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ÀCaroline

...quiaouvertlaporteetm’aencouragéeàlafranchir.

1

DanscequartiercalmedeBelfast,riennedistinguaitvraimentlabâtisseparmilesautres.C’étaitunimposant bâtiment de briques rouges entouré de jardins, en retrait de la route. Il ressemblait àn’importequellegrandemaisondefamille.Jejetaiunedernièrefoisunœilsurlepapierquejetenaisàlamain.J’étaisàlabonneadresse,lenumérosurlabarrièremeleconfirmait.Jenepouvaispasrepousserl’échéancepluslongtemps.Jesaisismesbagages,quelechauffeurde

taxiavaitdéposéssurletrottoir,m’engageaidansl’alléeetpoussailaporte.«JesuisToniMaguire,annonçai-jeàlaréceptionniste.LafilledeRuthMaguire.»Ellemeregardad’unairétrange.«Oui.Votremèrenousaditcematinquevousalliezvenir.Nousnesavionspasqu’elleavaitune

fille.»Non,pensai-je,celam’auraiteneffetétonnée.«Venez,jevaisvousconduirejusqu’àelle.Ellevousattend.»D’unpasvif,elleemprunta lecouloirquimenaità lachambreoùse trouvaitmamère,avec trois

autrespersonnes.Jelasuivis,prenantsoindenepasmontrermesémotions.Quatre vieilles dames étaient assises devant leurs tables de chevet. Trois de ces tables étaient

recouvertes de photos d’êtres chers ; la quatrième, celle de ma mère, était nue. Je ressentis unpincementfamilier.Ellen’yavaitmêmepasmisunephotodemoibébé.Elleétaitassiselà,unecouverturesurlesgenoux,lesjambessurunrepose-pieds.Cen’étaitplusla

robustefemmequej’avaisvuelorsdemadernièrevisiteenIrlande,unanplus tôt,etquiparaissaitencoredixansdemoinsquesonâge.C’étaitunevieillefemmefragile,rabougrie,dontlamaladieavaitmanifestementatteintsaphaseterminale.Sesyeuxvertfoncéquiavaientsisouventbrillédecolèreétaientàprésentpleinsdelarmestandis

qu’elleme tendait les bras. Je laissai tombermes sacs sur le sol et répondis à son geste. Pour lapremièrefoisdepuisbiendesannées,mamèreetmoinousembrassâmesetmonamourpourelle,quis’étaitendormi,seraviva.«Tuesvenue,Toni,murmura-t-elle.— Je serais venue plus tôt si tume l’avais demandé », répondis-je doucement, découvrant avec

stupeurlesfrêlesépaulesquisedessinaientsousmesmainsàtraverssarobedechambre.Une infirmière entra, s’empressa d’ajuster la couverture autour des jambes de ma mère et me

demandapolimentsij’avaisfaitbonvoyagedepuisLondres.«Pasmal,répondis-je,j’aiseulementmistroisheuresdeporteàporte.»J’acceptaiavecplaisir la tassede théqu’ellemeproposaetque je fixaiunmoment, le tempsde

reprendrecontenance.Jenevoulaispasquemonvisagetrahisselechocquej’avaisressentidevantlafragilitédemamère.Elleavaitdéjàétéadmiseunefoisàl’hospicepouruntraitementanti-douleur;maisjesavaisquecettevisiteseraitladernière.Informédemonarrivée,lemédecindemamèrevintseprésenter.C’étaitunjeunehommecharmant

ettrèssouriant.«Ruth,demanda-t-il,êtes-vousheureusequevotrefillesoitvenuevousvoir?—Trèsheureuse», répondit-elledesavoixdistinguéeetaussidétachéequesielleparlaitde la

pluieoudubeautemps.Ilsetournaversmoi.Jenotaidanssesyeuxlamêmeexpressionétrangequen’avaitpudissimulerla

réceptionniste.«Puis-jevousappelerToni?C’estainsiquevotremèrevousaappelée.—Biensûr.— J’aimerais vous dire deux mots quand vous aurez fini votre thé. Venez dans mon bureau.

L’infirmièrevousmontreralechemin.»Ils’enallaaprèsavoiradresséunderniersourirebienveillantàmamère.Jeprisquelquesminutespourboiremonthé,carjen’étaisguèrepresséed’entamerunentretienque

j’imaginaisdélicat.Jefinisparallerm’enquérirdecequ’ilvoulait,àcontrecœur.Enentrantdanssonbureau,jefussurprisedevoirunautrehommeassisàcôtédelui.Seulsoncol

romaintémoignaitdesavocationreligieuse.Jem’assissurlaseulechaiselibre,regardailemédecind’unairquej’espéraisneutreetattendisqu’ilentamelaconversation.Quandilcommençaàexposerdoucementlasituation,moncœurseserra.Jemerendaiscomptequ’onattendaitdemoidesréponses;desréponsesquejerechignaisàdonner,parceque,sijelefaisais,j’allaislibérerdumêmecouptouslesdémonsdemonenfance.«Le traitement de votremère nous pose quelques problèmes, et nous espérons quevous pourrez

nousaideràcomprendrepourquoi.Lesanti-douleurnefonctionnentpasaussibienqu’ilsledevraient.Etpourêtrefranc,onluidonneladosemaximale.»Ils’interrompit,attendantuneréactionquinevintpas.«Pendantlajournée,elleréagitbienavecle

personnel soignant, elle les laisse l’accompagner à la cafétéria, elle fait attention à elle et a bonappétit.Leproblème,c’estlanuit.»Ilfitunenouvellepausemaismonvisageétaittoujoursaussiimpassible.Jen’étaispasencoreprête

àlâcherquoiquecesoit.Auboutdequelquessecondes,ilcontinua,unpeumoinsenconfiance.«Votremèreadesnuitstrèsagitées.Elleseréveilleextrêmementperturbéeetsouffreplusqu’elle

nedevrait.C’estunpeucommesielleluttaitcontresesmédicaments.»Oh, les heures noires, pensais-je. Je connaissais si bien ces heures où l’on ne contrôle plus ses

penséesetoùlessouvenirs lesplussombresrefontsurface.Impossiblealorsdetrouverlesommeil.Onestenvahiparledésespoir,lacolère,lapeuroulaculpabilité.Quandçam’arrivait,jepouvaismelever,mepréparerunthé,prendreunlivreouécouterdelamusique.Maismamère,quepouvait-ellefairepourévacuersesdémons?«Elleademandédeuxfoisàl’infirmièred’appelerlepasteur.Mais–ilsetournaverssonvoisin–

monamim’aditque,letempsqu’ilarrive,elleavaitchangéd’avisetnesouhaitaitplusluiparler.»Le pasteur confirma par un signe de tête et je sentis deux paires d’yeux scrutermon visage à la

recherchederéponses.Cettefois,cefutlepasteurquibrisalesilence.Ilsepenchasurlebureauetmedemanda:«Toni,ya-t-ilquelquechosequevouspuissieznousdireetquinousaideraitàaidervotremère?»Jeperçusuneréelleinquiétudedanssonregardetprissoindebienchoisirmesmots.«Jecroisquejecomprendspourquoimamèreadesnuitsagitées.EllecroitenDieu.Ellesaitqu’il

neluiresteplusbeaucoupdetempsavantdeseprésenterdevantLui,etjecroisqu’elleatrèspeurdemourir. Je voudrais être utile, mais je ne peux pas faire grand-chose. J’espère pour elle qu’elletrouveralaforcedevousparler.»Le médecin avait l’air perplexe. « Vous voulez dire que votre mère a quelque chose sur la

conscience?»Je pensai à tout ce dontmamère pouvait se sentir coupable, etmedemandai si ses souvenirs la

hantaient. Je fis un effort pour ne rien laisser paraître demespensées,mais ne pusm’empêcher derépondredansunsoupir.«Sansdoute.Elledevrait,entoutcas.Maisjenesaispassielleajamaisadmisavoirfaitquelque

chosedemal.»Lemédecinavaitl’airembarrassé.«Danscecas,çaacertainementuneinfluencesursontraitement.Quandl’espritestaussipeuserein

quesemblel’êtreceluidevotremère,lesmédicamentsnesontpas100%efficaces.—Alorsilfautmieuxsurveillermamèreetsontraitement»,dis-jed’untonplussecquejen’aurais

dû,tandisqu’unsentimentd’impuissancemontaitenmoi.Là-dessus,jeretournaivoirmamère.Quandj’entraidanssachambre,ellemeregardadanslesyeux.«Quevoulaitledocteur?»demanda-t-elle.Jesavaisqu’ellesavait.«Ilsm’ontditquetuavaisappelédeuxfoislepasteurenpleinenuitetquetuétaistrèsperturbée.»

Puismoncouragemequitta,commed’habitude.«Maiscen’estpaslapeinedes’inquiéter,n’est-cepas?»Enfant,j’avaisprisl’habitudedemeplieràsavolonté:«Pasdediscussion».Cettehabitudeavait

beletbienrésistéauxannées.Elle pleura beaucoup pendant le reste de cette premièrematinée. J’avais beau savoir que c’était

fréquent chez des patients en phase terminale, ses pleurs me bouleversaient. J’essuyais ses larmestendrement,commeellel’avaitfaitpourmoilorsquejen’étaisqu’unepetitefille.Ellememanifestaitplusd’affectionquedepuisdenombreusesannées:ellevoulaitprendremamain,parleretsesouvenirdesjoursheureux.Jelaregardais.C’étaitunevieilledamedontlesderniersjoursneseraientpasaussisereinsquejel’auraissouhaité.Jemerendiscompteàquelpointelleavaitbesoindemoi.«Combiendetempsvas-turester?medemanda-t-elle.—Aussilongtempsquetuaurasbesoindemoi»,répondis-jetoutbas,enessayantdedissimulerce

quejepensaisvraiment.Mamère,quiavaittoujourssulireenmoi,sourit.Dansunflash,jemesouvinsd’ellebeaucoupplus

jeuneetdesmomentsoùnousétionssiproches.Cefutcommeunedécharged’unamourpassé.«Jenesaispascombiendetemps...dit-elleavecunsourireironique.Maisjenepensepasquece

seratrèslong.»Elles’arrêtapuis,meregardant:«Tuesvenueseulementparcequetusaisquejevaismourir,n’est-

cepas?»Je serrai samain et lamassai doucement avecmon pouce. « Je suis venue parce que tume l’as

demandé.Jeseraistoujoursvenuesitumel’avaisdemandé.Et,oui,jesuisvenuepourt’aideràmourir

enpaix,parcequejecroisquejesuislaseuleàpouvoirfairecela.»J’espérais qu’elle trouverait la volonté de parler à cœur ouvert, et j’ai bien cru qu’elle allait le

faire,àunmomentdonnédecepremierjour.Elletiramamainverselleetmedit :«Tusais,Toni,quandtuétaisunpetitbébé,c’était laplus

belle période de ma vie. Je m’en souviens comme si c’était hier. Quand tu es née, dans mon litd’hôpital, je me sentais tellement fière de t’avoir faite, à vingt-neuf ans. Tu étais si petite et siparfaite...Jet’aimaistellement.Jevoulaisquetuaiesunebellevie.J’airessentitellementdetendresseetd’amouràcemoment-là...»Unebouleseformadansmagorge.Jemesouvinsd’avoirétéenveloppéedanssonamour,biendes

années plus tôt.Mamère, alors, me câlinait et jouait avec moi, elle me lisait des histoires et mebordait;jerespiraissonparfumquandellesepenchaitpourm’embrasser,lesoir.La voix d’une petite fille s’insinua dans ces souvenirs. Ellemurmurait : «Où est passé tout cet

amour,Toni?Aujourd’hui,c’esttonanniversaire.Elleditqu’elleserappelletanaissance.Elleditàquelpointellet’aimait,etpourtantquatorzeansplustard,elleafaillitelaissermourir.Ça,ellenes’ensouvientpas?Ellenepensepasquetut’ensouviennes,toi?Est-cequ’elleavraimentchasséçadesonesprit?Ettoi?»Jetentaidefairetairelavoix.Jevoulaisquemessouvenirsrestentdanslesboîtesoùjelestenais

enfermésdepuistrenteans,sanslesregarder,sansjamaisyrepenser,saufquandlesheuresnoiresleslaissaients’échapperetqu’ilsparvenaientàseraccrocherauwagond’unrêvefinissant.Alors leursfroids tentacules caressaient mon subconscient et faisaient remonter des images floues du passé,jusqu’àcequejemeréveillepourleschasser.Unpeuplus tardce jour-là, j’emmenaimamère, en fauteuil roulant, faireunepromenadedans le

parc.Elleavait toujoursadorécréerdebeauxjardins;unpeucommesisoninstinctmaternel,ensedétachantdemoi,s’étaitreportésureux.Ellemedemandadem’arrêterdevantplusieursplantesetarbustesdontellemedonnait lesnoms.

Ellemurmurad’unairtriste,davantagepourellequepourmoi:«Jenereverraijamaismonjardin.»Jemerappelaiêtrevenuelavoirautoutdébutdesamaladie.C’étaitlorsd’unséjourenIrlandedu

Nord avec une amie. Profitant de l’absence demonpère, qui était allé jouer au golf, j’avais renduvisiteàmamère.Ellem’avaitmontré,toutefière,unephotodesonjardinavantqu’ellenecommenceles aménagements – une sorte de terrain vague avec desmottes demauvaises herbes et pasmêmequelquesfleurssauvagespourl’égayer.Nous l’avions ensuite visité et quelque chose m’avait immédiatement fait sourire. À chaque

anniversaireetfêtedesMères,jeluioffraisdenombreuxplants.Ellememontracommentellelesavaitrepiqués,avecd’autresboutures,danstoutessortesderécipients:devieuxéviersdecuisine,despotsen terre cuite, un abreuvoir... Cela formait une explosion de couleurs dans le patio qu’elle avaitaménagé.Cejour-là,ellem’avaitprésentétoussesarbustes.«Celui-ci, c’estmon préféré : c’est un buddleia,m’avait-elle dit.Mais je préfère son surnom :

l’arbreauxpapillons.»Commepour justifiercetteappellation,unnuagedepapillonsavaitvirevoltéautourdespanicules

violettesdel’arbuste.Unpeuplusloin,unparterrederosesexhalaitunarômeentêtant.Leurspétalesarboraientdesnuancesallantdublanccrèmeauroseintense.Unpeuplusloinencoresetrouvaientles

lysadorésdemamère.Etuneautreparcelledujardinmêlaitfleurssauvagesetcultivées.«Siellessontbelles,cenesontpasdesmauvaisesherbes»,avait-elleplaisanté.Lescheminsétaientrecouvertsdegalets,avecdesarchesenfildeferautourdesquelleslejasminet

lechèvrefeuilleavaientapprisàsedéployer.Aupiedd’unedecesarchesnichaituneribambelledenainsdejardin.Ellelesappelait«mapetitepartd’absurde».Ellesemblait siheureuseet sereine,ce jour-là,que j’avaisprécieusement rangécesouvenirdans

monalbumphotointérieur.Jepourraisainsiyreveniràloisiretavecplaisir.Lelendemain,j’étaisalléeluiacheterunpetitabridejardinquejeluiavaisfaitlivrer.«Commeça,quelquesoitletemps,tupourrasprofiterdetonjardin»,luiavais-jeannoncé,touten

sachantqu’ellen’enprofiteraitpasplusd’unété.ElleavaitdonccrééunjardinanglaisenIrlandeduNord,unpaysqu’ellen’avaitjamaisconsidéré

commelesienetoùelles’étaittoujourssentieétrangère.Enmeremémorantcesouvenir,jemesentaissitristepourelle–mapauvremèrequiavaitrêvésa

vieetenavaitfaitsaréalité.Une part de moi était contente d’être avec elle à l’hospice, malgré sa faiblesse. Finalement, je

parvenaisàpasserdutempsseuleavecelle,untempsquis’amenuisaitminuteaprèsminute.Cesoir-là,j’aidailepersonnelàlacoucher,lacoiffaietl’embrassaisurlefront.«Jevaisdormirdanslachaiseàcôtédetonlit,luidis-je.Jeneseraipasbienloin.»Quandl’infirmièreluieutdonnésessomnifères,jem’assisprèsd’elleettinssapetitemainfragile.

Sapeau,striéedeveinesbleues,étaitpresquetransparente.Quelqu’unl’avaitmanucurée:lesonglesétaient bien limés et recouverts d’un vernis rose pâle. Rien à voir avec les ongles terreux qu’ellearboraitlorsdemaprécédentevisite.Quandellese futendormie, jeprisunromandeMavisCheeketm’installaiausalon.La tristesse

m’envahitàlapenséequelamèrequej’avaistantaiméeétaitentraindemourir.Malgrétoutlemal,toutes les choses qu’elle avait faites, j’étais triste qu’elle n’eût jamais été heureuse. Je pleurais larelation que j’avais toujours voulu vivre avec elle mais qui, à part dans ma plus tendre enfance,m’avaittoujoursétérefusée.Jeneparvinspasàliremonroman,cettenuit-là,incapabledecontrôlermessouvenirs.Monesprit

revenaitsanscesseàcesjoursheureuxpassésavecelle,oùjemesentaisaiméeetprotégée–lesoleilavantlanuit.Antoinette, la petite fille, vint àmoi dans cemoment particulier de l’aube où les rêves nous ont

quittésmaisoù laconscienceest toujoursendormie.Vêtuedegris,sonvisageblanccommel’ivoireluisaitsoussafrangebrune.«Toni,murmura-t-elle,pourquoinem’as-tujamaispermisdegrandir?—Laisse-moitranquille»,criai-jeensilence,tentantdelarepousserdetoutesmesforces.J’ouvrislesyeux.Seulsquelquesgrainsdepoussièreflottaientdansl’air.Maisquandjeprismon

visagedansmesmains,c’étaientmeslarmesd’enfantquicoulaient.«Toni,murmura-t-elle,laisse-moiteracontercequis’estvraimentpassé.Lemomentestvenu.»Jesavaisqu’Antoinetteétaitréveilléeetquejenepourraispasl’obligeràserendormircommeje

l’avaisfaitpendanttoutescesannées.Jefermailesyeuxetlaissailapetitefillecommenceràraconter

notrehistoire.

2

Mespremiers souvenirs remontent à unemaison avec jardin, dans leKent, où je vivais avecmamère.Magrand-mère,unpetitboutdefemme,venaitsouventnousrendrevisite.Dèsquejel’entendaism’appeler « Antoinette, où es-tu ? », faisantmine deme chercher, je courais dans ses bras toutesaffairescessantes.Elle avait un parfum très particulier, unmélange de poudre et demuguet, qui par la suiteme fit

toujourspenseràelle.Quandjerespiraiscetteodeur,jesentaistoutl’amourqu’ilyavaitentrenous.Les jours de beau temps, nous nous promenions dans la grand-rue deTenterdon jusqu’à l’un des

salonsdethéauxpoutresdechêneapparentes.J’étaisapprêtéecommeilsedoitpourdetellessorties:jetroquaismeshabitsdetouslesjourscontreunejolierobe,onmelavaitlesmainsetlevisage,etonmecoiffait.Unefoisquemamèreavaitchoisidestalonsetunsacassorti,ellemettaitunpeuderougeàlèvres,

sepoudraitlenez,etnousétionsprêtesàpartirtouteslestrois.Une serveuse en tenue noire et blanche nous indiquait notre table.Ma grand-mère pouvait alors

passer commande : des scones avec de la confiture et de la crème, suivis de gâteaux nappés deglaçagesroseetjaune,accompagnésd’unjusdefruitspourmoietdethépourlesadultes.Dansunerobeàcoldroit,têtenue,mamèrebavardaitaimablementavecmagrand-mèrequi,quel

que soit le temps, dissimulait toujours ses cheveux roux sous un chapeau.Des femmes de leur âge,vêtues de robes imprimées et coiffées de chapeaux de paille ou de toques, venaient les saluer ensouriant,remarquantcommej’avaisgrandioucommentantletempsqu’ilfaisait–unsujetqui,auxyeuxdel’enfantquej’étais,semblaitavoiruneimportancedémesuréepourlesadultes.ParfoisaussinousallionsrendrevisiteàMrsTrivett,uneamied’écoledemagrand-mèrequi,pour

monplus grand bonheur, préparait elle-même ses bonbons dans son petit cottage noir et blanc. Sonminusculejardinétaitremplid’hortensiasframboisevif,dontlabrisefaisaitdanserleslargestêtesau-dessusdupetitmurdebriques.J’étaisfascinéeparlesdeuxnainsdejardinpotelés,munisdecannesàpêche,qui trônaient sous l’undesbosquets.C’estpeut-êtreMrsTrivettquia transmisàmamère legoûtdecespetitscompagnons.Magrand-mèrepoussaitleheurtoirrécemmentlustrécontrelaportenoireetMrsTrivett,dansson

largetablier,venaitnousouvrir,libérantledouxfumetdeladécoctionsucréequideviendraitbientôtlesbonbonsdontjeraffolais.Ellem’emmenaitdanssacuisinepourmemontrercommentellelespréparait.Suruncrochet,elle

faisait pendreprèsde laportede largesbandesdumélangenoir etblanc,qu’ellepressait et étiraitjusqu’à trois fois leur longueur. PuisMrs Trivett les décrochait et les débitait en petits rectanglesqu’elleenroulaitsureux-mêmes.Jel’observais,fascinée,lesjouespleinesdeséchantillonsqu’ellemepermettaitde«tester»etque

jefaisaisroulerautourdemalangue.Quandladernièregouttedesiropavaitcoulédansmagorge,jeluiposaismaquestionrituelle.«MrsTrivett,dequoisontfaiteslespetitesfilles?»

Jenemelassaisjamaisdesaréponse.«Antoinette,combiendefoisdevrai-jeteledire?Desucreetd’épices,biensûr,etdetoutesces

bonneschoses!»J’éclataisderireetellemegratifiaitd’unautrebonbon.Certainsjours,mamèrememontraitlesjeuxauxquelselleaimaitjouerquandelleétaitenfant;le

genredejeuxquitraversentlesâgesetpassentdegénérationengénération.Onhabillaitdespoupéesetonfaisaitdespâtésdesableavecunpetit seauetunepelle.Maismon jeupréféréconsistaità fairesemblantdeprendrelethédansunservicequemagrand-mèrem’avaitdonné.Jeplaçaisd’abordlespetitestassesetlessoucoupessurunenappe,àcôtédesquellesjeposaislathéièreetunpetitpotàlait.Puisjedisposaisavecsoindesassiettesassorties.Unefoislatabledresséeàmongoût,descaillouxoudesfleursfaisaientofficedegâteauxetd’en-cas,quej’offraisensuiteauxadultesquijouaientavecmoiouàmespoupées.Jeservaisdestassesdethéimaginaireetessuyaislespseudo-miettesaucoindeslèvresdemespoupées.Nonseulementmamèreavaitbeaucoupdetempspourjoueravecmoi,maiselleadoraitm’habiller

de beaux vêtements qu’elle confectionnait souvent elle-même.Elle passait des heures à brodermescorsages,commec’étaitlamodeàl’époque.Ellem’avaitfaitphotographierparunprofessionneldansunedesescréations,quandj’avaistrois

ans. Une robe vichy bordée de blanc. Mes petites jambes dodues croisées, j’arborais un sourireconfiantdevantl’objectif.J’avaisl’airdel’enfantchoyéequejesavaisêtrealors.Mamèrem’avaitmême inscrite auconcoursde«MissPears1 » et, à saplusgrande joie, j’étais

alléejusqu’enfinale.Unephotosouvenirtrônaitfièrementsurlacheminée.Ces joursheureuxoùnousvivions toutes lesdeuxétaientcependantcomptés.Pendantdesannées,

j’airêvédeleurretour;maisquandmonrêveseréalisa,plusdedixansplustard,cefutloindecequej’imaginais.Monpèreestrestédansl’arméeplusieursannéesaprèslaguerre.Ilnevenaitnousvoirquedetemps

àautreetchacunedesescourtesvisitesprovoquaitunbranle-basdecombatàlamaison.Àmesyeux,c’étaitunvisiteurdemarqueplutôtqu’unparent.Plusieurs joursavant sonarrivée,nous faisionsungrandménagedeprintemps.Onsecouait lescoussins,oncirait lesmeubleseton lavait les sols.Lamaisonembaumaitlesodeursdesesgâteauxetbiscuitspréférés.Enfin,lejourtantattendu,mamèremeparaitdemesplusbeauxvêtementsetsemettaitelleaussisursontrenteetun.Lesyeuxrivésàlafenêtre,nousattendionsquelabarrières’ouvreetqueretentisselavoixdemonpère.Mamèrecouraitalorsàlaporteetseprécipitaitdanssesbras.J’ai le souvenir d’un homme grand et séduisant.Mamère riait de bonheur, les joues légèrement

empourprées.Ilnousrapportaittoujoursdescadeaux:desbasdesoiepourmamère,duchocolatpourmoi.Mamèrelesdéballaitdélicatementetprenaitsoinderéserverlepapieràunusageultérieur.Pourmapart,jedéchiraisl’emballageenpoussantdescrisdejoie.Notrebienveillantvisiteurprenaitplacedanslefauteuilleplusconfortableetnousregardaitensouriant,savourantnotreplaisir.Pour mon quatrième anniversaire, j’ouvris un énorme paquet et découvris un gros éléphant en

pelucherouge.Jeletrouvaisplusbeauquen’importequellepoupée.JelebaptisaiJumboet,pendantplusieursmois, ilfut impossibledem’enséparer.JeprenaisJumboparlatrompeet le traînaisdanstoute lamaison. Il fallaitabsolumentquenousdormionsensemble,et ilm’accompagnaitdans toutesmessorties.

Quelquesmoisplus tard,monpèreannonçason intentionde renoueravec laviecivile. Ilvoulaitpasserplusdetempsavecsafemmeetsafille,nousdit-il.Quandmamèreentenditcela,sonvisages’illuminaetlessemainesquisuivirent,sonenthousiasmeétaitpalpable.Elleattendaitqu’ilrevienne,cettefoispourdebon.Je savais quel jour il devait arriver, grâce aux odeurs de pâtisserie et auménage intensif qui le

précédaient.Maisilnerentraquetroisjoursplustard.Cettefois,ilnenousrapportaitpasdecadeaux.En quelques heures, l’atmosphère insouciante de notre foyer changea à jamais. Les tensionscommencèrentdèscejour.Mamèrem’expliqualongtempsaprèsquec’étaitàcausedugoûtdemonpèrepourl’alcooletlejeu.

Sur lemoment, je n’en savais rien, sinon que cette tensionmemettait trèsmal à l’aise.En quittantl’armée, son indemnité en poche, mon père avait dépensé jusqu’au dernier sou au poker avant derentrercheznous.Mamèreavaitespéréquel’onpourraitacheterunemaison,dontelleferaitunnidconfortable. Ses espoirs étaient balayés. Quand elle se confia ainsi à moi lors d’un de nos raresmomentsd’intimité, ilmeparut évidentqu’elle avait vécu à l’époque lapremièredésillusiond’unelonguesérie.Avecunenfantquigrandissaitetpasd’argentdecôté,mamèreserenditcomptequ’ilfallaitqu’elle

trouveuntravail,siellevoulaitunjourpouvoirréalisersonrêved’avoirunemaison.Maisçan’allaitpas être facile. Non seulement les salaires des femmes n’étaient pas bien élevés dans la décennied’après-guerre,maisilyavaittrèspeudetravail.Àleurretour,lessoldatsvictorieuxquiétaientrestésdans l’armée pour contribuer à la reconstruction de l’Allemagne dévastée, s’étaient retrouvésconfrontés au chômage massif, à la crise du logement et au rationnement. Déterminée comme ellel’était,mamèreneselaissapasdécourager,etsapersévérancefinitparpayer.Elletrouvaunemploidansungarageàquelqueskilomètresdelamaison,pourtenirlacaisselanuit.Sonsalaireincluaitlajouissanced’unpetitappartementsombre.Pour mon père aussi, il fut difficile de décrocher un travail. Bien qu’il fût un mécanicien

expérimenté,onluiproposaseulementdetravailleràl’usine,denuitégalement.Commeiln’avaitpaslechoix,ilaccepta.Notreviepritalorsunetournurebiendifférente.Chaquematin,monpèrerentraitfatiguéetbougon,

et allait directement se coucher.Mamère, elle, avait unemaison à tenir et un enfant à élever. Ellegrappillaitunpeudesommeildèsqu’ellelepouvait.Magrand-mèrevenaitdetempsentempsmechercherpourunepromenade,maisellenousrendait

rarementvisite.Jenepassaisplusaucunejournéeseuleavecmamère.Lematin,jemeréveillaisdanscepetitappartement,serraisJumbocontremoietallaischerchermamèreaugarage,enpyjama,encoreàmoitiéendormie.Àcetteépoque-là,ellenesemitjamaisencolèrecontremoi.Elleprenaitmonpetitcorpspleindesommeildanssesbras,riaitetmontaitmerecoucher.Quelquesmois avantmoncinquièmeanniversaire, nousdéménageâmes ànouveau, cette foispour

unemaisonmitoyenneavecjardin.Monpèreavaiteuunepromotion:unCDI,unmeilleursalaireetdeshorairesmoinscontraignants.Le travaildenuitétaitépuisantpourmamère.Désormais,pour lapremièrefoisdepuisleretourdesonmari,elleseditqu’ellepourraitdevenirunefemmeaufoyeràpleintemps.La veille demon anniversaire, dansmon lit, je me demandais quel serait mon cadeau. Toute la

semaine,j’avaistournéautourdemamèredansl’espoirqu’ellemeledise.Insensibleàmesprières,elleavaitrienmedisantdepatienterjusqu’aujourJ.

Lematin,jesautaidulitauxauroresetexplorailesalon,lesouvenirdeJumboàl’esprit.Maisiln’yavaitaucunpaquet.Voyantmonairdéçu,mamèremeditquenousallionsnousrendrechezquelqu’un;moncadeauétaitlà-bas.Àpeineeus-jefinimonpetitdéjeunerquej’étaisdéjàhabilléeetprêteàpartir.Maindanslamain,

mamèreetmoimarchâmesjusqu’àl’arrêtdebus.Unbusrougeàdeuxétagesnousemmenajusqu’auvillage voisin, distant de quelques kilomètres. Nous fîmes ensuite un petit bout de chemin à piedjusqu’àunemaisonquejen’avaisencore jamaisvue.J’étaisperplexe.Jen’avaisaucuneidéedecequepourraitêtremoncadeau.Àpriori,c’étaitdanslesmagasinsqu’onachetaitlescadeaux...Quandmamèrefrappaàlaporte,j’entendisunconcertd’aboiements.L’excitationmonta.J’aimais

encore beaucoup Jumbomais je commençais àm’en lasser. Ce que je désirais alors plus que tout,c’étaitunpetitchienàmoi.Monrêveallait-ilseréaliser?Unepetitefemmereplèteauxcheveuxgrisnousouvritlaporte.Elleétaitentouréedeplusieursfox-

terriersnoirs àpoilsdursqui remuaient laqueueen sautillant.Elle essayadecalmer leur chahut etnousfitentrerdanssacuisinespacieuse.Monexcitationmontad’uncranlorsquejevis,prèsdupoêle,unpanierremplidechiotsendormis.Justeàcôté,unepetitecréatureduveteuse,aveclestachesnoiresdesadultesetdesyeuxmutins,titubaitsursespattesencoretremblantesetreniflaitautourd’elledesonmuseaunoir.Avantquemamèreaiteu le tempsdedemanderà ladamedem’enprésenterd’autres, jem’étais

précipitéevers leplusaudacieuxdeschiots.Agenouilléeprèsd’elle, jesus toutdesuitequ’ellemevoulaitpourmaîtresse.Jelapriscontremoietrespiraisonodeurchaude.Sapetitelanguerugueusemeléchaitlevisagetandisqu’ellesetortillaitdansmesbras.Lecourantpassaitentrenous.Elledevintlameilleureamiedemonenfance.«C’estcellequetupréfères?»medemandamamère.Ellevitmonvisageradieuxetn’eutpasbesoind’uneautreréponse.«Alorselleestàtoi.C’esttoncadeaud’anniversaire.»J’euslesoufflecoupé.Monsouhaitlepluscherseréalisait.J’embrassailepetitanimalsurlatête.

Duhautdemescinqans,jevoulaisluimontrertoutmonamourmaternel.«Commentvas-tul’appeler?»demandamamère.Jemesouvinsalorsd’uneautrepetitecréatureintrépide.Unpersonnagequej’avaisvulorsd’une

merveilleuse journéeà laplagequelquesmoisplus tôt.Magrand-mèrem’avait emmenéeen trainàRamsgate,unevillecôtièreduKent.Alorsquenousachetionsuneglace, j’avaisaperçudesenfantsassisenrondeausoleil.Ilsriaientetsemblaientabsorbésparunspectaclequiétaithorsdemavue.J’avais tiré ma grand-mère par la manche pour l’emmener vers eux, et j’avais soudain vu lespersonnagesdePunchetJudy2.Fascinéepar leurspitreries, j’étais restéeclouéeausol, laissantmaglacefondredansmamain.JehuaisquandPunchattaquaitJudyetpoussaisdescrisdejoieaveclesautresenfantsquandcelle-ciluirendaitsescoups.Mêmequandlemarionnettisteétaitvenuparminousquémanderquelquepièce,lemystèredesdeuxpetitspersonnagesétaitdemeuréentieràmesyeux.Jen’avais épargné aucune question à ma grand-mère, dont la patience était sans bornes, sur cetextraordinairespectacle.«Jevaisl’appelerJudy»,répondis-je.Cetanniversairedemeuraleplusbeausouvenirdemonenfance.Mamèrem’inscrivitdansuneécoleprivée.Ellem’yaccompagnaitchaquematinetm’attendaitàla

sortiedel’école,souriante.J’avaisl’impressiond’êtreunegrandefilledansmonuniforme,avecmescrayons,magommeetmespremierslivresdeclassesoigneusementrangésdanslecartableentoilequejeportais sur l’épaule.À l’école, jen’arrêtaispasdepenserà Judyetattendaisavec impatience letintement de cloche libérateur.Arrivée à lamaison, jeme débarrassais demon uniforme et avalaisprécipitammentmongoûter.J’avaisensuiteledroitd’allerjoueruneheureauballonavecJudy.Quandmamèreestimaitquenousavionsdépensél’uneetl’autreassezd’énergie,elleouvraitlaportedelacuisineetnousdemandaitderentrer.Jeprenaismonlivredelectureoudecalculdansmoncartableetm’installaisalorsàlatabledelacuisinepourtravailler,tandisquemamèrepréparaitledîner.Judy,épuisée,s’allongeaitàmespieds.ÀNoël,cen’étaitdéjàplusunchiotmaisunepetitechienne.Avecmonargentdepoche,j’achetai

une laisse rouge munie d’un collier assorti. Désormais, fièrement emmitouflée dans mon manteaud’hiverbleumarine,jepartaismepromeneravecJudy,quesafourrureprotégeaitdufroid.J’étaisfollede joie à chaque fois que quelqu’un s’arrêtait pour l’admirer.Mon bonheur fut complet quand magrand-mèrerecommençaàvenirnousvoirrégulièrement.Onnem’avaitdonnéaucuneexplicationsurlesraisonsdesonéloignement.Desannéesplustard,ellem’avouaqu’elleavaitétéconsternéedenousvoir nous installer au-dessus du garage, qu’elle n’avait jamais aimémon père et qu’elle ne l’avaitjamaistrouvédignedemamère.Mêmesij’étaisplusqued’accordavecelleàcemoment-là,ilétaittroptardpours’étendresurlesujet.Commemoi,magrand-mèreadoraitJudyqui le lui rendaitbien.Elle laprenaitdanssesbras, lui

chatouillaitleventreetJudyluiléchaitlevisage,balayantaupassagesapoudreparfumée.Magrand-mèreapportait souventdescadeaux, surtoutdes livres,qu’elle trouvait le tempsdeme

lirequandmamèreétaittropoccupée.Quandmesparentsm’annoncèrent,enfévrier,quenousallionsdéménagerenIrlandeduNord,d’où

étaitoriginairemonpère, l’idéedeneplusvoirmagrand-mèreaussisouventmegâchamonplaisir.Maismon appréhension se dissipa, car ellem’assura à plusieurs reprises qu’elle viendrait souventnousvoir.Enfait,jenelareverraisquesixansplustard.Nous lui écrivîmes de nombreuses lettres, qui cachaient la réalité de notre vie de famille. Elle

n’oublia jamaisNoël ni les anniversaires,mais la lettre tant attendue qui devait annoncer sa venuen’arrivajamais.Àl’époque,jen’étaispasaucourantdetouslesprétextesquetrouvaitmamèrepourqu’elleneviennepas.Àmesyeux,magrand-mèredevintdoncpeuàpeuunepersonnequim’avaitaiméejadis.

1.ConcoursorganiséàpartirdesannéescinquanteparlamarquedesavonPears.(N.d.T.)2.CélèbrespectacledemarionnettesenGrande-Bretagne.(N.d.T.)

3

Poséessurlesol,troispetitescaissesàthéetunevaliserésumaienttoutel’étenduedenosbiens.Aucoursdesdixannéesquisuivirent,jelesvissouventfaitesetdéfaites,etellesfinirentpardeveniràmesyeuxlesymboledeladésillusion.Àcinqansetdemi,toutefois,j’yvoyaisplutôtledébutd’unegrande aventure. La veille au soir, ma mère avait triomphalement planté les derniers clous sur latroisièmecaisse.Nousn’attendionsplusquelacamionnetteetnotrevoyagepourraitcommencer.Mon père était parti depuis plusieurs semaines en Irlande duNord à la recherche d’un logement

convenable,etilnousavaitenfinfaitsignedelerejoindre.Unesemaineplustôt,salettretantattenduenousétaitparvenue.Mamèrem’enlutdesextraits.D’unairenthousiaste,ellemeditqu’ilnousavaittrouvéunemaisonàlacampagne.Maisd’abord,nousirionsrendrevisiteàsafamillequiavait trèshâte de nous voir. On y resterait une quinzaine de jours, le temps que les meubles et les bagagesarrivent,etl’onpourraitalorsemménagerdansnotrenouvellemaison.Mamèrenecessaitdemerépéterquej’allaisadorerl’Irlande,queceseraitunevieagréableetque

j’allaisaimermanouvellefamille.Elleétait toutexcitéequandelleparlaitdesesprojets ;onallaitvivre à la campagne, créer une ferme avicole et cultiver nos propres légumes. Ses discoursm’évoquaientlesadorablespoussinsjaunesdescartesdePâques,etmonenthousiasmefutbientôtaussigrandquelesien.J’écoutaislespassagesqu’ellemelisaitdelalettredemonpère;ilparlaitdemescousins,de lamaisonà lacampagne, ildisait combiennous luimanquions.Lebonheurdemamèreétaitcontagieuxquandellemedécrivaitlavieidylliquequinousattendait.La camionnette emporta nos meubles et nos bagages. Je contemplai les pièces vides avec des

sentimentsmêlés:j’appréhendaisdequittercetuniversfamilier,maisj’étaisimpatientededécouvrirunnouveaupays.Mamère prit quelques bagages àmain et je serrai la laisse de Judy.Un voyage de vingt-quatre

heuresnousattendait.Pourmoi,c’étaitl’aventure,maispourmamère,cefutsansdouteuneépreuveécrasante.Nonseulement il fallaitqu’ellemesurveilleetqu’elle surveillenos sacs,mais ilyavaitaussiJudy,unepetitechienneespiègledésormais.Unbusnousemmenajusqu’àlagare,avecsesjardinièresdefleursetsessympathiquesporteurs.On

prituntrainpourlesMidlands,puisunecorrespondancepourCrewe.Depuisnotrecompartiment,jeregardaislesnuagesdevapeurs’échapperdelamotriceetj’écoutaislecliquetisrégulierdesroues,quisemblaitrépéter:«NousallonsenIrlandeduNord,nousallonsenIrlandeduNord.»J’avaisdumal à rester assise,mais l’excitationnem’avait pas coupé l’appétit.Mamère, qui ne

faisaitpasdedépensesinutiles,nousavaitpréparéunpique-nique.Jedéfislepapierbrunsulfuriséquiemballaitplusieurssandwichesaucorned-beefetunœufdur,quej’écalaienregardantparlafenêtre.Mondéjeunerseterminaparunepommetandisquemamèreseservaitunetassedethé.Dansunautrepaquet, elle avait mis des restes de nourriture pour Judy, une bouteille d’eau et un petit bol enplastique. La chienne n’en laissa pas une miette, lécha mes doigts en signe de remerciement puiss’endormit,enrouléeautourdemespieds.Quandnouseûmesterminénotredéjeuner,mamèrepritunlingehumidedansunautrepetitsacetmedébarbouillalevisageetlesmains.Puiselleserepoudraetremitunpeudesonrougeàlèvresfoncéfavori.

La gare de Crewe avait l’air d’une grande caverne bruyante, sale etmal éclairée, bien loin despetitesgarescoquettesduKent.Mamèrem’emmitoufladansmonmanteaudelaine,medonnalalaissedeJudyetsaisitnossacs.Le train qui allait de Crewe à Liverpool était rempli de passagers d’humeur guillerette, dont

beaucoupdemilitaires qui rentraient chez eux en permission. Il nemanquait pas de bras pour nousaiderà rangernosbagagessur laclayetteau-dessusdenos têtes. Judyeut son lotdecaressesetdecompliments,cequimefittrèsplaisir.Maravissantemère,avecsachevelurebruneauxépaulesetsasveltesilhouette,dutexpliqueràplusd’unmilitaireentreprenantquesonmarinousattendaittouteslesdeuxàBelfast.Muniedemonlivredecoloriageetdemescrayonsdecouleur,jenevoulaisrienraterduvoyageet

luttaisdésespérémentpourgarder lesyeuxouverts.Maisenvain.Auboutd’uneheure, je tombaidefatigue.Àmonréveil,nousétionsarrivéesàLiverpool.C’estàtraverslestourbillonsdevapeurquejevis

lebateaupourlapremièrefois:uneénormemassegriseintimidantequinoussurplombait.Sonombres’abattaitsurlafouledevoyageursquiaccouraientverslapasserellepourgrossirlafiled’attente.Leschétiveslueursdel’éclairagepublicsereflétaientfaiblementdanslebaind’eaupoisseuseoùtanguaitdoucement le bateau. Je n’avais encore jamais vu que les petits bateaux de pêche de Ramsgate, etj’étaistrèsintimidéeàl’idéedevoyagersuruntelmastodonte.Alorsquenousnousmêlionsàlafoulepourrejoindrel’embarcadère,jeserraiunpeupluslalaissedeJudyetmerapprochaidemamère.Une fois àbord, un steward coifféd’une casquetteblanchenous accompagna jusqu’ànotrepetite

cabinededeuxièmeclasse,équipéed’unechaiseenbois,d’unecouchettesimpleetd’unpetitlavabo.«Quoi,onvadormiràdeuxlà-dedans?»m’exclamai-je,incrédule.Lestewardm’ébouriffalescheveuxdansunéclatderire.«Biensûr,tuneprendspasbeaucoupde

place!»Cettenuit-là,jemeblottiscontremamèreetmelaissaibercerparleroulispendantpresquetoutle

voyage, qui dura douze heures. Je ne fus pas sujette aumal demer, dont souffrirent la plupart desvoyageurs,commenousleditlegarçonquivintnousservirlepetitdéjeunerlelendemainmatin.Lesoleiln’étaitpasencorelevéquandnousarrivâmesàBelfast.Ilfallutunenouvellefoisfairela

queuepourdébarquer.Certainspassagersfaisaientdegrandssignesdelamainens’appuyantcontrelarambarde.Commej’étaistroppetitepouryaccéder,jeduscontenirmonimpatience.Lebateaufitunedernièremanœuvreetl’onabaissalapasserelle.JevisalorsBelfastpourlapremièrefois.Lalueurdel’aubebrillaitsurlespavéshumides,oùdepetitsponeystiraientdescarriolesenbois.

Une foule se pressait au pied de la passerelle, un sourire accueillant sur le visage.Les amis et lesparentsseretrouvaient.L’accentrugueuxd’IrlandeduNordmeheurtaitlestympans.Toutétaitsidifférent.Mamèreetmoicherchionsmonpèreduregardetlevîmesenmêmetemps:il

venaitversnousavecungrandsourire.Ilserramamèretrèsfortcontreluietl’embrassa;puisilmepritdanssesbras,meberçaetm’embrassabruyammentsurchaquejoue.Judyreniflasespiedsd’unairméfiantet,pourunefois,neremuapaslaqueue.Il nous dit combien nous lui avionsmanqué, à quel point il était heureux que nous soyons là et

combientoutlemondeétaitimpatientdenousvoir.Ilpritnosvalisesetnousaccompagnajusqu’àunevoiture.Il l’avait empruntée, nous dit-il en nous lançant un clin d’œil, pour faire la dernière partie du

voyage.Ma mère rayonna de plaisir : il avait tenu à ce qu’elle n’ait pas à prendre un train pourColeraine,ilpréféraitpassercesprécieuxmomentsavecnous.On entama la dernière partie du voyage. Il lui prit lamain et je l’entendis lui dire : «Tout sera

différent,tuvasvoir,onvaêtreheureuxici.CeserabienpourAntoinetteaussi,l’airdelacampagne.»Mamèreposalatêtecontresonépauleetilpenchalasienneunbrefmomentcontreelle.Cejour-là,leurbonheurétaitpalpable.J’avaisbeaun’êtrequ’unepetitefille,j’enétaisconsciente.Pour la première fois, jeme sentis exclue.Mon père n’avait d’yeux que pourmamère. Elle lui

souriait, ils étaient absorbés l’un par l’autre. Tandis que je regardais le paysage, un sentimentd’appréhensiongermaenmoi–commesij’avaisperçuunsignedeschangementsàvenir.Jevisleprofilbleudesmontagnesirlandaises,dontlessommetsétaientencorenoyésdanslabrume

du petit matin. Dans ce décor sauvage, des maisons grises, carrées et trapues, si différentes descottagesnoirsetblancsduKent,venaientromprelesétenduesdeverdure.Dansdeschampsséparéspardesmuretsdesilex,jeremarquaiplusieurstroupeauxdemoutonsblottislesunscontrelesautrespour se tenir chaud. Nous traversâmes de petits hameaux où une modeste maison faisait officed’épicerie pour les habitants du coin. Dans les cours boueuses de petites fermes, des cochonsreniflaientlesol;despouletsfaméliquespicoraientautourd’eux.Surnotrepassage,desenfantsnousfirentdessignesdelamain.JehissaiJudyàlafenêtreetlessaluaienretour.Je décidai d’aimer ce que je découvrais de l’Irlande etmemis à penser àma nouvelle famille.

J’adoraismagrand-mèrematernelle,quiétaitrestéeenAngleterre.Pourtant,j’avaishâtederencontrerma famille irlandaise. Ma mère avait tenté de me les décrire, mais je n’arrivais pas à me lesreprésenter.Jesavaisqu’ilsm’avaientvuetoutbébé,maisjen’engardaisaucunsouvenir.Leschampslaissèrentbientôtlaplaceàdelargesroutesbordéesdegrandespropriétésavecjardin,

qui débouchaient un peu plus loin sur des maisons jumelles à bow-windows, avec leurs jardinsrectangulaires séparés par des haies bien entretenues. Puis nous longeâmes des rangées demaisonsidentiquesetcontiguës,avecleursarbustessansfleursprotégéspardesmurets.Mon père nous annonça que nous n’étions plus très loin de chez sa mère, où un déjeuner nous

attendait.Jemesouvinsquej’avaisfaim:lepetitdéjeunerremontaitdéjààplusieursheures.Quelquesminutes plus tard, toute verdure avait disparu. Les rues étaient devenues étroites et les

maisonssombres.Nousnousengageâmesaumilieudepetitesmaisonsdebriquesrougesquidonnaientdirectementsurlarue.C’étaitlàquemonpèreavaitgrandi,medit-il,etquevivaittoutesafamille.Jedressailatêteetvisuneruequineressemblaitàriendecequej’avaispuvoirauparavant.Appuyéescontrelaported’entréedeleursmaisons,desbigoudisdanslescheveuxmaintenusparun

fichu,desfemmessurveillaientdesmorveuxquijouaientdanslecaniveau,toutendiscutantavecleursvoisinesd’enface.D’autres,jambesnues,enpantoufles,fumaientdescigarettes,adosséesaumur.Desenfants en haillons jouaient au cricket en visant des guichets dessinés sur lesmurs, tandis que deschiensaupedigreedouteuxaboyaientrageusementententantd’attraperlesballes.Deshommesenbrasdechemiseetbretelles,lesmainsdanslespoches,déambulaientsansbut,unecasquettesurlatête.Unpetitgroupesemblaitplongédansuneconversationanimée.Plusieurschiensaccoururentquandnousnousgarâmes,etnouseûmesdumalàsortirdelavoiture.

Comme je ne savais pas s’ils étaient bien intentionnés ou pas, je pris Judy dansmes bras pour laprotéger.Elleremualaqueueensignederemerciementetsetrémoussapourmefairesavoirqu’ellevoulait descendre. Une petite femme dodue aux cheveux blancs nous attendait, les mains sur leshanches,ungrandsourireauxlèvres.

Elle donna une énergique accolade àmon père et nous ouvrit la porte. Après quelquesmarchesraides,nouspénétrâmesdirectementdansleminusculesalondelamaisondemesgrands-parents.Un feu de charbon flamboyant diffusait sa chaleur dans la pièce remplie desmembres de la plus

proche famille de mon père. Mon grand-père ressemblait à mon père, en plus vieux et plus petit.C’étaitunhommerâbléauxcheveuxépaisetonduléscoiffésenarrière.Mais les refletsauburndescheveuxdemonpèreétaientdevenuschezmongrand-pèred’ungris-jaunepâle.Commemonpère,ilavaitlesyeuxgrisnoisettemaisquandilsouriait,seslèvreslaissaientapparaîtredesdentsjaunesettachées,etpaslesourireéclatantdesonfilsaîné.Ma grand-mère, une petite dame ronde habillée tout en noir, ramassait ses cheveux blancs en

chignon.Elleavaitlesjouesrougescommedespommesetdesyeuxbleusscintillants.Elles’affairaitjoyeusementautourdenous.Jefustoutdesuiteconquise.« Antoinette, s’écria-t-elle, la dernière fois que je t’ai vue, tu étais un bébé et regarde-toi,

maintenant,tuesunegrandefille!»Ellefitavancerunejeunefemmequ’ellemeprésenta:TanteNellie.Menue,bruneauxyeuxmarron,

Nellieétaitl’uniquesœurdemonpère.Onnousprésentaensuitesesdeuxjeunesfrères,OncleTeddyetOncleSammy.Detouteévidence,

ils étaient en admirationdevantmonpère. Il était impossibledenepas aimerTeddy, un adolescentmaigrecommeunclou,auxcheveuxroux,affubléd’unsourirecommunicatif.Avecquelquesannéesdeplusetdescheveuxbruns,Sammyavaitunvisageplussévère.Ilsemblaitcontentdenousvoir,maissonaccueilfutmoinsdémonstratif.Teddy se proposa d’emmener Judy se dégourdir les pattes. Je lui tendis la laisse de bon cœur.

Encoreunpeutimideparmicesnouvellestêtes,jenetenaispasàm’aventurerdehorsaussivite.Magrand-mèreetNellies’affairaientautourdenous.Onmitdelanourrituresurlatableetonversa

del’eaubouillantedansunethéièreenaluminium.«Etmaintenant,asseyez-vous,ditmagrand-mère.Vousdevezsûrementavoirfaim.»Onamenadeschaisesautourdelatablebiengarnie,ettoutlemonderegardamagrand-mèreremplir

mon assiette. Il y avait un assortiment de sandwiches, certains à la mortadelle ou au corned-beef,d’autresaubeurredepoisson. Ilyavaitdu soda-bread1 complet etdespancakes irlandais,petits etépais,généreusement tartinésdebeurreetdeconfiturede fraise.Puisun cake, qui devait à lui seulreprésenterlarationdenourrituredetoutelafamille.Jen’euspasbesoind’encouragementspourmerégalerdanslebrouhahadelaconversationdesadultes,quibombardaientmesparentsdequestions.Quandjenepusplusrienavaler,mesyeuxcommencèrentàsefermer.Entrelachaleurdelapièce,

lelongvoyageetlefestinquejevenaisdefaire,lafatiguecommençaitàsefairesentir.J’entendisdesvoixd’adultess’exclamersuruntonamuséquejem’étaisendormie,etjesentislesbrasdemonpèremesouleveretm’emmenerjusqu’àunechambreàl’étage.Il était plusde seizeheuresquandmamèreme réveilla.Encore tout ensommeillée, jeme laissai

faire;ellemelavaetm’habillapourmeprépareràuneprochainevisite.Enfait, toutelafamilledemonpèrevoulaitnousrencontrer.Commej’étaishabituéeàlapetitefamilledemamère,composéedemagrand-mèreetdequelquescousinsquel’onvoyait rarement, jemesentaisdépasséepar touscesprénomsqu’il fallait retenir.Nousdinâmeschezmongrand-oncle,dans lamêmerue.OncleEddyetTante Lilly, comme on me les présenta, et leurs deux filles adolescentes, Mattie et Jean, avaientpréparéun repasennotrehonneur.Unmenu typiquement irlandais,medit-on :degrosmorceauxde

poulet,dujambonblancenrobéd’unmélangedemieletdemoutarde,desœufsdurs,destomatesrougevif et des pommes de terre en robe des champs. En dessert, un diplomate maison accompagné denombreusestassesdethé.Ànouveau,jemesentisenveloppéeparlachaleurdemafamillepaternelle.IlsposèrentdesquestionssurnotrevieenAngleterre,surnotrevoyageet surcequemesparents

comptaientfaire.Oùallions-nousvivre?Dansquelleécoleirais-je?Jeremarquaiquelaréponsedemamèrelesétonna:j’iraisdansuneécoleprivée,commeenAngleterre.Quelquesannéesplustard,jemerendiscomptequeseulslesélèvesboursiersdeParkStreet,l’undesquartierslespluspauvresdeColeraine,pouvaientalleràl’écolequemamèreavaitchoisiepourmoi.À peine avions-nous eu le temps de répondre qu’ils entamèrent le chapitre des potins familiaux.

Malgré mon jeune âge, je sentis bien que tout cela n’intéressait pas ma mère. J’avais appris àreconnaîtrelesourirepoliqu’elleaffichaitlorsqu’elles’ennuyaitensociété.Àl’inverse,monpère,aucentredel’attention,arboraitunsourireradieux;chaquenouvellehistoirelefaisaitrire.Épuisée par toute cette excitation, heureuse d’appartenir à une si grande famille, je m’endormis

sereinementdanslecanapé-litdelachambredemesparents.Le lendemainmatin, je fus réveillée par la lumière qui filtrait à travers les rideaux de la petite

fenêtre.Jecherchaimamère,maisonmeditquemesparentsétaientpartispourlajournéeetquejedevraisresteravecmagrand-mère.Ma mère ne m’avait jamais laissée seule sans me prévenir. Je sentis à nouveau une pointe

d’appréhension,commeunlégersentimentd’abandon.Jeregardaimagrand-mère.Ladouceurdesonvisagesuffitàbalayermesdoutes.Jefismatoilettedans l’évierde lacuisine,pendantqu’ellemepréparaitune«fritured’Ulster»,

commeelledisait,àbasedepancake,deboudinnoiretd’œufs.Danslestoilettes,quisetrouvaientàl’extérieur, je fusdéçuede trouver,à laplaced’unrouleaudepapier toilette,desfeuillesdepapierjournal soigneusement découpées. Quand j’en fis part à ma grand-mère, elle parut gênée et me ditqu’elle n’avait pas eu le temps d’en racheter.Ce n’est que quelquesmois plus tard que je réalisaiqu’un journal pouvait avoir de nombreuses fonctions, lorsqu’on vit dans la pauvreté au point deconsidérerlepapiertoilettecommeunluxeinutile.Unefoislepetitdéjeunerdébarrassé,magrand-mèrefitbouillirdel’eauetmeproposadel’aiderà

faire la lessive. Dans la courminuscule, il y avait une grande bassine enmétal remplie d’une eaufumante et savonneuse. Elle y fixa une planche, prit une brosse et se mit à frotter avec force desserviettes et des chemises.Sesmains rouges et gercées étaient si différentes de celles demamère,blanches,auxonglessoigneusementvernis.Jel’aidaiàpasserlelingedansl’essoreuse,letenantparunbouttandisqu’elleintroduisaitl’autre

entrelesrouleaux–uneopérationqu’ilfallaitrépéterplusieursfois.Lesdoigtsengourdisparlefroid,nous étalâmes ensuite le linge sur un fil tendu entre la porte de derrière et les toilettes. Nous lehissâmesaussihautquepossiblegrâceaubâtondeboisquisoutenaitlefil.Lelingeflottaitdansl’airfraisau-dessusdenostêtes.Mongrand-pèrerevintàmidi,nonpasdutravail,commejelepensais,maisdechezlesbookmakers

oubien,s’ilavaitmisésurleboncheval,dupub.Jemislatable,recouvertedepapierjournal,etl’onservitledéjeuner:soupeetsoda-bread.Jepassail’essentielduweek-endavecmesgrands-parents.Mesparentsnerevinrentqu’aprèsmon

coucheret ledimanchematin, jedusmerésoudreà les laisserpartirunenouvelle foispour toute la

journée. Ma mère vit ma mine déconfite et me promit que nous passerions la journée du lundiensemble.«D’abord,on ira t’inscriredans tanouvelleécole,medit-elle.Ensuite,si tuesgentilleetque tu

aidestagrand-mèreaujourd’hui,tuaurasunerécompense:jet’emmèneraidéjeunerquelquepart.»Sesmotsm’apaisèrentetjeretrouvaimonsourire.Ellemeserracontreelleets’enalla,laissantson

parfumflotterdanslapièce.Le lendemain, un timide soleil d’hiver parvint à éclairer, mais guère à réchauffer, une froide

matinée. Toutefois, la perspective de passer la journée avec ma mère me faisait oublier le tempsglacial.«C’estseulementàunedemi-heuredemarche»,merassura-t-elle.Après lepetit déjeuner, nousmarchâmesmaindans lamaindans les rues étroitesdeParkStreet,

traversâmesunsquareetprîmesdesavenuesarboréesenretraitdesquellessedressaientdegrandesmaisonsdebriquesrouges.L’écoleressemblaitauxautresmaisons,sicen’étaitlaprésencedecourtsde tennis et de bâtiments préfabriqués gris. Nous entrâmes dans le hall et nous présentâmes àl’intendant.Quelques minutes plus tard, il nous mena jusqu’au bureau de la directrice. C’était une femme

imposante, aux cheveux blancs légèrement bleutés, vêtue d’un tailleur gris presque entièrementrecouvertd’uneétolenoire.«Enchantée,jesuisMrsJohnston,dit-elle,tudoisêtreAntoinette.»Elleparlaunmomentavecmamèrepuismefitpasseruntestdelecture.Jeparvinsàlireletexte

sansbafouiller,malgrémanervosité.Ellemefitungrandsourire.«Antoinette,tulistrèsbien,bienquetun’aiespasséquequelquesmoisàl’école.Tamèret’a-t-elle

apprisàlire?—Non,c’estmagrand-mère, répondis-je.On lisait lesbandesdessinéesdeFlookdans leDaily

Mail. » Elle rit etme demanda ce quema grand-mèrem’avait appris d’autre. Je lui répondis quej’avaisapprisàcompterenjouantauxcartes,cequisemblal’amuser.«Ehbien,jecroisqu’ellealeniveau,dit-elleàmamère.Jepensequetoutsepasserabien.»Ma mère avait l’air ravie et j’étais heureuse de lui faire plaisir. Après diverses formalités,

Mrs Johnston nous fit visiter l’école. Pendant la récréation, je vis de petits groupes d’élèves enuniformevertjouerdanslacour.Jemedisquej’allaisêtreheureusedanscetteécole.Mamèreetmoimarchâmesensuitejusqu’àlavilletouteproche,muniesdelalistedecequ’ilfallait

acheter.D’abord,monuniforme:unerobeverte,troischemisiersblancsetunecravateverteetnoire.Nousachetâmesaussiunélégantblazervertavecunécussonblancsurlapoitrine.Mamèremeditquec’étaitmagrand-mèreanglaisequimel’offrait.Puisnousallâmesàlalibrairie.Encombréesde tousnospaquets,nousparvînmes toutefoisàaller jusqu’àunsalonde thépour le

déjeunerpromisparmamère.«Jesuissûrequetuvasaimertanouvelleécole»,medit-ellealorsqu’onvenaitdenousservir.La

bouchepleined’unsavoureuxcrumpet,jeluirépondisd’unhochementdetêtejoyeux.Lematindemapremièrejournéeàl’école,jebondisdemonlitetmeprécipitaidanslacuisinepour

me laveretprendre lepetitdéjeunerquemagrand-mèrem’avaitpréparé.Monpèreétaitdéjàpartitravailler etmamère avait étalémes nouveaux habits sur son lit. Je sentais leur odeur de neuf. Je

m’habillaitouteseule,maisdemandaidel’aideàmamèrepourlacravate.Lescheveuxbrossés,tenusparunebarrette,moncartableremplidelivressurl’épaule,jemeregardaidanslemiroir.Jevisuneenfantheureuse,presquedébarrasséedesesrondeursdepetitefille,m’adresserunsourireconfiant.Jem’admiraiuninstantpuisdescendisaurez-de-chaussée.Magrand-mèremeserradanssesbras,etmamèreetmoipartîmesàpiedversl’école.Moninstitutricemeprésentaàmescamaradesdeclasseetmefitasseoirprèsd’unefilleblondeet

souriante,nomméeJenny.Lamatinéepassa rapidementet jebénismagrand-mèredem’avoirdonnédes cours particuliers. La lecture et l’arithmétique nem’avaient posé aucun problème, etm’avaientmêmevaluunsourireetquelquescomplimentsdelapartdemoninstitutrice.Quandlaclochesonna,toutlemondeseprécipitadehors.Jennymepritsoussonaile.Lesélèves,

qui trouvaientmon nom difficile à prononcer,m’appelaient «Annie-net » dans un éclat de rire. Jesavaisqueleursriresétaientbienveillantsetj’étaisheureusedemesentirintégréedanslegroupe.Àlafindelajournée,Jennyetmoiétionsdevenueslesmeilleuresamiesdumonde.Ellesemblaittrèsfièredeveillersurunepetite filleavecundrôled’accent,etmeprésentaità tous lesélèves.Cecoupdefoudre amicalme faisait vraiment chaud au cœur. Lorsque l’on entre dans l’enfance, on ressent cebesoind’avoirun«meilleurami».Pourmapart,ilétaitcomblé.Nousrestâmesencoredeuxsemaineschezmesgrands-parents,puisilfuttempsdedéménager.Cette

fois, j’avaisdes sentimentsmitigés. J’adorais fairepartied’une sigrande famille,d’autantplusquej’enétaislaplusjeune,lecentred’attention.Toutlemondes’occupaitdemoi.Mêmemongrand-père,qui n’était pas bavard, discutait avecmoi etme chargeait d’aller lui acheter ses cigarettes (et desbonbons pourmoi) au petit commerce local. Quand personne ne le voyait, il lui arrivait même detaquinerJudy.Jesavaisqu’ilsallaientmemanquermaisd’unautrecôté,j’avaishâtededécouvrirlavieàlacampagneetd’aidermamèredanssonprojetdepoulailler.Noustrouvâmesuncompromisquimeconvenaitainsiqu’àmesgrands-parents.Àl’époque,lesbus

delacampagnefaisaientengénéraldeuxvoyagesparjour:lematin,ilsemmenaientlesouvriersàlavilleetlesoir,ilslesramenaientchezeux.Ondécidaquelesoirensortantdel’école,jepourraisallerprendre le thé chez mes grands-parents, qui m’accompagneraient ensuite jusqu’au bus, et ma mèrem’attendrait à l’autre bout de la ligne.Ma grand-mère, qui n’allait pasme revoir avant la fin desvacancesdePâques,mepréparaunpanierremplidepancakesetdesoda-bread,quenousrangeâmesdanslavoitureavecd’autresprovisions,quelquescasserolesetdesréservesdecarburant.Nousembrassâmesmagrand-mère,lagorgeserrée,etchargeâmesnosvalises.Judyetmoiserréesà

l’arrière,nouspartîmesversnotrenouvellemaison.Unecamionnettenoussuivaitavec lesquelquesmeublesquenousavionsapportésd’Angleterre,etdontmamèren’imaginaitpasseséparer.Lesgrandesroutesdevinrentdesroutesdecampagne,puisnousprîmesunchemindegravierbordé

dehaiesplussauvages,etenfinunchemindeterrequimenaitàunebarrièreenbois.Monpèresortittriomphalementdelavoiture,ouvritlabarrièreavecdeseffetsdemanchesetpour

lapremièrefois,nousvîmeslamaisonautoitdechaume.Cen’étaitpascequej’avaisimaginé.

Lafraîcheurdel’hospicemetombasurlesépaulestandisquemessouvenirssebousculaientdans

matête.J’étais incapabledebouger.L’inconfortdemachaisemeréveilla ;AntoinetteétaitpartieetToni,monmoiadulte,repritlecontrôle.Jeme servis un verre de vodka, allumai une cigarette et penchai la tête en arrière en pensant au

bonheur de ces lointaines années. Pourquoi donc ressentais-je comme une menace imminente ? Jen’avaispourtantrienàcraindre,àl’hospice.«Si,Toni,murmuralavoix.Tuaspeurdemoi.—C’estfaux,répondis-je.Tuesmonpassé,etj’airéglémonpassé.»Mais cesmots sonnaient creux. Je savaisbienqu’Antoinettemepoussait avec force à franchir la

barrièredelamaisonautoitdechaume.

1.Paintraditionnelirlandaisaulaitfermenté.(N.d.T.)

4

Une petitemaison carrée se dressait aumilieu d’une étendue de graviers largement parsemée depissenlits. La peinture blanche écaillée laissait apparaître des zones grises plus anciennes, et desalignementsdetachessaumâtresdescendaientdesgouttières.Ilyavaitdeuxréservoirsd’eaumaintenuspardufildeferrouillé,uneporteenboiscadenasséeetquatrefenêtrescrasseusessansrideaux.Deuxcabanesenruine,autoitdetôleondulée,jouxtaientlamaison.Unenchevêtrementderonceset

d’ortiesbarraitlesdeuxportesdelaplusgranded’entreelles,dontilmanquaitplusieursplanchesauxmurs.Laportedel’autrecabaneétaitouverte,laissantapparaîtredevieuxjournauxjaunissuspendusàunecorde,etlesiègeenboisdéfraîchid’unWCchimique.Unchemindeplanchesymenait,presqueentièrement obstrué par les ronces et les mauvaises herbes. Juste devant, un parterre de bois étaitpourriparl’humidité.Mamère,jelesavais,voyaitmentalementlescharmantscottagesduKent.Ellevoyaitsonséduisant

marietétaitamoureused’uneimagefixéedanssonesprit:celled’unesallededanseoùuncharmeuraux cheveux auburn l’avait fait virevolter sous les regards jaloux de ses amies, plus jeunes qu’ellepourlaplupart.Cesouvenirentêteetsonoptimismeencoreintact,ellecommençaàexposersesprojets.Lagrande

cabaneallaitdevenirunpoulailler,onaménageraitunpotageràl’arrièredelamaisonetonplanteraitdesfleurssouslesfenêtres.Ellemepritlamainetm’emmenaàl’intérieur.L’ouverturedelaporteprovoquauncourantd’airquidéplaçalesmoutonsaccumulésdanslescoins

delapièce.Descentainesdemouchess’étaientéchouéesdanslesvastestoilespoussiéreusesquedesaraignéesavaienttisséesautourdeschevronsetdesfenêtres,etdevieuxexcrémentsdesourismenaientendroite ligneversununiqueplacard.Lesmursétaientpeintsenblanc,mais jusqu’àhauteurdematailleilsétaientsombres,tachetésd’humidité.Unpoêleàtourbedecouleurnoireétaitinstalléàunboutdelapièce.Leseulautreaménagementse

trouvaitsousunefenêtre:c’étaituneétagèreenbois,surlaquelleétaitposéunsaladierenmétal,quisurplombaitunebassineenétain.Deuxportesenvis-à-vismenaientauxchambres.Prèsdelaportededevant,unescalier,guèreplus

élaboréqu’uneéchelle,donnaitaccèsaugrenier.Quandnousymontâmespourexplorerl’endroit,nousdécouvrîmesunegrandepiècesombre,oùseul lechaumenousprotégeaitdeséléments,etuneodeurâcred’humiditémefitplisserlesnarines.Ma mère se mit tout de suite à l’ouvrage pour réaliser ses projets. Pendant que les hommes

déchargeaient la camionnette, elle balaya vigoureusement les sols. On apporta de la tourbe pourallumerun feu et on alla chercherde l’eaudans lepuits qui se trouvait en contrebasdu jardin.Mapremièremissionfutdefairesortirtouteslesgrenouillesduseau;jelesposaidélicatementsurl’herbeprèsdupuits.«Ensuiteellespourrontchoisirde rejoindre leur familleoudeparesserausoleil», expliquama

mère.Lepoêlecommençaitàréchaufferlapiècedésormaisdébarrasséedetouteslestoilesd’araignéeset

garnie de meubles familiers ; ma mère fredonnait les airs qui s’échappaient de la radio. Une

atmosphèreplaisanteserépandaitmaintenantdansl’anciennepiècedéserte.Onpréparaduthéetdessandwiches.Jedécidaid’allerm’asseoirdehors,surl’herbe,prèsdeJudy

avecqui jepartageaimon sandwich. Judy reniflaitdesodeursnouvelles : sonmuseauétait saisidepetitsspasmes.Satêtepenchéesurlecôté,ellemelançaitunregardpleind’espoir.LeKentsemblaitàdesannées-lumièreet,commeJudy,j’avaisenvied’explorercenouveaumonde.

Comme tous les adultes étaient affairés, je lui mis sa laisse rouge et nous nous éclipsâmes par labarrière.Alorsquenousnouspromenionssurlechemintoutproche,lesoleildecedébutdeprintempsnousenveloppa,chassantlafraîcheurpersistanteducottage.Leshaiesmaltailléesétaientéclatantesdefleurs sauvages. Il y avait des gerbes de primevères et déjà du chèvrefeuille sauvage.Les violettesjaillissaientàtraverslablancheaubépine.Jecueillisquelquesfleursetpréparaiunbouquetpourmamère.Denouveauxpaysagesetdenouveauxbruitsattiraientmonattention,etlavued’autresfleursmepoussaitàm’aventurertoujoursunpeuplusloinsurlechemin.Letempss’écoulaitnonchalamment.Je m’arrêtai au bord d’un champ pour observer quelques truies imposantes, à côté desquelles

trottaientdesporceletsdodus.C’estàcemoment-làquej’entendismonpèrecrier:«Antoinette,oùes-tu?»Je me retournai et me mis à courir vers lui en toute confiance, serrant mon bouquet de fleurs

sauvages.Maisl’hommequejevisveniràmarencontren’avaitriendupèresouriantquinousavaitaccueillies,mamèreetmoi,àl’embarcadère.C’étaitunhommepleindehargne,auvisageempourpré,quejereconnusàpeine.Unhommequisoudainm’apparaissaitimmense,lesyeuxinjectésdesangetlabouchetremblantederage.Moninstinctmedisaitdem’enfuir,maislapeurmeclouaausol.Ilm’attrapaparlanuque,serrasonbrasautourdematêteetlatiracontrelui.Ilsoulevamarobede

cotonau-dessusdematailleetbaissamaculottejusqu’auxchevilles.Unemaincalleuseplaquamoncorpsàdemi-nucontresescuisses,etuneautresemitàfrappermesfesses.Quelquessecondesplustard, j’entendisuncraquementetressentisunedouleurpiquante.Jemedébattisethurlai,envain.Lapremièremainresserrasonétreinteautourdemoncou,tandisquelasecondeselevaitets’abattaitsanscesse.Judyserecroquevilladerrièremoietlebouquet,désormaisoublié,gisaitsurlesol.Jusqu’alors, personne n’avait jamais porté la main sur moi. Je hurlais et pleurais de douleur,

d’incrédulitéetdehonte.Leslarmesetlamorvecoulaientdemesyeuxetdemonneztandisqu’ilmesecouait.Toutmoncorpstremblaitdeterreur.«Nereparsjamaistepromenercommeça,mapetite!cria-t-il.Etmaintenant,vavoirtamère.»Étoufféedelarmes,hoquetante,jeremontaimaculottesurmesfessesendolories.Samainsaisitmon

épauleet ilmeraccompagna jusqu’à lamaison.Jesavaisquemamèreavaitentendumescris,maiselleneditrien.Cejour-là,j’apprisàlecraindre,maiscen’estquel’annéesuivantequelecauchemarcommença.

Pâquesfaisaitsonretourdanslamaisonautoitdechaume,etlefroiddupremierhivern’étaitplus

qu’unmauvaissouvenir.Lepoulailleravaitétéaménagé,desincubateursavaientétéinstallésdanscequiétaitauparavantmachambre,transféréecontremongrédanslegrenier.Nospoules,quemamèreconsidéraitdavantagecommedesanimauxdecompagniequecommeune

source de revenus, picoraient et grattaient joyeusement dans la pelouse, dehors. Le jeune coq sepavanait au sein de son harem, exhibant son plumage chamarré, et les incubateurs étaient remplis

d’œufs.Malheureusement, des lapins avaient fait un festin, à plusieurs reprises, des fleurs plantéesavec espoir sous les fenêtres, et seules les pommesde terre et les carottes avaient survécu dans lepotager.Maintenantquej’avaisunandeplus, lesvacancesrimaientavecdenouvelles tâchesménagères :

débarrasser les seaux d’eau des grenouilles à l’aide d’une épuisette, trouver du petit bois pour lepoêle, ramasser lesœufs... Boudant les pondoirs qu’on leur avait installés, les poules de plein aircachaient leursœufsunpeupartoutdans le jardinousous lesbuissonsdeschampsvoisins.Mais laplupartdespoulessetrouvaientdanslepoulailler,etchaquejour,onremplissaitdespaniersd’œufs.Deuxfoisparsemaine,l’épiciervenaitacheternosœufsetnouslivrerdesprovisions.Chaquematin,onm’envoyaitchezlefermierducoinchercherdulaitdansdesbidonsdemétal.À

cetteépoque,personnenesesouciaitdelapasteurisation.Lafemmedufermierm’accueillaitdanssacuisineoùilfaisaitsibon,etm’offraitunthéaulaitetdupainencoretiède.Pendantlajournée,j’étaistropoccupéepourm’inquiéterduchangementd’atmosphèreàlamaison.

L’appréhension que j’avais ressentie un an auparavant était devenue une réalité. Le bonheur demamère était dépendant des humeurs de son mari. Sans transports en commun, sans indépendancefinancière, sansmêmeunecabine téléphoniqueàproximité, la femmeheureusequi aimaitpasserdubontempsdanslessalonsdethéduKentn’étaitplusmaintenantqu’unsouvenir.JudyetunJumbobienmalenpointdemeuraientlesseulstémoinsdecetempspassé.Àlanuittombée,jelisaismeslivresàlalueurorangéedeslampesàpétrole,tandisquemamère

attendaitleretourdemonpère.Jemetenaistranquille,dansl’espoirdepasserinaperçue.Certainssoirs,avantd’allermecoucher,j’entendaislavoituredemonpèrearriver.Alorsmamère

bondissait, posait la bouilloire sur le poêle, servait une assiette du dîner qu’elle avait préparé etarboraitunsouriredebienvenue.J’avaisleventrenouéenmedemandantquelpèreallaitpousserlaporte. Serait-ce le père jovial et charmant qui arrivait avec des chocolats pour ma mère et mechatouillaitsouslementon?Ouserait-cel’hommeeffrayantquej’avaisvupourlapremièrefoissurcecheminetquiétaitréapparudeplusenplussouventdepuislors?Lepremierpouvaitdevenirlesecondpourunrien.Maseuleprésence,jelesavais,l’importunait.Je

sentais son regard, même si je gardais les yeux rivés sur mon livre. La tension qui montait étaitpalpable.«Tunepeuxpasaidertamèredavantage?»medemandait-ilrégulièrement.«Qu’est-cequetuesentraindelire?»étaituneautredesesquestionsrécurrentes.Mamère, encore amoureuse de l’hommequi était venu nous chercher àBelfast, ne voyait pas la

situationtellequ’elleétait.Quandilm’arrivaitdeluidemanderpourquoimonpèreétaitsisouventencolèrecontremoi,ellemedemandaitsimplementd’essayerd’êtreplusagréableaveclui.Les soirs où jeme couchais avant le retour demonpère, je voyaismamère se faner au fur et à

mesuredelasoirée,puisj’étaisréveilléepardeséclatsdevoixaumilieudelanuit.Ladisputeduraitjusqu’à ce que les cris demon père, ivre, finissent par faire tairemamère. Les lendemainsmatinétaienttendus;mamèreallaitetvenaitensilencedanslamaison;jeprofitaisdelamoindreexcusepour en sortir. Bien souvent, après ces nuits, le père jovial réapparaissait ; il me rapportait desbonbonsetmedemandaitcommentallaitsa«petitefille».Iltendaitdesfleursoudeschocolatsàmamère,l’embrassaitsurlajoue,serattrapaitenluioffrantunbonheurfugace.J’envinsàredouterlesweek-ends.Touslesvendredis,mamèreattendaitsonmari,souventenvain,

et leursdisputesmeréveillaient.Desmotsdecolère, indistincts,envahissaientmachambre.Lapeurmeclouaitaulit.Jemeterraissouslescouverturespouréchapperàcevacarmeodieux.Tous les samedismatin, étendu dans son lit avec unmal de tête qu’il s’était lui-même infligé, il

ordonnaitàmamèrequejeluiapporteunthé.Leslèvresserrées,elleluiobéissait.Mesvisitesàlafermevoisine étaient désormais contrôlées ; finis le thé au lait et le pain tiède en compagnie de lagentillefemmedufermier.J’avaisl’impressiond’attirerlacolèredemonpèrecommeunaimant.Unjour,jerevinsdelaferme

avecunepoulenaine.«Tupeuxrapporterçad’oùçavient»,medit-ildèsqu’ilmevit.Pourunefois,mamèrepritmadéfense.«Oh, laisse-la la garder, Paddy, dit-elle tendrement, en s’adressant à lui par son petit nom.Elle

pourraresterdehorsparmilesautrespoules,etAntoinettegarderasesœufs.»Ilgrommelamaisn’enditpasdavantageet« June», lapetitepoulenaine,devintmonanimalde

compagnie.Ellesemblaitavoirconsciencedesonstatutprivilégiécarchaquematin,ellevenaitpondreunœufdanslamaisonpourmonpetitdéjeuner.Les fêtespascalesaccordaientunpeude temps libreàmonpère.Mamèreespéraitquece serait

l’occasiondefaireunesortieenvoiture.LevendredidePâques,nousl’attendîmes–moi, l’estomacserréetmamère,pleined’espoir.Lepèrejovialfitsonentréeetl’embrassasurlajoue.IlmetenditunœufdePâquesetoffritdeschocolatsàmamère.«J’aipréparéundînerspécial,luidit-elle.Jen’aiplusqu’àfermerlepoulailleretc’estprêt.»Ellequittalapièceenfredonnantdoucement,nouslaissantseuls.Connaissant ses sautesd’humeur, je jetaiunœilprudentdans sadirection.Maispourune fois, il

souriait.«Vienslà,Antoinette»,lança-t-ilentapotantlecoussinàcôtédelui.Ilpassaunbrasautourdematailleetm’attirasurlecanapé.Ilmitensuitesonbrasautourdemon

épauleetmerapprochadelui.Commej’étaisendemanded’affectiondesapart,jemeblottiscontrelui.Sepourrait-ilqu’ilnesoitplusencolèrecontremoi,medemandai-jedansunelueurd’espoir.Enmelovantcontrelui,jemesentisenvahieparunsentimentdesécuritéetdeprotection.J’étaissi

heureusequesatendresseseréveilleenfin.Ilcaressamescheveux.«Tuesmajoliepetitefille,Antoinette»,murmura-t-iltandisquesonautremaincommençaitàme

caresserledos.Commeunpetitanimal,jemeblottisunpeupluscontrelui.«Est-cequetuaimestonpapa?»Tous les souvenirs de ses colères s’évanouirent.Pour la première fois, je sentais qu’ilm’aimait.

J’acquiesçai joyeusement de la tête. Lamain surmon dos glissa plus bas, puis continua doucementjusqu’enhautdemesjambes.Elledescendit lelongdemajupeet jesentisglissersurmongenoulamêmemaincalleusequim’avaitsévèrementfrappéeunanplustôt.Moncorpsseraidit.D’unemain,ilserra le haut demon crâne de sorte que je ne puisse plus bouger, et son autremain glissa surmonvisageetmesaisitlementon.Sabouchesepenchasurlamienne.Salangueforçauncheminentremeslèvres. Je sentisde la salivemecouler sur lementon, etuneodeurdevieuxwhiskyetde cigarettem’emplitlesnarines.Monsentimentdesécuritémequittaàjamais,pourlaisserlaplaceaudégoûtetàlapeur.Soudain,ilmelibéra,mepritparlesépaulesetmefixaduregard.

« Ne le dis pas à Maman, dit-il en me secouant légèrement. C’est notre secret, Antoinette, tum’entends?»«Oui,Papa,murmurai-je.Jeneluidirairien.»Pourtant, je le fis. J’avais confiance en l’amour demamère. Je l’aimais et elle m’aimait, je le

savais.Elleluidiraitd’arrêter.Ellen’enfitrien.

5

Je clignai des yeux, forçant mon esprit à réintégrer le présent. Je dévissai une nouvelle fois lebouchon,meservislerestedevodkaetallumaiuneautrecigarette.«Tutesouviens,maintenant?murmuraAntoinette.Tucroisvraimentquetamèret’aimait?—Biensûr,protestai-je.—Maisellel’aimaitencoreplus,lui.»Laréponsecingla.J’avalaiunebonnegorgéedevodkaetinhalaiuneboufféedenicotinepouressayerd’endiguerleflot

desouvenirsquitentaitdesedéverserenmoi.Dans lesbrumesdemonesprit,Antoinettebrandissaitune imageque jenevoulaispasvoir ;elle

étaitpourtantsinettequejeneparvenaispasàlachasser.Commesic’étaithier, jevoyais lapiècedelamaisondechaume,etdeuxpersonnesà l’intérieur.

Unefemmeassisesuruncanapédechintz,uneenfantdeboutfaceàelle.Lespoingsserrés,leregardimplorant,l’enfantfaisaituneffortimmensepourassumercetteconfrontationetcherchaitlesmotspourdécrirel’acted’unadulte.C’étaitunesemaineaprèslebaiser.Antoinetteavaitattenduquesonpèrereprennesontravailpour

êtreseuleavecsamère.Jelavoyais,croyantencoreenl’amourdesamèremaispeinantàtrouverlesmots pour expliquer un acte qui lui était étranger. Samanière de se tenir trahissait sa nervosité etl’irritationdesamèregrandissaitàchaquefoisqu’unnouveaumotfranchissaitses lèvres.LafidèlepetiteJudy,quisentaitquequelquechoseallaitmal,setenaitàcôtédel’enfantàquiellelançaitdesregardspleinsdecompassioncanine.Ànouveau,jesentislacolères’embraserenunéclairdanslesyeuxdelamère.Cettefois,àtravers

mes propres yeux d’adulte, je comprenais qu’elle cachait une autre émotion. Mais laquelle ?J’interrogeaiscetteimagedupassé,jecherchaisdesindices.Etjecompris.C’étaitlapeur.Elleétaiteffrayéeparcequ’elleétaitsurlepointd’entendre.Àsixansetdemi,Antoinetten’yavaitvuquelacolère.Sesfrêlesépauless’étaientaffaissées,son

visage exprimait des sentiments mêlés de confusion et de douleur car son dernier rempart s’étaiteffondré:samèren’avaitpasl’intentiondelaprotéger.J’entendisànouveau lavoixde samère luiordonnerde«neplus jamais, jamaisparlerdecela,

compris?».J’entendisAntoinetterépondre:«D’accord,Maman.»L’engrenageavaitcommencé.Sonsilenceétaitacquiset lavoieétaitdésormais librepourcequi

devaitsuivre.«Tuvois,tuluiasdit,tuluiasdit»,murmuralavoixquimetorturait.Pendantdesannées,j’avaisrejetél’imagedelaconfidencefaiteàmamère.Jel’avaisévacuéede

forcedemonesprit.J’avaisobligéAntoinette,cetteenfantapeurée,àdisparaîtreetelleavaitemportémessouvenirsavecelle.Jemerendiscompte,àmongranddam,quemamèreavaittoujourssuquelsétaientlessentimentsdemonpèreenversmoi.Commentl’enfantaurait-ellepudécrirecebaiser,s’il

n’avaitpasréellementeulieu?Ilétaitimpossiblequ’ellel’eûtinventé.Àcetteépoque,àlacampagne,iln’yavaitnitélévisionnimagazinespourapprendredetelleschosesàuneenfant.Mamèreavaittoutsimplemententendulavéritédelabouchedesafille.« Tu te rappelles notre dernière année, Toni, demanda Antoinette, l’année avant que tu ne me

quittes?Regardecetteimage.»Elleinsinuaunnouveausouvenirdansmonesprit.Cetteimagemontraitleretourdemonpèreàla

maison,onzeansplustard,àsasortiedeprison.Mamèrel’attendait,assiseàlafenêtre.Enlevoyantarriverauloin,sonvisageavaitreprisvieetelleavaitcouruàsarencontre.«Tuétaisauxoubliettes,àcemoment-là.Ellenet’ajamaispardonné,maiselleluiapardonné,à

lui.»Je ne voulais toujours pas accepter les souvenirs qui brisaient leurs chaînes dansmon esprit. Je

m’étais rendu compte depuis longtemps que lamémoire demamère avait fixé à jamais l’image del’hommeséduisantetcharmantdesajeunesse.Etellerestait,àsespropresyeux,unefemmeordinaireayanteudelachancederencontreruntelhomme.«Etriennipersonnen’auraitpuleluienlever,rétorquaAntoinette.Penseauxderniersmoisdansla

maisondechaume,etpenseàcequ’elleafiniparfaire.»Cettenuit-là, jemeposai laquestion :est-ilpossiblequ’elle l’ait aiméaupointdecommettre la

trahisonsuprêmepourlegarder?Enallumantuneautrecigarette,jemedemandaisij’auraisjamaislaréponseàtoutesmesquestions;

si j’aurais le droit à une explication.Peut-être avait-elle vécudans le déni pendant trop longtemps,peut-êtrelavéritéétait-elleirrémédiablemententerréepourelle.Inondéedefatigue,jefermailesyeuxuncourtinstantet,àmoitiéendormie,repartispourlamaison

dechaume.

En deux ans, un enchaînement de changements presque imperceptibles avait peu à peu défait le

canevasdemavie.Pourmerassurer,j’essayaisd’invoquerl’imagedemagrand-mèreanglaiseetlessouvenirs d’amour et de bien-être qui baignaient lesmoments passés avec elle. Jeme rappelais letempsoùmamèreetmoivivionsensemble,lesjoursoùellejouaitavecmoi,lesjoursoùellemelisaitmes histoires préférées au moment de m’endormir, et les jours où, tout simplement, je me sentaisheureuse.Le soir, dansmon lit, quand la détresse me nouait le ventre, j’essayais de me raccrocher à ces

souvenirsfugaces,dem’imprégnerdeladouceurquienémanaitmais,soiraprèssoir,ilss’éloignaientunpeuplus.Unfossés’étaitcreuséentremamèreetmoi,unespacefroidquejenepouvaisfranchir.Plusjamais

ellenes’arrangeaitavecunvoisinpourmefairelasurprisedevenirmechercheràlasortiedel’école.Plusjamaisellen’écoutaitmesbavardagesensouriant,etplusjamaisellenepassaitdesheuresàmeconfectionnerdejolisvêtements.Mamèreaimanteetgaieavaitcédélaplaceàuneétrangèrequiavaitprogressivementenvahisoncorps,jusqu’àcequelamèrequejeconnaissaisaittoutàfaitdisparu–etcetteétrangèreavaitpeudetempspourmoi.Commejenecomprenaispascequej’avaisfaitdemal,j’étaisdeplusenplusdéconcertée,malheureuseetseule.Audébut des vacances d’été,mamèrem’annonça que je ne retournerais pas dansmon école, en

ville.Ellem’avait inscriteà l’écoleduvillage,distantedesixkilomètres.Jecomprisque jen’iraisplusrendrevisiteàmesgrands-parents.Jenepusempêcherleslarmesdemontermaisjenevoulaispaspleurerdevantelle–j’avaisdéjà

apprisànepasmontrermesfaiblesses.JepartisfaireunebaladeavecJudyet,unefoisàl’abridesregards, laissaicoulermes larmes.Jeneverraisplusmameilleureamie, jene feraispluspartiedecette écoledans laquelle jepensais resterdes années, jeneverraisplus jamaismesgrands-parentsseule ; je n’aurais plus avec eux et ma famille ces conversations que j’aimais tant. C’était uneperspectivetropsombrepourêtresupportable.Cet été-là, j’appris ce que signifie être seul, et un sentiment que j’étais encore trop jeune pour

nommers’insinuaenmoi:latrahison.Septembrearriva.Mamèrem’avaitsouventaccompagnéeàl’école,lejourdelarentrée,maispas

cette fois. Quelques jours avant mon septième anniversaire, je revêtis mon vieil uniforme sans lamoindreexcitation.Nonseulementilyavaitpeudetransportsencommunàcetteépoque,maisiln’yavaitpasdetransportsscolaires.Lessixkilomètresquiséparaientl’écoledenotremaison,jedevraislesparcouriràpied,matinetsoir.La première fois, le chemin semblait s’allonger toujours plus à mesure que j’avançais. Seuls

quelques cottages isolés ponctuaient le paysage, que je n’appréciai guère ce jour-là.Au bout d’unebonneheure,jefuspresquesurprised’arriveràl’école.D’autresélèvesarrivaientàvéloetàpiedetje me rendis soudain compte que l’école était mixte. Jusqu’à présent, je n’avais connu que desétablissementsdefilles.Jeredressailesépaulespourêtreàlahauteurdudéfiquim’attendait,franchislabarrièreetmemisenquêted’uninstituteur.Le bâtiment n’avait rien à voir avec la jolie construction en briques rouges à laquelle j’étais

habituée.C’étaitunbâtimentbas,gris,fonctionnel,diviséendeuxsallesdeclasse:unepourlesmoinsdehuitans, l’autrepour leshuit-onzeans. Ici,pendant la récréation, iln’yavaitpasdepelousesurlaquellejouer;onsecontentaitd’unecourbétonnée,jugéesuffisantepourlesbesoinsdelacentained’élèvesqu’accueillaitl’école.Àlarécréation,iln’yeutaucuneJennypourmeprésenterauxautres,aucunrireamicalquimedonne

le sentiment d’être intégrée au groupe ; dans la cour, des grappes d’enfants vêtus de différentsuniformesmeregardaientd’unairouvertementsuspicieux.Lesélèves,enmajoritélesenfantsdesfermiersdesenvirons,semoquaientdemonaccentanglaiset

demonuniformed’écoleprivée.Lesenseignants,quantàeux,m’ignoraient.Àl’heuredudéjeuner,pargroupesoupardeux,lesélèvescoururentbruyammentàlapetitecantine;

chacuntentaitdegarderdesplacespoursesamis.Désorientée,jecherchaiunendroitoùm’asseoir.Jerepéraiuneplaceauboutde la tableetyposaimoncartable,avantd’aller faire laqueuepourêtreservie.Aumenu:purée,bœufetchoubouilli.Jemeforçaiàavalermondéjeunerensilence.Jesavaisque j’étais désormais dans un autre monde, un monde où je n’étais plus « Annie-net », mais uneétrangèreauxyeuxdesautres.Monorgueilmepermitdegardermoncalmedevantlesrailleriesunpeuagressivesdesenfants.Aufildesannées,j’allaism’yhabituer;maispourl’heure,ellesn’étaientpasencoretrèsfamilières.

Àmesure que l’été se jetait dans l’automne et que les jours raccourcissaient,mamarche de six

kilomètrespourrentreràlamaisonsemblaitpluslonguechaquesoir.

Peuàpeu,mapeurdunoirs’accentuaet lecrépuscule,avectoutessesombres,devintunennemi.J’essayaisdemarcherplusvite,maismoncartableremplidelivrespesaitdavantageàchacundemespas.Mi-octobre,lanuits’invitatrèstôtetleventdébarrassalesarbresdeleursdernièresfeuilles.Ennovembre, je dus faire face à un nouvel ennemi : la pluie. Tête baissée, j’affrontais les averses ensachant que le lendemainmatin,monmanteau serait encore humide quand je repartirais.Au fil dessemaines,lapetitefilleviveetassuréequej’étaisencorequelquesmoisplustôtavaitdisparu.Quandjeme regardais dans une glace, je voyais une petite fille négligée et amaigrie.Une petite fille auxvêtementsfroissés,auxcheveuxraidesetternes,uneenfantdontonnes’occupaitpas,dontlevisagemontraitl’acceptationimpassibledeschangementsdesavie.À mi-chemin entre l’école et la maison, il y avait un magasin. Comme beaucoup de bâtiments

éparpillésdanslesenvirons,ilétaitconçupourrésisterauclimatirlandaisetnonpaspourvaloriserlepaysage. C’était une construction trapue, avec un sol en béton et un comptoir en bois tout simple,derrière lequel étaient installéesdenombreuses étagères.Onyvendait tout cedont lespaysansdesenvironspouvaientavoirbesoin:del’huilepourleslampes,dusoda-bread,dujambonfumé...Lesfemmesn’yvenaientpasseulementpouracheterdesprovisions,maispouréchapperquelques

minutesàleursmarisetprofiterd’unpeudecompagnieféminine.Sanstransportsencommun,avecuneélectricitélimitéeet,dansbeaucoupdecascommecheznous,mêmepasd’eaucourante,lesjournéesétaient longues et pénibles pour les femmes. Elles ne sortaient de chez elles que rarement, sauf ledimancheoùlacommunautédeferventsprotestantsnemanquaitpresquejamaisl’office.Lapropriétairedumagasin,unefemmeaimable,m’accueillaittoujoursavecunsourire.Dèsqueje

voyais le magasin, j’accélérais le pas, car là-bas je pouvais m’abriter du froid et apprécier uneprésence amicale. Elle m’offrait une orangeade et parfois même un scone à peine sorti du four,dégoulinantdebeurrefondant.Aprèslamorositédemajournéed’école,lagentillessedecettefemmemeréchauffaitlecœuretmedonnaitducouragepouraffronterlasecondemoitiédemontrajet.Undecesraresjoursoùlesoleilhivernalparvientàchasserlesombresducrépuscule,unepetite

chiennenoireetblanche,quiressemblaitàunpetitcolley,étaitattachéederrièrelecomptoir.Avecsapeluremateetunboutdecordeautourducou,elleavaitl’airaussinégligéeetenmanqued’affectionquemoi.Jemepenchaipourlacaresser;elleserecroquevillaengémissant.«Monfilsl’asauvéedechezsonancienpropriétaire,commentalacommerçante.Elleaétéfrappée,

battueetmêmeplongéedans les toilettes,pauvrepetite.Une tellecruautéenversunpetit chien... Jeleurbotteraislesfesses!Quipeutbienfairedeschosespareilles?Ilfautquejeluitrouveunendroitoùelleserabien.Jesuissûrequ’elleajustebesoind’amour.»Lapetitechiennemelançaunregardpleind’espoir.Jem’agenouillai etposaima têtecontre sonpoil soyeux. Je savaiscequec’était,d’avoirbesoin

d’amour...Uneférocevolontédelaprotégerm’envahit.Cinqminutesplustard,aprèsunsconeetuneorangeade,jereprismoncheminencompagniedupetitanimal,toutjustebaptiséSally.Cejour-là,lasecondemoitiédu trajetmeparutbienplusgaie. Jem’arrêtai souventpour répéteràSallyquepluspersonneneluiferaitdemal,quejel’aimeraisetqueJudyallaitdevenirsanouvelleamie.Soninstinctluidictad’avoirconfiance;ellesemblaitsavoirqu’elleavaittrouvésaprotectrice,carellerepritdel’énergieetsonpass’accéléra.Aumomentoùjem’engageaidansl’alléequimenaitànotremaison,lalueurorangéedelalampeà

pétrolebrillaitdéjà.Jepoussailabarrièreetmedirigeaiverslaported’entrée.«Qu’est-cequenousavonslà?»s’exclamamamèreensepenchantpourdonnerunecaresseàma

nouvelleamie.Jeluiexpliquaicequelacommerçantem’avaitdit.«Jepeuxlagarder,n’est-cepas?»implorai-je.«Ehbien,difficiledelarenvoyermaintenant,tunecroispas?»répondit-elle.Ellen’avaitpasbesoind’endireplus:elleétaitdéjàentraindecajolerSally.«Lapauvrepetite»,gazouillamamère.Àmagrandesurprise,jevisqu’elleavaitlesyeuxhumides.«Commentpeut-onêtreaussicruel?»J’étais trop jeune pour percevoir l’ironie de cette scène. Je compris simplement que Sally avait

trouvéunenouvellemaison.Judyvintnousrejoindreenremuantlaqueueetsemitàreniflerlanouvellevenue,aveccequime

parutêtreunesortedesalutationamicale.C’étaitcommesi,malgrésonsensduterritoire,elleavaitsentiqueSallynereprésentaitpourelleaucunemenace.Elledécidaimmédiatementdel’accepterentantquenouvellecompagnedejeuxetnouveaumembredelafamille.Le lendemainmatin, à mon grand soulagement, le père jovial fit son apparition. Sa réactionme

surprit:ilparutinterloquécarlapetitechienne,enmald’affectioncontrairementàJudy,lecontemplaitd’unairadorable.Désormais,lorsquejem’arrêtaisàlaboutique,jeracontaislespitreriesdeSallyàlacommerçante,

jeluiexpliquaiscommentJudyetelleétaientdevenuesproches,etluiparlaismêmedeJunelapoule.Quelquessemainesplustard,apprenantquelespoulescachaientleursœufsdansl’herbehautesousleshaies,ellem’offritunejeunechèvre.«Antoinette,medit-elle,apportecelaàtamère.Iln’yariendemieuxpourgarderl’herberase.»J’attachaifièrementl’animalauboutd’unecorde:nousaurionsdésormaisdulaitdechèvreetune

herberase!Jerentraiàlamaisonetl’offrisfièrementàmamère.«Maintenant,onauradulait!»luidis-je,tandisquelesdeuxchiennesregardaientl’animald’unair

dédaigneux,aboyèrentàplusieursreprisesetfinirentpartournerlestalons.«C’estunbouc,machérie,répondit-elledansunéclatderire.Ilsnedonnentpasdelait.Cettefois,

ilfautquetulerendes.»Lelendemainmatin,lepetitbouctrottaitunefoisdeplusderrièremoietmetintcompagniependant

les trois premiers kilomètres de mon trajet. Je me sentais plutôt soulagée de le rendre à lacommerçante, car ma mère m’avait expliqué que ses cornes allaient devenir très grandes et qu’ilpourraitêtredangereux.Pendantcesmoisd’hiver, ilyeutdesmomentsvraimentchaleureuxentremamèreetmoi,que je

chérissaiscommedestrésorscarjevoyaisbienquesonattitudegénéraleenversmoiavaitchangédefaçoninexplicable.Auparavant,elleétaitfièredeprendresoindesapetitefille:ellemefaisaitporterdejolisvêtements,ellemelavaitlescheveuxrégulièrementetlesattachaitdetempsàautreavecdesrubans.Maistoutcelan’arrivaitpresqueplus.Monuniformedevenaitvraimenttroppetitpourmoi;lajupes’arrêtaitplusieurscentimètresau-dessusdesgenouxetmonpull-over,quimecouvraitàpeinelataille, était usé au niveau des coudes. Les fronces de mon uniforme avaient quasiment disparu etressemblaient à des faux plis, et sa couleur vert foncé était lustrée, ce qui accentuait mon allurenégligée. Mes cheveux, que ma mère peignait autrefois avec amour chaque matin, étaient devenusraidesetternes.Lesbouclesdelapetitefilleavaientdepuislongtempslaissélaplaceàunechevelureplate,àhauteurd’épaules,encadrantunvisagequinesouriaitpresquejamais.

Denosjours,lesenseignantsenauraientparléàmamère;maisdanslesannéescinquante,c’étaitplutôtauxélèvesqu’onfaisaitdesremarques.Une jeune institutricequiavaitpitiédemoiessayad’êtregentille.Un jour,pendant la récréation,

ellemecoiffalescheveuxetlesattachaavecunjolirubanjaune.Ellemetenditensuiteunpetitmiroirpourquejepuisseadmirerlerésultat.«Antoinette,medit-elle,disàtamèredetecoiffercommeçatouslesjours.Tuestellementplus

mignonne!»Pour la première fois en plusieurs mois, je me sentis jolie et j’étais toute fière de montrer ma

nouvellecoiffureàmamère.Pourtant,ellearrachalerubanetlaissaéclaterunecolèrevenuedenullepart.«Disàtoninstitutricequejepeuxm’occuperdemafille!»lança-t-elle,manifestementfurieuse.J’étaisabasourdie.Qu’avais-jedoncfaitdemal?Jen’eusaucuneréponseàmaquestion.Lelendemain,l’institutriceremarquamescheveuxaussimalcoiffésqued’habitude.«Antoinette,oùestlerubanquejet’aidonné?»Je sentais vaguement que je trahiraismamère si je répétais sesmots. Je regardaimes pieds. Le

silences’installa,maréponsesefaisaitattendre.«Jel’aiperdu»,m’entendis-jebredouillerenpiquantunfard.Moninstitutricedutmeprendrepour

unepetiteingrate;jesentissonmécontentement.«Trèsbien,arrangeaumoinstescheveux»,dit-elled’untonsec.C’estainsiquejeperdismaseule

alliéedansl’école.Ellenememanifestaplusjamaislamoindregentillesse.Jesavaisquemespetitscamaradesnem’aimaientguère,pasplusquelesenseignants.J’avaisbeau

êtreuneenfant,jesavaisaussiquecerejetnetenaitpasseulementàmafaçondeparler,maisàmonapparence.Avecleurscheveuxbiennetsetbrillants,lesautresfillesnemeressemblaientpasdutout.Certaines mettaient des barrettes pour tenir leurs cheveux, d’autres les coiffaient en arrière et lesattachaientparunruban.J’étaislaseuleàavoirunetignassedésordonnée.Leursuniformesétaientbienrepassés,leurschemisiersblancsimpeccablesetleurspull-oversn’étaientpasreprisés.Lesélèvesquihabitaientàplusieurskilomètresvenaientàvélo,aussileurschaussuresn’étaient-ellespasabîméesniterniespardesheuresdemarchequotidiennedanslaboue.Je me décidai à faire quelque chose pour améliorer mon apparence. Ainsi, pensais-je, on

m’apprécieraitpeut-êtredavantage.Rassemblanttoutmoncourage,j’attendisd’êtreseuleavecmamèrepouraborderlesujet.Jelefis

unsoir,enrevenantdel’école.«Maman,est-cequejepeuxrepassermonuniforme?Ilfaudraitreformerlesfronces.Est-cequeje

peuxemprunterleciragedePapa?Est-cequejepeuxmelaverlescheveux,cesoir?J’aimeraisêtreplusjoliepouralleràl’école.»L’une après l’autre, mes requêtes s’échappaient de ma bouche et, à chaque nouvelle syllabe

prononcée,lesilencedevenaitdeplusenpluspesant.«Tuasbientôtfini,Antoinette?»demandamamèred’unevoixfroidequej’avaissibienapprisà

connaître.Jelevailatêtedanssadirectionetreconnus,effrayée,uneexpressiondecolèresursonvisage–la

colèrequej’avaisvuedanssesyeuxquandj’avaisessayédeluiparlerdubaiserdemonpère.

« Pourquoi faut-il toujours que tu fasses tant d’histoires ? demanda-t-elle d’une voix presquesifflante. Pourquoi faut-il toujours que tu cherches des problèmes ? Il n’y a rien à redire sur tonapparence.Tuastoujoursétéunepetitefilleprétentieuse.»Je venais de perdre toute chance éventuelle deme fairemieux accepter à l’école. Je connaissais

suffisamment ma mère pour ne pas argumenter. Si je m’opposais à elle, j’aurais droit à la seulepunitionquim’étaitvraimentinsupportable:qu’ellem’ignorecomplètement.Chaque matin, sur le chemin de l’école, j’appréhendais le jour à venir – l’hostilité des autres

enfants,leméprisàpeinevoilédesenseignants–etjemecreusaislatêtepourtrouverunmoyendemefaireaimer.Jefaisaistoujoursmesdevoirsavecunegrandeapplication,j’avaisdebonnesnotes,maisjesavais

que, d’une certaine manière, cela ne faisait qu’accroître mon impopularité. J’avais remarqué que,pendant les récréations, les autres enfants avaient des bonbons, des pâtes de fruits ou des caramelsmous.Parfois,ilsleséchangeaientcontredesbilles.C’étaitentoutcasdesargumentsdenégociationtrèsprisés.Jesavaisbienquelesenfantsaimaientlesbonbons,maiscommentpouvais-jeenacheter,sans argent de poche ? J’entrevis bientôt une occasion à saisir.Une fois par semaine, dans chaqueclasse,l’institutricecollectaitl’argentdelacantine,qu’ellelaissaitsursonbureaudansuneboîteenfer-blanc.J’imaginaiunplan.J’attendis que les autres élèves s’en aillent pourme précipiter vers le bureau, ouvrir la boîte et

prendreautantd’argentque jepouvaisencacherdansmaculotte.Lerestede la journée, jemarchaiavec précaution ; à chaque pas, la sensation des pièces contre ma peau me rappelait mon forfait.J’avaispeurqueleurtintementnemetrahisse,maistoutsedéroulaàmerveille.Jejubilais.Naturellement,unefoislevoldécouvert,toutelaclassefutinterrogéeetl’onfouillanoscartables.

Personne,cependant,nepensaàfaireunefouilleaucorps.J’étaisuneenfant trèscalme,parceque trèsdéprimée.J’avais l’aird’unepetite fillebienélevée,

maispersonnenesesouciaitdecequejeressentaisauplusprofonddemoi-même.Entoutcas,onétaitàmillelieuesdemesoupçonnerdevol.Enrentrantàlamaisoncesoir-là,j’enterraimonbutindanslejardin.Quelquesjoursplustard,jedéterraiquelquespiècesetachetaiunsachetdebonbonsenallantàl’école.Dans la cour de récréation, jeme faufilai parmi les autres élèves, affichant un sourire timide. Je

tendis le bras, offrant les sucreries à qui les voulait.Un cercle se forma autour demoi.Desmainsplongeaient dans le sachet, les enfants se bousculaient pour s’emparer avidement demes offrandes.J’entendais leurs rires et, pour la première fois, jeme sentis l’une d’entre eux. L’idée d’être enfinacceptéem’emplitdebonheur.Lesachetfutbientôtvide.Ilnerestaitplusunseulbonbon.Lesenfantsrepartirent aussi vite qu’ils étaient arrivés, poussant des cris de joie. C’est alors que jeme rendiscomptequec’étaitmoi,l’objetdeleursrires.Jecomprisque,mêmes’ilsappréciaientlesbonbons,ilsnem’aimeraientjamais.Aprèscejour,ilsm’aimèrentd’autantmoinsqu’ilsavaientsentiàquelpointjequémandaisleuraffection,etilsmeméprisaientpourcela.JerepensaiàMrsTrivettetàlaquestionquejeluiposaistoujours:«Dequoisontfaiteslespetites

filles ?» Jeme souvenaisde sa réponse, «de sucre et d’épices», etmedisque, pourmapart, jedevaisêtrefaited’unetoutautresubstance.

6

J’étaistoujoursfatiguéeenarrivantàlamaison,maisilfallaitfairemesdevoirs.Jem’installaisàlatabledelacuisine,quiservaitaussidesalon,etmeforçaisànepasm’endormir.L’uniquesourcedechaleurétaitlacuisinière,àl’autreboutdelapièce,etquelqueslampesàpétrolediffusaientunefaiblelueurorangée.Quandj’avaisterminé,jem’asseyaisprèsdelacuisinièreetprenaisunlivreouregardaismamère

préparerledîner.Dansunepoêleenfonte,elleversaituneétrangemixturequisetransformaitcommeparmagie,sousl’effetdelachaleur,ensconesouensoda-bread.Àcetteépoque,nousdevionsfairetrèsattentionànosdépenses.Lepainetlesgâteauxduboulangerétaientunluxe,aumêmetitrequelavianderougeoulesfruitsfrais.Nousn’achetionspresquerienetfaisionstoutnous-mêmes.Grâceauxpoulesnousavionsdesœufs,maisaussidequoipayerunepartiedecequenousvendait

l’épicierquifaisaitsatournéedeuxfoisparsemaine.Notrepotagernousfournissaitdescarottesetdespommesdeterre,etlorsquej’allaischercherdulaitàlafermevoisine,jerapportaisaussidupetit-lait,quemamèreutilisaitpourfairedesgâteaux.À sept ans et demi, je lisais désormais couramment ;mon amourdes livres grandissait.Tous les

week-ends,unbibliobuspassaitprèsdecheznousetj’avaisledroitdechoisirtousleslivresquejevoulais.Endehorsdemesanimaux,c’étaitparleslivresquejem’évadais.Jem’enfuyaisdansd’autresmondes où je vivais des aventures fantastiques. Je jouais au détective avec le « Club des Cinq »d’EnidBlyton, je frissonnais avec lesContes deGrimm.LesQuatre Filles du docteurMarchmeprouvaient que les femmes pouvaient être indépendantes. Je rêvais d’être Jo quand je serais plusgrande.Àlalueurdeslampesàpétrole,jerejoignaisensecretdesamisimaginairesetdisparaissaisaveceuxdansunevieoùjeportaisdemagnifiquesvêtementsetoùtoutlemondem’aimait.Àmesurequemongoûtdelalecturesedéveloppait,l’aversiondemonpèrepourleslivresallaitcroissant.«Àquoi çapeutbien te servir ?grommelait-il.Tun’as riendemieuxà faire?Tamèren’apas

besoind’aide?Vavoirs’iln’yapasdelavaisselleàfaire.»Parfois,ilmedemandait:«Ettesdevoirs?— Je les ai terminés. » Il répondait alors par un grognement dédaigneux. Son hostilité me

submergeait ; je priais pour qu’il soit l’heure d’aller me coucher et que je puisse à nouveaum’échapper.Pleinderessentimentenversquiconquepouvaitêtreheureuxouinstruit,monpèreselaissaitallerà

descolèresimprévisibles.Certainesfoispourtant,ilrentraittôtetnousrapportaitdesbonbonsetdeschocolats.Lepèrejovial,cessoirs-là,embrassaitmamèreetmemanifestaitdel’affection.Dansmonesprit, j’avais deux pères : leméchant et le gentil. Le premierme faisait très peur, le second étaitl’homme rieur et gai qu’aimaitmamère. Ce père-là, je ne le voyais que rarementmais je gardaistoujoursespoir.Auprintemps,monpèredécidade louerunegrangeenboispoury ranger sesoutils.Àcausede

l’élevage, nous dit-il, il n’y avait plus aucune cabane libre autour de lamaison.Dans la grange, ilpourraitfairedesréparationssurlavoiture.Çanouspermettraitdefairedeséconomies,puisqu’ilétaitmécanicien.Ce serait stupidedepayergrassementquelqu’unpourun travail qu’il pouvait faire lui-

même,non?Mamèreétaitd’accordaveclui,cequilemitdebonnehumeuret,dujouraulendemain,sonattitude

enversmoichangearadicalement.Ilarrêtademereprocherlemoindredemesfaitsetgestes.Aulieude m’ignorer, de m’envoyer paître ou de me crier dessus, il devint subitement sympathique. Cecomportementm’inspiraunecertaineméfiance,carjen’avaispasoubliécequis’étaitpassélorsquemamèrenousavait laissésseulsdans lacuisine.Mais j’avaisun telbesoind’amourque jedécidaid’ignorermesdoutes.J’auraisdûmefieràmoninstinct.Unsoir,monpèreditàmamère:«Elleabeaucouptravailléàlamaisoncettesemaine.Ettoutes

ceslonguesmarchespouralleràl’école!Jevaisl’emmenerfaireuntourenvoiture.»Ma mère fit un grand sourire. « Oui, Antoinette, va voir Papa. Il va t’emmener faire une

promenade.»Je sautai dans la voiture, tout excitée, un peudéçue toutefois que Judyn’ait pas le droit de nous

accompagner.Enregardantàtraverslavitre,jemedemandaisoùnousmèneraitcettepetitebalade.Jen’allaispastarderà lesavoir.Auboutducheminquimenaitcheznous,monpères’engageadanslechampoùsetrouvaitlapetitegrangequ’ilavaitlouée.C’étaitlàqu’allaientfinirtoutesmesbaladesduweek-end.Lavoitureentradanslebâtimentsombre.Unepetitefenêtrebarréed’unsacdetoilelaissaitentrer

un peu de lumière. Je fus prise d’un haut-le-cœur et d’un sentiment de peur que je n’avais encorejamaiséprouvé.Jen’avaisaucuneenviedesortirdelavoiture.«Papa,s’ilteplaît,ramène-moiàlamaison,jen’aimepascetendroit.»Ilmeregardaavecunsourirequesesyeuxnerelayaientpas.«Restelà,Antoinette.Tonpapaauncadeaupourtoi.Tuvasbienl’aimer,tuverras.»Lapeurqu’ilm’inspiraitsemuaenterreuretunpoidsmonstrueuxmeclouasurmonsiège.Ilsortit

de la voiture, alla fermer la porte de la grange et ouvrit la portière demon côté.Aumoment où ilm’obligeaàmetournerverslui,jevissabraguetteouverte.Sonvisageétaitrouge;sesyeuxbrillaient.Je le regardaismais ilnesemblaitpasmevoir.Un tremblementparcourut toutmoncorpsetmourutdansunpetitcriplaintif.«Soisunegentillefille»,dit-ilenmettantmamaind’enfantdanslasienne.Illatintfermementetme

forçaàreplierlesdoigtsautourdesonpénis,puisillesfitglisserdehautenbas.Pendanttoutletempsquecemouvementserépéta,j’entendisdesgémissementsdepetitanimals’échapperdemagorgeetsemêler aux soupirs de mon père. Je fermai les yeux et serrai les paupières dans l’espoir que ças’arrêterait,puisquejenevoyaisplusrien,maisçanes’arrêtapas.Soudain, il lâchamamain etme repoussa en travers du siège. Unemain fermem’appuya sur le

ventretandisquel’autrerelevaitmajupeetbaissaitmaculotted’ungestesec.J’avaishontequemonpetit corps soit ainsi exposé à sesyeux. Ilme fit basculerplusbas sur le cuir froiddu siège etmetournasurlecôté,lesjambesballantes.Jetentaidelesserrer,maisenvain;jelesentislesécarteretregardercettepartiedemoiquejepensaisêtreintime.Jesentisuncoussinglissersousmesfessesetpuis la douleur quand il s’introduisit enmoi, pas assez fort à cette époque pourme déchirer,maissuffisammentpourmefairemal.Jerestaimuette,avachiecommeunepoupéedechiffon.J’essayaisdemeconcentrersurautrechose,

maisl’odeurd’huileetd’humiditédelagrange,mêléeauxrelentsdetabacetdesueurducorpsdemonpère,semblaients’immiscerdanschaqueporedemapeau.

Aprèscequimeparutêtreuneéternité,ilpoussaungémissementetseretira.Unesubstancetiède,humideetcollantedégoulinasurmonventre.Ilmelançaunboutdesacdetoile.«Essuie-toiavecça.»Sansunmot,jem’exécutai.Lesmotsqu’ilprononçaensuiteallaientdevenirunrefrainlancinant:«Nedisrienàtamère,ma

petite.C’estnotresecret.Situluienparles,ellenetecroirapas.Ellenet’aimeraplus.»Jesavaisdéjàqu’ildisaitlavérité.Lesecretque j’aicachéàmonpèreestceluique jemesuiscachéàmoi-même.Mamèresavait.

Notrepetitjeuacommencécejour-là;ils’appelait«notresecret»etmonpèreetmoiallionsyjouerpendantseptans.

7

Monhuitièmeanniversaireannonçal’arrivéed’unautomneprécoce,bientôtsuiviparlespremiersfroidshivernaux.Onnecessaitd’alimenter lepoêle,maisonavait beauymettreplusde tourbe, lazonedechaleurquis’endégageaitnedépassaitpasquelquesdizainesdecentimètres.Jem’installaisleplusprèspossibleduséchoirenboissurlequeljeposaischaquesoirmonmanteau,meschaussuresetmescollantsdelainehumides.Commejen’enavaispasderechange,ilfallaitqu’ilssèchentpourlelendemain.Aupetitmatin,c’estlavoixdemamère,depuislacuisine,quimeréveillait.Lefroidmepiquaitle

boutdunezquandjesortaislatêtedemoncocon.Jetendaislebrasverslachaisepourattrapermeshabits et les enfouir sous les couvertures. J’enfilais d’abord ma culotte et mes collants, avant dedéboutonnermonhautdepyjamaenclaquantdesdentspourpasseruntricotdelaine.Àcemoment-làseulement,jem’aventuraishorsdemonniddouilletpouraffronterlefroidquirégnaitdanslamaison.Jemedépêchaisdemettrelabouilloiresurlepoêle,queletisonnieretquelquesmorceauxdetourberamenaientlentementàlavie.Pendantquemonœufcuisait,jefaisaisunerapidetoilettedevantl’évierdelacuisineetfinissaisde

m’habiller. Le petit déjeuner ne durait jamais longtemps. J’enfilais ensuite mon manteau encorehumide,attrapaismonsacetpartaispourl’école.Leweek-end,vêtued’unvieuxpull-over,demouflesetdebottesencaoutchouc,j’aidaismamèreà

ramasserlesœufsdespondoirsetceuxéparpillésàl’extérieur.Mamèredonnaitdulaitauchocolatàsespoulestouslesmatinsàonzeheures,carelleespéraitainsiqu’ellespondentdesœufsbruns.Nousn’avons jamais su si ce régime avait un impact sur la proportion d’œufs bruns, mais les poulesaccouraientquandellelesappelait.Ellesplongeaientavidementleurbecdansleliquidetiède,encoreetencore,avantdereleveretsecouerlatêteenfaisantdesyeuxronds.Onenlevaitlesgrenouillesquiavaientsautédanslesseauxd’eaudupuits,etonramassaitdupetit

boispourlefeu.Mesmomentspréférés,c’étaitquandmamèrecuisinait.Quandlessconesetlesoda-breadquivenaientdecuireavaienttiédi,ellelesplaçaitdansdesboîtesenmétalpourlesprotégerdesassautsdesnombreusessourisquiseréfugiaientcheznouspendantlesmoisd’hiver.Mamèrerangeaitlesgâteauxetlesbiscuitssurl’étagèreet,sielleétaitdebonnehumeur,j’avaisle

droitdelécherlesaladier–jenelaissaispaslamoindregouttedepâte.Àcettepériodedemavie,larelationchaleureusequiavaitexistéentremamèreetmois’exprimait

à nouveau, et mon amour pour elle s’en nourrissait. Car, si sa mémoire avait fixé l’image du belIrlandaisquil’avaitfaitvirevolterdansunesallededanse,del’hommequil’attendaitsurunquai,unhommepeuavaredebaisersetdepromessesnontenues,lamienneavaitfixéàjamaisl’imagedelamèreaimanteetsouriantedemapetiteenfance.Avecl’argentquej’avaisvolé,jem’étaisachetéunelampetorcheetdespiles,quej’avaiscachées

dansmachambre.Lesoir,jelisaisdeslivresencachette.Recroquevilléesouslescouvertures,jemefatiguaislesyeuxàtournerlespages.Perduedansmalecture,jen’entendaispluslebruissementdesinsectesetdespetitsanimauxquicouraientdansletoitdechaume.Etpouruncourtmoment,j’oubliaisles«toursenvoiture»avecmonpère.

Àchaquefoisqu’ilprenaitsesclésenannonçantqu’ilétaitl’heuredemapetitesortie,j’imploraismamère en silence pour qu’elle refuse, qu’elle lui dise qu’elle avait besoin demoi pour faire unecourse,ramasserlesœufs,enleverlesgrenouillesduseauoumêmechercherdel’eaupourfaireunelessive;maiselleneditjamaisrien.«VatepromeneravecPapa,machérie,jevaispréparerduthé.»Chaquesemaine,c’étaitlamême

chose ; et ilm’emmenait dans la grange. J’appris à dresser une barrière entremes sentiments et laréalité.Quandnousrevenions,mamèreavaitpréparédessandwichesetdisposésurunnapperon,dansun

platargenté,ungâteaumaisondécoupéenpartsgénéreuses.«Lave-toilesmains,Antoinette»,mepriait-elle,etnousnousinstallionsautourdelatablepourle

thédudimanche.Ellenem’ajamaisposédequestionssurcespromenades;ellen’ajamaisdemandéoùnousétions

allésnicequenousavionsvu.Nos visites àColeraine, qui auparavant allaient de soi, se faisaient de plus en plus attendre.Ma

grandefamille là-basmemanquait : lachaleurque j’avais toujoursressentiedans lamaisondemesgrands-parents,lacompagniedemescousins...Lesraresfoisoùmonpèredécidaitqu’ilfallaitallerlesvoir,onremplissaitlabaignoireenétain

cachéederrièreunrideaudanslacuisine.Laveilleausoir,jeprenaisunbainetmelavaislescheveux.Mamèrem’essuyaitavecuneserviette,enveloppaitmoncorpsfluetdansundesesvieuxpeignoirsetm’installaitprèsdupoêle.Ellemebrossaitlescheveuxjusqu’àcequ’ilsbrillent.Lelendemainmatin,onsortaitmesplusbeauxvêtementsetmonpèreciraitmeschaussures,tandisquemamèresupervisaitmaséanced’habillage.Unbandeaudeveloursnoirmaintenaitmescheveux,coiffésenarrière.Danslemiroir,jevoyaisuneimagedifférentedecellequeconnaissaientmescamaradesd’école.Lapetitefillenégligéeavaitdisparu;àsaplace,ilyavaituneenfantjolimentapprêtée,uneenfantdonts’occupaientdesparentsattentionnés.Ce fut le début de notre second petit jeu, auquel nous prenions part tous les trois : le jeu de la

«familleheureuse».Lameneusedejeuétaitmamère:ils’agissaitdedonnercorpsàsonrêve,celuid’unmariageépanoui,avecunbeaumari,unemaisonautoitdechaumeetuneravissantepetitefille.Lorsdenosvisites«familiales»,mamèreavaituneexpressionparticulièreque j’avaisapprisà

reconnaître.Elleétaitlàparbienséance.Elleaffichaitunsourirepoli,légèrementcondescendant,quimontrait qu’elle acceptait d’être làmaisqu’ellen’en retirait aucune joie.Ce souriredisparaissait àpeinelavoitureavait-ellequittélarueoùhabitaientmesgrands-parents.Dèslors,danslavoiture,unnuagedeméprissecondensaitjusqu’àtomber,goutteàgoutte,dansmes

oreilles.Mamèrepassaitenrevuechaquemembredelafamille;aucunn’échappaitàsonjugement,accompagnéd’unriredénuédumoindrehumour.Kilomètreaprèskilomètre,jevoyaisrougirlanuquedemonpèreàmesurequemamèreluirappelaitsesorigineset,parcontraste,leurdifférence.Simamèregardaitenmémoire lebeau«Paddy»qui l’avait faitdanser,danssesyeuxà luielle

resteraitàjamaisuneéléganteAnglaisequiétaittropbienpourlui.Pour ma part, tout le plaisir de ces moments familiaux s’évaporait et n’était plus qu’un lointain

souvenir lorsque l’heure du coucher arrivait. Le jeu de la famille heureuse s’arrêtait là et on n’yrejoueraitplusavantlaprochainevisiteàColeraine.Nousretournâmeschezmesgrands-parentsjusteavantnotredernierNoëldanslamaisonautoitde

chaume.Dansunepetitepièceoùmongrand-pèreavaitautrefoisréparédeschaussures,jedécouvrisunétrangevolatile. Ilétaitplusgrandqu’unepoule,avecdesplumesgrisesetunegorgerouge.Unechaînefixéeàunanneaudanslemurétaitattachéeàl’unedesespattes.Jelusdanssonregardqu’ilvoulaitunpeudecompagnie.Etdeliberté.Jedemandaiàmesgrands-parentscomments’appelaitcetanimal.Ilsmerépondirentsimplement:unedinde.Il ne m’en fallut pas davantage pour baptiser l’animal « Mme Dinde ». Au début, un peu

impressionnée par son bec beaucoupplus gros que celui des poules, jeme contentais dem’asseoirauprèsd’ellepourluiparler.Maisensuite,voyantqu’elleétaitdocile,jeprisdel’assuranceettendisunemainpour la caresser.L’oiseaun’opposa aucune résistance et jemedis que jem’étais fait unenouvelleamieàplumes.Personnenem’informadudestinquil’attendait.Commemesgrands-parentsnousavaientinvitéspourfêterNoël,j’avaisconsciencieusementrevêtu

monuniformedepetitefilleheureusedansunefamilleunie.Prèsdelafenêtredusalonbondé,onavaitinstalléunpetit sapinsurchargédedécorations rougeetor. Iln’yavaitplusunespace libredans lapièce;quelqu’unservaitàboireetl’onsepassaitlesverresdemainenmain.Monpère,àquil’alcoolavait donné des couleurs, était au centre de l’attention. Il plaisantait, riait, c’était le fils et le frèreadorédelafamille,etonm’aimaitparcequej’étaissafille.Mesgrands-parents avaient déplacé la table du salon, habituellement près de la fenêtre, jusqu’au

centre de la pièce. Les rallonges étaient si rarement utilisées qu’elles semblaient faites d’un boisdifférent, plus clair. On avait dû emprunter des chaises pour l’occasion. Les couverts avaient étéastiquésetdesChristmascrackers1disposésàcôtédesassiettesdechaqueconvive.J’étaisassiseenfacedemonpère.Dedélicieusesodeursémanaientdelapetitecuisineoùrégnaituneintenseactivité.Magrand-mère

etmatanteapportèrentplusieursplatsdeviande,delégumesbouillisetdepommessautéesbaignantdanslasauce.Mamèren’avaitpasproposésonaide;onnelaluiavaitd’ailleurspasdemandée.Àlavuedemonassiettebiengarnie,l’eaumevintàlabouche.Lepetitdéjeuneravaiteneffetété

frugal : une tasse de thé et un biscuit. J’étais impatiente qu’un adulte commence àmanger pourmerégaler àmon tour.Monpère pointa alors la viandedansmon assiette etm’informade cequi étaitarrivéàmonamie.Mon appétit se mua en nausée ; incrédule, je scrutai l’assemblée pendant quelques secondes

silencieuses.Monpèremeregardaitd’unairàlafoismoqueuretdedéfi.Lesautressemblaientamuséspar la situation. Je me forçai à nemontrer aucun sentiment. Je sus d’instinct que si je refusais demanger,nonseulementmonpèreseraitsatisfait,maislamoindrelarmeverséesurMmeDindeseraittournéeenridiculeparcemonded’adultespourquilessentimentsd’unenfantn’ontpasvraimentderéalité.Jemangeaidoncmonplat;chaquebouchéemenouaitlagorge.Àchaquefois,uneragedésespérée

montaitenmoi.CeNoël-là,jedécouvrislahaine.Lesriresquej’entendaisdevinrentlesymboledelaconspirationdesadultesetmonenfance,dèslors,netintplusqu’àunfil.On fit ensuite éclater les crackers et chacunmit le traditionnel chapeau sur sa tête. Les visages

étaient de plus en plus rouges, à cause de la chaleur et de l’alcool que tout lemonde avait bu enquantité,àpartmamèreetmoi.Elleavaitsabouteilledesherrysecetmoimonorangeade.Jen’arrêtaispasdepenseraugrosoiseauquiavaitl’airsimalheureuxdanscettepetitepièceoùil

avaitpassélesderniersjoursdesavie.J’avaishontequeNoëlaitimpliquésonsacrifice,ethontedel’avoirmangépournepasmecouvrirderidicule.

OnservitensuiteleChristmaspudding2etc’estmoiquieuslapièceenargent.Puisvintl’heuredescadeaux.Mes grands-parentsm’offrirent un pull-over,ma tante etmes oncles, des rubans pourmescheveux, des barrettes, des bibelots et une poupée. Mes parents me tendirent un gros paquet enprovenanced’Angleterre.Ilcontenaitplusieurslivresd’EnidBlytonsurlesquelsétaitécritmonnom.C’étaitlecadeaudemagrand-mèreanglaise.Ilfitremonterenmoilesouvenirdesjoursheureux;ellememanquaittellement.Jerevoyaissapetitesilhouetteapprêtée,jel’entendaism’appeler«Antoinette,oùes-tu?», j’entendaismes riresquand je faisais semblantdemecacher, je sentais sonparfumdepoudre et demuguet quand elle se penchait pourm’embrasser. Si elle avait été là, pensai-je, nousaurionspuêtreànouveauheureux.Mesparentsm’offrirentunplumieretdeuxlivresd’occasion.Aprèscela,nouspartîmessanstarder.Deretouràlamaison,jemecouchaitropfatiguéepourlireouprêterattentionàlacavalcadedes

animauxdansletoitdechaume.Lelendemain,j’allaimepromenertouteseule,laissantpourunefoisleschiennesderrièremoicar

j’espéraisvoirdeslapinsetdeslièvres.Ilyavaitunchampenhautd’unepetitecolline,danslequelj’avaisl’habitudedem’allongerpourlesobserver.Maiscematin-là,déception:ilfaisait tropfroidpoureuxcommepourmoi.Mapatiencenefutrécompenséequ’àPâques.Jetombaialorsnezànezavecunbébélapinqueses

parentssemblaientavoirabandonné.Ilnebougeapasquandjemepenchaipourleprendredansmesbras.Jel’enfouissousmonpull-overpourluitenirchaudetcourusjusqu’àlamaison.Jesentaissonpetitcœurquibattaitlachamade.«Qu’est-cequetuaslà?»s’exclamamamèreenvoyantunreliefinhabituelsousmonpull-over.Jelesoulevaipourluimontrerlepetitanimalqu’ellepritdélicatemententresesmains.«Onvaluiaménagerunabrijusqu’àcequ’ilsoitassezgrandpourretrouversafamille»,dit-elle.Ellerassembladevieuxjournauxetmemontracommentlesfroisserpourpréparersacouche.Elle

trouvaensuiteunecaisseenbois,etlapremièrecageimproviséefutbientôtprête.Quandlesfermiersapprirentquenousavions recueilli un lapin, ilsnousenapportèrentplusieurs autres.Seloneux, lesrenards et les chiens tuaient souvent les lapins adultes, laissant leur progéniture incapable de sedébrouillertouteseule.Mamèreetmoinousoccupionsensembledeslapinsorphelins.Nousmettionsdelapaille,del’eauetdelanourrituredansleurscages,etnouslesnourrissionsàlamain.«Quandilsserontgrands,meprévint-elle,tunepourraspaslesgarder.Cesontdeslapinssauvages.

Ilsviventdansleschamps.Maisilsvontrestericijusqu’àcequ’ilsaientreprisdesforces.»Monpèrenous regardait faire sans riendire.Toujoursattentiveà sonhumeur, je sentaisbienson

regardetsadésapprobation.Maispourunefois,ilnefitaucuneremarque,carmamèrepartageaitmonintérêtpourcesanimaux.Quelquessemainesaprèsl’arrivéedupremierlapin,alorsquenousnousapprêtionsàlerelâcher,je

trouvaiunmatinmamèredanslacuisine.Ellem’attendait,levisagelivide,folledecolère.Elle me gifla avant que je ne puisse tenter la moindre esquive. Avec une force étonnante pour

quelqu’un de son gabarit, elle me prit par les épaules et me secoua. Mon père nous regardafurtivement;unsourireencoin,ilseréchauffaitprèsdupoêle.« Qu’est-ce que j’ai fait ? » parvins-je seulement à bégayer, les cheveux dans les yeux, la tête

bringuebalante.

«Tuesalléevoirleslapins.Tuaslaissélaportedelacageouverte.Leschienssontentrés.Ilsontfaitunmassacre.—J’aifermélaportehiersoir,protestai-je,jen’ysuispasretournée!»Ellemegiflaànouveau.Cettefoispourmonmensonge,medit-elle.Puisellem’entraînasurlelieu

du carnage. Des bouts de queue jonchaient le sol maculé de sang, des touffes de fourrure étaientéparpilléesunpeupartout ;seules lespattesn’avaientpasétédéchiquetées.J’avaisenviedehurler,maismagorgeétaitnouéeparlessanglotsettoutmoncorpstremblait.Ellem’ordonnad’allerchercherunseaud’eauetdenettoyerlesol.Uneseulepenséem’obsédait:

j’étaiscertained’avoirfermélacage.

1.Sortedepochettes-surprisesenformedebonbons, typiquesduNoëlbritannique.Quandon lesouvre, ilséclatentet libèrentdepetitscadeaux.(N.d.T.)2.GâteautraditionneldeNoël,danslequeloncacheparfoisunepièceenargent.(N.d.T.)

8

Dans lamaison au toit de chaume, la vie suivait son cours : lesmarches pour aller à l’école, letravailàfaireleweek-endetles«toursenvoiture».Detempsàautre,unevisitechezmesgrands-parentsbousculaitlaroutine,maisdepuisNoëllecœurn’yétaitplus.Un samedi, alors que j’étais allée chercher du lait à la ferme voisine, la femme du fermier se

proposadenousinviteràprendrelethélelendemain.Ellemedonnaunpetitmotquejeremisàmamèreet,àmagrandejoie,mesparentsacceptèrentl’invitation.Àlacampagne,cethéquifaisaitofficededînerétaitserviàsixheures,carlesfermiersselevaient

àl’aubeetsecouchaienttôt.Lejeudelafamilleheureusedébutadèsquejesortisdemonbainetque,jolimentcoiffée, j’eusmismaplusbelle tenue.Commej’espéraisqu’onmepermettraitdevisiter laferme, j’étais un peu réticente àm’habiller, carmamère n’aimait pas que je joue dansmes beauxvêtements,depeurquejelessalisse.Dès notre arrivée, comme si elle avait lu dansmes pensées, la femmedu fermier dit à ses fils :

«AllezfairevisiterlafermeàAntoinette,elleaimebienlesanimaux.»Je me précipitai dehors avec les deux garçons avant que mamère ait le temps de me faire ses

recommandations.Unpeuplusâgésquemoi,lesfilsdufermierm’avaienttoujoursparutimidesmaisunefoisdehors,loinduregarddesadultes,ilsserévélèrenttrèssympathiques.Ilscommencèrentparmemontrerlaporcherie,oùuneénormetruiegisaitsurlecôté,uneribambelledeporceletspendusàsesmamelles.Elle semblait avoir à peine conscience de leur présence.En entendant nos voix, elleouvritunœilbordédecilsblancs ; elle jugea sansdoutequenousne représentionsaucunemenacepoursaprogéniture,carellerefermal’œiletreplongeadanslesbrasdeMorphée.Jesuivisensuitelesgarçons jusqu’au bâtiment des trayeuses électriques, où des vaches monumentales attendaientpatiemmentquelesmachines,reliéesàleurspis,terminentleurtravail.Lebeurreétaittournéàlamaindans une petite cabane toute proche. Pour finir, ils m’emmenèrent dans une grange où étaiententreposéesdesballesdefoinempiléesjusqu’autoit.C’étaitl’endroitidéalpourimproviserunepartiedecache-cache,quidurajusqu’àcequelafemmedufermiernousdisederentrer.Elledemandaauxgarçonsd’allerselaver,carilsavaientaidéleurpèreauxtravauxdelafermeplus

tôtdanslajournée.Lefermierrentraluiaussipourseprépareràprendrelethé,etmamèreoffritsonaideàsafemmequis’apprêtaitàdresserlatable.«Antoinette,est-cequetuasvuleschatons?medemandalafemmedufermier.—Non»,répondis-je.Monpère,quiétaitdanslapeaudugentilpèrecejour-là,mepritlamain.«Viens,dit-il,pendant

qu’ellespréparentlethé,onvaallerlescherchertouslesdeux.»Aprèscejour-là,jenecrusplusjamaisaugentilpère.Ilm’emmenadanslagrangeoùlesgarçonsetmoiavionsjouéquelquesminutesplustôt.Aufonddu

bâtiment,noustrouvâmesunpanierremplidechatonsdetouteslescouleurs,dunoircorbeauaublondvénitien.Ilsétaientsijeunesqueleursyeuxétaientencorebleus.L’und’euxsemitàbâiller,laissantapparaîtrededélicatesdentsblanchesetunepetitelanguetrèsrose.Unpeuétourdieparlesodeursde

lafermeetenchantéed’avoirdécouvertcespetitestouffesdepoilsquigigotaient,jem’accroupispourcaresser leur douce fourrure. Je tournai la tête pour lancer un regard suppliant à mon père, dansl’espoirqu’ilaccepteraitquejeprenneundeschatons.Quandmonregardcroisalesien,monsangseglaça : le gentil père avait disparu. Je vis la lueur dans ses yeux, je vis son regard narquois et ànouveau,unebouled’angoisseenfladansmagorge.Jenepouvaisplusémettrelemoindreson.Commedansunescèneau ralenti, je sentis sesmains releverbrusquementma robeetbaisserma

culottejusqu’àmeschevillesd’uncoupsec.Lapailleétaitrugueusesurmoncorpsdénudé.Jesentisqu’ilmepénétraitet,quelquessecondesplustard,sestremblements.Lasubstancevisqueusedégoulinasur ma jambe. Il prit un mouchoir dans sa poche en se reboutonnant et le jeta dans ma direction.J’entendissavoixmedire,commeàl’autreboutd’untunnel:«Essuie-toiavecça.»Lagaietéquej’avaisressentiecejour-làs’évanouit,lesoleildisparutetlemondedevintunendroit

grisethostile.Soussesyeux,jefiscequ’ilm’avaitdemandédefaire.«Tuesprête,Antoinette?»medemanda-t-ilenmerecoiffant.Puisilrepritsonvisagede«gentil

père»etnousrentrâmespourlethé,maindanslamain.Lafemmedufermierétaittoutsourire.Ellepensaquemonairdéfaitétaitdûaurefusdemonpèrede

me laisser choisir un chaton etme dit : « Tu sais, ils ne font pas de bons animaux de compagnie,Antoinette.Toutcequiintéresseleschatsdeferme,c’estd’attraperdessouris.»Je la regardaisansdireunmot.J’avaisperdu laparole.Jem’assisàmaplace, l’airhébété.Elle

avaitpréparéunecollationgénéreuse:jambonfumé,pouletrôti,œufsdurs,salade,gâteaudepommesdeterre,soda-breadetconfituremaison.Ellen’arrêtaitpasdemedire:«AllezAntoinette,mange!»Puiss’adressantàmamère:«Elleestbiencalme,aujourd’hui.»Mamèreme lança un regard demépris quimepétrifia, puis se tourna vers son interlocutrice en

souriant:«Mafilleestunvrairatdebibliothèque.Ellen’estpastrèsbavarde.»Àpartlesvisiteschezmesgrands-parents,jenemesouviensd’aucuneautresortieenfamilleàcette

époquedemavie.

Assisedanslasalled’attentedel’hospice,jepensaiàcettepetitefillequi,autrefois,avaitétémoi.

Jepensaiqu’elleavaitétéuneenfantpleinedeconfiance;confianteenl’amourdesamèreetn’ayantaucuneraisondedouterdesautresadultes.Jelavisànouveausourire,àtroisans,devantl’appareilphoto.Jepensaiàsonexcitationquandelleétaitpartiepour l’IrlandeduNord,àsa joiequandelleavaitintégréunenouvelleécole,àsonamourpoursapetitechienne.EtjemedemandaicequeseraitdevenueAntoinettesionl’avaitlaisséegrandirnormalement.Une autre image s’imposa à moi. Une pièce sombre ; à l’intérieur, une enfant transie de peur,

recroquevilléedanssonlit.Sesbouclesbrunesplaquéessursanuque.Ellesucesonpouce,lesyeuxgrands ouverts. Elle est incapable de les fermer, parce qu’elle a trop peur que son cauchemarreprenne : un cauchemar dans lequel on la pourchasse, dans lequel elle perd tout contrôle ; lecauchemarquihantaitencoremesnuitsétaitnédusommeildecettepetitefille.Ellesavaitqu’ilétaittroptardpourappelersamèreàl’aide,alorsellerestaitlààgrelotterdansson

litjusqu’àcequelafatigueaitraisond’elle.Jemesouvinsalors,pourlapremièrefoisdepuisbiendesannées,delatrahisonsuprêmequiscella

ledestindecettepetitefille.Jen’avaispusurvivrequ’enlarefoulantdansletréfondsdemamémoire

etencréantToni.Sij’avaispumeprojeterdansletemps,jel’auraisprisedansmesbrasetjel’auraisemmenéeen

lieusûr,maisAntoinetten’étaitpluslàpourêtresauvée.Je revenais sans cesse à la même question : « Pourquoi ma mère a-t-elle à ce point fermé les

yeux?»J’avaistoujoursconsidéréquel’égoïsmedemonpèreavaitgâchélaviedemamère.Qu’ellevenait

d’unbonmilieu,qu’ellenes’étaitjamaispluenIrlandeduNordetqu’ellen’avaittoutsimplementpaschoisilebonmari.Maispourlapremièrefois,jecomprenaistoutàcoupexactementcequemamèreavait fait.Quand je luiavaisparlédecebaiser,elle savaitcequiallait fatalementsepasserpar lasuite.Elleavait trente-sixansàcemoment-làetelleavaitconnu laguerre.Elleavaitdécidédemeretirerdel’écoleoùj’étaisheureuse.Uneécoleoùofficiaientdesenseignantsparmilesplusqualifiésd’IrlandeduNordetoùladirectrice,unefemmeintelligenteetattentive,auraitvuquejechangeaisetauraitcherchéàsavoirpourquoi.Jem’enrendiscomptealors :c’étaitàcemoment-làquemamèreétaitdevenuelacomplicedemonpère.«Maintenanttucomprends,Toni?murmuralavoix.Tucomprendscequ’elleafait?—Non, répondis-je.Non, je ne comprends pas. Je veux qu’elleme le dise. Je veux qu’elleme

donneuneraison.—Souviens-toidespetitsjeux,Toni.»Ilyavaitd’abordeulejeude«notresecret».Puislejeude«lafamilleheureuse»etledernierjeu

demamère:Ruth,«lavictime».Jerepensaiàtoutescesfoisoùelles’étaitserviedesesbonnesmanièresetdesonaccentanglais

poursesortirdesituationsdélicates;elleparvenaitainsiàconvaincrelesgensquej’étaisuneenfantdifficileetelle,unemèreendurante.Avecmesdouzekilomètresdemarcheparjour,ellesavaitquejen’auraispasletempsdemefaire

desamis.Touslesélèvesdel’écoleduvillagehabitaientàproximité,jen’auraisdoncpasl’occasiondelesvoirleweek-endnipendantlesvacances.Jen’auraispersonneàquimeconfier.Je me dis avec tristesse que je l’avais sans doute toujours su. Je n’avais pourtant jamais cessé

d’aimermamère,parcequelesenfantssontainsi.Maisjemedemandais,maintenantqu’illuirestaitsipeudetempsàvivre,sielleallaitm’offriruneexplication.Allait-elleenfinadmettrequ’ellen’avaitpasétéunevictime,quecen’étaitpasàmoidemesentircoupable?Est-cequ’unedemandedepardonallaitsortirdesabouche?C’étaitcequejevoulais,cequej’espéraisenretournantdanssachambre.Jem’assisprèsdesonlit

etm’endormis.

9

Un nuage noir planait sur la maison au toit de chaume. Il tournoyait au-dessus de nos têtes ets’insinuaitennous.Ilcontaminait l’atmosphèreetsetraduisaitenmots;desparolesd’amertume,dereprochesetdecolère.Lesrécriminationsdemamèreétaient toujours lesmêmes:monpère jouait,buvaitetavaitdilapidésesindemnitésdelicenciement.Cesreprochesconstantslepoussaientàsortirmaisunefoisqu’ilavaitfranchilabarrière,sacolèreplanaitencoredanschaquerecoindelamaison.Unefoisdeplus,lescaissesàthétrônaientdanslesalon.Leschiennessecachaientsouslatable,

commesiellespercevaientl’imminenced’undanger.Mamèrem’avaitdéjàprévenuequ’ilfaudraitqu’ondéménage.Dansmonlit,jem’enfouissaissous

lescouverturespourmeprotégerdel’angoissequesescolèrespermanentesfaisaientnaîtreenmoi.L’isolement de notremaison, le froid et lemanque d’argentmalgré tous les efforts demamère,

alimentaientsarage.Pourtant,unsouriredemonpèresuffisaittoujoursàlacalmer.Mamèreavaittoujoursrêvéd’acheterunemaison,commesafamillel’avaitfaitavantelle.Ici,elle

avaitperdutoutespoir:ilfallaitdéjàfairedeseffortspourpayerleloyer;pasquestiondemettredel’argentdecôté.«Antoinette,medit-elleunmatin,demainjet’emmèneraivoirunevieilledame.Situluiplais,on

irapeut-êtrevivrechezelle. Jeveuxque tu sois trèspolie avecelle.Sionva s’installer là-bas, turetournerasdanstonancienneécole.Çateplairait,n’est-cepas?»Unevagued’émotionmesubmergea,mais jenevoulusrienmontreretmecontentaiderépondre:

«Oui,Maman,çameplairaitbeaucoup.»Lesoirvenu,dansmonlit,jem’accrochaiàcettelueurd’espoir.Allais-jevraimentquitterl’école

duvillageoùonnem’aimaitpaset retournerdanscelleoù jem’étais faitdes amis?Puisd’autrespensées me traversèrent l’esprit : qui était cette vieille dame et pourquoi mon père ne nousaccompagnait-ilpas?Cesquestionsauxquellesjenepouvaispasrépondremetrottèrentdanslatêtejusqu’àcequejesombredansunsommeilagité.Jemeréveillaiauxpetitesheuresdelamatinéeetmapremièrepenséefutladiscussiondelaveille

avecmamère.Unfrissond’excitationmeparcourut,maisjetentaideleréprimerdepeurd’êtredéçue.Allais-je réellement passer la journée avec ma mère et peut-être retourner dans mon ancienne

école?Jemesentispleined’espoirendescendantlesescaliers.Plusieurs casseroles d’eau chauffaient sur le poêle.Mamèrem’annonça que j’allais prendre un

bain, ce qui fut de nature à conforter mes espoirs. Le temps que je prenne mon petit déjeuner, labaignoireétaitprête.Jemedéshabillairapidementetmeglissaidansl’eauchaudeetsavonneuse.Mamèreprituneservietteetmefrictionnadepiedencap.Puisellebrossalentementmescheveux.Bercéeparcerythmehypnotiqueetlachaleurdupoêle,jemeblottiscontresesgenouxpourmieuxprofiterdel’attention qu’elle m’accordait. Un merveilleux sentiment de sécurité m’enveloppait. J’aurais aiméqu’elles’occupeainsidemoitouslesjours,commecelaavaitétélecasautrefois.Quandelleeutterminédemecoiffer,elleapportamesvêtements,unepairedechaussettesblanches

etmeschaussurescirées.MonpèrenousconduisitensuiteàColeraine,oùmamèreetmoiprîmesun

busquinousemmenadanslacampagne,àplusieurskilomètresdelà.Quelques centaines de mètres après l’arrêt de bus, nous arrivâmes devant l’entrée d’une allée

partiellementombragéepardehauteshaies.Surunarbre,unepancarteindiquait:Cooldaragh.Iln’yavaitpasdebarrière.Mamèrepritmamainetnousnousengageâmesdansl’allée.Dechaque

côté,leslonguesbranchesdesarbustessemêlaientenunesortedetreillisquiformaitcommeunevoûtedeverdureau-dessusdenous.Desherbesfollesetdesortiesempiétaientsurlegravier.Tandisquejemedemandaisoùnousallions,Cooldaraghm’apparutpour lapremière foisaudétourduchemin.Jeretinsmonsouffle.Jen’avaisjamaisvudesigrandeetbellemaison.Deuxchiensvinrentànotrerencontre,suivisd’unevieilledamemajestueuse.Grandeetmince,elle

avait des cheveux blancs relevés en chignon. Sa belle stature faisait douter de l’utilité de la cannequ’elletenaitdelamaingauche.Ellemerappelaitdespersonnagesd’uneautreépoquequej’avaisvussurd’anciennesphotographiessépia.Mamèreluiserralamainetnousprésenta.«Voicima filleAntoinette, dit-elle dans un sourire, en posant lamain surmon épaule. Et voici

MrsGiveen,Antoinette.»Latimiditém’empêchaitdedirequoiquecesoit.Lavieilledamedutlecomprendreetm’adressaun

sourire.MrsGiveennousaccompagnajusqu’àunepièceoùlethéétaitdéjàservisurunplateau.Jen’étais

pasbienâgée,maisjemerendaiscomptequej’allaisêtrejugéependantcetteentrevue,toutcommemamère.Lavieilledamemeposaplusieursquestions,notammentsurcequej’aimaisfairependantmontempslibre.Puisellemedemandasij’aimaisl’école.Mamèrenemelaissapasleloisirderépondre.«Ellesedébrouillaittrèsbienquandelleallaità

l’écoledelaville.Malheureusement,nousavonsdûdéménageretcetteécoleestdevenuetropéloignéedecheznous.Maiselles’yplaisaitbeaucoup,n’est-cepasAntoinette?»Jeconfirmaisesdires.Mamèrecontinua.«Sinousvenionshabiterici,unbuspourraitl’emmeneràl’écoletouslesjours.

C’estunedesraisonspourlesquellesj’aimeraisdéménager,mafillepourraitretournerdanscetteécoleoùelleétaitsibien.»Lavieilledamemeregarda.«Antoinette,c’estcequetuvoudrais?»Moncœursemitàbattreàtoutrompre.«Ohoui!J’aimeraisbeaucoupretournerdansmonancienne

école.»Aprèslethé,ellemetendittoutàcouplamain.«Viens,mapetite,jevaistemontrerlejardin.»Ellenemefaisaitpenseràaucunedemesdeuxgrands-mères,quiétaientdesfemmeschaleureuseset

affectueuses,maisellemeplut immédiatement.Toutenm’emmenantdehors,ellemeparlait.Ellemeprésenta ses chiens, qu’elle aimait de toute évidence. Elle posa la main sur le fox-terrier, dont lacouleurdupelagemerappelaitJudy.«Celui-ciestmoncompagnondepuisqu’ilest toutpetit.Ilatreizeansaujourd’huiet ils’appelle

Scamp.»Elletapotal’autrechien,plusgrand,quiluilançaitunregardd’adoration.«EtvoiciBruno.C’estuncroisementdechien-loupetdecolley.Iladeuxans.»Elle me posa des questions sur mes chiennes. Je lui parlai de Judy, que j’avais eue pour mon

cinquièmeanniversaire,deSally,quenousavionsrecueillieàlamaison,etmêmedeJune.

«Situvienshabiterici,tupourrasamenerteschiennes.Ilyaassezdeplacepourelles.»Jepoussaiunsoupirdesoulagement.Jen’avaispasoséposercettequestionquimetrottaitpourtant

dans la tête.En regardant seschiens jouersur lapelouse, je remarquaidesbuissonsen fleursassezgrandspourqu’unenfantpuisseyjouer;desrhododendrons,m’informa-t-elle.Derrièreeuxs’étiraitunbosquetdegrandsarbres.«J’aimapropreplantationdesapinsdeNoël!commentaMrsGiveen.Commeça,pourlesfêtes,je

suisenmesuredechoisirceluiquejepréfère.»Je commençais à me sentir bien en sa compagnie. Nous continuâmes de discuter tout en nous

dirigeantversungrandchamp,àcôtédelamaison,oùdepetitsponeysrâblésbroutaientdansl’herbe.Ilsvinrentjusqu’àlabarrièreetnousregardèrentdeleursgrandsyeuxvitreux.MrsGiveensepenchapourlescaresseretm’expliquaqu’ilsavaientpasséleurjeunesseàcharrierdelatourbe.Àprésent,ilspouvaientsereposeretfinirleurvieenpaix.Elleseredressaetpritquelquesmorceauxdesucredanssapoche,qu’elleleurtendit.J’observai,émerveillée,lafaçondontilss’ensaisirentavecdélicatesse,enretroussantlesbabinesaucreuxdesamain.«Alors,Antoinette,medemanda-t-elledebutenblanc,est-cequetuaimeraisvenirvivreici?»Àmesyeux,c’étaitundécormagique, toutdroit sortidescontesde féesque je lisais. Jen’avais

jamais imaginé pouvoir vivre un jour dans un tel lieu. J’avais du mal à croire à la réalité de saproposition.Jelaregardaietluidissimplement:«Oui,j’aimeraisbeaucoup!»Elle me sourit à nouveau et nous rejoignîmes ma mère pour visiter la maison. Nous passâmes

d’abordparunhalldechassedontunmur,au-dessusd’unegrandecheminéeenmarbre,étaitdécorédemousquetsetdecouteauxgrossièrementfaçonnés.Onmeditparlasuitequ’ilsavaientappartenuàsongrand-père,quis’étaitbattucontrelesIndiensd’Amérique.UneépaisseporteenchênedonnaitdanslesalonpersonneldeMrsGiveen,garnidemeublestrèsélégantsauxquelsjen’étaisguèrehabituée:deschaises et des canapés aux pieds délicatement sculptés. J’appris dans les mois qui suivirent qu’ils’agissaitdemobilierLouisXVdegrandevaleur.Enécoutantlesdeuxfemmesdiscuter,jecomprisquemamèresollicitaituneplacedegouvernanteet

damedecompagnie.MrsGiveen,semblait-il,n’avaitplusassezd’argentpourpayersuffisammentdepersonnel pour entretenir une propriété de cette taille. Depuis l’ouverture des usines en Irlande duNord,leprixdelamain-d’œuvreavaitaugmenté.Monpèregarderait son travaildemécanicienenville.Avecunsalaire supplémentaireetplusde

loyeràpayer,mamèreespéraitéconomiserunpeud’argentenvued’acheterunemaison.Quand j’appris que l’affaire était conclue et que nous allions vivre chez Mrs Giveen, j’eus le

sentimentd’avoirpasséunexamenavecsuccèsetquemamèreétaitfièredemoi.Jenemesouvienspasde l’avoirvue fairenosbagages,maisnouspossédions trèspeudechoses et je croisquenousavons laissé la plupart de nos vieuxmeubles dans lamaison au toit de chaume. Les poules furentvenduesaux fermiersdesenvirons–ycompris June.Une foisdeplus,nouspartionsavecquelquesvalisesetlescaissesàthédésormaisdéfraîchies.Commelorsdenosprécédentsdéménagements,mamèreyrangealesvêtements,laliterieetleslivres.ÀnotrearrivéeàCooldaragh,MrsGiveennousattendaitsurlepasdelaporte.«Antoinette,machérie,viensavecmoi,jevaistemontrertachambre»,medit-elle.Noustraversâmeslehalldechasseet l’escalierprincipalnousmenajusqu’àungrandcouloirqui

donnait surplusieurspièces.Ellememontramagrande chambre, avecun lit en laiton couvert d’un

épaisduvet.Unelampeàpétroleétaitposéesurlatabledenuit,protégéeparunnapperon.Prèsdelafenêtresetrouvaientunpetitbureauetunebibliothèque.Ellem’annonçaqu’elleoccupaitlachambrevoisine,cequim’enchanta.Jemesentaisainsiensécurité.Deuxautres escaliersmenaient auxanciens appartementsdesdomestiques–unpour leshommes,

l’autrepourlesfemmes.Mesparentsoccupaientlachambredelagouvernante,prèsdel’uniquesallede bains deCooldaragh.À l’époque où le personnel demaison était nombreux, l’eau du bain étaitchaufféesurlepoêledelacuisineetmontéejusqu’àcettesalledebainsparunearmadadeservantes.Maisàprésent,nosbainshebdomadairesréclamaientuneffortconsidérable.Il y avait deux autres pièces au bas de ces escaliers, qui avaient été autrefois les offices du

majordome et de la gouvernante. Une porte donnait sur une petite cour, où une pompe nousapprovisionnaiteneaupotable.Pourtousnosautresbesoins,nousutilisionslescollecteursd’eaudepluie.Chaquematin,nousremplissionsdesseauxquenousentreposionsprèsdupoêle.Depuislacuisineetlesoffices,onpouvaitemprunterunlongcouloirpavédetomettesrougespour

regagnerlecœurdelamaison,oùsetrouvaitlesalondemesparents.Plus tard,quand j’explorai les lieuxparmoi-même, jecomptaivingt-quatrepièces.Seulesquatre

chambresétaientmeublées,dontlesdeuxquemesparentsetmoioccupions.Lespluspetitesetlespluspoussiéreusesétaientlesanciensappartementsdesdomestiques.NonseulementCooldaraghn’avaitpasl’électriciténil’eaucourante,maislebusnepassaitqu’une

foislematinpourallerenville,etnerevenaitlesoirqu’aprèsdix-huitheures.Ilfutdoncdécidéquejeserais demi-pensionnaire à l’école. Cela signifiait que je pourrais fairemes devoirs au chaud à labibliothèqueetprendreungoûteraveclespensionnairesavantdereprendrelebus.Unefoisinstallésdansnotrenouvelledemeure,mamèrem’emmenaacheterunnouveluniformepour

l’écoledeColeraine.J’étaisheureused’yretourner,maisjen’étaispluslapetitefilleenjouéequemescamarades avaient connue. Jem’étais repliée surmoi-même. Comme les institutrices n’avaient passuivi mon évolution au jour le jour, elles durent penser que j’avais changé avec le temps, toutsimplement.Mon père était très souvent absent le week-end ; ma mère expliquait qu’il « faisait des heures

supplémentaires»,cequiétaitpourmapartunsoulagement.MamèreetmoidéjeunionsalorsavecMrsGiveendanssasalleàmanger.Commesonsalon,celle-ciétaitdécoréedemeublesanciens;toutelasurfacedubuffetenacajouétaitcouverted’argenterie.Nousnousasseyionsàunegrandetableciréequipouvaitaccueillirdixpersonnes.Mamèren’ajamaisétéunegrandecuisinière,maisellearrivaitàpréparerunrôtileweek-end.Rétrospectivement,jepensequemonpères’arrangeaitpournepasêtrelà,parcequeMrsGiveenappartenaitàuneespèceenvoiededisparition:l’aristocratied’IrlandeduNord.Monpèrenes’estjamaissentiàl’aisedanscemilieu,contrairementàmamère.Jecroisque,danssonesprit,elleétaitl’amiedeMrsGiveenetnonpassonemployéedemaison.À quatre-vingts ans passés, la vieille dame était fière et digne. Je sentais instinctivement qu’elle

étaitseule,etilsecréaentrenouslelienquinaîtsisouvententrelesenfantsetlespersonnesâgées.Aprèsledéjeuner,j’aidaismamèreàdébarrasseretàfairelavaisselledanslegrandévierblancdel’office de la gouvernante. Puis je sortais m’amuser avec les chiens. Nous allions jouer dans lesrhododendronsetvoirlesponeys.Quandjeleurdonnaisdessucreries,ilsmelaissaientleurcaresserlesnaseauxetlagorge.JemesentaisensécuritéàCooldaragh,enraisondelasituationdemachambre:monpèren’osait

pasm’approcher,avecMrsGiveendel’autrecôtédumur.

Lesjoursdepluie,j’exploraislamaison.LesarmoiresdeMrsGiveenregorgeaientd’objetsdatantdesguerresaméricaines.Elleaimaitbeaucoupmeparlerdesongrand-pèreetmemontrercequi luiavaitappartenu.Parfois,jem’installaisavecunlivredansl’immensecuisinetoujoursempliededélicieusesodeurs

depainsetdegâteauxquemamèrepréparait.Avantqu’onnemelaissepartiràl’aventureavecleClubdesCinq,j’avaistoutefoisquelquestâchesàaccomplir.Jedevaisallerchercherdel’eauàlapompe,delatourbepourlepoêleoudesbûchespourlescheminéesdenoschambres.Lesjoursdebeautemps,quiétaientplutôtraresenhiver,j’allaischercherdesbranchesmortesetdupetitboispourlefeu.Onlesfaisaitsécherprèsdupoêle.Mamèreavaitluquelquepartquelesinfusionsd’ortiesavaientdesvertusmédicinales.Arméedegantsdejardinage,j’allaisenrécolterdepleinspaniersqu’ellefaisaitbouillirsurlepoêleetquilaissaientdanslacuisineuneodeurâpre.Les matins d’hiver, quand je traversais les couloirs pour aller chercher de l’eau pour faire ma

toilette, j’entendais galoper les souris. Elles neme faisaient pas peur,mais leur présence signifiaitqu’ilfallaitrangerdansdesboîtesoumettresousclochelamoindreparcelledenourriture.Unmatin,jevisquemonpèreavaitlaisséunpaquetdesucreouvertlaveilleausoir.Unesourisgrassouilletten’avaitpasmanquédes’y installerpendant lanuit.Je la fisdéguerpiret jetai le restedesucre. IlyavaituneribambelledechatsàCooldaragh,maisjedevaispourtantnettoyerdenouvellescrottesdesouristouslesmatins.Pâquesfitsonretour,apportantuntempsplusclément.Jepassaidèslorslaplupartdemontemps

libreàexplorerlesboisencompagniedeschiens.Lesrayonsdusoleilréchauffaientlessous-boisetfaisaient briller les jeunes feuilles qui poussaient sur les arbres. De joyeux chants d’oiseauxs’échappaientdesnidsoùdefutursparentscouvaientleurdescendance.Scamp,devenuaveugle,étaittropvieuxpournoussuivremaismestroisautrescompagnonscouraientautourdemoietcreusaientlaterre çà et là. Judy faisait souvent des escapades pour courser un lapin. À mon signal, « Vachercher!»,Brunopartaitetlaramenait.Entrelebosquetdesapinset leboiscoulaitunruisseau,surlesbordsduqueljem’installaispour

surveillerlesœufsdegrenouille.Jem’amusaisàtroublerl’eauavecunbâtonpourvoirsilavienesecachaitpassouslavase.Souvent,mapatienceétaitrécompensée:jevoyaisdeminusculesgrenouilles,presqueencoredestêtards,oudescrapaudstapisdansl’herbeprèsducoursd’eau.En début de soirée, j’allais avecMrs Giveen donner des friandises aux poneys. Habitués à nos

rendez-vous,ilsnousattendaient fidèlementà labarrière.Deretourà lamaison, j’aidaismamèreàpréparerledînerquidevaitêtreprêtavantleretourdemonpère.J’apportaisleplateaudeMrsGiveendanssonsalonpuisretournaismangeravecmesparentsdanslacuisine.Monpèremeparlatrèspeupendanttoutecettepériode.Jesentaisbienqu’ilmesuivaitduregard.

Maisaufinalilm’ignoraitetc’étaitréciproque.Cefutunpaisibleinterludedansmavie.Lesmoispassaientet jemeprisàcroirequecette trêve

dureraittoujours.Maiscommentaurait-ilpuenêtreainsi?Unmatin,audébutdesvacancesd’été,unétrangesilencerégnaitdanslamaison.Endescendantdans

la cuisine, je sentis que quelque chose n’allait pas. Ma mère, qui préparait mon petit déjeuner,m’annonçaqueMrsGiveens’étaitéteintedanssonsommeil,sereinement.Ellemeparlad’untontrèsdoux;ellesavaitquej’aimaisbeaucouplavieilledame.Cettenouvellemedévasta,carMrsGiveenavaitétémonamiemaisaussi,sanslesavoir,maprotectrice.Jevoulusluidireaurevoir.Jemontaidanssachambre,oùellereposaitsursonlit, lesyeuxclos.Unbandeauluimaintenait lesmâchoires

fermées.Jen’euspaspeurdelamort,quejevoyaispourtantpour lapremièrefois.Lavieilledamen’étaitpluslà,c’esttout.Leschiensfurentcalmes,cejour-là.Onauraitditqu’ilsavaientperduuneamie,commemoi.Enfin

d’après-midi, j’allai donner du sucre aux poneys et puisai un peu de réconfort dans leur regardsolennel.Jenemesouvienspasdesonenterrementnidesvisitesdesafamille.Enrevanche,jemerappelle

que sa belle-fille vint passer quelques semaines à Cooldaragh pour faire l’inventaire de ce quecontenaitlamaison,lesvieuxmeublessurtout.C’étaitunebellefemme,charmante,toujoursparfumée.Ellemefaisaitvenirdanssachambre,voisinede lamienne,etm’offraitdesbarrettesetdes rubanspourmescheveux.Elleme rapportamêmeune robeécossaisedeLondres,oùellevivait.Mamère,couturière chevronnée, me confectionna ma première veste de flanelle grise. J’étais très fière del’imagede grande fille que je voyais soudain dans lemiroir, et j’avais hâte d’aller à l’église avecMrsGiveenfilledanscettetenue.Pendant le séjour de Mrs Giveen, un dimanche, l’apparition soudaine d’une chauve-souris dans

l’églisevintperturberl’office.Pourmoi,c’étaitjusteunesourisvolante,maisellefitsoufflerunventdepaniquedansl’assemblée.Lesadultes,medis-je,ontpeurdebienpeudechose.C’était la première fois que je voyais ma mère avec une femme de son âge qu’elle semblait

apprécier.J’avaistoujourssentiqu’elles’ennuyaitencompagniedelamèreetdelasœurdemonpère.Leweek-end,nousprenionssouventlethétouteslestroisdanslejardin,àlamodeanglaise.Mamèredisposaitsurunplateaulathéièreenargentetlestassesenporcelaine.Elleavaitpréparédesscones,du cake et des petits sandwiches aux œufs, au cresson ou garnis de fines tranches de jambon cuitmaison. C’était unmoment gratifiant pourmoi car les deux femmesme faisaient participer à leursdiscussions.Le jour que je redoutais finit par arriver. Mrs Giveen m’annonça qu’elle devait repartir pour

Londres.Ellem’offrituncadeauavantdenousquitter.«Antoinette,dit-elle,c’estbientôttonanniversaire.Jesuisdésoléedenepaspouvoirrester,mais

j’aiunpetitcadeaupourtoi.»Ellemedonnaunechaîneavecunpetitmédaillonenor,qu’ellemepassaautourducou.Maintenantquelamaisonétaitvide,pensai-je,mamèredevaitsesentirmaîtredeslieux.Cequ’elle

futeneffetpendantuneannée.

10

Je fus tiréedusommeilpar la lueurdumatinet regardaiautourdemoienclignantdesyeux.Lesrayons du soleil donnaient un éclat inhabituel aux teintes rouges et bleues de ma robe écossaise,suspendueàlaportedemachambre.Unfrissond’excitationmeparcourut:c’étaitlejourdemondixièmeanniversaire.Pourlapremière

foisdemavie,j’avaisorganiséunefêteàlaquelleétaientinvitéeslesquatorzefillesdemaclasse.Mamèrem’avait donné sonaccord.Monpère, quant à lui, nous avait annoncéqu’il irait jouer augolf,m’offrantainsiuncadeau trèsappréciable : sonabsence.C’étaitma journée,et j’allaisenpasser lamoitiéseuleavecmamère.L’ombredemonpèrenemenaceraitpascemomentprivilégié.MonregardseposasurlemédaillonquelajeuneMrsGiveenm’avaitoffert.Avecunpincementau

cœur,jemedisquej’auraisaiméquesabelle-mèreetellepuissentêtrelà.Pendantlesvacancesd’été,mamèrem’avaitditque j’aurais ledroitd’organiserune fêted’anniversairecetteannée.Toutes lesfillesdemaclasseavaientacceptél’invitation;j’avaishâtedeleurmontrermamaison.Cardansmonespritcommedansceluidemamère,Cooldaraghétaitmamaison.Lorsque je me promenais dehors avec les chiens, nous passions toujours dans le bosquet et

j’imaginais alors les jeunes enfants Giveen, année après année, choisir leur sapin de Noël puisl’installerdanslevastehall.Jemelesreprésentais,aussibienhabillésquesurlesphotographiessépiaquidécoraientlesalon,grimpersurunescabeaupourdisposerlesdécorationssurlesapin.LematindeNoël, ilsouvraient leurscadeauxdevantungrandfeudecheminée.Dans le fondde lapièce, lesdomestiquesattendaientlemomentdeprendrepartauxfestivités.Jeparessaidansmonlitencorequelquesinstants.CeCooldaragh-làétaitceluidontjevoulaisfaire

partagerlamagieàmesamies.Lavoixdemamère,quim’appelaitdubasdesescaliers,mesortitdemesrêveries.Jem’habillaiet

larejoignisdans lacuisine.Danslecouloir,dedélicieusesodeursm’annoncèrentquemamèreétaitdéjààl’œuvre.Laveille,elleavaitdéjàpréparémongâteaud’anniversaire,ornéd’unglaçagerose,dedixbougies

etdesmots«Bonanniversaire».Enentrantdanslacuisine,jedécouvrisdesrangéesdepetitsgâteauxquitiédissaientsurlesétagères.J’aperçusaussileprécieuxsaladier,dontjepourraismerégaleraprèslepetitdéjeuner,dèsquemamèreauraitverséleglaçagemulticoloresurlesgâteaux.La tableétaitmisepourdeux : la théièredans son joli fourreau,desœufsdans leurcoquetier et,

derrièrelesassiettes,plusieurspaquets.«Bonanniversaire,machérie»,meditmamèreenm’embrassant.Unejournéeparfaitecommençait.

Jedéballaimescadeaux:mesparentsm’avaientoffertunepairedechaussuresnoiresvernies,avecune fine lanière sur le devant,mes grands-parents un pull-over jacquard etma grand-mère anglaisetrois livresdeLouisaM.Alcott,LesQuatreFillesdudocteurMarch,LeRêvedeJoMarch etLaGrandeFamilledeJoMarch.Je dévoraimon petit déjeuner, donnant discrètement quelquesmiettes aux chiens. Il faisait beau,

j’avaismamèrepourmoitouteseule,j’étaisraviedemescadeaux.

J’avais attenducette fête toute la semaine. Jemevoyaisdéjàprésenter le jardinaux fillesdemaclasse,quinemanqueraientpasd’êtreimpressionnéesparlachancequej’avaisdevivredansuntellieu.À la fin de l’été, la perspective de pouvoir les inviter avait ajouté une dose d’excitation à larentrée.Lesgrandesvacancess’étaientbienpassées,maisdanslasolitude.LedépartdeMrsGiveenavaitcrééungrandvide.Messeulscompagnonsétaientleschiens.Jepassaismesjournéesàexplorerla propriété avec eux. Parfois, ayant fait provision de sandwiches et d’orangeade, je disparaissaispresquelajournéeentièreetrevenaisenfind’après-midiavecdupetitboispouralimenterlepoêledelacuisine. J’aimaisbienm’acquitterdemes tâchesquotidiennes.Maintenantque j’étaisunpeuplusâgée,jedevaisaussicouperlesbranchesmortesenrondins.MaisjenevoyaisquasimentpersonneetnequittaisjamaisCooldaragh.Lecontactavecd’autresenfantsmemanquait.Iln’yavaitaucunefermeprèsdelamaison,lesmagasinslesplusprochesétaientàColeraineetlebusnepassaitquedeuxfoisparjour.Nousnenousaventurionsquerarementhorsdecheznous.Le laitierpassaitchaque jouretl’épicierdeuxfoisparsemaine.Toutefois, ces vacances d’étéme rapprochèrent demamère : nous étions aussi seules l’une que

l’autre.Lesjoursdepluie,passantdelonguesheuresdanslacuisine,nousnousrégalionsdesgâteauxqu’elleaimaitpréparer.Jemeplongeaisdansunlivreetmamèreseconcentraitsursontricot,latêtepenchéesursonouvrage.Lecliquetisdesaiguillesmerassurait.Pour la rentrée,ellem’avait tricotéunpull-oververt foncé,avecuncolenVnoiretblanc. Il lui

arrivaitaussidereprisermeschaussettesenlaineoudesoupirersurunejupetropcourtequ’ilfallaitserésoudreàabandonner,puisqu’iln’yavaitplusd’ourlet.Aprèslepetitdéjeuner,j’aidaimamèreàterminerleglaçagedesgâteauxpuissortisjoueravecles

chiens.Mamèremedemandadenepas tropm’éloigner, car jedevaismepréparerpour la fête. Jerenonçaidoncàmapromenadehabituelledans lesboiset,aprèsêtrealléesaluer lesponeyset leuravoirdonnéquelquessucreries, jerentraià lamaisonparlapetitecouràl’arrièredelacuisine.Lesoleildonnaituneteinteplusdouceauxmursdebriquesrougesdelamaison.Prèsdupoêle,l’eaudemonbainétaitdéjàprête.Ilmefalluttroisvoyagespourlamonterjusqu’àlasalledebains.Jemis la robeécossaisequeMrsGiveenm’avaitofferteetmesnouvelleschaussuresnoires.Ma

mèremepassamonmédaillon autour du cou etme coiffa. Jeme regardai quelques instants dans lemiroir,satisfaite.Unedemi-heureavantl’heureàlaquellelesfillesdevaientarriver,jem’assissurlesmarchesdela

maisonpourattendrelapremièrevoiture,lesyeuxrivéssurl’allée.Leschiensmetenaientcompagnie,attentifseuxaussi,manifestementconscientsdevivreunejournéetrèsspéciale.Plusieursvoituresnoiresfirentbientôtleurapparitionets’arrêtèrentdevantleperron,faisantcrisser

le gravier poussiéreux de la cour.De petites filles apprêtées en sortirent, tenant chacune un cadeaujolimentemballé.Leursparentsrepartirentaprèsavoirpromisàmamèrederevenirleschercheràdix-huitheurestrente.Mamèrenousapportadel’orangeadedanslejardin.Jecommençaiàdéballermescadeaux,sousles

regards curieux de l’assemblée. Plusieurs paquets contenaient des boîtes de bonbons, qui passèrentjoyeusementdemainenmainjusqu’àcequemamèredécidedelesrangerdanslamaison,craignantquenousn’ayonsplusd’appétitpourlasuite.D’autrespaquetscontenaientdesbarrettesetdesrubans.Je fus aux anges en découvrant également un stylo noir avec une bague en argent et un journal à lacouverturerose–dontjenenoirciraisjamaisuneseulepagecaraprèscettejournée,riennemeparutdigned’êtrerelaté.Maisencemerveilleuxdébutd’après-midi,jenesavaispascequiallaitsepasser.

Mamèrem’aidaà rassembler tousmescadeauxetmesuggérade fairevisiter lapropriétéàmesamies–ellen’eutpasbesoind’insister.Jelesconduisisdanslehalletleurmontraitouslesobjetsquivenaient d’Amérique.C’est alors que jeme rendis compte que le vent était en train de tourner.Unétrangemurmure,quelqueschuchotements,unéclatderireétouffé...Toutàcoup,jevisCooldaraghàtraversleursyeux.Aulieudel’endroitmajestueuxdontjeleuravaissouventparlé,jevislescheminéescondamnées,

bouchéespardupapierjournalpouréviterlescourantsd’air;lestoilesd’araignéesdanslescoins;lestapispoussiéreuxdansl’escalierquimenaitauxchambresvides.Danslasalleàmanger,jesentisleurregards’arrêtersurl’argenteriequepersonnen’avaitnettoyéedepuislamortdeMrsGiveen.Jevis les rideaux fanésqui pendaient aux fenêtres depuis tant d’années et les lampes à pétrole, sur lebuffet,quirappelaientquecettevieillemaisonn’avaitmêmepasl’électricité.«Jesuissûrequ’iln’yapasl’eauchaude...»entendis-jel’unedesfillesmurmurer.Les filles de ma classe habitaient dans de belles maisons avec jardin, meubles modernes et

argenterieétincelante.Chezelles,les«bonnes»nelaissaientpastraînerlamoindrepoussièreetl’onprenaitunbaintouslesjours.Àleursyeux,Cooldaraghn’avaitriendemagique.C’étaitunbâtimentenruine.Avec l’instinct infailliblede l’enfance,elles faisaient le lienaveccequ’ellesavaientdéjàdûentendredeleursparents.Ellessavaientquemamèreétaitlagardiennedecettemaison.Ellessavaientquejenevenaispasd’unefamilleaisée.Jen’étaispasl’unedesleurs.Jesentisencoreunefoisladistancequinousséparait.C’étaitlacuriosité,pasl’amitié,quilesavait

poussées à accepter mon invitation. Cette amitié à laquelle je voulais croire m’échappait soudain.J’avaisl’impressionqu’uneparoideverres’étaitdresséeentrenous.Jelesregardaisrireetparleràtraverscemurinvisible,etjenepouvaisaumieuxquelesimiter.J’étaisàl’extérieur,jeregardaislafêtedequelqu’und’autresedéroulersousmesyeux.Nous fîmes plusieurs jeux dans l’après-midi, surtout des parties de cache-cache, les nombreuses

piècesvidess’yprêtantàmerveille.Quandc’étaitmontourdemecacher,jeremarquaiqu’ellesnemecherchaient pas avec autant d’application que les autres. Je compris qu’elles attendaient toutes queleursparentsviennentleslibéreretlesramenerdansleursmaisonsaseptisées.Tout ce que ma mère avait préparé – pâtes de fruits, sandwiches, gâteaux – fut apprécié avec

enthousiasme.Aumomentdesoufflerlesbougiesdemongâteaud’anniversaire,quelqu’unmeditquesijeparvenaisàleséteindretoutesenmêmetemps,jepourraisfaireunvœu.Jegonflailespoumonsetsoufflaisansoserregarder.Tout lemondeapplaudit : lesflammesétaientéteintes ; jemeconcentraipourfaireunvœu.«Faites qu’ellesm’aiment, faites qu’elles soientmes amies », implorai-je, les yeux clos.En les

rouvrant, jepensaiun instantquemonvœuavait étéexaucé.C’était lebonmoment,mesemblait-il,pourdistribuerlesbonbonsqu’onm’avaitofferts.Jemedirigeaiversl’endroitoùmamèreavaitrangémes cadeaux,mais àmon grand désarroi, tous les bonbons avaient disparu. Les filles devaient lesavoirmangéspendantnospartiesdecache-cache,quandj’avaisattendusilongtempsqu’onviennemedénicherdansmacachette.Jelançaiunregardversmamère,désemparée.Ellesemitàrire.«Machérie,tudoisapprendreàpartager!»Elleéchangeadessourirescomplicesavecmesinvitées.J’avaisl’impressionquetoutlemondese

moquaitdemoietjemesentisànouveauseuleaumonde.La fête arriva à son terme. Sur le perron de la maison, je regardai le convoi de voitures

raccompagnermes«amies»,quim’avaientpolimentremerciéetoutenfaisantlavaguepromessedemerendrel’invitation.Jedécidaid’ycroireetleurfisdegrandssignesdelamainjusqu’àcequelesvoituresaientdisparuauboutduchemin.Monpèrerentraàseptheures.Jecomprisàsamineécarlatequ’ilavaitbu.Ilmefixaitdesyeux.

J’avaisenviedem’enfuirmaiscommetoujours,sonregardmeclouaitsurplace.Ma mère me demanda de lui montrer mes cadeaux, d’une voix haut perchée qui trahissait sa

nervosité.«Regardecequ’onluiaoffert,Paddy.»Jelesluimontraiunparun.«Et il n’y a pas de bonbons ? » Il lut la réponse surmonvisage. «Tun’as pas gardé quelques

bonbonspourtonvieuxpère?»Je scrutai son visage, cherchant à savoir si j’avais en face demoi le père jovial, avec qui l’on

pouvaitplaisanter,oubienl’autre.Monestomaccommençaitàsenouer.Lederniercadeauquejeluimontraiétaitlestylo.Mamaintremblaquandillepritpourleregarder.

Ils’enrenditcompte,carilsourit.« Où est ton autre stylo, celui que ta mère et moi t’avons offert ? » demanda-t-il. Je compris,

terrorisée,quecen’étaitpaslepèrejovialquimeposaitcettequestion.«Dansmonsac»,répondis-jed’unevoixtimide.Ilpartitd’unriredétestable.«Alorsvalechercher,tun’aspasbesoindedeuxstylos.—Si,protestai-je.Ilm’enfautunderechange,c’estpourçaqueMariemel’aoffert.»J’eus l’impression qu’il enflait comme les crapauds que j’observais dans les bois. Son torse se

gonfla,sesyeuxétaientinjectésdesang.Jeviscerictusrévélateursurseslèvresetregrettai,unpeutard,deluiavoirrépondu.«Nediscutepasavecmoi!»cria-t-ilenagrippantlecoldemarobepourmedélogerdemachaise.

Lesolsedérobasousmespieds,jen’arrivaisplusàrespirer,ilserraitlesmainsautourdemoncouetj’entendismamèrecrier.«Paddy,arrête,tuvaslatuer!»J’essayaidedesserrerl’étreintedesesdoigtsetbattaidésespérémentdesjambesau-dessusdusol.Ilhurla:«Tufaiscequejetedisdefaire!»Mamèrecontinuaitdelesupplierd’arrêter.Ilfinitpar

merelâcher.Jemerelevai,totalementhébétée.«Jeneveuxpluslavoir,cria-t-ilàmamère,emmène-ladanssachambre.»Ellemepritparlebrassansdireunmotetmeconduisitàtraverslecouloiretl’escalier,puisme

relâchabrusquementetm’ordonnaderesterlà.«Pourquoiest-cequ’ilfauttoujoursquetul’énerves?Tusaisbienqu’ilamauvaiscaractère.»Elle

avait l’airdésabusée.«Tunepeuxpasfaireuneffortpourmoi?»Sadétresseétaitperceptible.Jesavaisqu’elleavaiteuaussipeurquemoi.Unpeu plus tard, elle revint dansma chambre.Encore sous le choc, j’essayais deme calmer en

m’échappant avecLes Quatre Filles du docteurMarch. À son regard, je sus que le sentiment desécuritéquej’avaiséprouvédutempsdeMrsGiveenn’étaitplusqu’unsouvenir.Mamèreavaitchoisi

lecampdemonpère.Pourelle,j’étaisdésormaisuneenfantquiposaitproblème.«Essaiedenepasmettretonpèreencolère,Antoinette.»C’esttoutcequ’ellemeditenrepartant

demachambreavecmalampeàpétrole.Jefermailesyeux.Puisquejenepouvaispluslire,jememisàinventerunehistoire.Unehistoiredanslaquellej’avaisdesamiesquim’aimaientetquim’invitaientàleursfêtes.

Retouràl’hospice.Jemepréparaiuncaféetallumaiunecigarettepourtenterd’arrêterleflotdes

souvenirs,maisAntoinette,lefantômedemonenfance,étaittoujourslà.Jel’entendisànouveau.«Toni,faisl’effortdetesouvenir,rappelle-toilavérité.»Je pensais que mon passé était réglé, mais le visage d’Antoinette revenait me hanter. Bien des

annéesplustôt,j’avaisdétruittouteslesphotosdecetteenfantquiavaitétémoi,maisàprésent,ellesressurgissaientl’uneaprèsl’autre.Sur l’une d’elles, une petite fille joufflue aux boucles brunes souriait à l’objectif, les jambes

croisées,sespetitesmainsgrassouillettesposéessurungenou.Elleportaitsarobepréférée,unerobeconfectionnéeparsamère.Suruneautre,quelquesannéesplustardetamaigrie,elleportaitunerobeàcarreauxtroppetitepour

elle,etavaitlespiedsnusdansdessandalesd’occasion.Sonregardétaitvide,sesyeuxcernés.Elleposaitdebout sur lespelousesdeCooldaragh, Judydans lesbras, sesautresamis, leschiens, à sespieds.Suruneautreencore,elleétaitdanslesrhododendronsdeCooldaraghaveclamèrequ’elleaimait

tant.Maisiln’yavaitaucunephotod’elleencompagnied’autresenfantsdesonâge.Jerepoussaicesimagesmentalesetretournaidanslachambredemamère.Enfermantlesyeux,la

petitefilleseuleettristedeCooldaraghmerevintàl’esprit.L’anniversairedesesdixans,marquéparlabrutalitédesonpère,l’indifférencedesamèreetsonincapacitéàsesentirenphaseaveclesfillesdesaclasse.Maisilétaitdéjàtroptard.Àdixans,ellesavaitquelesmomentsdebonheurqu’ellepouvaitvivre

n’étaientqu’uneillusionfurtive.Assise au chevet de ma mère, je me rappelai soudain une tentative de rébellion dérisoire qui

m’arracha avec le recul un sourire attendri. Ça s’était passé juste aprèsmon anniversaire. Commequoi,lapetitefilleétaitencorecapabledecolèreàcemoment-là.À Cooldaragh, toutes les cheminées inutilisées étaient obstruées par du papier journal, non

seulementpouréviterlespertesdechaleur,maisaussipourempêcherlesoiseauxetleschauves-sourisd’entrerdanslamaison.Quandj’allaischercherdel’eaudanslacouràlatombéedelanuit,jevoyaissouventlevolerratiquedeschauves-souris.Ellesmerappelaientleventdepaniquequel’uned’entreellesavaitfaitsouffleràl’église,undimanchematin.Cejour-là,j’avaisvuàquelpointcepetitanimalavaitterrorisélesfemmesdel’assemblée.Jechoisisméthodiquementlesoirdemavengeance.Levendredimatin,monpèrepartaitàColeraine

etnerevenaitquetarddanslasoirée,ivre.Mamèresuivaitalorstoujourslemêmerituel.Quandelleétait fatiguée de l’attendre, elle quittait le salon, une bougie à lamain, et traversait le couloir quimenaitàlacuisine.Ellesepréparaitunthépuismontaitsecoucherparl’undesescaliersdeservice.Cevendredisoir,alorsquemamèremecroyaitendormie,jesortisdemonlitàpasdeloup,bien

décidéeàlaisserentrerquelqueschauves-sourisdanslamaison.Jefisdestrousdanslepapierjournalquibouchait lesconduitsdescheminéespuisouvris laportequidonnait sur lapetitecour,prèsdesanciennesétablesoùnichaientlespetitesbêtes.J’attendispatiemmentl’arrivéedesvisiteursnocturnes,assiseenhautdel’escalierdeservice.Une

chauve-souris fitbientôtsonentréepar laportede lacour. Jedévalai lesmarcheset la refermaiensilence derrière elle, puis regagnaimon poste d’observation. La suite des événements ne se fit pasattendretrèslongtemps.La porte du salon s’ouvrit et j’aperçus la lueur orangée d’une bougie, puis le vacillement d’une

flammequiprécédaitmamère.Lachauve-sourisnetardapasàvenirtournoyerau-dessusdesatête.Mamèrepoussauncri.Jeladevinaismortedepeurdanscettepénombre.Jecourusverselleetlaprisdansmesbras.Elle

était toute tremblotante. Je la raccompagnai dans le salon et la fis s’asseoir, en lui expliquant quej’étaisdanslasalledebainsaumomentoùjel’avaisentenduecrier.Jelalaissaipourallerluipréparerunthédanslacuisine.Toutecetteagitationn’avaitmanifestement

pasperturbélesommeildeschiens.Avecunetassedethé,unpotdelaitetdusucresurunplateau,jeraccompagnaimamèrejusqu’àsachambreparl’escalierprincipal,pouréviterunenouvellerencontreavecl’intruse.Jeposaileplateauprèsdulitdemamèreetlaprisunenouvellefoisdansmesbras.Àtraversmesyeuxd’adulte,j’essayaismaintenantdecomprendrecequ’avaitétélaviedemamère

pendanttoutescesannées.Jeconcevaisqu’elleaiteuenviedeseréfugierdanssesrêvesde«familleheureuse », où tout allait pour le mieux. Après tout, qu’avait-elle d’autre ? Après le décès deMrsGiveen,ellenevoyaitquasimentpluspersonne.Ellen’avaitnifamilleniamisenIrlandeduNord,et aucune indépendance financière. Sans moyen de transport, elle était de plus en plus seule etdéprimée.Cinquanteansplustard,mamèreauraitcertainementeulapossibilitédefaired’autreschoix.Mais

aurait-ellesaisicetteoccasion?Auvudecequis’étaitpasséparlasuite,j’endoutais.Toujoursassiseàcôtéd’elle,jeregardaissafrêlesilhouettedanslalueurternedelaveilleuse.Le

sommeilsemblaitavoircalmésadouleur,sestraitsétaientapaisés.J’étaistirailléepardessentimentscontradictoires,commelapetiteAntoinettelanuitdesapauvrevengeance:laconfusion,lacolèreetunénormedésirderéconfortermamèreetdelaprotéger.

11

AprèsledépartdeMrsGiveen,monpèrecommençaàvenirdansmachambre.Lesjoursoùilsavaitqu’ilrentreraittard,ilprenaitsavoiturepourallerenville.Àsonretour,mamèreetmoiétionsdansnos chambres, situées à deux extrémités de lamaison.Ma chambre était plongée dans l’obscurité ;seulelaluneyjetaitunelueurblafardequandlecielétaitdégagé.Jem’endormaissouventenregardantpar la fenêtre levisage rassurantde« l’hommede la lune». J’avaisperduma lampe torchedepuisbelleluretteet,commemamèreavaitemportélalampeàpétroledemachambre,maseulesourcedelumièreétait labougieavec laquelle jeregagnaismachambrechaquesoir.Étenduedans lenoir, lespoings serrés, je fermais les yeux très fort dans l’espoir que, si je ne les rouvrais pas, je feraisdisparaîtremonpère.Mais il était toujours là. J’essayaisdeme recroqueviller sous lescouverturesmaisdéjàillesavaitrenverséesetavaitrelevémachemisedenuit.Ilmemurmuraitàl’oreille:«Tuaimesça,hein,Antoinette?»Jenedisaisrien.«Tuaimeraisavoirdel’argentdepoche,n’est-cepas?»Il sortait unedemi-couronnede sapoche et laglissait dansmonpoing serré.Puis il enlevait son

pantalon.Jemesouviendraitoujoursdesonodeur–l’haleinedewhisky,letabacfroidetsoncorps.Ilsemettait surmoi.Maintenantque j’étaisunpeuplus âgée, il s’autorisait unpeuplusdebestialité,même s’il faisait encore attention.Et ilme pénétrait. Je sentais son regard à traversmes paupièrescloses. Ilmedisaitd’ouvrir lesyeux. Jenevoulaispas.Àcetâge, ilme faisaitmal. Je l’entendaispousserunderniersoupiravantdeseretirer;ilserelevait,serhabillaitrapidementetallaitsecoucherdanslelitdemamère.Jerestaislà,mapièceaucreuxd’unemain.Sa violence physique augmenta aumême rythme que ses visites.Un soir, je jouais dans l’ancien

salon deMrsGiveen. J’y étais allée pour être seule, loin demes parents,maismon père vint s’yinstallerpourliresonjournal.Jem’amusaisavecundecespetitsgadgetsenmétalquiressemblentàdesgrenouillesetqu’ontrouvedanslespochettes-surprises.Assiseparterre,j’écoutaisnégligemmentlecliquetisrépétitifdumétalsouslapressiondemesdoigts.Jesentissoudainleregarddemonpère.«Antoinette,dit-il,arrêteçatoutdesuite.»Jesursautaidepeur.Lapetitegrenouillemeglissadesmainsdansundernier«clic».Iln’enfallut

pasplus.Monpèrem’empoignaetmerepoussacontrelesol.«Quandjetedisd’arrêter,tuarrêtes!»hurla-t-il.Souvent,lanuit,lemêmecauchemarmeréveillait:jerêvaisd’unechuteinterminabledansuntrou

noir.Lescénariointégraensuitelaprésencedemonpère,quandilcommençaàmeréveiller lanuit.J’avaisdumalàmerendormirquandilrepartait.Lematin,j’étaisfatiguéeenallantchercherdel’eaudanslacuisinepourmatoilette.Jeprenaissoindebienmelaverentrelesjambes,cesmatins-là.J’aibeaucoupdemalàmesouvenirprécisémentdecequejeressentais;jecroisquejeneressentaispasgrand-chose.Avec ses fréquentes visites, j’avais régulièrement de « l’argent de poche » et je pus à nouveau

acheterdesbonbonspourm’attirerlesbonnesgrâcesdemescamaradesd’école.Maislesenfantssontcomme les animaux : ils savent très bien quand quelqu’un est faible, différent ou vulnérable. Lesenfants demon école étaient bien élevés, la cruauté ne faisait pas partie de leur panoplie d’enfantspolis;maisleuraversionàmonégardétaitinstinctive.Alorsj’évitaisautantquepossiblelesélèvesdemonâgequandjeprenaismongoûteraveclesinternes.Jem’asseyaisavecdesfillesplusjeunes,avecqui jepouvais jouer,ouavec lesélèvesplusâgées,quiétaientgentillesavecmoi.Le restedutemps, j’allais fairemesdevoirs à labibliothèque. Je savaisbienqu’onnem’appréciait pas, et lesinstitutrices aussi d’ailleurs. Le personnel de l’école affichait une gentillesse de surface, mais jesentaisunedistance.Àl’âgededixans,j’avaisrenoncéàcequ’onm’aime.Letrajetenbusduraitunedemi-heure,pendantlaquellejefaisaismesdevoirsetlisaislespassages

desmanuelssurlesquelsonallaitnousinterrogerlelendemain.Unsoir,monpèremontadanslebusaupremierarrêt.Ilnes’assitpasàcôtédemoi,maispresqueenface,pourpouvoirmeregarder.Ilaffichalesouriredugentilpère.Maiscelafaisaitlongtempsquejen’ycroyaisplus.Cesoir-là,jeneréussispasàmettrelamainsurmonticket.Jesentismonterlapaniqueenfouillantdansmespochesetdansmonsac, sous le regarddemonpère. J’essayaidemurmurer auchauffeur :« Jene trouvepasmonticket.S’ilvousplaît,neleditespasàmonpère.»Maislechauffeuréclataderire.Ilsavaitquej’avaisuntickethebdomadaire,puisqu’ilconduisaitle

bustouslesjours.«Çanefaitrien,dit-il.Tonpèrenevapassemettreencolère.Regarde-le,iltesourit.Nesoispas

bête.»Certes, ilme souriait ; aveccette terrible lueurdans lesyeux.Puis ilme fitunclind’œilque je

reconnus.Letrajetmeparutinterminable.Nousdescendîmesdubusdanslanuitnoireetfroide.Dèsquelebusdisparutauloin,ilm’empoignacommejem’yattendaisetsemitàmefrappersurlesfessesetlesépaules,tandisquesonautremainmeserraitlanuque.Ilmesecouadanstouslessens,maisjenepleurai pas. Pas encore. Je ne criai pas non plus. J’avais arrêté de crier depuis longtemps déjà.Pourtant,enmarchantverslamaison,jesentisleslarmescouler.Mamèrevitcertainementquej’avaispleuré,maiselleneditrien.J’avalaimondîner,tropbouleverséepouravoirfaim,tropapeuréepourrefuser demanger. Je terminaimes devoirs etmontaime coucher. Je savais que je n’étais pas uneenfant qui s’évertuait à mettre ses parents en colère ; c’était au contraire l’un de mes parents quicherchaitlamoindreexcusepourmefrapper.Cesoir-là,ilvintdansmachambreavantquejenem’endorme.Ilrenversalescouverturesavecune

violenceinhabituelle.Ilmefitvraimentpeuretjefondisenlarmes.«Jeneveuxpasd’argentdepoche.Jeneveuxpasque tumefassesça.»Jen’arrêtaispasde le

supplier,jedevenaishystérique.«S’ilteplaît,s’ilteplaît,arrête,tumefaismal!»Cefutlapremièreetladernièrefoisquejepleuraiquandilvenaitdansmachambre.Mamère,qui

étaitdanslehall,entenditmescris.Ellenousappela:«Qu’est-cequisepasse?»Monpèreluirépondit:«Rien.Elleafaituncauchemar.Jesuisvenuvoircequec’était.Toutva

bien,elles’estcalmée.»Enrepartant,ilmeglissaàl’oreille:«Net’avisepasd’enparleràtamère.»Quelquesminutesplustard,elleentradansmachambre;j’étaisenfouiesouslescouvertures.«Antoinette,qu’est-cequis’estpassé?demanda-t-elle.

—Rien,répondis-je,j’aifaituncauchemar.»Ellerepartitsurcesmotsetnemereposaplusjamaislamoindrequestion.Certainssoirs,tapiedansmonlit,lecrissementdugraviermesignalaitl’arrivéedemonpère,puis

j’entendais leplancher craquer sous sespasqu’ilvoulait discrets, àmesurequ’il approchaitdemachambre.Jefaisaissemblantdedormir,accrochéeàl’espoirqu’ilnetiennepasàmeréveiller.Maisc’étaitpeineperdue.Ilnemedonnaitpassystématiquementunepièce,maisaumoinsdeuxfoisparsemaine.Detempsen

temps, au lieu de la glisser entremes doigts serrés, il la jetait dans un vase en porcelaine, sur lacoiffeuseoùjerangeaismonmédaillon.«Tiens,tonargentdepoche.»Lessoirsoùilrentraittôt,jem’installaisengénéraldanslecanapé,leschiensétendusàmespieds,

etj’ouvraisunlivre.Leshistoiresdeparentsaimantsmefaisaientsouventpleurer.C’étaitleprétexteidéalqu’attendaitmonpère.«Pourquoiest-cequetupleures?demandait-il.—Pourrien»,marmonnais-jeenessayantd’éviterdeleregarderdanslesyeux.Alorsilselevaitdesachaise,m’agrippaitparlanuqueetsemettaitàmesecoueretàmefrapper,

lesépaulesengénéral.«Ehbien,disait-ilensuited’untoncalme,maintenanttusaispourquoitupleures,hein?»Mamèrenedisaitrien.Auboutd’unmoment, j’abandonnai leshistoiresde famillesheureusespour lire les livresdema

mère. Je ne lui donnai aucune explication, mais elle n’en demanda pas. Les premiers livres pouradultesquejelusfurentlasériedesWhiteoak1.Cen’étaitpasdeshistoirestristes,maislesenfantsenétaientabsents.Unjour,unhommem’attendaitàlasortiedel’école.Ilseprésentacommeétantunamidemonpère.

L’institutriceresponsabledesinternesl’avaitautoriséàm’inviteràprendreunthé.Ilm’emmenadoncdans un salon de thé et m’offrit des scones, du gâteau et une glace. Tout ce que les petites fillesadorent!Ilmeparlademonécole.Peuàpeu,ilsutmemettreenconfiance.Commeilmedemandaitquelgenredelivresj’aimaislire,jeluiparlaideJalna,delasagadesWhiteoak.«Tuestrèsenavancepourtonâge,dis-moi»,commenta-t-il.Soncomplimentmefitrougir.Je le trouvaisgentil, j’étaisheureusequ’ons’intéresseàmoi.Ilme

raccompagna ensuite à l’école en me disant qu’il avait beaucoup apprécié ma compagnie. Il meproposaderenouvelercettesympathiquesortie,cequej’acceptaiavecplaisir.Par la suite, il revint plusieurs fois me chercher à la sortie des classes. Les institutrices, à qui

j’avaisditquec’étaitunamidemonpère,n’yvoyaientaucunproblème.J’attendaissesvisitesavecimpatience:commeils’intéressaitàcequejeluiracontais,jemesentaisplusgrande,plusimportante.Ilme laissait toujours commander ce que je voulais et avait l’air absorbé parma conversation. Jepensaism’être faitunamiparmi les adultes,qui s’intéressaientd’habitude sipeuàmoi. Jusqu’à sadernièrevisite.Cejour-là,ilm’emmenadansunparcetmerépétaàquelpointnospromenadesluiplaisaient.Ilme

ditqu’ilaimaitbienlespetitesfilles,surtoutcellesquiétaientmûrescommemoi.Puisilmeregarda.Sesyeuxm’évoquèrentsoudainceuxdemonpère.Ilarrachaquelquesbrinsd’herbequ’ilpassaentresesdoigtsdehautenbasetdebasenhaut,dansungesteévocateur.

«Antoinette,dit-il,tusaiscequej’aimeraisquetufasses,maintenant?»Jesavais.«Jesuissûrqueçateplairait,heinAntoinette?»Jetressaillis,commeunlapinprisaupiègedanslalumièredesphares.«Jesaisquetulefaisavectonpère,poursuivit-il.Laprochainefoisquejeviendraitechercher,je

t’emmènerai à lamaison.Onpourra passer l’après-midi ensemble et je te raccompagnerai jusqu’aubus.Çateplairait,n’est-cepas?»Jehochailatête,commeonm’avaitapprisàlefaire.Lesoirvenu,jeparlaiàmonpèredesonami.Ilsemitdansunecolèrenoire.«Nefaisçaavecpersonned’autrequemoi!»siffla-t-ilenlevantlepoingsurmoi.Maispourunefois,ilsortitdemachambresansmefrapper.Jenerevisjamaiscethommeetnesus

pasdavantagecommentilavaitappriscequisepassaitentremonpèreetmoi.Maisc’estforcémentmonpèrequiluienavaitparlé.Ilsemblequemêmelesmonstresaientdumalàsupporterlepoidsdeleursmensonges.Mêmeeuxontbesoinquequelqu’unsachequiilssontvraiment,etl’acceptent.

Nous restâmes encorequelquesmois àCooldaragh.Puismamèrem’annonçaque lamaison était

vendueetquenousdevionsdéménagerunenouvellefois.Cettefois,onallaitretournerdansleKent.Ellem’expliquaquemonpèreetelledevaienttrouveruntravail,carunseulsalairenesuffiraitplus,maintenantqu’onallaitdevoirpayerunloyer.EtelletrouveraitsansdouteplusfacilementdutravailenAngleterre.MamèremeditaussiquecesdeuxannéespasséesàCooldaraghluiavaientpermisdemettreunpeu

d’argent de côté pour acheter unemaison. Depuis quelques années, son visage et en particulier sabouche s’étaient endurcis mais, tandis qu’elle me parlait, ses traits s’adoucissaient : son rêve,semblait-il,devenaitenvisageable.Jenepartageaispassonenthousiasmecarjem’étaisbeaucoupattachéeàCooldaragh.

1.Patronymedeshérosd’unesériederomansdelaCanadienneMazodelaRoche(1879-1961).(N.d.T.)

12

Pournerienarrangeràmonmoral,mamèrem’annonçaquejenem’installeraispasaveceuxmaischezmamarraine,àTenterdon.Toutétaitdéjàarrangé,onm’avaitmêmedéjàinscriteàl’école.Jemesentisabandonnée,mêmesiellem’assuraqueceseraitprovisoire,letempsdetrouverunemaison.Maviedefamilleavaitbeauêtreaffreuse,c’étaitencorepiredemevoirconfiéeàuneétrangère.Mamèreavaitl’airplussoucieusedusortdeBruno,sonchienpréféré,quedumien.Elletrouvaune

solution:iliraitvivrechezl’unedesfillesdeMrsGiveen,enIrlandeduSud.Jefusencoreplustristequandj’apprisqueSallyallaitêtrepiquée.Mamèrem’expliquapatiemment

quelapetitechiennenes’étaitjamaisvraimentremisedesesmauvaistraitements;ellecommençaitàavoirdesattaquesetnesupporteraitsûrementpasunnouveaulongvoyage.Enlarmes,jem’inquiétaidecequ’ilallaitadvenirdeJudyetdeschats.Elleréponditqueleschats

resteraientàCooldaragh;quantàJudy,unfermierduvoisinageallaits’enoccuperjusqu’àcequenousayonsposénosbagagesenAngleterrepourdebon.J’étais dévastée. J’allais quitter Cooldaragh et la seule école dans laquelle j’avais jamais été

heureuse. J’avais l’impressionque toutemavie partait en fumée. Je fismes adieux aux animaux encommençantparBruno,quibonditjoyeusementdelavoituredesanouvellemaîtresse.Jelesregardaipartirduboutdel’allée,enespérantqu’ellel’aimeraitautantquejel’avaisaimé.LeplusdifficilefutdemeséparerdeSally.Mapeineétaitdéjàinsupportable,maisquandjelavis

monter,touteconfiante,danslavoituredemonpèrepourcequ’ellepensaitêtreunepromenade,jefusanéantie.Jetendislebrasparlavitrepourlacaresserunedernièrefois,enessayantdeluicachermessanglots.Monpèrem’avaitapprislematinmêmequ’ill’emmenaitchezlevétérinaire...pourunallersimple.Jemesouviensdelatristessequim’avaitenvahie,etjemedemandeencorepourquoiunhommequi

savait si bienmentir avait tenu àmedire la vérité ce jour-là.Mamère nonplus, d’ailleurs, nemel’avaitpascachée.Est-cequ’illeurenauraittellementcoûtédem’épargnercela,alorsquetoutenotrevie de famille était bâtie sur des mensonges autrement plus graves ?Mamère essaya bien de meréconforter,maisenvain.J’avaisl’impressiond’avoirenvoyéunamiàl’échafaud.Danslessemainesquisuivirent,j’aidaimamèreàrassemblernosaffairesdanslescaissesàthéet

préparaimavalise. Jenegardais aucun souvenirdemamarraine.Comme jen’avaisdroitqu’àunepetitevalise,jedusmerésoudreàrenonceràcertainsdemestrésors,dontcepauvreJumbo.Quelquesjoursavant ladatedenotredépart, toutesnosaffairesfurententreposéesdansungarde-

meubles.Le lendemain,monpèreemmenaJudychez le fermier.J’auraisbienaiméaccompagnermachienne,maislapeurdemeretrouverseuleavecmonpèrel’emporta.Jel’embrassaiunedernièrefoisdanslavoiture.Ellemeléchalamain,sensibleàmatristesse.Enregardantlavoitures’éloigner,jemesentisaffreusementseule.Tousmesamisétaientpartis.Ma

mèreétaittriste,elleaussi,maispourunefoisjeneressentaisaucunecompassionpourelle,justeunecolèresourde.Le jour du départ arriva. Nous entassâmes quelques bagages dans la voiture et partîmes pour

Belfast.Là-bas,onprendraitunbateaupourLiverpoolet,aprèsdouzeheuresdetraversée,ilfaudraitencoreroulerjusqu’auKent.Cettefois,jeneressentisaucuneexcitationenarrivantàLiverpool,maisuneprofondedéprime.J’essayai de lire pendant la dernière partie de notre périple, mais j’étais assaillie de flashs. Je

revoyais les yeux bruns et confiants de Sally au seuil de son dernier voyage ; les poneys quim’attendaientàlabarrièrequandj’étaisalléeleurdireaurevoiretleurdonnerunderniermorceaudesucre;Brunomeregardantparlavitredelavoiturequil’emmenaitloindeCooldaragh;etJudy,quimemanquaitterriblement.Dans lavoiture,mamèreregardaitsouventmonpère toutendiscutantavec lui.Detempsàautre,

elleseretournaitversmoimaisjemegardaisbiendebaissermonlivre,pournepasluimontrermessentiments:marancœurfaceàleurabandonetmacolèred’avoirétéséparéedemesamis.Nousnousarrêtâmesplusieursfoispourmangerunsandwichetboireunetassedethé,quej’avalai

sanslemoindreappétit.Àlatombéedelanuit,nousnousarrêtâmesenfinprèsd’unegrandemaisonauxmursgris,devancée

parunjardinetornéd’unepancarte«BedandBreakfast».Mesparentsm’annoncèrentquenousallionsypasserlanuit;mamèrem’emmèneraitchezmamarrainelelendemain.Lapropriétairenousservitundînerdansunepetitesalleàmangersombre,puisj’allaimecoucher,apathique.Jemeglissaidansuncanapé-litquisetrouvaitdanslachambredemesparentsetm’endormisimmédiatement.Le lendemain matin, après le petit déjeuner, ma mère prit ma valise et je la suivis d’un pas

nonchalantjusqu’àl’arrêtdebus.Pendanttoutletrajet,quidurauneheure,ellefitlaconversationtouteseule.Autondesavoix,je

savaisqu’elleessayaitdecachersanervosité.Ellemeditquemamarraineavaithâtedemevoir.Ellemedemandad’êtregentilleetm’assuraqu’ellereviendraitmechercherbientôtetquej’allaismeplairelà-bas.Jel’écoutais,incrédule.Commejeluirépondaisàpeine,ellefinitparsetaire.J’avaisl’impression

desubir lemêmesortqueleschiens:onmeplaçait.Jen’arrivaispasàcomprendrepourquoi jenepouvaispasresteravecmesparents;ilsétaienttoutprès!Jem’attendaisànepasaimermamarraine.Enarrivantdevantchezelle,jesusquemonintuitionétaitlabonne.Après les chaleureuses briques rouges de Cooldaragh, la grisaille de cette maison jumelle était

déprimante.J’avisaiavecdégoûtlepetitjardin,avecsonhortensiaplantédansunlopindeterrenoire.Pendant que ma mère frappait à la porte, je regardai les fenêtres, dont les voilages empêchaientd’apercevoirl’intérieurdelamaison.Àl’étage,unrideaubougeamaisjenevispersonne.J’entendisdespasdansl’escalier,puislaportes’ouvrit.Avecunpetitsourire,mamarrainenousinvitaàentrer.Avec le temps, j’ai appris à mieux comprendre les gens. Si j’avais rencontré cette femme

aujourd’hui,j’auraisvuunedamed’uncertainâge,plutôtrustreetmalàl’aiseaveclesenfants.Maisàtraversmesyeuxdepetitefille,elleressemblaitàunesorcière,avecsongrandcorpsefflanqué.Monopinionétaittoutefaite.Ma mère et moi prîmes place dans son austère salon, sur deux chaises droites aux accoudoirs

immaculés. Quelquesminutes plus tard, elle apporta sur un plateau l’indispensable thé sans lequelaucuneconversationentreadultesnepouvaitsenouer.Pendant que, d’unemain, je tentais demaintenir en équilibre sur mes genoux une petite assiette

garnied’unsconesec, tenantmaladroitementmatasseenporcelainede l’autremain,mamarraineet

moi nous jaugions. Si je voyais une sorcière, de son côté, à n’en pas douter, elle voyait une enfantrenfrognée,plutôtgrandepoursonâgeettropmaigre.Jedevinaisdanssesyeuxlamêmeantipathiequecellequ’ellem’inspirait.Lesdeuxfemmesparlaientdemoicommed’unobjet.Pourlapremièrefois,silencieuse,jeressentis

vraimentdel’hostilitéàl’égarddemamère.Commentpouvait-ellemelaisserlà?Elles cessèrentdediscuter et un silencegêné s’installa ;mamarrainey coupa court en se levant

soudainpourdébarrasserleplateau:«Bien,jevouslaissevousdireaurevoirtouteslesdeux.»Mamèreetmoinousregardâmesenchiensdefaïence.J’attendaisqu’ellefasselepremierpas.Elle

finitparouvrirsonsacàmain,dontellesortituneenveloppequ’ellemetendit.«Antoinette,dit-elled’unevoixcalme, il fautque jeparte,maintenant. Je t’aimisde l’argentde

pochedanscetteenveloppe.Tudevrasenfairebonusagejusqu’àcequejereviennetechercher.»Elleme serra dans ses bras et, quelques secondes plus tard, elle était partie, me laissant seule,

hébétée.Enentendantlaported’entréeserefermer,jemedirigeaiverslafenêtreetpoussailerideaupourlasuivreduregard,désespérée,jusqu’àcequ’elledisparaisse.Elleneseretournapasuneseulefois.Macolèreetmarancœuraugmentèrent.Judymemanquaitdefaçonintolérable.Lesoir,jefondisen

larmesenpensantauxanimaux.J’étaispuniemais jenesavaispaspourquoi.Jecachaimaprofondedétressederrièreunmasqueacariâtre etmamarraine,quin’avait aucuneexpériencedes enfants,necompritpasqu’elleavaitenfaced’elleuneenfantperturbée.Ellenevitqu’uneenfantrebelle.Tantque j’étaisavecmesparents,monmalaisecroissantn’avaitpaseu l’occasiondes’exprimer,

parcequ’ilsparvenaientàcontenirlapression.J’étaissouscontrôle,mesémotionsétaientniéesetmoncomportementprogrammé.Maintenant,cegarde-foun’existaitplus.Sivousélevezunanimaldanslapeuretquecettepeurdisparaît, ildevientmauvais. Jen’avaispasétéélevéedans l’affectionet lescomplimentsquivousdonnentconfianceenl’avenir.Mesnuitsétaienthabitéesdecauchemarsetmesjournées me dévastaient. Non seulement tout mon univers familier me manquait, mais j’avais peurd’être abandonnée pour toujours. Comme on ne m’avait jamais permis d’apprivoiser mes propresémotions,jemesentaismaintenantencoreplusendangeretjerefusaistouteautoritédelapartdemamarraine.Mes maîtres, c’étaient mes parents ; mon père me contrôlait par la menace et ma mère par la

manipulationaffective.Lacolèredevintleprincipalsentimentquicoulaitdansmesveines.Elleétaitun bouclier contre le désespoir etmamarraine en devint la cible privilégiée.Déterminée à ne rienlâcher,jemerebellaiscontrelamoindreremarque.«Necourspas,Antoinette»,medisait-elleensortantdel’église,etjememettaisàcourir.«Rentre

tout de suite après l’école », et je traînais en chemin. « Mange tes légumes », et je repoussai lanourrituresurleborddemonassiettejusqu’àceque,désemparée,ellemepermettedesortirdetableetdemonterliredansmachambre.Elleécrivitàmamèrequejen’étaispasheureusechezelleetqu’ilserait sansdoutepréférablequ’elleviennemechercher. Jepensequemamèreavait espéréquemamarraineapprendraitàm’aimeretvoudraitmegarderauprèsd’elle;maisellevintmerécupérer.Plustard,j’apprisquemamarraines’étaitsentiecoupabledenepasavoirsus’occuperdemoi.Elle

nem’envoulaitpasetneditriendemoncomportementàmamère,quinemepunitdoncpas.J’étaisheureusedem’enallerdecettemaisondéprimanteetpresséedequittercettevieillefemme

quin’avaitjamaissouhaitém’accueilliretnem’avaitjamaisaimée.Sij’avaissucequelesannéesà

venirmeréservaient,j’auraispeut-êtrereconsidérélachose.Maisàonzeans,jenesavaispas.

13

NousprîmesunbuspuisuntrainpourallerdeTenterdonàOldWoking.Pendantletrajet,mamèremeparladelamaisonquemonpèreetellevenaientd’acheteretdelafaçondontellel’avaitdécorée.Danslesannéescinquante,avantlamodedespatios,lesmaisonsavaientdesarrière-coursavecdes

toilettes,unfilàlingeet,laplupartdutemps,levélodumariposécontreunmurdebriques.MaismamèreavaitadorélesfleursdeCooldaraghet,aprèsavoirvulaphotod’unevillafrançaise,elleavaitessayéd’encopierl’allureextérieureautantquepossible.Elleavaitpeintlesmursenblanc,lesportesetlesboiseriesdesfenêtresenbleu.Elleavaitaussi

installédesjardinièresauxfenêtresetsurlesmuretsquidélimitaientl’arrière-cour.Lecamaïeuorangedescapucinesformaituncontrastesaisissantaveclesmursblancsfraîchementrepeints.Ilrestaitencoreàdécorerl’intérieurdelamaison,medit-elle.Elleavaitl’intentiond’enleverles

papierspeints,puisdepeindrelesmursdelacuisineenjauneetceuxdesautrespiècescouleurcrème.Elleprévoyaitaussiunfauxparquetenlinopourlespiècesdurez-de-chaussée.Devantune telleprofusiondedétails, je comprisquemamèreprenaitun réelplaisir à aménager

notrenouvellemaison,lapremièrequemonpèreetelleaientréussiàacheterenprèsdevingtansdemariage.Ensortantdelagare,nousfîmesuncourttrajetàpiedpourrejoindreuneruedirectementbordéede

fadespetitesmaisons jumellesetmitoyennes. Iln’yavaitpasunarbusteniunehaiepour rompre lamonotoniedecetalignement.Notremaisonressortaitfièrementdulot,avecsesmursblancs,sesfleurscoloréesetsaportebleueornéed’unheurtoirencuivrequibrillaitcommeunsouneuf.Quandmon père rentra du travail, nous dînâmes tous les trois.Mes parents semblaient tellement

heureux de me revoir que je trouvai un semblant de courage pour leur annoncer la nouvelle :«Maintenant,jem’appelleToni.»Mamarrainem’avaitditquec’étaitlediminutifd’Antoinette.Ceprénommeplaisait.Unefillequi

s’appelleToni,medis-je,étaitsusceptibledesefairedesamis.Antoinetteétaitdésormaisquelqu’und’autre.Mamèremesourit.«Ehbien,ceseraplus facileàécriresur lesétiquettesquand tu irasdans ta

nouvelleécole.»C’étaitsamanièredemedonnersonaval.Monpèrenefitaucuncommentaireetrefusatoutesaviedem’appelerToni.Leweek-endsuivant,commeil travaillait, j’aidaimamèreàdécoller lespapierspeints.Tousles

mursenfurentdébarrassésdèslesamedi.Jemesentaisànouveauprochedemamère.Ellen’arrêtaitpasdemedirequejeluirendaisbienservice.Nousprîmeslethéensembledansl’arrière-courfleurie,oùelleréponditauxquestionsquejeneluiavaispasencoreposées.«Dans deux semaines, ton père ira voir tes grands-parents en Irlande et reviendra avec Judy. Je

t’emmèneraidanstanouvelleécolelundi,turencontrerasledirecteur.»Jeme rendis compte que c’était une écolemixte, alors que jem’étais réhabituée à une école de

filles.

«Commentjevaism’habiller?demandai-je.—Oh, répondit-elle, le directeur t’autorise à porter l’uniforme de ton ancienne école jusqu’à ce

qu’ilnet’ailleplus.»Monestomacsenoua.Unefoisdeplus,j’allaisêtredifférentedesautres.Ledimanchepassatropviteàmongoût.Lelendemain,commeprévu,mamèrem’emmenaàl’école.

J’avaisconsciencieusementrevêtumonuniforme:robeverte,chemisierblanc,cravateverteetnoire,chaussettesjusqu’auxgenoux,vieilleschaussuresàlacetsetvesteverte.Enarrivantàl’école,j’eusenviededisparaîtresousterre.Despetitesfillesjouaientdanslacouren

jupegrise,chemisierblanc,socquettesetmocassins.Ilyavaitdesgroupesd’enfantsdemonâgeetdesadolescents qui discutaient. Mon peu de confiance s’effondra. Avec pour toute arme mon nouveauprénom,jesuivismamèrejusqu’aubureaududirecteur.Il regarda mes bulletins scolaires et me posa des questions sur mes deux dernières années de

scolarité.Ilmedemandaaussicequej’aimaisfaireendehorsdel’école,maiscommentaurais-jepuexpliqueràcecitadinanglaisàquoiavaitressemblémaviedanslacampagned’IrlandeduNord?Ilm’emmenadansmasalledeclasseetmeprésentaàl’enseignante,unegrandefemmeblondeauvisageaimable.Ellemeditqu’elleassuraitlecoursd’anglaiscejour-làetmetenditunlivrequej’avaisdéjàétudiéenIrlandeduNord.Lescoursdemamatièrepréféréerisquaientd’êtreennuyeux...Au filde la journée, j’étaisdeplusenplusdépriméepar leprogrammeanglais, trèsdifférentde

celuid’IrlandeduNord.Pendantlesrécréations,lesélèvesm’ignorèrent.Jedevaisleurparaîtretrèsbizarre, dans cet uniforme incongru.Serrantmes livres contremoi, j’espérais qu’aumoinsune filleviendraitmeparler.Maisaucunenevintversmoi.Je rentrai chez moi seule, en fin d’après-midi, tandis que les autres élèves discutaient en petits

groupes.Àleursyeux,c’étaitévident,jenefaisaispaspartiedumêmemonde.Àlamaison,mamèrem’annonça, ravie,qu’elleavait trouvédu travail.Deuxsemainesplus tard,

monpèrepartitcommeprévuenIrlandeduNord.Pendantsonabsence,j’apprisquejedevraisbientôtpasser un examen à l’école, le « 11+».Les professeursmedonnèrent des devoirs supplémentairespourquejepuisserattrapermonretardsurleprogrammeanglais,cequimevalutdelonguessoiréesdelabeur.Monpèresedésintéressaitentièrementdemonéducation,maismamèretenaitàcequejeréussisse.

Lesprofesseurs, eux, avaient confianceenmoi–cequin’étaitpasvraimentmoncas.Pendantdeuxsemaines,j’oscillaientrel’excitationduretourdeJudyetlapeurdel’examenquiapprochait.Lesdeuxarrivèrent.D’abordJudy,quitrépignadejoieenmevoyant.Ici,ellenepouvaitpluscourir

danslesboisaprèsleslapins,maiselles’adaptatrèsviteàsanouvellevieetauxpromenadesenvilleauboutd’unelaisse.Jelasortaistroisfoisparjour.MonancienneécoleetCooldaraghmemanquaient.Judyavaitl’airdes’adaptermieuxquemoi.Lejourdel’examenredoutéarrivaluiaussi;lessujetsfurentdistribuésensilenceauxélèves,tous

conscientsdel’importancedecesépreuves.Lesdeuxpremierssujetsnemeposèrentpasdeproblème,maispourl’arithmétique,cefutuneautrepairedemanches.Jelançaisdesregardsimplorantsàmonprofesseur,quiobservaitmesréponsespar-dessusmonépaulesansriendire.Quand la cloche sonna, on ramassa toutes les copies. J’étais désespérée ; je savais que sans cet

examen,jenepourraisjamaisalleraulycée.Les semaines suivantes, alors que j’attendais les résultats, je vis très peumon père, qui passait

manifestement son temps à travailler – c’est du moins ce que prétendait ma mère. Après l’école,j’aidaisauxtâchesménagèresavantdefairemesdevoirs.Puisleshorairesdemonpèrechangèrent:ilfutaffectéauxéquipesdenuit.Aumêmemoment,ma

mèrecommençaàtravailler,cequiimpliquaitqu’ellequittaitdésormaislamaisonavantmoi,carmonécolen’étaitqu’àquelquesminutesdemarche, tandisqu’elledevaitprendreunbuspouralleràsontravail.Lepremiermatindecettenouvelleorganisation,jeprisunpetitdéjeunerrapidetoutenfaisantchaufferdel’eaupourmatoilette.Machambren’étaitséparéedecelledemesparentsqueparunminusculepalier.Jem’efforçaidonc

demonterdiscrètementlesescalierspournepasréveillermonpère,quis’étaitcouchéaupetitmatinenrentrantdutravail.Jeversaiunpeud’eauchaudedansunvieuxsaladier,medéshabillaietcommençaiàmesavonner.

Enmeregardantdanslemiroir,jeremarquaipourlapremièrefoisquemoncorpssetransformait:montorsen’étaitplustoutàfaitplat.Jepassaiunemainsurmapoitrinenaissante,sanstropsavoirsiceschangementsmeplaisaientounon.C’estalorsquejevisunautrerefletdanslemiroir.Monpèreétaitaccroupisurlepalieràl’entréedemachambre,encaleçonettricotdecorpstaché

desueur.Ilavaitdûpousserlaportetrèsdoucementetmeregardaitensouriant.Unfrissondeterreurparcourutmoncorps;jetendislebraspourattraperlaservietteetmecouvrir.«Non,Antoinette,ordonna-t-il,jeveuxteregarder.Tourne-toi.»Jeluiobéis.«Maintenant,lave-toi.»Jem’exécutai, levisagebouffidehonte.Puisilseleva,vintjusqu’àmoietmefitpivoterfaceau

miroir.«Regardedanslaglace,Antoinette»,murmura-t-il.Son souffle crissait dansmonoreille.D’unemain, il caressames seins bourgeonnants tandis que

l’autrecommençaitàdescendrelelongdemoncorps.Maissoudainils’arrêta.«Turentrerastoutdesuiteaprèsl’école.Tum’apporterasunetassedethéenarrivant.»Jeregardai

lesolsansriendire.«Antoinette,tum’entends?—Oui,Papa»,murmurai-je.Il sortit brusquement de ma chambre en me faisant un clin d’œil. Encore toute flageolante, je

m’habillai,mecoiffaietdescendischercherJudypoursapromenadematinale,avantd’alleràl’école.Cejour-là,jefuspluseffacéequed’habitudeenclasse,obsédéeparcequim’attendaitàmonretour.

Àquatreheures,quandlaclochesonna,jerangeaimesaffairessansmepresser.Monsacsurl’épaule,je regardai les autres élèves s’éloigner en petits groupes ; chez eux, leurs mères les attendaientsûrement.Àcetteépoque,iln’étaitpasencoretrèsfréquentdevoirdesenfants,lacléautourducou,rentrerdansunemaisonvide.Àlamaison,Judym’accueillitcommechaquesoir,toutexcitéeàl’idéedefairesapromenade.Je

sentislaprésencedemonpèreavantmêmequ’ilnesemanifeste.«C’esttoi,Antoinette?»demanda-t-ilduhautdesescaliers.

Jerépondis.«Bon,prépare-moiunetassedethéetvienslà.Laissetachiennedanslacour.»Le tempsde préparer le thé, jem’imaginais son impatience ;mon angoisse s’accentuait.Aubout

d’unmoment, il fallut bieny aller. Je posai la tasse et deuxbiscuits sur unplateau etmontai le luiporter.Lesrideauxdelachambreétaienttirés.Monpèreétaitallongésurlelitqu’ilpartageaitavecmamère. Je sentis une fois deplus l’odeur de son corps.Son excitation était palpable. Je posai leplateausurlelit.«Vaenlevertarobeetreviensici»,medit-ilenprenantsatasse.Jerevinsentricotdecorps,culotte,chaussuresetchaussettes.«Maintenantenlève-les»,medemanda-t-ilendésignantmontricotetmaculotte.Puisilallumaune

cigaretteetarboracesourirequejeconnaissaissibien.Prèsdulit,ilyavaitunpotdevaselinequisetrouvaitnormalementsurlacoiffeuse.Ilytrempalesdoigtsd’unemaintoutentirantsursacigarettedel’autre.J’étaispétrifiée;jesavaisquemamèreneseraitpasderetouravantdeuxheuresetj’avaislesentimentquecequim’attendaitétaitpireencorequecequej’avaisconnuenIrlandeduNord.Moncorpsdejeuneadolescentel’excitaitdavantagequemoncorpsd’enfant.Ilm’attiravers le litetmefitasseoirsursesgenoux.Il retira lesdoigtsdupotdevaselineet les

introduisitviolemmentenmoi.Puisilselevaetmepositionnacommeill’avaittoujoursfaitdanslavoiture : les jambespendantesauborddu lit. Ilmepénétraplusbrutalementque jamais.Jepouvaisrefuserderegarder,maispasd’entendre.«Tuaimesça,Antoinette,hein?»murmura-t-il.Sijenerépondaispas,ilmepénétraitplusfortettoutmoncorpsseraidissaitdedouleur.«Maintenantdisàtonpapaquetuaimesça»,dit-ilentirantunedernièreboufféesursacigarette.

«Dis“Oui,Papa,j’aimeça”.»Je murmurai ce qu’il voulait entendre. Puis je sentis cette substance collante ruisseler sur mes

cuissesquandiléjaculaau-dessusdemoi,sacigarettetoujoursàlamain.Ilmedégageabrusquementdulitenmedisant:«Vatelaveretfaisleménageenbasavantqueta

mèrenerentre.»J’enfilaiunevieille jupeetunpull-over etdescendisdans les toilettesde la couroù je frottai et

frottaiencoremapeauavecdupapier-toilettehumide,pouressayerdefairedisparaîtrecettemoiteuretl’odeurdesoncorps.Jevidaiensuitelescendresdelacheminéeetrassemblaidupapierjournaletdupetitboispourpréparerunnouveaufeu.J’allaichercherducharbondehors,puismelavailesmains.Quelquesminutesavantleretourdemamère,jefischaufferdel’eaupoursonthé.

14

Une douleur sourde me comprimait la tête, depuis le haut du crâne jusqu’à la nuque. J’entendisconfusémentlavoixdemamèrem’appelerdubasdesescaliers.Ilétaitl’heurededescendrechercherdel’eaupourmatoilette.J’ouvrislabouchepourluirépondre,

maisseulunrâleparvintàs’échapperd’entremeslèvres.Jen’arrivaispasàouvrirlesyeux,commes’ilsrefusaientd’êtreagressésparlalumièredusoleilquilesbrûlaitmêmeàtraversmespaupièrescloses.Jeportailamainàmonfront:ilétaitbrûlant.Jesentisaussiquej’avaislesdoigtsgonflésetengourdis.Jeme forçai àme redressermais tout tournait autourdemoi, je voyais clignoter unemyriadede

tachesnoiresdevantmesyeux,desgouttesdesueurcoulaientsurmestempes.J’étaismortedefroid,toutmoncorpstremblait;prisedepanique,moncœurs’emballaaupointquejesentismonsangbattredansmesveines.Jeparvinstoutdemêmeàsortirdulitetàmedirigerverslemiroir.C’étaituneétrangèrequime

regardait, une fille au teint jaune et au visage bouffi. J’avais les yeux cernés, les cheveux humidesplaquéssurlefront.Jelevailamainpourmedégagerlevisageetvisquemesdoigts,aussijaunesquemonteint,avaientdoublédevolume.Toutetremblante,jedescendislesescaliers;j’avaisl’impressionquemes jambesallaient sedérober sousmonpoids. Jem’affalai surunechaisedans la cuisine.Leregardfroiddemamèremefitfondreenlarmes.«Qu’est-cequisepasse,Antoinette?»entendis-jepuis,avecundébutd’inquiétudedanslavoix:

«Antoinette,regarde-moi.»Elleposaunemainsurmonfront.«MonDieu,maistuesbrûlante!»Ellemeditdenepasbouger–cequin’avaitsansdouteaucunechancedeseproduire–etserendit

dans levestibuleoùse trouvait le téléphone.Je l’entendiscomposerunnuméroetparlerd’unevoixempressée.Quelquesminutesplustard,ellerevintavecunecouverturequ’elleétaladoucementautourdemes

épaulesenmedisantquelemédecinarrivait.Jenesauraispasdirecombiendetempss’écoula,carlatempératurem’avaitplongéedansunétatsecond.D’unesecondeàl’autre, jetremblaisdefroidpuisj’étouffais.Onfrappabientôtàlaporteetj’entendislavoixdumédecin;jemesentisunpeurassurée,ilpourraitsûrementm’aider.Il me mit un thermomètre dans la bouche, tout en prenant mon pouls. Ma vue commençait à se

brouiller.Lemédecin diagnostiqua une inflammation rénale. Il parla de « néphrite » et insista pourqu’onappelleimmédiatementuneambulance.J’avaisunetempératurede39,5°C.J’entendislavoiturearriver,j’eusconsciencequemamèremetenaitlamainpendanttoutletrajet,

maisjemerendisàpeinecomptequ’onmetransportasurunbrancardjusqu’auservicedepédiatrieoùj’attendis,couchée,qu’onm’examine.Jen’avaisqu’uneenvie:dormir.J’ai un souvenir confus des jours suivants.C’est une sensation demalaise permanent, de piqûres

dans les fesses (de lapénicilline, appris-jepar la suite),demains s’affairantautourdemoietd’unlinge humide qu’on passait régulièrement sur mon corps fébrile. Parfois, onme réveillait pour memettreuntubedanslabouchequidélivraitunliquidefraisdansmagorgeenfeu,oupourglisserunrécipientdemétalsousmesfesses;desvoixmedemandaientdenepasm’asseoir,deresterallongée

jusqu’àcequej’aiereprisdesforces.Cespremiersjoursontglissésurmoi:endehorsdessoinsprodiguésparlesinfirmières,jepassais

montempsàdormir,saufauxheuresdevisite,oùjemeforçaisàgarderlesyeuxouverts.Autour de moi, d’autres enfants fixaient la porte battante à l’entrée du service de pédiatrie,

impatientsdelavoirs’ouvrirpourlaisserentrerlesvisiteurs,desadultessouriants,lesbraschargésdejouets,delivresetdefruits.Moiaussi, la tête sur l’oreiller, j’essayaisdeguetter l’arrivéedemamère. Jesentais sonparfum

quandelleseprécipitaitàmonchevetets’asseyaitsurmonlit.Elleprenaitmamaindanslasienne,mecaressait les cheveux et m’embrassait, n’hésitant pas à manifester publiquement son affection. Lesouriredemonpèremeprouvaitqu’ilsefaisaitdusoucipourmoi;ilsouriaitaussiauxinfirmièresquiluirendaientlapareille.Jeleuravaisfaittellementpeur,meditmamère.Maisj’étaismaintenantentredebonnesmains,il

fallaitquejesoisunegrandefilleetquejeguérisse.J’allaisresteràl’hôpital–aulit,enfait–pendantplusieurs semaines,m’expliqua-t-elle. J’avais une très sérieuse infection rénale et il faudrait que jesuiveunrégimespécial,àbasedeglucoseetd’orgeat.Ellemeditquelamaisonétaitbiencalmesansmoi,quejemanquaisàJudyetqu’elleétaitsûrequej’iraismieuxtrèsbientôt.Allongéedansmonlit,je restaisplongéedans lesyeuxdemamèrependantqu’ellemeparlait ; jusqu’àceque la forceduregarddemonpèrefinisseparcaptermonattention.Son sourire était toujours celui du gentil père, mais dans ses yeux, je voyais l’autre, celui que

personneàpartmoineconnaissait,celuiquivivaitdanssatête.Lesjourspassèrentetmonétats’améliora.Jereprissuffisammentdeforcespourm’intéresseràmon

entourage. Je devais toujours garder le lit, mais je pouvais désormais m’asseoir contre une piled’oreillers – j’en avaismaintenant trois, unde plus chaque semaine.Mesyeux s’étant reposés, lireétait à nouveau un plaisir. Deux fois par semaine, j’attendais impatiemment le bibliothécaire quipoussaitsonchariotde livres.Lorsdesonpremierpassage, je luiavaisditquemes livrespréférésétaientleshistoirespolicières.Ils’étaitétonnéd’untelgoûtchezunefilledemonâgeetavaitfroncélessourcils;onavaitcependanttrouvéunterraind’ententeavecuncertainnombredelivresd’AgathaChristie : les aventuresdeTommyetTuppence,MissMarpleetHerculePoirot.Heureusementpourmoi,avecunauteurprolifiquecommeAgathaChristie,laréservedelivressemblaitinépuisable.Le train-trainduservicedepédiatrieétaitplutôt rassurant.Celacommençaitaupetitmatinpar le

ritueldespotsdechambre,destinéà tous les enfantsquidevaientgarder le lit.Alignéscommedespoules en batterie, nichés sur nos pots en métal, nous savions que leur contenu allait êtreminutieusementscrutéavantd’êtrejeté.Ensuite,onnousapportaitunpetitpeud’eaupournotretoilettede chat, pendant laquelle on tirait un rideau autour de nous, aimable concession à notre pudeurenfantine.Puis venait l’heure du petit déjeuner.Lesœufs et le pain complet que l’on servait àmes voisins

m’excitaientlespapilles,maisjen’avaisdroitqu’àmatassedeglucosegrisetvisqueux.Quandonavaitdébarrassélesplateaux,jepouvaismeplongerdansunlivreettenterderésoudreles

énigmespolicièresavantqueledétectiven’aitrévélélenomducoupable.Je ne me rendais presque pas compte du bourdonnement constant du service autour de moi. Le

chuintementdesblousesdes infirmières, lepiétinementde leurschaussuressur lesol, lespapotagesdesenfantsconvalescentset lecliquetisdes rideauxque l’on tiraitautourdu litdesenfants lesplus

malades,toutcelasemêlaitdansunlointainbruitdefondquandjetournaislespages,absorbéeparmalecture.Àl’heuredudéjeuner, lesodeursdenourrituremetitillaientlesnarines.Privéedeprotéines, tous

lesplatsmefaisaientenvieet jeregardaisavecappétit lesplateauxdemesvoisins tandisqu’onmeservaitmapréparationgélatineuse.«Bois,Antoinette,çavatefairedubien!»Jevoulaismanger.«Grâceàça,tuvasallermieuxettupourrasrentrercheztoi.»Je voulais du gâteau, de la glace, des bonbons et une assiette remplie de toasts dégoulinant de

beurre.Rienqued’ypenser, j’avais l’eauà labouche!Il fallaitpourtantm’armerdecourageetmeforceràavaleràlacuillèreunepleinetasseduliquidevisqueux.Après le déjeuner, les infirmières refaisaient nos lits en réajustant nos draps avec une telle

application qu’on ne pouvait presque plus bouger. Puis nous attendions la visite quotidienne de lasurveillantegénérale,lesbrasserréssouslescouverturesetlescheveuxbienpeignés.Elle faisait une majestueuse entrée par la porte battante, suivie d’une cohorte de médecins, de

l’infirmière en chef et d’une infirmière du service.Elle était très impressionnante, portant pèlerine,coiffée de blanc, la têtemaintenue bien droite par une collerette amidonnée. Elle s’arrêtait devantchaquelit,impériale,etdemandaitàsonoccupantpétrifiécommentilsesentait.«Trèsbien,merci,masœur.»Àcesmots,ellepassaitaulitvoisinetainsidesuite,jusqu’àlafin

desoninspection.Puisellequittaitleservice,toujoursaussisolennelle,ettoutlemonde–patientsetpersonnel – poussait un soupir de soulagement.Nos petits corps se détendaient et l’on trouvait unepositionplusconfortablepournouslaisseralleràunepetitesiesteavantl’heuredesvisites.Lanuitarrivaittoujourstroptôtàmongoût,interrompantlesenquêtespolicièresquejemenaispar

procuration,maisjem’endormaisengénéralassezfacilementjusqu’aulendemainmatin.Monsommeiln’étaitquerarementperturbéparl’arrivéed’unpatientenpleinenuit.C’estàl’unedecesoccasionsquej’aivulebébé.Lecliquetisdesrideauxquel’ontiraitàdeuxlitsdumienmefitouvrirunœiletjevisunepetite

forme avec, dans mon esprit d’enfant, une tête de monstre. Une tête complètement chauve et sivolumineuse qu’elle risquait de briser sa nuque fragile, me semblait-il. Le plafonnier diffusait unelueurorangéesurlelit,au-dessusduquelunefemmeétaitpenchée,tenantlespetitsdoigtsdubébédanssamain.Puislesrideauxserefermèrentetjenetardaipasàmerendormir.Lesrideauxrestèrenttiréspendantdeuxjoursentiers.Lesmédecinsetlesinfirmièressesuccédaient

autourdulit,sansquenouspuissionsvoircequisepassait.Latroisièmenuit,commedansunrêve,jerevis la même femme et, à la manière dont elle se tenait, je compris qu’elle pleurait. J’aperçusl’infirmière en chef prendre une forme emmaillotée dans ses bras, se frayer un chemin entre lesmédecins,puislalumières’éteignitetjerefermailesyeux.Lelendemainmatin,lesrideauxétaientouverts,lelitrefait;iln’yavaitplusaucunetracedubébé.Aveccet instinctqu’ontparfois lesenfants, jesusqu’ilétaitmort.Etqu’ilnefallaitpasposerde

questions.Tous lesaprès-midi, j’observais lesenfantsqui fixaient laportebattante, impatientsdevoir leurs

parents arriver. Au moment tant attendu, leur visage s’éclairait, ils tendaient les bras vers eux et

poussaientdescrisdejoie.Quantàmoi,jeressentaisunaccèsd’angoisse.Allongéedansmonlit,jenepouvaispaséchapperauregarddemonpèreniàlapeurqu’ilm’inspirait.Sixsemainesaprèsmonadmission, ilvintmevoirseul.Laroutinehospitalièreavaitquelquepeu

éloignémes souvenirs traumatiques,mais en voyantmon père arriver àmon chevet, toutme revintsubitemententêteetmesdoigtssecrispèrentsurlesdraps.Ilmepritlamainetsepenchapourm’embrasser.Jemedemandaisoùétaitmamère.Ilm’expliqua,

sansquej’aiebesoindeluiposerlaquestion,qu’elleavaitattrapéunmauvaisrhumeetnevoulaitpasapporter ses microbes à l’hôpital. Les cheveux soigneusement gominés, il souriait gentiment auxinfirmières.Maislemauvaispèreétaitperceptibledanssonregardetdanschaquemotqu’ilprononçaparlasuite.Tout en tenantmamain, ilme dit : «Antoinette, tumemanques. Est-ce que ton papa temanque

aussi?»La marionnette qui dormait en moi se réveilla. « Oui », murmurai-je, tandis que les forces que

j’avaisàpeinereprisessemblaientquittermoncorps.« C’est bien. Quand tu rentreras à lamaison, j’aurai un cadeau pour toi. Ça te fait plaisir, hein

Antoinette?»Jenedemandaipasdeprécisionssursoncadeau;jesavaisdequoiilparlait.Samainserraunpeu

pluslamienne;ilattendaitmaréponse.Jerelevailatêteetluidiscequ’ilvoulaitentendre.«Oui,Papa.»Ilmesourit,l’airsatisfait.«Soisbiensage,Antoinette.Jereviendraitevoirdemain.»Cequ’ilfit

eneffet.Lesinfirmièresnecessaientdemedirequej’avaisdelachanced’avoiruntelpère,quiaimaitsa

petitefille,etquej’allaisbientôtpouvoirrentreràlamaison.Aprèssatroisièmevisite,j’attendisquelesautresenfantss’endorment.J’enroulailaceinturedema

robedechambreautourdemoncou,attachail’autreboutauxbarreauxdemonlitetmejetaiparterre.Bien entendu, on vint àmon secours. L’infirmière de nuit se fit son idée de la situation : j’étais

dépriméeparcequejevoulaisrentrerchezmoi.Ellepensamerassurerenmedisantqueceneseraitplus très long.Ellemeborda dansmon lit et resta àmes côtés jusqu’à ce que jeme rendorme.Lelendemainmatin,laceintureavaitdisparu.Mesdeuxparents vinrentme rendrevisite, ce jour-là.Mamère s’assit prèsdemoi etmeprit la

main;monpèrerestadebout,lesbrascroisés.«Antoinette,medit-elle,jesuissûrequecequis’estpasséhiersoirétaitunebêtise.Lasurveillante

m’aappelée.Jesuissûrequetuneveuxpasquejem’inquièteencorecommeça,n’est-cepas?»Ellemefaisaitdegrandssourires.Ilétaitclairquel’incidentétaitdéjàrangédanslaboîte«Onn’en

parle pas ».Le jeu de la famille heureuse, dont elle était le personnage principal, était toujours demise.«Papaetmoi,onadiscuté,continua-t-elleensetournantversmonpèreavecunsourire.Quandtu

sortirasde l’hôpital, tuserascertainementencore très fatiguée.Alorsonadécidéde t’envoyerchezTante Catherine. » Je connaissais à peine cette personne,mais à chaque fois qu’on lui avait renduvisite,ellem’avaitbienplu.«Quelquessemainesàlacampagneteferontleplusgrandbien.Onnevaplusparlerdecettebêtise,machérie,etbiensûronnedirarienàTanteCatherine.Ilnefaudraitpas

qu’elles’inquiète,tucomprends?»Jesentaisleregarddemonpère,mêmesijefixaismamèrequifaisaitvibrerlacordesensibleentre

nous.Commejerecherchaistoujourssonassentiment,jeluirépondis:«Merci,c’estgentil.»Leurmissionaccomplie,mesparentssedétendirentet,quandlasonneriesignalantlafindesvisites

retentit, ils s’en allèrent enme couvrant de baisers. Jem’essuyai lementon là oùmon père l’avaitembrassé,reprismonlivreetmeperdisdansmalecture.Commemamère l’avaitpromis,onne reparlaplus jamaisde l’incidentde lanuitprécédente.Sa

manièredegérer lesproblèmes était bien rodée : «Si onn’enparlepas, c’est que çan’est jamaisarrivé.»Lepersonneldel’hôpitalnel’évoquapasdavantage–àcroirequeledénidemamèreétaitcontagieux.Monpèrenerevintqu’uneseulefoismerendrevisiteseul.«Souviens-toidecequejet’aidit,Antoinette.Tuneparlespasdenospetitesaffairesdefamille,tu

ascompris?—Oui,Papa»,répondis-jeenmeglissantunpeuplussousmesdraps,essayantd’évitersonregard

où pointait une rage contenue qui ne manquerait pas d’exploser si jamais je m’aventurais à luidésobéir.Chaque jour, j’espéraisquemamèreallaitpousser laportebattanteetchaque jour, j’étaisdéçue.

Quand elle finit par revenir me voir, elle se confondit en excuses. Son travail, m’expliqua-t-elle,l’épuisait.Letrajetenbusétaittellementlong.EllemeditqueTanteCatherineavaithâtedemevoir,qu’ellen’avaitpasbesoinde travailler, elle,parcequesa familleavaitde l’argent.Mamèreauraitbien aimé prendre des congés pour s’occuper demoi,mais elle ne pouvait pas se le permettre, jedevaisbienlecomprendre.Àonzeans,maseuleenvieétaitévidemmentderentreràlamaisonpourêtreavecmamère,maismondésirdeluiplaireétaitencoreplusfort.« Ça me fait plaisir d’aller chez Tante Catherine », répondis-je et ma mère me remercia en

m’embrassantavecungrandsourire.Ledernierjourdemonhospitalisationarrivaenfin.Jem’habillaidebonneheureetrassemblaidans

mavalisetousleslivresetlesvêtementsquej’avaisaccumuléspendantlestroismoisdemonséjour.Puisjem’assissurmonlit,attendantpatiemmentquemamèreviennemechercher.

15

TanteCatherinehabitaitunegrandemaisonsurlacôtedansleKent.Onm’attribuaunejoliechambreaupapierpeintfleuri,assortiauduvetquirecouvraitunlitpeintenblanc.C’étaitl’anciennechambredesafille,medit-on,maisHazel,désormaisadolescente,s’étaitinstalléedansuneautrechambreplusgrande.Nousn’avionspasdeliensfamiliauxavecmatanteCatherine:c’étaitenfaitlameilleureamiede

mamère.Danslesannéescinquante,onappelaitfacilementlesadultes«Oncle»ou«Tante».C’étaitune belle femme aux cheveux mi-longs d’un marron-gris qui était à la mode, à l’époque – elleappartenaitàunegénérationquin’avaitpasl’habitudedefaireappelauxsubtilsartificesdescoiffeurs.J’aimaisbeaucoupl’odeurqu’ellelaissaitsursonpassage,unmélangedeparfumfleurietdedélicieuxfumets de cuisine. Ses ongles, contrairement à ceux de ma mère, étaient courts et très légèrementvernis, et elle se chaussait de sandales plates. Les talons étaient réservés aux grandes occasions,commelorsqu’ellem’emmenaitdansdessalonsdethéquimerappelaientmapetiteenfance.Notre toutepremièresortienousmenadansungrandmagasin,oùellemedemandadechoisirdes

tissus.«Tuasgrandipendanttonséjouràl’hôpital,Antoinette,ettuasaussidûmaigrir,carplusaucunde

tesvêtementsneteva.»C’étaitdesapartunemanièredélicatedemettreaurebutmesvieuxvêtementsd’occasiondontma

mèreétaitravie,maisquejen’aimaisguèrepourmapart.«Onvachoisirquelquechosedejolitouteslesdeux.»Elleme prit lamain pour aller jusqu’à l’ascenseur, où le groom, un vétéran de la guerre portant

fièrementl’uniformedumagasin,annonçaitauxclientscequ’ilsallaienttrouveràchaqueétage.C’étaitlegenredemétierquin’avaitpasencoredisparudansl’Angleterred’après-guerre.Nous descendîmes à l’étage de lamercerie et, après avoir traversé les rayons des boutons, des

pelotesdelaineetdesaccessoiresdecouture,nousarrivâmesdevantd’énormesrouleauxdetissudetoutes lescouleurs.J’étaisémerveilléeparcertaines teintesque jen’avaisencore jamaisvues.Monregard fut tout de suite attiré par un tissu gris très fin et unemousseline perlée. J’avais bien envied’alleryvoirdeplusprès,maisTanteCatherinemepritgentimentlamainpourallerversdescotonsplusadaptésàcequel’onrecherchait.«Regarde,s’exclama-t-elleendéroulantuntissurayéroseetblanc,celui-cit’iratrèsbien.»Avant

que j’aie eu le temps de répondre, elle désigna un autre tissu bleu pâle. « Est-ce que celui-là teplaît?»Jefisunsignedelatêteenguisederéponse,tellementexcitéequej’enavaisperdumalangue.«Bon,alorsonvaprendrecesdeux-là,dit-ellejoyeusement.Etmaintenantilnousenfautunpour

lesgrandesoccasions.»Ellevitquej’écarquillaislesyeuxdevantunmagnifiquetartanquiressemblaitautissudemarobe

écossaise,marobepréférée,devenuetroppetitepourmoi.«Onprendracelui-ciaussi»,medit-elle.Aprèsnosachats,nouspartîmesprendreunthé.Jecrus

quej’allaisétoufferdebonheur:pasunerobe,maistrois!Jetrottinaisàsescôtés,unsourireaccrochéauvisageàm’enfairemalauxjoues.Cen’étaitpasun jourcommelesautres,etTanteCatherinem’autorisadoncàmangerunepartde

gâteau,bienquemonrégimemel’interdît.C’étaitunvéritabledélicederetrouvercessaveurssucrées;j’avaisenviederesteravecellepourtoujours.Ilmesemblaitque j’étaispassée«de l’autrecôtédumiroir»,commeAlice.Cettevie-là,seules

certainesconversationsavecd’autresenfantsm’avaientpermisdel’entrapercevoir.Maiscettefois,j’yétaispourdevrai.EtcommeAlice,jen’avaisaucuneenviederevenirenarrière.Cejour-là,j’oubliaiJudyquimemanquait tellement ; jem’autorisai à savourer chaquemoment.Commeelle voyait quej’étaisauxanges,TanteCatherinemeparlaitdesdifférentesidéesdesortiesqu’elleavaitentête.«Pour l’instant, onnepeut pas fairegrand-chose,meprécisa-t-elle, puisque tu es encoreunpeu

faible,maisdansquelquessemaines,j’aimeraist’emmeneraucirque.Çateplairait?»Jen’enrevenaispas;j’avaistoujoursrêvéd’yallermaisn’enavaisjamaiseul’occasion.«Ohoui!»m’écriai-je.Jen’auraispaspuimaginerplusbellejournée.Aufildemonséjour,jemerendiscomptequeleplusgrandbonheurdeTanteCatherineétaitdefaire

plaisir à sa famille, et j’avais l’impressiond’en fairepartie.Audébut, sesdeuxenfants–Roy,quiavaitunandeplusquemoi,etHazel,cinqdeplus–m’ignoraientroyalement.Roynes’intéressaitpasàmoiparcequejen’étaispasencoreassezsolidepourjoueraveclui,etentreHazeletmoi,ilyavaitunetropgrandedifférenced’âge.Jefusdoncsurprise–ettrèsheureuse–lorsqu’ellemeproposa,deuxsemainesaprèsmonarrivée,dememontrersoncheval.Elleavaitlapassiondeschevauxetfaisaitdel’équitation depuis qu’elle était toute petite. Elle avait eu un poney, qu’elle avaitmonté jusqu’à cequ’ellesoittropgrande.Poursonquinzièmeanniversaire,sesparentsluiavaientoffertuncheval,dontelleétaittrèsfière.Ellem’expliquaquec’étaitunhongre,unchevalbaiclairquimesurait1,42maugarrot.Jecompris

qu’ellel’aimaitautantquej’aimaisJudy,maispourelle,celanefaisaitaucundoute:unchevalétaitbienplusutilequ’unchien;onpouvaitcertesparleràunchien,maisonpouvaitsepromenersurledosd’uncheval.Tante Catherine nous donna une botte de carottes pour le cheval et demanda à Hazel de ne pas

m’emmener marcher trop loin. Je la suivis jusqu’au champ, sentant poindre en moi un sentimentd’adulationnaissant.Unchevalàlarobebeigeclair,bienplusgrandquelesponeysdeCooldaragh,trottaversnous.Hazelm’expliquaquejedevaistendrelamainbienàplatpourluidonnerlescarottes.Ce fut un pur régal de sentir son souffle chaud au creux demamain, et je pris encore un peu plusconfianceenmoiquandlechevalmelaissalecaresser.Hazellesellaetmedemandasij’aimeraislemonter.«Oh oui ! » répondis-je sans hésiter.Après tout, onm’avait seulement demandé de ne pas trop

marcher;personnenem’avaitinterditdefaireunepromenadeàcheval.J’eusunpeudemalàprendreappuisurl’étrier,maisjeparvinsfinalementàmehissersurledosdu

cheval,queHazelmaintenaitavecassurance.Lesolmeparuttoutàcoupbienbas,alorsjedécidaideregarderdevantmoiet saisis les rênes.Lecheval semitaupas.Dansunexcèsdeconfiance, je luidonnaiunpetitcoupdetalonsurlesflancs,commej’avaisvufairecertainscavaliers.Ilpritunpeudevitesseet,tandisquej’essayaisdem’adapteràcenouveaurythme,entamaunpetitgalop.Lesouffledel’airfitcoulermeslarmes,mavisioncommençaàsebrouilleret,sentantquejeperdaislecontrôle,

mon excitation semua soudain en peur. J’entendis Hazel appeler son cheval, qui faisait le tour duchampaupetitgalop.Ellemecriaitdetirerlesrênesverslehaut,maisjeconsacraisdéjàtousmeseffortsàtenterdememaintenirsursondos.Puis,avecunplaisirnondissimulé,lechevalfituneruadearrièrequim’envoyavolerpar-dessussa

tête.Lesoufflécoupéetquelquepeusonnée,jerestaiunmomentétendueparterre,lesmembresfléchisetlesyeuxgrandsouverts,maisdanslevide.LavoixinquiètedeHazelmesortitdemesbrumesetlavénérationquejeluiportaismedonnala

forcedemeressaisir.J’attendisbravementquelemondearrêtedetournerautourdemoietparvinsàmerelevertoutdoucement.Hazelsemblaitrassuréeetsansdoutesoulagéedenepasavoiràexpliqueràsesparentscommentjem’étaiscasséunbrasouunejambe.Àmongranddésarroi,ellemelança:«Ilfautqueturemontesàcheval.Situnelefaispastoutde

suite,tuneleferasjamais,tuaurastoujourspeur!»Jejetaiunœilversl’animalquimastiquaittranquillementlerestedescarottes,pasdutoutperturbé

parmachute.Ilavaitl’aird’ungéant.Hazelvoulutmerassurerenmedisantqu’elletiendraitlabride;jenelacrusqu’àmoitiémaismeremistoutdemêmeenselle.Lefaitd’adulerquelqu’unpeutfairedechacundenousunbravepetit soldat. J’en fus récompensée, car ce jour-là nousdevînmes amies endécidantparunaccordtacitequ’ilneservaitàrienqueTanteCatherinesoitinforméedenotrepetitemésaventure.Cefutunétépaisiblequis’écouladanslagrandemaisonduKent.Jenepouvaispassortirautantque

RoyetHazel,étantdonnémaconvalescence.JepassaisdoncmesjournéesàliredanslejardinouàaiderTanteCatherinequis’activaitdanslacuisine.Lematin,elleinstallaitsamachineàcoudresurlagrande table en bois et les vêtements de toute la famille apparaissaient sousmes yeux, comme parmagie. Elle commença toutefois par mes robes. Debout auprès d’elle, je la regardais coudre lesdifférentspansdetissu,desépinglesentreleslèvresetlemètre-rubanàlamain,jusqu’àcequ’iln’yaitplusquelesourletsàpréparer,cequ’ellefaisaitlesoir,àlamain.Onprenaitundéjeunerlégerdanslacuisine,maisledînerétaittoujoursservidanslasalleàmanger.L’après-midi,TanteCatherinedébarrassaitsamachineàcoudrequandvenaitl’heuredepréparerle

repas du soir. J’épluchais les pommes de terre et coupais les légumes pour les délicieux ragoûtsfamiliaux qu’elle cuisinait chaque soir, sauf le lundi. Ce jour-là, on coupait en petitsmorceaux lesrestesdurôtidudimanche,quel’onmangeaitavecdelapuréeetdescornichons.Oncle Cecil, le mari de Tante Catherine, était un homme grand et mince, souriant, aux yeux

étincelants.Ildirigeaituneagencebancaire.Chaquesoir,iltroquaitsoncostumeàrayurescontreunetenue plus confortable : pantalon de velours côtelé, chemise et veston de cuir. Puis il se détendaitautourd’ungin-tonicquematanteleurservaitàtousdeux.Celafaisaitpartiedeleurrituel.Aprèsdeuxverres,toutlemondepassaitàtable.Ils’asseyaitàunboutetelleservaitledîner.Ilne

manquaitpasdedemanderàsa femmeetàsesenfantscomments’étaitpassée leur journée.Quantàmoi,ilprenaitdesnouvellesdemasantéetfaisaitdescommentairessurmabonnemine.Souvent,unefoislacuisinedébarrassée,onjouaitauxcartesouàdesjeuxdesociétéavantd’aller

prendreunbainetdesecoucher.J’avaisledroitdelirependantunedemi-heure,puismaTantevenaitmeborderetmesouhaiterbonnenuit.Jem’endormais,touteheureused’avoireumonbaiserdusoir.Le grand jour du spectacle de cirque arriva.Vêtue dema nouvelle robe rose et blanche et d’un

cardiganblanc,jegrimpaiàl’arrièredelavoitureàcôtédeRoy,enpantalongrisetvestebleumarine.

Ilsedonnaitdesairsnonchalantsmais,pourmapart,jenecachaispasmonexcitation.Devantlechapiteauilluminé,desdizainesd’enfants,lamineréjouie,faisaientlaqueueentenantla

maindeleursparents.Uneodeurdesciuredeboisnoussaisitdèsnotreentréeetnousprîmesplacesurlesgradins.J’étaislittéralementenchantée.Lespectaclecommençaparlesclowns,auvisagemaquillé,suivis des chiens savants, de petites bêtes noires et blanches pleines d’énergie, avec une colleretteblancheautourducou.Àlafindeleurnuméro,chacund’euxs’assitsurunpetittabouretpourréclamerles applaudissements qu’il méritait. Tout autour de moi, je voyais des enfants, les joues rougesd’excitation,ouvrirdegrandsyeuxpourapercevoir lesclownsqui faisaient leur retoursur lapiste.Puis ilyeutuneclameurdans l’assembléequandles tigresapparurent.J’essayaidemeredresser leplus haut possible pour ne pas en perdre unemiette. Je partageais l’excitation des autres enfants etretinsmonsouffleaveceuxlorsquelescréaturesaupelagedorés’élancèrentàtraversuncercledefeu.J’applaudis à tout romprequand ledompteur fit la révérencedevantunpublic conquis.Puisvint lenuméro des trapézistes et le silence s’abattit sur le chapiteau, ponctué de quelques « oh ! » quisoulignaientleursincroyablestoursdevoltige.Lesmajestueuxéléphantsarrivèrentensuiteàlaqueue-leu-leu,chacunaveclatrompeaccrochéeàla

queuede celui qui le précédait ; un éléphanteau fermait lamarche. Je craignis que les tabourets nes’effondrentsousleurpoidsquandilss’yassirentpourleurfinal.Puislesclownsfirentunedernièreapparitionpourannoncer lafinduspectacle.J’eus leplusgrandmalàquittermaplace,enveloppéedansunebullemagiquedepurbonheurcommeseulel’enfancepeutenoffrir.Biendesannéesplustard,lorsque j’acceptai de signer une pétition pour l’interdiction des animaux dans les cirques, j’avaistoujoursàl’espritlemerveilleuxsouvenirdecettesoirée,avecunenostalgiecontrite.Deux semaines plus tard, TanteCatherinem’annonça ce qu’elle pensait être une bonne nouvelle.

Mesparentsallaientrevenirmechercherleweek-endsuivant.Ilsdevaientm’emmeneràl’hôpitalfairedesexamenset,sitoutallaitbien,jepourraisretourneràl’école.Jenesavaisguèrecequejedevaisenpenser.D’uncôté,mamèreetJudymemanquaient,maisde

l’autre,jem’étaishabituéeàcettenouvelleviedansunfoyerheureux,dontjefaisaisdésormaispartie.Commejevoulais faireplaisiràma tante, je luisourisen luidisantqu’elleallaitmemanquermaisque,biensûr,j’avaishâtederevoirmesparents.Leweek-endarriva.J’entendisleurvoitureetallairejoindreTanteCatherinepourlesaccueillirsur

leseuildelamaison.Ilyeutdesétreintesetdesbaisers,onétaitéblouiparmaminesuperbe,stupéfaitdevoiràquelpoint j’avaisgrandi.Cesoir-là,c’estmamèrequivintmeborderdansmonlitetmedonnerunbaiser.Unbaiserdont je ressentis longtemps lachaleur, toutenmedemandantcequemeréservaitlasemaineàvenir.

16

Mesexamensdesantéétantsatisfaisants,jefusdéclaréeapteàreprendrel’école,hormislescoursd’éducationphysiquepourlesquelsj’étaisencoretropfaible.J’enétaisravie:dansmonécole,cequivousrendaitpopulaire,cen’étaitpasvotretalentencoursd’arithmétiquemaissurunterraindehockeyouun tapisdegymnastique.Etc’était loind’êtremon fort. J’avaisdoncuneexcuseenacier trempépouréchapperàdescoursquejen’aimaispasetquimecouvraienttoujoursderidicule.Mamèrepritdeuxsemainesdevacancesàl’occasiondemarentrée.J’étaisheureusedelaretrouver

en rentrant de l’école. Il y avait toujours du thé et des scones tout chauds pourm’accueillir et, levendredi,ungâteauaucafémaison–monpréféré.Maiscequimeplaisaitleplus,c’étaitd’avoirmamèrepourmoitouteseule,etdepouvoirdiscuteravecellesanscraindrelesregardsencoindemonpère.Après le goûter, je jouais avec Judy et m’installais dans la cuisine pour faire mes devoirs, qui

étaient un peu plus exigeants maintenant que j’étais chez les plus grands, d’autant que j’avais untrimestred’absenceàrattraper.Pendantcetemps,mamèrepréparaitledîner.J’auraistellementaiméquecesmomentsdebien-êtrenes’arrêtentjamais.C’est à cette période que je pris la décision de résister àmonpère une fois quemamère aurait

reprisletravail.Ilfallaitquejeluidisequejesavaisquecequ’ilfaisaitn’étaitpasbien.Biensûr,jen’avais jamais accepté ce qu’il me faisait, mais jusque-là, celam’avait paru inévitable. Après sixsemainespasséesauseind’unfoyerheureux,j’avaisprisconsciencedelagravitédesesactes.J’avaistoujourssu,d’instinct,que jenedevaispasparlerde«notresecret»,quec’étaitquelquechosedehonteux,mais j’étais encore trop jeune pour réaliser que c’était à lui d’avoir honte, pas àmoi. Jepensais que si j’en parlais autour de moi, les gens cesseraient de me considérer comme une fillenormale,qu’ilsrejetteraientlafautesurmoi,enquelquesorte.Àlafindesvacancesdemamère,lepèrejovialréapparut.Ilarrivaàlamaison,lesourireéclatant,

avecune légèrehaleinedewhisky. Je fisdemonmieuxpour restercalmequand ilmechatouilla lementonpuisposalamainsurmajoue.«Antoinette,j’aiuncadeaupourtoi.»Ildéboutonnalehautdesonmanteau,laissantapparaîtreune

petitebouledepoilsgrisequisemblaitaccrochéeàsonpull-over,etqu’ilmemitdans lesbras.Lepetitcorpschaudseblottitcontremoietsemitàronronner.Jen’enrevenaispas: j’avaisunchatonrienquepourmoi.«Ilestàtoi.Quandjel’aivudanslaboutique,jemesuisditquej’allaisl’acheterpourmapetite

fille. » Jeme pris à penser que le gentil père existait toujours, car j’avais envie d’y croire, et luiadressaiungrandsourire.JebaptisailechatonOscar,mamèreluiaménageaunecaisseavecuncartonetunevieillecouverture,etJudyfitsacurieuseautourdupetitanimal.Lelendemainmatin,jeretrouvaiOscarlovécontreleflancdeJudyquimanifestaitlaplustotaleindifférenceàsonégard.Cettesemaine-là,monpèrerepritseshorairesdenuit,etc’étaitdoncluiquim’attendaitàlamaison

aprèsl’école.Jemismesnouvellesrésolutionsenpratique:jeluidisnon.Ilmesouritpuismefitsonfameuxclind’œil.«Maistuaimesça,Antoinette,c’estbiencequetum’asdit,tutesouviens?Tun’asquandmême

pasmentiàtonpère,si?»Le piège se refermait surmoi : si je reconnaissais lui avoirmenti, il allaitme frapper. Je restai

plantéefaceàlui,vacillante,sanssavoirquoirépondre.Sonhumeurchangeasoudain.«Va faire du thé pour ton vieux père », ordonna-t-il, ce quime permit dem’éclipser.Quelques

minutesplustard,enbuvantsonthé,ilmeregardad’unairétrangequinemelaissaitprésagerriendebon.«Tusais,Antoinette,taMamanetmoi,onlefait.Onlefaittoutletemps.»Jelefixais,horrifiée,

incapablededétournermesyeuxdesonregardnarquois.«Tunesaispasencorecommentonfaitdesbébés?»Jenelesavaispasmaisjecomprisbienassezvite.Ilavaitl’airdeboiredupetit-laitencontemplant

mondégoût.Jepensaiàtouteslesfemmesenceintesquej’avaisvuesetquisemblaientraviesdeleurétat, et j’eus lanauséeà l’idéequ’ellesavaientparticipéàunacte sihorrible.Quoi,medis-je,matantequej’aimaistantdevaitl’avoirfaitaumoinsdeuxfois,etmamèreaussi?Commentavaient-ellespu?Lespenséessebousculaientetunepeurradicalementnouvellepritformedansmonesprit.C’estmaperceptiondumondeadultedanssonensemblequiachangécejour-là,etmaconfiancedéjàfragiledansmesaînésdisparuttoutàfait,melaissantseule,àladérive,envahiededoutes.Ilmeditquejenerisquaispasdetomberenceinte,commesic’étaitmaseulecrainte,maisjerefusai

ànouveau,alorsilsemoquademoi.«Jevais tedirequelquechose,Antoinette.TaMaman,elleaimeça.»Puis,manifestement las, il

haussalesépaulesets’enalla.Avais-jegagnélepremierround?Çan’étaitdoncpasplusdifficilequeça?Non,j’avaisseulementremportéunemodestevictoire,pasmêmeunebataille,etlaguerreétaitsur

lepointdecommencer.Lelendemain,jemerendisaubureaudemamèreaprèsl’école.J’avaisenviedeluifaireunesurpriseetc’étaitaussiunemanièred’échapperauxtorturesdemonpère.Destorturesqui m’avaient valu une nuit blanche, à me tourner et me retourner dans mon lit. Des tas d’imagesperturbantesm’étaientvenuesàl’esprit;etplusj’essayaisdeleschasser,pluselless’installaient.« Quelle bonne surprise, ma chérie ! » s’exclama-t-elle en désignant une chaise où je devrais

patienterunpeu.Elleterminasontravailpuismefitungrandsourireetmeprésentaàsescollègues,dans le rôle de lamaman fière de sa fille. Puis, son bras autour demes épaules, nous sortîmes dubureau.Monpèrenousattendait.Commejen’étaispasrentréedel’école,ilavaitdûsedouterquej’étais

alléevoirmamèreets’étaitdépêchédemedoubler.Ilditàmamèrequ’ill’emmenaitaucinéma;ilavait repéré un film qui allait lui plaire. Je pensai que l’invitation valait aussi pour moi et meréjouissaid’avance.«Antoinette,tuasfaittesdevoirs?demanda-t-il,sachanttrèsbienquelleseraitlaréponse.—Non.—Alorsturentresàlamaison.Tamèreetmoiteretrouveronsplustard.Situvoulaisveniravec

nous,ilfallaitrentrertoutdesuiteaprèsl’école.»Ilmesouriaittoutenparlant,etcesouriremedisaitqu’ilreprenaitl’avantage.«Ce n’est pas grave,ma chérie, ajoutamamère. Il y aura plein d’autres occasions. Prépare-toi

quelquechoseàmangeretfaisbientoustesdevoirs.»Troisjoursplustard,enrentrantdel’école,OscarétaitétendudanslepanierdeJudy,immobile.Je

susqu’ilétaitmortavantmêmedeleprendredansmesbras.Soncouétaittorduetsonpetitcorpsdéjàraide.Jeregardaimonpère,désespérée.«Iladûsecasserlecouenjouant»,suggéra-t-il,maisjen’encrusrien.Desannéesplustard,enrepensantàcejour,jemesuisditquemonpèren’étaitsansdoutepourrien

danslamortd’Oscar,carjenel’aijamaisvufairedemalàunanimal.Peut-êtrequ’àl’époque,jel’aiaccuséàtort,pourunefois.Entoutcas,lefaitdelecroirecoupablem’assommaetilnemanquapasdeprofiterdemafaiblesse.Ilmepritparlamainetm’emmenadanslachambre.J’étaisenpleurs.Avecunefaussepointedegentillessedanslavoix,ilmetenditunepetitebouteille

etme dit d’en boire une gorgée.Le liquidem’arracha la gorge, je crus d’abord étouffer, et puis jesentisuneagréablechaleurserépandredansmoncorps.Cequisepassaensuitenemeplutpas,maislewhisky,oui.C’estainsiqu’àdouzeans,jedécouvrisquel’alcoolavaitlepouvoird’atténuerlessouffrances,et

jel’envisageaicommeunami.Desannéesplustard,jemerendiscomptequecegenred’amitiépeutsetransformerenvéritableenferdujouraulendemain.

Enme réveillant, je savaisquec’était unebelle journéequi commençait,maismonesprit encore

embrumé n’arrivait pas à savoir précisément pourquoi. Tout à coup, un frisson d’excitation meparcourut : c’était aujourd’hui que ma grand-mère anglaise arrivait ! Elle allait rester quelquessemainesetseraitlàtouslesjoursquandjerentreraisdel’école.Etsurtout,tantqu’elleseraitlà,monpèren’oseraitpasmetoucher.Pendantsonséjour,legentilpèreentreraitenscèneetmamèrepourraitjoueraujeudelafamilleheureuse.Je m’étirai dans une bouffée de plaisir en pensant à la liberté qui m’attendait pendant quelques

semaines,puism’habillaiàcontrecœurpourallerà l’école.J’auraisaiméêtre làpouraccueillirmagrand-mère,maisc’estmonpèrequiallaits’encharger.Pourlui,cettevisiten’étaitguèresynonymedeliberté, bien au contraire. La situationm’apportait donc un avantage de plus : il allait changer seshorairespourtravaillerdejour,etjeleverraisencoremoins.Pourunefois,j’eusleplusgrandmalàmeconcentreràl’école;lesheuresn’enfinissaientpasde

passer.Quandlaclochesonna,jeneperdispasuneseconde,impatientederentreràlamaison.J’appelaimagrand-mèreenouvrantlaporteetellevintversmoi,lesbrasgrandsouverts,unsourire

d’amoursurlevisage.J’avaisgardél’imaged’unefemmeplutôtgrande,carellesetenaittoujourstrèsdroiteetportaitdes

talonshauts,maisenl’embrassant,jemerendissoudaincomptequ’elleétaittoutepetite.Àvraidire,j’étaisdéjàpresqueplusgrandequ’elle.Pendantquenousprenionslethédanslacuisine,j’observaissonvisageàtraverslenuagedefumée

qui l’entouraitenpermanence.Magrand-mèreavait toujoursunecigarettependueauxlèvres.Quandj’étaispetite,jelaregardais,fascinée,persuadéequ’ellefiniraitbienpartomber,maisellenetombajamais.Sadernièrevisite datait deplusieursmois et je remarquai denouvellespetites rides sur sapeau

transparente;etlanicotineavaitfiniparjaunirunemèchedesescheveuxroux.Ellemebombardaitde

questionssurmasanté,surl’école,surlesprojetsquej’avaispeut-êtredéjàpourlasuite.Jelarassuraisenluidisantquejem’étaiscomplètementremisedemoninfection,mêmesi j’étais

encoredispenséedesport.Jeluidisaussiquejen’aimaispasbeaucoupmonécolemaisquej’avaisdebonnesnotes,etluiconfiaimonambitiond’alleràl’universitépourdevenirprofesseurd’anglais.Nousdiscutâmesainsipendantuneheure toutennous resservantdu thé.En la regardantportersa

tasseàseslèvres,jemesouvinsqu’ellerépétaitconstammentàmamèrequ’onnesauraitboireduthédansunetasseautrequ’enporcelainetrèsfine.Ellelarendaitfurieuseàchaquefoisqu’ellesortaitsapropretassedesonsac!L’élégancedecette tassemefascinait ; lapremière foisqu’elle l’avaitexposéeenpleine lumière

pourque je constate sa finesse, jen’en étaispas revenuedevoir sesdoigts en transparence. Jemedemandaiscommentlethépresquenoiretbouillantqu’elleaimaityversern’avaittoujourspasbrisé,aprèstoutescesannées,unobjetsidélicat.Maintenantquemagrand-mèreétaitlà,mesparentssecomportaientcommes’ilsavaientunebaby-

sitteràdomicile.Leurssorties,leplussouventaucinéma,semultiplièrent.Jeneluidispasque,mêmeensonabsence,ilsseseraientaccordécessorties,quoiquemoinsfréquemment,afinquelesvoisinsneleremarquentpas.Mamèreétaiteneffetdavantagesoucieuseduqu’en-dira-t-onquedelaviolencedemonpèreenversmoi.Quandilspartaient,c’étaituntourbillond’instructions–finistesdevoirs,soisbiensage,vaaulit

quand ta grand-mère te le demande... – puismamèreme donnait un petit baiser accompagné d’unjoyeux«Àdemainmatin,machérie.»Unefoisseules,magrand-mèreetmoinousregardionsducoinde l’œil ; jeme demandais ce qu’elle pensait du peu d’intérêt demes parents pourmoi, et elle sedemandaitàquelpointcelapouvaitm’affecter.Cessoirs-là,nousjouionsauxcartes.Lesjeuxd’enfantsnem’intéressaientplusetjecommençaisà

maîtriserlewhistetlegin-rummy.Certainssoirs,onsortaitleMonopolyouunautrejeudesociété.Jenevoyaispasletempspasser,concentréesurmescoups,résolueàgagner.Quandc’étaitsontourdejouer, je voyaisma grand-mère, tout aussi déterminée quemoi, plisser les yeux dans son nuage defumée.L’heureducoucherarrivaittoujourstroptôt.Onbuvaitunedernièretassedethépuisjemontaisdans

machambre.Magrand-mèrem’accordaitunedemi-heuredelectureavantdevenirm’embrasseretmesouhaiterunebonnenuit.J’adoraissentirsonparfumdepoudreetdelilasqui,aprèstantd’annéesdetabagie,étaitpresquemasquéparl’odeurdecigarette.Ellen’exprimaqu’uneseulefois,enmaprésence,sadésapprobationàmesparents.Cesoir-là,ilsse

préparaientànouveauàsortir.Ilsavaientcettelueurdansleregardquifaisaitd’euxuncouple,pasunefamille.Ilsfirentallusionaufilmquisejouait:unNormanWisdomdontm’avaientparlélesfillesdema classe et que j’avais bien envie de voirmoi aussi.Magrand-mère dut remarquerma déceptiontacite–unefoisdeplus,ilsnem’avaientpasproposédelesaccompagner.Elleessayadem’apportersonaide.«Tu sais,Ruth, c’estun film toutpublic. Jepeux trèsbienpasser la soirée seule–demainc’est

samedi,vouspouvezemmenerAntoinette,sivousvoulez.»Mamères’immobilisaunmomentpuissereprit,etréponditdoucement:«Oh,pascettefois,ellea

dutravail.»Puisellesetournaversmoietmefitunepromesseàlaquellejenecroyaisplus:«Uneprochainefois,machérie».Elleditcelad’unevoixcenséemeconsoler,enmecaressantlescheveux,

puiss’enalla.«Cen’estpasjuste,entendis-jemagrand-mèremarmonner.Bon,haut lescœurs,Antoinette!»et

elles’affairapournouspréparerunthé.Elledutfaireuneremarqueàmesparentscarlelendemainsoir,ilsrestèrentàlamaisonetc’estma

mèrequivintmeborderetmesouhaiterbonnenuit.Elles’assitsur leborddemonlit, trèsà l’aisedanssonrôledemèreattentive.«Tagrand-mèremeditquetuétaisdéçuequ’onnet’emmènepasaucinémahiersoir,maistusais,

onnepeutpast’emmenerpartout.Etpuisjepensaisqueçateferaitplaisirdepasserdutempsavecelle.C’esttoiqu’elleestvenuevoir.—Maiselleestvenuepournousvoirtouslestrois,répondis-jeentremesdents.—Ohnon,machérie,elleatoujourspréférémonfrère.Etsafemme,elleluiressembletellement!

Non,machérie,situn’étaispaslà,jenepensepasquej’auraisl’occasiondelavoir.Alorsceseraitunpeuégoïstedetapartdelalaissertouteseule,tunecroispas?—Si»,répondis-je.Quepouvais-jerépondred’autre?Ellemesourit,satisfaite.«Bon,doncjen’entendraiplusdetellesbêtises,heinmachérie?»Elle

savaitbienqu’elleauraitlaréponsequ’ellevoulait.«Non»,murmurai-je,etelles’enallaaprèsm’avoirdonnéunbaiserquieffleuraàpeinemajoue.

Jem’endormisenpensantàl’égoïstequej’avaisétéenversmagrand-mèrequej’adorais.Lorsquemesparentsretournèrentaucinéma,jedisàmagrand-mèrequelefilmdeNormanWisdom

étaitleseulquejetenaisàvoir,etquemamèrem’yemmèneraitpendantlesvacances.Jeluiassuraiquej’étaiscontentequ’ilsnousaient laissées toutes lesdeux,parceque j’adoraisêtreavecelle.Cen’étaitpasfaux,maisiln’empêchequej’acceptaismaldemesentirexclue.C’étaitunsignedeplusdupeud’amourquemesparentsmeportaient.Jenepensepasquemagrand-mèreaitétédupe,maisellefitcommesiderienn’étaitetnouspassâmesunebonnesoiréeàjoueraugin-rummy.Ellenedevaitpasêtreaussiconcentréequed’habitude,carc’estmoiquigagnailapartie.Cesoir-là,ellemepréparaunchocolatchaudetmedonnadeuxbiscuitsaulieud’un.Lelendemain,

ellem’attendait à la sortie de l’école. Ellem’annonça qu’elle avait décidé dem’emmener dans unsalondethé.Mamèreétaitd’accord,jeferaismesdevoirsunpeuplustard.Je pris son bras, toute fière. Elle avaitmis son plus beaumanteau de tweed bleu et un très joli

chapeau.Jevoulaisquelesautresenfantsvoientquej’avaisunegrand-mèrequis’occupaitdemoietquiétaitsibelle.Lelendemain,mescamaradesdeclassemefirentdescommentairesélogieuxsurl’élégancedema

mère.J’étaisauxangesdevantleurétonnementquandjeleurapprisquelabellefemmequ’ilsavaientvueétaitmagrand-mère.Sonséjourparminouspassabientropvite.Lematindesondépart,voyantmaminedéconfite,elle

mepromitderevenirmevoir.Enfait,elleavaitprévuderevenirjusteavantlesgrandesvacances.Àmesyeux,c’étaitdansuneéternité!LesvacancesdePâquesseprofilaientetjeredoutaisderetomberentrelesgriffesdemonpère.Ilallaitreprendreseshorairesdenuitetjen’auraisguèrelapossibilitédeluiéchapper.

17

Ledernierjourdutrimestre,touslesélèvesétaientexcitésdeparlerdeleursprojetsdevacances.Pourunefois,j’étaiscontentedenepasparticiperàladiscussion:qu’aurais-jebienpuleurdire?Lejourdesondépart,magrand-mèrem’avaitglisséquelquesbilletsaucreuxdelamain,medisant

dem’achetercequejevoulais.Pours’assurerquejeleferais,ellemedemandadeluiécrirepourluidirecequej’auraischoisi.Monidéeétaitdéjàtoutefaite:jevoulaisunvéloetjesavaisd’ailleursoùje pouvais le trouver. J’avais vu une annonce à l’épicerie.Quelqu’un vendait un vélo de fille pour2,50livres.Maintenantquej’avaisdel’argent,j’étaisbiendécidéeàl’acheter.Jemevoyaisdéjàalleràl’écoleàvélodèslarentrée.Lepremierjourdesvacances,aprèsm’êtreassuréequ’ilétaittoujoursdisponible,jemerendisdonc

àpiedàl’adresseindiquée.Nousfîmesaffaireenquelquesminutesetjerepartissurmonvélo,d’unairtriomphant.Laroueavantvacillaitsousmescoupsdepédalemalassurés,maisuneheureplustard,j’avaisapprivoisél’enginetsonpédalieràtroisvitesses.Gonfléeàblocparunnouveausentimentdeliberté,jedécidaidepousserjusqu’àlavillevoisine,Guildford,etd’enexplorerlesruespavéesdontj’avaiseuunaperçuenallantyprendrelebusavecmamère.Il me restait de l’argent, aussi pus-je faire un tour dans les librairies d’occasion et passer à la

boulangeriepréféréedemamère.Lesodeursdepainchaudmefirentimmédiatementsaliver.J’achetailespainscroustillantsqu’elleadoraitetlesrapportaiàlamaisonpourlethé.Dansmatête,monprogrammedevacancesétaittoutvu.J’iraismepromeneravecJudy,jepasserais

desheuresàfeuilleterdeslivresdansleslibrairiesetj’iraisexplorerlacampagnesurmonvélo.Sijeparvenais àme débarrasser des tâchesménagères pendant quemon père dormait, je parviendrais àm’éclipseravantsonréveil.Chaquesoir,pendantledîner,j’exposaisàmamèremesprojetspourlelendemain,cequiavaitle

don de crispermon père.Mais comme je promettais de revenir deGuildford avec le pain qu’elleaimaittant,ilnepouvaitguèrem’empêcherd’yaller.Dumoins,c’estcequejepensais.Àlafindemapremièresemainedevacances, jem’enhardisquelquepeuetrepartisdeGuildford

plustarddansl’après-midi.J’arrivaiàlamaisonaveclafermeintentionderessortiravecJudypoursapromenade, après laquelle je préparerais le thédemamère.Mais je tombai bienvite demonpetitnuage.Dèsquej’euspoussélaporte,j’entendismonpèrehurlerderage:«Antoinette,amène-toi!»Jem’exécutai,pétrifiée.«Oùétais-tupassée?cria-t-il,lestraitscrispésparlacolère.Çafaituneheurequejesuisréveillé

etquej’attendsmonthé.Tudoisfairetapartdutravaildanscettemaison,tum’entends,Antoinette?Tun’esqu’uneparesseuse.Etmaintenantvamefairemonthé.»Jedévalailesescaliersetmislabouilloiresurlefeud’unemaintremblante.Ilétaitquatreheures

passées,mamèreallaitrevenirdansunpeuplusd’uneheure.Ilétaittroptardpourqu’ilmetouchecejour-là,maiscen’étaitquepartieremise.Dèsquel’eausemitàbouillir,jeluipréparaiunthéentoutehâte,misunbiscuitsurlasoucoupeet

luiapportaisonplateau.Commejefaisaisminederepartir,ilmestoppadansmonélan.«Oùest-cequetut’envascommeça?Jen’enaipasfiniavectoi.»Jesentismesjambessedérober.Ilnepouvaitquandmêmepasfaireça,alorsquemamèren’allait

pastarderàrentrer?«Donne-moimescigarettesetdépêche-toid’allerpréparerlethédetamère.Etn’imaginepasque

tuvasresterplantéesurtesfessestoutelasoirée.»Sonregardmeterrifia,carilsemblaitàpeinemaîtrisersacolère.Cesoir-là,ilpritmonvélopourallertravailler,sousprétextequeçaluiferaitgagnerdutemps.Il

partitennousfaisantungrandsourireetunclind’œil.Mamèreneditrien.Lelendemainmatin,jeretrouvaimonvélodanslacour,uneroueàplat.Cefutaussilematindemes

premièresrègles.Sansmoyendetransportetavecdeterriblesdouleursaubas-ventre,jen’avaisaucuneéchappatoire,

etmonpèremefit sentirsacolèrededevoir renonceràsonplaisir. Jedusd’abordfaire leménagedanstoutelamaison,puismonteretdescendrelesescalierspourluiapporterdemultiples tassesdethé.Àpeineétais-jeredescenduequ’ilm’appelaitànouveau.Manifestement,iln’étaitpastrèsfatiguéou, dumoins, son désir de me torturer était encore plus fort. Voilà pour ma deuxième semaine devacances.Ladernièresemaine,magrand-mèrerevintnousvoiretmaviechangeaànouveau,carellevenait

dansunbutbienprécis.Elleditàmesparentsque jen’étaispasheureusedansmonécole. Jenepouvaispasy rester six

années de plus, sinon j’allais fatalement abandonner avant l’université.Mon père, elle l’avait biensenti,neseplaisaitpasenAngleterre,alorsellevoulaitnousaideràrepartirenIrlande.Lesécolesprivéesétaientmoinschères,là-bas,etellepaieraitpourquejeretournedansmonancienneécole.Ellepaieraitmêmel’uniforme.Elleavaitremarquéquejen’avaisaucunamiici;aumoins,enIrlande,ilyavaitlagrandefamilledemonpère.Mon père voulait en effet repartir. Sa famille lui manquait ; là-bas, on l’admirait, on le voyait

commequelqu’unquiavaitréussi,tandisquepourlafamilledemamère,c’étaitPaddyl’inculte.Mamèreaccepta.Commetoujours,elleespéraitquel’herbeseraitplusverteailleurs.Notrepetite

maison fut vite vendue, on ressortit les caisses à thé et, au début de l’été, nous fîmes notre derniervoyageentantquefamille.Moiaussi, j’espéraisqueceseraitunnouveaudépart.L’Irlandememanquaitet lesvisitesdema

grand-mèreétaient trop rarespourque sonamourcompense lavieque jemenais enAngleterre.CeretouràColerainenousinspiraitdoncàtoustroisdesespoirsdifférents.

Mesparents irlandaisnous réservèrentune fois encoreunaccueil très affectueux.Magrand-mère

nousattendaitdanslarue,pleurantdejoie.Mamère,quin’aimaitpasleseffusionspubliques,luifituneaccoladeunpeuempruntée,tandisquejerestaistimidementàl’écart.Jesavaisdésormaisqu’onappelait leursmaisons«des taudis», etque leurmodedevien’avait rienàvoiravecceluidemamère,maisàmesyeux,leurchaleuretleurgentillesseétaientbienplusimportantesqueleurmanqued’argent.Avecquelquesannéesdeplus,jetrouvaismaintenantquelesalonétaitunvraicagibisurchauffé.Et

la table recouverte de papier journal suintait la pauvreté.En allant aux toilettes, je fus touchée d’ytrouverunrouleaudepapierqui,jelesavais,n’avaitétémislàquepourmamèreetmoi.Lespagesdejournauxdécoupéesencarrésétaientsuspenduesàunclou,pourlesépidermesmoinsdélicats.Mafamille irlandaisedevaitvoirenmoiunmodèle réduitdemamère.Jeparlaiscommeelle, je

m’asseyais comme elle, j’avais intégré depuis ma plus tendre enfance les manières de la classemoyenne anglaise. Maintenant que je n’étais plus une petite fille, ils devaient chercher desressemblancesavecmonpère,envain.Ilsvoyaientlafilled’unefemmequ’ilstoléraientparrespectpour mon père, mais qu’ils ne considéraient pas comme faisant partie de la famille. Comme elle,j’étaisunevisiteusedans leurmaison ;onm’aimaitpourmonpère,paspourmoi-même.C’est sansdoutepourcelaqu’ilsprirentsifacilementunedécisionradicale,deuxansplustard.C’étaitl’IrlandeduNordàlafindesannéescinquante.C’étaitl’Ulster,dontlespetitesvillesgrises

peignaientleurstrottoirsenbleu-blanc-rouge1etaccrochaientfièrementdesdrapeauxauxfenêtres.ÀColeraine, tous leshommes semettaient encostumeet chapeaumelonnoirspour lamarchede

l’Orange Day2. Fervents protestants, les habitants de Coleraine se levaient quand ils entendaientl’hymnenational,maisn’aimaientpaslesAnglais–leurs«maîtresveulesdel’autrecôtédelamer».L’Irlande du Nord était pétrie de préjugés et les gens connaissaient mal leur propre histoire. Leuraversion pour les Anglais remontait à la crise de la pomme de terre3, au XIXe siècle, mais leursprofesseurs d’histoire auraient dû leur apprendre qu’ils avaient pour la plupart des ancêtrescatholiquesquiavaient«bulasoupe»poursurvivre.Sanscemaigrebouillon,qu’onleuravaitoffertenéchangedeleurconversionauprotestantisme,beaucoupd’entreeuxneseraient jamaisnés.Mais,sansexception,ilsdétestaientencorepluslescatholiquesquelesAnglais.Lescatholiques,quelesloisbritanniquesavaienttellementdépossédésetquiétaientencoreperçuscommedescitoyensdesecondezone, pouvaient pourtant être fiers de leur histoire. Tandis que les familles qui, comme la nôtre,auraientpufaire remonter leur filiation jusqu’auxchefsdeclansquiavaient jadisdirigé l’Irlandeetl’avaientdéfenduecontrelesinvasions,nelepouvaientpas,carellesavaientreniéleurspatriarches.Pendantcesannéesoùjesuisdevenueunejeuneadulte,j’aiapprisquelareligionn’avaitpasgrand-choseàvoiraveclafoichrétienne.Maisc’étaitaussiunpaysoùlesgens,organisésenpetitescommunautés,faisaientattentionlesuns

auxautres.Lorsquemonpèreétaitenfant,quandlestempsétaientdifficiles,onpartageaitlanourritureavec ceuxqui n’avaient rien.Unpays qui avait connudes années de privations était aussi un pays,j’allaism’enrendrecompte,danslequeltouteunecommunautépouvaitseserrerlescoudes,etoùlagentillessepouvaitsoudainlaisserlaplaceàunesévéritéimpitoyable.Maisàdouzeans,jenevoyaispastoutcela;jevoyaisjusteunpaysoùjem’étaistoujourssentieheureuse.Je savais bien quema famille neme regardait plus tout à fait de lamêmemanière que trois ans

auparavant,mais je lesaimais toujours.Jefusravied’apprendrequeJudyetmoiallionsresterchezmesgrands-parentsletempsquemesparentstrouventunemaison.Deleurcôté,ilsiraienthabiterchezmatante,àPortstewart.Personnen’avaitassezdeplacepournouslogertous.Dèsquejefusréinscritedansmonancienneécole,mesparentspartirentdoncetj’essayaidemefaireuneplacedanslesruesmisérablesduquartierpauvredeColeraine.Lesenfantsétaient sympathiques ;madifférence leur inspiraitplusdecuriositéqued’agressivité.

Peut-être parce qu’ils rêvaient de quitter un jour leur quartier pour aller chercher un hypothétiquechaudronremplid’oraupieddel’arc-en-cielanglais.Poureux,l’Angleterreétaitlaterredetouteslespromesses, et ils me bombardaient de questions. Est-ce que les salaires étaient si élevés qu’on le

disait?Est-cequ’ilyavaittantdetravailqueça?Dèsqu’ilspourraientquitterl’école,ilsprendraientunbateaupourLiverpoolou,pourlesplusaventureuxd’entreeux,iraientjusqu’àLondres.Entrelesenfantsquim’acceptaientettoutelafamillequifaisaitdesonmieuxpourquejemesente

la bienvenue, je passai des semaines insouciantes à Coleraine. J’avais le droit de jouer dehors dumatin jusqu’ausoir,d’emmener Judyauparcetde joueraucricket,où jedéveloppaides talentsdelanceuse.Monéquipetrouvaitquejejouaisbien,«pourunefille».Oui, ce fut un été heureux, où l’on neme gronda jamais simes vêtements étaient sales quand je

rentrais pour dîner et où Judy oublia son pedigree et devint une chienne des rues, qui s’amusait etcourait avec lamultitudedebâtardsvivantdans les environs. J’avais égalementhâtede retourner àl’école. Est-ce qu’ils allaient me reconnaître ? Est-ce que j’allais retrouver lesmêmes filles ? Laréponseàcesdeuxquestionsfutoui.Je m’intégrai tout de suite dans l’école. Je n’étais peut-être pas la fille la plus populaire de la

classe,maistoutlemondem’acceptait.Justeavantmontreizièmeanniversaire,unesemaineaprèslareprisedescours,mesparentsvinrent

mechercher.IlsavaientlouéunpréfabriquéàPortstewart,letempsdetrouverunemaisonàacheter.

1.Lescouleursdel’UnionJack.(N.d.T.)2.LamarchedesOrangistesa lieuchaqueétéen IrlandeduNord.L’ordred’Orangeestune société fraternelleprotestante,qui

commémore la victoire deGuillaume III d’Orange-Nassau (1650-1702) sur Jacques II (et les catholiques) lors de la bataille de laBoyne,en1690.(N.d.T.)3.Aumilieudesannées1840,cettecriseprovoquaenIrlandeuneterriblefamineetfutàl’origined’uneimportanteémigrationvers

leNouveauMonde.(N.d.T.)

18

Lesprofesseursentretenaientassezpeude relationsavecmoi,maiscomme j’avais lesmeilleuresnotes dans presque toutes les matières, j’avais su gagner leur respect. Il n’y avait pas de raisonsprécisesàleurréserveàmonégard–sansdoutesentaient-ilsquej’étaisdifférentedesautresélèves.J’avaisdécidéque,letempsvenu,jepoursuivraismesétudesàl’université.C’estgrâceàl’éducation,pensais-je,quejegagneraismaliberté.Lesprofesseursnesavaientriendemesmotivationsprofondes,maisilsconnaissaientmonambition.Depuismonhospitalisation,lesmédecinsmejugeaientencoretropfaiblepourreprendrelesportet

jeprofitaisdoncdesheuresdecoursdontj’étaisdispenséepourtravailleràlabibliothèque,quiétaitriched’unegrandevariétéd’ouvrages.Ilétaitimportantpourmoid’avoirdebonnesnotes;c’étaitleseulcompartimentdemaviequej’avaisl’impressiondecontrôleretdontjepouvaisêtrefière.Mrs Johnston, notre directrice, passait souvent dans les classes. Ses interventions étaient

stimulantes, elle aimait ouvrir l’esprit de ses élèves de diversesmanières.Elle nous recommandaitcertainsauteurs,nouspoussaitànousintéresseràl’histoireetàlapolitique,maisaussiàécouterdelamusique.Ellenousaidaitànousforgernospropresopinionsetnousencourageaitàlesexprimer.Au début du trimestre, elle annonça que l’école organisait un concours. Deux listes de sujets

figuraient sur le tableaud’affichage, dans le hall de l’école : la première s’adressait aux élèvesdemoinsdequatorzeans,lasecondeauxélèvesplusâgés.Nousavionsletrimestreentierpourpréparerunexposésurlesujetdenotrechoix,qu’ilfaudraitprésenteràl’oraldevantlesélèvesetunjurydeprofesseurs.Legagnantrecevraitunbond’achatpourdeslivres-voilàquiétaitdenatureàmemotiver.J’allai prendre connaissancedes sujets pendant la récréation,mais tous ceuxdemacatégorieme

paraissaient ridiculementenfantins.Cela faisaitdéjàplusieursannéesque jene lisaisplusde livrespour enfants... En revanche, l’un des sujets de l’autre liste me sauta aux yeux : « L’Apartheid enAfriqueduSud».J’avaisdéjàeul’occasiondeliredesarticlessurl’Afriquedansdesencyclopédiesetcecontinentmefascinait.Jemerendisdoncchezl’undescenseursdel’écolepourluidemanderl’autorisationdetraiterce

sujet. Ellem’expliqua patiemment que si je choisissais un thème hors dema catégorie, j’allaismeretrouverenconcurrenceavecdesfillesquipouvaientavoirjusqu’àcinqansdeplusquemoi.Devantma détermination, elle commença à perdre patience et m’informa qu’elle n’accorderait aucunedérogation. Ce à quoi je lui répondis, plus décidée que jamais, que je savais sur quoi je voulaistravailler.Elle appela alors Mrs Johnston et lui fit part de ma demande, avec un petit rire légèrement

condescendant.Contretouteattente,ladirectricerétorquaquesij’étaisprêteàtravailleretàfairedesrecherchesendehorsdesheuresdecours,ellen’yvoyaitaucuninconvénient.J’étaisheureusedemavictoire,heureusedepouvoirmenerleschosescommejel’entendais,pour

une fois.Maisce jour-là,mêmesi jene le savaispasencore, jem’étais faituneennemiequiallaitm’empoisonnerlavietoutaulongdel’annéescolaire.Mapassionpourmonsujetgranditàmesureque j’avançaisdansmesrecherches.J’apprisbientôt

commentonavaitrecrutélamain-d’œuvrepourl’exploitationdesminesd’oretdediamants,etdécidai

d’en faire lepointdedépartdemonexposé. J’écrivisque lorsque l’hommeblancdécouvrit l’or, ildécouvritenmêmetempsqu’ilfallaitdéplacerdestonnesdeterrepourproduireuneonceduprécieuxmétal. Pour exploiter lesmines, il fallait donc beaucoupdemain-d’œuvre bonmarché, c’est-à-direbeaucoup de Noirs. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser les Noirs à travailler pendant des heurescommedesbêtessousterre,alorsqu’ilsn’avaientjamaisdonnélamoindrevaleuràcemétal?Leuréconomieétaiteneffetfondéesurletrocdepuisdessièclesetl’argentn’avaitdoncaucuneimportancepoureux.C’estpourquoilegouvernementvotauneloiinstaurantdenouvellestaxesdanslesvillages.Commelepays,etdoncl’or,n’appartenaitplusauxpopulationsindigènes,lesNoirsnepouvaientpaspayerces taxes. Ilne leur restaitqu’unesolution : tous leshommes jeunesdevraientaller travaillerdans lesmines.C’est ainsi qu’on sépara les femmes de leursmaris, les enfants de leurs pères.Onentassa d’abord les hommes dans des camions, puis des trains les embarquèrent vers un avenirincertain,àplusieurscentainesdekilomètresdechezeux.Quepouvaient-ilsbienéprouver?Ilsn’avaientpluslajoiederegarderleursenfantsgrandir,ilsne

seréchauffaientplusausouriredeleursfemmes,ilsn’avaientplusl’occasiond’entendrelesanciensraconterleslégendesquel’onsetransmettaitdegénérationengénérationetquifaisaientdeleurcultureunehistoirevivante.À la fin de la journée, ils ne pouvaient plus admirer la beauté du ciel africain, quand le soleil

déclinepuisdisparaîtpeuàpeu,habillantl’horizonderosepâleémailléd’orangeetderougevifs.Ilsavaientperdulasécuritéetlafraternitéqueleurapportaitlevillage.L’essencemêmedeleurvie

avaitdisparu.Aulieudecela,c’étaitdesheuresetdesheuresdetravailpénibleetsouventdangereux,dans lenoir,etdesnuitspasséesdansdesdortoirs sansâme.Cen’étaitplus l’agitationmatinaleduvillagequilesréveillaitauxpremiersrayonsdusoleil,maislavoixdeleursmaîtres.Lafiertéqu’ilsavaient ressentie le jouroù l’onavaitcélébré leurentréedans l’âged’homme, ils

comprirent bien vite qu’elle n’existerait plus. Ils étaient devenus les « boys » de l’hommeblanc, àjamais.Plusjelisais,plusj’étais indignéeparl’injusticedel’Apartheid,unsystèmequiavaitétécrééau

seulbénéficedesBlancs.Ilsavaientd’aborddécrétéquecesterresétaientlesleurs.Ilsavaientensuitecontrôlélespopulationsindigènesenlesprivantdetoutesleurslibertés,delalibertédemouvementàla libertéquepeut apporter l’éducation.À l’âgede treize ans, c’est à partir de ces idées et de cesréflexionsquejeconstruisismonexposé.Pourquoiétais-jetellementfascinéeparunpaysquejeconnaissaissipeu?Rétrospectivement,ilest

clair que je m’identifiais aux victimes, telles que je les voyais, contrôlées par les Européens.L’arrogancedeceshommesquicroyaientapparteniràune racesupérieurem’était familière. J’avaisdéjà apprisque les adultes aussi sepensaient supérieurs auxenfants.Euxaussi les contrôlaient, lesprivaientdeleurlibertéetlespliaientàleursvolontés.LesNoirsd’AfriqueduSud,commemoi,dépendaientpourlegîteet lecouvertdepersonnesqui,

sousprétextequ’elles étaient enpositionde supériorité, abusaient de leurpouvoir.Bien souvent, etc’était le cas pour ces Africains, la cruauté a pour but de désarmer la personne contre qui elles’exerce,etsonimpuissancevouspermetensuitedevoussentirsupérieur.Jemereprésentaiscesgenscontraintsdedemanderun laissez-passerpourallervoir leur famille,

dans un pays qui avait été le leur. Ils en étaient réduits à accepter un rôle servile, soumis à leursmaîtres blancs. Des maîtres qu’ils devaient mépriser autant que je méprisais le mien. J’imaginaisparfaitementledésespoiretl’humiliationqu’ilsavaientdûressentir,etjem’identifiaisàeux.Maisje

savaisaussiqu’unjour,jepartiraisdechezmoi.Jeplaçaistoutmonespoirdansl’âgeadultetandisquepoureux,sansdoute,iln’yenavaitaucun.Lafindu trimestrearrivaetavecelle, le jourde lasoutenancedenosexposés.Je fismonentrée

dans la salle de réunion où le jury, en robe noire, était assis sur le côté gauche. Les élèves desdifférentes classes étaient installées sur la droite et en face demoi, élégantes en jupe verte et basnylon.Je montai sur l’estrade en serrant mon exposé entre mes mains, pas très à l’aise dans ma robe

plissée,meschaussettesjusqu’auxgenoux.J’étaisladernièreàpasser,carj’étaislaplusjeune.Je tournai les pages nerveusement et lus les premières lignes d’une voix chevrotante. Mais la

passionque jenourrissaispourmon sujet était tellequ’elleparvint àmecalmer, et je sentisque jecommençais à intéresser mon auditoire, qui m’avait d’abord accueillie avec une certaine curiositéamusée.Ducoindel’œil,jevislesjugessepencherpourmieuxm’entendre.Àlafindemadernièrephrase,cefutuntonnerred’applaudissements.Jesusquej’avaisgagnéavantmêmequeMrsJohnstonnel’annonce.Jerestaiquelquessecondessurl’estrade,triomphante,ungrandsouriresurlevisage.Lajoieetla

fiertéquejeressentisnefurentmêmepasgâchéesparleregardnoirquemelançaitlecenseur.La directrice me félicita chaleureusement en me remettant mon prix, et les applaudissements

redoublèrentquandjedescendisdel’estrade.Jen’avaisjamaisvécuunmomentaussigratifiant.Jerentraidel’écoleencoretoutauréoléedemonsuccès.Judym’attendaitdanslamaisonfroideet

c’estellequieutlaprimeurdurécitdemajournée.Monpère,quinetravaillaitpascejour-là,étaitsorti.Jesavaisqu’iliraitcherchermamèreàson

travail,commeillefaisaitàchaquefoisqu’ilavaitunjourdecongé.J’entamaidoncmapetiteroutinedefind’après-midi:aprèsavoirenfiléunevieillejupeetungrospull-over,jefissortirJudy,vidailescendres du poêle avant de préparer un nouveau feu, fis la vaisselle de la veille etmis de l’eau àchaufferpourlethédemesparents.Une fois toutes ces tâches terminées, je fis rentrer Judyqui s’allongea àmes pieds tandis que je

commençais mes devoirs dans la cuisine. J’étais tellement excitée que j’avais du mal à travailler.J’avaisenvied’annoncerlabonnenouvelleàmamèreetque,toutefière,ellemeprennedanssesbrascommeellenel’avaitpasfaitdepuissilongtemps.Enentendant leurvoiturearriver, jemedépêchaideverser l’eaufrémissantedans la théière.Mes

parentsétaientàpeineentrésdanslamaisonquandjecommençaisàracontermesexploits.«Maman,c’estmoiquiaieuleprix!Monexposéafinipremierdetoutel’école!—C’estbien,machérie,secontenta-t-ellederépondreens’asseyantpourboiresonthé.—Dequelprixtuparles?demandamonpère.—Monexposésurl’ApartheidenAfriqueduSud»,bégayai-jepresque.Monenthousiasmes’était

évanouidevantleregardcaustiquedemonpère.«Etqu’est-cequetuasgagné?demanda-t-il.—Unbond’achatpourdeslivres,répondis-je,sachanttrèsbiencequiallaitsuivre.—Trèsbien, tu ledonnerasà tamère,çaserviraàacheter tes livresdeclasse.Tuesunegrande

fille,maintenant,c’estnormalquetuparticipesauxdépenses.»Jeleregardaietfisdemonmieuxpourdissimulermonmépris,carjenevoyaispasseulementmon

père mais ce qu’il représentait : l’abus de pouvoir bête et méchant. Ma mère, par son silence,encourageaitsatyrannie.Levisagesuffisantdemonpèrem’inspirasoudainunehainetellequ’ellemeparalysa.JemesurprisàprierDieu,auqueljenecroyaisplus,pourqu’ilmeure.Ilmevintentêteuneimagefurtiveoùmonpèren’existaitplus,oùmamèreetmoivivionsensemble,

heureuses.Carjecroyaisencorequemonpèrecontrôlaitlesfaitsetgestesdemamère.Jepensaisquesavieauraitétéplusheureusesanslui.Maisenlaregardants’affairerautourdemonpère,jevislessouriresd’amourqu’elleluiadressait,àluietàluiseul.C’estàcemoment-làquej’aienfincomprisque,simamèrerestaitaveclui,c’étaitparcequ’ellele

voulaitbien.Toutàcoup,jesusqu’elleétaitprêteàtoutsacrifierpourgarderl’hommequ’elleavaitépousé.Pendantdesannées,j’avaisaccusémonpèreettrouvédesexcusesàmamère.Maiscesoir-là,jevis

quec’étaitunêtrefaible.Nonseulementelleavaitlaissépassersachanced’avoiruneviedefamilleheureuse,maiselles’étaitperdueelle-mêmedansl’amourqu’elleportaitàmonpère.Jesavaisquejen’étaispasfaiblecommeelle.Leprixquej’avaisremportéétaitlàpourmeleprouver.Etsijel’avaisobtenu,c’estd’abordparcequej’avaisosétenirtêteaucenseur.Jemefisalorslapromessequejenelaisseraisjamaisàpersonnelecontrôledemesémotions.L’amourdontj’étaiscapable,jel’offriraisauxenfantsquej’espéraisavoir,etàmesanimaux.Maisriennipersonnenepourraitmerendreaussifaible.Cettepromessepesasurmaviependantdenombreusesannées.

19

Jemerendisàpeinecomptequedixjoursavaientdéjàpassé.Laroutinequotidiennedel’hospiceétaittellequetouteslesjournéessemblaientsemêlerenuneseule.Jemeréveillaistôtetl’inconfortdemonfauteuilmerappelaittoutdesuiteoùj’étais.Avantd’oser

ouvrirlesyeux,j’essayaisd’entendrelarespirationdemamèreenmedemandantsiellen’avaitpasrompu,pendant lanuit, lefil ténuqui laraccrochaità lavie.Entreespoiretangoisse, jemeforçaisfinalementàlaregarderetmesyeuxrencontraientinvariablementsonregard;elleattendaitpatiemmentmonréveil.J’apportaismonaidepour l’emmener jusqu’à la salledebains.Unbras autourde sonépaule,un

autresoussonbras,nousfranchissionsd’unpastraînantlesdeuxmètresquinousséparaientdelasalledebains.Leretourverssonfauteuilétaitd’unelenteurtoutaussilaborieuse.Unefoisassise,elleserenversaitenarrièredansunsoupir,épuiséeavantmêmequelajournéeaitcommencé.Autourdemoi, l’hospicese réveillait. J’entendais lemurmuredediversesvoix, le frottementdes

semellesencaoutchouc, legrincementd’uneporteque l’onouvrait et lamusiqued’une radioqu’onvenaitd’allumer.Assise sur le rebord du lit de mamère, je guettais avec elle et les femmes qui partageaient sa

chambrelebruitd’unchariot.Lesalléesetvenuesdecesobjetsinanimés,pousséspardesinfirmièressouriantesoud’aimablesbénévoles,rythmaientlesheures.Quandonentendaits’ébranlercepremierchariot, quatre paires d’yeux fixaient l’embrasure de la porte. Ce chariot-là était celui desmédicaments,quiapaisaientlesdouleursquel’étatdeconscienceavaitréactivées.Le deuxième était celui du thé. Je pouvais alors en siroter une tasse bien chaude en attendant le

troisièmechariot,celuidupetitdéjeunerdespatients,quim’offraitunbrefrépit.Dèsqu’ilarrivait,jem’éclipsais de la chambre. J’allais d’abord prendre une douche – le puissant jet d’eaum’aidait àévacuerlestensions.Ensuitejemerendaisdanslesalonetlisaislesjournauxdumatinenprenantuncafé bien fort, profitant d’un moment de solitude bienvenu. Dans cette pièce, on ne trouvait aucunaffichage« Interditde fumer».Pour lespatientsde l’hospice, le tabacn’étaitplusunproblème.Lepersonnel ne faisait jamais lamoindre remarquequandunpatient enlevait sonmasque àoxygène etportaitunecigaretteàseslèvres,d’unemaintremblante,pourinhalerpéniblementsadosedenicotine.Lapremièreboufféedemacigaretteétaitunpetitplaisir.J’étaissansdoutedanslemeilleurendroit

pourmedécideràarrêterdefumer,maislemanqueétaitencoreplusfort.Letremblementduchariotquiremportaitlesplateauxdupetitdéjeunermesortaitdemonisolement

etsonnaitlafindemapause.Chaquematin,lesassiettesétaientpleinesderestes.Difficiledeseforceràmangerquandtoutappétitadisparu.La visite des médecins, ensuite, était un moment très attendu. Il était singulier de voir comment

quatrevieillesdamesàquiilnerestaitquepeudetempsàvivreétaientcapablesderetrouverunpeudepepsenprésenced’unbeaujeunehomme.Toutespoirderentrerchezellesunjouravaitdisparu:dèsleuradmissionàl’hospice,patientsetmédecinssavaienttrèsbienqueplusaucuntraitementcuratifn’étaitàl’ordredujour.Toutcequileurrestait,c’étaientlessoinspalliatifs,lecontrôledeladouleuraujourlejour.Ici,onfaisaitensorted’adoucirlederniervoyage,avecgentillesseetcompassion.

Jemefélicitaisdespetitesvictoiresquejeremportaisdetempsàautre,commedevoiruneétincelledanslesyeuxdemamèrequandj’avaisréussiàlaconvaincredeprofiterdesservicesducoiffeurquipassaitàl’hospice,oudedemanderàl’esthéticiennebénévoledeluifaireunemanucureouunmassageauxhuilesessentielles.Pendantqu’onprenaitsoind’elle,ellepouvaitoublierpouruntempsladouleuretl’issuefatalequil’attendait.Monpèrevenaitluirendrevisitetouslesaprès-midi.Cen’étaitnilegentilpèrenileméchant,mais

unvieilhommeportantunbouquetdefleursachetéàlahâtedansunestation-serviceplusdouéepourfairelepleinquepourl’artfloral.Unvieilhommequiregardaitàlafoisavectendresseetdésespoirlaseulefemmequ’ileût jamaisaimée,cellequiavaitsacrifié tantdechosespour resteravec lui. Jouraprèsjour,sonpasétaitpluslentetsonvisageplustriste,àmesurequ’ilvoyaitsafemmemourirpeuàpeusoussesyeux.Lapitiéqu’ilm’inspiraitsemêlaitauxsouvenirsquim’assaillaientchaquenuit.Monpasséetmon

présententraientencollision.Leonzièmejour,mamèrefuttropfaiblepourallerjusqu’àlasalledebains.Ledouzième,ellefut

incapabledemangertouteseule.Tout comme j’avais imploré en silence, pendant tant d’années, qu’un adulte lise dansmesyeux à

quelpointj’avaisbesoinqu’onm’aime,jesuppliaismaintenantensilencemamèredemedemanderpardon.C’étaitlaseulechose,jelesavais,quiluipermettraitdecouperlemincefilquilamaintenaitenvie.Quandmonpèreapprochaitdesonlit,sonpass’accéléraitetilseforçaitàsourire,rienquepour

elle.Leurlienévidentétaituneforcequidéployaitsapropreénergie,etquisapaitlamienne.Ausalon,j’avais trouvé mon refuge, avec un livre pour tout compagnon, et le café et les cigarettes commecalmants.Monpère finitparvenirmevoir.«Antoinette,dit-ild’unevoixpresque implorantedont jene le

croyaispascapable,ellenereviendrapasàlamaison,n’est-cepas?»Ilm’offritunefenêtrelarmoyantesursonâmetourmentée,oùlechagrind’uneperteimminenteavait

prisledessussurlemaltoujourslatent.Jenevoulaispasdecetteconfrontation.Jeluirépondispéniblement:«Non».Devantladouleurdesonregard,jesentismontermalgrémoiunsentimentdecommisération.Mon

esprit repartit des dizaines d’années en arrière et raviva l’image du père charmant qui nous avaitaccueilliessurlequai,àBelfast.Jemesouvinsavectristesseàquelpointj’avaisaimécepère-là.Jerevoyaisaussileregardpleind’espoirdemajeunemère,dontl’enthousiasmes’étaitéteintaufildesannées. Je faillis me laisser déborder par une immense peine en me demandant comment deuxpersonnes qui s’étaient tant aimées avaient pu à ce point ignorer l’enfant qu’elles avaient conçuensemble.«Jesais,reprit-il,j’aifaitdeschosesterribles,maisest-cequ’onpourraitêtreamis?»Beaucouptroptard,medis-je.Ilfutuntempsoùjevoulaisqu’onm’aime.J’encrevais,même.Mais

maintenant,jeseraisincapabledetedonnercetamour.Une larme coula sur sa joue.Samaindevieillard touchabrièvement lamienne. Je parvins àme

maîtriseruninstantetluirépondissimplement:«Jesuistafille.»

20

Les premières journées d’un été précoce jetaient déjà sur la campagne une belle lumière dorée.Pâquesfaisaitsonretouretunventd’optimismeinhabituelsoufflaitsurnotrefoyer.Depuisplusieurssemaines,monpèresemblaitparveniràcontrôlersescolèresetnousmontraitlevisageagréablequesa famille et ses amis connaissaient. Heureuse de le voir de bonne humeur, ma mère était plusaffectueuseavecmoi.Aprèstout,jedevaisyêtrepourquelquechose,puisquec’étaittoujoursmoiquiprovoquaislescrisesderagedemonpère–mêmesimamèren’ajamaissum’expliquerprécisémentenquoimoncomportementl’excédait.Nous avions déménagé juste avant les vacances.Mes parents avaient fini par trouver une petite

maisondanslabanlieuedeColeraine.Mamèreavaitdésormaisuntravailquiluiplaisaitetmonpère,quantà lui, s’étaitoffert lavoituredeses rêves,uneJaguard’occasionqu’ilnemanquait jamaisdebriqueramoureusementavantd’allerrendrevisiteàsafamille.Ilcréaitlasensationenarrivantdanslaruedemesgrands-parents,etsonvisages’empourpraitdeplaisircommeàchaquefoisqu’ilressentaitcesentimentd’admirationqu’ilavaittoujoursrecherché.Mamère,quantàelle,passaitsontempsàfredonnerlesmélodiesdeGlennMiller,destubesdesa

jeunesse.Etcommel’optimismeestcontagieux,jem’étaistrouvéunpetitjobàlaboulangerielocalepourmestroissemainesdevacances.Jevoulaisgagnerdel’argentpourêtreplusindépendante.Au bout d’une semaine, je reçus mon premier salaire avec une telle fierté ! Je l’utilisai pour

m’acheteruneencyclopédied’occasionetunjean.C’étaitletoutdébutdel’èredelamodeadolescenteet j’avais envie de troquermon uniforme scolaire contre celui de la « culture jeune ».Mes achatssuivantsfurentdesmocassinsetunchemisierblanc.Àlafindesvacances,laboulangeriemeproposadecontinueràvenirtravaillerlesamedi.Voilàqui

allaitmepermettred’économiserpourm’acheterunvélo.Etcettefois, j’étaisbiendécidéeànepaslaisser mon père l’emprunter. Mais je n’avais à priori pas besoin de m’inquiéter, puisqu’il avaitmaintenantunevoiturequ’iladorait.Mesparentssemblaientsatisfaitsquejetravaille.J’avaistoujourspeur qu’ilsme demandent une partie demon salaire,mais en cette période d’euphorie, ça n’arrivajamais.Mamèremefaisaitmêmedescomplimentssurmesnouveauxvêtements.Celafaisaitbienlongtempsquel’atmosphèreàlamaisonn’avaitpasétéaussilégère.Jem’étaisfait

des amis à l’école et, à la réflexion, je crois qu’il était important pourmes parents que j’aie l’aird’avoirunevied’adolescentecommelesautres.C’étaitlecas,enapparence.Maissouslasurface,onétaitencoreloindelanormalité.J’avaisprisgoûtauwhisky;ilmecalmaitetmeremontaitlemoral.Maisilmepompaitaussimonénergie.Mesaccèsdépressifsétaientdeplusenplusfréquents.Mamèreutilisaitdedouxeuphémismespourparlerdemaléthargie:c’étaientdes«humeursd’adolescente»,j’étais«dansmesmauvaisjours»...Cescrisesgâchaientmesjoursetmesnuits,ànouveaupeupléesdecauchemarseffrayants.Jerêvaisqu’onmepoursuivait,quejetombais,quej’étaissansdéfense.Jemeréveillaisensueuretjenevoulaispasmerendormir,depeurqueçanerecommence.Lesexigencesdemonpère,désormaisfréquentes,avaientinstalléunscénariofamilierdansmavie;

jesubissaisunacteabjectetpuis jebuvaisde l’alcoolpouressayerde lechasserdemonesprit. Ilm’en proposait toujours, après. Ça l’amusait que je veuille tellement peu du premier mais que je

demande toujours plusdu second.Engénéral, il refusait demedonnerdoubledose ; c’était lui quiavait lecontrôlede labouteille.Toutefois,à raisond’uneconsommationplusieursfoisparsemaine,mon goût pour lewhisky commença à s’affirmer. J’étais encore trop jeune pour pouvoir en achetermoi-même;troisansplustard,ceneseraitplusunproblème.Le dimanche était devenu le jour des « sorties en famille ». Les voisins nous voyaient partir en

voiture tous les trois, accompagnés de Judy.Une belle image de famille heureuse.Nous allions engénéral aubordde lamer, àPortstewart.Un jour, je demandai àmamère si je pouvais rester à lamaison.Maquestionlamitdansunetellefureurquejenem’aventuraiplusàlareposer.«Tonpère travaillecommeun fou, s’exclama-t-elle, etpour son seul jourdecongé, il veutnous

faireplaisir.Quelleingratetufais.Jenetecomprendraijamais,Antoinette!»C’étaitsansdoutel’unedeschoseslesplusvraiesqu’ellem’aitjamaisdites.À Portstewart, nous choisissions un endroit pour pique-niquer – thé et sandwiches –, après quoi

nousallionsfaireunepromenadeaugrandair.Judy,quiseprenaitencorepourunjeunechiot,aboyaitaprèslesmouettes.Jeluicouraisaprès,etmesparentsfermaientlamarche.Aprèschacunedecessorties,mamèremeposaitlamêmequestion:«Est-cequetuasditmercià

Papa,machérie?»et jedevaismarmonnerun remerciementà l’hommesouriantque jedétestaisetcraignaistellement.Àcetteépoque,latélévisionn’avaitpasencoretrouvésaplacedanstouslessalons,aussilecinéma

était-illeloisirfamilialprivilégié.J’adoraisvoirdesfilms.Àchaquefoisquemesparentsdécidaientd’yaller,j’espéraisqu’ilsmeproposeraientdeveniraveceux.Maisc’étaittrèsrarementlecas.Àquatorzeans,jen’avaistoujourspasledroitdesortir,saufpourunbaby-sittingchezquelqu’unde

lafamille.Detempsentemps,prétextantquelquerechercheàfaireàlabibliothèque,jem’éclipsaisaucinémal’après-midietprofitaisintensémentdechaquemomentvolé.PeuaprèslesvacancesdePâques,mamèremeproposaunesortiequejen’attendaisplus.« Antoinette, Papa veut nous emmener toutes les deux au cinéma ce soir, alors va te changer,

dépêche-toi », me lança-t-elle en rentrant du travail en compagnie de mon père, qui était allé lachercher.Uneheure plus tôt, il sortait de leur lit,me laissant dans leur chambre, pétrifiée.Dès qu’il avait

quitté lamaison, j’étaisalléemelaver ; j’avais frottémesdentsetma langueencoreetencorepourfaire disparaître l’odeur du whisky, avant de refaire le lit et de préparer leur thé. Et puis j’avaisattenduleurretour.Ce jour-là,monpère avait gagné au tiercé, ce qui l’avaitmis de bonne humeur, et il n’avait pas

lésinésurladosedewhiskyqu’ilm’avaitfaitboire.Maisjedevaisapprendrequelquesmoisplustardquecen’étaitpasleseuldomainedanslequelilavaitnégligédeprendresesprécautions.Àmoitiéendormieetnauséeuse, jemedéshabillaidoncet lançaimonuniformesurmon lit,dans

lequelj’avaisunefurieuseenviedemeglisser,avantd’enfilerlesvêtementsquejeréservaispourlesgrandes occasions. Comme ma garde-robe n’était pas très fournie, je restais le plus souvent enuniformeàlamaison,saufpendantlesvacances.Nous allâmes voir unwestern, un des films préférés demon père. J’eus beaucoup demal àme

concentrer sur l’action, à cause d’un terriblemal de tête qui rendait extrêmement pénibles tous lescoupsdefeuquiéclataient.J’avaisenviedemeboucher lesoreillesquandlamusiquemontaitpoursoulignerlesuspense;chaquenouveaubruitétaitcommeuncoupdepoignarddansmoncrâne...Les

lumièresfinirentenfinparserallumer,àmongrandsoulagement.Jen’avaisqu’uneenvie,meréfugiersousmescouvertures.Unefoisàlamaison,jeduspourtantprendremonmalunpeuplusenpatience,carmesparentsme

demandèrentde leurpréparerun thé.Labouilloirecommençaitàsifflerquand j’entendissoudainunéclatdevoixquimeclouasurplace.Celavenaitdemachambre.«Antoinette,viens ici toutde suite !»entendis-jemonpère rugir.La ragedonnait à sesmotsun

poidsterrible.Jemontaijusqu’àmachambre,toujoursaussinauséeuse,sanslamoindreidéedecequipouvaitl’avoirmisdansunetellecolère.Ilm’attendaitaupieddemonlitetpointadudoigtl’objetdudélit:monuniforme.«Tucroispeut-êtrequ’onestassezrichespourbalancer tesvêtementscommeça?»,cria-t-ilen

levantlepoingsurmoi.Je me baissai pour esquiver le coup et courus vers l’escalier. J’espérais que ma mère me

protégerait,pourunefois,carriennejustifiaitunetelleexplosiondehaine.Monpèreavaitlesyeuxexorbités. Je savais qu’il ne se contrôlait plus ; il s’apprêtait à me frapper, et à me frapperméchamment.Ilarrivaderrièremoienunriendetemps,glissantsurladernièremarchedel’escalier,cequilemitencoreplusenrage.Unpasdeplusetilm’attrapaparlescheveuxetmefittournoyerdanstous les sens ;moncorps se cambrait dedouleur, jenepouvaispas retenirmes cris. Ilmebalançaensuitecontrelesol.Lesoufflecoupé,jevoyaisl’écumeauborddeseslèvrestandisqu’ilcontinuaitde hurler, les yeux injectés de sang, le regard fou. Puis il pritmon cou entre sesmains et le serracommes’ilavaitl’intentiondemetuer.Ungenou appuyé surmonventre pourmemaintenir à terre, il gardaunemain surmon cou et de

l’autre,semitàmecognerencoreetencore.«Tuméritesunebonneleçon!»répétait-ilenfrappantmonventreetmapoitrine.Je voyais des étoiles danser devantmes yeux, puis je perçus la voix demamère, entre peur et

colère:«Paddy,lâche-la!»La folie de son regard se dissipa et il desserra son étreinte. Sonnée, suffocante, je revins àmoi.

Livide,mamère lui lançaitun regardnoir,uncouteaudecuisineà lamain,pointévers lui.Elle luirépétademelâcherjusqu’àcequ’ilfixelalame.Ils’immobilisaquelquessecondes;j’enprofitaipourramperloindelui.Un espoirme traversa : mamère allait sûrement faire ce dont je l’avais entendue lemenacer à

plusieursreprises,lorsdeleursnombreusesdisputes;elleallaitlequitter,partiravecmoi.Oumieuxencore,elleluidemanderaitdes’enaller.Maisunefoisdeplus,monespoirfutpiétiné.Aulieudesmotsquej’attendais,ellecriaquelquechosequemoncerveauembruméserefusaàcomprendre.«Vat’en,Antoinette!»Je restai accroupie par terre. Peut-être allais-je finir par devenir invisible ? Voyant que je ne

bougeaispas,mamèrem’attrapaparlebrasdetoutessesforces,ouvritlaporteetmejetadehors.«Ne reviens pas ce soir »,me lança-t-elle enme claquant la porte au nez. Je restai unmoment

abasourdie, le corps pétri de douleurs. Puis une peur panique m’envahit. Où pouvais-je aller ?Certainementpaschezquelqu’undelafamille.Sijefaisaiscela,j’auraisdroitàunecorrectionàmonretour. Il était le fils, le frère, leneveu, il était incapablede telsgestes,onm’auraitprisepour unementeuse, une fauteuse de troubles. Personne nem’aurait crue, ilsm’auraient ramenée à lamaison.Pousséeparlapeur,jepartisdanslanuit.

Jedécidaid’allerchezIsabel,undemesprofesseurs,quipartageaitunappartementavecuneamie.Jeleurexpliquai,enlarmes,quej’avaiseuuneterribledisputeavecmesparentsparcequejen’avaispas rangé ma chambre, et que j’avais peur de rentrer à la maison. Elles se montrèrent pleines decompassion;ellesn’enseignaientpasdepuistrèslongtemps,maisellessavaientàquelpointlespèresirlandaispouvaientêtresévères.Ellestentèrentdemerassurerenmedisantquemesparentsallaientsûrement se calmer, que dans le fond ils devaient être inquiets pour moi. Cela fit redoubler messanglots.Ellesappelèrentmamèrepourluidirequejem’étaisréfugiéechezelles.Mamèrenem’envoulaitpas,medirent-elles,elleétaitsoulagéedemesavoirensécurité,maiscommeilétaittrèstard,ellem’autorisait à passer la nuit chez elles. Elle leur dit aussi quemon père était parti au travail,énervéparmonattitudeetmondépart.Ilpensaitquej’étaisalléechezmesgrands-parents.J’étaisàunâge difficile, je lui manquais de respect. Il fallait que je rentre dès le lendemain matin ; elle meparlerait ;etbiensûr, j’iraisà l’écolecommed’habitude.Elles’excusapour ledérangementet leurconfiaquejeluidonnaisbeaucoupdesoucisencemoment.Furent-ellessurprisesqu’unebonneélèvecommemoicause tantdeproblèmesàsesparents?En

toutcas,ellesnefirentaucuncommentaire.Ellesmepréparèrentunlitdanslecanapéetjem’endormisàpoingsfermés,épuisée.Lelendemainmatin,ellesmedonnèrentdel’argentpourrentrerchezmoienbus, et les conseils d’adultes responsables qu’il convenait de proférer, en une telle situation, à uneenfantàpeineentréedansl’adolescence.Jequittail’appartementlapeurauventreetmedirigeaiversl’arrêtdebus.Monpèreétaitrentrédutravailetdéjàcouchéquandjefrappaiàlaporte.Mamèremefitentreren

silence,l’airsévère,etmeservitunpetitdéjeuner.Ellemeditqu’elleavaitpasséunemauvaisenuitàcausedemoi;puismedemandadefaireuneffortpourneplusagacermonpère.«Jen’enpeuxplus,medit-elle.Tumefatigues.Tumefatigues,à l’énerver tout le tempscomme

ça.»Soussesreproches,jeperçussapeur;monpèreétaitallétroploin,laveille.Sansl’interventionde

mamère, il aurait pu être à l’origine d’un scandale encore plus terrible que celui qui allait bientôtéclater.Celafaisaitdesannéesqu’ilmefrappait,maisiln’avaitjamaislevélepetitdoigtsurmamère.Sans

douteprit-elleconsciencecesoir-làqu’ilenétaittoutefoiscapable.Ellenemereparlaplusjamaisdecequis’étaitpassé.Quandjerevinsdel’école,enfind’après-midi,monpèrem’attendait.«Jevaisledire,menaçai-jed’unepetitevoix,m’efforçantdeluitenirtête.Jevaisledire,situme

frappesencore.»Iléclatade rire ; iln’yavaitpas lepluspetit soupçond’angoissedanssavoix.«Antoinette,me

répondit-iltrèscalmement,personnenetecroira.Situparles,c’esttoiquiviendrasteplaindre.Toutlemondet’accusera.Tun’asriendit,n’est-cepas?Tun’asrienditpendantdesannées.»Devantmonsilence,ilcontinua,triomphal.«Alors tu es aussi coupable quemoi.Ta famille ne t’aimera plus. Si tu jettes la honte sur cette

maison,tamèrenevoudraplusdetoi.C’esttoiquidevraspartir,ontemettradansunfoyerettunereverrasplustamère.Tuiraschezdesétrangers;desétrangersquisaurontquellemauvaisefilletues.C’estçaquetuveux?Hein,c’estça?»J’eusunevisiond’inconnusquimefusillaientd’unregardnoiretjemereprésentailatristessed’une

viesansmamère.

« Non », murmurai-je, affolée par cette évocation. J’avais entendu des histoires terribles sur lamanièredontlesfoyerstraitaientlesenfantsrejetésparleursparents.Unefoisdeplus,ilavaitgagné,avecsonpetitsourireencoin.«Alors tiens-toi tranquille,si tuneveuxpaspasserunplussalemomentquecequetuaseuhier

soir.Etmaintenantvat’en.Montedanstachambreetrestes-yjusqu’àcequejem’enaille.Jet’aiassezvue.»Jem’exécutai.«Etn’oubliepasderangertachambre,tum’entends,Antoinette?»Ilcontinuaitdesemoquerde

moidubasde l’escalier. Jem’assissur leborddemon lit, jusqu’àcequesa respirationm’indiquequ’ils’étaitendormi.

21

Depuis que je m’étais fait battre et renvoyer de la maison, j’avais l’impression que ma forceintérieure m’avait abandonnée. Je me sentais inerte et j’essayais d’éviter mes parents autant quepossible.J’avaismonjobdusamedietmesvisiteschezmesgrands-parents,qu’ilsnepouvaientpasmerefuser.Ilsrefusaientsouvent,enrevanche,quej’aillevoirmesamisàPortrushetsurveillaientdeprèsmesbaladesàvélo.Ilrégnaitàlamaisonuneatmosphèreétrange; lesaccèsdecolèredemonpère, qui dégénéraient si souvent en crises de rage, semblaient prendre une tournure encore plussombre,maintenant.Jesentaisdanssonregardquelquechosed’inhabituelquimeterrifiait.Unmatin,unesemaineenvironaprèsledébutdesvacancesd’été,mamèresepréparaitàpartirau

travail.Mon père était rentré tôt et s’était déjà couché.Depuisma chambre, je l’entendis aller auxtoilettes dans la salle de bains, sans fermer la porte, puis retourner se coucher. Une foismamèrepartie,jedescendisàpasdeloupdanslacuisineetmisdel’eauàchaufferpourmatoiletteetmonpetitdéjeuner.Jemepréparaiégalementuntoast,enfaisantlemoinsdebruitpossible.C’estàcemoment-làquej’entendissavoixdansl’escalier.«Antoinette,viensici.»Jemontaijusqu’àlaportedesachambre.«Monte-moiunthé.»J’avaisdéjàledostournéquandilmelança:«Jen’aipasfini,mapetite.»Jesentisunebouledansmagorgeetmeretournaiversluisansunmot.Ilavaitsonregardnarquoiset

mesouriaitd’unairfroid.«Tupeuxaussim’apporterdestoasts.»Jepartis luipréparer son théet ses toastscommeunautomate,puis luimontai sonplateauque je

déposai sur sa table de chevet après avoir poussé son paquet de cigarettes et le cendrier plein demégots,enpriantpourqu’onenrestelà.Maisjesavaisbienqu’ilvoulaitautrechose.Ducoindel’œil,jevisavecunesensationdedégoûtsontorsepâle,parsemédetachesderousseur,

sespoilsgrisonnantsquidépassaientdesontricotdecorpscrasseux,etjesentisl’odeurâcredesoncorpsmélangéeàcelledetabacfroidquiflottaitdanslachambre.Etpuisjesentissonexcitation.«Enlèvetesvêtements,Antoinette.J’aiuncadeaupourtoi.Enlève-lestousetfais-ledoucement.»Jeme retournaivers lui. Ilnem’avaitencore jamaisdemandécela. Jemesentis souilléepar son

regard.«Antoinette,jeteparle,déshabille-toi»,répéta-t-ilentredeuxbruyantesgorgéesdethé.Soudain, il sortit du lit, vêtu de son seul tricot de corps, le sexe en érection devant son ventre

bedonnant.Voyantquejetardaisàrépondreàsademande,ilmesourit,s’approchademoietmedonnaunepetiteclaquesurlesfesses.«Allez,dépêche-toi»,murmura-t-il.J’étaisdeboutdevantluicommeunanimalprisaupiège,mesvêtementsentassurlesol,avecune

enviefolledem’enfuirmaisni laforceniaucunrefugepourcefaire.Toutenmeregardantdansles

yeux,ilfouilladansunepochedesavesteetenretiraunpetitsachetsemblableàtousceuxquej’avaisdéjàvus. Il ledéchira,ensortitcetteespècedepetitballonencaoutchoucet ledérouladoucement,d’unemain,sursonmembregonflé.Pendantcesquelquessecondes,ilm’attrapalepoignetetleserra.Puisilforçamesdoigtscrispésàsuivreunmouvementdehautenbassursonsexejusqu’àcequelepréservatifsoitbienenplace.Toutàcoupilmelâchalamain,mepritparlesépaulesetmejetasurlelitavecunetelleviolence

que je rebondis sur lematelas dans un grincement de ressorts rouillés. Il agrippames jambes, lesécartaau-dessusdemoietmepénétraavecuneforcequisemblamedéchirer lecorps toutentieretbrûler mes entrailles. Les muscles de mes cuisses me tiraient à chaque fois qu’il plongeait etreplongeait en moi. De ses mains rugueuses, il empoignait ma poitrine, qui me faisait mal depuisquelque temps. Il s’excitaitàmalmener leboutdemesseinsetàme lécher levisageet lecou.Lespoils ras de son menton me raclaient la peau. Je mordais mes lèvres pour ne pas lui donner lasatisfactionqu’ilattendait:entendremescris.Toutmoncorpstremblaitsoussesassauts,j’avaislespoingset lespaupièresserréespourretenirmeslarmes.Soncorpstressaillitquandilm’arrachasonplaisir;ilseretiraalorsenbasculantsurlecôté,dansunrâle.Jeme dépêchai deme redresser. Enme penchant pour ramassermes vêtements, je vis son pénis

rabougri,auboutduquelpendaitunboutdeplastiquegris-blanc.Labouledansmagorgegrossit;jemeprécipitai aux toilettes et vomisun torrent debile quimebrûla l’œsophage.Quand je sentis que jen’avaisplusrienàexpulser,jeremplisunebassined’eaufroide,n’ayantaucuneenvied’attendrequel’eauchauffepourmelaver.Danslemiroir,jevisunvisagelivide,lesyeuxremplisdelarmes,destachesrougessurlementon

et le cou, qui me renvoyait un regard de désespoir. Je me lavai encore et encore, mais je sentaistoujourssonodeur,aupointquej’avaisl’impressionqu’elles’étaitincrustéedansmoncorps.Endescendantaurez-de-chaussée,j’entendisdesronflementsdanslachambredemesparents.Ilen

auraitaumoinspourquelquesheures,medis-je,j’allaispouvoirm’échapperdecettemaison.J’ouvris la porte et sortism’asseoir sur la pelouse avec Judy. Jemis un bras autour de son cou,

posaimajouecontresatêteetlaissaileslarmescouler.«Quandest-cequeçavas’arrêter?»medemandai-je,désespérée.Incapablederesterpluslongtempsàsipeudedistancedemonpère,jeprismonvéloetdisparus,

brisée.Jepédalaisansbut,jusqu’àcequeleschampsremplacentlesruesbordéesdemaisons.Jedusm’arrêter deux fois et laisser mon vélo au bord du chemin : la bile me remontait dans la gorge,provoquant deshaut-le-cœur à répétition,maismes larmes coulaient encore longtemps aprèsque lemincefiletjaunefuttari.Jepassaiunepartiedelajournéedansunchamp,latêtecomplètementvide,puisrentraiàlamaison

pourm’acquitterdestâchesménagèresquim’attendaientavantleretourdemamère.

22

J’étaismalade,c’étaitcertain.Touslesjours,auréveil,j’étaisprisedenauséesetjemeprécipitaisauxtoilettespourvomir.Lanuit,mescheveuxétaienttrempésdesueur,latranspirationperlaitsurmonfrontetpourtant,jetremblaisdefroid.J’avaispeur,jesentaiscommeunemenaceimminentecar,jouraprèsjour,moncorpsmeparaissaitàlafoispluslourdetplusfaible.Messeinsétaientdouloureux,monventregonflaitalorsquemonestomacnegardaitrien.Monnouveaupantalonmeserraitàlatailledefaçonanormale.Autourdemoi,mamèresemettaitdeplusenplussouventencolèreetmonpèresurveillaitchacun

demesgestes.Lesoir,quandiltravaillait,unsilencepesantrégnaitentremamèreetmoi.Jusqu’àcequ’ellefinisseparadmettrequ’ellesavaitquej’étaismalade.«Antoinette,ilfautquetuaillesvoirlemédecindemain»,medit-elleunsoir.Je levai la tête demon livre, espérant trouver un peu de compassion dans son regard,mais son

visageétaitfermé.Pourtant,sesyeuxtrahissaientuneémotionquejen’arrivaispasànommer.Àlafindesannéescinquante,quandvousappeliezuncabinetmédical,vousobteniezunrendez-vous

immédiatement. Dès le lendemain matin, je patientais donc dans la salle d’attente, nerveuse.L’infirmière quim’accueillitm’adressa un sourire amical, qu’elle troqua une demi-heure plus tard,quandjerepartis,contreunregarddédaigneux.Lemédecin de service ce jour-là n’était pas l’homme d’un certain âge quim’avait déjà reçue à

plusieurs reprises, mais un beau jeune homme blond aux yeux d’un bleu magnifique. Il m’invita àm’asseoirtoutenm’informantqu’ilassuraitunremplacement.Ils’assitàsontourderrièresongrandbureaunoiretconsultarapidementlesquelquesfeuillesdemondossiermédical.« Qu’est-ce qui t’amène, Antoinette ? » me demanda-t-il avec un sourire de circonstance, qui

disparutpeuàpeuàmesurequejeluiexposaismessymptômes.Ilmedemandaàquandremontaientmes dernières règles. J’essayai deme rappeler à quelle date j’avais demandé des serviettes à mamère;celafaisaitdéjàtroismois.Jenem’étaispasrenduecomptequ’autantdetempsétaitpasséetàvraidire,sij’enavaiseuconscience,çanem’auraitpasparutrèsimportant.«Est-cequetucroisqu’ilestpossiblequetusoisenceinte?medemanda-t-ilensuite.—Non»,répondis-jesanslamoindrehésitation.Au fil des années, j’avais appris à évaluer les réactions des adultes et, derrière le masque du

professionnel, je décelai une pointe d’hostilité. Il ne voyait plus enmoi une adolescente qui venaitconsulter,maisunproblèmepotentiel.Il me demanda d’aller me déshabiller jusqu’à la taille derrière le paravent. Pendant que je

m’exécutais,jel’entendisappelerl’infirmière.Allongée, lesjambesrelevéesetécartées, jefixai leplafondpendantqu’ilm’examinait.Quelques

minutes plus tard, ilme dit deme rhabiller. Il enleva son gant de latex et le jeta à la poubelle. Jeremarquaiunéchangederegardsentrel’infirmièreetluiquandilluiannonçad’untoncalmequ’ellepouvaitdisposer.Ilm’invitaànouveauàm’asseoir,maiscettefoissonexpressionétaitsévère.

«Est-cequetuconnaisleschosesdelavie?»medemanda-t-ild’unevoixfroide.Jesavaisbiencequiallaitsuivre,maisjeneparvenaispasàl’accepter.Jerépondisouid’unton

lugubre.«Tuesenceintedetroismois.»J’entendiscesmotsdansunetorpeurdésespérée.«Cen’estpaspossible, jen’aijamaiscouchéavecungarçon»,protestai-jedansuneréactionde

déni.«Tuasbiendûcoucheravecquelqu’un»,répliqua-t-il,manifestementagacéparcequ’ilavaitpris

pourunmensongeeffronté.Jecherchaisdel’aidedanssonregard,maisjevisbienqu’ils’étaitdéjàfaituneopinionsurmoi.«Seulementavecmonpère»,finis-jeparrépondre.Cesmots restèrentcommeensuspensiondans l’air.C’était lapremière foisque je formulaismon

secret.Unsilenceglacésuivitmonaveu.«Est-cequ’ilt’aviolée?»demanda-t-ild’unevoixsoudainpluscompatissante.Cettepointedegentillessemefitvenirleslarmesauxyeux.«Oui,bredouillai-je.—Est-cequetamèreestaucourant?»J’étaismaintenantenpleursmaisjeparvinsàbalbutier:«Non.—Ilfautquetuluidisesdem’appeler,medit-ilenmetendantunmouchoir.Jedoisluiparler.»Je me levai en vacillant et sortis du dispensaire. Une fois dehors, la terreur me paralysa. Où

pouvais-jealler?Certainementpasàlamaison,puisquemonpèreyétait.Unvisages’imposaàmoi:celuid’Isabel,leprofesseurchezquij’avaistrouvérefugequandmamèrem’avaitmiseàlaporte.Elleavaitquittél’écoleaudébutdel’étépoursemarier,maisjesavaisqu’elleétaitrevenuedesonvoyagedenoces.Ellem’avaitaidéeunefois–peut-êtrepourrait-ellem’aiderànouveau?J’enfourchaimon vélo à la recherche d’une cabine téléphonique, où je trouvai son adresse dans

l’annuaire.Jeneprispaslapeinedel’appelerpourlaprévenirquej’arrivais.Jepriaisseulementpourqu’ellesoitlà.J’arrivai dans un de ces quartiers résidentiels qui étaient sortis de terre après les guerres. Elle

habitait unegrandemaisonde stylegeorgien. «Ellevam’aider,me répétais-je enposantmonvélocontrelemur.Jepourrairesterchezelle,ellenememettrapasdehors.»Lesmotstournaientdansmatêtecommeunelitanietandisquejem’engageaisdansl’alléerécemmentaménagée,flanquéedepartetd’autredeparterresquelapelousecommençaitàverdir.Isabelm’ouvrit la porte d’un air surprismais plutôt accueillant et je sentis à nouveau les larmes

monter,commeàchaquefoisqu’onmetémoignaituntantsoitpeudegentillesse.Ellemefitentrerdanssonsalonetm’invitaàm’asseoir.« Antoinette, qu’est-ce qui se passe ? » me demanda-t-elle gentiment tout en me donnant un

mouchoir.J’avaissuffisammentconfianceenellepour luirapportermaconversationaveclemédecin.Je lui

expliquai la raison pour laquelle j’étais terrifiée, et je lui dis que j’étais malade. Ma confessionprovoqua le même silence qu’au dispensaire quelques minutes plus tôt. Isabel n’avait plus l’airsoucieuse,maispaniquée.

«Antoinette,medit-elle,restelà.Monmariestrentrédéjeuner;ilestdanslacuisine.Donne-moiuneminute,d’accord?»Elles’enallasurcesmotsetj’attendisqu’ellereviennedansunsilencepresqueparfait,ponctuépar

letic-tacdel’horlogequitrônaitsurlacheminéedepierre.Maisc’estsonmariquifitsonentréedanslapièce,seul.Àsonexpressionsévère,jecomprisqu’il

n’yauraitpasderefugepourmoiici.«C’estvrai,cequetuasditàmafemme?»demanda-t-ilenguised’entréeenmatière.Jeperdis

touteconfianceetfisuntimidesignedelatête.«Oui»,murmurai-je.Hermétiqueàmonmalaise,ilpoursuivit:«Écoute,elleestbouleversée.Elleestenceinteetjene

veuxpasqu’onlaperturbeencemoment.Jenesaispaspourquoituascrubondevenirici,maisilfautqueturentrescheztoietquetuparlesàtamère.»Ilsedirigeavers laporteetmefit signede lesuivre.Jeme levaisansunmotet, sur leseuil, le

regardaiànouveaudansl’espoird’obtenirunsursis.Envain.«Mafemmeneveutpasquetureviennesici»,medit-ilavantderefermerlaporte.Cettefindenon-

recevoir,j’allaism’yhabitueraucoursdessemainessuivantes.Maisjenel’aijamaiscomprise.Lesmisesengardedemonpèrerésonnaientdansmatête.«Toutlemondevat’accuser.Tamèrene

t’aimeraplussituparles.»Jereprismonvéloetrentraiàlamaison.Monpèreétaitcouché,maisilnedormaitpas.«Antoinette,appela-t-ilàpeineavais-jepoussélaporte,viensici.»Jemontail’escalier,leventrenoué.«Qu’est-ce que le docteur a dit ? » demanda-t-il. Je lus dans ses yeux qu’il connaissait déjà la

réponse.«Jesuisenceinte»,répondis-jetoutnet.Pourunefois,sonvisagenelaissapresquepasparaîtresesémotions;ilsecontentaderepousserles

couverturesetdem’inviteràlerejoindre.«Jevaisarrangerçapourtoi,Antoinette.Allez,vienslà.»Maiscettefois,jerestaiplantéedevant

lui.Materreurhabituelles’atténuaetjesentismonterunefureurenmoi.« Tu n’as rien arrangé, si, quand tu asmis cette chose enmoi ? Je suis enceinte de troismois.

Combiendefoistum’asfaitçadepuistroismois?»Ma satisfaction fut de courte durée, car la terreur quim’avaitmomentanément quittée s’installait

maintenantenlui.«Tuasditaudocteurquec’étaitmoi?—Non,mentis-je,ànouveauprisedepeur.—Souviens-toi de ce que je t’ai dit,ma petite, on t’accusera si tu parles.On t’emmènera et on

t’enfermera.Tamèrenepourrapaslesarrêter.Toutlemondet’accusera.»Troispersonnesm’avaientdéjàprouvéqu’ildisaitvrai.« Je vais dire à ta mère que tu m’as expliqué ce qui s’est passé : tu es allée à Portrush, tu as

rencontrédesAnglaisettuascouchéaveceux.Tum’entends,Antoinette?Alors,qu’est-cequetuvasdireàtamère?»

Toutesmesforcesmequittèrentetjeluidiscequ’ilvoulaitentendre.«Jeluidiraiquej’aicouchéavecunAnglais,etqu’ilestreparti.»Puisilm’ordonnaderesterdansmachambrejusqu’àcequ’ilaitparléàmamère;jeluiobéissans

protester.Aprèscequimeparutdesheures,j’entendislaportedelamaisons’ouvrir.Monpèreetmamère

discutèrent,maisjen’arrivaispasàcomprendrecequ’ilssedisaient.J’entendisensuitemonpères’enaller.Jerestaidansmachambre,unemainsurmonventrerebondi.J’avaisenviequ’unadultes’occupedemonproblème,sanssavoirprécisémentcomment.Lafaimcommençaitàmetirailler,jemesentaismal,maisiln’étaitpasquestionquejesortedema

chambreavantqu’onnem’yautorise.Mamèrefinitparm’appeler.Jedescendistimidementlarejoindre.Ellenousavaitpréparéduthé,

ce dont je lui fus reconnaissante : le fait de tenirma tasseme donnait une contenance et quelquesgorgées parvinrent à m’apaiser. Les yeux fixés sur ma tasse, je me sentais fusillée du regard.J’attendaiscependantquemamèreprennelaparole.«Quiestlepère?»demanda-t-elleenfind’unevoixglaciale.J’étaisprêteàmentir,mêmesijesavaisqueçaneserviraitàrien.Maismamèrenem’enlaissapas

letemps.«Antoinette,dis-moilavérité.Dis-le-moi,jenememettraipasencolère.»Nosyeuxsecroisèrent.Mamèreessayaitdelireenmoi.«Papa»,m’étranglai-je.Ellemerépondit:«Jesais.»Ellemeregardaittoujoursdesesgrandsyeuxvertsetjesavaisquesadétermination,bienplusforte

que la mienne, allait parvenir à me faire dire toute la vérité. Elle me demanda quand ça avaitcommencé et je lui parlai alors des « tours en voiture »,mais son visage resta toujours aussi peuexpressif.«Toutescesannées.»Cefutsonseulcommentaire.Elle ne me demanda pas pourquoi je n’avais rien dit ni pourquoi je m’étais faite complice des

mensonges de mon père. Plusieurs mois plus tard, j’aurais l’occasion de me forger un avis sur laquestion.«Est-cequeledocteurestaucourant?demanda-t-elle.—Oui»,répondis-je,enluiprécisantqu’ilvoulaitlavoir.J’étaisloindemedouterquemaréponseàsadernièrequestionallaitquasimentmecoûterlavie.

Elleme demanda si j’en avais parlé à quelqu’un d’autre et je lui répondis que non, en chassant lepéniblesouvenirdemonpassagechezIsabel.Apparemment soulagée, ma mère se leva et se dirigea vers le téléphone. Après une brève

conversation,ellesetournaversmoi.«Ledocteurvamerecevoiraprèssesconsultations.Toi,resteàlamaison.»Surcesmots,ellemit

sonmanteauets’enalla.Jerestaiplantéesurmachaise,commedansunétatsecond,pendantcequimeparutêtreuneéternité,

nemelevantquepouralimenterlefeuoudonnerunecaresseàJudydetempsàautre.Lapetitechienne

restaàmescôtéstoutaulongdecetteattenteangoissanteduretourdemamère,quidevraitm’éclairersurmonavenirimmédiat.J’entendissoudainunbruitdeclé.Mamèreentradanslamaison,accompagnéedumédecin.Pendant

plusd’uneheure,ilsdélibérèrentsurmoncasetlasentencetomba:lesilence.Monpèreiraitquelquesjours à l’hôpital pour soigner une « dépression », j’allais avorter de façon légale et, sur lesrecommandations du médecin, on allait me placer dans un foyer pour adolescents difficiles. J’yresteraisjusqu’àcequej’aiel’âgedequitterl’écoleetqu’onm’aittrouvéuntravail.Monpèreetmoinepourrionsplusvivresouslemêmetoit.Maisenattendantl’avortement,laviecontinueraitcommesiderienn’était.C’estmamèrequim’annonçatoutescesdécisions,avecl’approbationsilencieusedumédecin qui lui avait dit,meprécisa-t-elle, que c’était la seule solution.Épuisée et désorientée, jel’écoutaiségrenerlesmesuresquimettaientuntermeàlaseuleviequejeconnaissais.Lemédecins’adressaensuitedirectementàmoi.«Sijet’aide,c’estpourtamère–elleestunevictimeinnocentedanscettehistoire.Tum’asmenti

cematin.Tum’asfaitcroirequeçan’étaitarrivéqu’unefois.»Ilfitunepauseetmelançaunregarddédaigneux.«Tuasencouragéleschoses,tun’asrienditpendanttoutescesannées;alorsnemedispasquetuesinnocente.»Puis il nous laissa seules,mamère etmoi. J’attendis quelquesmots d’encouragement de sa part,

maiselleneditrien.Incapabledesoutenircesilencepluslongtemps,jemontaimecouchersansrienmanger.Lesjourssuivantspassèrentcommedansunbrouillard.Rendez-vousfutprisauprèsdedeuxfoyers.

Jen’ouvrispaslabouchependantlesentretiens;j’étaisdésormaiscataloguéecommeuneadolescentedifficile,quiétaittombéeenceinteetnesavaitpasquiétaitlepère.Après ça, on me fit passer une mini-audience devant un jury de médecins qui me posèrent des

questions afin de décider de mon sort et de celui du fœtus. Il fut convenu que l’avortement pour«instabilitémentale»auraitlieudansunhôpitaldelavillevoisine,dansunsoucidediscrétion.Àlafindesannéescinquante,l’IrlandeduNordétaitopposéeàl’avortement.Letravaildesinfirmièresetdesmédecinsétaitdesauverdesvies,etilsvoyaientdoncd’untrèsmauvaisœilqu’onleurdemanded’ensupprimer;j’allaisbientôtm’enrendrecompte.Lasemainedemon«opération»,commedisaitmamère,mesparentsm’ignorèrent,unisparune

indéfectiblecomplicité.Lejouroùl’ondébarrassamoncorpsdelapreuvedelaculpabilitédemonpère,mamèrepartitautravailcommed’habitudeet,munied’unpetitbagage,jeprislebuspouralleràl’hôpital.Uneinfirmièrem’accueillitsansunsourireetmemenaversunesalleannexeoùsetrouvaientmonlit

etunepetitetable.Jesavais,sansmêmel’avoirdemandé,pourquoiilsm’installaientlà.J’étaisdansunservicedematernitéetl’hôpitalvoulaitquel’interventionsefassedelamanièrelaplusconfidentielle.Lelendemainmatin,àhuitheures,l’infirmièrevintàmonchevet.«Ilfauttepréparer,dit-elleenposantunbassinetd’eauetunrasoirprèsdemonlit.Déshabille-toi

jusqu’àlataille.»Cefurentsesseulsmots.Ellemerasaensuitel’entrejambesansgrandeprécaution,puisressortitde

machambre.Ellerevintunpeuplustardmefaireunepiqûredanslesfesses,aprèslaquellejetombaidansune

sortedeléthargie.Jevoulaisvoirmamère; jevoulaisquequelqu’unmedisequetoutiraitbien.Je

voulais savoir cequ’onallaitme faire, carpersonnenem’enavait parlé.Et surtout, jevoulaisquequelqu’unmetiennelamain.J’avaistellementpeur.Heureusement,jefinisparm’endormir.Dansundemi-sommeil,jesentisdesmainssurmoncorpsetj’entendisunevoix:«AllezAntoinette,

il faut t’allonger sur le chariot. » Puis on me retourna doucement et on m’enveloppa dans unecouverture.Lechariots’ébranla,puiss’arrêtaalorsquejepercevaisunelumièreviveàtraversmespaupièrescloses.Onmemitquelquechosesurlenezetunevoixmeditdecompteràrebours;maisjesaisquej’aiappelémamèreaumomentdeperdreconscience...Unenausée comme je n’en avais encore jamais ressentieme réveilla. Je vis qu’on avait poséun

haricotenmétalsurmatabledechevet;jel’attrapaipourvomir.Jenepouvaisempêcherleslarmesdecouler. Pendant quelques secondes, je me demandai où j’étais puis je rassemblai mes esprits etregardai entremes jambes.Onm’avaitmisune serviettehygiénique. Je comprisque lebébén’étaitpluslà.Jeme rendormis jusqu’à l’arrivée de l’infirmière, quim’apportait du thé et un sandwich qu’elle

posa sur la table. Je remarquai que le haricot avait été changé et me demandai combien de tempsj’avaisdormi.«Tonthé,Antoinette»,m’informa-t-elledemanièresuperflueenrepartant.Puiselleseretournaet

melançaunregardhostile.«Oh,çat’intéressepeut-être:lebébé,c’étaitungarçon.»Ellesortit.Lebébédevintsoudainunepersonneréellepourmoi.L’appétitcoupé,jerestaidansmon

lit à culpabiliser enpensant àmonpetit garçonmort, avantde sombrer ànouveaudansun sommeilagité,oùressurgitmonrêvedechuteinterminable.Le lendemainmatin, dès les premiers rayons du soleil, une aide-soignantem’apporta du thé, des

toastsetunœufdur.Cettefois,mortedefaim,jenemefispasprierpourmangeretn’enlaissaipasunemiette.L’infirmièrearrivapeuaprèsmonpetitdéjeuner.Envoyantmonassiette,ellefitunemimiquedésapprobatriceetmelança:«Jevoisquetuasbonappétit.»Puisellem’informad’unevoixpincéequejepourraism’enalleraprèslavisitedumédecin.«Est-cequequelqu’unvienttechercher?—Non.»Maréponseluiarrachaunsourireironique.Commejemesentaissale,jeluidemandaioùjepouvaisprendreunbainetmelaverlescheveux.«Uneinfirmièrevat’apporterdel’eaupourtelaver.Tuprendrasunbainquandtuserasrentréechez

toi.Ettescheveuxnesontpassisales,tufaisdesmanières.»Elles’interrompit.«Situnefaisaispastantdemanières, tuneseraispeut-êtrepas làaujourd’hui.»Surcesmots lâchésd’untonvenimeux,elles’enalla.J’avaismalauventre,maisiln’étaitpasquestionquejeluidemandequoiquecesoitd’autre.Jeme

lavaidumieuxquejepusaveclapetitebassined’eauqu’onm’apporta,m’habillaietattendislavisitedumédecinquiavaitpratiquél’intervention.Il arriva, accompagné d’une infirmière. Il me regarda à peine et ne me demanda pas comment

j’allais.Ilm’informasimplementquejepouvaism’enaller.Jeprismonbagageetquittail’hôpitalpourallerattendreunbus.

23

Quelquechosemeréveilla.Dehors,pourtant,ilfaisaitnuitnoireetdansmachambre,toutsemblaitcalme.Pendantquelquessecondes,jemedemandaicequiavaitbienpuperturbermonsommeil.Moncorpsnedemandaitqu’àserendormirmaismonesprit,étrangement,luttaitpourquejeresteéveillée.C’estlàquej’aisentiquelquechosedecollantentremesjambes.Jeportaiunemainaucreuxdemonpyjama : c’était tiède et mouillé. Je me redressai, paniquée, et trébuchai de mon lit jusqu’àl’interrupteur.L’ampoule nue qui pendait au plafond jeta un halo jaunâtre sur les draps, tachés de sang. Sans

comprendrecequisepassait,jeregardailebasdemonpyjama:ilenétaittrempéluiaussi.J’avaislesdoigtsquicollaient,dusangcoulaitentremesjambes.J’appelaimamèreenhurlant.Elle arriva presque immédiatement et, voyant la scène, m’ordonna de me recoucher. Mon père

apparutàsontour,lesyeuxgonflés,danssonpyjamafroissé.«Qu’est-cequisepasse?C’estquoi,cechahut?»grommela-t-il.Mamèrefitunsignedansmadirection,avecunairdedégoût.«Ilfautquetuappellesuneambulance»,luidit-ild’unevoixoùjesentispoindreunlégersentiment

depeur.«Jevaisappelerledocteur,répondit-elle,ilsauraquoifaire.»Ensuite,messensationssebrouillèrent.J’entendiscommeàtraversunvoilemamèredescendreles

escaliers et parler au téléphone, puis, quelquesminutes plus tard, la voix dumédecin. J’ouvris lesyeux,distinguantvaguementsasilhouette.Commedansunrêve,leurconversationsefonditdansmonesprit.«Cen’estpasbon,ilfautqu’elleailleàl’hôpital.C’estàvousdedécideroù,Ruth.Soitenville,

soitlàoùelleaétéopérée.»Puislesvoixseturentetj’eusl’impressiondeflotterdansleslimbes.Niéveilléeniendormie,je

percevais seulement des mouvements autour de moi. J’entendis ma mère demander à mon père deresterdansleurchambre,puislavoixdudocteurquis’adressaitàmamèrederrièremaporteetjesus,sanslamoindreappréhension,quej’étaisentraindemourir.Unbruitperçantdéchirasoudainmesbrumes.Jereconnuslasirèned’uneambulanceetaperçusla

lumièrebleuedugyrophareàtraversmafenêtre.Desmainsmeportèrentdélicatementsurunecivièreque je sentis s’ébranler à chaquemarche dans l’escalier, avant d’être glissée dans l’ambulance quirepartittoutessirèneshurlantes.Uneimageest restéegravéeà jamaisdansmatête :celledemamèreetdumédecin,côteàcôte,

regardantserefermerlesportesdel’ambulancequim’emportait.L’hôpital quemamère avait choisi était à une vingtaine de kilomètres, et il n’y avait à l’époque

aucunevoierapidedanslarégiondeColeraine,seulementdespetitesroutessinueuses.J’étaistransiedefroid,toutmoncorpsétaitpourtantensueuretjecontinuaisdeperdredusang.Je

voyaisdesétoiles,ma tête commençait àbourdonneraupointque j’entendais àpeine lebruitde la

sirène.Unemaincaressamatêtepuismesaisitsoudainlamainquandunspasmesecouamoncorps;dela

bilecoulaitentremeslèvres.« On la perd ! Accélère ! » cria une voix. La voiture s’emballa et j’entendais un talkie-walkie

crachersesinstructionsencrépitant.« Reste avec moi, Antoinette, ne t’endors pas maintenant », continua la voix, puis l’ambulance

s’arrêtabrusquementdansuncrissementdepneus.Onsortitlacivière,despasrapidesm’emportèrentetunelumièrevivem’éblouit.Jesentisunepiqûredansmonbrasetmesyeuxcessèrentd’essayerdeseconcentrersurlesformesblanchesquim’entouraient.Àmonréveil,unesilhouettebleueétaitàmescôtés.Jereconnuslesyeuxmarrondel’infirmièreen

chef.Maisilssemblaientavoirperdutoutetraced’hostilité.Elleregardaitdésormaisaveccompassionunepatientequiavaitbesoindesessoins.Ellemecaressadoucementlescheveuxetmepassaunlingehumidesurlevisageaprèsquej’eusvomidanslerécipientqu’ellemetenait.Prèsdemonlit,unepochetransparenterempliedesangétaitsuspendueàunetigeenmétaletreliée

àmonbras.«Antoinette,pourquoit’ont-ilsemmenéeici?medemanda-t-elle,interloquée.Pourquoinesont-ils

pasallésàl’hôpitalleplusproche?»J’euslesentimentqu’elleconnaissaitlaréponseaussibienquemoi.Je fermai les yeux sans répondre à sa question, mais je vis l’image de ma mère regardant les

ambulanciersm’emporterpourcequ’elleavaitdûpenserêtremonderniervoyage.Jelesavais,maisjenevoulaispasycroire.Jemeforçaiàrangercetteimagedansuneboîtequejegardaisoigneusementfermée.

« Stop ! » criai-je en silence dans l’hospice, dans l’espoir de faire taire lemurmure de la voix

d’enfant.«Stop!Jeneveuxpasrouvrircetteboîte!—Si,Toni, tudois te souvenirde tout»,me répondit lavoix, intraitable. Jemesentaisdéchirée

entredeuxmondes:celuidanslequelAntoinetteavaitvécuetceluiquej’avaisrecréé.Maisjen’avaispluslechoix:ilfallaitquejemetteunterme,degréoudeforce,aujeuquej’avaisaccepté,celuide«lapetitefilled’unefamilleheureuse».La boîte s’ouvrit et je revis l’image de ma mère, à côté du médecin, derrière les portes de

l’ambulancequiserefermaientsurmoi.

Quandjemeréveillaiànouveau,l’infirmièreétaittoujoursàmescôtés.«Est-cequejevaismourir?»m’entendis-jeluidemander.Elle se pencha vers moi, me prit la main et la serra doucement. Ses yeux brillaient d’un éclat

humide.«Non,Antoinette,tunousasfaittrèspeurmaistoutvabien,maintenant.»Puisellemebordaetjetombaidansunprofondsommeil.Jerestaiencoredeuxjoursà l’hôpital.Lesmédecinspassaientde tempsen tempsmedireunmot

gentil,puisrepartaient.J’attendisenvainquemamèrepousselaportedemachambre.Déprimée,envahieparunsentimentd’abandon, jen’avaisaucunappétitetnemangeaisquasiment

riendesrepasquel’onm’apportait.Letroisièmejour,l’infirmièrerevints’asseoirprèsdemoietmecaressadoucementlamain.«Antoinette,tuvaspouvoirrentrercheztoiaujourd’hui.»Ellemarquauntempsd’arrêt;jesentis

qu’elleavaitquelquechoseàmedire.«Onn’auraitjamaisdûtefairecetteopération–tagrossesseétaittropavancée.»Ilyavaitdanssavoixunecolèrequi,pourlapremièrefois,n’étaitpasdirigéecontremoi.«Antoinette,tuasfaillimourir.Lesmédecinssesontbattuspourtesauver,maisilfautqueje te dise quelque chose. » Elle hésitait, cherchait les mots qui pourraient atténuer l’impact de cequ’elleavaitàmedire.«Oh,mapetitefille,quoiquetuaiesfait,tuneméritespasça...Antoinette,tunepourrasjamaisavoird’enfant.»Au début, je lui jetai un regard d’incompréhension, puis sesmots prirent soudain sens dansmon

esprit.Monespoird’avoirunjourunefamilleàchérirs’effondra.Jedétournailatêtepournepasluimontrerlesentimentdevideabsoluquimesubmergeait.Ellerevintmevoirunpeuplustarddanslamatinée.«Viens,Antoinette,tuvasprendreunbainavantderentrercheztoi»,dit-elled’unevoixfaussement

radieuse. Je sentais confusémentqu’ellenem’avait pas encore tout dit,mais j’étais trop lasse pourallerauboutdemacuriositéetlasuivissansunmot.Danslabaignoire,jemefrottailatêtedansl’espoird’effacertouslessouvenirsdontjemesentais

salie.Puisjemerhabillaisansaucunemotivation.Mesvêtementsflottaientsurmoncorpsamaigri.Onm’avait remis un sac contenantmon pantalon, un chemisier, des affaires de toilette et un peu

d’argent.C’était sansdoutemamèrequi l’avait préparé,maisonmedit que c’était lemédecinquil’avaitapporté.Jerassemblaimesquelquesaffairesetquittail’hôpitalpourallerprendrelepremierdesdeuxbus

quimereconduiraientchezmoi.Jemesentaiscomplètementabandonnée.LaJaguardemonpèreétaitgaréedevantcheznous,prèsd’uneautrevoiturequejenereconnuspas.J’ouvris la porte nerveusement.Mes parentsm’attendaient en compagnie dumédecin, qui prit la

parole.«Tonamie,leprofesseur,estalléevoirlesservicessociaux.Ilsontcontactélapolice–elleseralà

d’uneminuteàl’autre.»Puiscefutlesilence.Jemesentaisfaible,malade,j’avaismalauventreetilmesemblaitquema

tête allait éclater sous lapressionquimontait.Unevoiture arriva.Mamère se levade sa chaise etouvritlaporte,imperturbable.«Àl’avenir,dit-elletandisquelespoliciersentraientdanslamaison,sivousavezbesoindeparler

àmonmariouàmafille,auriez-vousladécencedevousdéplacerenvoiturebanalisée?Jen’airienfaitdemaletjerefusequ’onmemetteainsidansunesituationembarrassante.»Lepolicier, qui se présenta comme étant l’officier en charge de cette affaire, lui lança un regard

impénétrableetsecontentadeliresesdroitsàmonpère.Puisilnouspriatousdeuxdel’accompagner,ainsiquesacollègue,aupostedepolice.Ildemandaàmamèresiellevoulaitêtreprésentelorsdemon interrogatoire, étant donné que j’étais mineure. Elle déclina son offre. Il l’informa qu’uneassistantesocialelaremplacerait.Lesdeuxpoliciersnousescortèrentjusqu’àleurvoitureetnouspartîmes.Uncauchemarétaitpeut-

êtreterminé,maisjesavaisqu’unautreavaitcommencé.J’étaispourtantloindemedouterqu’ilseraitsiterrible.

24

Celafaisaittreizejoursquej’étaisàl’hospiceetlebruitduchariotdupetitdéjeunern’étaitpluslesigne précurseur dema pause solitaire, car je devaismaintenantm’atteler à une tâcheméticuleuse.Cuilleréeparcuillerée,ilmefallaitnourrirmamère.Jeluimettaisd’aborduneservietteautourducoupuisjeportaislatassejusqu’àseslèvrespourqu’ellepuisseboiresonthé.Ellerestaitassisedanssonlit, lesmains jointes, enme regardantdans lesyeux.Les siensétaient ternes,désormais.Danscetteinversioncomplètedesrôlesdelamèreetdel’enfant,laboucleétaitbouclée.Jeluidonnaisensuiteunpeud’œufsbrouillésouduyaourtauxfruits.Aprèschaquecuillerée,ilfallaitluiessuyerlementon.Après le petit déjeuner, les médecins faisaient leur première visite. « Combien de temps ? »

demandaientmesyeux,maisleurvisagenelaissaitrienparaître.Désormais,c’étaitlavisitedemonpèrequirythmaitmesjournées.Dèsquej’entendaissonpasdans

lecouloir,jemelevaispourallerfaireunbreakausalon,oùm’attendaientuncaféetdescigarettes.Cejour-là, jen’eusmalheureusementpas lapossibilitédeprofiter d’unmomentde solitude ; une autrefemmefumaitunecigarette,unlivrefermésurlesgenoux.Ellemefitunsouriretimideetseprésenta:Jane.Endiscutant,nousnousrendîmescomptequenous

dormions toutes lesdeuxà l’hospice.Sonmariétaiten traindemourird’uncancerdesosquiavaitatteint le cerveau. Il ne la reconnaissait presque plus. Elle vivait les derniers jours d’un mariageheureuxettenaitàdonnercetultimetémoignaged’amouràl’hommequ’elleaimait.LevisagedeJaneétaitmarquéparl’épreuvequ’elletraversait.J’admiraissoncourage;ellesepréparaitàdireadieuàlaviequ’elleavaittoujoursconnuetandis

quemoi,j’allaisbientôtretrouverlamienne.Defilenaiguille,nousenvînmesauxinévitablesquestionsqueseposentdeuxpersonnesenpasse

dedeveniramies–mêmesinoussavionspertinemmentquenotreamitién’auraitqu’untemps.Ellemedemandaquel étaitmonnomde famille et de quel coin de l’Irlande je venais. Je lui répondis sansréfléchir.« Ça alors, moi aussi je viens de Coleraine ! s’exclama-t-elle, ravie de nous trouver un point

commun.Votrevisagenem’estpasinconnu...Vousn’auriezpasunecousinequis’appelleMaddy?»Cela faisait des annéesque je n’avais pas vuma famille irlandaise.Saquestion fit ressurgir des

imagesetdessouvenirsdeColeraine.Tandisquejecherchaisunemanièrehabiledeluirépondre,elleeutsoudainl’airgênée;jecomprisqu’ellem’avaitreconnue.Lesrelationsquel’onpeutnouerdanscegenred’endroitssontcommedesbateauxquipassentdanslanuit;ellessontlàpourvousaiderdansdesmomentsdifficiles,etpuiselless’envont.C’estpourcetteraisonquelasituationnem’embarrassaguère.Jeluirépondissimplement:«C’estlacousinedemonpère.»LeregarddeJanesedétournaau-dessusdemonépauleetjesentislaprésencedemonpère,sans

mêmemeretourner.Prisedecourt,jefisrapidementlesprésentations.Monpèrelasaluaetluilançaunregardinterrogateurauquelelleréponditavecunepétulancequeje

savaisfausse.

«Enchantée !Votre fille etmoidiscutions justement deColeraine–monmari etmoi en sommeségalementoriginaires.»Un silence pesant suivit son innocente remarque, puis mon père parvint à formuler une réponse

polie.«Ravidevousrencontrer.Excusez-moi,maisjedoisparleràmafille.»IlresserrasesgriffessurmoncoudeetmepoussadanslecoindelapiècelepluséloignédeJane,

puisme lâchabrusquement lebras. Je le regardaidans lesyeux,cesyeux lugubresetmauvaisdanslesquels toute trace du vieil homme triste qu’il était quelques jours plus tôt avait disparu. Le«méchant » père demon enfance avait pris sa place. Je ne voyais pas le quasi-octogénaire,maisl’homme en colère qu’on envoya en prison l’année de ses quarante ans.Ce fut commeun véritableglissementdeterraintemporelquiemportaavecluimonmoiadulte,réveillantdanssonsillagelepetitêtrecraintifquej’avaisétéautrefois.Savoixsefitmenaçante:«Net’avisepasdeparlerdenosaffaires,mapetite.Tun’asaucunbesoin

deraconterquetuasvécuàColeraine.Jet’interdisdediredansquelleécoletuesallée.Tum’entends,Antoinette?»Lapetitefilledesixansquivivaitenmoifitunsignedelatêteenmurmurant:«Oui».Mon moi adulte savait pourtant qu’il n’était plus temps de faire des cachotteries. Mes parents

avaient toujourseupeurd’être reconnusens’aventuranthorsde leurpetitunivers, etvoilàque leurcrainte était justifiée. Quelle ironie, me dis-je, que cela arrive précisément parce que ma mères’accrochaitàlavie!Jem’efforçaiderappelerToniàlarescousseafindecontrôlerlapeuretlahainedemonenfance.

Lançantàmonpèreunregarddemépris,jem’enallai.Enregagnantlachambredemamère,jevisunbouquetdefleursfraîchesdansunvaseprèsdeson

lit.Commesouventlorsdesvisitesdemonpère,ellesouriait.Ellefitungesteendirectiondubouquet.«RegardecequePapaaapporté,machérie.»Jouonsau jeude la familleheureuse,medis-je, amère,mais je sentais encore lapressionde ses

doigtssurmoncoudeenacceptantdemeglisserdanslerôledelafilledévouée.Nousn’avionsplusàfairelesinterminablesallers-retoursentrelelitetlasalledebains.Unepoche

enplastiqueetdestubesavaientrenduinutilescespéniblesvoyages.Aulieudecela,j’aidaismamèredanssonlit, jelalavaispuisj’empilaissesoreillersderrièresatête.Épuisée,ellesombraitdanslesommeil. Je pouvais alors ouvrir un livre et essayer de m’évader par la lecture, en attendant lesprochainschariotsquiapporteraientlethé,ledînerpuislesanti-douleur.Aprèstoutcela,j’étaisenfinlibredequitterlachambredemamère.Lesoirdutreizièmejour,danslesalon,meslarmessemirentàcouler;jelesessuyai,encolère.Je

neparvenaisplusàcontrôlermessouvenirs.Laboîtede l’année1959déversait son flotd’images ;l’annéeoùuncauchemaravaitcesséetunautreavaitcommencé.Lesdeuxpartiesdemonêtresedisputèrentlepouvoir,cesoir-là:l’enfantpétriedepeursquivivait

enmoietlafemmeaccompliequejem’étaisbattuepourdevenir.Jen’yvoyaisplusclair,jeressentaisune sensation de chute familière, pourtant j’étais cette fois bien éveillée ; l’angoisse monta,oppressante;j’avaisdeplusenplusdemalàrespirer.Jesentistoutàcoupunemainsurmonépauleetunevoixmedemanda:«Toni,est-cequetoutvabien?»C’étaitJane,quimeregardaitd’unairinquiet.Non,medis-je,rienneva,j’aienviedepleurer,j’ai

enviequ’onm’aide,j’aibesoinderéconfort,jeneveuxplusdecessouvenirs.«Çava»,répondis-jeenessuyantmeslarmes.Puislacuriositél’emporta.«Voussavezquijesuis,

n’est-cepas?»Ellehochalatête;sesyeuxétaientpleinsdedouceur.Elleserragentimentmonépaule,puisretourna

auchevetdesonmari.Mes souvenirs s’abattaient sur moi comme une vague déchaînée où je risquais de me noyer. Le

masquederrièrelequelj’avaiscachél’enfantenmoivenaitdetomber;jen’étaispluslapersonnequej’avais tellement travaillé à devenir. En deux semaines passées à l’hospice, Toni, la femme pleined’assurance,s’étaitpeuàpeueffacéederrièreAntoinette,lamarionnettedocileentrelesmainsdesesparents.J’avaisbeaucoupmaigriet,enmeregardantdansunmiroir,jevislesyeuxcernésd’Antoinetteme

renvoyerunregarddeterreuretd’angoisseprèsdemesubmerger.Incapable d’échapper à mes souvenirs, j’avais l’impression que mon passé m’emportait ; mon

équilibre mental était en péril, comme il l’avait déjà été deux fois par le passé. La tentation étaitgrandedefranchirànouveaulalignerouge,cardel’autrecôté,c’étaitlasécurité.Unesécuritéoùvousrenoncez à toute responsabilité, à toute emprise sur votre propre vie, puisque vous la confiez àquelqu’und’autre, commeun enfant.Ensuite, vous pouvezvous recroqueviller et attendre quevotrecerveaunesoitplusqu’unespaceviergelibérédetoussescauchemars.Je dormais parfois dans la chambre de ma mère, parfois sur un lit de camp dans le bureau du

médecin, mais chaque nuit des cauchemars me réveillaient, dans lesquels je me retrouvais sansdéfense,enpertedecontrôle.Cesrêvestiraientlesignald’alarme:monmoiadulteétaitentrainderégresser.Ilmefallaitdel’aide,etvite.Çan’allaitpasm’arriverencoreunefois.Jenevoulaispas,jenepouvaispasl’accepter.J’allaitrouverlepasteur.Ilmefitentrerdanssonbureauavecungrandsourire,pensantsansdoute

quej’allaisluioffrirunebonneoccasiondesechangerlesidéesentredeuxservicesauxmourants.Ilnesavaitpasencorequec’étaitloind’êtresonjourdechance.«J’aibesoindeparler»,parvins-jeàluidireenm’asseyant.Ilvittoutdesuitequ’iln’avaitpasen

facedelui lafemmestoïqueetmaîtressed’elle-mêmequ’ilconnaissait.Àsonregardinquiet, jesusqu’ilnes’attendaitpasàsimplementdiscuteravecunefemmedontlamèreétaitentraindemourir.Caronpouvaitconsidérerquemamère,àquatre-vingtsans,avaiteuune longuevie,et j’avaiseuunanpourmeprépareràl’issuefataledesoncancer.Cen’étaitpasàcausedecelaquej’avaisbesoindeluiparler,illesavait.C’étaitluiquemamèreavaitappeléàsonchevetàplusieursreprises,aumilieudelanuit,avantde

renoncer à trouver le courage de lui confier ses peurs. Mais après tout, comment aurait-elle puconfessercequ’elleserefusaittoujoursàadmettre?Jemerendaiscomptequemamèreallaitmourirsansremettreenquestionsescertitudes;jusqu’aubout,elleseraitpersuadéed’avoirétéunevictime,ellenevoulaitpaslaisserlaplaceaumoindredesesdoutes.Lepasteurattendaitque jeme lance. J’allumaiunecigaretted’unemain tremblanteet lui racontai

monhistoire,d’unevoixhésitante.Jeluidisquejerevivaislesémotionsquej’avaisressentiesétantenfant,mâtinéesd’unsentimentnouveauquiressemblaitàdelahonte.Lahontedelesavoirlaisséesgarder le contrôlependant tantd’années.Mamère avait orchestré le jeude la« familleheureuse»quandjen’étaisqu’unepetitefille,maisentantqu’adulte,j’avaisàmontourperpétuécemythe.

Pourquoiavais-jefaitcela?luidemandai-je.Pourquoim’étais-jefabriquéunpassédanslequelmesparentsm’aimaient?Pourquoim’étais-jementiàmoi-mêmeetn’avais-jejamaistrouvélecouragedemelibérer?«Àvotreavis,qu’est-cequivousenaempêchée?»demanda-t-il,melaissantréfléchirensilenceà

uneréponse.«Jevoulaispouvoirparlerdemonenfancecommen’importequid’autre, répondis-je. Jevoulais

qu’on pense que j’allais rendre visite à ma famille en Irlande du Nord, une famille à laquellej’appartenais.—Etc’étaitlecas?Vousavieztoujoursl’impressiondefairepartiedecettefamille?»Jepensaisauxchosesquej’avaistolérées,àcellesquej’avaisacceptéessansjamaislesremettreen

question.«Non.Unjourilsm’ontferméleurporte,etjenelesaiplusjamaisrevus.Mesgrands-parents,mes

tantes,mesonclesetmescousins,c’étaittoujourslafamilledemonpère,maispluslamienne.»Je marquai une pause. Puis je formulai ce que je ne m’étais encore jamais avoué à moi-même.

«Voussavez,quandj’étaisadolescenteetquej’allaissimal,ilsmemanquaientterriblementmaisjenevoulaispasypenser ; jenevoulaispas reconnaîtreàquelpoint j’étaisseule.Jen’ai jamaiscédéàl’amertume,maisquandmagrand-mèrem’aditquejen’étaispluslabienvenue,j’étaisaudésespoir.»Je fis une nouvelle pause, repensant aux sentiments que j’avais éprouvés dans ces moments

douloureux.«C’étaitplusqu’unsentimentdesolitude;j’avaisl’impressiond’êtreuneétrangèredanscemonde.

Desannéesplustard,quandilyavaitdesmariagesdanslafamille–etilyenaeuquelques-uns–monpère était invité, mais pas moi. C’était injuste, mais pourtant je ne m’en suis jamais offusquée.J’acceptaislefaitd’êtreexclue.Lafamilledanssonensembleavaitprissadécision,iln’yavaitaucunretour en arrière possible. Ilsm’avaient bannie de leurs cœurs,mais pas lui.On nem’amêmepasinvitéeàl’enterrementdemagrand-mère.Pourtantcettefemmem’avaitaimée,etmoiaussijel’avaisaimée.Maistoutcela,onmel’aenlevéàcausedecequeluiavaitfait,cen’étaitpasdemafaute;etmamèren’enajamaisparlé.Ellel’aaccepté.—Etvotrefamilled’Angleterre?Vousavezétéproched’eux,àunmoment...—Lesannéesdeprisondemonpèreetlesannéesquej’aipasséesenhôpitalpsychiatriqueontfait

trop de dégâts. Je n’arrivais plus à communiquer avec eux. J’étais mal à l’aise, parce qu’ils necomprenaient pas pourquoi j’avais quitté la maison et pourquoi je faisais ces petits boulots poursurvivre. Je crois qu’ils me voyaient surtout comme la fille de mon père, un homme qu’ilsconsidéraient comme inférieur à eux dans l’échelle sociale ; et puis bien sûr, j’avais tellement dechosesàcacherquejedevaisavoirl’airunpeufuyante.J’étaisunepersonneàproblèmes,ensomme.J’auraispulesvoir,jesuppose,maisj’aichoisidenepaslefaire.»Lessecretsdefamilleavaientmêmeréussiàm’éloignerdemagrand-mèreanglaise,dontj’avaisété

siprochequandnousvivionsenAngleterre.Onneluiavaitpasditpourquoij’avaisquittél’écoleetabandonnémesprojetsd’alleràl’université,dontjeluiavaisparléavectellementd’enthousiasme...Jenelarevisqu’àderaresoccasionsavantsamort.Lepasteurme regardait avecbienveillance.«Donc, adolescente, vousn’aviezpersonneversqui

voustourner:pasdefamilleprocheouéloignée,pasd’onclesnidetantes...seulementvosparents.»Puisilmeposaunequestionàlaquellejenem’attendaispas:«Est-cequevouslesaimiez?

—J’aimaismamère.Ça,çan’ajamaischangé.Jen’aijamaisaimémonpère.Quandj’étaistoutepetite,ilétaitsisouventabsentque,pourmoi,c’étaitunvisiteurquim’apportaitdescadeaux.Oh,ilpouvaitêtretoutàfaitcharmantquandilvoulait,maisj’aitoujourseupeurdelui.Aujourd’huiencore,mes sentiments sontmitigés.C’estpourcelaquec’est siperturbant.Parfois jevoisunvieilhommeencoreamoureuxde sa femme,comme il l’a toujoursété. Je saisqu’il s’est trèsbienoccupéd’ellequandelleest tombéemalade,mais l’instantd’après jemesouviensdumonstredemonenfance.Enfait,ilm’intimidetoujours,finis-jeparadmettre.—L’amourestunehabitudeàlaquelleilestdifficilederenoncer,dit-ildoucement.Vouspouvezen

parler à toutes les femmes qui s’obstinent à rester dans une relation malsaine alors qu’elle nefonctionne plus depuis longtemps. Les femmes qui en arrivent à trouver refuge hors de chez ellesretournent trèssouventavecleurcompagnonviolent.Pourquoi?Parcequ’ellessontamoureusesnonpasdel’hommequileurfaitdumal,maisdel’hommequ’ellesontcruépouser.Ellesrecherchentcettepersonneencoreettoujours.Vosliensd’amourremontentàvotrepetiteenfance:c’estlarelationentrelamèreetlafillequilesaforgés.Sivotrepèreavaitétécruelavecvotremère,vousauriezpeut-êtreétécapabledelehaïr,maiscen’étaitpaslecas,etvotremèrevousaendoctrinée,commeelles’estendoctrinée elle-même, en se faisant passer pour une victime de votre comportement.Vos émotionssont en conflit avecvotre raison.D’unpoint devue émotionnel, vousportez la culpabilité devotreenfance;maisd’unpointdevuerationnel,voussavezquevosparentsnevousméritentpas,etbiensûrque vous ne lesméritez pas non plus – aucun enfant nemérite cela. Je suis un homme deDieu, jeprêchelepardon.Mais,Toni,ilfautquevousregardiezleschosesenface;ilfautquevousacceptiezlerôlequ’ontjouévosparents,votremèreenparticulier,afindevouslibérer;carc’estbienlàcequevousn’avezjamaisréussiàfaire.»C’étaitcommesisesmotsavaientlevétouteslesbarrièresquej’avaisérigéesautourdelavérité,

libérantuntorrent.Jeluidisquemamèremerépétaitsanscessequejedevais«m’entendreavecmonpère»,qu’elle«souffraitassezcommeça»,qu’elle«prenaitcalmantsurcalmant»poursesnerfs.Quejeluiavaistoujours«causédusouci».«J’avaispeurd’appeleràlamaisonetpourtantjelefaisaispresquetouteslessemaines,etjesavais

quej’auraisdroitàsonéternelrefrain:“Attends,machérie,Papaveuttedireunmot”,etpendanttoutescesannées,jemesuisprêtéeaujeudemamère,parcequej’avaispeurdeperdresonamoursijel’obligeaisàregarderlaréalitéenface.»Et je finis par lui confier ce que je n’avais jamais expliqué à personne :mon ressenti à l’égard

d’Antoinette,l’enfantquiavaitétémoiautrefois.« Elle aurait été si différente si on lui avait permis de grandir normalement, elle serait allée à

l’université,elle se serait faitdesamis.Maisellen’apaseusachance.Àchaque foisquequelquechosevadetraversdansmavie,jemetsçasurledosdemonenfance.Quandj’étaisbeaucoupplusjeune,elleareprisledessusetj’airevécutoutescesémotions.C’estàcemoment-làquejemesuisembarquée dans des relations amoureusesmalsaines. Ou quema vieille amie, la bouteille, a refaitsurface.J’aicombattucesdémonstoutemavie,etlaplupartdutempsj’aigagné,maisaujourd’hui,jesuisentraindeperdre.»Lecendrierétaitpleinàrasbords.Jecommençaisàyvoirplusclair,àmesurequej’avançaisvers

l’acceptationdelaréalité.«Ellenem’ajamaisaimée.Aujourd’huielleabesoindemoipourmourirenpaix,avecsonrêve

intact;cefameuxrêved’unbeaumariquil’adoreetd’uncoupleheureuxavecunenfant.Jenesuisrien

d’autrequ’uneactricedansledernieractedesapièce.C’estlerôlequejejoueencemoment.—Etest-cequevousallezbrisercerêve?»Je visualisai la frêle silhouette demamère, si dépendante demoi à présent. «Non, soupirai-je.

Commentpourrais-jefaireça?»

25

Onme fit patienter dans une petite pièce confinée du poste de police, avec une table en formicamarronetdeuxchaisesenbois.Lesolétaitrecouvertd’unlinocraqueléetl’uniquefenêtre,enhauteur,nepermettaitpasdevoirl’extérieur.Jesavaisquemonpèreétaitdansunepiècevoisine.C’étaitlafind’uncauchemar;pourtantjeneressentaisaucunsoulagementmaisaucontraire,uneappréhension.Jemedemandaiscequemeréservaitl’avenir.Laportes’ouvrit.Lafemmepolicierquej’avaisvueunpeuplustôtentra,accompagnéed’unejeune

femme en civil. Elleme demanda si j’avaismangé. Comme je fis « non » de la tête, elle allamechercher du thé, un sandwich et des biscuits au chocolat, qu’elle posa devantmoi avec un sourireamical.Lesdeuxfemmesfaisaientdeleurmieuxpourdétendreunpeul’atmosphère,maislescarnetsétaient déjà sur la table pour les prises de notes officielles. La femmepolicierme présenta l’autrefemme,uneassistantesocialeprénomméeJean.Puisellemedemandasijesavaispourquoij’étaislàetsi j’avais conscienceque cequemonpère etmoi avions fait était un crime. Jemurmurai un timide«oui»enréponseàsesdeuxquestions.Ellem’expliquadoucementquemonpèreétaitinterrogédansuneautrepièce;toutcequejedevais

faire, c’était dire la vérité.Ellemeprécisa aussi que les charges pesaient seulement surmonpère,puisquej’étaismineure,etqu’iliraitcertainementenprison.«Antoinette,tun’asrienfaitdemal,maisnousdevonsteposerquelquesquestions.Tuesprêteày

répondre?»Je fixai sonvisage.Comment allais-je trouver lesmotspourparlerd’un secretque j’avaisgardé

pendant si longtemps ?Mon père n’avait cessé deme répéter qu’onm’accuserait si je parlais. Ladivulgationdusecretavaitd’ailleursdéjàentraînélacolèreetlesaccusations,commeill’avaitprédit.L’assistantesocialepritalorslaparole.«Antoinette,jesuislàpourt’aider,maispourcela,ilfautquej’aietaversiondesfaits.Jesaisque

c’estdifficilepourtoi,maisnoussommesdetoncôté.»Elletenditlebraspourmeprendregentimentlamain.«S’ilteplaît,ilfautquetunousrépondes.»C’estlafemmepolicierquimeposalapremièrequestion.«Quelâgeavais-tuquandtonpèret’atouchéepourlapremièrefois?»Jeanavaitgardémamaindanslasienne.« Six ans »,murmurai-je et les larmesme vinrent aussitôt.Un torrent silencieux coulait surmes

joues.Lesdeuxfemmesmetendirentunmouchoir,sansunmot,etmelaissèrentreprendremoncalmeavantdecontinuer.« Pourquoi as-tu gardé le silence pendant toutes ces années ? Tu n’en as même pas parlé à ta

mère?»demandaJean.Aucunmotnesortait,mamémoirefaisaitblocage.J’étais incapabledemerappeler lemomentoù

j’avaisessayéd’enparleràmamère.Mavieaurait-elleétédifférentesijem’enétaissouvenueetquejeleleuravaisdit?Onm’auraitsansdouteséparéedemamèreetcertainsévénementsquim’ontfaitsouffrirparlasuiteneseseraientjamaisproduits.Oupeut-êtremonamourpourelleaurait-ilcontinué

dem’influenceretd’interférerdansmavie?Aujourd’huiencore, ilm’est impossiblederépondreàcettequestion.Àforcedepersévérance,ellesparvinrentàmefaireparlerdes«toursenvoiture»etdesmenaces

queproféraitmonpère,selonlesquellessijedisaisquoiquecesoit,onm’arracheraitàmesparents,tout le monde m’accuserait et ma mère ne m’aimerait plus. En entendant cela, les deux femmeséchangèrent un regard. Elles savaient qu’ilm’avait dit la vérité. Elles savaientmieux quemoi quetoutessesmenaces,etpireencore,allaientseréaliseretquejevenaisdeperdrelepeuqu’ilmerestaitdemonenfance.Peu à peu, je leur racontai mon histoire. Je répondais à leurs questions avec franchise, mais il

m’était impossibled’endireplus. Ilme faudrait encorebiendesannéesavantdepouvoirparlerdemonenfance librement,sansculpabiliténihonte.Ellesmedemandèrentsi jen’avaispaseupeurdetomberenceinte.Maisjepensaisqu’onnepouvaitpastomberenceintedesonpère.Lesminutespassaient.J’étaisà lafoisfatiguéeetdésarmée, jenecessaisdemedemandercequi

m’attendait.«Quelssonttesprojetspourl’avenir?medemandal’assistantesociale.Est-cequetuvaspouvoir

resterdanstonécole?»Jene saisispas immédiatement le sensdecesquestions,puis compris soudaincequ’ellevoulait

dire.Monécoleprivéecoûtaitdel’argent,monpèreallaitseretrouverenprisonetlesalairedemamèrenesuffiraitpasàpayermascolarité.Toutàcoup,jemerendiscomptedel’énormitédecequej’avaisdéclenché;mesparentsavaientfaitunprêtpouracheterleurmaison;mamèrenesavaitpasconduire.Jefusprised’uneterribleangoisse.Jevenaistoutsimplementdedétruirelaviedemamère.Jeanlutcetteprisedeconsciencedansmonregardetcherchaàmerassurer.«Antoinette,cen’estpastafaute.Tamèreabiendûsedouterdecequisepassait,depuistoutce

temps?»Jenepouvaispascroireunetellechose,c’étaittropinsupportable.Commentaurais-jepusoutenir

l’idéed’unetelletrahisondelapartdelaseulepersonnequej’aimaisdemanièreinconditionnelle?Jeniaidoncdetoutesmesforcesdésespéréesqu’ilpûtenêtreainsiet,ànouveau,elleséchangèrentunregardoùlapitiéledisputaitàl’incrédulité.« Antoinette, tu vas devoir témoigner au procès de ton père, m’annonça la femme policier. Tu

comprendscequeçaveutdire?»Avantquej’aieeuletempsdedigérerlanouvelle,ellemedonnalecoupdegrâceenajoutantqu’il

allait être libéré sous caution et que nous allions rentrer ensemble à lamaison. Puis elle sortit,melaissant seule avec l’assistance sociale. Je restai impassible, le temps d’intégrer ce que je venaisd’entendre,puisjesentislapeurm’envahir.«Nemelaissezpasrentrerchezmoi...bégayai-je,s’ilvousplaît.—Àmoinsquelapolicen’estimequetuesendanger,jenepeuxrienfairepourtoi»,réponditJean

d’unevoixcompatissante.Delonguesminutespassèrent.Lafemmepolicierrevintencompagnied’unbrigadier.Ilss’assirent

enfacedemoi,levisagefermé.«Tonpèreareconnusestorts,déclaralebrigadiertoutdego.Çavarendreleprocèsplusfacile

pourtoi.Ceseraunprocèsàhuisclos,étantdonnéquetuesmineure.Tusaiscequeçasignifie?»

Jefisnondelatête.«Çaveutdirequ’iln’yauranijournalistes,nipublic;justelespersonnesdirectementconcernées.

La date n’est pas encore fixée, mais ce sera dans les prochaines semaines. Maintenant, on va teraccompagnercheztoiavectonpère.»Jefondisenlarmes.Affaiblieparmestroisjoursd’hospitalisation,jen’avaispaslecrandefaire

faceàlasituation.J’étaismortedepeur.«S’ilvousplaît,jeneveuxpasyaller»,parvins-jeàarticulerentredeuxsanglots.Monpèreavait

étécapabledemebattrepourdesvêtementsmalrangés,qu’allait-ilmefaireaprèsuntelscandale?Jem’agrippaiàlatable,commepourrepousserl’échéance.Lafemmepolicierpritlaparole.«Nousn’avonsaucunestructurequipuisseaccueillirunefillede

tonâge,Antoinette,mais tesparentsne te ferontplusdemal. Jean, le brigadier etmoi, nous allonst’accompagneretnousparleronsàtamère.»Le brigadier tenta à son tour deme rassurer. «On a déjà parlé à ton père ; il est conscient des

conséquencess’iltetoucheànouveau.»Leurs paroles furent d’unmaigre réconfort ; j’avais en tête la colère demamère, le mépris du

médecinettouslesactesdecruautédemonpère.Jesavaisqu’onmeramenaitdansunemaisonoùl’onnevoulaitplusdemoi,auprèsd’unemèrequinem’aimaitplusetd’unhommequim’envoudraitpourtoutcequiallaitdésormaisarriverànotrefamille.Onnousraccompagnadansdeuxvoituresbanalisées,commel’avaitdemandémamère.Àlamaison,

lalumièreétait toujoursallumée.Mamèrenousaccueillitsansunsourireetm’autorisaàdisparaîtredansma chambre, d’où j’entendais lemurmure des conversations sans en comprendre la teneur. Lafaimme tiraillait– jeme rendis compteque, àpartun sandwichaupostedepolice, jen’avaispasmangédepuis lepetitdéjeuner,à l’hôpital.Jemedemandaissimamèreypenserait,maisquandlespoliciersrepartirent,personnenevintjusqu’àmachambre.Jefinisparsombrerdansunsommeilagité,peupléderêvestourmentés.Jemeréveillaidansunemaisonsilencieuse.

26

Lejourquej’attendaisavecangoissefinitpararriver.Monpèreallaitêtrejugéetcondamnépoursoncrimedeviolsàrépétitionsurmapersonne.Ma mère, accrochée à son statut de victime dans notre trio, avait refusé de m’accompagner au

tribunal.Elleétaitpartieautravail,commetouslesjours.Lebrigadier,quisentaitquej’auraisbesoind’uneprésenceféminine,m’avaitditqu’ilviendraitavecsafemmequiveilleraitsurmoi.Jeguettaisleurarrivéeparlafenêtredelacuisine,tropnerveusepourresterassise.Monpèreétaitdéjàpartidesoncôté,sanssavoiture,cequimelaissaitpenserque,quoiqu’aitpu

diresonavocat,ilnecomptaitpasrentreràlamaisonaprèsleprocès.Aumoins,saprésencemefutépargnéecematin-là.J’étaisprêtedepuisdesheures– j’avaisété incapabledefaireautrechosede lamatinée.J’avais

misunchemisier,une jupegriseetmavested’école, toutenmedemandant si j’avais ledroitde laporter,maisdetoutefaçonjen’enavaispasd’autre.J’avaissortiJudypoursapromenadematinaleetterminémonpetitdéjeunerdepuislongtempsdéjà

quandunbruitdemoteurm’annonçal’arrivéedubrigadier.Ilétaitvêtud’uncostumedeville,vesteentweedetpantalongris.Ilm’ouvritlaportedesavoitureetmeprésentasonépouse,unepetitefemmerondelette qui prit acte de ma présence en me faisant un sourire pincé. Puis nous fîmes le trajetjusqu’au tribunal enmeublant le silence de bribes de conversation forcée. Le regard glacial demamèreétaitgravédansmatête.Monvœudepouvoirvivreavecellesansmonpères’étaitfinalementréalisé;maisj’avaiscomprisdepuislongtempsquenotrevieàdeuxneseraitpaslasourcedebonheurquej’avaisespérée.Nous arrivâmes bientôt en vue des austères bâtiments gris du tribunal.Aumoment de franchir la

doubleportequidonnaitsurunhallintimidant,mesjambesdevinrentsoudaindeplomb.Ilyavaitlàdesavocats,desavouésetdesprésuméscriminelsréunisenpetitsgroupessurdessiègesquin’avaientétéconçusparsoucinid’esthétiquenideconfort.Lebrigadieretsafemmes’assirentautourdemoi.Jeme demandais où pouvait bien êtremon pèremais fort heureusement, il n’avait pas l’air d’être là.J’attendisdoncquel’onm’appellepourtémoignercontrelui.Cematin-là,enmeregardantdans laglace, j’avaisvuunvisagepâleaux traits tirés, lescheveux

coupésaucarréàhauteurd’épaules;jefaisaisplusquemesquinzeans.Aucunmaquillagen’atténuaitma pâleur ni ne masquait les cernes qui creusaient mes yeux, dans lesquels on était loin de lirel’optimismedelajeunesseoulajoyeuseinsoucianced’uneadolescentequialaviedevantelle.C’étaitle visage d’une fille chez qui tout espoir et toute confiance avaient, sinon disparu, du moins étéabandonnéspourl’instant.Onm’apportaduthé,puislaportedelasalled’audiences’ouvritetlegreffiersedirigeaversmoi

d’un pas pressé. Ilm’informa quemon père avait déjà témoigné et qu’il avait plaidé coupable ; jen’auraisdoncpasàsubirdecontre-interrogatoire, le jugeavaitsimplementquelquesquestionsàmeposer.Ilmefitentrerdanslasalle.OnmedonnauneBiblesurlaquellejejuraidedire«toutelavéritéetrienquelavérité».Avecun

aimable sourire, le jugeme demanda si je voulaism’asseoir, ce que j’acceptai volontiers. Comme

j’avaislabouchesèche,ilmefitporterunverred’eau.« Antoinette, commença-t-il, j’aimerais que tu répondes à quelques questions, ensuite tu pourras

repartir.Jetedemandederépondredumieuxquetupeux.Etsouviens-toiquecen’estpastoiquel’onjugeici.Est-cequeçaira?—Oui,murmurai-je,intimidéeparsaperruqueblancheetsaroberouge.—Est-cequetuenasparléàtamère,àunmomentouàunautre?—Non.»Sadeuxièmequestionmepritdecourtetjesentisuneattentionparticulièredansl’assistance.«Est-

cequetuconnaisleschosesdelavie?Est-cequetusaiscommentunefemmetombeenceinte?—Oui,murmurai-jeànouveau.—Alorstuassûrementdûavoirpeurdetomberenceinte?»À samanière deme regarder, je compris quema réponse à cette question était importante, sans

vraimentsaisirpourquoi.«Ilutilisaittoujoursquelquechose,répondis-jeaprèsquelquessecondes,etj’entendisl’avocatde

monpèresoupirer.—Qu’est-cequ’ilutilisait?demandalejuge,etcefutsadernièrequestion.—Çaressemblaitàunballon»répondis-je.Jenem’intéressaisguèreauxgarçonsetn’avaisaucune

raisondeconnaîtrelemotpréservatif.Surlecoup,jenemerendispascomptequemaréponseconfirmaitl’hypothèsedelapréméditation.

L’avocatdemonpèreavaitespéréunecondamnationàdessoinspsychiatriquesplutôtquelaprison,maiscesquelquesmotsavaientcompromissastratégie.Lejugem’autorisaàquitterl’audience,etjesortisdelasalleenprenantsoind’éviterdecroiserleregarddemonpère.Jepatientaiensuitejusqu’àcequ’onm’annoncelasentenceprononcéeparlejuge.Ilnedutpassepasserplusd’unquartd’heure,pourtantcetteattentemeparutdurerdesheures.La

portes’ouvritetl’avocatdemonpèrevintversmoi.«Tonpèreaprisquatreans,medit-il.S’ilsetientàcarreau,ilsortiradansdeuxansetdemi.»Il

n’yavaitpaslamoindreémotiondanssavoix.«Tonpèreaimeraitteparler.Ilestencellule–c’estàtoidedécidersituveuxyaller.Riennet’yoblige.»Habituéeàobéircommejel’étais,j’acceptai.Mapeurs’évanouitquandjevisl’hommequim’avait

martyriséependanttoutescesannées.«Tuprendrassoindetamère,Antoinette,tum’entends?—Oui,Papa», répondis-jepour ladernière foisavantde longsmois.Puis jepartis retrouver le

brigadieretsonépouse.«Lejugeaimeraittevoirquelquesminutes»,m’annonça-t-iltandisquelegreffiersedirigeaitvers

nousenmefaisantsignedelesuivre.Quelques instants plus tard, jeme retrouvai dans le bureau du juge qui s’était débarrassé de sa

perruqueetdesa robe. Ilmefit signedem’asseoiret, le regardgrave,m’exposa les raisonsdecetentretienprivé.«Antoinette,tuvassûrementtrouverquelavieestinjuste,commetuasdéjàput’enrendrecompte.

Les gens vont t’accuser, ils l’ont d’ailleurs déjà fait.Mais écoute-moi bien. J’ai lu les rapports de

police.J’aivutondossiermédical.Jesaisexactementcequetuassubi,etjet’assurequeriendetoutcelan’estdetafaute.Tun’aspasàavoirhonte.»Jegardaisoigneusementsesparolesdansuncoindemoncœurpourpouvoiryrepenserlejouroù

j’enauraisbesoin.Unprocèsàhuisclos limitepeut-être lenombredepersonnesprésentesdans lasalled’audience,

maisiln’apaslepouvoirdelesfairetaireàl’extérieur.Mamèreserenditbientôtcomptequetoutelavilleneparlaitquedeça.Lesambulanciers,lesinfirmières,lapolice,lesassistancessocialesetmesdeuxprofesseurs:toutlemondefiguraitsursalistedesuspects.Non seulement les gens parlaient, mais ils prenaient parti. Pour Coleraine, la ville de fervents

protestantsquiavaitvunaîtremonpère,c’étaitl’enfant,lecoupable.J’étaisformée,matimiditémefaisaitpasserpourquelqu’undedistantetjeparlaisavecl’accentde

la classemoyenne anglaise, un accent loind’être apprécié en Irlande duNord à cette époque.Monpère, quant à lui, était l’enfant du pays, il avait fait la guerre et rapporté des médailles. On leconsidéraitcommelehérosdelafamille.EnIrlandeduNord,touslessoldatsdelaSecondeGuerremondialeétaientdecourageuxvolontaires,car laconscriptionn’existaitpas.Lesgenspensaientquel’erreurdemonpèreavaitétéd’épousercettefemmedecinqanssonaînéeetquiregardaitdehautsafamilleetsesamis.Lui,c’étaitunboncopainqu’oncroisaitaupub,unchampiondegolfamateuretunexcellentjoueurdebillard,unhommeaiméetrespectéparsespairs.Onneparlaitpasde«pédophiles»àcetteépoque,maisdetoutefaçonlesgensn’auraientjamais

utilisécemotpourparlerdemonpère.Ilsdisaientquej’étaisconsentanteetquej’avaiscriéauviolpoursauvermapeauquandj’étaistombéeenceinte.J’avaistraînémonproprepèreenjustice,témoignécontreluietlavélelingesaled’unetrèsgrandefamilleenpublic.Avecunprocèsàhuisclos,seulscertains faits avaient été rendus publics, mais quand bien même les journaux auraient publiél’intégralité du procès, les habitants deColeraine n’y auraient sans doute pas cru. Les gens croientsurtoutcequ’ilsveulentcroire,ycomprislesmenteurs.Jel’aiapprisbienasseztôt.Jeprisconsciencedelaréactiondesgensenpassantvoirunecousinedemonpère,Nora,lamère

d’uneenfantdecinqansquej’aimaisbeaucoupetdontj’étaislababy-sitter.Noram’ouvritlaporteetrestaclouéedansl’embrasure,lespoingssurleshanches.Lapetitetentaitdepointersonnezderrièresajupe.«Tuasduculotdevenirici,melança-t-elle.Tucroispeut-êtrequ’onvaconfiernotreenfantàune

fille comme toi ? On sait ce que tu as fait – on sait tout ce qui s’est passé avec ton père. » Elles’étranglaitpresquedecolèreetdedégoût.«Va-t’enetneremetsjamaislespiedsici.»Souslechoc,jefisunpasenarrièreetellemeclaqualaporteaunez.Jerentraiàlamaison;ma

mèreétaitglaciale.Ellemeditqu’elleavaitdémissionnédesontravailetnevoulaitplussortirdechezelle.Lahontel’écrasait–c’étaitdanslesjournaux.Lapressen’avaitpasprécisémonnom;jepensainaïvement que cela me protégerait, mais tout le monde savait et maintenant, ils en avaient uneconfirmationofficielle.Mamèrem’annonçaqu’elleallaitvendrelamaisonetquenousirionsnousinstalleràBelfast–et

nonenAngleterrecommejel’avaisespéré–dèsquepossible.Enattendant,c’estmoiquiferaislescourses ; iln’étaitpasquestionpourelled’affronter les ragots– jen’avaisqu’àmedébrouiller. Jepouvaisalleràl’écolejusqu’àcequ’ondéménage,commeçajeneresteraispasàlamaison.Surcepoint,elleavaittort:dèslelendemain,j’étaisrenvoyée.

Ilyeutunsilencequandj’entraidanslehalldel’école:lesfillesévitaientmonregard;certainesd’entreelles,dontjepensaisqu’ellesétaientmesamies,metournèrentledos,saufune,Lorna.C’étaituneamiedePortstewartquim’avaitsouventinvitéechezelle.Ellemesourit.Jemedirigeaiverselle,pensant qu’ilme restait une alliée.Elle avait l’air gênée, car elle avait en fait été désignéepar lesautrespourêtreleurporte-parole.Samissionnesemblaitguèrel’enchanter,maisjesentisqu’elleétaitrésolueàl’assumer.Ellelâchalesdeuxphrasesqu’elleavaitpréparées.«Mamèrem’ainterditdecontinueràtevoir.»Ellemarquaunepause.«Jesuisdésolée,maisc’est

pareilpourtouteslesautres.»J’étaistellementparalyséequejeneressentaisrien.Lecenseurs’approchademoi.«Antoinette,nousnenousattendionspasàtevoiraujourd’hui.Nousavonsécritàtamère.Ellen’a

pasreçulalettre?»Jeluiexpliquaiquejepartaisdechezmoiavantlepassagedufacteur.Elleplissaleslèvresetses

petitsyeuxnoirs sedétournèrentet fixèrentunpointau-dessusdemonépaule. Je restai immobileetsilencieuse,danslevainespoirderepousser l’issuequejesentaisarriver.Ellefinitparpoursuivre.«Cetétablissementnepeutplust’accueillir.Tamèrerecevralalettreaujourd’hui.»Mamineaffligéenedutpasluiéchapper,pourtantelleréponditparunenouvellequestionàmasupplicationmuette.«Àquoit’attendais-tu,aprèstoutecettehistoire?Noussommesaucourantdecequis’estpasséavectonpère.Plusieursparentsd’élèvesontappeléetlebureaus’estréunihiersoirpourstatuersurtoncas.Sadécisionestunanime:tuesrenvoyée.Tonbureauettoncasierontétévidés.Suis-moi,jevaisterendretesaffaires.»Accabléedehonte,j’eusuneréactionderévolte.«Cen’étaitpasmafaute,protestai-je.C’estluiqui

m’aforcée!—Quoi,àchaquefois?N’aggravepastoncas.»Puis,sondétestabledevoiraccompli,ellemeraccompagnajusqu’àlasortie.«N’essayepasdecontacterl’uneoul’autredenosélèves–leursparentsneveulentplusqu’elles

aient affaire à toi. » Ce furent ses derniers mots, et c’est ainsi que je quittai l’établissement danslequel, pendant huit ans, j’avais passé lamajorité dema scolarité.C’était là que j’avais essayé deconstruirecesamitiésprécocesdontonespèrequ’ellesdureronttoutelavie.Jememordisl’intérieurdesjouespournepaspleureretmedemandaicequejepouvaisfairepournepasrentrertoutdesuiteàlamaison.Mamèreavaitdûrecevoirlalettreentre-temps.Commentallait-elleréagir?J’appréhendaisdeme

retrouver face à elle et aumur de glace qu’elle avait érigé entre nous. Elle l’avait bâti peu à peu,brique après brique, pendant plus de huit ans. Je ne l’avais jamais accepté,mais il était désormaisimpossibleàfranchir.Depuisquejeluiavaisapprisquej’étaisenceinte,elleavaitposéladernièrebriqueetsafroideurdémontraitquel’amourqu’elleavaitpuéprouverpourmoiétaitcettefoisbeletbienmort. Jemarchais en portantmon cartable alourdi par tous les livres que j’avais récupérés àl’école.Jeseraissûrementlabienvenuechezmagrand-mère,medis-je,toutepenaude;ellem’aimait,elle.Reprenantunpeuespoir,jemedirigeaiverschezelle.Ellemefitentreretallapréparerunthédanslacuisine,sansmeposerlamoindrequestionsurla

raisondemavisiteunjourd’école,cequimelaissavaguemententrevoircequiallaitsuivre.Ellemeservitunetassedethéets’assitenfacedemoi.Elleavaitl’airrongéeparlessoucis,abattueparlacondamnationdesonfilsetladécisionqu’ellepensaitdevoirprendre.Ellem’annonçaaussigentiment

qu’elle le put le verdict familial, qu’elle présenta comme le meilleur compromis étant donné lasituation.«Jesavaisquetuviendraisiciaujourd’hui.JesuisaucourantdecequeNoracomptetedire.»Elle

dutcomprendre,àmonexpression,que j’étaisdéjàallée faireun tourchez lacousinedemonpère.Ellesoupiraettenditlamainpourprendrelamienne.« Antoinette, écoute-moi. Ton père est mon fils aîné et ce qu’il a fait est mal – je suis bien

conscientedecela,maistunepeuxplusvenircheznous.»Jelaregardai,bouleversée.Ellevenaitdeprononcerlesmotsquejeredoutaisd’entendreauplus

profonddemoi.Jerepoussaimatasseet luiposaiunequestiondont jeconnaissaisdéjà la réponse.«Est-cequevouspenseztouslamêmechose?—Oui,ilfautqueturetournesvoirtamère.Ceseraitmieuxsiellet’emmenaitenAngleterre.C’est

votrepaysàtouteslesdeux.»C’estainsiquesepassèrentnosadieux,carjenelarevisplusjamais.Jeredressailesépauleset,pourlapremièrefois,partissansl’embrasser.Personnenemesaluadans

laruedemesgrands-parents.Jerepensaiàtoutl’amourquej’avaisreçuchezeux.Jemerappelaimagrand-mère, ses grands sourires de bienvenue quand on était revenus d’Angleterre et je revis sesépauless’affaisserquandelles’étaitrenducomptedecequ’avaitfaitsonfils.Dèscemoment-là, jesus que je les avais perdus pour toujours. Je me doutais qu’au fil des années, ils finiraient parpardonneràmonpère,maispasàmoi.Commejen’avaisplusnullepartoùaller,j’enfouismapeineaufinfonddemoncerveauetrentraiàlamaison.Les dernières semaines avant la vente de lamaison et de la Jaguar se passèrent dans un climat

glacial,aupointquejepréféraisencoreallerfairelescoursesenville,m’exposantpourtantaufeudesregards et des critiques larvées, plutôt que rester à la maison avec ma mère. J’avais espéré unminimumdecompréhensiondelapartdesadultes,maislesmarquesdesympathievinrentfinalementdelàoùjelesattendaislemoins.Nosvoisins,quiavaientpeut-êtreentenduparlepasséleséclatsdecolèredemonpère,nousinvitèrentàdîner.Lemarioffritsesservicespourtouslespetitstravauxdontonpouvaitavoirbesoindanslamaison,afinqu’onentirelemeilleurprix,etsafemmeseproposadenousaideràfairenoscartons.Lepropriétaireducommercelocaleutluiaussiuneréactionamicale.Cefutleseulàs’adresserdirectementàmoi.«Tuestoujourslabienvenueici,medit-il.J’aientenducequisedisaitetjetiensàcequetusaches

quejenepensepascommelaplupartdesgens.Celuioucellequin’estpascorrectenverstoin’arienàfairechezmoi.Ça,ilslesaventaussi.»Mais personne nem’injuria – les gens faisaient comme si je n’existais pas, tandis que, dans les

rayonsdumagasin,jem’efforçaisdegarderlatêtehaute.Mamèretintparole;àpartquelquesvisitescheznosvoisins,qu’elleavaitjusqu’àprésenttoujours

regardésdehaut,ellenesortitplusdelamaison.Quandcelle-cifutvendueetquenousfûmesprêtesàpartirpourBelfast,ellemeparlaenfindecequ’elleavaitprévupournous.ElleavaitlouéunepetitemaisondanslequartierdeShankhill–c’étaittoutcequ’onpouvaits’offrir.IlétaithorsdequestionderetournerenAngleterre :ellen’avaitaucune intentionquesa familleapprennequesonmariétaitenprison. Il faudraitque je trouveun travailàBelfast,commejem’yattendais.J’avaisdécidéd’opterpourun travailquimepermettraitdedormirsurplace,car j’yvoyaisdeuxavantages : j’auraismonindépendanceetjeverraismoinsmamère.CelaimpliquaitdemeséparerdeJudy,maisj’étaiscertaine

quemamères’occuperaitbiend’ellependantmonabsence,carelle l’aimait toutautantquemoi.Lebesoin que j’avais d’échapper àmon sentiment de culpabilité était plus fort que tout le reste.Monvieux rêvedevivre seule avecmamère était devenuuncauchemar. Je l’aimais toujours, j’espéraisencoredesapartunpeud’affectionetdecompréhension,maiselleétaittropdépriméepourm’offrircedontj’avaisbesoin.Deuxmoisaprèsleprocès,nousarrivâmesàBelfast.Lespetitesruesauxmaisonsdebriquesrougesdontlesportesdonnaientdirectementsurletrottoir

merappelaientlequartierdemesgrands-parents,enplusgrandetplusintéressant.ÀBelfast,ilyavaitdenombreuxmagasins,unpubàtouslescoinsderueetunflotdegenspermanent.Mamèredétestaimmédiatement cette ville. Pour elle, c’était le symbole de son rêve brisé ; elle touchait le fond etc’étaitdemafautesielleenétaitlà.Unerageprofondesemblaitdésormaislaconsumer,nourrieparson amertume envers sa situationmais aussi envers moi. Je laissai passer deux jours avant de luiannoncerque,maintenantquenousavionsdéfaitnosvalises,j’allaismemettreenquêted’untravail.

27

Lelendemainmatin, jescrutaiavecempressementlespetitesannoncesd’emplois,entouranttoutescellesquiprécisaientquel’hébergementétaitassuré.Jevoulaisquitterlamaisondèsquepossible.Jemedirigeaiensuiteverslacabinetéléphoniquelaplusproche,unepoignéedepiècesenpoche.Unefemmecharmanteréponditàmonpremiercoupdetéléphoneetm’expliquaqu’ellerecherchait

quelqu’un pour s’occuper de ses deux jeunes enfants. Sonmari et elle avaient une vie sociale bienremplie, il fallait compter environ quatre baby-sittings par semaine, c’est pourquoi un hébergementétait proposé. Elle me demanda si cela me posait un problème. Je lui assurai que je n’avais pasl’intentiondesortirlesoir,àpartpourallervoirmamère.Nousconvînmesd’unrendez-vousunpeuplustarddanslajournée.Jerentraiàlamaison,ravied’avoirdéjàobtenuunentretien.Ilfallaitmaintenanttrouverunetenue

convenable. J’optai pour une jupe bleumarine et un haut assorti, astiquai mes chaussures à talonsjusqu’àcequ’ellesbrillentcommeunmiroirpuischoisisdessous-vêtementspropresetvérifiaiquemescollantsn’étaientpasfilés.Ma tenue était prête, il ne me restait plus qu’à faire chauffer de l’eau pour ma toilette et à me

maquillerdevantlemiroirpiquéquisurmontaitl’évierdelacuisine:unpeudefonddeteintmat,unetouchedemascaraetdurougeàlèvresrosepâle.Unefoisprête,jemisdansmonsacmondernierbulletinscolairequifaisaitl’élogeàlafoisdemes

capacitésetdemoncomportement.J’espéraisquemonpotentielemployeurs’encontenteraitetn’iraitpasjusqu’àappelerl’écolepourqu’elleconfirmecesréférences,carjenepouvaisévidemmentpasycompter.J’avaispréparéunlaïusexpliquantpourquoiunebonneélèvecommemoipouvaitavoirenviedetravaillerentantquejeunefilleaupair.Jel’avaisméticuleusementrépétédansmatête,jusqu’àcequ’ilmeparaisseconvaincant.Aprèsunderniercoupd’œildanslaglacepourm’assurerquetoutétaitparfait,jeprismonsacet

sortisdelamaison,arméedemonaccentd’écoleprivée,demonbulletinscolaireetdemesmensongesaffûtés.Jeprisunpremierbusquim’emmenadanslecentredeBelfast,puisunsecondpourallerjusqu’au

quartierchicdeMaloneRoad,toutprèsdel’universitédanslaquellejem’étaisrésignéeànejamaispoursuivremesétudes.Arrivéeàdestination, jesuivis les indicationsque la jeunefemmem’avaitdonnéespourparvenir

jusqu’àchezelle.Elleouvritlaporteavantmêmequej’aieeuletempsdefrapper.C’étaitunefemmed’unevingtained’années,trèsjolieetsouriante.Elletenaitdanssesbrasunbébédontlabarboteusebleuemelaissapenserqu’ils’agissaitd’ungarçon.Àcôtéd’elle,unepetitefilleserraitlajupedesamèreentresesdoigtsetm’observaitd’unœilcurieuxensuçantsonpouce.«Jenepeuxpasvousserrer lamain !»medit la jeune femmeen riant,etelles’écartapourme

laisserentrer.«VousdevezêtreToni.Jem’appelleRosa.Entrez.»Jelasuivisjusqu’àunejoliepièceauxcouleurspasteloùtrônaitunparcpourenfantdanslequelelle

posalebébé.Ellemefitsignedem’asseoirets’assitàsontour,mejaugeantattentivement.

Rosaétaitd’untempéramentjovial,maisellen’enavaitpasmoinspréparéunesériedequestionspourlapersonneàquielleallaitenpartieconfierlaresponsabilitédesesenfants.J’espéraispasserletestavecsuccès.Ellemedemandad’abordoùj’étaisalléeàl’école;m’attendantàcettequestion,jelui répondis de manière très factuelle. Ma réponse à sa deuxième question, sur les raisons pourlesquelles j’avaisquitté l’école,étaitbienrodée.J’omisdementionner lesnombreuxétablissementsquiavaient jalonnémascolarité, luiexpliquaique jen’étaispasboursière,quemonpèreétaitmortquelquesmoisplustôt,nouslaissanttrèspeud’argent,etquemamèreetmoiavionsdécidédequitterColerainepourBelfastdansl’espoirdetrouverplusfacilementdutravail.Mondiscoursavaitl’airdel’attendrir,aussipoursuivis-jeenconfiance.Nonseulementmamèreavaitperdusonmari,maiselleavaitdû renoncerà sa joliemaisonpour

s’installer plus chichement à Shankhill. Je voulais l’aider à payer le loyer, et je cherchais depréférenceunemploienpensioncomplète,afindenepasfairepesertropdechargessursesépaules.Monpetitdiscoursfonctionnaau-delàdemesespérances.J’étaisconvaincuequeleposteétaitpour

moiavantmêmedemettrelacerisesurlegâteauenluiprésentantmonbulletinscolaire.Àmongrandsoulagement,ellenecherchapasàensavoirdavantage.Nousdiscutâmesencoreuneheure,pendantlaquellejefislaconnaissancedesenfants,DavidetRachael,puisellemeproposadem’installerchezelledèslelendemain.Ellem’expliquaensuitecequ’elleattendaitdemoi.Lesoir,elleetsonmari–dontellem’avaitditavecfiertéqu’ilétaitunmédecin très renommé–

sortaient souvent dîner. Pendant leur absence, elle comptait surmoi pour coucher les enfants, aprèsquoijeseraisautoriséeàregarderlatélévisiondansleursalon.EnrepartantdechezRosa,j’étaisremplied’unsentimentdeliberté.Jesavaisquesesenfantsetelle

m’avaient appréciée. Pour la première fois depuis desmois, j’avais l’impression que l’onm’avaitvraimentjugéesurmapersonneetpasuniquementsurcequel’onsavaitdemoi.Cequejenecomprispasàcemoment-là,c’estquesilesenfantsm’avaientappréciéepourmoi-même,Rosa,elle,avaitétéconquiseparl’imagequejeluiavaisdonnée:celled’uneadolescentebienélevée,quin’étaitencorejamais sortie avec un garçon ; celle d’une fille qui aimait les livres et les animaux, qui voulaitapprendresonmétierdenounouetdontleseuldésirétaitd’aidersapauvremère.Jeluiavaisparlédemagrande famille irlandaiseau seinde laquelle jem’étaishabituéeàm’occuperdesenfants... sanstoutefoisluipréciserqu’ilsm’avaienttousrejetée.Monsentimentdeconfiancenemequittapasjusqu’àcequej’arriveàlamaison.Mamèreétaitdéjà

làet,àsonairaccablé,jecomprisquesonentretiend’embauchen’avaitpasétéconcluant.«Maman, annonçai-je, j’ai un travail ! L’hébergement est inclus. Je commence demain. Je vais

gagnertroislivresparsemaineetjeserainourrie;jevaispouvoirt’aiderpourtesdépenses.»Elleme regarda d’un air perplexe. «Qu’est-ce que tu vas faire ?me demanda-t-elle au bout de

quelquesminutes.—M’occuperdesenfantsetaiderauxtâchesménagères,répondis-je,sachanttrèsbiencequiallait

suivre.—Oh,Toni,moiquiavaistellementd’espoirpourtoi!»s’exclama-t-elle.Etjemesentiscoupable

deladécevoirànouveau.Ce sentiment de culpabilité acheva deme convaincre qu’il fallait que je parte de lamaison. Je

décidaid’ignorersoncommentaireet,avecunenthousiasmequicommençaitàdécliner,luiparlaideRosa,desenfantsetdelabellemaisondanslaquellej’allaisvivre.

«Jeprendraimesrepasaveceuxquandilsserontlà,poursuivis-je.— S’ils savaient qui tu es, sûrement pas, lâcha-t-elle abruptement. Enfin, je suis sûre que tu

apprécieraslatélévision.Çameplairait,àmoiaussi,sijepouvaismelepermettre.»Jerefusaisdemelaisseratteindreparladépressiondemamère,maisaufonddemoi,j’avaisaussi

envie d’affection et de chaleur ; et elle nemedonnait rien.Alors qu’uneheure plus tôt, j’étais uneadolescente dévouée dans les yeux de Rosa, mamère me renvoyait maintenant l’image d’une filleégoïste.Nousrestâmesdanslepetitsalon,sansunmot,àlireetécouterlaradio.Aprèsundînerfrugal,je

montaipréparermesaffaires.Rosam’avait donnéde l’argent pourprendre le bus, cequim’évita d’avoir à endemander àma

mère le lendemain matin. Debout près de la porte, en la regardant, je luttai contre les sentimentsauxquelsjen’avaispasencoreapprisàrenoncer,maisquej’étaisincapabledemontrer.«À lasemaineprochaine,pourmon jourdecongé», finis-jepar luidire,puis jeprismavalise,

ouvrislaporteetpartis.Elle,commeàsonhabitude,neditrien.Dès mon arrivée, Rosa me montra ma chambre, où je défis rapidement ma valise avant d’aller

donneràmangerauxenfantsdans lacuisine.Rosamemontracomment jedevaism’yprendre.Celaravivadessouvenirs,carjem’étaisoccupéedemapetitecousinequandelleavaitcetâge.Jemesentisviteàlahauteurdecequel’onmedemandait.Lepremiersoir,avantdedonnerlebain

auxenfants,Rosameprésentasonmari,David,quimeserra lamaind’unairsolennelenmedisantqu’ilespéraitquej’allaismeplairechezeux.Dans le bain, j’amusai les petits en plongeant leurs jouets en plastique sous l’eau pour les

chatouiller.DavidetRosavinrentembrasserleursenfantsetnoussouhaiterunebonnesoiréeavantdepartir.JemedemandaissiRachaeletDavidaccepteraientd’alleraulitsansfaired’histoires.Jecouchai

d’abord lebébé,puisallaiborder lapetite fillepour lui lireunehistoiredesonchoix.Quand leurspaupières commencèrent à devenir lourdes, je leur déposai un baiser sur le front puis descendisregarderlatélévision.Aufildessemaines, jememisànourriruneprofondeaffectionpour lesenfants.Quand je jouais

avecDavid,ilm’attrapaitledoigtdesapetitemainpoteléeetmefaisaitdegrandssourires.Rachaels’asseyaitsurmesgenoux, l’air trèsconcentré,pourqueje lui lisedeshistoires.Lorsqu’onallaitsepromenerauparc,ellem’aidaitàpousser le landaudesonpetit frèreenn’oubliantpasde tenirmamain.Sixjoursparsemaine,jepréparaisleurdéjeuneretnousmangionsensemble.L’après-midi,Rosaet

moi discutions souvent pendant que les enfants faisaient la sieste. Parfois, nous allions dans sachambre;elleessayaitlesvêtementsqu’ellevenaitdes’acheteretmedemandaitmonavis.Bercéeparlachaleurdecefoyer,jecommençaispresqueàcroirequej’enfaisaispartie.J’oubliais

que Rosa, même si elle était aimable, n’était pas une amie, et que son mari et elle étaient mesemployeurs.Je tentaisdegagner l’affectiondeRosaen luiproposantdefairedesextras,commeluipréparerunthéourepassersonlinge.Desoncôté,ellesemblaitvaguementamuséeparmesattentions;entoutcas,ellenefaisaitrienpourlesdécourager.L’atmosphèredelamaisonétaittoujoursgaie.DavidetRosaétaientdebonsparentsmaisaussiun

coupleuni.IlsmerappelaientlafamilledematanteCatherineet,àmesurequelesjourspassaient,je

medisaisque j’avaisde lachanced’êtrechezeux.QuandDavid rentraitdu travail, jeprenais soind’êtreà l’étageoudans lacuisine, avec lesenfants,pourque sa femmeet luiprofitentd’unpeudetemps pour eux. J’avais remarqué comme Rosa se précipitait pour lui ouvrir la porte dès qu’elleentendaitsavoiturearriver.Unsoiroùilsn’avaientpasprévudesortir,jefusdoncsurprisedelesvoirarriveraumomentoùje

donnaislebainauxenfants.Jesentisleurprésenceavantmêmed’entendreDavid.«Antoinette,dit-ild’unevoixsombre.C’estbienvotreprénom,n’est-cepas?»Jemeretournaiverslui;illutlavéritédansmesyeux.«Mafemmevaprendrelerelais.Descendons,jeveuxvousparler.»Toutétaitcommeauralenti.Jemerelevai,lesjambesencoton;j’essayaidechercherunpeud’aide

dansleregarddeRosa,maiscelle-cidétournalatête.Sonvisageétaitécarlate.Conscientsduclimatdetension,lesdeuxenfantsnouslançaientdesregardsperplexesetsedemandaientpourquoijem’étaissoudainarrêtéedejoueraveceux.Jereposailentementl’épongeetsuivisDavidjusqu’ausalon,sansunmot.Ilnemeproposapasde

m’asseoir.Ilavaitcevisagedemarbrequej’avaisvutropsouvent.«Votrepèren’estpasmort,n’est-cepas?»commença-t-ilabruptement.Àsonton,jesavaisqu’il

connaissaitlaréponse.«Ilestenprisonetvousavezdelachancedenepasêtredansunfoyer.Maisvousneresterezpasdanscettemaisonunenuitdeplus.Allezpréparervosaffairesetrestezdansvotrechambrejusqu’àcequejeviennevouschercher.Jevaisvousreconduirechezvotremère.»Jetentaidemedéfendre.«Cen’étaitpasmafaute,lejugel’adit!»Jevoulaisleconvaincredema

bonnefoi,ilnepouvaitpasmerenvoyercommeça.Il eutun tel regarddeméprisque jecrusm’effondrer intérieurement.«Cen’estpasàvousqu’il

confiesesenfants.Vousvousêtestuependantseptans;sivousavezfiniparparler,c’estuniquementparce que vous aviez besoin d’avorter. Vous avezmêmementi à votremédecin, je lui ai parlé cetaprès-midi.Vousavezétérenvoyéedevotreécoleparcequelesparentsd’élèvesontjugé,àjustetitre,quevousn’aviezrienàfaireparmileursenfants.»Jesentaislacolèremonterenlui.«Jeveuxquevouspartiezdèscesoir!»Ilparlaitavecunetelledéterminationquejesusqu’iln’yavaitrienàfaire.Jesortisdelapièce,maisilcontinua.«Rosaestd’accordavecmoi,aucasoùvousimagineriezle

contraire.Elleneveutpasvousvoir,alorsallezdirectementdansvotrechambre.»C’estcequejefis,enmeretenantdefondreenlarmes.LaportedelachambredeRosaétaitfermée,maisj’entendislemurmuredesavoixetdecellede

Rachael.Elleavaitprislesenfantsavecellepouréviterqu’ilsnemecroisent.Je préparai mes affaires et m’assis sur le bord de mon lit, en attendant que David vienne me

chercher.J’étaissouslechoc,stupéfaite.«Vousaveztout?»Cefurentlesseulsmotsqu’ilm’adressajusqu’àcequel’onarriveàShankhill

Road.Ilmepritparlebras,allafrapperàlaportedechezmamèreetattenditqu’elleouvrepourmerelâcher.Danslalumièreblafardedel’entrée,unairderésignations’abattitsurelle.«Jevousramènevotrefille,MrsMaguire»,dit-ilsimplementavantdes’enaller.Lesheuresnoiresrevinrentm’engloutirdansunevaguedetristesse.J’entendaiànouveaulesparoles

demonpère:«Tamèrenet’aimeraplussituparles.Toutlemondet’accusera.»Jesavaismaintenantaveccertitudequetoutcequ’ilavaitpréditétaitvrai.Jemeremémorailevisagedujugeetsesmots

réconfortants:«Cen’estpastafaute,n’oubliepascela,carlesgensvontt’accuser.»Aumatin,jemelevaipéniblementetpassaiunpeud’eaufroidesurmonvisageavantdem’habiller.

Pour la seconde foisenquelquesmois, je sortis acheter le journal local. J’allaim’installerdansuncafé pour sélectionner les offres d’emploi qui ne demandaient pas de qualification particulière etproposaientunhébergement.J’avaispeurdetombersurquelqu’unquiconnaîtraitDavidetRosa.Uneannonceattiramonattention:«Grandemaisondecampagnerecherchejeunefilleaupairpour

deuxenfantsenbasâge.Hébergementassuré,salaireintéressantpourbonnecandidate.»Je passai un coup de téléphone et obtins un rendez-vous l’après-midi même. J’allai préparer la

mêmetenuequej’avaismisepourmonpremierentretien.Maiscettefois,sansaucuneexcitationetsanspenserqu’unenouvelleviecommençait–résignéeàacceptercequemeréservaitl’avenir.JeprisunpremierbuspourlecentredeBelfastpuisunsecondquim’emmenadanslacampagne.Enarrivant,jedécouvrisuncheminbordédehaiessoigneusementtaillées–loindesarbustesetdeshaiessauvagesdeCooldaragh–quimenaitàuneimposantemaisongrisedestylegeorgien.Sesfenêtresétroitesethautesdominaientunepelouseverdoyantecoupéeàras.Ici,pasdelargesbuissonsderhododendronsnideruisseaupeuplédegrenouilles;seulsquelquesrosierséclatantsrompaientlamonotoniedesespacesverts.Une femme blonde et plutôt froide, aussi proprette que son jardin,m’ouvrit la porte. Elleme fit

entrerdanssonsalonauxcouleurscoordonnées,décorédebouquetsderosesdansdesvasesencristalposés sur des tables en acajou. Je me demandais où étaient les enfants. Avant que je ne pose laquestion,ellem’informaqu’ilsétaientdansleurchambreaveclapersonnequis’occupaitd’euxpourl’instant.Lediscoursquej’avaispréparéfonctionnaunefoisencoreàmerveille.Ellemeproposaelleaussi

de m’installer rapidement ; mon salaire serait de trois livres par semaine. Cette fois, j’aurais latélévision dans ma chambre, mais il fut entendu que je dînerais avec la famille. Après toutes cesformalités, ellem’emmena rencontrer ses deux enfants, un garçon et une fille aussi blonds que leurmère.Jemedisque,dansunefamillequiavait l’airaussibienorganisée,ungarçond’abordetunefilleensuite,c’étaitexactementcequ’ilsavaientdûcommander!Unedomestiquenousapportaquelquesen-casausalonpournousfairepatienterjusqu’àl’arrivéedu

mari.Lethéfutprésentédansunegrandethéièreenargentetversédansdestassesenporcelaine,etdepetites pinces en argent étaient prévues pour le sucre. Jeme tenais bien droite sur le bord demonfauteuilrecouvertdevelours.J’apprisquelemariétaitunbanquierd’affaires,queladernièrejeunefilleaupairétaitpartieenAngleterreetquelecouplecherchaitunepersonnequipourraits’occuperdeleursenfantsjusqu’àcequ’ilsaillentàl’école,c’est-à-dirependantunetdeuxansrespectivement.Lapropositionmeconvenait–jen’avaispasd’autrechoix,detoutefaçon.Maisjecompristoutde

suite qu’elle etmoi ne serions jamais amies. C’était sans doutemieux ainsi, tout bien réfléchi.Aumoins,jen’auraisaucuneillusiondefaireunjourpartied’unefamillequin’étaitpaslamienne.Jerencontraibrièvementlemariavantdepartir.C’étaitunhommegrandetmince,d’unetrentaine

d’annéesàpeine,dontleregardnereflétaitpaslesourirepoli.Ànouveau,jerentraichezmamèreluiannoncerquej’avaistrouvédutravailetfairemesvalises.

Pourunefois,elleavait l’aircontente:elleavaitfinalementtrouvéuntravailelleaussi,entantquegéranted’uncafé.Ellesemblaitraviedesonemployeur,unjeunehommedevingt-huitansquivenaitdedémarrersonaffaire.

Danslabellemaisongeorgienne,jemesentaisvraimenttrèsseule.Jouraprèsjour,j’étaisdeplusenplusapathique.Laplupartdutemps,jedînaisaveclafamillepuisjemontaisdansmachambrepourlireouregarderlatélévision.Aucunliennesecréaitentrenous.Rosaetsesenfantsmemanquaient,toutcommelachaleurdeleurfoyer.Lors de mon quatrième jour de congé, j’allai rendre visite à ma mère dans son café. Elle était

transformée:unenouvellecoupedecheveuxetunmaquillagesoignéluidonnaientunstylebeaucoupplusjeuneetmoderne.Ellemefitungrandsourire,maisjenevispasdanssesyeuxl’amourquej’yrecherchais.«Qu’est-cequetufaislà?medemanda-t-elle.—Onpeutprendreuncaféensemble?»rétorquai-jetoutenpensant:«Jesuislàparcequetume

manques.»« Oh, ma chérie, bien sûr, on peut prendre un café rapidement, mais ce sera bientôt l’heure du

déjeuneretjevaisêtretrèsoccupée.»Nousnousinstallâmessurunebanquetteetuneserveusenousapportadeuxcafés.Sonuniformerose

etbeigetranchaitavecl’habituelletenuenoireetblanchedelaplupartdesserveusesdeBelfastàcetteépoque.Mamèremedemandacommentsepassaientmontravailetlesrelationsaveclafamille.Jeluidécrivis tout en détail, la maison, le jardin, les enfants, mais me gardai de lui dire que tout celamanquaitdechaleuretdejoiedevivre.Auxyeuxdemamère,jelesavais,c’étaitlamaisonidéale.Maispourmoi,c’étaitunbâtimentplus

qu’unvéritablefoyer.Jelaquittaimoinsd’uneheureplustard,aprèsunerapideaccolade.Lerestedelajournées’étiraitdevantmoi.Unkaléidoscopedevisagesexprimantleméprisetlacolèresemirentàdanserdevantmesyeuxpuis

àmeparler.Ce futd’abordmonpère. Ilavait sonsourirenarquoisetme répétait sanscesse :«Tamèrenet’aimeraplussituparles.Toutlemondet’accusera.»Puisjevisleregardnoirdemamère,lanuitoùl’hémorragieavaitfaillimecoûterlavie,etjel’entendismurmureraumédecindem’envoyeràl’hôpital le plus éloigné. Je revis aussi le regard sévère demagrand-mère, dans lequel tout amouravaitdisparu.L’expressionderépulsiondeNoraquandellem’avaitouvertlaporte.Toutescesvoixfaisaientéchodansmatête.«Antoinette,tun’espaslabienvenue.Onsaitcequis’estpasséavectonpère.Vat’enetnereviens

pas.Nereviensjamais.»Ladouleurdechacundecesrejetsseravivaitenmoi,jusqu’audernier,celuideDavidetRosa.Les

larmesmevinrentalorsauxyeux.Ledésespoir,contrelequeljem’étaisbattueenfaisantmavaliseaumomentdepartirdechezeux,explosaitcommeunebombeàretardement.Maseulearme–mafierté–m’abandonnaitetjemelaissaisalleràm’apitoyersurmoi-même.Jenetrouvaispluslamoindreraisond’espérer.Personnenem’aimerajamais,medisais-je.Personnenem’avaitd’ailleurs jamaisvraimentaimée

pourcequej’étais.Ohbiensûr,onavaitaimélapetitefilledanssesjoliesrobes,l’élèveintelligentequiavaitdebonnesnotes,l’adolescenteserviable,toujoursprêteàrendreservicepourunbaby-sitting.Maisquiavaitaimélafilleenceinte,cellequiavaitcouché,cellequiavaitpeur?Pasmêmemamère.Autourdemoi,jevoyaisdesgroupesd’amisetdescouplesquiavaientl’airheureux.Desgensqui

avaientdesfamilles,desgensqu’onaimait.Jem’assisparterre,commeuneétrangèreinvisibledanscemondequinevoulaitpasd’elleetdanslequelellen’avaitétéheureusequelessixpremièresannées

desacourtevie.J’avaiseudesmomentsdebonheur,certes,maisfurtifs.Lesentimentd’être rejetéem’avaitenferméedansuneprisonmentale.Jenetrouvaispaslecheminquipourraitmeramenerparmilesvivants.Laseuleportequej’entrevoyaisétaitlaportedesortie.Est-ce que j’allais rester à jamais dans cette prison sans amour, sans amitié et sans même le

sentimentd’exister?Biensûrquenon.Jen’avaisqu’unesolution:m’enaller.Jemarchaijusqu’aupubleplusprocheoùjecommandaiundoublewhiskyquejebuscul-sec–je

connaissaisbiensesvertusapaisantes.Flairantunepotentiellealcoolique, lebarmanrefusadem’enservirundeuxième.«Qu’est-cequisepasse,mabelle?Problèmesdecœur?Tuentrouverasd’autres,va,joliecomme

tues...»Sesmotssemblaientprovenird’unautremonde.Laparanoïas’ajoutantàmondésespoir,jeprispour

del’ironiecequin’étaitqu’uneparolegentille.Accrochéeàmonidéefixe,j’entraidanslapremièrepharmaciepouracheteruntubed’aspirineet

deslamesderasoir.Puisjemeprocuraiunedernièrechose:unebouteilledewhiskyBushmills.Monkitdesortieenpoche,jemedirigeaiverslestoilettespubliques.Je surpris un visage livide dans lemiroir en avalant une première rasade dewhisky et quelques

comprimés.Lemélangemeremontadanslagorgeàm’enétrangler,maisjecontinuaijusqu’àcequelabouteilleetletubesoientvidespuisj’allaim’enfermerdanslestoilettesetchoisisunelamederasoir.Jefisquinzeentaillesdetroiscentimètressurmespoignets,unepourchaqueannéed’uneviequejenedésiraisplus.Lesangsemitàcoulerlentementlelongdemesmains,entremesdoigts,puisgouttasurlesol.Jeregardaissontrajet,fascinée,enmedemandantcombiendetempsilfaudraitpourquemoncorpssevide.Mespaupièresdevinrentlourdesetcommencèrentàsefermer;lapièces’obscurcitetmesoreillesbourdonnèrent.Jesentismoncorpsbasculersurlecôté,puislafraîcheurdumurcontremonvisage.Etplusrien.

28

Desmots indistincts parvinrent jusqu’àmon cerveau.Deuxvoix semêlaient ; la voix grave d’unhommeetcelle,plushautperchée,d’unefemme.«Onsaitquetuesréveillée.Allez,ouvrelesyeux!»,ditlapremière.Unemaindoucepritlamienneetj’entendislavoixdelafemme.«Allez,magrande,onestlàpourt’aider.Ouvrelesyeux,maintenant.»Jeleurobéisavecdifficulté.J’étaiscouchéedansunlit,dansunepetitepièceblanche.Meslèvresessayaientdeformerdesmots

mais j’avaisune sensationétrangedans labouche ; quelquechose empêchait les sonsde sortir.Malanguebutait contreunobjet rigide. Jeme rendiscomptequ’il traversaitmagorgeet sortaitparmabouche.Jedistinguaibientôtdeuxsilhouetteset reconnusd’abordune infirmière ; l’autrepersonneportait

unevesteen tweedetunechemiseàcol rond.C’étaitunpasteur. Jeprisvaguementconsciencequej’étaisàl’hôpitaletcrussoudainm’étouffer;unliquidebrûlantmeremontaitdanslagorge.Onmemitunrécipientsouslementonettoutmoncorpssesoulevasousl’actiondelasondenaso-gastriquequis’appliquaitàmefaireunlavaged’estomac.L’attaqueterminée,jemerallongeai;mesoreillesn’arrêtaientpasdebourdonner.L’enviededormir

mepoussaitàfermerlesyeux,maislesvoixnecomptaientpasmelaisserrepartirsifacilement.Jelesentendismedemandercommentjem’appelaisetoùjevivais,maisjen’étaispassûredelesavoirmoi-même. La main qui tenait la mienne me procurait un sentiment de sécurité, aussi m’y agrippai-jefermement.«Allez, ouvre les yeux, dit le pasteur.On te laissera dormir quand tu auras répondu à quelques

questions.»Je fis un effort pour écarter les paupières et vis ses yeux bleus bienveillants et inquiets. La

gentillessedesonregardmefitfondreenlarmesetcettefois,cefurentlessanglotsquisecouèrenttoutmoncorps.L’infirmièremetenaittoujourslamainpendantquelepasteuressuyaitmeslarmes.Peu à peu, je commençai àm’apaiser et parvins à leur dire que jem’appelaisAntoinette. Jeme

présentai souscenomque j’avaispourtant finipardétester.Antoinette.C’étaitcommeçaqu’« il»m’appelait,quesamèrem’appelaitetquel’écolem’avaitappeléepourm’annoncermonrenvoi.Toni,lapersonnequejevoulaisêtre,avaitréussiàm’échapper.Lepasteurmedemandaensuitemonâge.«Quinzeans,répondis-je,enmepréparantàlaquestionsuivante.—Antoinette,pourquoias-tufaitça?»Mes yeux se posèrent surmes poignets bandés.À nouveau, sa voix pleine de compassionme fit

fondreenlarmes,maisensilence,cettefois.Jeparvinsfinalementàleurraconterunepartiedemonhistoire. Je leur expliquai quemon pèrem’avaitmise enceinte et étaitmaintenant en prison, que jen’avais pasde chezmoi et quepersonnenevoulait demoi. Je n’avais plus enviedevivre,mavie

n’avaitplusdesens.Ilm’était insupportable de rouvrir toutesmes blessures, de leur parler de toutes les fois où l’on

m’avaitrejetéeetoùjem’étaissentiesiinutileetdétestée.Oudelaculpabilitéquejeressentaispouravoirdétruitlaviedemamère,quim’envoulaitpourcela.Jenedisriennonplusdurêvequifutunjourlemienquel’ondécouvrecequefaisaitmonpèreetquel’onseprécipiteàmonsecours.Nidemonespoirquemamèrem’emmèneloindelui.Aprèsladécouvertede«notresecret»,laréalitéavaitétéintolérable.Jeneleurdisriendesfrissonsquimeparcouraientlanuquenideshaut-le-cœurquimesoulevaientl’estomacàchaquefoisquej’entraisdansunmagasinetquelesilencesefaisaitautourdemoi.Quandjerepartais,jesavaisquej’étaisl’objetdetouslesmurmuresquis’élevaient.Petitàpetit,j’enétaisarrivéeàmevoiràtraverslesyeuxdesautresquim’ignoraientaupointqu’il

nemerestaitplusqu’àdisparaître.J’étaisunetellepestiféréequ’onavaitpeurdesesalirrienqu’enadmettantmonexistence.Nonseulementjen’avaisrien,maisjen’étaisrien.Etpourtant,ilmerestaituneminusculeétincelle

defiertéquim’empêchaitdeparlerdecequejeressentais.Jen’enaijamaisparlé;commesilefaitdenepasverbalisercessentimentspouvaitfinirparleurôtertouteréalité.J’entendisl’infirmièreprendreunegrandeinspirationavantdemeposerlaquestionsuivante.«Qu’est-cequiestarrivéaubébé?»Elle imaginaitpeut-êtrequej’avaisaccouchéetabandonné

l’enfantsurleseuildequelquemaison.Cetteidéememitencolère.« J’ai avorté », répondis-je sèchement. Ce n’était pas le genre de mots auxquels on pouvait

s’attendredelapartd’unefilledequinzeans.«Antoinette,siontelaissaitrepartir,est-cequetureferaislamêmechose?»demandal’infirmière,

maisilsn’attendirentmêmepasmaréponsequ’ilsconnaissaienttropbien.Lepasteurprit l’adressedemonemployeuretpromitd’allerycherchermesaffaires.L’infirmière

medonnauneboissonfraîcheetjemerendormis,malgrélesbourdonnementsconstantsdansmatête–uneffetdespoisonsquej’avaisingérés.Àmonréveil,unautrehommeétaitassisàmonchevet.«Tuveuxboirequelquechose,Antoinette?medemanda-t-ilgentiment.—Duthé»,grommelai-je.J’avaisl’impressionquemalangueavaitdoublédevolumeetmagorge

mefaisaitmal.Lesbourdonnementsétaientplusfaibles,maisj’avaistoujoursdesdouleurslancinantesdanslatête.«Est-cequevouspourriezmedonnerunanti-douleur?demandai-jed’unevoixfaible.— Il faut que ça passe tout seul », répondit-il. Puis il continua, comme s’il avait décidé que je

méritaisbienuneexplication.«Çafaitunmomentqu’onextraitdel’aspirinedetoncorps.»Ilfitunepause.«Antoinette,jesuismédecin,maisunmédecindel’esprit,unpsychiatre.Tusaiscequeçaveutdire?»Jefisunsignedelatête.Cequ’ilétaitm’intéressaitpeu:jevoulaisseulementboireunthéetme

rendormir.Maislui,desoncôté,avaitencoredeschosesàmedire.« Tu vas être transférée dans un hôpital psychiatrique. Là-bas, ils sauront s’occuper de toi. Tu

souffresd’unemaladie,ças’appelleunedépressionsévère.»C’étaitunedéclarationquejenepouvaisqu’approuver.Ilmetapotal’épaule,m’assuraquej’irais

bientôtmieuxets’enalla.Jenecrusguèreàsesencouragements.Quelquesminutesplus tard, jefus

transféréeenambulanceàl’hôpitalpsychiatriquevoisindePurdysburn.Lavoiturepassadevantune immensebâtissedebriques rouges,quiavaitétéunhospicepour les

plus démunis à l’époque victorienne et abritait désormais des patients internés. Le servicepsychiatriqueoùjefusadmisesetrouvaitdansunbâtimentplusrécentd’unseulétage,justeàcôté.Detouslespatients,j’étaisdeloinlaplusjeune.Le premier soir, encore trop engourdie par mon overdose, je fus à peine consciente de ce qui

m’entouraitetm’endormisrapidementjusqu’aulendemainmatin.Quelqu’unouvrit lesrideauxdemachambre et, d’une voix gaie,me dit deme lever, deme débarbouiller et d’aller prendremon petitdéjeuner.J’ouvrislesyeuxpourvoird’oùvenaitcettevoixetaperçusunejeuneinfirmièreauvisagesisympathiquequ’ellem’arrachaunsourire.Àcôtéd’ellesetenaitunegrandeblondequidevaitavoirquelquesannéesdeplusquemoi.«VoiciGus,meditl’infirmière.Ellevatefairevisiterleslieux.»Puiselles’enalla,nouslaissanttouteslesdeux.Gusétaitunesacréebavarde,cequimepermitde

garderunconfortablesilence.Ellenes’arrêtaitdeparlerquepourreprendresonsouffleouémettreunpetitrirenerveux–c’étaitlereversdeladépression,commejel’apprisbientôt.Gusmemontraoùétait la salled’eauetattendisque jemepréparepourm’accompagnerdansun

petit réfectoire. Peu à peu, je commençai à prendre mes repères. Tous les murs étaient peints decouleurspâlesetdegrandesfenêtres laissaiententrer la lumière.C’étaitunendroitpaisibleetaéré.Gusme présenta rapidement à une vingtaine de patients déjà attablés. J’avais entendu des histoiresterriblesàproposdesasilesdefous;unefoisenfermés,lesgenspouvaientseperdredanslesystèmeetnejamaisensortir.Maisonnem’avaitjamaisparlédesservicespsychiatriques,quin’étaientpasencoremonnaiecourante.Toutlemondeavaitl’airétrangementnormal.Ilyavaitdeshommesetdesfemmesd’unevingtaineà

une cinquantaine d’années qui venaient de tous les horizons, comme j’allais m’en rendre compte.L’alcoolismeetladépression–lesdeuxprincipalescausesdeleurprésenceici–neselimitaientniàunâgeniàuneclassesociale.Au fil des semaines, j’appris la plupart de leurs parcours. Il y avait la femme du riche agent

immobilier,uncoureurdejuponsquiluiavaitfaitperdretouteconfianceenelle;elles’étaitmiseàboireensecret.Commemoi,elleavaitfaituneoverdosedemédicaments.Maispourelle,c’étaitunaccident.Elle avaitbu tellementdeginqu’ellene savaitpluscombiend’anti-dépresseurselle avaitprisetavaitfiniparviderletube.Ilyavaitaussiunjeunecouplequis’étaitrencontréunanplustôtdanscemêmeservicepsychiatrique.Àl’époque,ilsétaienttouslesdeuxsoignéspouralcoolisme.Ensortant,aulieud’allermarchermaindanslamaindanslesoleilcouchant,ilspoussèrentlaported’unpub...Certainsdespatientsattablésavaientl’airplutôtinertes,àcausedestranquillisants.Lesmédecins

attendaientqueladépressions’atténue:pourl’instant,lesmédicamentsgardaientlecontrôle;ensuite,ceseraitauxpatientsdereprendrelesrênes.Unefemmeenparticulierattiramonattention.Elleavaitune belle chevelure rousse, une peau crémeuse et des yeux verts. C’était la plus jolie et la plusimpassibledel’assemblée.Pendantquejemangeais,jenepouvaispasm’empêcherdelaregarder.Elle,enrevanche,nelevait

pas les yeux de la table. Elle semblait totalement déconnectée de ce qui l’entourait. Cette absolueindifférenceaiguisaitmonintérêt.

Àlafindupetitdéjeuner,une infirmièrevintàsa table,pritdoucementsonbraset l’accompagnajusqu’àunfauteuil.Elleyrestadesheures,unecouverturesurlesgenoux,muette.Intriguée,jedemandaiàGusquiétaitcettefemme.«C’estlafemmed’unmédecin,medit-elle.Sinon,çafaitlongtempsqu’elleneseraitpluslà.—Qu’est-cequ’ellea?—Jenesaispas,maiscertainesfemmesfontunegrossedépressionquandellesontunbébéetça

fait plus d’un an qu’elle est ici. Au début, elle parlait, mais maintenant elle n’en est même pluscapable.—Est-cequ’ellevaallermieux?»Maisjesavais,àpeineavais-jeposécettequestion,quelleétait

laréponse.Le sort de cette femme me préoccupait, pour je ne sais quelle raison. Je ne l’avais jamais

rencontrée, pourtant je voulais connaître son histoire et elle me faisait pitié. Je connaissais cettecontréeoùlaréalités’évaporeetoùlemondenevoustoucheplus,maisinstinctivement,jesavaisquesonexilétaitbienplusprofondquelemienl’avaitjamaisété.«Entoutcas,siellenevapasmieux,onvalatransférer.C’estcequisepassequandonneréagit

pasauxtraitements.»Gussemblaitindifférenteàcequiattendaitcettefemme.Commejenetenaispasàensavoirdavantagesurcetransfert,jemisuntermeàmonenquête.Aprèslepetitdéjeuner,uneinfirmièremequestionnasurmesantécédentsmédicauxetmepriadene

pasm’éloigner : unmédecin allait venirme voir pour décider d’un traitement etme prescrire desmédicaments,sinécessaire.Uneheureplustard,j’euslepremierentretiend’unelonguesérieavecunpsychiatre.Ilpritbeaucoupdenotespendantquejeparlaiset,alorsquejecommençaisàmedétendre,meposaunequestionquiallaitcompromettrenosrelationsultérieures.«Est-cequ’ilt’estarrivéd’apprécierlesavancesdetonpère?—Jamais,répondis-je,maisilinsista.—Tuesuneadolescente,tuascertainementdéjàressentidudésir?»À ce moment précis, je décrochai. Sa voix flottait dans l’air, je ne voulais plus que ses mots

atteignentmoncerveau.Jeneluidispasquej’étaisdevenueunepariadansmaville,quejemesentaisrabaisséeetinutile,quej’avaisbesoindel’amourdemamèreniquej’avaisperdutoutespoirdanslavie.Jeneluiconfiaipasnonplusquetouslesaffrontsetlesrejetsquej’avaissubism’avaientarrachédescrisdedouleuràl’intérieur.Quej’avaisoubliélesparolesdujugeetfiniparmevoiràtraverslesyeuxdemesaccusateurscommeunêtreméprisable.Aulieudecela,jemeprotégeaiderrièreunautremasque – ce n’était plus celui de l’élève polie vivant dans une famille heureuse, mais celui dequelqu’unquiseméfiedel’autoritéetquineveutpasqu’onl’aide.IlmefitpasserdestestsdeQIetmedemandasij’entendaisdesvoix,desvoixquimepoussaientà

faire telle ou telle chose. Puis il y eut une dernière question : « Est-ce que tu penses que les gensparlentdetoi?—Jenepensepas,répondis-je,jelesais.»Lepsychiatre,quiprenaittoujoursdesnotes,eutalorsunsourirearrogantetunlégermouvementde

poignet.J’apprisparlasuitequ’ilm’avaitdécritedanssonrapportcommeunepersonnalitérevêche,récalcitranteetparanoïaque.Étant donné mon âge, les médecins décidèrent de ne pas me mettre sous médicaments ni, plus

important encore, sous électrochocs. Mon traitement consisterait en des séances de thérapiequotidiennes.Cesséancesduraientuneheure.Undestroispsychiatresquimesuivaientm’interrogeaitsurceque

jepensais et ressentais, et je répondais aussi succinctementquepossible. Je cachaismadépressionderrièreunbouclierd’indifférence.Iln’yaqu’uneseulequestionàlaquellejeneleuraijamaisdonnélaréponsequ’ilsattendaient:«Est-cequ’ilt’estarrivéd’yprendreunplaisirsexuel?»Cettequestionrevenaitsanscesse.Jepensequ’ilsétaientconvaincusquej’yavaistrouvéduplaisir

etque,sijel’admettais,jecommenceraisàallermieux.Jesavaisqu’ilsnecherchaientpasàmefairedumal;ilsavaienttoutsimplementdesidéespréconçuesetrefusaientd’accepterlavérité.Pensaient-ilsvraiment,m’étonnais-je,qu’onpouvaittrouverduplaisiràsefairefrapper,àêtreforcéedeboireduwhiskyetàendurerdetellestorturesmentales?Souvent, ils me demandaient aussi depuis quand j’étais déprimée. J’avais envie de leur crier :

«Depuiscombiendetemps,àvotreavis?»Lavérité,c’étaitquemadépressionremontaitàmessixans,quandmavieavaitétébouleversée.Maisjesavaisquecen’étaitpaslaréponsequ’ilsvoulaiententendre.Jeleurdisaisqu’elledataitdequelquessemaines.J’avaisfiniparsavoirprécisémentcequiattendaitlespatientsquelesmédecinsjugeaientdangereuxouincurables:ilsétaientplacésenmilieuferméetpouvaientdireadieuàlavraievie.Lesmursde l’ancienhospice,non loindenotreservicepsychiatrique,étaientparsemésdepetites

fenêtres tristesmunies de barreaux, et les longs couloirs du bâtiment empestaient les antiseptiques.L’imposante bâtisse était entourée de plusieurs bâtiments d’un étage où vivaient, en fonction de lagravitéde leurmaladiementale,despatients internés.On lesvoyait souventsortirenpetitsgroupespourleursexercicesquotidiens,surveilléspardesinfirmièresarméesdebâtons.À cette époque, un asile psychiatrique était une communauté isolée du monde extérieur où l’on

considéraitqu’il fallaitpourvoirà tous lesbesoinsdespatients. Ilyavaitunecantineetunmagasindans lesquels on avait le droit de se rendre. Mais à chaque fois que j’y allais, j’en revenaisbouleversée.Onauraitditlevillagedesâmesperdues:desgensdontpluspersonnenevoulaitetquiavaientétéoubliésdepuislongtemps.Lemonumentalbâtiment,situéàquelquesdizainesdemètresdelarouteprincipale,faisaitparaître

ridiculementpetitestouteslesconstructionsplusrécentesquiavaientessaimédanslevasteparc.Sesportess’ouvraientrégulièrementsurunearméedesombresquisortaitfairesapromenadeourejoignaitlacantine.Parfois,jejetaisunœilàl’intérieuretdistinguaisdeslits-cagesetdeschaisesenboissurlesquelles restaient assis ceux qui n’avaient même plus l’énergie d’aller marcher dehors. Ils sebalançaientd’avantenarrièreengémissantdoucement.La première fois que j’ai eu un aperçu de ce qu’était la vie des patients considérés comme trop

gravement atteints pour notre service psychiatrique, je me rendis compte de la chance que j’avaisd’être là où j’étais. Non seulement les lieux étaient modernes et agréables, mais nous avions latélévision et une salle de jeux ; la cuisine était accessible jour et nuit, nous étions libres de nouspréparerun théquandnous levoulionsetdeconfortables fauteuilsétaientànotredisposition. Iln’yavaitpasdebarreauxauxfenêtres,nouspouvionslireounouspromenerautantquenousvoulions.Onnenous imposaitquedeuxconditions :nouspromeneràplusieurs,parmesurede sécurité, et êtreàl’heurepournossoins.Nousn’avionspasnonplusledroitdesortirduparcsansautorisation,etcelle-cinenousétaitaccordéequesiunvisiteurnousaccompagnait.Maisnousn’étionsnullementtentésdedésobéiretd’affronterseulslemondeextérieur,carl’hôpitalétaitunendroitsûrquinouspréservaiten

outredelasolitude.Dansnotreservice,lesheuresdevisiteétaientflexibles.Onattendaitseulementdesvisiteursqu’ils

aientquittéleslieuxavantnotredernièreboissondusoir.Lessixpremiersjours,j’attendismamère,maisellenevintpas.Ladernièrepersonnequimerestaitaumondem’avait-elleoubliée?Touslessoirs,jevoyaislemarideladamerousseetleursdeuxpetitsgarçons,dontl’unétaitencore

dansseslanges.Ilsétaientrouxauxyeuxverts,commeleurmère.L’hommetenaitlamaindesafemmeet lui parlait pendant que les enfants faisaient du coloriage. La détresse dumari était palpable. Safemmerestaitassise,immobile,unpetitsourireatonesurlevisage.Ellen’ouvritpasuneseulefoislabouche.Ellen’étaitpluscapabledequittercetétatd’hébétudeoù la réalitén’avaitplusaucunsens,maisjecommençaisàmerendrecomptequemoi,j’avaisencorelechoix.Enlesregardant,jesentaispoindre en moi un peu d’optimisme. Je savais qu’il était facile de lâcher prise, de disparaître àl’intérieurdemoi-mêmejusqu’àressembleràladamerousse,maisjen’enavaisplusenvie.Laforcedelajeunesse,sansdoute,refaisaitsurface.Ledimanche,mamèrevintmevoir,lesbraschargésdefruits,delivresdepoche,demagazineset

defleurs.Jeressentisunteléland’amourquec’enétaitdouloureux.J’apprisparlasuitequel’hôpitall’avaitappeléeafindesavoirpourquoiellenevenaitpasmerendrevisite.J’étaisencoremineureetaprèsmontraitement,c’estàellequ’ilsallaientmeconfier.Mamèreavaitétécharmanteetlesavaitassurésdesonintérêtpourmoi;simplement,elleavaitdutravail.Sesresponsabilitésdegéranteneluiavaientpaslaisséletempsdevenirmevoir,maiselleavaitbiensûrprévuunevisitedèsledimanche,sonseuljourderepos.Avecunseulsalaire,ellenepouvaitpassepermettredeprendredescongés,elleétaitcertainequejecomprendraiscela.C’est une infirmière qui m’informa de cette conversation. Elle essayait d’avoir l’air aussi

compréhensivequemamères’attendaitàcequejelesois.Aveuglémentloyale,jeluiconfirmaiqu’eneffet,mamèrefaisaitdesonmieux.Jemeprécipitaiverselleen lavoyantarriver.Ellemeserradanssesbraspour lapremière fois

depuis bien longtemps. Elleme dit à quel point elle s’était fait du souci et que, pour l’instant, cetendroitétaitcequ’ilyavaitdemieuxpourmoi.Elleavaitdesprojetspournousdeux.Ilnefallaitplusque je vive chez des étrangers.C’était sûrement à cause de cette famille que j’avais craqué, ils nem’avaientpasbientraitée.Puisellemeditcequej’attendaispar-dessustout:jepourraistravaillerentant que serveuse dans son café dès que j’iraismieux et je vivrais avec elle.Elle avait repéré unemaison, m’annonça-t-elle, une jolie petite maison de gardien qu’on pourrait s’offrir avec nos deuxsalaires. Dans le café où elle travaillait, les serveuses gagnaient plus qu’elle, car l’endroit étaitfréquentépardeshommesd’affairesqui laissaientdegénéreuxpourboires, surtoutàdebelles fillescommemoi,ajouta-t-elle,avecundesesgrandssouriresquejen’avaispasvusdepuisdeslustres.C’était la première fois depuis mon enfance quemamèreme faisait un compliment. J’étais aux

anges.Nousdiscutâmes toutes lesdeuxcommecelanousarrivaitbiendesannéesauparavant. Je luiparlai de certains patients avec qui jem’étais liée d’amitié.Quand elle repartit, je lui fis un grandsignedelamainenregrettantdedevoirattendretoutunesemaineavantdelarevoir.Je restaiplusieurssemainesà l’hôpital.Le tempspassaitvite.Mêmesi les journéesn’étaientpas

très structurées, elles semblaient bien remplies.C’est là-bas qu’est née une amitié qui devait durerplusieursannées;ils’appelaitClifford.Ilavaitentenduparlerdemonpasséet,auvudesbandagessurmes poignets, savait ce que j’avais essayé de faire, comme tous les autres. C’était une relationplatoniquequinousconvenaitàtouslesdeux.Ilavaitpeu,voirepas,d’attirancepourlesfemmeset

réprimaitsesautresdésirs ;c’estàcausedecelaquesafemmel’avaitquittéetqu’ilétait tombéendépression.Ilm’avaitparlédetoutcelalorsdenospromenades;ilsentaitbienque,contrairementàsafemme,saconfessionseraitplutôtdenatureàmerassurer.Jecommençaiàsortirdemadépressiongrâceàlaprésenceconstanted’autrespersonnes,àl’amitié

deCliffordetauxvisitesdésormaisplusfréquentesdemamère.Jeretrouvaisunsensàmavie.Ilyavaitunemaisonetuntravailquim’attendaient,unevieàrecommencer.TroismoisaprèsmonadmissionàPurdysburn,mamèrevintmerechercher.

29

Quelques joursplus tard, je rencontrai lepropriétairedu café, un jeunehommequi semblait ravid’avoirengagémamèrecommegéranteetmeproposaimmédiatementdem’embaucher.Onmedonnaununiformerosepâleavecuntablierbeigeet,àmongrandsoulagement,letravailme

parutfacile.Commemamèremel’avaitdit,lespourboiresétaientgénéreux.Jepouvaisdésormaismepayerlecoiffeuretm’acheterdesvêtements,toutendonnantunepartiedecequejegagnaisàmamère.De son côté, voyant que l’argent n’était plus un problème, elle concrétisa son projet d’acheter lamaisondegardien.Ilfallaitemprunterunpeud’argent,maisavecmacontribution,iln’yauraitaucunsoucipourassumerleséchéances.Presque deux années passèrent ainsi paisiblement. On ne parlait jamais de mon père ni de ma

dépression,etmamèreetmoiétionsànouveauproches.Certainssoirs,quandnousétionslibresl’uneetl’autre,nousallionsvoirunfilmetpassionsensuitedesheuresàenfairelacritique.Monpèreetsongoûtdeswesternsn’étantpluslà,nouspouvionschoisirdesfilmsquinousplaisaientvraiment.D’autres fois, je l’attendais à la fin de son service et nous allions prendre un café et discutions

commepeuventlefairedeuxadultes.Enl’absencedemonpère,mamèreavaitapprisàappréciermacompagnieetplus les semainespassaient,plus j’enétaisenchantée. Je luimanifestaisenfin l’amourquejeluiavaistoujoursporté;laprésencenéfastedemonpère,sajalousiequandjefaisaisl’objetdelamoindreattention,toutcelanepolluaitplusmonquotidien.Commeunefleurabesoindel’énergiedu soleil pour pousser, j’avais besoin de cette liberté de montrer mon amour pour m’épanouir. Jepouvaisdésormaislefairedemultiplesmanières,etcelamerendaitsiheureusequej’étaistoutàfaitraviedepasserl’essentieldemontempslibreavecmamère.Pendant toute cette période, je recherchais très peu la compagnie d’autres personnes. Parfois je

préparaisledînerpuismettaislatable,etmonplusgrandplaisirétaitderegardermamèreapprécierlerepasquem’avaitinspirémondernierlivrederecettes.Nousaimionstouteslesdeuxlireetécouterde lamusique,maisnouspassionsaussidenombreusessoiréesdevant la télévision,uneacquisitiontouterécentequinousfascinaitencore.Commeiln’yavaitquedeuxchaînes,onsedisputaitrarementpourlechoixduprogramme.Nousnousinstallionsconfortablementdevantunbonfeu,elledanssonfauteuilpréféréetmoidanslecanapé,àcôtédeJudy.Àlafinduprogramme,j’allaisnousprépareruneinfusionetnousallionsnouscoucher.Ilm’arrivaitd’allerchinerchez lesantiquairesdeSmithfieldMarketpour lui trouverunbijouou

quelqueaccessoireoriginal.Mesamisacceptaienttoutàfaitquemamèreprenneunetelleplaceetjetenaisaussiàl’intégrerà

mavie sociale. Je voulais qu’elle passe de bonsmoments avec nous car je ressentais sa solitude ;j’avaisenviedelaprotéger.Uneseulechosemefrustrait : jenevoulaispasêtreserveuse toutemavie.Jenourrissaisdeplus

grandesambitions,passeulementpourmoimaisaussipourmamère.Jevoulaisqu’ellesoitfièredemoietilmefallaitaussiunbontravailpourêtreenmesuredeprendresoind’elle.Peu de temps avant mon seizième anniversaire, je pris une décision. J’avais renoncé à aller à

l’université,cartroisannéessanstravaillerferaientpeserunetropgrandepressionfinancièresurnos

épaules.Sansmonsalaire,mamèrenepourraitpasrembourserl’empruntpourlamaison.J’envisageaisdoncuneautre solution : en suivantdes coursde secrétariat, jepourraisobtenirun

certificatdefind’étudesàdix-huitans,grâceauquelj’auraisplusdechancesdeconvaincredefutursemployeurs.Jem’étaisdéjàrenseignéesur leprixd’uneécoleprivée.Si lepropriétaireducafémepermettaitdechercherunautretravailpendantlasaisonestivale,jepourraismettredel’argentdecôtépour payer une première année de formation. J’avais l’intuition que cela ne lui poserait aucunproblème,carBelfast regorgeaitd’étudiantesquiseraient raviesd’avoirun jobdeserveusependantlesvacancesd’été.Enprocédantdelamêmemanièrel’étésuivant,j’auraisdequoifinancermesdeuxansdeformation.Unefoismonpland’actionétabli,j’allaienparleraupropriétaire.Nonseulementilaccepta,maisilmeproposadelemettreenœuvredèslesvacancesdePâques.Il

avaitunecousineéloignéequitenaitunepension,qu’elleappelaitpompeusement«unhôtel»,surl’îledeMan.EllecherchaitdupersonnelpourlesvacancesdePâquesetilétaitprêtàmerecommanderàelle. Ilmeprévint cependant que je devaism’attendre à travailler dur : dans unpetit établissementcommeceluidesacousine,lesemployéesdevaientbiensûrservirlepetitdéjeuneretledîner,maisaussifaireleschambresetservirlethédèslepetitmatin.Lesalairen’étaitpastrèsélevémaisilyavaitdetrèsbonspourboires,etjedevraispouvoirgagner

deux fois plus que chez lui,me dit-il. Et si tout se passait bien, elleme reprendrait pour la saisonestivale.Deuxsemainesplus tard, jeprisdoncun ferrypour l’îledeManenpromettant àmamèrede lui

donnerrégulièrementdemesnouvelles.Avecseulementdeuxemployéesdansl’hôtel,letravailétaiteneffetpénible.Nousétionsdevrais

larbins. Nous nous levions à sept heures et demi, préparions le thé et montions le servir dans leschambres. Ensuite, il fallait préparer le petit déjeuner et ce n’est qu’après avoir tout débarrassé etnettoyé que nous pouvions nous asseoir pour prendre le nôtre. L’hôtel ne faisait pas demi-pension,aussi nous attendions-nous à pouvoir profiter d’un peu de temps libre à l’heure du déjeuner.Maisc’était sans compter sur les exigences de la propriétaire, une petite femme obèse dont les cheveuxteintsenblond,coiffésenarrière,formaientunétrangecasque.Il fallait frotter l’argenterie une fois par semaine, nous dit-elle d’une voix essoufflée de fumeuse

invétérée.Ellenenouslâchaitpasd’unesemelle,inquiètesansdoutequequelquechosedisparaissedesapensionouqueletravailnesoitpasfaitsinouséchappionsàsasurveillance.Quandlesvacanciersarrivaient,ellelesaccueillaitavecuncharmantsouriremaisnousdardaitde

ses yeux impatients dès que ses hôtes regardaient ailleurs.Nous n’étions jamais assez rapides pourelle. Il fallait que nous nous dépêchions de monter les bagages dans les chambres et, à peineredescendues,elleaboyaitpourqu’onpréparelethé.Uneseule fois,nouseûmes l’audacede luidemanderunepause,maisellenous réponditd’unair

grincheuxque lesclientsavaientdavantagebesoind’unrafraîchissementaprès leurvoyagequenousn’avions besoin de nous reposer. Nous étions jeunes, continua-t-elle, tandis qu’elle avait le cœurfragile.N’avions-nouspasenviequ’onnousdonnedespourboires? Intimidées,nousn’osâmesplusaborderlesujet.Je remarquais tout de même que son cœur fragile ne l’empêchait ni de fumer ni d’engloutir

d’énormes parts de pudding... À chaque fois que je l’entendais se plaindre qu’elle ne pouvait pas

porterd’objetslourds,j’avaisenviedecommenter:«...àparttoi-même!»Jouraprès jour, sonvisage rougeaudm’étaitdeplusantipathiqueet jemedemandaiscommentun

êtreaussicharmantquelepropriétaireducafédeBelfastpouvaitêtreapparentéàunteldragon.Quand un homme s’offusquait qu’on demande à une jeune fille de lui porter ses valises, elle

répondaitd’unairglacialquenousétionspayéespourcela.Dansl’escalier,unefoishorsdeportéedesonregarddefouine,lesvacanciersnoustapaientsouventsurl’épaulepournoussignifierensilencequ’ilsprenaientlerelais,etnoussoulageantgentimentdenosfardeaux.Aprèslesavoiraccompagnésjusqu’à leurchambre,nousdescendionsà lacuisine leurpréparerun théetgrimpionsànouveau lesescaliersavecnosplateauxchancelants,poursuiviespar lesgrognementsde lapropriétairequinoustrouvaitencoretroplentes.Ladevisedecethôtel,c’était«pasderépitpourlesjeunes»!Certesnousétionspayées,maisellefaisaitensortequeletauxhorairesoitleplusbaspossible.Lesoirvenu,j’étaisépuisée.Jemedemandaissij’allaisjamaisprofiterdelavienocturnedel’île,

dontonm’avait tellementparlé.Et cene fut eneffetpas le cas, encettepremière saison.Quand laplupart des vacanciers furent repartis et qu’il ne restait plus à l’hôtel que les irréductibles, lapropriétairenousaccordaunaprès-midipour fairedushopping,mais jepensequec’estuniquementparcequejeluiavaisditquejevoulaisacheteruncadeaupourmamère.Avecdesjournéesquicommençaientàseptheuresetdemietseterminaientàneufheuresetdemidu

soir,cen’étaitpasdifficiledefairedeséconomies!Àlafindelasaison,j’avaisplusd’argentquejenel’espérais;ayantbiennotéquelapropriétaireétaitprèsdesessous,c’estentouteconfiancequejeluidemandaidequitterl’hôtelquelquesjoursplustôtqueprévu.

EnmesouvenantdecesvacancesdePâques,danslesalondel’hospice,j’entendaisdansmatêtela

voixd’Antoinetteàdix-septans.«Souviens-toi,Toni,souviens-toidecequ’elleafait ;rappelle-toisonchoix.»Ilétait trop tardpour repousser le souvenirdu jouroùmaconfiance inconditionnelleenmamère

finitparsebriser.

Jevoulaisluifairelasurprise.Jenel’avaispasprévenuequej’avaisavancémonretour.Jeprisun

ferrypourBelfastenimaginantsajoiedemerevoir.Enarrivantauport, j’étaistellementimpatientequejeprisuntaxiplutôtqu’unbus.Jem’imaginaisdéjàfairelerécitdemesaventuresàl’îledeManàma mère devant une tasse de chocolat chaud. J’avais préparé quelques anecdotes savoureuses quiallaientlafairerire.Jevoyaisd’avancesonvisages’illuminerquandelledéballeraitlescadeauxquej’allaisluioffrir;enparticulier,unjupongonflantvolantéentullemauve,bordédesoie–unstyleàlamodeàuneépoqueoùl’onportaitdesjupesamples.Jen’avaisjamaisrienvud’aussijoli.J’avaisététentéedeme l’achetermais avais finalement décidéde l’offrir àmamère. J’étais impatiente de luifaireceplaisir,ellequiaimaittellementlescadeauxetlesbeauxvêtements.LesvingtkilomètresentreBelfastetLisburn,oùnoushabitions,meparurentuneéternité.En descendant du taxi, jeme dépêchai de payer la course, prismes valises et courus jusqu’à la

porte.«Jesuislà!»criai-jeenentrant.Judyseprécipitaversmoimaisjen’entendispasderéponsedemamère.Jesavaispourtantqu’ellenetravaillaitpascejour-là.Perplexe,j’ouvrislaportedusalonetdécouvrisuntableauquimecoupalittéralementlesjambes.

Monpèreétaitinstallédanslefauteuildemamère,avecunairdetriomphearrogant.Assiseàsespieds,mamèreétaitenadorationdevant lui.J’avaisoubliéceregard ;cefameuxregardqu’elle luilançaitsisouvent,dansnotrevied’avant,etdontellenem’avaitjamaisgratifiée.Enunefractiondeseconde,jesusquej’avaisperdu.C’étaitluiqu’ellevoulait,c’étaitluilecentredesonunivers;moi,jeluiavaisseulementtenucompagnieenattendantqu’ilrevienne.Jefusprised’unsentimentdedégoûtmâtinédetrahison.J’avaiscruenmamère,jeluiavaisdonné

toutemaconfiance,etlaréalitéétaitlàdevantmoi.Dansunétatsemi-comateux,jerefusaid’entendrelesmotsqu’ellecommençaitàprononcer.« Papa a été libéré pour le week-end. Il repart demain. Je ne t’attendais pas, sinon je t’aurais

prévenue.»Elledonnacesexplicationssurletonréjouidequelqu’unquivousannonceunebonnenouvelleet

veutvouslafairepartager.Saforcedepersuasionm’intimaitsilencieusementl’ordredemejoindreàeuxpourrecommencernotrebonvieuxjeudela«familleheureuse».Ellecontinuadeparler;savoixguillerettenevacilla jamaisetsonsourirerestaitaccrochéàsonvisage.Onauraitditquemonpèrerevenait d’un long déplacement professionnel – et d’une certaine manière, c’était le cas. C’étaitcertainementcequ’elleavaitracontéauxvoisins.C’étaitpourça,réalisai-je,qu’elleluiavaitinterditdeluiécrire:ellenevoulaitpasquedeslettresportantlecachetdelaprisonnousparviennent.J’avaisespéré qu’elle avait finalement décidé de tirer un trait sur son mari. Mais je comprenais tout,maintenant.C’étaitaussipourcelaqu’elleavaitchoisiBelfastetpasl’Angleterre:ellel’attendait.J’avais enviedem’enfuir ; laprésencedemonpèrem’était insupportable et lavoixdemamère

devenait un bruit monstrueux que je ne pouvais plus tolérer. Je pris ma valise et montai dans machambre.Jedéfis lentementmesaffairesetenfouis le juponen tulle,que j’avaischoisiavec tantdesoin, toutau fonddemonarmoire. Jamais ilne futporté,car jamais jene le luioffrisninepusmerésoudreàconsidérerqu’ilm’appartenait.Le lendemainmatin, j’entendismamère fredonner lesmélodies sur lesquelleselleavait autrefois

dansé avecmon père. Je pris la laisse de Judy et sortis en silence avecma petite chienne.Àmonretour,monpèreétaitdéjàreparti. Ilpourraitpurger la findesapeineavec l’assurancequ’unfoyerl’attendaitàsasortiedeprison.Cefutledébutdunouveaujeuauquelmamèremeconvia:«QuandPaparentrera.»

30

Je savais qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à passer à l’hospice. Ma mère dépendaitdésormaisentièrementdemoi.Ellenepouvaitplusavalerlamoindrenourrituresolideetn’ingurgitaitqueduliquidequ’ilfallaitluidonneràlapetitecuillère.Se pencher ainsi sur quelqu’un pour le nourrir à la cuillère, quelqu’un de si faible qu’il n’est

quasimentplusenmesured’avaler,c’estàvoustuerledos.Jelefaisaistroisfoisparjour.L’amourétaiteneffetunehabitudedifficileàperdre,commel’avaitdit lepasteur.J’étais tristequemamères’enaille, j’avaisenviedepleurersur toutescesannéesgâchées, jenevoulaispasqu’ellequittecemonde,maisjesouhaitaisaussiquesessouffrancescessent.Ellenepouvaitplusparler.Malgrétousleseffortsquicrispaientsonvisage,aucunmotnesortaitplusdesabouche.Jeluitenaislamainenluidisantquecen’étaitpasgrave;quenousn’avionsplusbesoindenousparler.Jeluidisquejel’aimais,neprenantencelaaucunrisquepuisqu’ellen’étaitplusenmesuredeme

demanderpardon.J’avaisrepoussétrèsloindansmonespritl’idéequ’elleaitpunejamaisenavoirenvie.Maintenantqu’elleenétaitréduiteausilence,jen’avaisplusàcraindreladouleurd’unespoirdéçu.Elle s’apprêtait à passer sa dernière nuit dans cette chambre. Le lendemain, on devait l’installer

dansunepièceoùelleseraitseule.C’étaitbouleversantdelavoirsimarquéeetamaigrieparlecanceret pourtant encore à ce point accrochée à la vie. Ses os complètement décharnés transperçaient sapeau ; pour protéger ses articulations, on les avait recouvertes d’épais pansements. On avait aussiplacéunestructureenacierau-dessusdesesjambespourquelesdrapsnelestouchentpas.Lesimplefrottementdutissusursapeaurisquaitdecréeruneplaiesanglante.Aumomentoù jem’étiraispoursoulagermonmaldedos, j’entendisunsonque jereconnuspour

l’avoir déjà entendu à l’hospice. Ce râle qui précède lamort venait du lit d’en face.Mamèremeregardad’unaireffrayé:ensoinspalliatifs,personnen’aimequ’onluirappelleàquelpointilestprèsdesaproprefin.Mêmesilespatientsprientsouventpourêtrelibérésdeleurssouffrances,c’estlafindeladouleurqu’ilsespèrent,paslafindeleurvie.Je caressai lamain demamère et allai chercher une infirmière qui se dépêcha, une fois dans la

chambre,detirer lerideauautourdulit.Songestemeconfirma,puisquelerâles’était tu,queMaryétaitmorte.Encontinuantdenourrirmamèreàlacuillère,jepensaisàcettefemme.Elleoccupaitlelitenface

deceluidemamèredepuismonarrivée.C’était une femme joyeuseet appréciée, à en jugerpar lenombredepersonnesquiétaientvenueslavoir.Elleaimaitlamusiqueclassiqueetavaitcroquélavieàpleinesdents.Ellem’avaitmontrédesphotosdesafamille,levisagerayonnant,etellegloussaitenmeracontantsescherssouvenirsdesonmari,mortdepuisplusieursannées.J’étaisheureusepourellequ’ellesoitpartiesivite,avantdedevenirl’esclaved’unbesoinpermanentdemorphine.La voisine de lit de Mary, qui était arrivée le jour même, se précipita dans la salle de bains,

manifestementbouleversée. Jecontinuaisàverserdoucementdans labouchedemamèreun liquidedontellenevoulaitplus.Lapatienteressortitsansunmotetretournadanssonlit.Jel’entendisémettreun long soupir, puis plus rien. En quelques secondes, elle avait cessé de vivre. J’étais là et je ne

connaissaismêmepassonnom.J’apprisparlasuitequ’elles’appelaitMaryelleaussi.Je sonnai l’infirmière. Elleme lança un regard interrogateur en entrant dans la chambre. Tout en

continuantdedonnersonbouillonàmamère, jefisunsignedetêteendirectiondulitnumérotrois.Encoreunefois,elletiralerideau.Unsilenceangoissantpesaitmaintenantdanslachambre:àpartmamère,ilnerestaitplusqu’unevieilledameenvieetd’aprèscequej’apercevaisducoindel’œil,elleétaitloind’avoirbonnemine.Ellem’appela.Jeposailacuillèreetm’approchaid’elle.D’unevoixchevrotante,ellemeditqu’ellenesouhaitaitpasresterdanscettechambre.Jel’aidaià

sortir de son lit et lui passai lentement sa robe de chambre. Un bras autour de sa taille, jel’accompagnai jusqu’au salon réservéauxpatients et allumai la télévision.Puis je retournaidans lachambre où reposaient les corps de deux vieilles dames, près d’une troisième qui n’avait plus quequelquesheuresàvivre.Épuisée, je reculaiduchevetdemamèreetme rendis soudaincompteque jem’appuyais sur les

piedsdeMary.Lasituation l’auraitcertainementamuséesielleavaitpuvoirça,medis-je,mais jen’avais pas le cœur à sourire. Plusieurs infirmières vinrent s’affairer autour de ma mère. J’allaichercherlademi-bouteilledesherryquej’avaisrangéedanssonarmoire.Plusjamaisnousneboirionsensembleundernierverreavantdenouscoucher.Jem’éclipsaidanslesalondesvisiteursetbusàlabouteille,sansmêmeprendreletempsdechercherunverre.J’allumaiunecigaretteetpassaiuncoupdetéléphoneenAngleterre.J’avaisbesoind’entendreune

voixquinesoitpascelled’unmourantnidequelqu’unquiavaitquoiquecesoitàvoiravectoutça.«Onfaitunesoirée»,ditlavoixvenued’unmondequej’avaisquittédepuisplusieurssemaines;un

mondequimeparaissaitdésormaisàdesannées-lumière.«Qu’est-cequetufais?»« Je suis assise à côté de deux cadavres et de ma mère », eus-je envie de répliquer, mais je

répondis:«Jeboisunverre.»Laconversations’arrêtalàetjereprisunebonnegorgéedesherry.Le lendemain,mamèrefut transféréedansunechambrevoisineetpendantdeux jours, jequittaià

peine son chevet. Ellemourut la troisième nuit. En début de soirée, alors que je faisais une courtepausedanslesalon,oùjem’étaisassoupie,l’infirmièredenuitvintversmoi.Jesuscequisepassaitsansavoirbesoindeledemander.«Elleestentraindemourir,Toni»,m’annonça-t-elle,unemainsurmonépaule.Jemelevaidema

chaiseetlasuivisdanslachambredemamère.Elleétaitimmobileetrespiraitfaiblement,lesyeuxclos.Sespaupièresnebougèrentpasquandje

luiprislamain.Sesdoigtsétaientdevenusbleus.«Est-cequ’ellem’entend?demandai-je.—Nouspensonsquel’ouïeestlederniersensàdisparaître,réponditl’infirmière.Nevousinquiétez

pas,Toni,jevaisresteravecvoussivouslesouhaitez.»Jepartistéléphoneràmonpère.Commeilnerépondaitpas,j’appelailesecondnuméroquej’avais

pourlejoindre,celuiduBritishLegionClub.«Mamère est en train demourir ; elle vamourir cette nuit », parvins-je à lui annoncer, avant

d’ajouter,parégardpourelle:«Tupeuxvenir?—Jeneconduispaslanuit,tulesaistrèsbien»,répondit-ild’unevoixdéjàbrouilléeparl’alcool.

Jepouvaisentendredesriresetdelamusiquederrièrelui.N’encroyantpasmesoreilles,jeluirépétaiqu’elleétaitentraindemourir.Jeluidisqu’elleauraitvouluqu’ilsoitàsescôtés,qu’iln’avaitqu’à

prendreuntaxi,carellenepasseraitpaslanuit.Ilmerétorquaavecletondéfinitifquejeluiconnaissais:«Ehbien,tueslà,non?Qu’est-cequeje

peuxfaire?»Totalementabasourdie,j’avaisenviedeluihurler:«Êtrelà,espècedeconnardégoïste,êtrelàtout

simplement!Luidireaurevoir,lalaissers’enalleraveclaconvictionquetul’asaiméeetqu’elleaeuraisondetoutsacrifierpourtoi!»Aulieudecela,jeraccrochailecombinésansunmotetretournaiprèsdemamère.«Papaarrive»,luidis-jetoutenfaisantsigneducontraireàl’infirmière,etjeluiprislamain.Detempsentemps,ellearrêtaitderespireretàchaquefois,jesentaiscemélangedeterreuretde

soulagement que l’on éprouve quand on veille un mourant. Sa respiration s’interrompait quelquessecondespuisrepartaitdansunlégerrâle.Ellevivaitsesdernièresheures.Commel’infirmièrem’avaitditqu’elleentendaitpeut-êtreencore, je luiparlaidesbonsmoments

quenousavionspassésensemble;jeluiracontaitoutcequimetraversaitl’espritetdontj’imaginaisqu’elleen sourirait, si elleétait consciente. Jevoulaisque lesderniersmotsqu’ellepouvait encoreentendre lui évoquent des instants de bonheur. Je voulais qu’elle puisse emporter ces dernierssouvenirsavecelle.Ellepassadoncsadernièrenuitsansmonpère,l’hommequ’elleavait tantaimépendantundemi-

siècle, mais entourée d’une infirmière et de sa fille qu’elle avait rejetée si souvent. Je me disaisqu’elleétaitbienseulepourlegranddépart.Cettenuit-là,jemaudismonpèreensilence.C’étaitsonultimepéché,pensai-je,etjepriaipourque

mamèrenereprennepasconscienceetneserendepascomptedesonabsence.Qu’onlalaissemouriravecsonrêveintact.Elles’éteignitpeuavantl’aube;sagorgegargouillalégèrementpuisémitunrâle.Jeluitenaislamainquandellerenditsonderniersoupir,dansunpetitgémissement.C’étaitterminé.Jesentis lefantômed’Antoinette tressaillirenmoi.J’espéraisqu’ilpourraitdésormaisreposeren

paix.Messouvenirss’évanouirentet,àmoitiéendormie,jeréalisaiquej’étaistoujoursassiseprèsdulit

demamère.J’avaisfaim;jesentaispresquelefumetunpeuâpred’unepizzaqu’onsortdufour.Jevoyais nettement, commedansunehallucination, le fromage fondant et le salami, une table jolimentdresséeetunebouteilledevin.Vapourunsandwichauthon,medis-jeenallantmechercheruncafé.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,jeréfléchisalorsdemanièreobjectiveàmarelationavec

mesparents.Pourquoin’avais-jepascoupélespontsbiendesannéesplustôt?J’étaisincapablederépondreàcettequestion.Peut-être,comme je l’avaisditaupasteur,avais-jeeubesoind’entretenirl’illusiond’avoirunefamille,commetoutlemonde.Est-cequemavieauraitétédifférente,est-cequej’auraissuivilesmêmescheminssij’avaiseulecouragedepartir?Monamourpourmamèreavait-ilétéuneforceouunefaiblesse?Est-cequ’Antoinetteauraitcontinuédemehanter?Jerepensaiàuneimagequej’avaisdonnéeàunepsychiatrequim’avaitposécegenredequestionenthérapie.«Vouspouvezconstruireunemaison,bienpeindrelesmursetsoignerladécorationintérieure.Vous

pouvezenfaireunsymbolederéussite,commejel’aifaitavecmonappartementdeLondres,oubienunhavredebonheur.Maissivousn’avezpasprissoindelabâtirsurunterrainstableetd’édifierdesolides fondations, au fil des années, vous verrez des fissures. Si aucune tempête ne vientmenacervotremaison,ellepourradurerdesannées,maissilesconditionsmétéovoussontdéfavorables,s’ilyatropdepression,elles’effondrera,parcequecen’estriend’autrequ’unemaisonmalconstruite.

«Avecunbeauvernis,personneneserendracomptequ’elleestmalconçue;uncoupdepeinture,de beaux rideaux luxueux, et personne ne remarquera qu’elle est construite sur de mauvaisesfondations,saufunexpert...ouvous,luiavais-jeditavecunsourireironique,silamaisonenquestionestunêtrehumain.»C’étaitmonsecret,medis-je,maisaussilaréponseàmesquestions.Sijen’avaispasvécucettevie

d’adulte, jen’aurais toutsimplementpassurvécu.Jeconnaissaismeslimiteset j’avaisessayé,peut-êtrepastoujoursavecsuccès,denepaslesdépasser.

Épilogue

Danslespetitesvilles irlandaisescommeLarne,onrespecteencorelesanciensrituelsfunéraires.Cesontleshommesquisuiventlecercueil,vêtusdecostumessombresavecunbandeaudecrêpenoirautour du bras et d’une chemise blanche barrée d’une cravate noire. C’est un convoi entièrementmasculinquiaccompagnelemortet luirendleshonneurspoursonderniervoyage.Lepasteuret lesfemmeslessuiventenvoiture.Lesfemmesvontjusqu’àl’entréeducimetière,puisfontdemi-tourpourallerpréparerlebuffetquiseraserviquandleshommesrentreront.Aucunefemmenejetteunepoignéede terre sur le cercueil, aucune femme ne le voit descendre en terre. Elles ne viennent faire leursadieuxaumortquelelendemain,surunetombefleurie.J’enfilai monmanteau, prête à affronter le vent – mamère est morte fin octobre –, et sortis du

funérariumoùlecorpsdemamèreavaitétéexposépendantlacérémoniereligieuse.Sonvisageétaitpaisible;commeelledésormais,espérais-je.Jeparcourusl’assembléeduregard.Ilyavaitlàdesamisquim’avaientépauléeetavaientprissoin

demamère;etjevismonpèreetsescomparses.Lesquelsd’entreeux,medemandais-je,buvaientunverreaveclui lorsdemadernièrenuità l’hospice?Ceshommesquivenaientsoutenirenpublic leveuféplorésavaienttrèsbienqu’elleétaitmortesanslui.Etc’étaienteuxquiallaientporteretsuivrelecercueildemamèreensignederespect...Faisantfidelavoiturequim’attendaitpouralleraucimetière,jemedirigeaiverseuxetm’arrêtai

devantmonpère.Aveclamortdemamère,lesdernièrestracesdufantômedemonenfances’étaientévanouies. Il n’y avait plus que lui etmoi. En le regardant droit dans les yeux, je ne sentis pas lamoindre réminiscencedemespeurs depetite fille. Il avait un sourire piteux. « Ils peuventmarcherderrièremoi»,luidis-jeendésignantceuxquil’entouraient.Àpartirdecemoment-là, il se tintàdistancecar ilavaitcomprisqu’ilavait finalementperdu le

contrôleetquetoutesympathieentrenousétaitmorteàl’hospice.Sansdireunmot,ilpritplaceparmiles porteurs. Ils soulevèrent le cercueil, le posèrent sur leurs épaules et entamèrent leur lenteprocession.Jeredressailesépaules,commejelefaisaisquandj’étaisenfant,etsuivislecorpsdemamère,latêtedroite,devançantlecortègedeshommes.Cefutmamainetnoncelledemonpèrequijetadelaterresurlecercueil.J’étaislaseulefemme

autourdesatombepourluidireadieu.Puisjepartis,seule,rejoindrelavoiturequim’attendait.Lelendemain,jeretournaienAngleterre,danscemondequej’avaismisentreparenthèses.Jesavais

qu’Antoinette,lefantômedemonenfance,avaitenfintrouvélerepos.

Remerciements

UnmercitoutspécialàAlison,GerryetGary,quim’onttellementapporté.UngrandmerciàBarbaraLevy,monagent,poursapatienceetsesexcellentsplatschinois.Et merci àMavis Cheek pour ses livres pleins d’humour et d’esprit, qui m’ont tenu compagnie

pendanttoutescesnuitspasséesauchevetdemamère.

Traduitdel’anglaisparAnneBleuzenTitreoriginal:

DON’TTELLMUMMYPubliéparHarperElement,2006.

©ToniMaguire,2006.©LibrairieGénéraleFrançaise,pour

l’adaptationfrançaise.

978-2-253-16332-9–1republicationLGF