprit. Une nuit de la Saint-Sylvestre, alors que je venais de lire un premier livre de monsieur Jnger et qu'il m'avait tir les bretelles cause de mes manires tout coup respectueuses, il reparla de la couleuvre que nous avions assomme. Ne tue jamais de serpent, c'est le symbole de la terre. Longtemps, je suis rest sans comprendre cette remarque. Elle a tout d'abord t un sujet de proccupation pour ma mauvaise conscience enfantine. Aujourd'hui encore, elle me poursuit, et pas seulement cause du srieux soudain de monsieur Jnger. Selon l'interprtation chrtienne, le serpent, signe de la chute, est tout simplement l'ennemi ; le sicle finissant des Lumires, fort de la certitude qu'il faut classer le monde grce la connaissance , en a fait le symbole. Ernst Jnger, qui avait vcu dans toute sa crudit l'avnement du monde moderne,

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a montr la fin des annes trente l'ambivalence de cette image en crivant propos du serpent d'airain de la connaissance qu'il parcourt grands pas les pays et les mers, comme un dragon de feu brlant les villes peuples, tout en remplissant pourtant l'homme d'une secrte fiert. Recours du spcialiste des mythes des conceptions antiques. Le symbole de la puissance terrestre et de toutes choses vivantes que notre mre a produites. A l'internat, j'tais seul avec mes lectures, avec l'appel pathtique du Cur aventureux, les images du poste perdu et du malstrom, les maximes. Autour de moi, le climat intellectuel tait autre, partait dans d'autres directions. Des phrases singulires comme : le monde la naissance duquel nous nous trouvons... ou : il est un degr de vitesse pour lequel tous les objets immobiles sont leur tour menaants et prennent la forme de projectiles... n'taient pas comprises. J'ai pu trouver nanmoins des personnes animes des mmes sentiments grce la recommandation qu'il me fit de lire la Bible, de prfrence l'Ancien Testament, ainsi que les Mille et Une Nuits. A la fin de ces annes parurent aux ditions Ernst Klett Les Abeilles de verre et Les Annes d'occupation (plus tard La Cabane dans la vigne). J'tais trs fier. Enfant, j'avais vcu l'entre des troupes franaises. Ici aussi, il s'tait pass des choses. Ma mre avait senti battre mon cur et m'avait calm, me disant que c'tait des gens comme nous. Avec quelle intensit, quel sens de la nuance, l'auteur n'avait-il pas saisi les journes et les semaines de la capitulation ! Monsieur Jnger avait dj une bonne soixantaine d'annes, mais, quand nous nous retrouvions la Maggia pour observer les reptiles, il ne les faisait pas. Nous nous baignions dans un immense bassin creus dans le roc, o tombait une cascade. Sur le ct droit, l'eau crpitante formait un fin rideau derrire lequel rgnait une clart indcise. On nageait pniblement contre l'onde, courant le risque d'tre atteint par des chutes de pierres. Derrire le mur d'eau diaphane, nous tombions sur l'or des Nibelungen, une mousse rare, luminescente, et nous repchions des morceaux de bois joliment polis. Un voyage aventureux en raccourci. Nous en parlions aussi. Nous aspirions tous deux une nature intacte, des forts pleines d'un silence vivant, la libert des tres sauvages mme si lui appartenait un autre monde. C'est aussi cette poque qu'eut lieu la prparation de l'dition des uvres en dix volumes. Il fallait les runir, mettre tout en ordre. Je vis souvent auteur et diteur penchs sur les textes. Monsieur Jnger tenait, par exemple, au e dmod du datif allemand mais, la plupart du temps, il tait rceptif aux conseils et toujours content de discuter de notre langue. Dans les Kirchhorster Bltter, en date du 9 janvier 1945, peu de jours avant la dchirante mention de la mort de son fils, j'tais tomb sur cette phrase : La description de ces souffrances eut un effet si dissuasif sur les Anglais qu'ils se tinrent trente ans l'cart de toute entreprise en Arctique . Une histoire de bateau qui coule dans la baie d'Hudson. Peu aprs, j'eus entre les mains le livre de Samuel Hearne qui, au dix-huitime sicle, avait remont cette baie jusqu' la Sealriver. Pendant tout un t, un ami et moi avons par113

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couru dans le calme de la fort un bon bout de ce passage nord-ouest qui, deux sicles durant, occupa tellement les colons. Un Voyage sentimental courir les bois, comme Chateaubriand et Cooper l'ont dcrit et comme Byron l'a chant. La rgion n'avait pas chang depuis la visite de Hearne ; aujourd'hui, elle est dvaste. Peu aprs mon entre dans la maison d'dition paternelle, monsieur Jnger m'a remis le manuscrit des Chasses subtiles. C'tait un geste. Puis nous rendmes visite Benot, le vtran de la Lgion qui avait sa retraite aux abords de Stuttgart. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, avait amoncel sur la table des montagnes de gteaux. Le suprieur hirarchique, camarade de fuite en 1913, traitait son protg de plus de soixante-dix ans avec un mlange d'autorit et de sollicitude. Aprs le jeu africain, il avait t engag Annam. Il nous dit qu'il n'avait pas compris les Franais aprs la Deuxime Guerre mondiale, ni ne comprenait aujourd'hui les Amricains. Que les Vietnamiens taient des gens gentils et, d'ailleurs, que la Lgion s'en tait bien sortie avec eux. Il s'tait guri de l'opium grce un tonneau de vin rouge et un buf. Se nourrissant de viande crue grce l'un, s'enivrant grce l'autre, il avait survol tranquillement l'Afrique en cargo pour rejoindre Constantine. Plus tard, monsieur Jnger a pens que ce sicle, aussi terrible qu'il ait t jusque-l, renfermait plus de substance vitale que n'importe quelle poque avant lui. Le meilleur avait sa place en rsum dans une bibliothque, maintenant qu'il tirait sur sa fin. Jusqu' prsent, les choses en sont restes cette rflexion. L'poque fuit les faits. Qui veut aujourd'hui entendre encore parler des aventures de Wasmuth, Hentig, Saint-Exupry ou Lawrence d'Arabie ? C'est la tlvision qui entretient l'intrt provisoire. Pourquoi ne pas s'attacher tout de suite la chronique de ce sicle et son minente interprtation l'uvre d'Ernst Jnger ? L'uvre d'un homme controvers. Sans doute faut-il qu'un peuple dchir comme le sont les Allemands conteste un pote de cette classe. La virulence de la haine frappe ; le niveau des interventions ne cesse de baisser ; maintenant ce sont des esprits compltement borns qui prennent la parole. Un signe qui montre toutes les lacunes qui existent encore au sein de cette nation de culture . Ce qui est singulier, c'est que cela touche ses amis, mais gure lui-mme, solitaire et dtach, au-dessus de la mle. Vingt ans peine aprs le dbut de l'dition en dix volumes, tant de titres nouveaux taient venus s'ajouter aux uvres qu'il devint ncessaire d'envisager une deuxime dition, prvue en dix-huit volumes. Monsieur Jnger hsitait prendre la dcision. Ainsi qu'en atteste une ddicace, il s'avra par la suite qu'il croyait ne plus vivre pour en voir l'achvement. D'ailleurs, il considre chaque jour vcu comme quelque chose d'extraordinaire et raconte souvent qu'il ne comprend toujours pas comment il a pu dpasser la trentaine. Cette dition est unique en ce sicle tre parue du vivant de l'auteur, avec des supplments de surcrot. C'est un travail considrable qui fait comprendre le problme de la relation professionnelle entre l'auteur et l'diteur. Tout en ayant souvent des conceptions fort diffrentes, on se met toujours vite d'accord. On se montre chevaleresque. Une fois seulement, il y a eu discordance entre nous. Au dbut des annes quatre-vingt, il me parut tre temps de publier 114

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Le Travailleur, en guise de premier volume la Cottas Bibliothek der Moderne. En effet, depuis les annes trente, ce livre n'tait plus disponible en dition spare. Et si un titre entrait dans le cadre de l'objectif fix, c'tait bien celuil. Monsieur Jnger ne dit ni oui ni non ; en fait, il n'tait pas pour, mais ne voulait pas refuser non plus, il parla de faire publier plutt le livre en France parce que les Allemands ne comprenaient rien cette vision des choses. Finalement, je me retirai sur un hum, bon de sa part, qui prtait interprtation, et je confirmai cet acquiescement par un courrier. Au printemps suivant, je me retrouvai avec le numro un de la Bibliothek et la colre de monsieur Jnger. J'aurais d remarquer que j'avais dpass une certaine borne. Lorsqu'il fut de notorit publique qu'il allait recevoir le prix Goethe, je me suis dit : Et maintenant, on va avoir droit en plus l'hostilit de ceux que ce livre provocateur aura effarouchs. Eh bien, sans doute cause de l'atmosphre dangereuse qu'engendrait la publication, il sembla tout coup y trouver plaisir. A la Pentecte, l'anne de ses 98 ans, nous allmes chercher des coloptres sur le plateau de Franconie. Nous ne trouvmes pas de lucanes, pas mme dans le chne millnaire de Mulm, mais beaucoup d'autres insectes qui nous prouvrent que, dans une certaine mesure, la nature y tait encore intacte. Cet homme, dans son trs vieil ge, tait infatigable ; il tapotait troncs et branches, rcoltait, examinait, notait et marchait vers des lieux plus loigns encore dans la fort. Je me demandai : Comment se peut-il qu'un homme puisse atteindre cet ge et avoir une telle plnitude, une telle beaut ? Il me vint l'esprit la phrase de Vauvenargues : Pour excuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. C'tait peut-tre cela ! Avoir ce sicle pour mission, pour grande cause, pour monde qui sort de ses gonds. Comme il l'crit dans Le Cur aventureux, il en rsulte des fissures qui nous permettent de deviner certains secrets de l'architecture, ordinairement cachs . Fissures, portes, portails, son uvre est traverse par la texture de ces images. Derrire se trouve le secret disparu. Peut-tre est-ce cette qute pleine d'ardeur et d'espoir ? Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais rencontr homme plus sain. s (Traduction : Dominique Petit)

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LES CENT ANS D'ERNST JNGERDOSSIER

Fallait-il donner un vnement ft-il un centenaire ! de l'importance si tout au long de ces dix dcennies ne s'y taient incrustes, d'une manire pour ainsi dire mythique, la vie et l'uvre d'un homme de lettres ? Et de quelle importance pouvait-il s'agir ? Celle d'une longvit exceptionnelle ? Celle d'un engagement toujours calcul face aux idologies ? Celle encore d'un militantisme guerrier aux limites de l'horreur, de l'effroi ou du spasme ? Celle enfin d'une littrature litaire, bourgeoise, aristocratique, en fin de compte mprisante, indiffrente l'espce humaine la vie n'tant prcieuse que dans sa rduction la plus phmre : la larve du papillon ? Cent ans : une vie insondable, malgr les mmoires, les journaux, les dclarations, les contradictions, les honneurs ; malgr une uvre d'homme de lettres aux facettes multiples, la fois arrogante et volubile, contenue et anarchisante, hautaine et misrabiliste, d'une dimension et d'une servilit contradictoires. La vie et l'uvre d'Ernst Jnger ne peuvent inspirer qu'une adhsion intellectuelle insatisfaisante, soumise aux doutes et aux interrogations ou tout simplement un rejet proche de l'inimiti. Entre l'une et l'autre, il ne reste plus que la volont d'ignorance. Nous n'avons pas voulu adopter cette dernire attitude, malgr nos rticences, voire nos scrupules. Nous les avons surmonts, non sans difficults parfois, tout au long de la conception et de l'laboration de ce dossier . Parce que Documents est une revue d'information et de documentation, nous ne pouvions passer sous silence la vie et l'uvre d'un auteur qui a marqu son temps et fait un remarquable parcours travers l'Histoire mme si celui-ci est contestable. Aussi bien avonsnous donn la parole ceux qui ne lui mnagent pas leurs critiques comme ses admirateurs : l'uvre est l et l'homme couvert de gloire, ft par les plus hautes personnalits de nos deux pays, dcri par une nouvelle Allemagne, du sommet de ses cent ans se complat dans son ermitage, l'ombre des milliers de pages crites, impassible, solennel, indiffrent la critique, drap dans une sorte de majest qui n'a d'gale que l'ternit d'une mort attendue.31

Connatre est une chose. Juger en est une autre. Si ce dossier consacr Jnger permettait nos lecteurs de s'interroger sur le rle d'un crivain dans l'Histoire et, travers celui-ci, sur la signification mme de l'criture, sur son pouvoir, sur sa contraignante ambigut, notre revue aurait fait uvre utile comme chaque fois qu'elle aborde un vnement dans son contexte humain ; alors elle n'est pas loin des frontires de l'information pour laisser place la rflexion de chacun et la question que nous nous posions en commenant ces lignes.Ren Wintzen

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DOSSIER

L'ITINRAIRE D'ERNST JNGER : DU HROS DE LA GUERRE AU BOURGEOIS LITAIRERUDOLF AUGSTEIN

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Le lecteur sera peut-tre surpris par le ton de cet article : c'est celui d'un journaliste clbre la tte d'un hebdomadaire Der Spiegel dont l'originalit, le style et l'information ont fait la rputation mondiale. La traduction n'en a pas t facile. Le lecteur germaniste se reportera, s'il le souhaite, au texte original (Der Spiegel, N 12-1995 du 20 mars).

O

n souhaiterait n'avoir mme pas se demander si Ernst Jnger a t l'un des grands crivains ou potes de ce sicle. Sa vie en tant que telle, dont quatre-vingts ans d'un comportement spectaculaire, apporte la rponse qu'il ferait sans doute lui-mme : ce n'est pas le rsultat qui compte, mais ma vie mme.

Ce qui est sr, c'est qu'on rpugne instinctivement, devant son attitude stricte et rigoureuse, le comparer avec les potes de ce sicle, au nombre de deux ou trois seulement, et parmi lesquels on ne peut compter coup sr que Knut Hamsun. Dans ses romans (Sur les Falaises de marbre, Hliopolis, Eumeswil), Jnger n'a jamais russi sparer mythe et pope, pas plus qu' les fondre l'un dans l'autre. Il est au plus fort de son art narratif lorsqu'il dcrit une ralit vcue, comme sa fugue dans la Lgion trangre. Aussi est-ce plutt pour l'uvre qu'est sa vie qu'il a reu le prix Goethe de la ville de Francfort en 1982, malgr les nombreuses comparaisons possibles chez les deux hommes dans l'observation de la nature. En revanche, et certainement pas sans intention, Jnger nous confronte la trs vieille question de savoir si l'crivain est capable d'avoir une influence politique. Il a t impossible de rpondre cette question pour les prcurseurs de la grande Rvolution franaise : Voltaire, Rousseau, Condorcet et bien d'autres esprits illustres. Mais cette comparaison est boiteuse, car elle ne repose que sur une jambe. Ces gens-l s'imaginaient tre au service du progrs humain, tandis qu'Ernst Jnger s'est adonn avec volupt la raction. Posons-nous la question navement : Si Ernst Jnger, qui a fait l'apologie de la guerre et reu la mdaille Pour le mrite , si le philosophe Martin Heidegger, le juriste Carl Schmitt, le sociologue Arnold Gehlen, tous unis dans l'impnitence aprs-guerre, n'avaient pas exist, Adolf Hitler n'aurait-il pas entrepris sa guerre en 1939 ? La rponse pourrait dconcerter. Hitler n'avait nul besoin de ces gens. 33

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Alors qu'il n'aurait srement pas pu entreprendre sa guerre si la Rpublique de Weimar ne lui avait pas prpar les voies de l'armement.

Une apologie de la guerreNaturellement, Jnger ne regrette rien. Comment en serait-il autrement ? Donc, ne nous tournons pas vers l'esthtique de ses uvres essentiellement romanesques, ni vers les philosophmes de ses journaux intimes, assurances permanentes qu'il se donne lui-mme. Mon sujet, c'est l'influence politique du Jnger de l'aprs-guerre, entre 1918 et 1939. Jnger est devenu clbre en tant qu'esthte de la Premire Guerre mondiale. Comme il ne peut personnellement s'tre tromp, il faut que ce soit le fait de la collectivit. C'est ainsi qu'il affirme le 24 juin 1979 Verdun : Autrefois, alors que nous rampions dans les cratres de bombes, nous croyions encore que l'homme tait plus fort que le matriel. Cela devait s'avrer une erreur . L'erreur personnelle d'Ernst Jnger, chef de troupe d'assaut. En 1915, il arrivait sur le front ouest au moment o le chef de l'tat-major, Erich von Falkenhayn, avait dj fait savoir son empereur, aprs la bataille d'Ypern, qu'il n'tait plus possible de gagner cette guerre sur deux fronts. En 1914, Falkenhayn, inventeur de la boucherie de Verdun et alors ministre prussien de la guerre, avait salu la mobilisation par ces paroles remarquables : Dussionsnous mme en prir, c'tait beau. La suite ne s'est pas montre tout fait aussi belle, ce fut plutt la fin des guerres classiques accompagnes de gloire , mme si Jnger n'tait pas encore prt l'admettre en 1979. Pratiquement, il a associ cette fin au lancement de la bombe d'Hiroshima, fanal titanesque d'une re nouvelle, pensait-il. Elle seule ? Non. Il a ressenti aussi un malaise en apprenant qu'il existait des machines capables de battre bientt aux checs le plus fort des joueurs (encore une erreur mettre son compte). Verdun, symbole d'une stratgie finalement absurde, ne lui est pas apparu en tant que tel autrefois. Longtemps encore aprs la Premire Guerre mondiale, il ne lui a pas plu davantage de le comprendre. Car il aurait d nous montrer quoi ressemblaient ces hpitaux militaires o il fallait remettre sur pied, avec de pitres moyens, des officiers moralement effondrs. Il n'existe pas chez Jnger une seule description de visage dfigur par prs de trente-six oprations, jusqu' en tre mconnaissable. Il se considre comme un observateur qui, fort de ses nombreuses blessures, est quasiment invulnrable et il nous dcrit ainsi les suites d'une attaque aux gaz : Une grande partie des plantes tait fane, escargots et taupes gisaient morts aux alentours et les chevaux des claireurs abrits Monchy avaient la gueule et les yeux noys. Les clats des tirs et des grenades rpandus partout taient recouverts d'une belle patine verte . Une belle patine verte, voil qui fait plaisir lire. Il arrive que cette prose frle aussi de prs le kitsch pur. Jnger est membre d'une patrouille : Souvent, 34

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des fuses jaunes s'levaient dans l'air o elles explosaient, laissant retomber une fine pluie de feu dont la couleur voquait pour moi la tonalit d'un alto. Certes, qui ne voudrait prendre part cette exaltation du sentiment de vivre ? Des murs de feu aux flammes hautes comme des tours, des nuages rouge sang qui flottent, des orages de feu lmentaires qui cela laisserait-il froid et si timor pour ne pas se jeter dans la bataille l'instar de Jnger ? Le thtre de guerre d'origine anglaise devient une piste de danse macabre . Il se forge une culture guerrire toujours plus pure et plus hardie. Les princes du tombeau attendent le danger avec une immobilit de pierre . Et en conclusion : Nous pouvions tre broys, mais pas vaincus . Or l'arme allemande fut vaincue. Quand bien mme le combat, vnement intime , continue se perptuer dans l'image du monde qui est celle de Jnger, et d'o dcoule l'homme nouveau, pionnier d'assaut, lite de l'Europe centrale. Une race absolument neuve, intelligente, forte et volontaire . Et pour conclure une fois encore : Cette guerre n'est pas la fin de la violence, mais son signal. C'est la forge o l'on frappe le monde pour le plier de nouvelles frontires et de nouvelles communauts . Fortes paroles, srement pas sans effet sur l'hrosme mercenaire raciste et nationaliste. Mais Jnger n'est pas un nationaliste hitlrien et ne le deviendra pas. Autant qu' lui-mme, il accorde toutefois l'ennemi le dsir sadique du meurtre de masse. Il veut abattre les fuyards. Devant l'individu, il recule il souhaite lui laisser la vie sauve. Tous les cinquante ans, on a besoin des Franais, ennemis hrditaires , pour pouvoir enlever la rouille des pes . Orages d'acier d'Ernst Jnger n'est-il pas effectivement, comme l'a not Andr Gide en 1942 dans son journal, le plus beau livre de guerre ? C'est une faon de voir les choses. Il nous offre la description la plus marquante de la dernire offensive de Ludendorff en 1918, laquelle fut finalement un chec. Il est vrai qu'en ce qui concerne l'hrosme, le lieutenant Jnger a toujours tendance voir grand. Alors qu'il ne le connat pas, d'o sait-il que ce bless grave, au visage prsent d'un blanc de marbre avait auparavant les traits rsolus ? Pourquoi tous les Anglais et les No-Zlandais sont-ils des preux, et des gants ? Il dcrit la guerre l'Ouest comme si elle avait t spcialement organise pour lui, observateur actif, si ce n'est l'un des principaux acteurs. Il fait resplendir sa lumire. Comme par la suite, les comparaisons images sont affaires de chance ( La courbe de la fivre faisait des bonds comme un cheval qui s'emballe ). Faudrait-il donc ne pas tenir rigueur un jeune homme de vingt-cinq ans de l'uvre qu'il a fait imprimer compte d'auteur ( Hanovre) en 1920 ? Si. Car Orages d'acier est devenu un tmoignage primordial de l'poque qui a immdiatement suivi la Premire Guerre mondiale. Si. Car Jnger n'a pas cess de s'y consacrer une fois commence la suivante, celle de Hitler. 35

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Vers un type d'homme nouveau ?Jnger ne veut pas reconnatre que c'est le matriel qui a dcid de l'issue de la guerre mondiale de Guillaume II, comme ce sera le cas pour celle de Hitler. Ainsi crit-il en 1932, dans l'ignorance de la destruction future de Hambourg et de Dresde : Dans la guerre totale, chaque ville, chaque usine, est une place forte, chaque navire marchand un navire de guerre, chaque denre alimentaire de la contrebande, chaque mesure active ou passive a un sens militaire. En revanche, que le type soit bless en tant qu'individu, que soldat par exemple, est d'une importance secondaire lors de l'attaque, il est touch parmi d'autres sur ce champ de forces dont il est un lment. Il faut y voir cependant la marque d'une cruaut exacerbe et trs abstraite. A l'instar cette fois du Britannique John Keegan, grotesque historien de la guerre, le Jnger d'aprs-guerre, rincorpor dans la Reichswehr du gnral von Seeckt, reste d'avis que tout dpend du courage et de la vigueur des hommes deux qualits qui, selon lui, auraient t affaiblies par les factions incessantes et les retranchements permanents. Notre auteur n'accorde gure de considration au quotidien du front, dont il parle d'ailleurs peu. De l penser qu'on aurait pu aussi gagner finalement la guerre, et mme qu'on l'aurait d, il n'y a qu'un pas. Peut-tre ne peut-on en faire reproche au jeune homme. Cependant, en 1932, voil qu'il commence philosopher. C'est cette poque que parat son essai Le Travailleur, livre en tous points irritant, si ce n'est mdiocre. Il y tablit le constat de dcs de la socit bourgeoise o il s'est prlass la plupart de sa vie. Il avoue firement aux Allemands de son temps que nous avons t de mauvais citoyens . Le citoyen n'est pas un hros, il veut perptuellement viter la guerre et, si elle est invitable, que ce soit tout au plus une guerre dfensive. Car il n'a aucun lien avec l' lmentaire . Et une fois en guerre, il veut tout de suite reprendre les ngociations ici Jnger aurait d nommer Falkenhayn, lui qui avait t dgris. On se demande pourquoi le livre s'appelle Le Travailleur. Il aurait tout aussi bien pu s'intituler Le Combattant . Le travailleur de Jnger est un type (raciste), interchangeable avec le combattant. Comme ce type n'existe pas encore, Jnger exige une vision nouvelle pour que son fantme puisse prendre corps . Entre parenthses, son travailleur du futur ne fait pas partie d'un syndicat, ses attributs sont d'ordre asctique. D'ailleurs, plus la vie qu'on mnera pourra tre cynique, spartiate, prussienne ou bolchvique, mieux cela vaudra . Jrgen Manthey, spcialiste de la littrature, ne discerne que peu de sens de la ralit dans la phrase de Jnger : ... il faut noter qu'il est donn aux soldats, aux prtres, aux rudits et aux artistes d'avoir une relation naturelle avec la pauvret. 36

Le type est cens remplacer l'individu qu'il s'agit d'liminer. Hitler n'apparat toujours pas, mais l'tat final de Jnger se prsente ainsi : Constance des institutions, us et coutumes, scurit de l'conomie, rceptivit au langage du commandement et son ordre, bref : une vie dicte par la loi . Bref : l'tat national-socialiste. Mais que fait cet tat quand il reste des gens pour croire au dualisme du monde et de ses systmes ? Autrefois, on disposait de l'instrument qu'tait la perscution des hrtiques . Jnger, g de trente-sept ans l'poque, dit ce propos : Patience, ces perscutions se prparent, et rien ne s'y opposera ds lors qu'on aura reconnu que l'hrsie se nourrit chez nous de la foi dans le dualisme du monde et de ses systmes. En 1932, on pouvait se douter de la nature des perscutions qui se prparaient. Mais en 1932, Jnger lui-mme voulait que l'on surveillt de prs l' engeance parasite des artistes modernes. Il ne fallait pas se laisser duper par leur donquichottisme . Comment, Jnger n'tait-il pas fascin par Don Quichotte ? Oh si. Je ne devais pas avoir beaucoup plus de dix ans , dit-il, lorsqu'il s'est aperu que, dans ce livre, l'pe et la plume taient proches par ncessit profonde . Mais autre chose frappa le jeune garon : Le roman le plus clbre de la littrature mondiale tait crit avec un srieux vraiment espagnol , sans une pointe d'humour . Ce n'est sans doute pas tre injuste avec Jnger que d'affirmer qu'il n'a jamais t infidle dans ses propres uvres une profonde absence d'humour. Il y a une certaine drlerie ce qu'on lui ait dcern, justement lui, le prix Goethe ce qui ne s'explique probablement que par son ge avanc et le srieux de sa vie. Car, pour Goethe, seules la culture et la barbarie [taient] choses importantes . Contrairement Ernst Jnger, ni la raison, ni la morale ou l'humanisme ne lui ont servi de crachoirs. Trois ans avant Le Travailleur, dans la premire version du Cur aventureux, Don Quichotte avait trouv plus de grce encore aux yeux de Jnger : Il comptait ce livre parmi les uvres foncirement guerrires . Et pourquoi ? Parce que seul un vieux soldat avait pu crire ce genre de choses. Qu'on se souvienne, disait-il, que Cervantes, son auteur, avait eu la main gauche broye lors de la bataille navale de Lepanto en 1571. Voil les critres selon lesquels le brave new world de Jnger devait tre lev jusqu' une construction organique mondiale . C'est en vain qu'on cherchera chez Jnger une certaine suite dans les ides. Lorsqu'il chappe une grenade parce qu'un camarade lui adresse la parole, il considre que ce n'est pas un hasard . En revanche, lorsqu'un autre camarade joue avec le revolver de Jnger et manque de le tuer, il trouve ce hasard particulirement irritant. C'est presque comme Hitler et sa Providence. En 1933, il ne faut pas croire que Jnger soit toujours un inconnu dans cette France qu'il aimera plus tard. Maurice Martin du Gard lui a rendu visite dans son modeste appartement berlinois (Steglitz, Hohenzollernstrae). Il a remarqu les brets et les vtements d'enfants dans le couloir. Jnger, qui avait alors trente-cinq ans, lui a dclar avec une brutalit dsarmante que c'en tait fini 37

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de la France. Le temps des masses tait pass. En Allemagne, en Italie et en Russie, c'tait la valeur personnelle qui s'imposait. Pardon ? Voil ce que disait ce mme homme qui avait en vue l'tat mondial total, l'tat plantaire des insectes, o l'individu ne compte plus et doit tre limin au profit du type ? Bien sr, cela ne vaut que si l'on pense en termes d'ordre et de sous-ordre . Le type tient pour ncessaire la dictature sous toutes ses formes . Mais seulement titre provisoire car : Le type ne connat pas de dictature, puisque libert et obissance sont pour lui identiques . En France, o l'on n'a jamais bien su par quel bout prendre la pense analogique de Jnger, sa profondeur allemande, sa mtaphysique , ses petits dtails astrologiques, on porte son crdit ce qui ne fait pas spcialement honneur un crivain : son indiffrence vis--vis des masses parisiennes, sa froideur, son caractre superficiel, voire son inconscience. Effectivement, le capitaine Jnger qui, pendant la guerre hitlrienne, frquente en civil les salons et joue au dandy, est indign le jour o, alors qu'il va faire l'acquisition d'un cahier dans une papeterie, il remarque la haine mortelle de la jeune vendeuse. Ce n'est pas un raliste comme le roi Edouard VII d'Angleterre qui, en 1903, circulait dans Paris en saluant amicalement une foule glaciale. Ils n'ont pas l'air de nous aimer , lui dit l'officier de son escorte. Pourquoi le devraient-ils ? lui rtorqua le souverain tout en continuant saluer cordialement. A Paris, le citoyen Jnger n'tait pas tenu pour un boche. On souriait parfois de ce dandy au caractre volontaire, nul ne contestant son orgueil. Inutile de dire que, ni dans le cercle du gouverneur militaire, ni dans les salons, il n'tait beaucoup question de faim, de froid, d'oppression, de dnonciation, de perscution des juifs ou de pillage.

Mal compris ? Mal aim ? Un crivain contestUne fois tabli le bilan de son exprience formatrice de 1914 1918, Jnger n'a plus gure montr d'intrt pour les conditions de vie extrieures relles et il n'voluera d'ailleurs plus jamais en ce sens. C'est ainsi que, ds 1937, l'crivain Eugen Gottlob Winkler crit : Il n'y a pas rfuter Jnger, mais le dpasser. Une confrontation critique avec ses ides serait oiseuse . Or, en 1939, voici que parat le livre Sur les Falaises de marbre. Jnger a relu les preuves alors qu'il avait dj t rappel aux Armes , comme il dit, en tant que capitaine. On a toujours vu dans ce rcit allgorique une uvre de rsistance, bien que Jnger ait fait de son mieux pour combattre cette impression. Les malentendus s'offrent d'eux-mmes. Le grand Forestier , qu'on a considr en Allemagne comme une sorte de personnification de Hitler, a t identifi Gring en France. En revanche, monsieur de Braquemart, ce noble ironique qui a pris temps la pilule , tait cens reprsenter prcisment le Dr. Goebbels. 38

Si Hitler, Gring et Goebbels avaient vu dans ce livre leur miroir, il est douteux qu'il et pu paratre en franais. D'ailleurs, personne n'a jamais us de violence envers Ernst Jnger. Bien plus, aprs le 20 juillet 1944 (auquel il n'a particip qu'en observateur), on a pris soin de l'exclure de la Wehrmacht parce qu'il avait fait partie de la suite du gnral Speidel, auquel tait attache sans doute tort la rputation de rsistant. Ernst Jnger a peut-tre crit des calembredaines mtaphysiques, cet homme d'lite n'a srement pas t un nazi hitlrien. En novembre 1933, il avait confi son visiteur, Maurice Martin du Gard, qu'il fallait se tenir distance de toute littrature. Lui-mme ne l'a pas fait. Que Sur les Falaises de marbre soit une entreprise dangereuse ne l'a proccup qu'en marge , crit-il dans la postface de 1972. Une allergie croissante pour le mot " rsistance " est venue s'y ajouter . Effectivement, il ne faisait pas partie de la rsistance et ne le voulait pas non plus. Hitler lui-mme, qui l'on avait remis le livre ds 1940 titre d'accusation, le mit de ct et, la fin de l'anne 1944, il garda par-devers lui l'ensemble du dossier d'Ernst Jnger, empchant toute autre procdure contre l'auteur. Je ne veux pas m'intresser ici au Ernst Jnger d'aprs Sur les Falaises de marbre, car il n'a certainement plus exerc d'influence politique notable. Je n'ai gard en mmoire que La Mobilisation totale o se trouve cette phrase : Mais l'Allemagne ne pouvait que perdre la guerre, mme si elle avait gagn la bataille de la Marne et la guerre sous-marine... Comment cela ? Pourtant, ds cette poque, on pouvait se rendre compte que le comte Schlieffen avait russi un fiasco en essayant de conqurir Paris et que la guerre sous-marine outrance aurait spar les Anglais de leurs renforts. Jnger voit les choses autrement. C'est parce que l'Allemagne n'a pas appel la mobilisation totale qu'elle n'a pu remporter un succs total. Jamais on ne pourra lui faire comprendre qu'au cours de la Premire et de la Deuxime Guerre mondiale, ce sont les ressources matrielles qui ont t dcisives. Car il faut toujours que ce soit l'esprit, la volont qui mnent la victoire. Il est assez piquant que Jnger reconnaisse pourtant en 1979 Verdun : L'homme apprend peu de l'Histoire sinon, comme bien d'autres choses, la Deuxime Guerre mondiale nous aurait t pargne. Paroles tonnantes dans la bouche de cet ternel et absolu adorateur de la guerre. Nous avons sans cesse devant nous ce Jnger fidle lui-mme, jusque dans Sur les Falaises de marbre. On y parle de ttes de mort, de mains humaines cloues un mur et se refermant sur un crne comme une chane aboutit au joyau . La tte de mort, un joyau ? En 1947, dans son journal de bord, Voyage atlantique, la vue des trophes des chasseurs de ttes remplit Jnger de ravissement, comme devant l'un de ces cadeaux de Nol qui faisaient se dire : "Ce n'est plus un jouet, c'est un vrai petit train !" Revenons encore une fois au grand Forestier, au Vieux . Ce n'est nullement un mafioso ordinaire. Le narrateur lui reconnat un souffle d'ancienne puissance , une effrayante jovialit et une expression de ruse et de force inbranlable, parfois mme de souveraine puissance . A l't 1939, c'est tout 39

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cela que doit incarner Hermann Gring, dcor de l'ordre Pour le mrite , qui voulait empcher la Guerre mondiale numro deux ? Et, selon l'auteur, pendant l't qui prcde la guerre, ce Vieux jovial doit avoir empal le petit docteur Joseph Goebbels (Jnger le connaissait personnellement) : ce Braquemart, noble Mauritanien (c'est--dire membre d'un ordre secret) portant monocle ? Pourquoi cet homme au nihilisme finissant , ce vieillard prmatur , s'opposet-il au grand Forestier ? Nous l'apprenons : C'est dans les nobles curs que la souffrance du peuple trouve son cho le plus puissant . Oh oui, depuis toujours. Nous rencontrons de nouveau l' intelligence froide et sans racine de Braquemart, ce noble prmaturment vieilli. Il est archologue et rve des nids d'aigle des plus anciennes rgions de ce monde : Il fit aussi descendre sur le fleuve depuis longtemps dessch les navires au pont couleur de pourpre ; nous voyions les centaines de rames qui, d'un mouvement rgulier semblable celui des insectes, plongeaient dans l'eau, nous entendions le son des cymbales et les coups de fouet aussi tombant sur le dos des malheureux esclaves des galres. Ces images convenaient Braquemart. Il appartenait l'espce des rveurs concrets, qui est trs dangereuse . (1) Si Jnger en tait capable, il pourrait s'agir ici de connaissance de soi-mme. Dans Sur les Falaises de marbre, il y a beaucoup de beaut enchanteresse, beaucoup de patrimoine spirituel, beaucoup de kitsch distingu et banal. On comprend pourquoi ce livre a fait fureur. Dans le Reich nazi, impossible d'crire ni de lire rien de tel. Selon l'expression de Jnger en 1972, on avait eu tt fait de comprendre, dans la France occupe, que c'tait une chaussure cousue main . Chacun pouvait y trouver et en tirer ce qu'il voulait. Aprs le 20 juillet 1944, il a mme pu paratre certains comme une prophtie qui s'tait accomplie, avec toujours pour vision l'tat SS, mais sans Hitler ni Himmler. Pourtant, en 1939, Jnger voulait la guerre, n'est-ce pas ? Ds le dbut de celleci, il a t rengag comme capitaine ( capitano dans l'uvre potique), et il n'y a srement pas t pour rien. A part Hitler, personne n'aurait pu engager cette guerre, pas mme Ernst Jnger. C'est vrai, le narrateur qui parle la premire personne dans Sur les Falaises de marbre s'est jur de prfrer la solitude et la mort avec les hommes libres au triomphe parmi les esclaves . L'auteur a-t-il tenu le serment de son hros ? Il n'y a pas t contraint. Sinon, il n'aurait pas atteint cent ans. Question : comment y arrive-t-on quand on aime faire honneur au champagne autant que lui ? PS : Question encore : Est-il donc un gnral en retraite, dguis en Goethe, et se sentant plutt gnral qu'auteur , selon ses propres termes ? Rponse : Mais oui, bien sr. s (Traduction : Dominique Petit)(1) Pour l'ensemble des citations de Sur les Falaises de marbre : Traduction Henri Thomas, Gallimard, 1942. Coll. L'Imaginaire, avril 1995.

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UN CRIVAIN CONTESTDOSSIER

HELMUTH KIESEL

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n 1960 Ernst Jnger venait d'avoir 65 ans Golo Mann, alors g de cinquante et un ans et rentr d'exil quatre ans auparavant tait, depuis peu, professeur de sciences politiques Stuttgart. Il venait de publier un essai rendant hommage l'uvre et la vie de Jnger. (1) Le ton qu'il adopte n'est pas dnu de critique. Pour Golo Mann, la lecture des crits de Jnger, a toujours t () trangement inquitante et douloureuse . On y trouve toutes sortes d'incohrences. En voici un exemple : Les aphorismes de Jnger , crit Golo Mann, ne sont pas des penses simplement jetes sur le papier, mais des penses retravailles, polies, mystrieusement scintillantes. L encore il montre qu'il ne ressemble aucun autre . Mais aussitt Golo Mann perce jour cette stylisation et constate : Son style dissimule plus d'motion, plus d'angoisse, de souffrance et plus de bonne volont que Jnger n'est prt avouer .

Golo Mann rectifie ainsi tous les jugements ngatifs qu'il met sur Jnger et, la fin de son essai, il aboutit au point de vue selon lequel Jnger ferait partie de ces "philosophes fondamentaux", comme l'on disait au XVIIIe sicle. Chez nous les "philosophes fondamentaux" sont rares et il faut de l'audace et de l'abngation pour en faire partie. Jnger y parvient grce sa forte personnalit et son grand talent. Et mme si nous souhaiterions qu'il garde avec les erreurs de son pass la mme distance qu'avec les puissants et le public, nous ne le comptons pas moins parmi ceux qui rendent notre vie un peu plus riche et dont on peut apprendre, prudemment . Il va de soi que Golo Mann entendait par apprendre , non le fait de dduire des rgles de vie et des prceptes, mais plutt de prendre pour point de dpart d'une rflexion une uvre dans toute sa dimension historique. Le principal reproche fait Jnger est d'avoir t un glorificateur de la guerre, un belliciste. Ce reproche se fonde sur ses crits traitant des deux guerres mondiales, en particulier sur le livre autobiographique de 1920, Orages d'acier, mais aussi sur certains passages de son uvre ultrieure. Effectivement, ces crits peu-

(1) Golo Mann : Der stoische Ernst Jnger (Ernst Jnger, le stoque), in : Der Monat 13 (1960) : cit ici d'aprs : Wir alle sind, was wir gelesen. Aufstze und Reden zur Literatur (Nous tous sommes le fruit de nos lectures. Essais et discours sur la littrature). Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1989. Compte tenu des donnes historiques et littraires souleves par ce dbat, nous prfrons l'accumulation de notes inviter le lecteur qui le souhaiterait et le pourrait prendre connaissance des textes de Jnger runis en dix-huit volumes aux ditions Fischer en 1968, aux uvres de Max Weber, Theodor W. Adorno, Walter Benjamin et Alfred Dblin tant entendu que ces repres, bien qu'importants, ne peuvent rien avoir d'exhaustif. (N.d.l.R.)

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vent justifier l'accusation d'avoir idalis la guerre. Cependant, tant d'un point de vue scientifique que pour l'intrt du dbat public autour de l'uvre de Jnger, je considre qu'il est ncessaire de resituer les choses dans toute leur complexit et leur devenir historiques.

Le rejet de la guerreParmi les rserves formules vis--vis de Jnger, l'affirmation selon laquelle, non content d'avoir t un glorificateur de la guerre par le pass, il le serait toujours, me parat foncirement errone. Dans son ouvrage La Paix, crit entre 1941 et 1943 Paris et imprim en 1945, il dit expressment qu'il est grand temps qu'enfin la raison se mette au service de la plus haute aspiration de l'homme : Un rgne de paix, meilleur et plus grand , qui ne saurait tre qu'europen. En 1979, dans un discours prononc l'occasion d'une crmonie de commmoration et de rconciliation Verdun, Jnger dit : Rtrospectivement, les vnements revtent un aspect nouveau et souvent accablant. () Lorsqu' l'poque nous nous retranchions dans les trous d'obus, nous croyions encore que l'homme tait plus fort que la matire. Ceci est apparu comme une erreur. Ce rejet de la guerre en tant que principe prtendument positif de l'histoire se traduit par le fait que les protagonistes des rcits de Jnger ( commencer par ceux de Sur les Falaises de marbre de 1939) se retirent tous de la sphre militaire. Ceci devrait tre reconnu comme un revirement, un rajustement de son bellicisme antrieur. Rduire Jnger ses crits belliqueux reviendrait dfinir Thomas Mann d'aprs ses seules Considrations d'un apolitique (1918), qui exaltent le visage humain de la guerre et plus particulirement la mort au champ d'honneur. A propos de la mort au champ d'honneur, Thomas Mann, alors g de plus de quarante ans crivit qu'il se sentait empli d'une libert et d'une srnit religieuse, affranchissement de la vie, au-del de l'esprance et de la crainte, qui est incontestablement le contraire d'un abaissement spirituel et constitue le triomphe sur la mort mme . Or, ce passage bien plus long et plus effrayant que l'extrait cit n'est pas le rsultat d'un draillement inexpliqu, mais plutt le fidle reflet de ce que Thomas Mann appelait entre 1913 et 1915 l'affinit avec la mort, sentiment qu'prouvaient alors tous ses contemporains. De mme que l'on a bien voulu admettre que Thomas Mann s'tait loign de cette affinit avec la mort, il serait souhaitable que l'on reconnaisse qu'en 1939, au plus tard, Jnger a peu peu pris ses distances avec ses considrations bellicistes passes. Et il faut que cette ide connaisse la plus large diffusion possible afin que ceux qui ne veulent se rfrer qu'aux crits de guerre sachent que leur image de Jnger n'est plus valable. Tout en affirmant cela, je concde qu' travers toute son uvre, y compris dans son essai sur la paix, Jnger a prsent la guerre comme un principe positif de la vie et de l'histoire et, qu' la manire de Thomas Mann dans ses 42

Considrations, il tentait d'ter la guerre son caractre effroyable. On le constate lorsque Jnger compare l'assaut mortel une fusion avec l'univers, ou lorsqu'il affirme que le soldat qui monte l'assaut dans un paysage printanier en fleurs est envahi par la sensation que sa vie est profondment enracine et que sa mort n'est pas une fin . Au dbut des annes vingt, lorsque Jnger, alors g de vingt-cinq ans, crivait ses mmoires de guerre, un grand nombre de ses contemporains, auxquels on ne pourra dnier leur conscience thique, pensaient encore tout fait diffremment. On peut citer ici ce que Max Weber crivait l'poque sur la mort au champ d'honneur. Le passage est extrait des fameuses Zwischenbetrachtungen, parues pour la premire fois en 1915 et rimprimes en 1920. Max Weber y parle dans un premier temps de la communaut des combattants se sacrifiant sans conditions , communaut suscite par la guerre ; les phrases suivantes donnent littralement le vertige : Et au-del, la guerre, par sa sensualit concrte, offre au guerrier quelque chose d'unique : la perception d'un sens et d'une solennit propres la mort. La communaut de l'arme sur le champ de bataille se considre aujourd'hui, comme aux temps fodaux, comme une communaut jusque dans la mort : la plus grandiose qui soit. Et la mort au champ d'honneur diffre de cette mort qui n'est rien de plus que le lot commun, de ce sort qui est fait tout un chacun, sans que jamais il ne puisse tre dit pourquoi celui-ci et pourquoi maintenant, ce destin qui met un point final, alors que c'est un commencement qu'il faudrait pour panouir et sublimer les acquis de la culture simplement invitable. Seule la mort au champ d'honneur se distingue de cette mort tout en ce qu'ici (et seulement ici dans une telle ampleur) l'individu peut croire qu'il meurt pour quelque chose. Il est (avec celui qui meurt dans l'exercice de ses fonctions ) le seul pour qui la raison d'tre, le pourquoi de sa mort ne font aucun doute, au point que la question du sens de la mort dans son acception la plus gnrale, question dont se proccupent tant les religions rvles, n'a pas mme lieu d'tre pose.

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La mort au champ d'honneurLa citation de cette apologie de la mort au champ d'honneur due Weber, n'est en aucune faon une tentative de rhabilitation de la clbration littraire de cette mort guerrire chez Jnger. Ce serait bien loign de mes proccupations et d'ailleurs rien ne m'y autoriserait. Par ailleurs, il est clair que le discours de Weber ne doit pas tre pris la lettre mais plutt de manire heuristique. Il montre nanmoins que les crits de Jnger sur la guerre ne sont pas issus d'une conscience individuelle dnature, mais qu'ils sont le reflet d'une problmatique intellectuelle gnralise, plus exactement, d'une raction (malheureusement permise et rpandue l'poque) un problme-cl de cette modernit scularise et centre sur le progrs matriel : selon Weber, cette vie moderne n'apporte plus de rponse quant au sens d'une 43

mort aussi certaine qu'elle parat alatoire dans un monde qui se perfectionne sans cesse. Deux groupes seulement, en croire Weber, sont dispenss de se poser cette question douloureuse : ceux qui meurent dans l'exercice de leurs fonctions et ceux qui meurent la guerre . Ceci suppose bien entendu que la guerre soit pose comme un moment positif de l'histoire ; nous sommes aujourd'hui bien loigns de cette ide, l'poque, on l'tait moins. La grande question est de savoir comment manier cette pense et ses corollaires littraires. Il va de soi que nous refusons d'adhrer ce type de pense. Mais ici aussi la thse formule par Adorno en 1959, dans son fameux essai Was bedeutet Aufarbeitung der Vergangenheit ? : La confrontation au pass ne doit pas en rester la condamnation, mais elle doit actualiser le pass et l'clairer : c'est la seule manire, selon Adorno, de briser, par une conscience en veil , le sortilge de ses motivations funestes. C'est en ce sens que je considre qu'il ne faut pas seulement condamner les crits de Jnger mais en analyser les motivations profondes (celles d'une modernit la recherche du sens) et le prtendu pouvoir de fascination. Ici encore, il s'agit, une fois de plus, de se prserver par l'analyse et non par le refoulement. Si tant est qu'un danger mane actuellement des crits de Jnger, ce danger ou ce pouvoir de sduction doivent tre combattus par l'analyse de la fascination potentielle qui mane (apparemment) de cette exprience de la guerre, et par l'analyse des contingences qui rendent rceptifs cette fascination, plutt que par de simples dclarations selon lesquelles la guerre y a t magnifie. A cet gard, les livres guerriers de Jnger sont parmi les plus rvlateurs du sicle, parce qu'ils montrent comment l'exprience psychique de l'horreur et de l'inhumanit a pu tre rendue supportable, des annes durant, par la mobilisation psychique ou, pourrait-on dire par une ivresse, par l'insertion de l'individu dans une collectivit qui se sent hroque (Max Weber disait une communaut jusque dans la mort ). Que la guerre ait pu ainsi acqurir des aspects fascinants, pas mme la littrature pacifiste ne le conteste. Bien au contraire : le roman pacifiste le plus convaincant de toute la priode de la rpublique de Weimar, le Heeresbericht d'Edlef Kppen paru en 1930 et interdit en 1935, montre quelle a d tre la sduction exerce par la guerre sur la gnration de Jnger et de Kppen, avec une force de suggestion qui, (grce une technique d'criture diffrente) dpasse de loin celle des crits guerriers de Jnger. Le Heeresbericht de Kppen repose d'ailleurs sur une exprience semblable celle du Jnger des Orages d'acier. Tout comme Jnger, Kppen s'est port volontaire en 1914 pour partir la guerre o il obtint des grades de plus en plus levs. Et le fait qu'il ait crit un roman pacifiste est d un tat d'esprit qui ne commena s'instaurer qu'au milieu des annes vingt ; mme le roman pacifiste le plus clbre, A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque, n'a paru qu'en 1928. A cette date, Jnger avait dj renonc narrer ses souvenirs de guerre et commenait rflchir ce qu'tait et devrait tre la signification de la guerre dans le monde moderne. Il en rsulta des crits dans lesquels une tendance appeler de ses vux des prtentions une organisation globale de la vie et une mobilisation quasi militaire de toutes les 44

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ressources humaines et matrielles fut considre comme la marque mme de la modernit. En 1930, Walter Benjamin lui-mme reconnaissait ces crits une fonction de diagnostic historique de grande valeur. Toutefois, il faut admettre que Walter Benjamin, qui s'tait entre temps rapproch du modle sovitique, a relev tout aussi clairement le caractre politiquement douteux de ces crits. Avant que Jnger ne se range galement cet avis, il devait se passer encore quelques annes. Dans son recueil d'essais Feuilles et Pierres paru en 1934, son point de vue commence changer, et en 1939 il est tout fait clair pour Jnger que le pouvoir de mobilisation de la modernit comporte un caractre autodestructeur, dans la mesure o il pousse une planification outrancire et une exploitation impitoyable. Au printemps 1939 Ernst Jnger s'entretint avec son frre Friedrich Georg Jnger du livre La perfection de la technique crit par ce dernier. Ce livre tonnamment moderne et clairvoyant est considr depuis peu comme un ouvrage scientifique annonciateur du dbat actuel autour de l'cologie. Pour Jnger, ce livre signifia un abandon de la pense moderniste militante qui avait marqu ses propres crits du dbut des annes trente.

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Ennemi de la dmocratie ?On a reproch Jnger d'avoir t depuis les annes vingt un ennemi notoire de la dmocratie. Deux arguments tayent ce reproche : d'une part, l'attitude antidmocratique de Jnger aux alentours de 1930 ; d'autre part certaines de ses prises de position au cours des dernires dcennies, qui semblent indiquer une attitude quelque peu distante l'gard de la dmocratie ainsi qu'un certain dsintrt envers celle-ci. C'est un fait que vers 1930 Jnger a mpris et combattu la dmocratie en tant qu'expression du libralisme bourgeois qui faisait alors l'objet de son aversion. Cette attitude trouve son expression la plus virulente dans Le Travailleur ; dans ce livre publi en 1932, Jnger plaida la cause d'un tat fort, autoritaire (un tat qui, cependant, la diffrence de l'tat national-socialiste, aurait t un tat de droit). Son objectif tait que la dmocratie librale ou dmocratie sociale ft relaye par une dmocratie du travail ou une dmocratie d'tat . On reconnat l ce dsenchantement l'gard de la dmocratie dite librale ou bourgeoise trs rpandu chez les intellectuels de la rpublique de Weimar, un dsenchantement qui a sans aucun doute contribu la fin tragique du rgime et au passage la dictature. Il faut le dplorer et le condamner, et si Jnger ne s'tait pas loign de cette attitude par la suite, je n'crirais pas aujourd'hui sur lui. Dans le contexte du dbut des annes trente, la position de Jnger est difficile cerner. Quelques annes durant, Jnger a t le porte-parole des nationalistes (et non des nationaux-socialistes) ; ensuite on le retrouve chez les natio45

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naux-bolchviques ; les tudes rcentes le situent assez souvent dans le courant relativement diffus de la Rvolution conservatrice. Lors de la publication de son aperu sur la littrature allemande depuis son exil parisien, Alfred Dblin, exceptionnellement lucide quant aux contorsions intellectuelles et politiques de son poque, a class Jnger dans la mouvance de la rvolution spirituelle . Avant mme la fin du IIIe Reich, Jnger avait dj pris ses distances avec l'antidmocratisme des annes prcdentes et avait volu vers une reconnaissance de la dmocratie. Dans un crit dj mentionn, La Paix, crit en 1941 et publi en 1945 Paris, Jnger mentionne deux principes pour l'avenir : la recherche d'une rconciliation avec le rgime dmocratique et la ncessit au niveau international de garantir et de dfendre les liberts individuelles . Il crit : il ne fait aucun doute que la limitation de droits telle que les tats totalitaires l'imposent aux humains ne ressortit pas aux seules affaires intrieures de ces dictatures. Bien au contraire, toute restriction des liberts transparat vers l'extrieur o elle devient une menace visible. L'aspiration la garantie des droits, des liberts et de la dignit humaine dans quelque pays que ce soit est tout aussi justifie que l'aspiration jouir de manire quitable de l'espace et des biens de ce monde. Par la suite, Jnger ne s'est plus cart de cette position. Mais Jnger dconcerta nouveau en dclarant voici une quinzaine d'annes, dans des notes ou des entretiens, que les rgimes politiques n'avaient eu dans sa vie qu'une importance relative.

Un langage agressif et militantL'auteur et ses uvres sont marqus du sceau des problmes de leur temps et portent la marque de l'extrmisme et de l'agressivit de cette poque ; leur langage est en partie agressif et militant. Ceci est malheureusement vrai aussi d'un article de trois pages publi alors sur la question juive, article dont une revue de renom, les Sddeutsche Hefte, avait pass commande auprs de Jnger. Il traite de la question alors tant dbattue de la vie des juifs en Allemagne : devaient-ils vivre en tant que juifs assimils, c'est--dire au prix de la renonciation leur spcificit religieuse et culturelle, comme le pensaient beaucoup de contemporains, ou bien devaient-ils vivre comme un groupe spcifique, distinct des Allemands. Jnger prnait la seconde option : les juifs devaient vivre en Allemagne, mais comme des juifs et non comme des Allemands. L'objectif n'tait pas l'extermination des juifs en faveur de laquelle les nationaux-socialistes commenaient mener leur propagande ; bien au contraire : dans son article, Jnger s'en est expressment dmarqu. Malheureusement, mme cela il l'exprima sous une forme qui, aujourd'hui, est ncessairement choquante. Pour Henri Plard, qui depuis des dizaines d'annes traduit l'uvre de Jnger en franais, l'article Nationalisme et judasme est une plaie bante dans son travail sur Jnger. 46

Dans ses crits ultrieurs, Jnger a reconnu plusieurs reprises qu'il s'tait rendu en partie responsable de la libration des forces de l'obscurantisme qui a fait natre les bourreaux et les assassins , ainsi qu'il l'exprime par exemple dans son Second journal parisien la date du 13 avril 1943. Il me semble indiqu d'attirer l'attention sur le fait que le recours un langage agressif et militant semblait de mise l'poque. C'est ainsi que, dans les annes vingt, la fdration des crivains proltaires et rvolutionnaires avaient pour mot d'ordre clbre : La littrature est une arme dans la lutte des classes . Partout on voulait que se dessinent des lignes de front, mme dans le domaine culturel, d'o l'usage de la littrature en tant qu'arme . Dans son clbre Sens unique Benjamin crivit propos de la technique du critique : Le critique est le stratge du combat littraire. () L'uvre d'art est entre ses mains l'arme (blanche) dans la lutte des esprits . Dans un essai dcisif datant de 1929 Dblin appela la littrature un ars militans . Dans une pice de thtre la rputation sinistre Brecht a mis en scne, en 1930, un acte tout fait meurtrier, acte qu'il considrait cependant comme politiquement utile et acceptable du point de vue thique, parce que dans l'intrt de la rvolution.

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Pas de compromission avec le national-socialismeL'uvre de jeunesse de Jnger est l'expression d'une tentative d'assumer la dfaite militaire et la crise durable d'une modernit quelque peu artificielle. Jnger a d'abord mis sur la mobilisation globale, la fois intellectuelle, technique et sociale, qui devait tre couple l'mergence d'une socit autoritaire. C'est ce que Jnger appelait en 1932 dans son ouvrage Le Travailleur La dmocratie du travail ou de l'tat . Une certaine proximit avec des concepts totalitaires, tant fascistes que bolcheviques, est indniable. Cependant, il y a aussi des diffrences notables : En effet, dans Le Travailleur, les notions de classe ou de race ne jouent aucun rle, et Jnger tait trs loin de souhaiter ou d'imaginer qu'un mouvement ou un parti quelconques pussent saper l'tat, ses institutions et ses lois. D'ailleurs, aucun moment Jnger ne s'est compromis avec les nationaux-socialistes. Il a dclin leur offre ritre d'un mandat au Reichstag. Il n'est pas devenu membre de l'acadmie des crivains qui avait t mise au pas. Il a dclin toutes les invitations de Goebbels. Lorsque les officiers juifs de la Premire Guerre mondiale ont t exclus des fdrations d'anciens combattants il en