newspaper THE INNOVATIVE EXPERIENCE #23 …...dans le pastafarisme, nous travaillons avec un coach...

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2€ - Gratuit pour les membres du Network THE INNOVATIVE EXPERIENCE newspaper #23 AVRIL 2019

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2€ - Gratuit pour les membres du Network

T H E I N N O V AT I V E E X P E R I E N C En e w s p a p e r # 2 3 A V R I L 2 0 1 9

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D I C H O T O M I E , F O N D E M E N T D E L’ Ê T R E H U M A I N

LES POISONS ET ANTIDOTES DE L’INNOVATION

Texte : Dominique Christian

LE SUJET « POISON ET ANTIDOTE » COMME LE SUJET « NOIR ET BLANC », « LÉGER ET LOURD » SE DÉFINIT COMME UNE DICHOTOMIE. ET C’EST DONC TOUT NATURELLEMENT

LÀ QUE NOUS RETROUVONS LA PENSÉE DE DOMINIQUE CHRISTIAN, PHILOSOPHE, CONSULTANT AUPRÈS DE GRANDES ENTREPRISES ET PEINTRE CHINOIS. RÉFLEXION SUR

UNE NOTION FONDAMENTALE À L’HUMANITÉ.

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raiter du thème « poisons et antidotes » c’est pour un philosophe comme revenir à la maison. Ce thème occupe en effet les crânes

philosophiques depuis l’origine grecque de notre discipline. Ce couple de notions porte une opposition structurante, comme le bien et le mal, le dedans et le dehors… Il organise, et organisera, les cartes mentales des humains, au moins tant que ceux-ci resteront des bipèdes latéralisés. Cela fait

Tsans doute sourire les penseurs poulpes et calamars, eux à qui leur multilatéralité offre probablement une vision du monde ternaire, quaternaire…

La binarité est à ce point fondamentale que sa perturbation fait malaise. On sait bien qu’un vin frelaté retourne l’estomac, sans plus. Alors qu’un lait contaminé fait tourner la tête, fait crise. Le vin est toujours quelque part un peu poison, alors que le lait est censé être l’autre du poison, le dichotomique.

Pourtant le thème de l’ambidextrie a été évoqué précédemment dans la rencontre d’aujourd’hui, tout comme les psychanalystes savaient le faire : l’objet est « seulement dedans et aussi dehors ».

La dichotomie est la césure, la faille qui constitue notre monde, à l’image du dieu de la genèse qui a passé plus de la moitié du temps de la création à installer des dichotomies : séparer les eaux, séparer le ciel de la terre… Comme le disait Mao Tse Toung « Un se divise en deux, voilà un phénomène universel, et c’est la dialectique, contrairement au concept réactionnaire qui affirme que deux fusionnent en un ». Dieu, omniscient, l’avait forcément lu.

Mais ces dichotomies auxquelles nous nous accrochons et dont la subvertion nous trouble tant, sont pourtant dangereuses. Elles masquent en effet tout hybride. Par exemple lorsque l’on évoque la route de

É d i t o

la soie comme une affaire entre Europe et Chine, on devient aveugle sur le fait que ce sont tous les territoires intermédiaires qui en constituent l’essentiel : le cœur est dans l’entre-deux.

Et puis toute dichotomie fige l’opposition entre les pôles, et revenir à une certaine réalité suppose toujours une rupture, transgression et violence. Les canuts lyonnais brisaient les métiers mécaniques, quand reviendront-ils pour fissurer les tableurs Excel ?

Les sages grecs savaient tout ceci. Et quant à la violence ils savaient la domestiquer, la bouc émissairisation permettait d’arrêter les spirales infernales de la vengeance. Le bouc émissaire se nommait « pharmakos ». Le poison portait le même nom que l’antidote, et ce nom c’était : « pharmakon ». Une composante majeure de la pensée aux origines du monde européen est la réflexion sur ces jeux de même et d’autre, d’identité et d’altérité.

Au passage, la tradition chinoise se distingue ici. Plutôt que de même et autre, les sages antiques y parlaient d’hybridation, de bifurcation et non pas d’états mais de

processus. C’est que la pensée s’élaborait plus sur l’expérience que sur la raison. Et que textes, poésies, peintures s’efforçaient essentiellement de transmettre le souffle de la vie (le « qi »), ses pulsations. Répéter, présentifier la nature, plutôt que d’édicter, de nomenclaturer, d’MBTIser.

Cette quête de nature est orthogonale avec le phénomène d’arraisonnement qui domine l’Europe depuis si longtemps. Il y a bien longtemps la Nature était notre monde. Les humains très tôt ont inventé les techniques pour aider la nature à être et faire, la greffe de l’arbre contribuait à la production de fruits. Et puis ces techniques se sont autonomisées, se sont mises à leur propre compte, comme le font des collaborateurs indélicats. Puis est venue la finance pour assister la technique (investissements productifs…). Et derechef la finance a arraisonné la technique, a couru après son propre intérêt (KPI strictement financiers…). Et puis à son tour l’informatisation a croqué la finance (KPMG…). Les crabes mangent les crabes.

Le souci de définanciariser de l’entreprise est le même mouvement que l’urgence écologique de respecter la nature, tentative, peut-être désespérée de réduire le découplage entre pratique réelle et représentation du monde.

Et l’innovation dans tout cela ? Elle fait ce qu’elle peut.

La binarité est à ce point fondamentale que sa perturbation fait malaise.

Pour produire des objets de qualité impeccable et à un juste rapport qualité/prix, les entreprises industrielles ont dû adopter les principes de la « qualité totale ». Mais ces mêmes principes, appliqués à l’excès, ont peu à peu étouffé la capacité d’innover en instrumentalisant les process de décision et de sélection des projets avec des indicateurs extrêmement exigeants.

Or, dans le même temps, le rythme de renouvellement des produits et le rythme d’apparition des innovations se sont accélérés.Plus personne aujourd’hui ne conteste le fait que l’innovation doit être au cœur

de la stratégie d’une entreprise, avec des compétences spécifiques, des approches, des lieux et des méthodes.

On voit même apparaître, de plus en plus, des outils tout fait, issus de différents domaines et principalement des IT ces dernières années, des outils qui se superposent à ceux du process réglé de la « qualité totale », des outils parfois contradictoires et de nature à vous rendre schizophrène.

En équipe, soyez agile… tout en restant structuré !

En créativité, soyez disruptif… mais prouvez que ça va bien marcher !

En organisation, vivez comme une startup… et soyez corporate compatible !

Et enfin, en marketing, pensez design… mais soyez lean !

Mais utilisons-nous toujours le bon dosage et de façon appropriée chaque approche ? Savons-nous changer de lunettes aussi souvent que nécessaire ? Ne confondons-nous pas parfois les méthodes et les savoir-faire ?

Et finalement, l’usage en excès des méthodes à la mode, n’étouffe-t-il pas, lui aussi, nos propres capacités à innover ?

La Communauté d’Innovation Renault s’est donc emparée de ce sujet « brûlant » pour éclairer l’envers du décor, faire émerger des regards décalés et créer une capacité à rester vigilant face aux vagues successives de courants à la mode.

Par Dominique Levent, Directrice Créativité de l’Institut de la Mobilité Durable et Expert Leader "Innovation Patterns" chez Renault

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L’A P P R E N T I S S A G E M É T H O D I Q U E D E S M É T H O D E S

ANTI-DOCTEET POISON D’AVRIL

Texte : Bertrand Stelandre

LES OUTILS, LES MÉTHODES SONT-ILS POISONS OU ANTIDOTES POUR L’INNOVATION ? NOUS PARLONS AVANT TOUT D’OUTILS DE MANAGEMENT POUR COLLECTIVEMENT SE

MOTIVER À RÉALISER DES PROJETS HORS NORMES. 30 ANS D’HISTOIRE DES MÉTHODES VUES PAR UN CONSOMMATEUR.

A R T I C L E S

a question : « est-ce un poison ou un antidote ? » est posée. Il fallait bien que cela me tombe dessus… 5 ans chez les jésuites avec une

belle réputation de ne jamais répondre aux questions (ou uniquement par une autre question) et en même temps, nous y avons appris que la pire réponse, celle qui clôt la discussion, qui empêche toute avancée, qui nuit à l’intelligence est : « ça dépend ! ». Essayez vous-même, si vous ne craignez pas de passer pour l’aquoiboniste tendance jemenfoutiste.

Quelques années plus tard, après une période méritée de décontamination janséniste mais sans encore avoir basculé dans le pastafarisme, nous travaillons avec un coach passionné/passionnant (Stéphane Bigeard point-fort.com) qui nous rejoue le même dilemme avec sa parabole du « qu’est ce qui est bien, qu’est ce qui est mal ? » en simultané avec l’impératif de convictions qui sont l’apanage de tout manager et de toute équipe qui se respectent. Donc poison ou antidote, ne répondons pas « ça dépend » et creusons gaiement en puisant dans notre petite expérience. Les outils, les méthodes, nous en avons appris tant depuis l’école, puis par des consultants, les livres, Internet, la communauté d’innovation…

Je peux difficilement critiquer les outils et méthodes appris en classe. Les critiques ne seraient fondées que sur mes bonnes ou mauvaises notes et donc uniquement ma capacité à les appliquer à peu près correctement. On y retrouve en vrac la gestion, le PERT et un début d’analyse de la valeur. Nous ne sommes pas encore bien armés pour l’innovation de rupture. Pourtant, peut-être que mon choix d’école vient uniquement de ce magnifique nom d’Arts et Métiers. L’Art en tant que production intellectuelle géniale qui dépassera ce qui a été appris.

APPRENTISSAGE N°1 : Quand elles sont suffisamment maîtrisées, on peut (il faut ?) s’affranchir des méthodes pour s’aventurer librementIl a dit (Giorgio Moroder) : « You want to free your mind about a concept of harmony and of music being correct, you can do whatever you

Lwant… There was no preconception of what to do… I knew that it could be a sound of the future ».

L’industrie dans les années 80-90 a été bouleversée par des antidotes aux erreurs et la résolution de problèmes arrivés du Japon et des États-Unis : le summum des méthodologies sacralisées en un dogme avec la qualité totale, le TPM (Total Productive Maintenance), la certification ISO 9001 pour laquelle tout était process, écrit, appliqué, signé et souvent antidaté (qui n’a pas fait vieillir des papiers dans des étuves ne connaît pas ces temps-là). Il faut tout traiter avec une méthode unique : de l’établissement de la stratégie, au développement des produits ou au balayage des couloirs. Il y a même un vice inhérent : on doit choisir soi-même son process et s’y tenir. Et paradoxalement, l’application et la mise en place de ces nouvelles méthodes ont apporté un vent nouveau qui a dynamisé l’entreprise en impliquant chacun et le faisant participer avec rites, cérémonies, pins et t-shirts imprimés.

APPRENTISSAGE N°2 : Les méthodes sont un antidote à l’individualisme Ces règles créent un jeu qui donne plaisir et énergie quand elles sont collectivement mises en place par toutes les intervenantes et tous les intervenants. Il aurait pu dire (Georges B) : « Il est temps de passer au design thinking à l’Âge où innover tout seul ne suffit plus ».

La gestion par projet proclamée dans les années 90 a contribué à détrôner ce qui s’appelait le « bureau des méthodes » qui consistait à récupérer un bébé pas fini du bureau d’études avant de redonner le bébé mal dégrossi à la production. Le BE faisant office d’innovation, utilisant les connaissances des équipes de recherche. Sonne alors le passage de la gestion de problèmes à la gestion de projets en antidote pour libérer et dynamiser des projets de

plus en plus innovants. On y découvre le séquencement des méthodes et métiers suivant le déroulement du projet mais vécus par une même équipe et un directeur de projets CEO virtuel. Le séquencement est ritualisé en stage-gating susceptibles d’arrêter le projet. Cela s’applique très souvent dans les projets d’innovation. Il a fallu adapter le stage-gating à l’innovation étant initialement basé sur un enchaînement de réponses aux questions : « Est-ce stratégique ? Est-ce faisable ? Est-ce vendable ? » avec des méthodes plus « tripales » en posant ces questions au futur avec l’aide de designers et prospectivistes.

APPRENTISSAGE N°3 : L’outil est le propre de l’homo erectus, la boîte à outils, le propre de l’homo innovatusQuand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes sont des clous. Le poison d’un outil, d’une méthode serait de ne répondre qu’à un problème unique. Il a sûrement dit (Audiard) : « Les méthodes, c’est comme les oiseaux, ça vole en escadrille ».

L’arrivée au Square nous amène sur un projet collaboratif et disruptif : « city-pod » pour revisiter la mobilité urbaine. Il s’agit d’un groupe hétérogène constitué de plusieurs entités : Renault, Ville de Paris, Bertin, Dassault Systèmes,… sans a priori d’objectifs communs mais plutôt une convergence de motivations et une vague vision. Il a donc fallu explorer des méthodes et nous sommes parvenus à une simultaneous methodology pour défricher ensemble le sujet, comme si nous visionnions un objet avec plusieurs points de vue : une vision prospective pour en tirer les challenges,

un peu de CK, du design thinking, du business model… Nous sommes parvenus à extraire 3 méta-caractéristiques : les tensions auxquelles nous faisons face, les partis pris (liés à la constitution de l’équipe et donc sa façon d’aborder le projet) et les concepts explorés.

APPRENTISSAGE N°4 : Quand une méthode cesse de produire suffisamment d’énergie et de connaissances, il est temps d’en essayer une autre, non pas pour la remplacer mais pour la compléterIl a dit (Huber-Felix T) : « Si ça continue, faudra que ça cesse ».

Ayant quitté les process d’un grand groupe et créé une start-up (Epicnpoc), nous en sommes arrivés à l’enchaînement de méthodes pour qu’une même équipe puisse innover ensemble sur toute la durée d’un projet. La recette du jour : commencez par une phase de prospective circulaire pour explorer les possibles en utilisant les 4 causes d’Aristote (matérielle, formelle, efficiente et finale), puis lancez un élan de design thinking pour obtenir un brief de sens orienté utilisateur avec storytelling et post-its. Ensuite, ajoutez une phase de lean experimentation pour apprendre rapidement sur bouts de projet, de concept. Enfin, optez pour un développement agile, bien sûr, comme la fabrication additive et incrémentale du produit.

APPRENTISSAGE N°5 : Découvrez par vous-même…

Il faut tout traiter avec une méthode unique : de l’établissement de la stratégie au développement des produits…

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Quels sont les poisons et les antidotes de l’innovation ? Avant de pouvoir répondre à cette épineuse question, il est important d’aller creuser un peu ce que sont les poisons et les antidotes. Un passage par la science – toxicologique - , et par la philosophie – grecque - paraît utile.

TOXICOLOGIE

Il n’y a pas de vie sans poisons. Il y a des poisons partout dans l’environnement (champignons, plantes, animaux), et il y aussi dans le corps humain de la sécrétion de poisons, et des organes de régulation permettant de les stocker, évacuer, détruire. Tout organisme vivant est soumis à des poisons et antidotes, externes et internes, en permanence.

C’est la dose qui fait le poison. Poison ou antidote, ce n’est pas une question de nature, mais une question de quantité. Tout produit dit « toxique », ingéré en quantité inférieure à certains seuils, n’est pas toxique. Une grande quantité de produits, dosés correctement, sont des antidotes, et peuvent devenir en quantité plus importante, de véritables poisons. Il suffit de penser aux médicaments pour s’en convaincre.

PAS DE PRISON POUR L’ANTIDOPETexte : Lomig Unger

S I L E X G R A P H I E 5

POISONS ET ANTIDOTES POUR L’INNOVATION

Voici pour finir quelques poisons et antidotes pour l’innovation, et nos entreprises. J’essaye de les décrire en utilisant ce que nous ont apportés la toxicologie, et les grecs, c’est-à-dire en prenant en compte le fait que c’est avant tout une question de mesure.

J’avais préparé une longue liste de poisons et antidotes, mais je me suis rendu compte qu’ils étaient tous des variations autour d’une même idée.

Idéologie contre réel. Il y a certes besoin d’idéologie, d’utopie, pour donner du sens mais lorsque celles-ci conduisent à ne plus voir le réel, elles sont de véritables poisons. En général, c’est ce qui se passe quand l’idéologie n’est plus consciente : on finit par confondre le modèle, et la réalité.

Alors pour contrer les cultes du héros, la frénésie de la nouveauté pour la nouveauté, la sinistrose, la perte de sens, je ne connais que cela. Revenir au réel. Il y a deux moyens radicaux pour cela, et qui sont

donc des antidotes à l’idéologie : la science et la philosophie. L’une et l’autre parlent du réel, utilisent le doute, et favorisent un étonnement salvateur. Les humains sont capables de choses formidables, et la nature est incroyable de complexité et de mystères. Sources d’émerveillement.

VERTUS ET ÉQUILIBRE

Vertus. Puisqu’il est question de dosage et de mesure, cela permet de faire appel très directement à deux des quatre vertus cardinales : la prudence et la tempérance. La prudence est la sagesse qui dispose la raison pratique à discerner, en toutes circonstances, le véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir. La tempérance assure la maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites de l’honnêteté, procurant ainsi l’équilibre dans l’usage des biens.

Ordre et chaos. Puisque l’organisme contient lui-même des sources de poisons, et d’antidotes, la question devient assez proche, dans l’idée, du traitement du mal dans le récit mythologique de la création du cosmos. Il se conclut par un formidable combat entre Zeus (l’ordre, et la justice) et Typhon (le désordre, le chaos et la violence, mais aussi le temps, la génération). La fin est magnifique : Zeus triomphe de l’horrible Typhon, mais Gaïa – la première déesse, et mère de ce dernier – insiste pour que Typhon ne soit pas tué, mais enfermé sous Terre.

Le cosmos sans le temps, le chaos, le déséquilibre ne serait rapidement plus rien d’autre qu’un univers immobile, figé, sans mouvement. Il en est de même pour des organisations qui voudraient se débarrasser des « poisons ». Il s’agit plutôt de prévoir les bons organes de régulation, à l’instar du foie.

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L A R E C E T T E D ’ U N P R O J E T R É U S S I

DES MÉTHODES...À MA SAUCE, CHEF !

Texte : Frédéric Touvard

DANS LE GRAND HALL, C’EST LA JOURNÉE D’ACCUEIL DES JEUNES EMBAUCHÉS DU GROUPE, ET APRÈS PLUSIEURS CONFÉRENCES DE MANAGERS DE L’ENTREPRISE, C’EST

LA PAUSE. CAMILLE, 32 ANS, CHEFFE DE PROJETS JUNIOR DÉBROUILLARDE, DYNAMIQUE ET UN PEU ANXIEUSE, QUI A DÉJÀ CONDUIT PLUSIEURS PROJETS RÉUSSIS DANS

L’ENTREPRISE RENCONTRE CLAUDE, 54 ANS, SENIOR TRÈS EXPÉRIMENTÉ EN PROJETS, CALME, LE REGARD VIF, ET PHILOSOPHE À SES HEURES PERDUES...

— Salut Claude, quelle bonne méthode tu me conseilles pour un projet d’innovation ? — Pourquoi tu veux une méthode ?

— Ben, parce que ça fait sérieux et pro. — Ce n’est pas pour ton projet alors ? — Pas vraiment, non. — Comment tu as fait jusqu’à maintenant ?— Oh, tu sais moi, c‘est très artisanal... Le projet au départ c’est un imaginaire, qui

«petit à petit se confronte au réel dans des actions, des prototypes, des rendez-vous, et à chaque fois ça me fait questionner le projet initial, puis ça me fait imaginer un autre projet n°2 plus intéressant, du coup je vais chercher d’autres compétences, d’autres idées que je confronte de nouveau au réel et ça précise le projet n°2 et en ouvre souvent un troisième très différent du premier, mais tellement plus riche que j’abandonne le premier et je garde une partie du deuxième. Par la suite, j’ai souvent un quatrième projet

qui émerge que je n’aurais jamais pu voir si je n’avais pas avancé jusque-là et finalement je me focalise sur le n°3 et une partie du n°4 et c’est là que je crée une vraie valeur, ou de nouveaux business... (1)— Passionnant, cette méthode ! — Une méthode ? […] On dirait à chaque fois plutôt des exceptions...— Et en quoi c’est un problème ? — Eh bien à chaque fois que je démarre, on me demande mon indicateur de réussite, mais je n’en ai pas puisque je vais

découvrir la réussite en chemin. Si je savais au départ quoi faire exactement tout le long, je ne réfléchirais plus comme je le fais actuellement pendant un projet... — C’est-à-dire ?— Je n’aurais plus l’attention permanente pour explorer des opportunités et prendre des initiatives...— Tu veux dire qu’avoir une cible et un indicateur de réussite brident tes capacités d’exploration ?— Non, pas vraiment, c’est un bon point

LA DISTILLERIE / LA COMMUNAUTÉ D’INNOVATION RENAULT

Créée en 2008, la Communauté d’innovation Renault et la Distillerie n’ont jamais cessé de grandir, pour arriver aujourd’hui à plus de 100 membres. Cette communauté d’innovation investit l’espace entre science et philosophie au cours de trois plénières annuelles et autour de deux ateliers de Distillerie qui précèdent et suivent ces intenses journées d’échange et de stimulation intellectuelle. L’articulation de ces dispositifs originaux permet une stimulation des imaginaires, ces univers de pensées que nous avons tous, pour favoriser la conception

de l’innovation hors des sentiers dessinés par nos représentations solidement installées et partagées.

En s’inspirant de thématiques souvent déconnectées de l’univers automobile, ces journées d’échange ont participé à la création ou l’exploration de nombreux concepts comme la « phylogénèse de la mobilité », le « design d’expérience », l’organisation d’une « direction de l’évolution » dans les entreprises… Et pour faire exister le monde de demain, avec de nouveaux objets, ses nouveaux modes de relation entre les individus, ses nouveaux fonctionnements de société… La création des

mots qui les illustrent est essentielle pour leur faire prendre vie. C’est pourquoi nous inventons des mots comme « javailler », « laboratoire de socialité »…

Il s’agit réellement de s’imposer en complément des initiatives internes déployées par les entreprises de manière à les alimenter par des contenus décalés et des pratiques originales. Et pour avancer ensemble, ouvrir nos champs de vision, il est nécessaire de bousculer mutuellement avec bienveillance et sans jamais revêtir la posture de « sachant » ou de « donneur de leçons ».

N o s c o - c r é a t e u r s

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de départ, ensuite il faut que la cible puisse bouger et surtout que je puisse bifurquer et pivoter en permanence. Mais là on me dit que je suis une girouette et que ce n’est pas sérieux... Et pas très pro !— Donc tu cherches une méthode qui fasse sérieuse et pro tout en laissant la cible souple et tes capacités d’exploration intactes ? — Ouai, c’est un peu ça ! Tu as une méthode pour moi ? — Dans le champ des méthodes en projets, j’en connais trois principales. Tu as essayé l’approche par les enjeux ? (2) Tu définis et formules avec ton sponsor une cible sous forme d’enjeux qui est un effet recherché comme un état final sans décrire ce que tu vas faire exactement, et tu mets tout en œuvre pour atteindre cette finalité sans tâches prédéfinies.— Oui mais… C’est long de définir avec mon sponsor qui a parfois du mal à décrire une finalité, et puis une fois que c’est figé ça marche bien pour l’équipe mais si je découvre en chemin des éléments qui changent l’enjeux, il faut tout refaire ! Et je passe pour une guignole ! — Tu as essayé les approches Agile, le Scrum ? (3) Tu ne définis pas vraiment la cible, tu mets un process en place qui découpe le temps en périodes courtes où, à chaque fois, tu réorganises le travail avec des rôles très codifiés et tu requestionnes la cible pour la faire évoluer en permanence avec ton prototype...— Oui mais… Ça va quand le proto n’est pas cher à faire évoluer, et en plus il faut passer du temps à chaque étape pour justifier, recontractualiser, et on me dit que ce n’est pas un plan fiable sur le cap final de l’ensemble du projet, c’est sans fin et sans contrôle sur les dérives… Et puis comme le disait un de mes clients : « Chez nous, quand le béton est coulé, il est coulé ! ».

— Tu peux quand même dire que tu es certifiée Scrum Master pour le côté sérieux et pro... Pour le plan global et le contrôle des coûts, tu as essayé le GANTT et le PERT ? (4) Ça te permet de penser le projet sans te confronter au réel, tu décris toutes les étapes précisément, leur enchaînement idéal, et tu rajoutes en plus une couche de gestion de risques au cas où le réel devienne trop cruel et désorganise ton découpage planifié et contrôlé. Et là côté certification, c‘est du solide et reconnu mondialement !— Ah oui... Mais… Du coup, j’ai perdu mes capacités d’exploration et d’initiatives, je me suis vue en train d’éviter de réfléchir et j’ai vu le réel comme un ennemi arrogant et peu constructif… Mais là on m’a dit que j’étais sérieuse et vraiment pro ! Et on m’a même confié d’autres projets plus critiques, où l’on m’a dit d’ailleurs : « ne cherche pas trop à innover ou à sortir du plan, le plus utile c’est que tu délivres ok ? ». Et là, j’ai perdu mes capacités d’innovation...— Qu’est-ce que tu en déduis alors ?

— D’abord, qu’il ne faut pas imaginer une seule méthode et résister à l’idée que standardiser est forcément synonyme de performance. C’est un peu comme chercher la « Killer application » en marketing... Alors qu’avoir une bibliothèque d’approches en fonction des situations apporte une réelle valeur aux projets. Cela permet de s’accorder sur un langage pour se comprendre et fonctionner ensemble dans

ODE AUX INNOVATEURS

Par Rémy Guillaumot

À quel point les innovateurs sont utiles à notre entreprise ?Mes chers actionnaires, je condamne ceux qui croient queleur activité ne sert qu’à une chose : nous faire dépenser

l’argent durement gagné par nos ventes. En professionnels,ils imaginent des produits aux développements complexes

issus d’idées nouvelles toujours bienvenues.Les technologies qu’ils utilisent sont loin

de nos anciennes techniques : elles ont le mérited’être fiables. On n’est jamais sûr de leur efficacité

en phase de développement, mais au final, on s’en félicite.Penser en rupture et être sans cesse créatif sertà renouveler nos imaginaires, à penser le futur,

à faire de la conception une religion età donner un sens au progrès. Les innovateurs visent

à faire oublier la précaution pour entreprendre à tout va.Et nous libérer des entraves au commerce.

Si oser, oser encore est leur crédo, ils font des erreurs etcelles-ci déstabilisent nos concurrents, montrant ainsi que

leurs échecs sont parfois cuisants. Ils réclamentlégitimement, pour leurs multiples inventions,

des locaux adaptés et des outils qu’eux seuls utilisent. Ilsne pensent qu’à satisfaire nos clients et pour ce faire, ilsvénèrent sans cesse le changement. Leurs profils hors

pair et généreux les conduisent à déplorer que d’autresnormes ne s’intègrent pas à notre culture ;

ils vivent pour créer des richesses, mais restent désintéressés :leurs projets sont rarement tournés vers le marché et ont

malgré la production de nombreux brevets,un mal fou à en exprimer la valeur. Ils n’ont jamais

peur d’être compétitifs, même s’ils manquentd’indicateurs pour justifier de leurs coûts etchiffrer leurs retours sur investissement, qui

n’opèrent que parce que les technologies existent. Ils sont dessalariés vertueux dans une mondialisation épanouie, loin de ces

idéalistes qui prétendent changer le monde,ils n’ont pas leur pareil pour écraser nos concurrents,vouloir tout révolutionner et même sauver la planète.

Bref, chers investisseurs, j’entends accélérer notre croissance.Pour nous rendre plus heureux et plus riches, il nous faut moinsde règlements et de contraintes, mais j’aimerais compter plus

d’innovateurs. Comptez sur moi pour m’y employer !

Merci à vous, cher lecteur, d’avoir parcouru ce texte.Vous pouvez, maintenant, le relire une ligne sur deux…

Ne pas confondre donc la méthode qui rassure les sponsors, et celle qui mobilise les opérationnels.

des contextes variés. Il ne faut pas confondre la méthode qui rassure les sponsors, et celle qui mobilise les opérationnels.

« Le schéma dit artisanal est en fait systématique de tous les innovateurs, artistes, créateurs bien préparés. Seulement ce cheminement est peu crédible lorsque l’on doit le vendre en interne, il est fait de rencontres improbables, d’opportunités, de contraintes ayant ouvert des portes inimaginables, et il est donc plus facile de raconter une autre histoire, à l’envers, plus raisonnée, plus logique pour rassurer le monde très organisé et contrôlé des financeurs, des sponsors...

« Pour rassurer, la puissance du découpage par tâches avec le PERT ou le GANTT est indéniable, elle permet aussi une forme de pouvoir sur l’autre en proposant la maîtrise d’un chemin.

« Par exemple, je l’utiliserais bien pour garder le contrôle du rythme et du temps dans une relation ; impressionner et mettre les moyens sous contrôle ou montrer que le délai n’est pas assez long, ou même visualiser les interactions entre lots pour négocier des ressources.

« Pour mobiliser les opérationnels, on a besoin d’avoir un minimum de langage commun, puis surtout de laisser les équipes tordre et modeler les méthodes pour s’approprier le chemin sans trop de dépendance.

« Les meilleurs « chefs » n’appliquent pas une recette toute faite, mais la mettent à leur sauce... Tout en ayant une base extrêmement solide de connaissances des recettes existantes.

« Par exemple, j’utiliserais le Scrum si je vois trop d’inertie et de silos dans les équipes, ça permet de remettre des itérations, requestionner par étapes courtes, en coordination rapprochée tout en faisant attention à ne pas se faire avaler par le process pour du process... J’utiliserais l’approche par les enjeux surtout en début de projet pour questionner l’ensemble de la valeur avec l’équipe et le sponsor pour créer de l’alignement en coconstruisant une vision partagée, ou aussi pour voir si la cible en cours de projet est robuste. Ça permet d’éliminer un tas d’activités qui n’ont pas de sens par rapport à l’état final recherché. Ça permet aussi de laisser beaucoup d’autonomie à l’équipe pour développer ses propres tactiques avec le minimum de ressources.

— C’est excellent les usages que tu fais de chaque méthode, on dirait que tu composes ta propre mélodie avec toutes ces approches, c’est génial !— Merci... Mais tu sais, c’est fatiguant de naviguer dans tous ces modèles, j’aimerais que ce soit plus simple parfois...— Ha oui, je comprends. En dernier recours, trouve¬-toi un patron qui te fait confiance ! »

Les meilleurs « chefs » n’appliquent pas une recette toute faite, mais la mettent à leur sauce... Tout en ayant une base extrêmement solide de connaissances des recettes existantes.

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V O U S S O U H A I T E Z V O U S A U S S I FA I R E PA R T I E D U N E T W O R K , C O N TA C T E Z É L I N E   :

E L I N E @ S I L E X - I D. C O M

Vaufrain donnait plutôt dans le crime organisé que dans les affaires de drogue. Ça, c’était les « Stups » qui s’en occupaient, mais ça n’empêchait pas les bonnes relations, surtout qu’il y avait des anciens du service de Vaufrain qui y bossaient.

Et ces anciens-là, ils avaient donc été formés à l’ancienne, à la Vaufrain, avec de la méthode. Rien à voir avec les nouveaux à qui on filait des armes en ciblant leurs connaissances sur la gâchette… Heureusement, comme l’a dit à peu près Gainsbourg : « tes armes n’y pourront rien changer », mais c’est encore une autre histoire. Vaufrain, la méthode, c’était son truc. « Il faut agir avec méthode » ne cessait-il de répéter, voire de radoter comme disaient ses collègues plus brouillons. Eux ne s’embarrassaient pas de rigueur dans leurs enquêtes. Enfin, « collègues », le mot est un peu trop vite lâché, comme si le monde professionnel relevait des bonnes manières et de la collaboration. En fait, « être collègues », c’est être dans la même organisation, pas forcément plus. Et que dire du terme « collaborateurs » si habilement utilisé par le management. Un collaborateur, c’est celui qui collabore aux bénéfices de l’entreprise avant de collaborer avec les autres, ceux qu’il voit comme ses concurrents, dans le cadre d’un développement personnel prôné par l’entreprise qui a tout compris du « bien-être » au travail. Toujours est-il que Vaufrain aimait procéder avec méthode, mais sa méthode à lui, car ses patrons successifs lui en avaient balancé, de la méthode, chacun la sienne bien sûr, meilleure que celle des autres… à l’instar des cabinets de consultance. Et le commissaire avait assez vite compris que c’était leur façon à eux de marquer leur territoire. Et ce comportement canin, ça allait bien avec le mot cabinet.

La réputation « méthodologique » de Vaufrain avait fini par passer les frontières… des différents services, restons modestes. Si bien que les Stups avaient fini par conclure que, de temps en temps mais pas trop souvent, aller discuter avec Vaufrain avec le fameux air de ne pas en avoir, pouvait aider à faire avancer les enquêtes. Ce gars-là, s’étaient-ils dit, si on lui paie des coups au QG du coin de la rue, on doit pouvoir lui soutirer des recettes pour nos enquêtes. Bizarre, cette histoire ; possible qu’il y ait un malentendu là-dessous : d’un côté des types qui voulaient des recettes, le truc anti-réflexion par excellence, et de l’autre un gars qui voyait dans la

méthode une aide à la réflexion. Des types qui voulaient se laver les mains du cambouis de leur quotidien, un gars qui voulait réfléchir à la cause du cambouis. Et c’est comme cela que le Commissaire se retrouva dans l’arrière salle de sa brasserie préférée devant un parterre (en fait, ils étaient simplement assis) de « collègues ». Vaufrain, toujours heureux de faire profiter les autres de son expérience, et il faut en avoir de l’expérience ou des choses, pour se lancer dans le prosélytisme volailler, y alla de sa petite théorie, même si le propre du sage (la réputation que son entourage lui faisait) est de raréfier son discours. C’est statistique, plus on parle plus on dit de conneries, avait l’habitude de dire son coiffeur, qui s’y connaissait. Non pas de proverbe Peul disponible pour illustrer… ou alors, peut-être : « le Sage est celui qui parle Peul ». La première phrase de Vaufrain devait marquer les esprits, fussent-ils pétris de certitudes ; le Commissaire serait la levure qui les ferait gonfler, puis éclater : « il faut de la méthode, ça d’accord, mais vous ne devez pas être prisonnier des méthodes ; la prison, c’est pour les gars d’en face ».

— Vous voyez, reprit-il, la méthode est indispensable quand on mène une enquête, mais à haute dose, ça peut être toxique.Toxique, c’était un mot que les types des Stups comprenaient facilement.— Et même si on fait, comme vous, dans l’antidope, on n’est jamais à l’abri d’une overdose.Là, la population de ceux qui suivaient commençait à se clairsemer. Conscient des pertes en cours, Vaufrain jugea bon d’en arriver à un exemple, mais il savait bien qu’il était délicat de rappeler à ses collègues les affaires douloureuses qu’ils avaient foirées soit faute de méthode soit, à l’opposé, par rigidité méthodologique alors, il choisit de se servir d’un exemple pris hors de leur métier, mais sur des sujets du quotidien faciles à appréhender (enfin, heureusement que le quotidien n’est pas fait que de ces sujets).— L’autre jour, je suis allé porter ma voiture (comme si une voiture se portait !) chez mon concessionnaire. Mon problème, c’était un courant d’air froid sur les pieds, quand la température extérieure avoisinait les degrés qui eux avoisinaient la gradation zéro. Ce genre de phrase, c’était pour retenir l’attention de son auditoire… mais surtout pour sélectionner ceux dignes de suivre : ceux-là seuls seraient à même de retirer

un enseignement profitable de cette illustration par ailleurs assez basique. Vaufrain savait lui aussi mobiliser une pensée complexe du nouveau monde.— De mon point de vue, étant donné que la climatisation n’était pas en marche mais seulement le chauffage de base, il pouvait y avoir une cause plutôt mécanique.Ceux qui avaient commencé à suivre semblaient continuer ; la cible était verrouillée !— Je vous passe les discussions avec les techniciens du garage et j’en arrive au bilan après intervention. Les gars n’avaient pas vérifié les circuits d’air, car la méthode prescrite par le constructeur sur ce genre de symptôme, c’était de reprogrammer la gestion du chauffage. Je vois d’ici le truc : une sorte de schéma avec, en haut, « SI le conducteur a froid aux pieds et SI il fait froid dehors, ALORS, reprogrammer la gestion ».Même si, avec le temps, Vaufrain avait réglé assez haut sa jauge à étonnement, il fit part de sa surprise d’alors à ses collègues et raconta la suite des échanges :— Et, en tant qu’homme du métier, vous n’avez pas cherché à regarder plus loin ?— Ben non, avait répondu le mécano, c’est indiqué comme ça… et c’est pas facile, faudrait tout démonter… (et réfléchir), pensa méchamment Vaufrain.— C’est clair, conclut Vaufrain devant ses collègues, voilà de la méthode toute faite, qui rassure et décharge de la responsabilité ; ah c’est sûr, le gars pense qu’il a fait le boulot, qu’il a appliqué la bonne démarche validée par des gens qui savent, donc il est tranquille, dans les clous. Mais sa capacité à réfléchir, que devient-elle ? Ne finit-elle pas par être empoisonnée de méthauxdo lourds ?Vaufrain n’était pas sûr que les rescapés de ce jeu de mots pourri sachent extrapoler cette conclusion imagée mais il avait fait son boulot.

En revenant chez lui, les pieds frigorifiés (l’hiver, lui, s’intéressait peu à la reprogrammation de la gestion du chauffage), le Commissaire, qui avait fait de l’abus des certitudes un no man’s land, considéra, que dans son malheur ripatonien, il avait toutefois échappé au vrai progrès : des charentaises connectées, celles qui permettent de conduire au chaud tout en évaluant le bien-être de leur occupant et comparant l’appui sur le champignon avec ceux des automobilistes du secteur… Le genre de truc qu’un garagiste start-uper disruptif lui aurait refilé pour résoudre son problème.

C H R O N I Q U E D ’ U N C O M M I S S A I R E PA S C O M M E L E S A U T R E S

PAS DE PRISON POUR L’ANTIDOPETexte : Gérald Piat