Nicolas Grimaldi - Le Travail

5
Si habile que fût la ruse, la ficelle en était devenue si grosse que les plus abusés allaient enfin le voir : le travail, sa rationalité, sa nécessité, ses règles, ses vertus, sa moral, étaient désormais l’utile artifice de l’idéal ascétique pour continuer d’opprimer la spontanéité voluptueuse de l’existence humaine. 7 Allait donc commencer une nouvelle civilisation. Le plaisir n’y serait mis ma récompense du travail. Pure création, il allait être la joyeuse exubérance d’une pure spontanéité : sans règles, sans code, sans contrainte. 7 Loin d’éprouver que le travail les privait de leur vie, c’est au contraire leur vie qu’ils éprouvent mutilée en ayant été privés de leur travail. 10 Or le travail est si peu réductible à aucun emploi, que beaucoup de travaux sont entrepris indépendamment de tout emploi, de même qu’à beaucoup d’emplois ne correspond aucun véritable travail. 11 Comme on n’a rien sans peine, de même n’a-t-on pas de loisir sans travail. 13 Avant de désigner une intuition, l’école (schola) avait en effet signifié le loisir. 13 Sans doute le statut du travail a-t-il donc été imprégné depuis par la nouveauté historique de deux faits sociaux, si généralisés que nous avons presque fini par les croire naturels : la condition salariale et le mercantilisme universel. 18

description

Extraits

Transcript of Nicolas Grimaldi - Le Travail

Si habile que ft la ruse, la ficelle en tait devenue si grosse que les plus abuss allaient enfin le voir: le travail, sa rationalit, sa ncessit, ses rgles, ses vertus, sa moral, taient dsormais lutile artifice de lidal asctique pour continuer dopprimer la spontanit voluptueuse de lexistence humaine. 7Allait donc commencer une nouvelle civilisation. Le plaisir ny serait mis ma rcompense du travail. Pure cration, il allait tre la joyeuse exubrance dune pure spontanit: sans rgles, sans code, sans contrainte. 7Loin dprouver que le travail les privait de leur vie, cest au contraire leur vie quils prouvent mutile en ayant t privs de leur travail. 10Or le travail est si peu rductible aucun emploi, que beaucoup de travaux sont entrepris indpendamment de tout emploi, de mme qu beaucoup demplois ne correspond aucun vritable travail. 11Comme on na rien sans peine, de mme na-t-on pas de loisir sans travail. 13 Avant de dsigner une intuition, lcole (schola) avait en effet signifi le loisir. 13Sans doute le statut du travail a-t-ildonc t imprgn depuis par la nouveauthistorique de deux faits sociaux, si gnraliss que nous avons presque fini par les croire naturels: la condition salariale et le mercantilisme universel. 18Peut-tre convient-il alors de librer notre pense des ordinaires sollicitations du langage. 18Principe de changement, il est ce qui fait que quelque chose advient. Aussi Hegel avait-il nomm travail du ngatif lindustrieuse opinitret de ce qui, dans le prsent, conspire sans cesse lanantir pour faire tre ce qui nexiste pas encore. 18Pourrait-il, en effet, y avoir aucun temps o il ny aurait aucun dlai?Car le travail du temps na jamais cess. Mme lorsque nous croyons ne rien faire quattendre et quil ne se passe rien, le temps a toujours dj commenc de creuser notre attente, et duser notre attention. 20Entre la matrialit du prsent et limmatrialit de lavenir, elle est le dynamisme de cette mdiation, cest--dire un travail.Pourtant le propre dune tendance est de manifester la mobilisation et la subversion du prsent par lavenir. 22La matrialit du prsent dissimule limmatrialit de lavenir qui le hante, lobsde, luse, le transforme, y besogne sans cesse. 22Ils sopposent logiquement comme deux moments ou deux face dune seule et mme ralit. 22Pour Platon: sil y a un modle, un but, une fin, un idal, il ne reste pour latteindre que le dynamisme indfini de la mdiation: le travail. 23.Etre dans le devenir, et avoir pour but de sidentifier, de se rendre identique lidentit dun modle: la tche est impossible. 24A la diversit des formes correspond la diversit des matriaux employs. 24.Le temps est lexercice dun travail. Le travail de la ngativit est vie mme du temps. La vie est spontanit organique dun travail. Par quelle transmutation ce qui avait rendu lhomme si orgueilleux dtre un homme en est-il venu le faire douter dtre encore un homme?Parce quils flattent en nous ce dont nous sommes le moins fiers, mme si on les aime, on ne les estime pas. 50De mme que nul ne peut faire que le travail dont il est capable, de mme le travail quil fait exprime donc la nature de chacun. 53Aristote ne fait que le constater: il y a des travaux qui abrutissent. Parce que son travail exclut sa propre vie, cest de lui-mme quil sprouve exclu en travaillant. 59.Ici et l cest leffort qui fait lefficacit du temps, et cest le temps qui accomplit la tche quon stait fix. Tandis que le travail formateur consiste se faire soi-mme, le travail producteur consiste faire quelque chose. Cest le dsir dtre autre qui inspire donc le premier, comme cest le dsir davoir autre chose qui suscite le second. Alors que le premier ne cherche donc qu tendre le champ du possible, le second ne cherche qu diversifier le champ du rel. Dans le travail producteur, russir cest en avoir fini. Ce qui est son accomplissement est aussi sa suppression.Parce que le travail se trouve ainsi gouvern et comme garanti par des lois ncessaires, on comprend que sa valeur ou sonmritent soient une seule et mme chose avec son efficacit, comme son efficacit est lexpression de sa vrit. En effet, si le travail est bien fait, cest quil a t fait comme il devait ltre, conformment aux rgles et en connaissance de cause. Comme la cause est alors visible dans leffet, le produit rvle le processus de sa production: le mtier est confess par son uvre. En cette temporalit qui est celle de lternel retour, il ne peut donc jamais rien y avoir de nouveau qui ne soit dj ancien, rien dencore attendu qui ne soit pourtant dj arriv. Lavenir est du pass ultrieur. Le temps ressasse sa mmoire. Voil lontologie de la routine, voil donc ce que refusrent ceux qui avaient eu la libert de choisir. 82Pas plus quune machine ne pense, ne connat, nimagine, ne progresse ni ninvente, pas plus un ouvrier ou un paysan na-t-il donc exercer son esprit pour travailler. Comme en impliquant un temps rptitif la routine postulait une rsiliation de la vie, ctait donc se dmettre en outre de sa propre humanit que de se livrer un travail qui impliquait une rsiliation de lesprit. Quon se le rappelle cependant: sil a fallu rendre tant de tches inhumaines, cest parce quelles taient les seules que tant dhommes puissent seulement accomplir. Un artisan fait aussi bien que possible en faisant aussi bien quon ait jamais fait, tandis que faire aussi bien que nagure est aussi peu que rien lorsquil sagit des mtiers de lesprit. Si on comprend donc quon ne peut pas prouver sa supriorit o il ny a pas de difficult, et quil ny a plus de difficult l o la tradition enseigne par quels procds les rsoudre, on comprend aussi que si le travail manuel assure la conservation de lexistence, ce sont les arts libraux qui en assument la vitalit, le dynamisme, et la futurition.