NEGATIONNISME ET LA SOCIETE CIVILE EN TURQUIE ·

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1 ARA 2009 - ALTHEN LES PALUDS LE 9 MAI 2009 NEGATIONNISME ET LA SOCIETE CIVILE EN TURQUIE Baskın Oran Comme le titre du débat l’indique, je vais parler de deux choses,: - la Société civile en Turquie et ses accomplissement concernant le négationnisme, - et, les causes de ce négationnisme. I ) LA SOCIETE CIVILE FACE AU NEGATIONNISME DE L’ETAT ET DU PEUPLE La question des minorités en général, et la question arménienne en particulier, ont toujours été des sujets tabou en Turquie républicaine. Définition : Tabou, c’est tout sujet que vous ne pouvez aborder qu’en risquant des choses qui vous sont précieuses ; c’est parfois votre réputation, parfois votre liberté, parfois votre vie. La société civile est née en Turquie pendant ces vingt dernières années. En ce qui concerne la question arménienne elle lutte sur 2 fronts : - le négationnisme de l’Etat ; - incomparablement plus difficile, elle lutte contre les croyances fortement enracinées chez la société turque. Des croyances qui alimentent ce négationnisme. Faute de temps, je me limite a vous lister quelques exemples : - Publications abondantes : Malgré la surveillance vigilante et sans concession de l’appareil judiciaire, la société civile turque a abondamment publié sur les Arméniens de l’Empire (l’auteur Akçam et l’éditeur Zarakolu surtout); - Rapport sur les Minorités en 2004: Le Conseil consultatif des droits de l’homme attaché au Bureau du Premier ministre a publie en 2004 « Rapport sur les Minorités ». Ce qui a coûté à son président et à l’auteur du Rapport quatre ans et demi de poursuites judiciaires ;

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ARA 2009 - ALTHEN LES PALUDS LE 9 MAI 2009

NEGATIONNISME ET LA SOCIETE CIVILE

EN TURQUIE

Baskın Oran

Comme le titre du débat l’indique, je vais parler de deux choses,: - la Société civile en Turquie et ses accomplissement

concernant le négationnisme, - et, les causes de ce négationnisme.

I ) LA SOCIETE CIVILE FACE AU NEGATIONNISME DE L’ETAT ET DU PEUPLE

La question des minorités en général, et la question arménienne en particulier, ont toujours été des sujets tabou en Turquie républicaine.

Définition : Tabou, c’est tout sujet que vous ne pouvez aborder qu’en risquant des choses qui vous sont précieuses ; c’est parfois votre réputation, parfois votre liberté, parfois votre vie.

La société civile est née en Turquie pendant ces vingt dernières années.

En ce qui concerne la question arménienne elle lutte sur 2 fronts :

- le négationnisme de l’Etat ;

- incomparablement plus difficile, elle lutte contre les croyances fortement enracinées chez la société turque. Des croyances qui alimentent ce négationnisme.

Faute de temps, je me limite a vous lister quelques exemples :

- Publications abondantes : Malgré la surveillance vigilante et sans concession de l’appareil judiciaire, la société civile turque a abondamment publié sur les Arméniens de l’Empire (l’auteur Akçam et l’éditeur Zarakolu surtout);

- Rapport sur les Minorités en 2004: Le Conseil consultatif des droits de l’homme attaché au Bureau du Premier ministre a publie en 2004 « Rapport sur les Minorités ». Ce qui a coûté à son président et à l’auteur du Rapport quatre ans et demi de poursuites judiciaires ;

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- Conférence arménienne en 2005 : Malgré l’intervention du ministre de justice et malgré une décision de la Cour administrative, cette société civile a tenu la première Conférence sur les Arméniens de l’Empire en 2005 ;

- Appuie aux Arméniens : Malgré les menaces de l’Etat Profond elle a mené des activités militantes surtout lors des procès ouverts contre l’hebdomadaire Agos;

- Les funérailles de Hrant : Un cortège a rassemblé 100.000 personnes derrière son cercueil en janvier 2007 ;

- Sari Guélin : Par suite des pressions sur le Ministère de l’éducation nationale elle a, en février 2009, fait arrêter la distribution dans les écoles du CD-ROM Sari Gelin, dont 56.388 copies avaient été achetées par l’Etat major.

- Réactions vives contre les cas de racisme. Le dernier en date : Un syndicat nationaliste d’ouvriers qui avait distribue du Halva pour l’âme de Hitler a lancé une campagne de signatures pour protester les rumeurs selon lesquelles le match Turquie - Arménie serait joué à Kayseri.

- Commémoration le 24 Avril 2009 a İstanbul. Le souvenir des intellectuels arméniens a été commémoré sous le projet intitulée « Ils ont été arrêtés, déportés, ils n’ont même pas eu de pierre tombale ».

Mais, comme je ne suis pas le seul à parler aujourd’hui, je me contenterai de vous détailler un seul événement : La Campagne de pardon (décembre 2008).

* * *

La Déclaration de pardon (15 décembre 2008)

Quatre turcs, dont trois professeurs d’université et un journaliste, appuyés par quelque 350 intellectuels, ont préparé le texte suivant et l’ont ouvert à la signature sur un site Internet la nuit du 14 décembre 2008: Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon.

Pourquoi cette déclaration ?

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Pour atteindre trois buts:

1) Remplir un devoir moral.

Il fallait le faire pour que les Arméniens puissent enfin faire le deuil de leurs morts, ces êtres chers avec lesquels ils vivent depuis un siècle.

Ceux qui ont demandé pardon n’étaient nullement responsables. Mais ils l’ont pourtant fait:

- parce que ceux qui doivent demander pardon n’avaient pas l’air de vouloir le faire ;

- parce que, contrairement à la notion de « crime collectif » il existe une notion qui s’appelle « conscience collective ».

2) Pour que l’on débatte enfin, sans façons, de la question arménienne en Turquie.

Au moins cet objectif a-t-il été parfaitement atteint grâce aux protestations immédiates et farouches de l’opinion publique turque.

3) Inaugurer en Turquie une ère de reconnaissance pour les autres torts historiques : les autres non-musulmans, les Kurdes, les Alévis. Les initiateurs ont estimé qu’une fois que le plus grand tabou se trouverait « attaquable », les autres finiraient également par succomber.

Les protestations

Dès le matin du 15 décembre, ce fut l’enfer. Les opposants étaient particulièrement irrités par deux mots :

1) « Grande Catastrophe ».

2) « …je demande pardon. »

Pourquoi ces deux-là?

- Les turcs ont lu le terme de Grande Catastrophe comme « génocide », qui ne veut dire qu’une seule chose pour le public turc : l’extermination des juifs par les Nazis. Dès qu’ils entendent le mot ils voient rouge, et se bouchent les oreilles.

Pourtant, cette traduction de « Metz Yeghern » était soigneusement choisie : 1) Il éviterait d’aliéner les Turcs en évitant l’emploi du mot « génocide »;

2) Etant donné que c’est le nom du monument de martyres a Yerevan (Mets Yegherni Hushardzan) (et aussi le terme arménien en

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usage avant l’invention en 1944 du terme génocide) il serait un remède modeste aux souffrances arméniennes;

(« Le Monument de la Grande Catastrophe » est le nom du monument de martyres a Yerevan. Tzidzernagabert n’est pas le nom du monument mais celui de la colline. Ce nom serait dérivé de l’ancienne citadelle sur cette colline, ce qui veut dire « La citadelle des hirondelles »).

3) Le mot exposait ouvertement la nature révoltante de ce qui s’est passé.

Entre temps, il est intéressant de constater que, a coté des Turcs nationalistes, certains Arméniens radicaux ont eux aussi protesté pour une raison symétriquement opposée : Ils voulaient absolument voir le terme « génocide ».

Pour certains, cette campagne était organisée pour diluer le terme de génocide et pour semer la zizanie parmi les Arméniens.

Pour d’autres, c’était un terme inventé qu’ils n’ont jamais entendu. Ce sont surtout les Arméniens des E-U qui ne parlent pas l’arménien.

Remarquez que, quand le 24 Avril Obama s’est servi de « Metz Yeghern », les radicaux turcs et arméniens de la diaspora, pour les mêmes symétriques raisons, ont émis les mêmes protestations.

Remarquez également que, quand le Pape avait employé le même terme à Yerevan en 2001, aucune protestation n’était venue de l’Arménie car le terme leur était familier. Le Catholicos Karekin II lui-même s’était servi du même terme dans son discours en Arménien (qui fut traduit comme « génocide » dans la version anglaise du discours).

- En ce qui concerne le mot « pardon » : la campagne aurait facilement triplé le nombre de 30.000 signatures recueillies, si ce mot n’était pas usité et que le texte s’arrêtait à : « je partage les sentiments et les peines de… ». Mais il était obligé de s’en servir pour atteindre les 3 buts de la Déclaration.

« Thèses » et thèmes des protestations

- Mis à part les :

- menaces de mort (qui ont permis aux initiateurs de prolonger les mandats de leurs gardes du corps officiels)

- insultes ;

- 4100 fausses signatures envoyées des cafés-concerts pour saboter la pétition ;

- innombrables attaques cybers qui ont conduit à l’effondrement du site à neuf reprises.

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- Deux « grandes thèses » :

1) « Vous êtes sûrement d’origine arménienne »,

2) « Au cas échéant, combien vous a-t-on payé ? »

- Les « thèmes » :

- « Comment oses-tu demander pardon en notre nom ! »

Cela montre que ces gens-là savent écrire, mais pas lire

- « Personne ne peut traiter mon grand-père de Nazi ».

- « Pourquoi demanderai-je pardon pour quelque chose que je n’ai pas fait ? »

o qui vous l’a-t-il demande ?

o conscience collective alors ?

- « Demander pardon veut dire que nous avons accepté le Génocide. Alors ce sera le tour des demandes de dommages et intérêts et de terres ».

o le mot génocide n’est porteur d’aucune implication juridique pour la Turquie.

o Et pourquoi pas ne pas verser des indemnités symboliques si les gens produisent des titres de propriété ? L’Etat turc paye des millions de dollars aux compagnies de lobby aux E-U.

- « Vous avez affaibli la cause nationale »

o Où sommes-nous arrivés avec la politique menée jusqu’ici ?

o Maintenant tout le monde a vu que la Turquie n’était pas peuplée que de Samast, tueur de Hrant

- « Ce n’est pas la Turquie qui l’a fait ; c’est l’Empire»

o Mais elle l’a caché

- “Eux aussi ils nous ont tues, qu’ils demandent pardon eux aussi”

o Situation III !

- « Qui va donc demander pardon pour les millions de musulmans qui ont dû quitter les Balkans dans les mêmes conditions? »

o Les intellectuels des pays balkaniques, bien sûr.

o Aussi, pourquoi les Arméniens seraient-ils responsables de la catastrophe balkanique ?

- « Vous nous avez fait faire toutes les concessions. Maintenant les Arméniens ne voudront plus rien discuter »

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o Au contraire. C’est maintenant qu’ils le font. Ils avaient commencé après le cortège des 100.000 qui avaient suivi Hrant en Janvier 2007. Car ce sont des humains avant d’être des Arméniens.

Janvier 08: Commémoration de Hrant avec une association arménienne et une turque (Hos et Şimdi)

Mai 08: Serge Avédikian a dédié à Hrant son film documentaire “Nous avons bu de la même eau”.

Juillet 08: Mon interview à Armenian Weekly, etc.

Oct. 08: Appel de Blois

Dec. 08: Secrétaire d’Etat Alain Marleix : Fin des lois mémorielles.

05 Jan. 09 : Jean Kehayan à Libération : « Lettre à mes frères turcs »

19 Jan. 09 : Déclaration des Arméniens français : « Merci »

26 Jan. 09 : Khatchiq Muradian : « Campagne de pardon plus important que la diplomatie de football »

28 Jan. 09 : Patrick Azadian de Glendale/Californie : « Nous ne sommes pas tous Hrant Dink »

Fev. 09 : L’initiative d’Armen Gakavian de Sydney.

24 Avril 09: Président Sarkissian dans son message de Commémoration du genocide arménien, s’est référé à la Campagne de pardon : « Nous soutenons les intellectuels turcs qui luttent pour la justice historique et qui partagent nos douleurs »

- Le Procureur de la République n’a pas lancé de poursuites ! Mais des personnes et institutions d’une importance majeure ont protesté, allant de :

o le Premier ministre,

o les deux partis majeurs d’opposition (CHP et MHP)

o le Ministère des Affaires étrangères,

o le Président du Parlement,

o La Société turque d’histoire,

o l’Etat major,

o 205 académiciens (« Fils de Soros ») et plusieurs Sénats d’Université dont l’Université d’Istanbul,

o 147 diplomates retraites (« trahison ») ont proteste contre la Déclaration de pardon.

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o Pas moins de 11 sites internet (« Je ne demande pas de pardon ») ouvert pour recueillir des contre-signatures

II) LES CAUSES DU NEGATIONNISME DANS L’ETAT ET PARMI LE PEUPLE

- Deux sous-titres.

o La mentalité d’assiégé

o Les éléments historiques et complémentaires du négationnisme

- Une mentalité d’assiégé : Le milieu socio psychologique

o Les Arméniens ont un seul souci : faire accepter le terme génocide.

o Les Turcs ont plusieurs soucis: Questions chypriote, arménien, kurde, islamique.

Car depuis 1915 ils n’ont jamais cherché a trouver des solutions à ces problèmes fondamentaux et les ont bourrés dans les placards:

• Maintenant ils en sortent tous ensemble: 1965-75 Chypre + 1975-85 ASALA + 1985 PKK + 2002AKP

• Cette formule chronologique est conçue comme le siège de la Turquie kémaliste par les forces impérialistes et celle de l’Islam.

Résultat : Peur des Zombies qui sortent du placard tous ensemble => Paranoïa de Sèvres :

• “L’Occident chrétien et impérialiste veut nous démembrer”

• “Les Islamistes vont obliger nos filles à porter le foulard”

• “Tout ça, c’est à cause de la démocratie ; que l’Armée reprenne le pouvoir ! ”

o En fin de compte : Les Turcs ont peur. Moi j’ai toujours eu peur des gens qui ont peur.

Les élites Kémaliste sont en panique :

• Peur du présent : perdre leurs privilèges

• Peur de l’avenir : leurs prescriptions datant des années 30 ne servent qu’à aggraver la situation.

Les masses sont en panique :

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• Le legs historique du “Système du Millet” est en danger: (humiliation et rancune contre les non musulmans - 2e classe).

• A l’Est, peur de perdre les propriétés arméniennes.

Concernant tous les deux :

• Ignorance totale a l’Ouest d’Ankara, les contes sanglants des grands-pères à l’Est d’Ankara,

• le pire : « ignorance enseignée » partout. / Celal le Barbu: « Tant d’ignorance ne peut être dû qu’a l’enseignement ».

- Les éléments historiques et complémentaires du négationnisme chez les élites/l’Etat, et chez la société

(remarquez que les éléments que je vais citer opèrent avec la coopération des deux côtés : les radicaux des deux bords s’allaitent mutuellement) :

o Crimes d’ASALA, et refus actuel de critiquer ces crimes,

o Le terme « Arménie de l’Ouest » employé dans la « Déclaration concernant l’Indépendance de l’Arménie » (1990) pour désigner les département de l’Est de la Turquie

o Occupation du Haut Karabagh et environs

o Menaces d’enchaînement des trois Rs : Recognition, Réparation, Restitution.

o Le « G-word » : d’un grand effet psychologique sur les deux côtés :

Pour les Turcs :

• Pour le peuple : Identification avec les Nazis est irritante

• Les élites ont peur que cela finisse par entraîner les trois Rs a la fin.

Pour les Arméniens :

• La valeur Relations Publiques du terme,

• Attente que cela finisse par entraîner les trois Rs.

• Satisfaction psychologique devant le négationnisme car ce terme blesse les Turcs (en turc, on dit : battre le vigneron si manger des raisins est difficile/impossible)

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• Génocide est devenue l’épine dorsale de l’identité arménienne.

o Dans ces conditions, le terme de génocide sert a apaiser la douleur des Arméniens et a alimenter les efforts des Turcs négationnistes.

o D’autre part, ce terme n’a aucune implication légale ou pénale du point de vue réparations et restitution.

o Il faut faire confiance a la Société civile en Turquie qui, elle seule peut enseigner au peuple la réalité historique. Toutes les autres « solutions » ne serviront qu’à renforcer le négationnisme de l’Etat et à fortifier l’appui des masses à ce négationnisme.

- Il faut le dire franchement : la Société civile turque a appris la réalité a travers les efforts de la diaspora arménienne. Moi, je l’ai appris après l’age de 45. Mais maintenant, « surfaire » (overdoing) est en train de devenir résolument « contre-productif ».

Par « surfaire » j’entends la définition suivante que certains sont en train de faire du « négationniste »: « Toute personne ou institution qui ne se sert pas du mot Génocide pour dénommer les événements de 1915 » (et, non pas : « … qui nient que les Arméniens de l’Anatolie ont été éradiqués en 1915)

o Pour mieux expliquer ce « surfaire » je devrais peut-être faire allusion a deux cas importants :

• les crimes d’ASALA dans les années 70,

• et la révolution kémaliste elle-même.

Il est indéniable que c’est grâce aux crimes d’ASALA que le monde entier a pris conscience de la tragédie arménienne. Mais, si elles continuaient jusqu’en 2009 ? Auraient-elles servi ou endommagé la cause arménienne ?

La « Révolution jacobine d’en haut », c'est-à-dire la révolution kémaliste en Turquie, s’est faite en 1923 et a efficacement déclanché les dynamiques internes pour l’avènement d’une société républicaine a la française.

Avec le temps, les forces armées turques ont jugé que la révolution n’allait pas assez vite et que les Islamistes profitaient, eux aussi, des libertés fondamentales. Ils ont donc fait 3 coups d’Etat, plus, 2 interventions militaires pour accélérer la Révolution.

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A chaque fois, ceux-ci ont renforcé la protestation des masses. Voyez donc les résultats électoraux après ces interventions.

Comme toute « Révolution d’en haut », la « Révolution arménienne du dehors » ne peut se faire qu’une seule fois : La diaspora arménienne, en nous enseignant, nous, la Société civile turque, la réalité historique, a déclanché les dynamiques internes.

Mais maintenant, en définissant le négationnisme d’une telle façon, la Diaspora détruit ce qu’elle a elle-même créé, c'est-à-dire les dynamiques internes (c’est d’ailleurs ce que nous avons appris à l’école sous la rubrique « dialectique »):

Le G-word rend très difficile la lecture par les Turcs de la réalité historique,

En plus, - en êtes-vous conscients ?- tant d’insistance sur ce terme humilie les deux peuples réciproquement :

• L’un n’écoute plus si le mot n’est pas prononcé, l’autre n’écoute plus si le mot est prononcé.

• Chaque année ils se suspendent tous aux lèvres du Président américain.

• Les deux peuples fiers sont devenus esclaves du même mot sacré. Moi je trouve ça humiliant.

- Pour finir, je répète que cette attitude intransigeante est alimente par le négationnisme pur et simple des Turcs,

- et… qu’elle sert a alimenter ce négationnisme détestable.

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Annexe-1

LE TERME GENOCIDE ET SES IMPLICATIONS LEGALES ET PENALES

(La Responsabilite de la Turquie concernant 1915 selon le droit international)

- Responsabilité internationale peut être de 2 façons: Criminelle et civile (réparation et autres)

- L’acceptation du terme de Génocide par une Etat ou une organisation internationale ou une Cour internationale n’a rien a faire avec la responsabilité de la Turquie en matière de 1915. Cela concerne le thème de “succession des Etats”. Car, dans la Convention de 1948:

o La responsabilité criminelle est individuelle et toutes ces personnes sont morts.

o La responsabilité civile peut succomber a l’Etat si celui-ci n’a pas pris les mesures nécessaires mentionnées dans la Convention. (Le procès Bosnie-herzégovine a été ouvert selon art. 9. La Yougoslavie a été inculpée non pas de génocide mais de la non empêchement au génocide).

Mais pour qu’il y ait responsabilité civile il faut :

o Que le fait soit établi après 1948. C-a- la Convention de 1948 n’est pas retroactive. (art. 13 et 14, et les provisions générales, implicitement).

o Dans le cas de « violation continue » (par ex. dans le cas de non indemnisation des biens arméniens, la non pénalisations des responsables) :

Il faut que la « durée raisonnable » ne soit pas écoulée. (Le Comite des droits de l’Homme des N-U a déclaré que cette durée ne peut aller au-delà de la 2e Guerre mondiale.

En 1915 le droit internationale punissait les Etats portant préjudice aux citoyens d’un autre Etat, et non a ces propres citoyens. C’es pourquoi la Grande Bretagne et les E-U n’ont trouve aucune plateforme judiciaire pour juger les responsables.

- La position des documents de droit pénal et des cours internationales (les Cours de Yougoslavie et de Rouanda ont été instituées par la décision du Conseil de Sécurité des N-U) :

o Encore, la responsabilité pénale est individuelle (avec la seule exception de Nuremberg qui n’a pas constitue un précédent).

o Encore, ceux-ci ne sont pas retroactifs.

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o Encore, ceux-ci sont sujet au concept de « durée raisonnable ». Car :

Le Comite des droits de l’Homme des N-U a déclaré que cette durée ne peut aller au-delà de la 2e Guerre mondiale.

Art. 13 du « Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite » préparé par le Comite des droits de l’Homme des N-U : « Le fait de l’Etat ne constitue pas une violation d’une obligation internationale a moins que l’Etat ne soit lie par ladite obligation au moment ou le fait se produit. »

- D’ailleurs :

o Lausanne protocole et déclaration : Amnistie générale pour toute action politique et militaire avant 20 Novembre 1922.

o Le droit national ne peut juger les Etats.

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Annexe-2

Le Rapport sur les Minorités (Octobre 2004)

En octobre 2004 fut publie un document officiel produit par le Conseil Consultatif des Droits de L’Homme, attache au bureau du Premier ministre : « Les Droits minoritaires et culturels ». Il critiquait violemment la politique menée jusqu’alors et demandait que l’Etat reconnaisse les droits des minorités.

L’auteur de ce rapport et le président du Conseil Consultatif, tous les deux professeurs a l’Université, ont été traduit en justice sous deux chefs d’inculpation : celle de provoquer la haine et l’animosité parmi le peuple (art. 216), et celle d’insulter les organes de l’Etat (art. 301).

Sans entrer dans les détails : ils ont été acquittés par le tribunal de première instance. La 8e Chambre Pénale de La Cour de Cassation a cassé l’acquittement. Le procureur de la Cour a porté l’affaire devant l’Assemblée générale des chambres pénales qui a confirme l’acquittement. Cela a dure quatre ans et demi.

Les deux professeurs ont reçu des menaces de mort et ont été insultés abondamment. Un député a déclaré de la tribune de l’Assemblée : « Qu’ils aillent demander à leurs meures qui sont leurs pères ». Les deux professeurs l’ont poursuivit pour dommage et intérêts, Il fut acquitté, comme tous les autres d’ailleurs.

Annexe-3

Conférence sur les Armeniens de L’Empire (24-25 Septembre 2005)

C’était la toute première conférence sur les Arméniens, prévue pour mai 2005 par le concert de trois universités, celles de Bosphore, Sabanci, et Bilgi à Istanbul.

Ce fut un grand fracas. Le ministre de justice a déclaré : « Ils nous poignardent dans le dos ! ». La conférence a été remise à septembre.

En septembre, un jour avant la date déclarée, La Cour administrative d’Istanbul a ordonné un report de la Conférence. Motif : « Nous ne savons pas de quoi ils parleront ». Mais la Cour a notifié sa décision aux deux premières universités en oubliant la troisième, Bilgi.

Le lendemain, la conférence a été tenue a l’Université Bilgi. La Turquie ne s’est pas effondrée.

Plus tard, La Cour Régionale Administrative a cassé la décision de report à de La Cour administrative. Le président de cette dernière a été nommé auprès d’une autre juridiction en qualité de simple juge.

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Analyses & Débats >

Société civile et intellectuels turcs au service du négationnisme d’Etat

Intervention lors de la Conférence "Althen rencontre l’Arménie" à Althen les Paluds le 9 mai 2009

par Laurent Leylekian le 11 mai 2009

Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien. Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, Maurice Joly L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. […] Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses Qu’est-ce qu’une nation ? Ernest Renan

Le fait qu’au début des années 2000, un nombre significatif de Turcs aient commencé à parler globalement des Arméniens, du Génocide ou des diverses exactions de l’Empire ottoman ou de la Turquie actuelle a été vécu comme une divine surprise par la plupart des Arméniens, descendants des rescapés du Génocide. Socialement parlant, ces personnes turques sont le plus souvent des intellectuels très occidentalisés et pro-européens et leur discours s’insère parfaitement dans la critique politique du kémalisme, de l’ultranationalisme et, d’une manière générale, des tendances autoritaires de la société et de l’Etat turcs. C’est donc très naturellement que ces personnes ont été perçues de manière enthousiaste par l’intelligentsia européenne en générale, et par ce que j’appellerai le consensus liberal-socialiste, c’est-à-dire par cette partie importante des décideurs politiques de l’Union qui identifie le nationalisme à l’ultranationalisme et qui voit dans le système libre-échangiste – éventuellement accompagné de garde-fous sociaux – la résolution de tous les problèmes politiques, culturels et identitaires.

C’est donc très naturellement aussi que les Arméniens ont fait l’amalgame entre ces personnes dont le discours est globalement progressiste et des dissidents plus anciens, plus radicaux et donc systémiquement moins promus, parmi lesquels des personnes qui souhaitent réellement et sincèrement une reconnaissance du Génocide des Arméniens par la Turquie, avec toutes les conséquences que cela implique. Ainsi donc, une imagerie naïve dépeint le champ politique turc comme opposant des kémalistes ultranationalistes et négationnistes à une société civile progressiste, pro-européenne, prônant le cosmopolitisme même, et favorable à la reconnaissance du Génocide des Arméniens.

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Cependant la situation réelle est infiniment plus subtile car en vérité, on ne peut appréhender cette nouvelle intelligentsia turque de manière globale et la pensée comme les intentions politiques de ses différents membres couvrent un très large spectre, allant de la critique radicale de l’Etat turc, de la société turque et même parfois du peuple turc à une critique très limitée de la gestion de certaines questions par la Turquie. Pour le dire plus clairement, il y a ceux qui s’opposent au système d’Etat turc et ceux qui veulent simplement améliorer son image en donnant une forme plus cosmétique à ses pratiques les plus contestables. Pour donner des noms, la pensée d’un Ragip Zarakolu et sans doute assez différente de celle d’une Ayse Hür, elle-même peu comparable à celle d’Erol Özköray, toutes étant probablement sans rapport avec celle d’Ahmet Insel ou de Baskin Oran, ici présent.

Ce qui lie la plupart des nouveaux intellectuels turcs – mais pas tous – est la critique plus ou moins ouverte du kémalisme. Souvent, la raison de cette critique tient d’ailleurs moins aux failles morales de cette idéologie d’Etat qu’à son incapacité à gérer de manière appropriée les facteurs qui menacent de disloquer la société turque. C’est donc très naturellement que beaucoup d’entre eux – sans être nécessairement des tenants de l’Islam politique – ont développé à l’orée des années 2000 une certaine sympathie pour l’AKP car cette force politique était sociologiquement parlant la seule capable de faire bouger l’Etat turc. Ces intellectuels, qui ont soutenu les priorités politiques du gouvernement AKP dans la première moitié des années 2000, ont naturellement été promus par les médias turcs comme par les forces politiques européennes qui croient à la vocation européenne de la Turquie. Quelles étaient alors ces priorités politiques :

le soutien à la candidature de la Turquie à l’Union européenne, le soutien aux réformes institutionnelles idoines (« Démocratie et Etat de

Droit »), le respect des Droits de l’Homme et des minorités.

A titre d’illustration, on peut mentionner le fameux rapport sur les droits des minorités en Turquie, pour lequel Ibrahim Kaboglu et Baskin Oran ont été poursuivis par les groupements ultranationalistes turcs. Ce rapport et les réformes qu’il proposait heurtaient effectivement de plein fouet la conception monolithique de la Turquie prônée par les kémalistes.

Cependant, tout opposés qu’ils soient sur la forme de l’Etat qu’ils proposent et sur les choix sociétaux qu’ils promeuvent, les kémalistes et les islamistes s’accordent sur un certains nombres de points qui relèvent en vérité d’un consensus national, tout simplement parce que ces points constituent des conditions indispensables à l’existence et à l’affirmation de leur nation ; d’autant plus que cette nation est de création récente et, comme toute les nations, artificielle. Très prosaïquement, ces points qui constituent déjà

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l’essentiel du Pacte national d’Atatürk consistent à affirmer sans ambiguïté la prééminence – la légitimité sans partage – d’un peuple sur un territoire. Cette affirmation implique par-dessus tout une négation ou une récupération des autres légitimités.

En l’occurrence, la négation du Génocide des Arméniens de même que l’appropriation d’éléments de l’histoire et de la culture arménienne – on peut penser à Ourartou – ou la négation du fait kurde en tant que question politique constituent à mon sens des priorités politiques de la Nation turque bien au-delà du seul Etat turc. C’est un processus de vampirisation que, récemment, Marc Nichanian a parfaitement décrit. Dans ce processus les victimes doivent être totalement dépossédées du pouvoir de symbolisation au bénéfice du peuple vampire. Il ne s’agit pas simplement de la terre, ni même simplement du sang, il s’agit en l’occurrence de vider les Arméniens de leur humanité, de leur capacité de représentation pour se les approprier.

Je dois concéder que le ralliement des islamistes turcs à cette priorité nationale n’a pas été clairement évident dès le départ. Pendant environ six mois après qu’Erdogan soit devenu premier ministre, on a pu avoir quelque espoir. Néanmoins, très vite, de bonne ou de mauvaise grâce, les islamistes ont dû faire allégeance à cette doxa nationale au moins sur :

la négation du Génocide arménien, la négation du fait kurde, l’occupation de Chypre.

Autrement dit, les ennemis de nos ennemis kémalistes ne sont pas nécessairement nos amis. A cet égard, je ne saurais trop recommander la lecture de kar – la neige – l’un des romans récents de Orhan Pamuk. Je ne sais s’il s’agit d’un aveu inconscient mais dans ce roman, le personnage principal, parcourt la ville de Kars en fréquentant différents groupements étiquetés kémalistes, islamistes, kurdes, etc…. A la fin, le héros s’aperçoit que des personnages qui se présentaient comme proches du PPK sont aussi proches de la police, que des supposés islamistes participent aux réunions des Loups Gris, et qu’en fait tous sont d’abord et avant tout nationalistes. Il en sort une image de confusion idéologique et de duplicité qui semble être une projection locale de la réalité turque.

Ainsi donc, la plupart de ces intellectuels turcs – en tout cas la plupart de ceux qui sont promus par les medias turcs et à sa suite par le système médiatique international – ont un discours certes critique mais qui reste compatible, et avec l’objectif de la Turquie d’adhérer à l’Union européenne, et avec l’objectif national de se débarrasser des questions fâcheuses ou tout du moins de leur signification politique. Ce n’est certainement pas un hasard si les plus promus des intellectuels turcs –

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Ahmet Insel, Baskin Oran, Orhan Pamuk Cengiz Aktar pour citer quelques noms – sont également ceux dont le discours sert les objectifs d’Ankara.

Leur traitement de la question du Génocide des Arméniens vise ainsi à subvertir sa signification – celle d’un crime politique appelant une réponse pénale internationale – afin de la traiter de manière indolore pour la nation turque et dans le cadre exclusif de cette nation. Abordons maintenant les méthodes employées à cet effet.

1 le discours de l’humilié – Toute demande à la Turquie constituerait un crime de lèse-majesté. Cela vaut pour le Génocide des Arméniens, pour Chypre, pour les Kurdes comme pour les autres critères d’adhésion à l’Union européenne. Les mots « humiliant », « blessant », « vexant » sont régulièrement accolés à la question turque, ce qui n’a jamais été le cas pour d’autres pays candidat. Les intellectuels turcs rentrent pleinement dans cette stratégie qui joue sur la mauvaise conscience des Européens à l’égard de monde musulman. Il ne faut pas humilier la Turquie. C’était d’ailleurs le titre d’une interview de Orhan Pamuk « N’humiliez pas la Turquie » et je voudrais ici vous lire un extrait d’un autre texte de Pamuk paru en 2005 :

Je dois dire que l’Europe est une question extrêmement sensible, extrêmement délicate pour un Turc. Nous sommes là, à frapper à votre porte, à vous demander de nous laisser entrer, pleins d’espoirs et de bonnes intentions, certes, mais aussi inquiets et angoissés à l’idée d’un rejet. C’est un sentiment que je ressens aussi vivement que mes compatriotes ; un sentiment très proche de cette "honte silencieuse" que j’évoquais. La Turquie frappe à la porte de Bruxelles, et nous attendons, encore et encore ; l’Europe nous fait des promesses, puis nous oublie, pour mieux durcir ses exigences.

Ainsi donc, une Europe impitoyable durcirait ses exigences par sentiment anti-Turc et ne respecterait pas ses promesses, ce qui est l’exact contraire de la réalité : en réalité, l’Europe a progressivement supprimé toute ses exigences à l’exception de la bien indolore signature du Protocole d’Ankara ; A l’inverse, c’est la Turquie qui avait pris des engagements vis-à-vis de l’Europe afin d’adhérer. Notons par exemple que la reconnaissance du Génocide était initialement une condition à l’ouverture des négociations, puis une condition à leur conclusion avant de devenir une non-condition. Bien évidemment, cette rhétorique de l’humiliation n’est jamais employée à l’égard des Arméniens, généralement dépeins par des termes déshumanisants : lobby, diaspora, etc.…

2 la stratégie du confinement – La question doit être traitée par des historiens, des experts, par l’examen des archives, etc. Cette stratégie vise en vérité à évacuer la dimension politique et internationale de la question du Génocide des Arméniens pour la confiner à un débat d’experts. Comme le disait Georges Clemenceau, « quand je veux enterrer une affaire, je crée une commission ». En vérité, la stratégie du

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confinement est assez peu employée par les intellectuels turcs qui la laissent volontiers à l’Etat.

3 la stratégie de l’empathie formelle – le discours selon lequel « on a tous souffert ». Cette stratégie consiste à reconnaître une partie du mal subi par les Arméniens mais pour le relativiser par la mise en perspective des préjudices également subis par les Turcs, ou mieux même, de la violence qu’auraient ressentie les Turcs à l’occasion du Génocide des Arméniens. Cette stratégie se retrouve par exemple dans un article récent de Cengiz Aktar :

Dans ce sens, le Génocide arménien est une tragédie commune de l’Anatolie, qui se raconte encore dans les villages comme une catastrophe sans précédent. Aussi ne suis-je pas certain que le concept général de « Génocide » suffise ou convienne pour recouvrir l’ensemble des conséquences liées à cette décision démentielle qui fut infligée à l’Anatolie tout entière. […] Presque chaque année jusqu’en 2023 et même au-delà, l’occasion nous sera donnée d’apprendre, de se souvenir et de prendre conscience du tragique destin des Arméniens, ainsi que des conséquences de cette catastrophe commune à toute l’Anatolie. La justice régnera quand nous aurons pris connaissance de tous les arcanes du processus infernal initié il y a cent ans, lorsque nous saurons ce qu’il en a coûté à chacun d’entre nous.

Découlent directement de cette stratégie l’idée d’initiatives telle que Biz Miassin ou Yavas Gamats ou la formule un peu mièvre selon laquelle « nous avons bu la même eau » dans lesquelles l’idée-maîtresse est que nous aurions tous souffert d’une violence d’origine tierce, sinon non identifiée. Poussée à son extrême, cette stratégie a conduit à la fameuse pétition d’excuses dont nous avons ici un des initiateurs et même à des initiatives de remerciements parmi les Arméniens. Mais cette pétition d’excuses évite soigneusement le terme de Génocide, seul porteur de sens politique et juridique, et dégage délibérément l’Etat turc de toute responsabilité en transférant la question du registre politique des relations internationales à celui d’un choix personnel de conscience.

M. Baskin Oran, ici présent, a révélé l’objectif de ce stratagème en déclarant à Milliyet :

« Monsieur le Premier ministre devrait nous être reconnaissant pour cette campagne. Dans le monde entier, les parlements adoptaient des résolutions, de manière automatique. Maintenant, tout ceci va s’arrêter. La diaspora s’est adoucie. Les médias internationaux ont commencé à abandonner l’usage du terme de Génocide. »

4 La stratégie du rejet des extrêmes – qui consiste à renvoyer dos à dos les nationalistes turcs et les Arméniens également présentés comme extrémistes. M. Oran est aussi un grand spécialiste de cette technique et il l’applique aussi bien à la situation présente qu’à celle qui prévalait à l’époque jeune-turque : il évoque régulièrement les « faucons » de la diaspora, rappelle à loisir les attentats de l’Asala et met en perspective les actes des « komitadjis » arméniens et les quelques centaines de victimes turques de représailles en 1917 avec l’incomparable violence d’Etat que fut le Génocide est qu’est le négationnisme. En suivant cette logique

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d’égalisation morale, il n’y a aucune différence ontologique entre les résistants juifs du Ghetto de Varsovie et les nazis qui tentaient de les exterminer. M. Oran, je suis désolé de devoir encore vous citer afin de répondre à vos interrogations mais lorsque vous avez déclaré :

Car pour les Arméniens " Génocide " signifie une chose : 1915. Mais pour les Turcs cela signifie aussi une chose : 1933-1945. Ce qui veut dire que dans l’esprit des Turcs, les Arméniens leur disent : " Ton grand-père était un nazi. "

Et bien oui, vos grands-pères étaient des nazis, ou leurs équivalents, et c’est précisément ce que vous devez admettre. Personne ne dit que c’est facile mais les Turcs n’ont en vérité aucune échappatoire et plus vous attendrez, plus ce sera douloureux.

5 La stratégie de la privation – qui consiste à créer un débat où la voix arménienne est illégitime. C’est ainsi que la sphère publique turque est maintenant investie par des controverses turco-turques : qui a dit quoi ? qui est prêt à aller jusqu’où ? qui y est opposé et pourquoi ? Et ainsi, le monde entier – et singulièrement les Arméniens – seraient censés attendre que de ces débats sans fin, et dont nous sommes exclus, émerge un avis « autorisé » sur la façon dont il faut aborder « les évènements de 1915 » dont nous connaissons par ailleurs parfaitement la nature et la qualification. Cette stratégie commence à avoir quelques succès même hors de Turquie. Il est à mon avis hautement significatif que récemment Libération ait convié Cengiz Aktar et Pierre Weill, dont la principale compétence sur ce sujet est d’avoir manifestement ses entrées dans les médias – à s’exprimer sur le Génocide des Arméniens alors que les Arméniens en ont été interdit. A ce sujet, je voudrais mentionner qu’il y a quatre ans, nous avons organisé au Parlement européen un débat sur la Turquie. A cette occasion, j’avais invité un parlementaire à s’exprimer et il avait refusé en déclarant « ce n’est pas à vous de parler de la Turquie ». Cette réponse est extraordinaire : à cet époque, le débat sur la Turquie était omniprésent et n’importe qui s’autorisait à s’exprimer là-dessus mais nous, parce qu’Arméniens, nous en aurions été interdits.

Suite à une discussion récente avec Varoujan Sarkissian, l’ex-rédacteur en chef de France-Arménie, j’ai réalisé combien ces trois dernières stratégies recouvrent de manière frappante certaines des figures rhétoriques exhibées par Roland Barthes afin de décortiquer les structures mythiques. Barthes parlait de la vaccine par laquelle on immunise l’imaginaire collectif par une petite inoculation du mal reconnu, de la privation d’histoire qui consiste à déposséder ce ou ceux dont on parle de toute expression propre afin de les réduire à un statut d’objet dont on décide du sort, du ninisme ou l’on met en balance deux contraires afin de se placer en arbitre supposé impartial et de rendre un jugement biaisé et enfin de l’identification par laquelle on transforme l’autre en soi-même. Selon Barthes, ces procédés rhétoriques visent tous à produire du mythe, c’est-à-dire à éviter l’insupportable confrontation au réel et

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je crois qu’à cet égard, le négationnisme des intellectuels turcs constitue un beau sujet de thèse de sociologie.

Que faire des intellectuels turcs ?

Pour résumer, cette frange en vue des intellectuels turcs a pour objectif :

de nous priver de justice : en nous décrivant comme des extrémistes aux demandes déraisonnables. Je me permets d’insister sur ce point : nous, dont les ancêtres ont été volés, violés, tués, puis extirpés de leur propre histoire, et qui ne demandons finalement que la reconnaissance d’une vérité factuelle et l’assomption de toutes ses conséquences, nous serions de dangereux extrémistes. En nous refusant cette reconnaissance, ces personnes participent au déni de justice,

de nous priver du logos : en monopolisant le discours sur « les évènements de 1915 », ces personnes tentent de délégitimer notre parole et elles reproduisent finalement à notre égard le comportement infantilisant qui était celui de la nation dominante – le hakim millet – sur les peuples soumis de rayas.

Le déni de justice comme le déni de logos constituent des atteintes directes à la dignité humaine. Lorsqu’ils s’appliquent à groupe en tant que tel, ils constituent les deux stigmates les plus caractéristiques de l’acquiescement au projet génocidaire. Ces personnes se font donc les instruments conscients du parachèvement de ce projet.

Dans ces conditions, tout dialogue incontrôlé avec ces intellectuels participe de ce transfert symbolique de légitimité décrit par Nichanian en ce qu’il reproduit la structure de domination qui nous a finalement conduit à la catastrophe. Il s’agit donc de démarches intrinsèquement néfastes.

Je plaiderai donc pour une inversion de la dette. Nous devons poser des préalables au dialogue avec ces personnes. A mon sens, il y a deux préalables :

la reconnaissance du Génocide, non seulement en tant que fait historique, mais aussi en tant que problème politique actuel ; du Génocide et non pas de la catastrophe, de la tragédie, du G-word ou de tout autre euphémisme,

l’acceptation de la responsabilité politique, juridique et morale de l’Etat turc actuel en tant qu’Etat continuateur de celui ayant perpétré le Génocide.

Ceci n’est pas irréaliste. Les exemples de Ragip Zarakolu ou de Ayse Günaysu sont là pour prouver que de telles personnes existent. Même quelqu’un comme Taner Akçam a évolué d’une position ambiguë à une

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position bien plus acceptable. Ces personnes sont aujourd’hui peu promues par les médias dominants et ce n’est pas un hasard. J’observe même que Taner Akçam est aujourd’hui moins promus qu’autrefois, lorsque ses positions s’intégraient mieux au système médiatique mondial. Il y aurait beaucoup à dire en la matière, peut-être à l’occasion d’une autre conférence. En attendant, nous ne sommes pas obligés de choisir les pires de nos interlocuteurs.

Merci de votre attention.

http://www.france-armenie.net/spip.php?article391#forum587