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17 Introduction par Olivier Le Cour Grandmaison* En 1946, Louis Chevalier écrivaitÞ: «ÞIl s’agit d’importer des étrangers pour continuer les tâches économiques d’hier et participer aux nouvelles tâches de demain. De là une condition de quantité. Mais à cette condition s’oppose une autre. Ces étrangers […] ne doivent pas, par leur entrée massive en France et leur installation sur notre sol, risquer de changer les *þDepuis la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement en maiÞ2007, nous menons un travail individuel –Þil a donné lieu à la publication de plusieurs articles – et collectif qui est à l’origine du présent ouvrage, portant sur l’avènement d’une xénophobie d’État et ses diverses manifestations. L’un des objectifs étant de rendre compte et d’analyser cette conjoncture politique singulière pour tenter de faire mentir l’adage selon lequel la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit [NdA]. Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie politique à l’Université d’Évry-Val-d’Essonne. Il a dirigé et animé plusieurs séminaires au Collège international de philosophie. Il a notamment publié Les Citoyennetés en Révolution, 1789-1794, Paris, PUF, 1992Þ; avec Catherine Wihtol de Wenden, Les Étrangers dans la Cité. Expériences européennes, préface de Madeleine Rebérioux, Paris, La Découverte, 1993Þ; Le 17ÞOctobre 1961Þ: un crime d’État à Paris, collectif, Paris, La Dispute, 2001Þ; avec Claude Gautier, Passions et Sciences humaines, Paris, PUF, 2002. Ses derniers ouvrages sont Haine(s). Philosophie et poli- tique, avant-propos d’Étienne Balibar, Paris, PUF, 2002Þ; Coloniser. Exter- miner. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005Þ; avec Gilles Lhuilier et Jérôme Valluy, Le Retour des campsÞ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, Paris, Autrement, 2007Þ; et récemment La République impé- riale. Politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009. 144549JTT_DOUCE.fm Page 17 Vendredi, 4. septembre 2009 3:37 15

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Introduction

par Olivier Le Cour Grandmaison*

En 1946, Louis Chevalier écrivaitÞ: «ÞIl s’agit d’importerdes étrangers pour continuer les tâches économiques d’hier etparticiper aux nouvelles tâches de demain. De là une conditionde quantité. Mais à cette condition s’oppose une autre. Cesétrangers […] ne doivent pas, par leur entrée massive enFrance et leur installation sur notre sol, risquer de changer les

*þDepuis la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, del’Identité nationale et du Codéveloppement en maiÞ2007, nous menons untravail individuel –Þil a donné lieu à la publication de plusieurs articles – etcollectif qui est à l’origine du présent ouvrage, portant sur l’avènementd’une xénophobie d’État et ses diverses manifestations. L’un des objectifsétant de rendre compte et d’analyser cette conjoncture politique singulièrepour tenter de faire mentir l’adage selon lequel la chouette de Minerve neprend son envol qu’à la tombée de la nuit [NdA].

Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et laphilosophie politique à l’Université d’Évry-Val-d’Essonne. Il a dirigé etanimé plusieurs séminaires au Collège international de philosophie. Il anotamment publié Les Citoyennetés en Révolution, 1789-1794, Paris, PUF,1992Þ; avec Catherine Wihtol de Wenden, Les Étrangers dans la Cité.Expériences européennes, préface de Madeleine Rebérioux, Paris, LaDécouverte, 1993Þ; Le 17ÞOctobre 1961Þ: un crime d’État à Paris, collectif,Paris, La Dispute, 2001Þ; avec Claude Gautier, Passions et Sciences humaines,Paris, PUF, 2002. Ses derniers ouvrages sont Haine(s). Philosophie et poli-tique, avant-propos d’Étienne Balibar, Paris, PUF, 2002Þ; Coloniser. Exter-miner. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005Þ; avec GillesLhuilier et Jérôme Valluy, Le Retour des campsÞ? Sangatte, Lampedusa,Guantanamo, Paris, Autrement, 2007Þ; et récemment La République impé-riale. Politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009.

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valeurs physiques, spirituelles et morales auxquelles noustenons 1…Þ»

Près de six décennies plus tard, le 18Þseptembre 2007, BriceHortefeux, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, del’Identité nationale et du Codéveloppement, déclarait devantl’Assemblée nationaleÞ: «ÞBien sûr, nous savons tous qu’uneimmigration maîtrisée est un enrichissement pour la vie de lacité. […] Mais il y a aussi le pire, produit en grande partie partrente années d’une immigration non géréeÞ: les cités ghettos,les squats, les phénomènes de bandes, les violences urbaines,comme celles que la France a connues il y a deux ans, lors del’automne 2005. Pour beaucoup de nos compatriotes, l’immi-gration est une source d’inquiétudes, Ils y voient une menacepour leur sécurité, pour leur emploi, leur mode de vie.Þ»Soixante et un ans séparent ces deux citations. Pourtant, endépit du temps écoulé, de contextes différents – les impératifsde la reconstruction du pays hier, ceux de certains secteurséconomiques en tension, comme on dit aujourd’hui –, en dépitaussi de l’emploi de catégories et d’un vocabulaire distinctslié à l’évolution des règles qui régissent le champ scientifiquedans un cas, l’espace public dans l’autre, des préoccupationset des inquiétudes voisines s’y expriment. En effet, l’historienet le ministre s’accordent sur le rôle de la main-d’œuvreimmigrée jugée indispensable au développement national,même si le second euphémise avec délicatesse son discourspour ne pas s’exposer au reproche de fonder les orientationsqu’il défend sur des considérations strictement utilitaires. De

1. Louis Chevalier, «ÞPrincipaux aspects du problème de l’immigra-tionÞ», dans Les Travaux du Haut Comité consultatif de la population et dela famille, INED, «ÞTravaux et documentsÞ», cahier nºÞ1, Paris, PUF, 1946,p.Þ13. Directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiqueset historien, Chevalier (1911-2001) est considéré alors comme un spécialistede l’immigration à laquelle il a consacré plusieurs articles substantiels et uncours dispensé à l’Institut d’études politiques de Paris. Élu au Collège deFrance en 1952, il a notamment publié Classes laborieuses et classes dange-reuses à Paris pendant la première moitié du XIXeÞsiècle, Paris, Plon, 1958.

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là le recours au terme de «ÞcitéÞ» nécessaire pour changer deplan et investir «Þl’enrichissementÞ» mentionné de significa-tions vagues, bien faites pour suggérer qu’à certaines condi-tions la présence des étrangers est bénéfique à la France.Précieux supplément d’âme destiné à couvrir des oripeauxd’un humanisme de comptoir les méthodes policièresemployées – rafles, rétentions, expulsions – contre les étran-gers en situation irrégulière. Il permet à Brice Hortefeux de seprésenter comme un homme sensible à la différence quireconnaît que dans «Þl’échange avec le migrantÞ», «Þil y al’apprentissage de la diversité […] et le sens de la toléranceÞ».Formules ronflantes et creuses qui n’engagent à rien, commele prouve la politique qu’il a mise en œuvre lorsqu’il sévissaitau ministère de l’Immigration. Elles sentent les efforts labo-rieux de conseillers en communication, ces plumes serviles etmercenaires chargées de la propagande gouvernementale etdont la mission est de fournir aux responsables des «Þélémentsde langageÞ» qui, inlassablement répétés dans les discours etles médias, doivent contribuer à «Þfaire l’opinion publiqueÞ»pour mieux convaincre les Français de la justesse des disposi-tions défendues. De même, le couplet, particulièrement obs-cène eu égard aux réalités de la diplomatie et des pratiquesconsulaires françaises relatives à la délivrance des visasnotamment, sur l’aide à l’Afrique et la nécessité de «Þtendre lamainÞ» à la «ÞjeunesseÞ» 1 de ce continent, qui a permis deforger l’appellation abracadabrantesque employée pour désignerles services ministériels précités. Appellation digne d’entrerdans le lexique déjà riche de la novlangue étudiée parOrwell.

1. Brice Hortefeux, discours à l’Assemblée nationale, 18Þseptembre2007.

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Du ministère des Expulsions

Dans 1984, en effet, «Þle ministère de la PaixÞ» est celui quiorganise et prépare la guerre, et «Þle ministère de l’AmourÞ»celui où sont incarcérés, torturés et exécutés «Þles ennemis dupeupleÞ». Pour atteindre à la vérité de ces institutions et del’idéologie dont elles sont l’expression, il faut s’affranchir deleur dénomination officielle destinée à entretenir sans fin lemythe d’une société radicalement nouvelle vouée au bonheuret à l’épanouissement de ses membres. Régime totalitaire quin’a rien à voir avec la situation de la FranceÞ? Assurément,mais ce travail obstiné sur le langage, auquel Brice Hortefeuxil y a quelques mois et Éric Besson désormais sont particuliè-rement attentifs puisqu’ils ne cessent d’user de formulescontournées pour évoquer les conséquences de leur politiqueafin de mieux la promouvoir – «ÞéloignementÞ», «Þvocation àretourner dans son pays d’origineÞ», par exemple –, nousoblige à nommer autrement l’administration que le seconddirige maintenant. Au vu de ses missions principales, de sespratiques et des critères – «Þle nombre de reconduites à la fron-tièreÞ» – employés pour bien juger de son efficacité 1, le seulnom adéquat pour la désigner est celui de ministère des Expul-sions. En attestent aussi les documents consultables sur le site

1. Critères établis par l’ancien secrétaire d’État à la Prospective, ÉricBesson, promu ministre des Expulsions par le chef de l’État en raison de sadocilité remarquable et sans principe, sinon celui de servir ses ambitionsministérielles. Le premier applique désormais une politique dont il dénon-çait, en 2007, «Þles effets dévastateursÞ» liés, notamment, aux «ÞarrestationsmassivesÞ» et aux détentions «Þà répétition de certaines personnes nonreconductibles, y compris les enfantsÞ». Il ajoutait que ces orientationsavaient pour objectif de «Þrassurer l’électorat de droite et d’extrême droiteen prétendant lutter toujours et encore contre l’immigrationÞ». Rapport surles «Þinquiétantes ruptures de M.ÞSarkozyÞ», publié le 10Þjanvier 2007 parle Parti socialiste.

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de cette nouvelle institution, dans lesquels on pouvait lireÞ:«Þgrâce à la politique pragmatique menée par le gouvernementprécédent, sous la conduite du ministre de l’Intérieur, NicolasSarkozy, les reconduites à la frontière ont augmenté de 140Þ%entreÞ2002 etÞ2006Þ». Après cette génuflexion rhétorique des-tinée à rendre hommage au Commandeur qui est à l’origine decette «ÞruptureÞ» remarquable censée mettre un terme à desannées de laxisme, les rédacteurs ajoutaientÞ: «ÞNous resteronstrès fermes.Þ» C’est clairÞ: ce qui a été entrepris doit être pour-suivi, amplifié même, puisque le seul domaine où subsiste uneplanification précise est celui des «ÞretoursÞ» volontaires etforcés, comme en témoigne la «Þfeuille de routeÞ» établie parles services du Premier ministre qui prévoient de les porter à28Þ000 en 2010. Grandioses et très républicaines perspectives.Elles ont été dépassées par les performances jusque-là inéga-lées du champion Brice Hortefeux qui, en fidèle chien degarde soucieux de bien servir son maître, annonçait fièrementle 13Þjanvier 2009 avoir atteint 29Þ796 «ÞéloignementsÞ» 1 aucours de l’année écoulée. Nul doute, ces orientations serontprolongées jusqu’à la fin du quinquennat cependant quel’administration chargée de les appliquer sera évidemmentpérennisée. En effet, au regard de la conjoncture politique,toutes offrent au chef de l’État un avantage majeur – «Þsiphon-ner la boîte à idées et l’électorat du Front nationalÞ», comme lenotait un éditorialiste du Monde – dont il ne peut désormais se

1. Le Monde, 13Þjanvier 2009. Ce chiffre comprend 10Þ072 retours volon-taires –Þessentiellement des Roms bulgares et roumains «ÞaidésÞ» à hauteur de300Þeuros par adulte et 100Þpar enfant – et 19Þ724 «Þreconduites contraintesÞ».En 2007, la police a interpellé 88Þ000Þétrangers –Þ244 par jour en moyenne,ce qui signifie que toutes les heures 10Þpersonnes sont concernées pour23Þ000 «ÞéloignementsÞ». On devine aisément les critères employés pour par-venir à ces résultatsÞ: la multiplication des contrôles au faciès. Dans la lettrede mission adressée, le 31Þmars 2009, par Nicolas Sarkozy et FrançoisFillon au nouveau ministre des Expulsions, Éric Besson, l’objectif estporté à 27Þ000 «Þéloignements forcésÞ» par an, soit 75 par jour. Le terme detraque est donc parfaitement adéquat pour désigner ces pratiques.

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passer pour affronter les différentes élections à venir 1. Àl’heure du bilan, le président et son ministre des Expulsionspourront communiquer sur les résultats obtenus commed’autres exhibent médailles et décorations en déclarant, sur leton rogue de ceux qui estiment s’être acquittés d’une missiondifficile, qu’ils ne se sont pas laissé distraire par quelquesbelles âmes et associations spécialisées dans la défense des«Þdroits-de-l’hommismeÞ». Il y a deux façons d’entrer dansl’histoireÞ: de façon glorieuse ou ignominieuseÞ; d’ores et déjàles noms de Hortefeux et de Besson sont à jamais associés à lapire des politiques conduites à l’encontre des étrangers sous laVeÞRépublique. Mais ne commettons pas d’injustice enoubliant celui de leur mentorÞ: Nicolas Sarkozy, dont le rôlefut prépondérant. Au Panthéon de la xénophobie d’État, tousdevront avoir une stèle destinée à rappeler leurs actions. Quantà l’intégration et au développement solidaire, qui occupentune place fort réduite comparée aux moyens matériels, finan-ciers et humains mobilisés pour réaliser les objectifs de«Þreconduites à la frontièreÞ» fixés par le gouvernement 2, ils

1. «ÞLe président est persuadé qu’il doit en partie son élection à cettepromesse de campagneÞ»Þ: la création du ministère de l’Immigration…jugée par lui «ÞstratégiqueÞ», écrit Marie-Christine Tabet, Le Journal dudimanche, 11Þjanvier 2009, p.Þ6. Stratégique elle l’est puisqu’elle a permisà N.ÞSarkozy de réaliser l’une de ses promessesÞ: «Þaller chercher les élec-teurs du Front national un par unÞ».

2. En 2008, le mensuel Enjeux Les Échos constatait que les sommesallouées aux projets de codéveloppement étaient de 60Þmillions d’eurosalors que les dépenses occasionnées par les interpellations, la rétention etles expulsions s’élevaient à plus de 2,05Þmilliards selon les estimations réa-lisées par les différentes administrations et services concernés. CollectifCette France-là, Paris, La Découverte, 2009, p.Þ387. De plus, les transfertsfinanciers des immigrés présents en France sont nettement supérieurs àl’aide publique accordée aux pays africains. 60Þ% des étrangers originairesd’Afrique subsaharienne envoient de l’argent hors de l’Hexagone, ce quireprésente parfois 40Þ% de leurs revenus. 75Þ% des sommes expédiées parles migrants de toute nationalité –Þle total s’élève à 4,3Þmilliards d’euros –sont consacrés à des dépenses de consommation courante et 15Þ% au loge-ment. Enjeux Les Échos, nºÞ251, novembreÞ2008, p.Þ20.

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ne sont là que pour légitimer des dispositions toujours plusrépressives à l’encontre des immigrés en faisant croire que lalutte contre les «ÞclandestinsÞ» serait la condition sine qua nonde l’insertion des étrangers résidant de façon régulière sur leterritoire, et une manière d’aider les pays d’origine en ne lesprivant pas de leurs ressortissants.

Traquer, rafler, expulser

Politique des mots et mots de la politique qui s’insinuentdans le langage courant pour mieux le pervertir, gouverner lesconsciences, anesthésier les perceptions des citoyens et desacteurs en banalisant les agissements de tous les fonctionnaires– préfets, gendarmes, policiers – dont la mission est de traquer,placer en rétention puis renvoyer dans leur contrée les hommes,les femmes et les enfants identifiés comme des sans-papiers.Plus ces opérations distinctes mais liées entre elles s’imposent,plus les pratiques qu’elles autorisent semblent normales, pluselles sont susceptibles de prospérer sans susciter le scandalequ’en d’autres temps elles auraient provoqué. Hier, les quelquescharters d’étrangers en situation irrégulière organisés parl’ancien ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, soulevèrent untollé qui l’obligea à plus de modération. Aujourd’hui, en dépitdes mobilisations opiniâtres et courageuses de nombreux mili-tants associatifs, le gouvernement persévère dans la voie que lechef de l’État lui a fixée et, pire encore, augmente année aprèsannée le nombre de «Þreconduites à la frontièreÞ». Régressionremarquable et terrible symptôme de la puissante dynamiqueévoquée à l’instant qui doit être nommée pour ce qu’elle estÞ: labanalisation du mal, des orientations adoptées par l’actuellemajorité et des moyens employés pour les appliquer. Tousétant présentés comme des impératifs au service de fins supé-rieuresÞ: la défense de nos «ÞconcitoyensÞ», de leur mode de vie

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et de «Þl’identité nationaleÞ» dont une lettre officielle rappellequ’elle «Þdoit être placée au cœur de [l]’action 1Þ» du ministredes Expulsions. Politique est la langue forgée avec un soinmaniaque par ceux qui exercent le pouvoir et par leursconseillersÞ; tous savent les enjeux de ces luttes terminolo-giques indispensables pour imposer leurs représentations dumonde et des autres, et les dispositions qu’elles légitiment.Plus singulier est le fait que cette langue soit égalementemployée par de nombreux journalistes qui devraient pourtantsavoir ce que parler et écrire veulent dire. Politique est le gestequi consiste à rejeter les différentes expressions mentionnées età rétablir, contre les professionnels intéressés de la manipula-tion linguistique, la justesse des vocables usités pour qualifieret penser, de façon aussi précise que possible, ce dont noussommes les témoins. En effet, mal nommer les réalités quellesqu’elles soient, c’est ajouter l’approximation et la confusion àleur complexité, et affaiblir nos capacités à en rendre compte.Enjeux de connaissance donc, enjeux politiques aussi étroite-ment liés aux premiers dans ce cas d’espèce. Les énoncés desgouvernants et de leurs porte-parole officiels vaporisent lesviolences physiques et symboliques imposées à ceux qu’ilsdésignent comme des «ÞclandestinsÞ», ce terme inquiétant etpéjoratif employé pour stigmatiser plus encore les étrangersvisés et justifier le sort qui les attend. Les nôtres doivent aucontraire rappeler constamment l’existence des premières pourmontrer qu’elles sont les conséquences structurelles des orien-tations du gouvernement, pas des incidents provoqués par le

1. Lettre de mission adressée au ministre des Expulsions Éric Besson. Ony lit également ceciÞ: «ÞNous devons être fiers d’avoir restauré en France undiscours assumé sur l’identité nationale et républicaine. […] En étant nous-mêmes fiers d’être français, nous facilitons l’intégration des étrangers quenous accueillons. Comment leur demander d’aimer la France si nous nel’aimons pas nous-mêmesÞ? Nous devons non seulement assumer mais aussicélébrer, au regard du monde et des nouveaux migrants, la fierté d’être fran-çais.Þ» Souvent exploités et discriminés, les immigrés seront sans doute émusaux larmes en prenant connaissance de ces glorieux objectifs.

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zèle intempestif de tel ou tel, comme le prouvent les nombreuxrapports élaborés depuis longtemps par plusieurs associationsspécialisées 1. De même, les effets juridiques, pratiques ethumains de cette politique doivent être nommés de façonclaire. C’est donc à dessein que le terme rafle, par exemple, estici employé puisqu’il désigne une technique policière inventéeà la fin du XIXeÞsiècle pour procéder à des arrestations nom-breuses opérées «Þà l’improviste dans un quartier suspectÞ» ou«Þun établissement mal faméÞ» 2, comme on l’apprend à la lec-ture du peu subversif Dictionnaire alphabétique et analogique dela langue française. Les fins poursuivies par le gouvernementÞ:les expulsions en masse appellent nécessairement ce type de pra-tiques qui sont autant de moyens indispensables à la réalisationdes objectifs assignés au ministère des Expulsions et aux préfets.

Échapper à la double accusation de stigmatiser les popu-lations allochtones et d’employer une rhétorique xénophobeproche de celle du Front national au moment même où,pour des raisons électoralistes, certaines de ses propositionsdeviennent celles du chef de l’État et de son parti, tels sontaussi les desseins de Brice Hortefeux. De là la nécessitéd’occuper cette posture avantageuse de la modération, dujuste milieu et de l’objectivité supposés, lesquels passent par laprise en compte apparente des multiples effets des phénomènesmigratoires. Habile subterfuge dont la fonction principale est

1. Cf. les rapports circonstanciés, réguliers et précieux établis depuisdes années par l’ANAFÉ (Association nationale aux frontières pour lesétrangers) et la Cimade.

2. Dictionnaire Le Robert, Paris, Société du Nouveau Littré, 1980, t.Þ5,p.Þ620. Parmi de nombreux exemples possibles, citons la rafle du 12Þfévrier2008 réalisée par 400Þpoliciers dans un foyer du XIIIeÞarrondissement où,sous couvert de lutte contre des «Þmarchands de sommeilÞ», 107ÞMaliensfurent arrêtés puis placés en centre de rétention. Informé de cette opération,le Syndicat de la magistrature a dénoncé cette «Þtraque des étrangersÞ» et un«Þdétournement de procédure qui vise à instrumentaliser la justice pourpermettre au gouvernement de remplir ses quotas d’expulsionÞ». Commu-niqué du 15Þfévrier 2008.

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de rendre acceptable la suite de cette intervention où les consé-quences jugées délétères d’une «ÞimmigrationÞ» prétendument«ÞincontrôléeÞ» sont dénoncées avec d’autant plus de vigueurque le ministre des Expulsions s’est livré aux louangesconvenues que l’on sait. Préoccupations voisines de cellesexprimées par Chevalier en 1946 donc, inquiétudes prochesaussi, même si ces dernières sont formulées de manièredistincte, cependant que se dévoilent les origines lointainesd’une xénophobie républicaine parée des atours de la scienceet légitimée, qui plus est, par cet organisme prestigieux qu’estl’INED dans l’immédiat après-guerre, de ceux du réalisme etdu sens des responsabilités au service des Français, comme lerépètent de façon pavlovienne ceux qui sont maintenant auxaffaires. Plus ancienne est cette tradition, aujourd’hui réhabi-litée par le président, le gouvernement et la majorité qui lessoutient, puisqu’elle fut élaborée sous la Troisième Républiqueoù les discours, les pratiques et les dispositions xénophobesétaient monnaie courante 1.

Immigration, sécurité et «Þidentité nationaleÞ»

Dans tous les cas, les immigrés, hier arrivés des territoiresde l’empire, aujourd’hui d’Afrique, du Moyen-Orient et

1. Cf. en particulier l’ouvrage célèbre alors de Georges Mauco, LesÉtrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique, Paris, ArmandColin, 1932. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’immigra-tion, Mauco a par la suite occupé des fonctions officielles dans divers orga-nismes chargés des étrangers et des problèmes démographiques. Pour desétudes récentes, voir Gérard Noiriel, Réfugiés et sans-papiers. La Républiqueface au droit d’asile XIXe-XXeÞsiècle, Paris, Hachette, 1999, et Immigration,antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXeÞsiècle). Discours publics, humi-liations privées, Paris, Fayard, 2007. Relativement à la situation particulièredes colonisés-immigrés sous la Troisième République, cf. notre ouvrage LaRépublique impériale. Politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009.

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d’Asie, tous étant jugés peu assimilés, voire difficilementassimilables ou intégrables, pour user de la pseudo-catégorieen vogue de nos jours, sont considérés comme la cause demaux divers et à ce point graves qu’ils sont susceptibles deruiner le «Þtempérament nationalÞ», laisse entendre Chevalierqui se prononce en faveur de mesures restrictives pourl’entrée et le séjour de ces populations en métropole. Instaurerdes mécanismes stricts de sélection, tel est l’un de ses objec-tifs pour mieux défendre «Þl’humanité françaiseÞ» dans uncontexte où le pays «Þne tient pas à laisser abâtardir un héri-tage moral, intellectuel et physique qui est plus que jamais sonprincipal bienÞ», alors que la reconstruction lui impose destâches nombreuses et difficiles. Pour des motifs identiques, unautre expert des migrations, Robert Sanson, propose de lier ladurée du séjour des «Þtravailleurs nord-africainsÞ» à celle deleur contrat de travail qui devrait être limité à six mois ou unan afin de réduire les risques engendrés par leur présence enrégion parisienne, notamment. Après quoi, ces ouvriers seraientcontraints de retourner «Þau paysÞ» 1, dans leurs colonies res-pectives en fait puisqu’ils proviennent de contrées toujoursdominées par la Quatrième République. Quant à Robert Debréet Alfred Sauvy qui, en 1946, entendent préserver eux aussiles «Þmeilleures qualitésÞ» du «ÞcaractèreÞ» et du «Þtype fran-çaisÞ», ils estiment indispensable la création d’un «ÞministèreuniqueÞ» chargé de «Þdiriger et contrôlerÞ», entre autres, cetteimmigration maghrébine dont les caractéristiques culturelles etcultuelles, liées à l’islam, rendent la «Þfusion des deux popula-tions difficile et, sans doute, peu souhaitableÞ» 2. Immigration

1. Louis Chevalier, «ÞPrincipaux aspects du problème de l’immigra-tionÞ», op. cit., p.Þ14, et Robert Sanson, «ÞLes travailleurs nord-africains dela région parisienne.Þ», ibid., p.Þ192.

2. Robert Debré et Alfred Sauvy, Des Français pour la France. Le pro-blème de la population, Gallimard, 1946, p.Þ126 etÞ232. Polytechnicien, Sauvy(1898-1990) fut directeur de l’INED de 1945 à 1962, de la revue Populationsjusqu’en 1975 et professeur au Collège de France à partir de 1962. Avant

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choisie, institutionnalisation souhaitée de la précarité et, pouraccomplir plus sûrement les différentes missions énuméréespar les uns et les autres, création d’une administration ad hoc,déjà. Aujourd’hui ceux qui prétendent avoir inventé de toutespièces le nouveau ministère dont l’État sarkozyste est désor-mais flanqué pour mieux traquer les «ÞclandestinsÞ» et préser-ver «Þla cohésion de notre communauté nationaleÞ» – BriceHortefeux dixit – abusent l’électorat en se créditant d’une ori-ginalité et d’une audace exagérées à dessein pour mieux fairecroire à la «ÞruptureÞ» qu’ils prétendent incarner. Sans doute leregroupement de différents services, conçu de façon martialecomme un véritable «Þétat-major taillé sur mesure pour remplirsa triple missionÞ: contrôler les flux migratoires, promouvoirl’immigration professionnelle et réussir l’intégration des immi-grés légaux 1Þ», est-il en partie inédit puisqu’il n’a ni précédentdans l’histoire de la République ni dans un pays étranger. Pasmême en Italie que dirige pourtant une coalition nationalisteet xénophobe composée de la formation de Silvio Berlusconi,de la Ligue du Nord et d’Alliance nationale 2. Remarquablemais sinistre exception française donc, même si les origines

1. Brice Hortefeux, Discours à la presse, 19Þjuin 2008.2. L’ancien responsable du MSI (Mouvement social italien) et fondateur

de l’Alliance nationale, Gianfranco Fini, aujourd’hui président de laChambre des députés, est un grand admirateur de Sarkozy dont il a préfacéles ouvrages traduits en Italie. Le Monde, 16Þseptembre 2008, p.Þ9. «ÞLadérive xénophobeÞ», titrait une journaliste à propos de la politique conduitepar le gouvernement de Silvio Berlusconi. Le Nouvel Observateur, 3-9Þjuillet 2008, nºÞ2278, p.Þ64. Force est de constater qu’il ne s’agit pasd’une spécificité italienne, comme le prouvent la création et les actions duministère des Expulsions.

guerre, il avait été expert auprès du président du Conseil Paul Reynaudpour les questions démographiques (1938) et avait dirigé l’Institut deconjoncture (1937-1945). Considéré comme le fondateur de la pédiatriemoderne, Debré (1882-1978) a joué un rôle important lors de la création del’INED. Conformément à l’ordonnance qui a permis la création de cet Insti-tut, il a pour mission d’«Þétudier les problèmes démographiques sous tousleurs aspectsÞ».

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de ce ministère, les représentations et les arguments employéspour justifier son existence sont anciens. Aussi faut-il penserson avènement sur le mode de la discontinuité relative, auregard de la conjoncture récente, et de l’actualisation, de l’insti-tutionnalisation aussi, de tendances inscrites dans la longuedurée qui plongent leurs racines dans un passé tantôt lointain– les années 1930 et les lendemains de la Seconde Guerremondiale –, tantôt proche puisque l’augmentation significativedes expulsions – telle que rapportée dans les discours officielsdestinés à chanter les louanges de son initiateur – est liée àl’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en2002. Brice Hortefeux le rappelle pour mieux lui rendre hom-mage en dévoilant ce bilanÞ: «Þ100Þ000Þétrangers en situationirrégulière […] raccompagnés [sic]Þ» dans «Þleur pays d’ori-gineÞ», pas moins de 24Þ000 en outre-mer et 35Þ000Þrefoulementsaux frontières depuis cette date 1. Influence des personnalitésde la Quatrième RépubliqueÞ? Très improbable. RencontreÞ?Plus sûrement. Sans doute est-elle liée à la confrontation àdes problèmes voisins, traités de façon proche par deshommes pour qui les étrangers non européens sont, pour desraisons culturelles et cultuelles, synonymes de périls qu’il fautconjurer au plus vite.

Hier et aujourd’hui encore, ces conceptions sont au principed’une politique destinée à limiter toujours plus l’entrée des

1. Brice Hortefeux, Discours à l’Assemblée nationale, 18Þseptembre2007. En 2005, le diaphane et éphémère ministre de l’Outre-mer, FrançoisBaroin, déclarait triomphalement à l’Assemblée nationaleÞ: «ÞOn dénombre15Þ000Þreconduites à la frontière […] pour l’outre-mer […]. Pour la Gua-deloupe, leur nombre a augmenté de 53Þ% entreÞ2002 etÞ2004, l’objectifétant d’atteindre 2Þ000.Þ» Déjà la politique du chiffre et l’abjecte «ÞcultureÞ»du résultat sous l’impulsion d’un Premier ministre nommé Dominiquede Villepin. Assemblée nationale, compte rendu analytique officiel,15Þnovembre 2005, p.Þ4. Comme son successeur et les ministres actuels,qui pérorent sur la rupture, il convoquait déjà les préfets pour leur imposerdes objectifs précis et «ÞambitieuxÞ» de «Þ20Þ000ÞéloignementsÞ» pourl’année 2005. L’État des droits de l’homme en France, Paris, LDH, LaDécouverte, 2005, p.Þ28. Même politique et mêmes pratiques donc.

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allochtones visés sur le territoire national et à empêcher ceuxqui y résident de s’installer durablement pour éviter quel’immigration économique et masculine ne se transforme enune immigration familiale jugée plus inquiétante encore. De làle renforcement des conditions exigées pour faire venir lesmembres d’une même famille, et l’instauration de «Þcartes deséjour renouvelables chaque annéeÞ» et délivrées «Þdans laliste des métiers […] ouverts à l’immigration de travailÞ» 1.Être un immigré dans ces conditions, c’est être ravalé au rangde pur instrument de production appréhendé à partir des seulscritères de l’utilité et de la dangerosité supposées en étant sou-mis, qui plus est, à une précarité personnelle, professionnelleet géographique juridiquement sanctionnée. Aussi ces tra-vailleurs peuvent-ils être importés puis expulsés dès que lesdésagréments réputés associés à leur présence sont jugés supé-rieurs aux avantages qu’ils procurent. Réification des hommesgérés comme des flux anonymes qu’il faut réguler, orienter etrefouler en fonction des intérêts supposés de la France, cepen-dant qu’est néantisé tout ce qui constitue les premiers commeautant d’individus singuliers, dotés d’un passé et confrontés àun présent – celui-là même qui les pousse à fuir la misère et/

1. Brice Hortefeux, Discours à la presse, 19Þjuin 2008. Quelques moisplus tard, il ajoutaitÞ: «Þla rupture a eu lieuÞ» puisque «Þle rééquilibrage entreimmigration professionnelle et immigration familiale est engagéÞ». En effet,la première atteint 14Þ% des entrées alors que la seconde connaît une«Þbaisse spectaculaireÞ» de 10,6Þ%, se félicitait l’ancien ministre des Expul-sions. Le Monde, 13Þjanvier 2009. Baisse liée aux réformes successives ettoujours plus strictes imposées aux étrangers désireux de faire venir leurfamille en France. Conduite par des chercheurs de différentes nationalités etprésentée au mois de marsÞ2008, lors d’un séminaire organisé par le BritishCouncil à Paris, une étude européenne établit que les «Þressortissants despays tiers résidant légalement en France doivent remplir les conditions lesplus sévères des vingt-huit pays pour le regroupement familial et la rési-dence de longue duréeÞ». Le Monde, 17Þmars 2008. De son côté, la Cimadeconstate qu’entreÞ2003 etÞ2006 le nombre de cartes de résident délivréespar les pouvoirs publics a baissé de 50Þ%. Cf. Cimade, Devant la loi.Enquête sur les conditions d’accueil des étrangers dans les préfectures,l’information du public et l’instruction des dossiers, 2008, p.Þ46.

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ou les persécutions multiples subies dans leur pays d’origine –,porteurs en un mot d’une histoire et d’un avenir qu’ilscherchent à bâtir au péril de leur vie, parfois, en affrontant lesdangers d’un long périple, l’exil et la solitude. Néantisés etconsidérablement restreints aussi, certains de leurs droitsréputés fondamentaux – droit de voyager, de s’installer libre-ment dans la contrée de leur choix et d’y mener une vie fami-liale dite normale – dont on découvre qu’ils n’en sont paspuisqu’ils cèdent devant les «ÞimpératifsÞ» de la production,de l’ordre public et de la raison d’État 1. L’urgence écono-mique, sécuritaire et politique, en un mot la nécessité de pro-téger «Þnos compatriotesÞ» contre des menaces multiples,déclarait Brice Hortefeux à la tribune de l’Assemblée natio-nale, telle est l’ultima ratio et la matrice commune de cesorientations passées et présentes. Toutes sont puisées dans unvieux brouet xénophobe dont la recette fut réhabilitée par leFront national avant que le dirigeant de l’UMP, aujourd’huiprésident, ne l’utilise à son tour pour parvenir plus sûrementau pouvoir et s’y maintenir en donnant des gages réguliers auxélecteurs venus de l’extrême droite afin de les retenir dans legiron électoral du parti majoritaire 2.

1. «ÞToute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa rési-dence à l’intérieur d’un État, […] de quitter tout pays, y compris le sien, et derevenir dans son pays.Þ» ArticleÞ13 de la Déclaration universelle des droits del’homme du 10Þdécembre 1948. Magnifiques et beaux principes, assurément.Rappelons cependant que le Conseil d’État a estimé dans un arrêt –ÞÉlectionsde Nolay, 18Þavril 1951, Rec., p.Þ189 – que cette Déclaration universelle nepouvait être «ÞutilementÞ» invoquée devant lui car elle est dépourvue de toutevaleur juridique contraignante. Voilà qui éclaire d’un jour singulier la géné-rosité et l’universalité supposées de cette Déclaration.

2. «þSarko [a été] élu en empruntant le langage du Front nationalþ» surl’immigration, déclarait J.-M.þLe Pen. Le Monde, 5þjuin 2009.

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Xénophobie d’État

Que des différences existent entre les textes rédigés après1945 et les discours de Brice Hortefeux nul n’en disconvien-dra, mais elles sont plus formelles que substantielles. Àpreuve, les dangers dénoncés par les uns sont aussi ceux quijustifient les mesures défendues par ce ministre qui juge la«ÞcohésionÞ» du pays menacée par la présence de «ÞfilsÞ» et de«Þpetits-filsÞ» d’immigrés «Þvenus en France dans lesannéesÞ60 et 70Þ» et qu’elle n’a pas «Þfini d’intégrerÞ». Lescauses susceptibles de ruiner la cohésion de la communauténationale étant identifiées, selon lui, il peut alors brosser letableau plus précis de leurs effets multiples et inquiétants.«ÞCités ghettosÞ», «ÞsquatsÞ» et «ÞbandesÞ», sans oublier, dansce crescendo reposant sur la peur qu’il doit susciter ou confor-ter, l’acmé dramatique et plus terrible encore des maux énu-mérésÞ: les «Þviolences urbainesÞ» de «Þl’automne 2005Þ». À cesujet, nul besoin de développerÞ: la seule référence à ces évé-nements, dont les origines immédiates sont évidemment occul-tées, appelle aussitôt des images précises de chaos,d’incendies de bâtiments privés et publics et d’affrontementsavec les forces de l’ordre, cependant que les coupables sontclairement désignésÞ: les jeunes Français d’origine immigréeet les étrangers marginaux. En prétendant se faire ainsi l’échodes inquiétudes des citoyens, Brice Hortefeux accrédite l’idéeselon laquelle la présence trop nombreuse des uns et des autresmenace la «Þsécurité, [l’]emploiÞ» et le «Þmode de vieÞ» desFrançais pour mieux dévoiler l’ampleur des dangers qu’ils’agit de combattre en rompant «Þavec les errements dupasséÞ» qui se nomment «ÞfatalitéÞ», «ÞfacilitéÞ» et «Þirrespon-sabilitéÞ». Mieux, après «ÞtrenteÞ» années d’atermoiements liésà «Þl’absence d’une politique d’immigration réfléchie, cohé-rente et déterminéeÞ», il se présente comme le porte-parole

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courageux et lucide d’une «Þmajorité silencieuseÞ» dont lesattentes sont claires et peuvent se résumer ainsiÞ: «ÞMaîtriserles flux migratoires pour préserver l’équilibre de notre com-munauté nationale.Þ» Au terme de ce discours, il peut conclurepar cette injonction présentée comme un constat de bon sensqui vient de recevoir l’onction démocratique du suffrage uni-verselÞ: la défense de «Þnos compatriotesÞ» est un «Þdevoiraussi simple qu’exigeantÞ» qui fonde le mandat que «Þle prési-dent de la RépubliqueÞ» tient «Þdu peuple françaisÞ», et la«Þmission 1Þ» que Nicolas Sarkozy lui a fixée. D’autres n’hésitentpas à agiter le spectre d’une invasion à venir qui, favoriséepar la «Þpauvreté […] des pays du SudÞ», risque d’«Þentraînerune vague migratoire qu’il faudra naturellement mieux contrô-ler et mieux maîtriser 2Þ». En dépit d’évolutions inscrites dansla longue durée, comment qualifier la situation nouvelleouverte par la dernière élection présidentielle et la création duministère des ExpulsionsÞ? À quel type de discours et de pra-tiques ressortissent ceux qui retiennent notre attentionÞ? Dequoi sommes-nous aujourd’hui les témoinsÞ? De l’avènement

1. Brice Hortefeux, Discours à l’Assemblée nationale, 18Þseptembre2007. Là encore, le ministre occulte à dessein la réalité des mouvementsmigratoires en suggérant que la France est, depuis des années, confrontéeà des arrivées massives et incontrôlées. Les études les plus récentesmontrent qu’il n’en est rien. EntreÞ1990 etÞ1999, «Þl’immigration nette est[…] de l’ordre de 6Þ000Þpersonnes par anÞ». Hervé Le Bras, http://www.rue89.com/2008/03/10. Une enquête de l’INSEE conduite en 1990révélait, déjà, qu’entreÞ1982 etÞ1990 la population étrangère en Francen’avait augmenté que de 2Þ%. Libération, 30Þjuillet 1992.

2. Éric Ciotti, Assemblée nationale, Compte rendu analytique officiel,séance du 23Þoctobre 2007, p.Þ34. Contrairement à cette mythologie tenace,entretenue par le ministère des Expulsions notamment, tendant à fairecroire que le «ÞNordÞ» est menacé par d’importantes migrations venues du«ÞSudÞ», rappelons que les pays de l’OCDE accueillent moins de 4Þmillionsd’Africains alors que «Þl’Afrique subsaharienne compte 17Þmillions demigrants internesÞ». En Afrique de l’Ouest, «Þ7,5Þmillions de personnesvivent dans un pays différent de celui où elles sont nées, soit dix fois plusque le nombre d’Africains de l’Ouest établis en EuropeÞ». Philippe Ber-nard, Le Monde, 25Þjuin 2008.

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d’une xénophobie d’État et d’institution défendue par desélites politiques et leurs nombreux «Þchiens de gardeÞ» qui necessent de mettre en scène, et en paroles, la peur de l’étrangerpensé comme la cause de maux divers, nombreux et graves, cepour quoi des dispositions exorbitantes du droit commundoivent être adoptées puis mises en œuvre par des pouvoirspublics mobilisés comme jamais pour combattre les «Þclandes-tinsÞ» et les dangers qu’ils sont supposés incarner. En cedomaine, le ministre des Expulsions est efficacement secondépar des personnalités soucieuses de justifier leur statut deconseiller de prince. «ÞIl ne faudrait pas, affirmait ainsi en2007 le secrétaire général du Haut Conseil à l’intégration, lephilosophe-idéologue François Guéry, qu’une immigration malagencée vienne remettre en cause le régime républicain. Ilpeut y avoir des ennemis de la République qui s’arrogent tousles moyens pour mettre les institutions en danger 1.Þ» Qu’un teldélire paranoïaque puisse passer pour une prédiction raison-nable en dit long sur l’involution qui affecte gravement notreépoque. Ce Haut Conseil était alors présidé par «Þl’Immor-telleÞ» Hélène Carrère d’Encausse dont chacun connaît l’éten-due des compétences sur le sujet comme le prouvent sesdéclarations clairvoyantes relatives aux émeutes de l’automne2005 provoquées, selon elle, par des Africains polygames etincapables d’élever leurs enfants. Bel attelage qui doit garan-tir, nul n’en saurait douter, la scientificité et l’objectivité de cenouveau «ÞmachinÞ».

Xénophobie d’État, donc, que soutiennent le mensonge,l’omission intéressée et la réécriture de l’histoire immédiatepar Brice Hortefeux pour mieux accréditer la thèse officielleselon laquelle le quinquennat qui a débuté en 2007 a enfin misun terme à une longue période de laxisme. Stupéfiante asser-tion quand on sait qu’en quelques années seulement cinq loissur l’entrée et le séjour des étrangers ont été votées et des cen-

1. Libération, 2Þoctobre 2007 (souligné par nous).

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taines de décrets, arrêtés et circulaires élaborés, auxquelss’ajoutent pas moins de onze modifications du Code des étran-gers depuis 2005 1. Incroyable prurit législatif et réglementairequi témoigne d’un emballement sans précédent destiné à fairecroire qu’en ces matières les gouvernants agissent conformé-ment aux promesses électorales qu’ils ont faites. Plus encore,un tel phénomène nous renseigne sur la nature du droit appli-qué à certaines catégories d’allochtones qui se caractérise parune instabilité et une insécurité juridiques structurelles – com-parée à la relative stabilité des lois dont jouissent les nationauxet les ressortissants des États membres de l’Union européenne– engendrées par la prolifération de textes émanés d’autoritéset de pouvoirs multiples. Tous favorisant des pratiques hétéro-gènes, parfois contraires à la loi – celle-là même que les pré-fets sont censés faire respecter –, et de facto discriminatoires etarbitraires. Plusieurs études consacrées aux comportementsdes fonctionnaires et des administrations spécialisés dans«Þl’accueilÞ» des étrangers l’établissent de façon précise et cir-constanciée. Rarement un si beau mot – accueil –, qui engageà l’endroit d’autrui considéré comme un semblable digne deségards qui lui sont accordés, n’aura été à ce point galvaudé,vidé de sa substance et perverti. À preuve les conditions et lestraitements scandaleux subis par la majorité des immigrés,réguliers ou irréguliers, quand ils s’engagent dans le dédaleimprobable des procédures que l’État, ses représentants engants blancs et de nombreux bureaucrates leur imposent àl’occasion de l’examen des dossiers constitués pour tenter defaire valoir leurs droits. Mépris, humiliations, exigencesdiverses, attentes interminables 2…

1. Serge Slama, «ÞPolitique d’immigrationÞ: un laboratoire de la frénésiesécuritaireÞ», dans Laurent Mucchielli (dir.), La Frénésie sécuritaire. Retourà l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008, p.Þ66.

2. Cf. Danièle Lochak, Face aux migrants. État de droit ou état desiègeÞ?, Paris, Textuel, 2008, et Alexis Spire, Accueillir ou reconduire.Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.

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En ces matières, ce qu’il est convenu d’appeler le sarko-zysme n’est qu’un lepénisme réformé car émondé de ses voci-férations et de ses propositions les plus radicales afin de lesrendre compatibles, sur le plan juridique, avec les institutionsrépublicaines et européennes, et politiquement acceptables parles diverses composantes de la majorité. Sur de nombreuxpoints, en effet, les orientations du gouvernement s’inspirentde celles de l’organisation frontisteÞ; une partie de ses proposi-tions étant désormais appliquée, ou incarnée, par le ministèredes Expulsions. «ÞRetours volontairesÞ» et «ÞcontraintsÞ»,«ÞcodéveloppementÞ», «Þpolitique d’assimilationÞ» ambitieusegrâce à la réhabilitation des «ÞvaleursÞ» de la France et de sonhistoire, «Þdéfense de l’identité nationaleÞ», dénonciationrégulière, au nom des inquiétudes de «Þnos compatriotesÞ»,des «ÞquartiersÞ» supposés échapper à la loi 1, tels sont lesthèmes principaux qui structurent une sorte de «ÞprogrammecommunÞ», inavoué mais réel, comme l’atteste la comparaisondes mesures exigées depuis longtemps par le dirigeant duFront national avec celles de l’UMP 2. Les dévots du chef de

1. Jean-Marie Le Pen, Pour la France, Paris, Albatros, 1985, p.Þ31 etsuiv. Voir également le site officiel du FN, http://www.frontnational.com/programmeimmigration.php. Qui soutient que l’immigration «Þmenacela concorde et la paix civile,Þ» «Þmine la souveraineté nationaleÞ» et «Þmeten cause l’identité nationaleÞ»Þ? Nicolas SarkozyÞ? Brice HortefeuxÞ?Éric BessonÞ? Non. Jean-Yves LeÞGallou dans La Préférence nationale.Réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985, p.Þ38. Cet ouvragefait partie des publications officielles du Club de l’Horloge. Membre duconseil d’administration de ce club, qui a permis de jeter des passerellesentre l’extrême droite et certaines personnalités du RPR et de l’UDF, hier,Le Gallou fut aussi conseiller régional du Front national.

2. Dans la lettre de mission, déjà citée, adressée par le chef de l’État et son«ÞcollaborateurÞ» à Matignon au ministre Éric Besson, outre les 27Þ000Þexpul-

S’agissant, par exemple, du délai de six mois imposé à l’administration pourexaminer les demandes de regroupement familial, seuls 20 départementssur 60 ayant fait l’objet de l’enquête s’y conforment. Ailleurs, l’attentepeut durer dix-huit, voire vingt-quatre mois dans les cas jugés compliqués.Cf. Cimade, Devant la loi…, op. cit., p.Þ24 (souligné par nous).

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l’État, qui le félicitent pour sa stratégie ayant conduit àl’important recul électoral de l’organisation d’extrême droite,occultent ceci d’essentielÞ: sa défaite dans les urnes se paie dutriomphe de beaucoup de ses idées et de certains de ses slo-gans – «Þla France on l’aime ou on la quitteÞ» par exemple –qui ont migré sur l’échiquier politique en devenant ceux duparti dominant et de ses dirigeants. Mieux, c’est désormais aunom de la lutte contre les thèses du Front national que le nou-veau et vaillant petit soldat de la sarkozie, Éric Besson, justi-fie sa mission dans un contexte – celui des électionseuropéennes de 2009 – où les thèmes de l’insécurité et del’immigration sont exploités sans vergogne par les candidatsde la majorité pour conforter leur position et tenter de réduireune abstention record. Cependant, ces mutations ne sont plusconjoncturelles et limitées à certaines échéances électorales,comme cela était le cas antérieurement, elles s’inscriventdésormais dans la longue durée. Les propositions du candidatSarkozy 1 lors de la présidentielle de 2007 et les orientationsmises en œuvre par le ministère des Expulsions le prouvent.Toutes témoignent de la radicalisation des positions défen-dues par la droite institutionnelle avec l’approbation tacite ouexplicite des ministres réputés incarner «Þl’ouvertureÞ» et de la

1. «ÞCasser de l’immigré est un moyen efficace de gagner des suffrages.Malheureusement, cela conduit à de mauvaises lois, à une mauvaise poli-tique et à des souffrances inutiles pour les personnes et leurs familles quecette stratégie vise et instrumentalise. M.ÞSarkozy veut être considérécomme un homme d’État. Qu’il agisse en homme d’ÉtatÞ!Þ» Ces lignes nesont pas extraites d’un hebdomadaire d’extrême gauche mais de l’éditorialdu New York Times, 21Þoctobre 2007.

sions prévues, il lui est aussi demandé de prendre part, «Þaux côtés duministre chargé de la Culture, à la mise en place du Musée de l’histoire deFrance qui contribuera à faire vivre notre identité nationale auprès du grandpublicÞ». À quoi s’ajoutent quelques recommandations relatives à la néces-sité de renforcer «Þla place des emblèmes et symboles de la République, desa langue, de son drapeau, de son hymne partout où cela peut s’avérernécessaire, dans les écoles et les lieux publics, dans la vie quotidiennecomme dans les grands événements de notre vie nationaleÞ».

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secrétaire d’État aux droits de l’homme, Rama Yade. Commeces derniers, elle a les convictions de ses ambitions. Sansdoute est-ce le prix à payer pour se voir accorder par l’Élyséeun précieux brevet de fidélité au chef de l’État – il faut penserà sa carrière.

«ÞNotre plume est une arme bien faible – et on ne manquepas de nous le faire cruellement sentir. Mais il est de notredevoir d’en faire usage. Nous sommes peut-être impuissantscar notre époque déroule son terrible ordre du jour sans tenircompte de notre colère et de nos plaintes. […] On pourra doncplus tard nous reprocher d’avoir été impuissants, mais pas denous être déshonorés 1Þ» par notre silence ou notre abstentionmêmes. Nous savons ce qui est perpétré au nom de la Loi, dela République et de la défense de l’Ordre prétendumentmenacé par les immigrés venus d’Afrique et d’Asie. Noussommes informés des violences et des outrages quotidiensinfligés depuis longtemps aux «ÞclandestinsÞ», des moyensemployés par le ministère des Expulsions, les diverses admi-nistrations, les fonctionnaires de police et de gendarmeriechargés de ces basses besognes sordidement sublimées endevoirs nationaux jugés indispensables pour protéger «Þnotrepacte social 2Þ». Nous entendons et lisons les discours xéno-

1. Klaus Mann, «ÞPen ClubÞ», Contre la barbarie 1925-1948, préfacede Michel Crépu, Paris, Phébus, 2009, p.Þ107.

2. Éric Ciotti, Assemblée nationale, Compte rendu analytique officiel,séance du 23Þoctobre 2007, p.Þ11. Affirmation reprise par le préfet de laGironde et de la région Aquitaine, Francis Idrac. Après avoir rappelé que lalutte contre les clandestins «Þrestera une prioritéÞ», il déclareÞ: «Þparcequ’elle s’accompagne de travail illégal et de trafics de toutes sortes,l’immigration irrégulière est une atteinte à la cohésion sociale et à ladignité humaineÞ». Discours prononcé le 18Þjanvier 2008 lors des vœuxaux services de sécurité. Cité dans Cette France-là, op. cit., p.Þ352. Consé-quences pratiques de cette écholalie grossièreÞ: le renforcement des effec-tifs de la brigade mobile de la PAF (police de l’air et des frontières) et desobjectifs de reconduites à la frontière revus à la hausse. En décembreÞ2008,contrairement aux affirmations réitérées de nombreux membres du gou-vernement et de la majorité, l’action du ministère des Expulsions n’était

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Page 23: Introductionbarthes.enssib.fr/TERRA/IMG/pdf/Intro_DOUCE_FRANCE.pdf · notamment publié Les Citoyennetés en Révolution, 1789-1794, Paris, PUF, 1992Þ; avec Catherine Wihtol de Wenden,

INTRODUCTION

phobes et d’une démagogie obscène prononcés par les membresdu gouvernement et les préfets qui attisent la peur éprouvéepar de nombreux citoyens pour les étrangers en situation irré-gulière. La peur et les préjugés qu’elle soutient, puisque cespréjugés sont présentés comme des «ÞvéritésÞ» par les plushautes autorités de l’État, la majorité des députés et quelquesintellectuels et académiciens ralliés au président de la Répu-blique. Les «ÞclandestinsÞ»Þ? De nouveaux ennemis intérieurscontre lesquels se mobilisent des bateleurs cyniques et avidesde pouvoir qui usent d’une rhétorique martiale en se croyantinvestis d’une mission grandioseÞ: sauver le pays au son de LaMarseillaise, sans oublier le drapeau tricolore, tous deux bienfaits pour stimuler la fierté d’être français. Nous n’ignoronspas, enfin, les existences et les espoirs ruinés de ceux qui sontraflés, placés en centre de rétention puis forcés d’embarquerdans des avions ou des navires à destination de leur paysd’origine. Telle est la situation qui nous porte à écrire, telle estla raison d’être de ce livreÞ: témoigner, penser, résister, autantque faire se peut. «ÞEn certaines circonstances, la vérité imposeque l’on se dresse contre sa classe, contre son parti, contre sonÉtat 1.Þ» Nous y sommes.

1. David Rousset, «ÞNotre tâche permanenteÞ», Saturne, nºÞ17, janvier-février-marsÞ1958, p.Þ4.

«Þapprouvée que par 30Þ% des Français alors que 40Þ% d’entre eux lajugeaient défavorablementÞ». Baromètre IPOS-Le Point cité dans CetteFrance-là, ibid., p.Þ425. Quelques mois auparavant, un sondage CSA, pourLe Parisien-Aujourd’hui en France du 27Þavril 2008, révélait que 68Þ% desFrançais étaient favorables à la régularisation des sans-papiers en grève.Une politique «Þau service de nos compatriotesÞ» comme le soutient BriceHortefeux notammentÞ? Ces résultats tendraient à confirmer qu’il n’en estrienÞ; elle s’adresse bien plutôt à cette fraction minoritaire de l’électoratque se disputent âprement l’UMP et le Front national.

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