Notions et sensations de l’espace

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Notions et sensations de l’espace Culture, technologie et architecture : la contribution les maîtres du mouvement moderne L’architecture moderne a développé un langage abstrait et sensible dont la valeur, d’expression comme de contenu, correspondait à une conception nouvelle de l’espace et de l’habiter. L’intentionnalité artis- tique portée par ses pionniers a donné lieu à de nombreuses interpré- tations et souvent à des contresens sur sa finalité. On y a vu une stricte réponse à des besoins fonctionnels jusqu’à dissoudre l’idée et la nature de l’espace architectural dans la méthode. Produit de la technocratie triomphante, l’architecture n’était plus que le résultat optimisé d’un processus. Ce processus idéalisé, c’est celui qui devait conduire aux solutions rationnelles des problèmes d’installation dans l’espace socio-géographique économiquement et politiquement maî- trisé. Dans les années 1960, une autre architecture moderne s’impose alors, celle des grands techniciens et des aménagistes. L’architecture se fond dans le territoire et mise sur l’industrie. Qu’en est-il de l’héri- tage artistique et intellectuel de ces laboratoires que furent les projets du début du XX e siècle ? Cet article, fruit d’un dialogue entre un enseignant coréen et un enseignant canadien, aborde la reconstruc- tion de quelques-unes de ces idées. Tous deux sont convaincus que l’architecture représente un enjeu majeur du « partage du sensible » dans les sociétés actuelles. Face aux nouvelles images qui oppriment la pensée, ces idées et leur caractère opératoire peuvent constituer le point de départ d’un programme théorique et critique pour la pratique de l’architecture contemporaine. 145 Moonki Shin, Professeur associé, Department of Architecture, Hoseo University, South Korea. Chercheur invité à l’École d’architecture, Université de Montréal. Georges Adamczyk, Professeur titulaire et directeur Faculté de l’aménagement, École d’architecture, Université de Montréal Trames n°15 Architecture et modernité

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Notions et sensations de l’espaceCulture, technologie et architecture :

la contribution les maîtres du mouvement moderne

L’architecture moderne a développé un langage abstrait et sensibledont la valeur, d’expression comme de contenu, correspondait à uneconception nouvelle de l’espace et de l’habiter. L’intentionnalité artis-tique portée par ses pionniers a donné lieu à de nombreuses interpré-tations et souvent à des contresens sur sa finalité. On y a vu unestricte réponse à des besoins fonctionnels jusqu’à dissoudre l’idée etla nature de l’espace architectural dans la méthode. Produit de latechnocratie triomphante, l’architecture n’était plus que le résultatoptimisé d’un processus. Ce processus idéalisé, c’est celui qui devaitconduire aux solutions rationnelles des problèmes d’installation dansl’espace socio-géographique économiquement et politiquement maî-trisé. Dans les années 1960, une autre architecture moderne s’imposealors, celle des grands techniciens et des aménagistes. L’architecturese fond dans le territoire et mise sur l’industrie. Qu’en est-il de l’héri-tage artistique et intellectuel de ces laboratoires que furent les projetsdu début du XXe siècle ? Cet article, fruit d’un dialogue entre unenseignant coréen et un enseignant canadien, aborde la reconstruc-tion de quelques-unes de ces idées. Tous deux sont convaincus quel’architecture représente un enjeu majeur du « partage du sensible »dans les sociétés actuelles. Face aux nouvelles images qui opprimentla pensée, ces idées et leur caractère opératoire peuvent constituer lepoint de départ d’un programme théorique et critique pour la pratiquede l’architecture contemporaine.

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Moonki Shin, Professeur associé, Department of Architecture, Hoseo University, South Korea.Chercheur invité à l’École d’architecture, Université de Montréal.

Georges Adamczyk, Professeur titulaire et directeurFaculté de l’aménagement, École d’architecture, Université de Montréal

Trames n°15 – Architecture et modernité

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IntroductionOn a très souvent l’impression d’étouffer dans les espaces architectu-raux construits dans le passé. Par contre, nous nous sentons commeà l’extérieur, tout en étant à l’intérieur dans la plupart des espacesarchitecturaux construits de nos jours. Ceux-ci sont ouverts vers l’ex-térieur et de plus en plus dotés d’un grand espace dégagé avec unéclairage naturel ou d’un grand espace lié visuellement à l’espaceextérieur. On voit communément ce phénomène comme étant simple-ment dû au développement des techniques de construction. Nous pro-posons plutôt de l’aborder comme un phénomène qui répond auxchangements de notre perception sensorielle de l’espace. En fait, cesont ces changements précisément qui surviennent sous l’influencedu développement de la science et de la technologie1.

Les nouvelles connaissances scientifiques ont donné naissance à ungrand bouleversement de la figuration dans le domaine des arts, sur-tout dans celui de la peinture. Les théories de la relativité restreinteet de la relativité générale dans lesquelles Einstein a énoncé le conti-nuum espace-temps quadridimensionnel ont été présentées en 1905et en 1916 respectivement. Cependant, avant les théories de la rela-tivité, la quatrième dimension avait généralement acquis des qualitésspécifiquement mystiques chez certains théosophes et spiritualistes.Quant à la philosophie de l’hyperespace, Charles Howard Hinton apublié à Londres deux livres intitulés : A new era of thought en 1888et The fourth dimension en 1904. P. D. Ouspensky, pour sa part, apublié en Russie Tertium Organum en 1911, un ouvrage basé surl’idée de la quatrième dimension.

K. Malevitch, qui a suivi l’enseignement d’Ouspensky, s’est référé à laquatrième dimension dans ses développements théoriques entre1913 et 19142. Il a refusé la perspective classique et a choisi d’uti-liser la perspective inversée, la suppression du raccourci redressantles lignes de profondeur à l’horizontale. Les éléments suprématistesdonnent donc une impression de flottement libre, indépendammentde la gravité et de toute orientation particulière. Cette caractéristiquecorrespond également au contexte de la philosophie de l’hyperespace.

Dans son livre Les peintres cubistes, G. Apollinaire a proclamé, en1913, la fin des trois dimensions de la géométrie euclidienne. Il amontré qu’il existait une nouvelle possibilité pour l’art, celle de la

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quatrième dimension, en définissant le Cubisme comme un art de laconception. Cet art n’est plus celui de l’imitation et il tend à s’éleverjusqu’à la création. On peut dire que : « Avant la guerre de 1914, laquatrième dimension était une de ces expressions à la mode dont onentendait parler un peu partout3 ».

Nous savons que d’importants mouvements artistiques liés directe-ment à l’architecture tels que le Futurisme, le Purisme, le Néo-plasti-cisme et autres, devaient beaucoup au Cubisme. Le mouvement del’architecture moderne au début du XXe siècle avait également étéobsédé par le temps et par le mouvement. De plus, les nouveauxmatériaux tels que le béton armé, le fer et le verre, ont permis d’ex-primer architecturalement ces nouveaux intérêts.

En examinant le cas de quelques architectes réputés de la périodemoderne, nous redécouvrirons, au fur et à mesure, comment lesnotions et les sensations de l’espace ont été modifiées. Nous verronsaussi comment a été conçue, représentée et réalisée la constructionde l’espace architectural selon ces différentes modifications.

L’évolution des notions et des sensations de l’espace

Les changements de la relation forme/espace dans la vie quotidienne

Depuis 1905, la théorie de la relativité a annoncé la dissolution del’espace uniforme newtonien, utile, mais illusoire et fictif. Einstein aproclamé la mort de l’espace infini ou rationnel. Il semble difficile detrouver une preuve directe du fait que cette théorie aurait eu uneinfluence importante sur les figurations architecturales. Toutefois, ilest connu que d’autres formes artistiques ont été directement influen-cées par les progrès de la physique.

Le développement de la technique cinématographique et l’apparitiondes images de synthèse peuvent nous aider à repérer ces change-ments imperceptibles de la relation entre forme et espace dans la viequotidienne.

Par exemple, dans un dessin animé ou dans un récit occidental, unfantôme qui existerait en dehors d’un espace/temps tridimensionnelest représenté sous la forme d’un drap blanc et utilise une fenêtre ou

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une porte pour apparaître ou disparaître dans un espace fermé par desmurs. Autrement dit, un fantôme qui n’existe pas réellement ne peutêtre représenté que par un drap blanc.

« L’homme invisible », film réalisé par James Fhale en 1933, d’aprèsle roman de H. J. Welles, a comme personnage principal une sorte defantôme, mais il est représenté autrement. On ne le voit pas, mais ilexiste sous la forme d’un homme transparent dans un espace limité.Pour quitter cet espace, lui aussi utilise une fenêtre et une porte. Il ya donc une distinction entre l’espace et la forme d’un objet. Même sion ne le voit pas, l’objet existe toujours dans le même espace et dansle temps.

En 1991, le film « Terminator II » met en scène un fantôme contem-porain qui n’a aucune limite dans l’espace et dans le temps. Il peuttraverser n’importe quel matériau en modifiant lui-même la densité deson propre corps. La forme de son corps n’existe pas en tant queforme figée, bien qu’il ait une figure d’homme. Personne ne s’étonnede ce phénomène en regardant ce film. Peut-être accepte-t-on déjàque la figure d’un objet ne soit plus une métamorphose — tracetransposée et immuable de la chose — mais une diamorphose, àcause de l’influence des images de synthèse.

Chacun de ces trois exemples, dérivés de différents moments du déve-loppement de la technologie, montrent clairement le consensus cultu-rel qui correspond à l’idée que l’on se fait de la relation forme/espaceà une époque donnée.

Selon le point de vue que nous proposons pour aborder ces phéno-mènes, nous pouvons interpréter les changements de la relationforme/espace comme suit : jusqu’au début du XXe siècle, la forme etl’espace ne se sont jamais associés l’une à l’autre. La forme a étéopaque et rigide, tandis que l’espace a été une chose vide. Chacund’entre eux a eu son rôle autonome. L’espace intérieur a donc toujoursété entouré d’objets opaques. Dans les années 1940, la forme a puêtre prolongée ou devenir quelque chose de vide et de transparent,comme l’espace. Il y avait encore une séparation des rôles entre laforme et l’espace. L’espace intérieur n’était pas nécessairemententouré d’objets opaques. Vers la fin du XXe siècle, il n’y a plus de dis-tinction entre l’espace et la forme des objets. La forme ne sera qu’une

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différente densité de l’espace. L’espace intérieur n’a plus besoind’être entouré d’objets opaques et les deux espaces, intérieur et exté-rieur, peuvent désormais jouer réciproquement leur rôle.

Les changements de ces consensus inconscients dans la vie quoti-dienne ne dépendent pas seulement de la technique cinématogra-phique. La connaissance scientifique est à l’origine de ces change-ments. La représentation cinématographique n’en est qu’un des pro-duits.

L’évolution de la conception de l’espaceL’histoire de l’architecture occidentale montre que l’espace était deplus en plus clos et fermé. Une des tâches que se sont données lesarchitectes modernes a été de fracasser cette boîte fermée afin d’ar-ticuler et de donner du mouvement à l’espace architectural.

Selon Michael Leonard4, cet « espace moderne » est créé dès qu’oncommence à construire psychologiquement (non pas physiquement)une cellule fermée par quatre murs, parce qu’on tend à compléterl’espace imparfait du fait de la domination du monde visuel. Parexemple, on peut façonner un espace cubique de plusieurs façons enl’imaginant mentalement par expérience : soit quatre poteaux, soit unmur et deux poteaux, soit deux murs courts en angle et diagonalementopposés, soit deux murs face à face, soit un plancher et un plafond,etc. (Fig. 1) Bref, un volume rectangulaire se complète lui-même, s’ilest incomplet. On appelle ceci « l’effet supplétif ».

Cet effet supplétif joue un rôle déterminant dans la création de l’im-pression de mouvement. Lorsqu’on combine plusieurs éléments, onpeut avoir différentes densités d’effet supplétif par superposition. Ces

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Figure 1. Le schéma de la création psychologique d’une cellule.

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différentes densités nous attirent vers la direction du mouvement etnous procurent, selon Michael Leonard, différentes sensations del’espace. (Fig. 2)

Quand on dispose deux espaces en diagonale, en faisant qu’ils sesuperposent, on crée un mouvement de complémentarité. (Fig. 3)

De la même manière, lorsqu’on combine plusieurs espaces, on pro-voque un effet de mouvement circulaire dont l’axe de rotation est lecentre de gravité de l’ensemble des espaces. (Fig. 4)

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Figure 2. Le schéma de la création du mouvement provoqué par des densités diffé-rentes d’espace. Source : « Humanizing space », Progressive Architecture, NewYork, Avril 1969, p. 131 .

Figure 3. Le schéma de la provocation d’un mouvement fort.

Figure 4. Le schéma de la création d’un mouvement circulaire. Source : «Humanizing space », Progressive Architecture, New York, Avril 1969, p. 133.

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L’architecte moderne a su et a pu définir un espace dynamique ou unespace statique en utilisant ces effets psychologiques. Mais à quoisert le mouvement dans un espace moderne ? Posée ainsi, la questionmène au constat qu’en réalité l’architecture moderne des années1920 et 1930 avait seulement besoin de baies pour prolonger la vuevers l’extérieur. Elle se souciait principalement de laisser entrer abon-damment la lumière pour des raisons d’hygiène et voulait se différen-cier formellement du bâti ancien. La plupart des architectes ne cher-chaient pas vraiment de raison à l’utilisation du mouvement dont leseffets sont difficilement contrôlables dans l’espace. Ils se sont doncsurtout intéressés à articuler des volumes autour des baies.

Jean Cousin qui fut professeur à l’École d’architecture de l’Universitéde Montréal a énuméré et décrit dans ses études plusieurs cas de sen-sations spatiales sur la base des recherches des psychologues et desanthropologues5. Il a emprunté directement l’idée de Michael Leonardselon laquelle les trois axes dynamiques de l’homme forment unecroix à trois dimensions qu’il transporte partout avec lui. La suppres-sion de ces axes par des plans dressés perpendiculairement va créerune boîte rectangulaire dans laquelle l’homme peut se sentir à l’aise.Jean Cousin a développé cette proposition en prenant pour base saconception de l’espace positif et de l’espace négatif.

Comme point de départ, Jean Cousin pense que les objets ne sont pascontenus dans un espace, mais que chacun engendre son propreespace. Ainsi, l’espace positif qui a la qualité d’être statique cor-respond à notre « bulle » et à son extension autour de nous. Cetteextension est concrétisée par une limite au-delà de laquellecommence l’espace négatif qui est dynamique6. Lorsque nous nousplaçons dans un endroit relativement indéterminé, quelque chosevient inclure dans un espace négatif comme un certain espace posi-tif. Quand nous nous situons à l’intérieur de cet espace positif, celui-ci devient une sorte de coquille et nous avons alors l’impression d’êtrecontenus, enfermés et limités. Situés à l’extérieur, cet espace positifnous apparaît comme un objet avec lequel existe toujours une certainepossibilité d’être en relation.

Dès que l’on perçoit un espace comme positif, l’espace environnantest automatiquement négatif. L’architecte peut créer des espacesambigus qui seront alternativement ressentis comme positifs ou néga-tifs. Toutefois, ce caractère statique ou dynamique de la nature des

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espaces n’est pas toujours constant. En déformant les axes de réfé-rence de l’homme, on peut changer ce caractère. Chaque fois qu’unaxe est contrarié, il détermine une possibilité de mouvement. Ainsi,les espaces positifs, pouvant être généralement considérés commestatiques, peuvent être aussi extraordinairement dynamiques en favo-risant une des directions des axes de référence. De la même manière,si les espaces négatifs favorisent les axes dynamiques, c’est à causede l’absence de limitation de certaines directions. Il faut donc admet-tre que toutes les directions étant favorisées mais non provoquées, cesespaces peuvent devenir statiques, comme lorsque l’on est sur unnavire et que l’on regarde l’océan.

À l’aide de ces principes, Jean Cousin a montré plusieurs façons decréer un espace dynamique et statique, sans toutefois indiquer la fina-lité des mouvements qui en découle. Cependant, avec ses travaux, lanotion d’espace se précise et connaît un grand progrès en s’accordantà l’époque actuelle par rapport à une notion qui correspondait à destemps révolus. Face aux ambitions du temps, la réception des ouvra-ges de Jean Cousin fut plutôt limitée à leurs applications esthétiques.Il est clair que l’architecte contemporain utilise, consciemment ouinconsciemment, la notion de densités différentes et de tensions dif-férentes de l’espace architectural. Dans l’enseignement du projet, cesnotions sont plus souvent implicites qu’explicites et comprises.

Les différentes expressions de l’espace moderneTout en détruisant l’espace fermé en trois dimensions, les maîtres del’architecture moderne se sont préoccupés d’introduire le temps et lemouvement dans l’architecture. Pour cela ils ont utilisé plusieursmoyens afin de les transporter dans l’espace architectural. Parmiceux-ci, nous pouvons identifier des moyens qui renvoient à desexpressions particulières : la légèreté, la transparence et l’articulationde l’espace. Nous examinerons brièvement chacune d’entre elles.

La légèreté

Dans l’exposition7 du groupe De Stijl, à la galerie l’Effort Moderne àParis, Theo Van Doesburg avait présenté trois modèles architecturaux.Ces modèles étaient : l’Hôtel particulier, la Maison particulière et laMaison d’artiste. Il nous a donné une explication de cette nouvellearchitecture dans son article intitulé « Vers l’architecture plastique ».

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Cet article célèbre paraît en 1924 dans De Stijl et sa traduction enfrançais est offerte l’année suivante dans l’Architecture vivante sousle titre : « L’évolution de l’architecture moderne en Hollande ».

Les illustrations et les notes que Van Doesburg a incluses dans cesdeux revues montrent bien que son idée de l’espace-temps avait pourorigine des idées qui étaient antérieures aux théories de la relativité.Van Doesburg a utilisé l’hypercube pour établir un contraste entrel’architecture traditionnelle cubique et la nouvelle architecture hyper-cubique dont la quatrième dimension sort de la boîte vers l’extérieuret est indiquée par des flèches. (Fig. 5) Cette représentation elle-même implique certaines qualités architecturales : architectureexcentrique, refus de la façade, composition en plans et structure enporte-à-faux, etc.

Ce n’était pas par hasard que Van Doesburg allait faire appel à la pers-pective axonométrique, l’isométrie plus précisément, pour imaginerl’architecture quadridimensionnelle. Il a décrit ce mode de représen-tation dans son article en suivant les principes de l’hypercube deHinton : « Par cette détermination des plans, on peut les étendre àl’infini de tous côtés et sans arrêt8 ». Cette architecture modernedonne « l’impression de planer, d’être suspendue en l’air, de s’oppo-ser à la gravitation naturelle9 ». C’est la raison pour laquelle VanDoesburg a représenté ces trois modèles architecturaux avec des sur-

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Figure 5. L’hypercube de Hinton, Malevitch, Éditions l’Âge d’Homme, Lausanne,1979, p. 29 et ceux de Van Doesburg, L’Architecture vivante, automne & hiver 1925,p. 18.

Hypercube de Hinton Hypercubes de Van Doesburg

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faces planes qui sont totalement dématérialisées. La Maison particu-lière était montrée en axonométrie dans l’exposition, avec des vues dudessus et du dessous. Dans ses articles, la Maison d’artiste est pré-sentée à l’aide des photographies de la maquette, avec des vues dudessus et du dessous. C’est comme si ces deux maisons flottaient,sans la contrainte de la gravité et sans orientation définie.

Sa préoccupation pour la quatrième dimension, contre la pesanteur,lui permet de proposer un changement de la forme architecturale.Quand nous observons ses projets, nous repérons facilement cettepréoccupation10. Dans les plans de la Maison particulière, chaquepièce est disposée autour d’un noyau central et certaines pièces del’étage supérieur sont en porte-à-faux d’environ un tiers de leur sur-face. Ce dispositif articule l’ensemble des volumes architecturaux.L’expression de la Maison d’artiste est plus audacieuse. Van Doesburga commenté lui-même « les images » de cette maison dans sonarticle : « Maison accrochée à un point d’appui central en béton armésur lequel se greffent les appartements sans contact avec le sol11 ».Certaines pièces de l’étage sont en porte-à-faux pour plus des deuxtiers de la surface de leur plancher. L’ensemble de la Maison d’artistedonne alors une forte impression ascendante autour d’un noyaucentral.

Il est vrai que ces projets ne sont que des modèles architecturauxirréalisables par la technique de construction de l’époque. Mais, dansl’explication de ces modèles, Van Doesburg a clairement montré lesmoyens d’introduire la quatrième dimension dans l’architecture.

D’autres protagonistes, au sein du groupe De Stijl, sont poussés parce désir de vaincre la gravité. Dans les peintures de P. Mondrian, lapesanteur des éléments picturaux est totalement effacée. Ces élé-ments picturaux gardent un état d’équilibre tout en étant libérés de lagravité et en possédant une parfaite mobilité sur le plan pictural. Lescomposants visuels de la Maison Schröder de Rietveld se réfèrent auplan vertical imaginaire, mais non pas au plan de terre conventionnel.La Maison Schröder (1924) a un équilibre visuel presque parfait entrele haut et le bas, la gauche et la droite de chaque surface. La visionfrontale de chaque surface donne l’impression d’une stabilité absoluesans la contrainte de la pesanteur, comme un tableau de P. Mondrian.

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Rietveld a en même temps minimisé l’impression de masse de la mai-son par une manipulation habile du chevauchement des différentséléments structuraux. Il a utilisé plusieurs types de chevauchementvisuel. Ainsi les plans et les lignes qui forment le volume s’enchaî-nent de manière discontinue à l’extérieur de cette maison. Là, il n’y apas de continuité visuelle des matériaux, mais seulement une conti-nuité structurelle. La maison est jointe physiquement mais se disso-cie visuellement. En outre, les éléments du chevauchement ne s’arrê-tent jamais au point de leurs rencontres, mais se prolongent commedes éléments indépendants. Par ces moyens, Rietveld s’éloigne de lacomposition perspective de l’espace, et il accentue visuellement laplanéité en effaçant tous les angles. (Fig. 6)

Le Corbusier a renforcé ou réaffirmé ses propres idées en partageantla conception du groupe De Stijl. Dans la Villa à Vaucresson, en 1922,il a camouflé les poteaux et le plancher avec du parpaing sous unelisse couverture d’enduit. Les surfaces des murs donnent l’impressiond’un carton blanc troué de fenêtres en longueur ayant enveloppé l’en-semble de la maison. Il a exprimé la forme de la Villa avec une sim-plicité extrême, voire abstraite, en dépouillant sa corporalité. Il n’étaitplus intéressé à l’expression de l’ossature constructive, mais à l’ex-pression idéale ou conceptuelle : « on est passé de l’expression del’ossature à l’expression des formes plastiques12 ». Le Corbusier a

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Figure 6. Croquis montrant le chevauchement des éléments et la continuité recher-chée entre intérieur et extérieur. Source : Rietveld, 1924, Schröder Huis, 1963, rédi-tion Reflex, Utrecht, 1985.

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choisi cette expression pour ses projets pendant son époque puriste.Nous pouvons considérer le système de l’ossature Dom-ino13, en1914, comme étant son point de départ.

Dans les deux maisons, Maisons La Roche et Jeanneret en 1925, cou-plées en un seul bâtiment, Le Corbusier a imaginé un autre moyenpour exprimer la légèreté du bâtiment. Dans le hall de la Maison LaRoche, il a disposé une grande poutre, qui joue le rôle de linteau dela grande fenêtre du hall, sur le garde-corps de la bibliothèque, encamouflant le poteau et le mur par un enduit lisse. Cela donne l’im-pression que la grande poutre flottant dans l’air se superpose légère-ment sur le garde-corps en supportant le plafond. Toutes les ouver-tures et les murs dans l’intérieur du hall sont traités, comme dans lecas de la Villa à Vaucresson, en exaltant la légèreté par les ouvertures.De plus, l’escalier principal qui monte à la galerie de tableaux est ensurplomb14. L’ensemble crée le sentiment d’une extrême légèreté del’espace. (Fig. 7)

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Figure 7. La Maison La Roche en construction. Source : L’Architecture vivante, p. 15, automne 1926.

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Le pilotis, qui est un des cinq points d’une architecture nouvelle chezLe Corbusier, n’avait souvent pas de lien avec des fonctions pratiques.C’est le cas de la Maison Citröhan exposée en 1922 et celui de laMaison La Roche. Il est évident que le but recherché était de montrervisuellement « la maison suspendue en l’air15 » afin d’exprimer lalégèreté du bâtiment.

Dans le même esprit, on peut noter que parmi les réalisations duBauhaus de Dessau, la maison des étudiants, appelée la Prellerhaus,dont chaque studio donne sur un petit balcon constitué d’une plaquede béton en surplomb et de passerelles sur des piliers, procure égale-ment cette impression de légèreté.

Nous pouvons aussi observer que la maison Kaufmann (1935-39) deF. L. Wright, avec son énorme porte-à-faux, cette fameuse maison surla Cascade en Pennsylvanie suit la même voie.

Le verre donne d’emblée une impression de légèreté. Walter Gropiusl’a beaucoup utilisé à l’usine Fagus et pour les bâtiments du Bauhausde Dessau où il a introduit un véritable rideau de verre. Gropius aemployé des pilotis pour les passerelles qui lient toutes les fonctionsdu Bauhaus. Selon Siegfried Giedion, pour « flotter dans l’air [...] l’onemploya des passerelles et une profusion de surfaces vitrées. On avaitpréféré le verre pour son pouvoir de dématérialisation16. » Nous pou-vons remarquer qu’il y a une grande différence dans l’utilisation desparois de verre entre Gropius et Mies van der Rohe au sein duBauhaus. Le mur-rideau de Gropius n’est qu’une grande fenêtre enca-drée par la grande poutre et le linteau, tandis que ceux proposés parMies sont des façades. Ils sont techniquement différents parce qu’ilscorrespondent à deux idées architecturales différentes.

Les transparences

Le fer, le verre et le béton armé donnent à l’architecture moderne lapossibilité d’exprimer plus facilement la transparence et la continuitéde l’espace. Évidemment, l’utilisation du fer et du verre n’était pasrécente : le fer était employé comme un élément structural depuis leMoyen-Âge pour éviter l’évasement des murs. Nous savons que l’on aemployé les plus grandes dimensions possibles de verre à l’époquepour les fenêtres de la « Galerie des Glaces » du Château deVersailles, en 1678. Nous savons aussi que le fer a été largement uti-lisé par les ingénieurs au XIXe siècle. Par conséquent, on ne devrait

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pas dire que ces deux matériaux ont généré l’idée de la transparencedans l’architecture moderne. On devrait plutôt constater que la vo-lonté d’exprimer la transparence a mené à l’utilisation intensive deces deux matériaux.

Nous pouvons classer l’utilisation des transparences dans l’architec-ture en trois catégories : transparence en matérialité, transparence encadrage et transparence en interpénétration.

La transparence en matérialitéL’utilisation de la transparence dans cette catégorie n’a pour but quede montrer la transparence du matériel, du verre lui-même, sansaucune relation avec la conception de l’espace/temps.

Nous pouvons considérer que le cas du Crystal Palace, conçu parJoseph Paxton en 1851, en est un bon exemple. Ce palais de plus de70 000 m2 a été construit, en fer, en verre et en bois, en neuf mois,à l’occasion de l’Exposition mondiale à Londres. Les éléments deconstruction étaient standardisés et pouvaient être produits en série.Le module du bâtiment était basé sur la taille maximale du verremanufacturé. Tous les éléments de construction étaient fabriqués enusine et transportés sur le chantier pour ensuite faire l’assemblage surplace. On assistait à la naissance d’une nouvelle idée dans le domainede la construction. Cette idée était plutôt basée sur le progrès del’ingénierie que celui de l’architecture. Cet élégant bâtiment en verren’avait donc pas pour objet principal de proposer un nouvel espacearchitectural. Il donnait plus d’espace et de lumière. (Fig. 8)

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Figure 8. Perspective intérieure du Crystal Palace, 1851-54, Source : Kenneth Frampton, Modern Architecture,Special Issue 2, GA Documents, Tokyo, 1981.

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Il en est de même pour la partie administrative de l’Usine modèleconstruite pour l’exposition du Werkbund. Dans ce bâtiment conçu parWalter Gropius et Adolf Meyer en 1914, la cage d’escalier en spiraleétait tout entière faite en verre transparent. Elle était exposée à la vuede l’extérieur. L’impact de cette image à l’époque venait de la nuditéde la cage de verre de l’escalier en spirale. Cette image ne montraiten fait que la transparence du matériau.

Une anecdote touchant les relations entre Philip Johnson et Mies vander Rohe peut illustrer clairement ce propos. On raconte qu’aumoment de l’inauguration de sa maison de verre, Johnson a invitéMies pour lui faire apprécier la qualité de la transparence de sonarchitecture moderne. Mies n’aurait pas réussi à dormir dans cettemaison et se serait enfui chez lui à l’aube. Il faut dire que les mursde la maison de Johnson étaient tous en verre transparent avec despoteaux placés dans chaque angle de la maison. Lorsque l’on met despoteaux aux angles d’une maison, et qu’on l’enveloppe ensuite avecdu verre transparent, on se sent enfermé et observé de l’extérieur,comme dans une cage. C’est probablement la raison pour laquelleMies ne serait pas parvenu à trouver le sommeil. L’année suivante,Mies a invité Johnson à l’inauguration de la maison Farnsworth pourlui faire apprécier à son tour la transparence de son architecturemoderne. Conformement à ses idées, il avait soigneusement évitéd’ériger des poteaux aux angles de la maison afin d’obtenir la conti-nuité spatiale recherchée. Philip Johnson a bien utilisé la transpa-rence en matérialité avec le métal et le verre tandis que Mies van derRohe a qualifié l’espace en utilisant la transparence en interpéné-tration avec les mêmes matériaux.

La transparence en cadrageOn peut maintenant agrandir la taille d’une fenêtre de façon presqueillimitée grâce au développement de la technique. Le Corbusier a étéle précurseur de la « fenêtre en longueur », un des cinq points de l’ar-chitecture nouvelle. Cette nouvelle fenêtre nous permet d’obtenir plusd’éclairage naturel et plus de vision vers l’extérieur qu’auparavant.Lorsque l’on est placé devant la façade de l’une des créations de LeCorbusier, on peut trouver, dans la plupart des cas, une fenêtre ou uneouverture qui a pour fonction d’accentuer la continuité de l’espace dubâtiment et d’éviter la fermeture de l’intérieur. (Fig. 9)

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Lorsque l’on examine la position de cette fenêtre, on peut tout desuite remarquer qu’elle est toujours située un peu plus haut que lemilieu des murs. C’est-à-dire qu’il y a toujours un cadrage entre unlinteau et un mur au-dessous de la fenêtre. On ne peut donc pas direqu’il y a continuité entre l’intérieur et l’extérieur puisqu’il n’y a au-cune continuité physique du plancher, du plafond ou du mur. Certainscritiques disent que Le Corbusier aurait réalisé l’idée d’une interpé-nétration de l’espace en plaçant une grande fenêtre dans l’entrée dela Maison La Roche. Cependant le mur en courbe de la galerie destableaux s’arrête à la fenêtre. De plus, Le Corbusier n’a jamais vrai-ment tenté de réaliser l’interpénétration de ses espaces. Par exemple,il y a bien une continuité réelle entre le mur du hall intérieur et le fauxmur du toit jardin extérieur, au premier étage de Villa Savoie. Enrevanche, Le Corbusier a définitivement séparé ces deux espaces enpeignant le mur du hall en bleu-vert. Il s’en tenait principalement à lafenêtre en longueur devenue un symbole de la modernité.

La recherche de transparence chez Le Corbusier semble quelquefoiss’associer aux problèmes sociaux, et parmi ceux-ci, celui de l’égalitédes hommes ou encore à une quête spirituelle. Depuis le toit jardin dela Villa Savoie, la rampe nous conduit vers le solarium où se trouve unespace à ciel ouvert. La construction n’est pas orientée vers lepaysage, mais s’ouvre vers le ciel encadré par le béton. C’est peut-être

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Figure 9. Villa à Vaucresson, Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1923.Source : Walter Gropius, Internationale Architektur, 1927.

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en raison de cela, que les architectes contemporains, qui ont étéinfluencés par Le Corbusier tels que Ciriani, Portzamparc, Gaudin,etc., accordent plus d’importance à la forme et à l’opacité qu’à latransparence.

Les bâtiments du Bauhaus de Dessau sont implantés en créant troiscours. La cour avant et la cour arrière sont liées par une passerelle surpilotis où se trouvent des bureaux administratifs et elle relie la partiedes ateliers à celle des salles de cours. Le bâtiment des ateliers estrevêtu d’une paroi de verre ininterrompue entre une grande poutre enbas et un linteau en haut. Cette paroi entoure le bâtiment de façoncontinue, comme un rideau de verre, lui attribuant une véritable sen-sation de légèreté. Mais nous ne pouvons pas sentir l’interpénétrationde l’espace, ce qui contredit la critique de S. Giedion qui écrivait :« Les murs vitrés se fondaient les uns dans les autres, sans jointureaux endroits où l’œil s’attend à rencontrer le soutien d’un pilier. Ondécouvrait ici pour la première fois, comme s’il s’agissait d’un vérita-ble manifeste, l’interpénétration, dans un grand ensemble architectu-ral, de l’espace intérieur et de l’espace extérieur17 ». En réalité, on nesent qu’une grande fenêtre agréable qui offre une vision à l’extérieursur les cours et sur la rue. Bien que Gropius n’ait pas employé uncadrage concret comme Le Corbusier, le résultat n’est pas si différent.

La transparence en interpénétration

Pour l’interpénétration entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, ilfaut au moins faire appel à un dispositif : continuité de la vision, dumur, du plancher ou du plafond, ou tout simplement la répétition d’unmotif.

Par exemple, au premier étage du côté nord-est de la maison Schröderconçue par Rietveld, la grande vitre en forme de « L » semble sup-porter directement le toit plat qui est en surplomb de cette fenêtre àl’extérieur. En outre, le poteau de châssis de fenêtre n’est pas placé àl’angle de la fenêtre. De l’intérieur, lorsque l’on regarde vers l’exté-rieur, le plafond, qui se poursuit en surplomb, accentue la continuitéde l’espace intérieur vers l’extérieur. Quand on ouvre la fenêtre, l’ex-térieur est d’emblée introduit à l’intérieur grâce à l’absence d’angle.Ce phénomène peut être illustré par les peintures de Matisse. Ses toi-les « Dessert » de 1908 et « Studio Rouge » de 1911, parmi d’autres,

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ont été peintes sans représenter les angles du mur de la chambre. Cespeintures offrent alors une impression d’aplat et tous les espacesreprésentés par l’artiste semblent flotter au premier plan.

Ludwig Mies van der Rohe a pour sa part introduit une esthétique radi-calement nouvelle de l’espace, à l’occasion de la conception duPavillon de l’Allemagne pour l’exposition de Barcelone en 1929. Lesimple plan de ce pavillon, combiné aux éléments architecturaux faitsde matériaux recherchés, produit un effet de continuité unique del’espace : les murs indépendants en marbre sous le toit plat supportépar huit poteaux en métal brillant, les murs en marbre qui portent lepetit toit et quelques vitres transparentes et teintées. Autrement dit,la nature et le positionnement de ces éléments constituent un dispo-sitif architectural qui produit une interpénétration parfaite de l’espaceintérieur et de l’espace extérieur : continuité de la vision, des murs,du plancher, du plafond et transparence du verre. (Fig.10)

Chez Mies van der Rohe, la position des bâtiments, qui est profondé-ment ancrée dans la tradition européenne, montre un autre aspect del’interpénétration de l’espace, comme on peut le voir dans les projetsde I. I. T. (1940), Lake Shore Drive Apartments (1950), SeagramBuilding (1954), Federal Center (1959), Toronto-Dominion Centre(1963) et autres. Lorsque nous regardons la place ou la cour dans uncorridor à colonnade d’un ancien bâtiment, nous pouvons sentirl’interpénétration entre l’espace long du corridor et l’espace ouvert dela place ou de la cour. Nous avons le même sentiment au rez-de-chaussée des intérieurs de Mies. La continuité de plafond et de plan-

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Figure 10. Plan du Pavillon de Barcelone, Mies van der Rohe, 1929.

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cher vers l’extérieur attire notre regard vers la cour ou la plaza. Lescolonnes carrées revêtues de métal noir et les poteaux de la façadevitrée composent ensemble une sorte de colonnade18.

Pour ce qui est de F. L. Wright, il a traité, dès le début, le mur inté-rieur aussi bien que le mur extérieur, comme une surface plane. Bienqu’il ait accentué la continuité de l’extérieur en utilisant largement leporte-à-faux au cours de sa période « Prairie », il n’avait pas vraimentla volonté de créer une interpénétration des espaces intérieurs et exté-rieurs. Il souhaitait plutôt obtenir une continuité des espaces inté-rieurs. Dans ses projets tels que son studio de Oak Park (1898),l’usine Larkin (1905), les immeubles de la Johnson Wax Company(1939), jusqu’au musée Solomon R. Guggenheim (1946), au lieud’établir un contact avec l’espace extérieur, il a privilégié la lumièrezénithale pour l’espace intérieur. F. L. Wright a très tôt introduit, àl’intérieur de ses maisons, la nature rugueuse du mur en pierre natu-relle. Dans le cas de la maison Kaufmann (1939), il a voulu que celle-ci s’intègre à l’environnement naturel. Il a directement placé le verreen contact avec le mur en pierre naturelle afin de produire la conti-nuité des deux espaces : intérieur et extérieur. Cependant il n’ex-prime pas formellement la limite, favorisant l’ambiguité. Il y a doncpas chez lui une interpénétration parfaite entre l’espace intérieur etl’espace extérieur, l’espace naturel s’imposant fortement dans lacomposition.

L’articulation de l’espaceDans la période moderne, l’articulation de l’espace ne semble pasavoir eu d’importance dans l’architecture, parce qu’on s’est surtoutpréoccupé d’exprimer la légèreté et la transparence. Nous pouvonspenser que la promenade architecturale de Le Corbusier est un pointde départ pour repenser ce problème, contredit d’une certaine façonpar l’idée du plan libre. Lorsque la conception de l’espace-temps estdevenue un facteur primordial dans la composition architecturale, LeCorbusier s’est simplement référé à l’architecture arabe qui peut êtreappréciée en se déplaçant. Il s’opposait ainsi à l’architecture baroque,conçue autour d’un point fixe théorique : « C’est en marchant, en sedéplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architec-ture. [...] dans [la Villa Savoie], il s’agit d’une véritable promenadearchitecturale, offrant des aspects constamment variés, inattendus,

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parfois étonnants19 ». Pour la promenade architecturale, Le Corbusiera employé une rampe, son dispositif idéal en remplacement de l’esca-lier, au lieu de créer une articulation concrète des espaces.

Chez les architectes contemporains, Henri Ciriani a utilisé la relationfermé/ouvert pour affronter cette question dès son projet du centre dela petite enfance (1986-89). Dans le projet de l’Historial de Péronne(1987-92), il a continuellement eu recours à ce dispositif et aux sen-sations qu’il procure pour articuler une véritable promenade à traversl’édifice. (Fig. 11)

C’est sans doute par la sophistication des moyens techniques ducontrôle environnemental que des espaces différenciés pourront ànouveau être repensés et articulés.

ConclusionAu moment où l’architecture risque de se voir écartelée entre l’objetd’une application artistique et le produit performant de la technolo-gie, un retour avant les années soixante s’impose. L’héritage des maî-tres du mouvement moderne constitue un socle réflexif unique poursaisir ce qui unit la création architecturale aux notions et aux sensa-tions de l’espace toujours en évolution. Ce sont souvent les réalisa-tions contemporaines qui ont choisi de renouer avec cette fonctionmédiatrice et critique de l’histoire moderne pour construire de nou-velles propositions sensibles, qui sont les plus intéressantes et quinous émeuvent. C’est peut-être pour ne pas l’avoir fait que les annéessoixante, saisies d’une sorte d’aphasie, prirent fin dans la confusion,la contestation et la révolte20.

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Figure 11. Coupe sur l’Historial de Péronne, Henri Ciriani, 1987-92).

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Notes : 1. Nous nous référons ici aux travaux de Marshall MacLuhan. Comme on le sait,

celui-ci divise l’histoire technique en trois époques dans son livre paru en 1964à New York, Understanding Media, McGraw-Hill Book company : l’époquetribale, l’époque individualiste et la nouvelle époque tribale. Les ouvrages dePierre Francastel et ceux de Lewis Munford sont incontournables pour aborderces questions. Quelques livres récents abordent les rapports critiques entrel’art, la culture et la technologie. Citons : Jacques Rancière, Le partage dusensible, La fabrique, 2000, et avec un point de vue très différent, Thomas P.Hugues, Human-Built World, University of Chicago Press, 2004. Ces deuxauteurs font largement référence à la contribution des artistes et desarchitectes du début du siècle. Sur la critique d’art, voir le classique RobertoSalvini, Pure visibilité et formalisme, Éditions Klincksieck, 1988. Sur lesphilosophies de l’espace-temps et leur influence sur le Cubisme, voir MarkAntliff et Patricia Laighten, Cubism and Culture, Thames & Hudson, 2001, p.64-110.

2. Voir les conséquences du développement de la pensée de Malevitch, à traversl’enseignement d’Ouspensky, après la rencontre avec Matiouchine en 1913dans Jean Clair, « Malevitch, Ouspensky et l’espace Néo-platonicien »,Malevitch, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1979, p. 15-30.

3. L. C. Breunig et J. Cl. Chevalier, dans les commentaires sur Les peintrescubistes, Paris, Hermann, 1980, p. 127.

4. Michael Leonard, « Humanizing space », Progressive architecture, Revuebimensuelle, New York, avril 1969, p. 128-133.

5. Jean Cousin, L’espace vivant, Paris, Éditions du Moniteur, 1980.

6. À ce propos, voir également l’étude de Edward T. Hall dans La dimensioncachée, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

7. L’exposition a duré un mois, du 15 octobre au 15 novembre 1923.

8. Van Doesburg, « L’évolution de l’architecture moderne en Hollande »,L’Architecture vivante, automne et hiver 1925, Paris, p. 16.

9. Ibid., p. 19.

10. Selon Nancy J. Troy, Van Doesburg ne s’est pas engagé directement dans ledéveloppement de l’Hôtel particulier, il n’a joué qu’un rôle d’intermédiaireentre Rosenberg et Van Eesteren. Pour la Maison particulière, il a participéactivement à sa conception, jusqu’à la phase finale. Il a conçu pratiquementseul la Maison d’artiste. Voir Nancy J. Troy, The De Stijl environment,Cambridge, MIT, 1983, p. 106-108.

11. Van Doesburg, op.cit., p. 12-2.

12. Le Corbusier, « Le Salon d’Automne », L’esprit Nouveau, nº 28, Jan. 1925, p.233.

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13. Le système de l’ossature Dom-ino en 1914 n’est pas fonctionnel, mais idéal ouconceptuel. Voir plus de détails chez Paul V. Tuner, La formation de LeCorbusier, Macula, Paris, 1987.

14. Bruno Reichlin énumère sept éléments établissant l’affinité existante entre lesprojets du groupe De Stijl et la Villa La Roche. Voir Bruno Reichlin, « LeCorbusier vs De Stijl », De Stijl et l’architecture en France, Bruxelles, PierreMardaga éditeur, 1985, p. 105.

15. Le Corbusier, Le Corbusier Œuvre complète, vol. 1 1910-29, Zurich, Leséditions d’architecture, 1964, p. 128.

16. Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture, Tome II, Traduit de l’allemandpar Irmeline Lebeer et Françoise-Marie Rosset, Paris, Éditions Denoël/Gonthier,1978, p. 155.

17. Ibid., p. 153

18. Pour les réalisations de Mies van der Rohe, on se référera à Phyllis Lambert,Mies van der Rohe : l’art difficile d’être simple / the difficult art of the simple,CCA, 2001.

19. Le Corbusier, Le Corbusier Œuvre complète, Vol. 2 1929-34, Les éditionsd’architecture, Zurich, 1964, p. 24.

20. À ce sujet voir l’article de George Baird, « 1968 and its aftermath: the loss ofmoral confidence in architecture practice and education », William, S.Saunders, editor, Reflections on architectural practices in the nineties, PrincetonArchitectural Press, 1996.

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