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ANDRÉ CAMPRA ET LA CANTATE FRANÇAISE Jérôme DORIVAL 1993 AUX ORIGINES DE LA CANTATE La cantate française, qui apparaît vers 1700, est immédiatement saluée comme une nouveauté remarquable, par tous les observateurs avisés. Pourtant, à y regar- der de plus près, on peut se demander en quoi elle est si nouvelle. En effet, on remarque qu’un compositeur au moins en avait écrit, une vingtaine d’années plus tôt : il s’agit de Charpentier avec Orphée descendant aux enfers (H. 471, 1683), et puis, surtout, on sait bien que la mise en musique de textes poétiques en fran- çais est une tradition. Qu’on se rappelle, pour le seul XVII e siècle, le magnifique répertoire de l’air de Cour, suivi à la fin du siècle par le développement impor- tant des airs sérieux et à boire publiés en grand nombre par l’éditeur Ballard. D’ailleurs, en examinant de plus près ce genre de recueil, souvent collectif, on perçoit justement un désir latent de rompre la forme trop rigide de ce genre de textes poétiques, et de juxtaposer des métriques différentes ; aussi, très souvent trouvera-t-on des airs sérieux alternant avec des récits : mais il s’agit encore de textes hétérogènes. Le pas sera donc franchi par la cantate. L’INFLUENCE ITALIENNE EN FRANCE Il est frappant de constater que plusieurs bibliothèques françaises (pas seulement parisiennes) sont riches en manuscrits italiens de cette époque, ce qui fournit des indices sur la pénétration de la musique italienne. On a beaucoup insisté, en effet, sur le rôle de Lully à la Cour de Louis XIV, et sur la fermeture alors imposée par lui au style ultramontain. Certes, mais cela ne doit pas nous faire omettre les signes et les traces de l’intérêt de nombreux auditeurs pour la musique italienne. Le roi lui-même a gardé des chanteurs ultramontains et entend volontiers les virtuosi de passage. Certains compositeurs ont fait ou feront le voyage d’Italie, comme Charpentier, Bernier, Montéclair, Bouvard ou Leclair. Quelques Italiens sont installés ou font un passage en France en cette fin XVII e -début XVIII e : Lorenzani, Battistin (J.-B. Stück), Guido. Notons aussi que plus d’un compositeur français (Clérambault, Brossard) pos- sède des partitions italiennes, qu’il connaît bien, annote, etc., et, à propos de Bononcini, l’abbé Raguenet dit que “nous avons de lui à Paris plus de 200 cantates et des opéras entiers”. Il ajoute que “tous les maîtres de France le citent comme un modèle pour le gracieux, et que c’est le seul Italien qu’ils citent en ce genre”.

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  • ANDRÉ CAMPRA ET LA CANTATE FRANÇAISE

    Jérôme DORIVAL1993

    AUX ORIGINES DE LA CANTATE

    La cantate française, qui apparaît vers 1700, est immédiatement saluée commeune nouveauté remarquable, par tous les observateurs avisés. Pourtant, à y regar-der de plus près, on peut se demander en quoi elle est si nouvelle. En effet, onremarque qu’un compositeur au moins en avait écrit, une vingtaine d’annéesplus tôt : il s’agit de Charpentier avec Orphée descendant aux enfers (H. 471, 1683),et puis, surtout, on sait bien que la mise en musique de textes poétiques en fran-çais est une tradition. Qu’on se rappelle, pour le seul XVIIe siècle, le magnifiquerépertoire de l’air de Cour, suivi à la fin du siècle par le développement impor-tant des airs sérieux et à boire publiés en grand nombre par l’éditeur Ballard.D’ailleurs, en examinant de plus près ce genre de recueil, souvent collectif, onperçoit justement un désir latent de rompre la forme trop rigide de ce genre detextes poétiques, et de juxtaposer des mé tri ques différentes ; aussi, très souventtrouvera-t-on des airs sérieux alternant avec des récits : mais il s’agit encore detextes hétérogènes. Le pas sera donc franchi par la cantate.

    L’INFLUENCE ITALIENNE EN FRANCE

    Il est frappant de constater que plusieurs bibliothèques françaises (pas seulementparisiennes) sont riches en manuscrits italiens de cette époque, ce qui fournit desindices sur la pénétration de la musique italienne. On a beaucoup insisté, en effet, surle rôle de Lully à la Cour de Louis XIV, et sur la fermeture alors imposée par lui austyle ultramontain. Certes, mais cela ne doit pas nous faire omettre les signes et lestraces de l’intérêt de nombreux auditeurs pour la musique italienne. Le roi lui-mêmea gardé des chanteurs ultramontains et entend volontiers les virtuosi de passage.Certains compositeurs ont fait ou feront le voyage d’Italie, comme Charpentier,Bernier, Montéclair, Bouvard ou Leclair. Quelques Italiens sont installés ou font unpassage en France en cette fin XVIIe-dé but XVIIIe : Lorenzani, Battistin (J.-B. Stück),Guido. Notons aussi que plus d’un compositeur français (Clérambault, Brossard) pos-sède des partitions italiennes, qu’il connaît bien, annote, etc., et, à propos deBononcini, l’abbé Raguenet dit que “nous avons de lui à Paris plus de 200 cantates etdes opéras entiers”. Il ajoute que “tous les maîtres de France le citent comme unmodèle pour le gracieux, et que c’est le seul Italien qu’ils citent en ce genre”.

  • — “Ce fut vers les commencemens de Destouches, c’est à dire après la paix deSavoye faite en 1697 que les Italiens ayant plus de liberté de venir dans nos can-tons y appor tèrent leur goût, avec leurs sonates et leurs cantates, qui insensible-ment donnèrent un nouveau ton à notre mu sique… Le goût de la musique ita-lienne ne prit en France que peu à peu… Mais Bernier, Morin et ceux qui les ontsuivis ont un peu plus donné dans le goût italien ; ce qui n’a point empêché qu’ilsn’ayent aussi mérité les suffrages du public, parce qu’ils ont su adapter à lamusique Françoise ce que l’Italienne avoit de bon” (Dom Caffiaux, Histoire de lamusique, F-Pn / ms fr 22536-22538, f. 193).

    Il existe en outre d’importants foyers de diffusion de la musique italienne commeles collèges de Jésuites, des concerts privés comme celui de l’abbé Matthieu. Plustard, nombre d’académies de province feront connaître cette musique.

    Or, si ce bref tableau de l’influence musicale italienne en France nous importe,c’est parce que, incontestablement, la cantate française a pris modèle de la can-tate italienne, beaucoup plus ancienne (on en trouve dès 1620). D’autre part, lesuccès qu’elle va connaître, aussi soudain qu’irrésistible, s’explique aussi par lamême raison : le désir d’échapper au monde lulliste, à la grandeur versaillaise etc’est le style italien qui semble alors en fournir l’antidote essentiel.

    LE CAFÉ LAURENT

    — “Il y avait alors dans Paris un café fameux où s’assemblait plusieurs amateurs desbelles-lettres, des philosophes, des musiciens, des peintres, des poètes.M. de Fontenelle y venoit quelquefois, M. de La Motte, M. Saurin fameux géo-mètre, M. Danchet poète assez méprisé, mais d’ailleurs homme de lettres et hon-nête homme…On y discute du mérite des derniers opéras, on en critique laconception et la versification, et tout ce que Paris compte comme jeunes poètesviennent y déclamer leurs œuvres : Houdar de La Motte, Crébillon, La Faye,Saurin, La Fare, Chaulieu, Danchet, Boindin, Autreau… enfin plusieurs artistess’y rendoient tous les jours, là on examinoit avec beaucoup de séverité, et quel-quefois avec des railleries fort amères tous les ouvrages nouveaux… c’était uneécole d’esprit dans laquelle il y avait un peu de licence” (manuscrit anonyme pou-vant être attribué à Voltaire, F-Pn / ms na fr 23808).

    Les discussions musicales sont vives. L’abbé Raguenet et Campra sont pré-sents, et l’on peut facilement imaginer le premier lisant au second son Parallèledes Italiens et des François en ce qui regarde la musique et les opéras (publié en 1702).C’est dans le cadre de ces discussions qu’il faudra d’ailleurs placer la préface duPremier Livre de cantates françoises (1708) de Campra.

    JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

    Le poète Jean-Baptiste Rousseau fréquentait assidûment ce cercle, et c’estsûrement en réponse à ses propres échecs scéniques (Jason ou la Toison d’or, surla musique de Colasse, et Vénus et Adonis, sur celle de Desmarest) qu’il créa ce

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  • nouveau genre de la cantate française, plus approprié à son style. Ce poète, quetout le XVIIIe siècle célébra comme “le Grand Rousseau”, “le premier chantre dumonde”, etc., paraissait être le seul vrai continuateur de la versification classiquede Corneille et Racine, ce qui lui valut quelques jalousies féroces comme cellesde Houdar de La Motte et Voltaire 1. Ayant occupé divers emplois auprès dumaréchal de Tallard, de l’évêque de Viviers et du baron de Breteuil, Rousseau,vers 1700, entra au ser vice de M. Rouillé du Coudray. Celui-ci “avait une mai-tresse nommée Mlle de Louvencour qui avait une très jolie voix et qui mêmequelquefois composait les paroles de ses chansons. Rousseau apprit un peu demusique pour leur plaire et composa aussy les paroles des cantates que BernierMaitre de la Sainte-Chapelle mit en musique, et ce sont les premières cantatesque nous ayons eu en françois, il en retoucha depuis, il y en a de très belles. C’estun genre nouveau dont nous lui avons obligation.”

    Si certains points chronologiques restent obscurs, l’inten tion de Rousseau estclaire : il vise à créer un genre poétique nouveau, capable de qualité littéraire,même s’il est expressément destiné à être mis en musique. Or, on n’ignore pasque pour les artistes de l’Ancien Régime, la notion de hiérarchie des genres estforte et que les genres musicaux (notamment la tragédie lyrique) sont considé-rés comme inférieurs dans l’ordre littéraire, ce qui donne du poids à cettevolonté de Rousseau. Les chroniqueurs de l’époque comme Titon du Tillet etBurbon de La Busbaquerie lui reconnaissent ce rôle créateur :

    — “Les Italiens lui ont donné l’idée de la cantate, mais quelle différence entre unecantate italienne et une cantate française ! Dans l’une, il n’y a ni jugement, niesprit, ni sel : ce n’est qu’un assemblage de mots harmonieux. L’autre est un petitpoème régulier, aussi agréable à la lecture que le meilleur opéra est fade etennuyeux, où le musicien peut employer toutes les ressources de son art, et réunirle grave, le touchant et le vif par le récitatif, les airs et les ariettes” (Burbon deLa Busbaquerie, Jugement sur quelques ouvrages nouveaux, Avignon, P. Girou, 1744).

    Rousseau lui-même s’en explique en des termes qui le rangent incontestable-ment dans le camp des anciens opposés aux modernes (Boileau le considéraitd’ailleurs comme son héritier spirituel) :

    — “J’avais entendu parler de ces cantates italiennes, et cela me donna envie d’es-sayer si on ne pourrait point, à l’imitation des Grecs, réconcilier l’Ode avec leChant. Mais comme je n’avois point d’autre modèle que les Italiens, à qui il arrivesouvent, aussi bien qu’à nous autres Français, de sacrifier la raison à la commoditédes musiciens, je m’apercus, après en avoir fait quelques-unes, que je perdais ducôté des vers ce que je gagnais du côté de la musique… C’est ce qui me fit venir

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    1. Certaines de ces jalousies seront à l’origine du retentissant procès de 1712 qui le condamna aubannissement à vie (au moment même où le camp du duc d’Orléans est si mal vu de la Cour, cequi accrédite la thèse que Rousseau ait pu faire partie de ce camp).

  • la pensée de donner une forme à ces petits poëmes, en les renfermant dans uneallégorie exacte, dont les récits fissent le corps, et les airs chantants l’âme ou l’ap-plication. Je choisis parmi les fables anciennes celles que je crus le plus propres àmon dessein, car toute histoire fabuleuse n’est pas propre à être allégoriée, et cettemanière me réussit assez pour donner envie à plusieurs auteurs de travailler sur lemême plan” (Œuvres diverses du Sieur R..., Soleure, U. Heuberger, 1712 et / oumanuscrit n.s. F-Pn / ms fr 15035 f. 10v).

    Voilà donc les imitateurs qui se mettent à l’ouvrage : La Motte, Danchet, Roy,Navarre, Louvencourt, etc., mais, hélas pas toujours avec le même bonheur. Laprimauté stylistique est soulignée par la Grande Encyclopédie de Diderot etd’Alembert : “Rousseau a fait les premières cantates françaises ; et dans presquetoutes on voit le feu poëtique dont ce génie rare était animé…”

    PHILIPPE, DUC D’ORLÉANS

    Le centre de gravité artistique français s’est déplacé, nous l’avons vu, deVersailles à Paris. La Cour, sous l’influence de Mme de Maintenon, est devenueennuyeuse, et depuis la disparition de toute la grande génération classique, lacréation artistique l’a désertée, du moins dans le domaine profane. On perçoitalors l’émergence d’un contre-modèle artistique, et sans doute également poli-tique, dans l’entourage de Philippe, duc de Chartres, fils de Philippe d’Orléans(frère de Louis XIV), qui devient duc d’Orléans à la mort de son père en 1701.Ce prince, que beaucoup d’his toriens présentent comme le plus intelligent desBourbons, manifestait des dons variés : l’art militaire (au point que le roi, avec saméfiance coutumière, lui retira ses commandements après ses premiers succès),les lettres (qu’il pro tège), la musique et la gravure (qu’il pratique), sans parler dela politique qu’il aura l’occasion d’exercer au plus haut niveau lorsqu’il seradevenu Régent de France (1715), et même l’alchimie ! Il est pourtant très diffi-cile de donner des détails précis sur cette “contre-cour”, soit par goût du secret,indubitable chez Philippe d’Orléans, soit à cause d’un véritable ostracisme dontil est l’objet de la part du monde officiel (le roi, le Grand Dauphin, le duc deBourgogne, les bâtards du roi, Mme de Maintenon). Cependant, lorsqu’on réunitles éléments disparates, on constate ceci : que Philippe d’Orléans s’intéressevivement à l’Italie, et pas seulement parce qu’il y fait une campagne militaire en1706 (qui tourne mal à cause de la collaboration du maréchal de Marsin queLouis XIV lui a imposée), que tous les musiciens de son entourage sont attiréspar cette musique italienne et surtout qu’ils sont tous à l’origine de la cantate :Charpentier, Morin, Bernier, Battistin, Guido, C.-H. Gervais et, bien sûr,Campra. On connaît d’autre part trois cantates françaises composées par desItaliens ou italianisants vers la même époque : L’Infidélité de Mancini, Philomèlede Fiocco et surtout Sans y penser de Haendel qui n’est pas, comme on l’a long-temps cru, une collection d’airs français, mais qui pourrait bien être une cantate.

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  • Cette dernière œuvre date de 1706-1707, et fut composée en Italie, précisémentà l’époque où le futur Régent y séjournait. La coïncidence est d’autant plus trou-blante que le duc d’Orléans a lui-même composé quatre cantates, (malheureu-sement perdues), ce qui montre son goût pour ce genre. Avait-il entrepris de pas-ser des commandes à quelques-uns des musiciens les plus en vue de lapénin sule, afin d’imposer un genre nouveau en France ? Il faudrait pour celapouvoir examiner ses relations avec le cardinal Ottoboni, protecteur des intérêtsfrançais en Italie, pour lequel Haendel écrivit des œuvres (Caldara et Bernierauraient pu servir d’intermédiaires).

    Le duc d’Orléans, en tout cas, a certainement passé des commandes à Battistinet Guido, voire Morin, Bernier, Gervais ou Campra, qui sont ses musiciens atti-trés ; mais nous n’avons rien pu établir formellement dans le cas de Mancini,Fiocco et Haendel. On s’étonnera encore une fois de retrouver le thème dePhilomèle chez Fiocco, quand on sait que le duc est réputé avoir composé un opéra(perdu) sur ce sujet, en collaboration avec Charpentier, et que J.-B. Morin etBattistin ont aussi composé une cantate sur ce thème 2. D’autre part, commentont pu avoir lieu les contacts entre le duc et J.-B. Rousseau ? Sans doute par l’in-termédiaire de l’abbé Dubois (futur premier ministre du Régent) que Rousseaua bien connu à Londres (1698-1700), lorsque tous les deux accompagnaient lemaréchal de Tallard en ambassade dans cette ville, ou bien encore par l’intermé-diaire de son ami, le poète Lafosse (l’auteur d’Ariane abandonnée dans l’île deNaxos, cantate que Couperin a mise en musique), qui avait dédié au ducd’Orléans sa Traduction nouvelle des Odes d’Anacréon, ou encore par son ami le mar-quis de La Fare (lui aussi poète), capitaine des gardes du duc. D’ailleurs, en 1707,le duc joue lui-même à la Cour une comédie de Rousseau, La Ceinture magique. Ilest certain que le Régent tenait en grande estime notre poète, puisqu’il déclaraun jour à des courtisans qui lui vantaient les mérites d’Antoine Houdar deLa Motte “il faut convenir que nous n’avons de véritable poète que Rousseau”.

    Il convient d’ajouter qu’au début des années 1700 Philippe d’Orléans n’est pasle seul prince à remettre en cause le modèle culturel versaillais, et qu’on sent unesprit tout aussi frondeur chez ses cousins Condé et Conti, et même chez laduchesse du Maine qui entraîne son mari dans les folles dépenses des Nuits deSceaux (où l’on jouera de nombreuses cantates).

    LES PREMIÈRES CANTATES

    Ayant probablement circulé sous forme manuscrite dès 1701 ou 1702, les pre-mières cantates françaises sont publiées quelques années après, et de nombreux

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    2. Il serait possible que le duc ait organisé une sorte de concours entre tous ces musiciens sur Philomèle.

  • Livres de cantates (en général de six œuvres chacun) voient le jour : quatre deBernier (1703 ou 1706), un de Morin et un de Battistin (1706), et le Second Livrede Morin en 1707. L’année suivante voit paraître cinq nouveaux recueils, deBattistin, Bourgeois, Brunet de Molan, É. Jacquet de La Guerre et Campra(Premier Livre). À partir de là, les œuvres se succèdent rapidement, et l’on peutdire que tous les compositeurs français de cette génération s’y essaieront :Montéclair, Clérambault, Courbois, Couperin, Rameau, Marchand, etc.

    Il est évident aussi qu’à partir de 1708 la cantate est “récupérée” par les musi-ciens de tendance “française”, comme Jacquet de La Guerre par exemple. Legenre s’est imposé, et Sébastien de Brossard peut écrire :

    — “Entre les différentes manières de divertissements ou de concerts dont on doitl’invention ou si l’on veut le renouvellement à l’Italie, il n’y en a point qui ont étéreçu en France avec plus d’applaudissements, et dont l’usage se soit répandu plusvite ni plus généralement que celui qu’on nomme maintenant cantate… Lavariété des expressions et des mouvements qui en est l’âme et l’essence, faisantpromener pour ainsi dire l’imagination sur divers objets successivement et endiverses manières, ne manque pas de faire plaisir… Faut-il donc s’étonner aprèscela si l’on a reçu avec tant d’avidité ce genre de divertissement en France et sidepuis douze à quinze ans on en a entendu de tant d’es pèces dans tous lesconcerts de Paris et des provinces…” (Brossard, Dissertation sur cette espèce de concertqu’on nomme cantate, F-Pn / ms fr na 5269 [SdB. 278]).

    LA CANTATE FRANÇAISE : DÉFINITION

    J.-B. Rousseau a prévu des métriques différentes pour apporter de la variété,et, en effet, il réserve la narration de l’histoire aux “grands vers” (alexandrins etdécasyllabiques) et l’exposé des sentiments et des passions des personnages aux“petits vers” de six ou huit pieds. Les premiers sont bien évidemment traités enrécitatif et les seconds en air ou ariette. Ses cantates comportent en géné ral troisrécitatifs et trois airs ou ariettes dont le dernier doit “tirer la morale” de l’histoire.Comme ses successeurs auront tendance à allonger leurs cantates par l’ajout demouvements, on verra plus tard apparaître la cantatille qui se contentera de deuxou trois airs, comme le souhaitait J.-B. Rousseau. L’idée poétique de celui-ciréside également dans l’unicité du conteur, qui devient tour à tour chaque per-sonnage de l’histoire qu’il nous conte. C’est pourquoi on ne verra pas de cantatefrançaise avec chœur, et très rarement à plusieurs voix (moins de dix pour centdes œuvres).

    L’esprit est donc plus à la musique de chambre qu’à celle d’opéra, et l’on a tortde présenter la cantate comme un opéra miniature, même si elle peut supposerparfois une sorte de “mise en scène”. Ce n’est pas, sauf dans un cas de figureparticulier que nous analyserons plus loin, un genre destiné au théâtre, mais bien

    324 LE CONCERT DES MUSES

  • davantage au con cert de chambre, parfois au concert public, et d’une ma nièregénérale à la musique que l’on fait chez soi. L’expres sion, l’écriture, l’intentionen sont parfois plus raffinées et plus savantes. La plupart des premières œuvresfont d’ailleurs appel à une seule voix avec la basse continue, et ce n’est que peuà peu que l’on verra des instrumentations plus étoffées.

    Il ne faut pas s’étonner d’autre part que Rousseau ait choisi l’allégorie et lafable mythologique, tant la culture des hommes de ce temps était familièredes héros et des dieux gréco-romains. Cette référence aux “anciens” plutôtqu’aux “modernes” va aussi dans le sens de l’influence italienne. On sait quede nombreuses accademie s’étaient créées outre-monts dans la seconde moitiédu XVIIe, et que de nombreux artistes français s’y intéressaient. Qu’on ne s’ytrompe pas d’ailleurs, ce costume mythologique était souvent très clair pourles contemporains, qui reconnaissaient aisément tel ou tel personnage de laCour ou de la ville.

    CAMPRA ET LA CANTATE

    Si Campra a écrit plus de trente cantates, c’est que le genre l’intéressait pourdes raisons qui vont bien au-delà de la simple opportunité. On peut même sedemander pourquoi il n’a pas commencé plus tôt. Il faut sans doute voir là uneconséquence des querelles violentes entre les adeptes du Café Laurent, car l’onsait que J.-B. Rousseau, piqué des succès de Campra et Danchet dans leurs opé-ras, avait décoché contre eux des épigrammes venimeuses. On comprend fortbien par conséquent que Campra ait évité les cantates de Rousseau, et qu’il aitattendu que d’autres poètes en écrivent. Hélas pour nous, Danchet, Roy,Fuselier ou M. de Navarre sont loin d’avoir le talent de Rousseau !

    Une autre raison est peut-être plus forte. C’est que les premières cantates sontsans doute trop marquées d’in fluence italienne pour le goût de Campra. Le réci-tatif, par exemple, ressemble à s’y méprendre au recitativo secco ultramontain : surune mesure invariablement à quatre temps et d’un débit vocal d’une ou deuxvaleurs de notes (la croche et la double croche) sur une basse en valeurs longues(rondes ou blanches), le principe du discours affirme exclusivement le sylla-bisme. Même les airs de Bernier, Morin ou Battistin traitent la voix à la manièreitalienne, n’hésitant pas à lui confier des dessins tout instrumentaux.Cependant, Bernier comme Morin n’oublient pas les exigences de la langue etde la tradition françaises (ce que Campra reprendra à son compte), et savent dis-tribuer les accents mélodiques non sur le mot, comme le ferait un Italien, maissur le sens, ce pour quoi les textes de Rousseau sont particulièrement bien adap-tés. Le principe rhétorique est toujours là, qui peut se traduire par des figura-lismes ponctuels (certains mots comme “vole” ou “chaîne” déclenchent à coup

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  • sûr des vocalises) ou par une mise en situation particulière de la phrase ou del’idée, par exemple en passant progressivement du récitatif libre à l’italienne aurécitatif “mesuré” plus conforme au modèle lullyste.

    Campra entend bien prendre position dans la querelle entre les styles. Biensûr, il n’est pas question pour lui d’un quelconque “retour à Lully”, mais il tientà prévenir ses interprètes dans la préface de son Premier Livre de 1708 :

    — “Comme les cantates sont devenues à la mode, j’ay crû que je devois à la sollici-tation de quantité de personnes, en donner quelques-unes au public de ma façon.J’ay tâché autant que j’ay pû de mêler avec la délicatesse de la musique Françoise,la vivacité de la musique Italienne : peut-être que ceux qui ont abandonné tout-à-fait le goût de la première, ne trouveront pas leur compte dans la manière dontj’ay traité ce petit ouvrage. Je suis persuadé autant que qui que ce soit du méritedes Italiens, mais notre langue ne sçauroit souffrir certaines choses qu’ils font pas-ser. Notre musique a des beautez qu’ils ne sçauroient s’empêcher d’admirer, & detâcher d’imiter, quoi qu’elles soient négligées par quelques-uns de nos François.Je me suis attaché sur-tout à conserver la beauté du chant, l’expression & notremanière de réciter, qui selon mon opinion est la meilleure ; c’est aux gens de bongoût à décider si j’ay tort ou raison.”

    LE RÉCITATIF

    Le récitatif joue donc un rôle crucial dans l’apport de Cam pra à la cantate. Onremarque en effet que les cantates ont tendance, à partir de 1708, à être plusdéveloppées qu’au paravant : de six à dix mouvements (ou plus) chez Cam pra etchez Bourgeois contre quatre à six ou sept chez Morin, Bernier et Battistin. AinsiCampra est le premier de ces compositeurs à oser terminer une cantate par unrécit (Arion et Les Femmes) et non par un air ou une ariette. Il y abandonne éga-lement la mesure à quatre temps pour un système beaucoup plus différencié(quatre, trois ou deux temps alternant assez rapidement), et la basse offre beau-coup plus de dialogues à la voix. On a aussi, à l’écouter, le sentiment du théâtre ;Campra nous invite à une action, et n’hésite pas à répéter des petits membres dephrase au sein d’un récit, comme le ferait un personnage en scène, dialoguantavec un autre (par exemple la cantate Hébé, troisième récit). On ne s’étonnera pasde rencontrer dans certaines œuvres un souffle assez théâtral, car ses modèlesviennent de là, et le “Sommeil” de la cantate Les Femmes évoque celui d’Atys deLully de même que le très beau récitatif final de Didon fait presque penser àl’opéra du même nom de Purcell. Campra a poussé la diversification de ses récitsau point que l’on ne sait plus parfois s’il s’agit d’un récit “mesuré”, d’un ariosoou d’un air non développé. Ainsi, le début de la cantate des Femmes fondensemble une introduction instrumentale et un récit mesuré d’une grandebeauté expressive.

    326 LE CONCERT DES MUSES

  • LES AIRS

    La plupart des airs de Campra s’ouvrent par une “devise”, sorte d’annoncethématique confiée à la voix (et quelquefois précédée par une annonce instru-mentale) ; on peut y voir une sorte de préparation psychologique, comme s’ilétait inconvenant de développer tout de suite le discours. L’auditeur doit êtrepréparé au climat musical de l’air, ce que le récitatif n’a pas pu faire, trop prochequ’il est de la couleur du discours parlé. À vrai dire, cette pratique est fréquenteen Italie (A. Scarlatti, etc.) comme dans le motet français, mais elle est très révé-latrice de la distance entre texte et musique que ressent l’homme baroque. Àl’op posé, le musicien romantique, par exemple, n’hésite pas, tels Schumann ouSchubert dans leurs lieder, à entrer directement et cursivement dans le poème.Mais l’esthétique régnante dans la France de l’Ancien Régime est encore tri-butaire de l’idée “d’imitation de la nature” que la musique est censée exercer.Le musicien doit donc en permanence jeter des ponts entre les images que luidonnent ses textes et ses figures musicales. Par exemple, on ne compte plus,dans les cantates ou les opéras, les ramages d’oiseau, les scènes de tempête oud’orage, les ruisseaux qui coulent. C’est qu’il s’agit de s’accrocher à un “réel”(pourtant bien improbable) du monde sonore que tous les auditeurs, en toutcas, attendent.

    Campra n’est pas esclave d’une seule forme d’air, et l’on trouve chez lui aussibien le da capo (intégral ou tronqué) que les structures AA / BB, AA / B ou mêmeun système sans aucune reprise comme dans certaines ariettes.

    LE PREMIER LIVRE

    Campra publia son Premier Livre en 1708, suivi en 1714 par le second et en1728 par le troisième, chacun d’eux comportant six cantates (voir le détail dansle catalogue). Le succès en fut grand comme en témoignent les deux éditions de1713 et 1721.

    Les cantates de ce livre sont les plus fréquemment jouées et enregistrées carleur qualité musicale est écla tante. Campra choisit la voix de dessus dans cinqcantates, et une basse-taille pour Les Femmes, ce qui correspond bien aux plainteset observations acerbes d’un misogyne sur la gent féminine. Cette œuvre eutd’ailleurs beaucoup d’écho, puisque le compositeur néerlandais Quirinus vanBlankenburg (1654-1739) écrivit en réponse sa cantate (française) L’Apologie desfemmes qui prend le contre-pied de l’œuvre de Roy et Campra. M. Orry reprenden 1729 le texte du troisième air pour en composer un à sa façon :

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  • La coquette nous trahitLa prude nous désespèreEt la jalouse en colèreIrrite qui la chéritLa belle est capricieuseLa sçavante audacieuseTirannise qui la suitL’indolente est ennuyeuseSes insipides langueursNe font qu’endormir nos cœurs.

    On peut d’ailleurs se demander si cet air n’inaugure pas une tradition qui iraitjusqu’à l’“Air du catalogue” de Don Giovanni. Les rapprochements entrel’Idoménée de Cam pra et l’Idomeneo de Mozart sont si évidents qu’on est conduità penser que le maître viennois avait fait sérieu sement connaissance avecl’œuvre de Campra lors de ses séjours en France.

    Trois des cantates de ce livre sont soutenues par une simple basse continue,deux autres y ajoutent une flûte allemande (traversière) tandis que Les Femmesfont appel à deux violons, ce qui crée un climat sonore séduisant.

    LES CANTATES SCÉNIQUES

    La collaboration de Campra avec les jésuites, encore mal connue, semble avoirété importante, puisqu’il écrivit pour leurs représentations théâtrales au moinstrois partitions, dont deux sur des textes du père du Cerceau (dont ne subsistentque les textes 3).

    Cette question des cantates scéniques est importante, car Campra en est l’ini-tiateur (repris plus tard par Bertin, Blaise, Boismortier, de Bury, Colin deBlamont, Corrette, Gervais, Jelyotte, Mouret, Rameau, Villeneuve, etc.). Cesœuvres scéniques, au nombre de neuf, modifient en partie ce que nous avionsdit plus haut du caractère “musique de chambre” de ce genre. Mais, si l’onregarde de plus près, on constatera que ces pages ont en commun d’installer unesorte de parenthèse dans ces opéras ou divertissements : elle est alors le chantd’un personnage unique (même s’il n’est pas seul en scène). Une pause dans ledéroulement de l’action, un moment où le personnage installe son climat etexprime ses sentiments.

    328 LE CONCERT DES MUSES

    3. Le duc de La Vallière dit que Le Destin du nouveau siècle, en trois intermèdes et un prologue, futreprésenté en 1700, et ajoute “j’ignore où cet ouvrage a été représenté. Les paroles sont du pèredu Cerceau, la musique de Campra”. Il signale en outre des “récits en musique employés dans leBallet de la conquête de la toison d’or, en 1701... Les paroles sont du père du Cerceau”, mais il nedonne pas le nom du musicien (Ballets, opéras et autres ouvrages lyriques..., Paris, 1760).

  • LA CANTATE RELIGIEUSE

    Élisabeth Jacquet de La Guerre avait créé ce genre en 1708, repris plus tard parClérambault, Morin, Sébastien de Brossard, René Drouard de Bousset, Le Menu,etc., sans doute voulant “détourner” la cantate au profit du parti dévot, si puissantà la Cour. La demande était certainement importante lorsqu’on sait que nombrede partitions profanes font l’objet de parodies religieuses. Par exemple, de nom-breuses pages de Clérambault furent ainsi détour nées, et un texte aussi profaneque “dans les jardins enchantés de Cy thère…” (L’Amour piqué par une abeille,1710) devient “dans ce séjour où regnoit le silence…”. Des éditeurs publient desrecueils pour donner “un essai de l’usage chrétien et raisonnable qu’on peut fairede la musique…”, comme dans le Deuxième Recueil de poésies morales et spirituelles(1731) qui contient la cantate L’Ave nir de Campra ainsi qu’une cantate (Les QuatreFins de l’homme) de Danielis, mort pourtant depuis longtemps ! L’Avenir n’est enfait que la parodie d’une des cantates des Fêtes vénitiennes.

    LE SECOND LIVRE

    Remarquable d’invention, ce livre de 1714 diversifie les voix : trois cantatespour un dessus, une pour basse-taille, une pour haute-contre et la dernière, Énéeet Didon, pour dessus et basse-taille. Silène nous décrit le sommeil puis la célé-bration du vin que personnifie ce demi-dieu. Interrompu par la bergère Doris,Silène invite les bergers à délaisser l’amour pour l’ivresse du “nectar délicieux”.On y remarque un air qui cultive avec subtilité l’ambiguïté modale. Achille oisifest certainement une des plus inté ressantes cantates de Campra, tant par sonampleur (dix par ties) que par l’utilisation de la “Symphonie” qui ouvre l’œuvreet annonce le premier récit sur un rythme proche de l’ouverture à la françaiseainsi que par l’originalité d’un mouvement comme “venez, venez, lui ditUlysse”, à mi-chemin du récitatif et de l’air.

    LE TROISIÈME LIVRE

    Ce livre (1728) est dédié “à Monsieur Pajot, Comte d’Ons-en-Bray, intendantgénéral des courriers, postes et relays de France, de l’Académie Royale desSciences”. Ce genre de dédicace signifie en général un lien de “clientèle” entrel’auteur et le dédicataire. Ce dernier peut ainsi avoir commandé l’ouvrage,financé son édition ou facilité son exécution ou simplement engagé l’auteur àson service. Ce livre mélange comme à l’accoutumée les œuvres pour voix etbasse continue avec celles qui nécessitent un accompagnement plus fourni.Cependant on sent que Campra est plus attiré par ces dernières, plus nom-breuses et plus développées. Par exemple, La Colère d’Achille fait appel auxflûtes, hautbois, violons et même une trompette et développe dix mouvements

    J. DORIVAL : ANDRÉ CAMPRA ET LA CANTATE FRANÇAISE 329

  • dont deux sont purement instrumentaux : un “bruit de guerre” et un “air detriom phe” en ré majeur avec trompette et violons. Le Papillon comporte sept par-ties et Le Jaloux huit, dont un “Sommeil”, tous deux débutant par une introduc-tion instrumentale ou “symphonie”.

    LES CANTATES ISOLÉES

    Deux cantates isolées, Le Lys et la Rose et la Guerre furent publiées plus tardi-vement. La première fut “présentée à S.A.S. Mme la duchesse d’Orléans”(belle-fille de feu le Régent, ce qui prouve que les liens avec la famille d’Orléanssont restés solides). Elle comporte neuf parties. Nous avons également retrouvéla cantate Le Ravissement d’Europe au prytanée militaire de La Flèche (ancien col-lège des jésuites).

    LA DESTINATION DES CANTATES

    Il est difficile de cerner les lieux où furent jouées les cantates en raison ducaractère souvent intimiste de ces œuvres. On ne peut pas citer les circonstancesde leur création comme pour les opéras dont tous les chroniqueurs nous retra-cent les succès et les échecs. Néanmoins quelques sources sont disponibles. Lesunes nous parlent de con certs publics, comme le “Concert françois” qui avaitlieu aux Tuileries (de 1727 à 1733), qui programma près d’une centaine de can-tates. Selon Dom Caffiaux (op. cit., p. 245) “il n’était composé que de dix-huitinstruments et de deux voix de femmes, et cependant il produisait un fort beleffet… c’étaient des amateurs fort riches tels que Mrs Crozat et Gaudion qui enfaisoient les frais”. D’autres sources nous citent des théâtres de province, desconcerts d’académies ou encore les musiques de couvents et de collèges, etc.Des fêtes données par quelques grands personnages en l’honneur de convivesde marque sont célébrées par une can tate qui dépeint les glorieuses qualités dupersonnage. Par exemple le duc de Bourbon offre en 1718 à la duchesse de Berry,fille du Régent, une cantatille, composée par le musicien Cochereau, lors d’unefête donnée en son honneur à Chantilly. Cette fête fut d’une magnificenceinimaginable que Saint-Simon “assure ne pouvoir être dépassée” ; ou encoreApollon et Minerve, “cantate à l’occasion des fêtes données par S.A.R. Mgr.l’Infant Don Philippe à Chambery pour célébrer le jour de la naissance dePhilippe V roi d’Espagne”. En général les dédicaces de nombreuses œuvresnous révèlent l’activité musicale de la noblesse et de la bourgeoisie montante.La cantate est donc révélatrice de ce déplacement de l’activité artistique de laCour versaillaise vers la ville, qui s’élabore au cours du XVIIIe siècle, déplacementqui est aussi celui de la représentation pu blique du rang aristocratique vers unevision plus “privée” du rôle social, notion toute nouvelle qui ne va cesser de s’af-firmer. Certains textes affirment le caractère intimiste de cette mu sique et nous

    330 LE CONCERT DES MUSES

  • font entrer dans des sphères plus modestes. Ainsi Sébastien de Brossard nousparle des cantates (entendons : celles pour une voix et basse continue) :

    — “Le Français affecte jusque dans ses plaisirs cet air de liberté qui le distingue desautres nations ; les moindres difficultés sont capables de le rebuter, et les diver-tissements qui lui causent trop de peine ou trop d’embarras et quelquefois trop dedépence sont plus capables de le dégoûter que de le réjouir. Les cantates d’unautre côté n’ont pour l’ordinaire qu’autant de longueur qu’il en faut pour divertirsans ennuyer…” “Il est aisé d’ailleurs d’exécuter ces sortes de concerts, une per-sonne seule qui peut s’accompagner de quelque instrument peut adoucir par ceplaisir innocent les chagrins de la solitude, sans avoir l’embarras ni de faire ladépence de traîner après soy l’orchestre ni l’attirail d’un opéra. Enfin il est sûrqu’en choisissant des sujets… qui n’aient rien de contraire aux bonnes mœurs onpeut tellement joindre l’utile à l’agréable que les plus sévères seront obligésd’avouer qu’elles ne sont pas moins instructives que divertissantes…” (Brossard,Dissertation sur cette espèce de concert qu’on nomme cantate, f. 75 sq.)

    L’APPORT DE CAMPRA

    Musicien généreux et inspiré, Campra a su trouver dans ses cantates un tonpersonnel, tantôt grandiose tantôt intimiste, en même temps qu’il a réussi à enélargir les bornes, et les témoins de l’époque de souligner “il a surtout l’artd’exprimer avec justesse le sens des paroles”. Il faut ajouter que la question dela cantate fut sans doute la grande question théorique de ce temps, peut-êtreplus encore que l’opéra, parce qu’elle remet en question le monopole decelui-ci dans la mentalité du temps, et qu’elle fait entrevoir l’apparition d’unnouveau public mélomane. Pas seu lement des auditeurs, mais des hommes quiveulent deve nir acteurs de leur propre vie musicale, avec des moyens à leurportée, dans un monde qui ne peut plus se contenter des certitudes de la reli-gion. On y perçoit l’émergence de ces “lumières” où chacun veut prendre partà la culture, de cette vie “privée”, peut-être même de ce “bonheur” dont on apu dire qu’il était une idée neuve au XVIIIe siècle. La cantate annonce donccette Régence qu’on a souvent présentée à raison comme libératrice, et ce n’estpas par hasard si le duc d’Orléans a pris personnellement part à cette création.Le mérite de Campra et de quelques autres comme Clérambault est d’avoir suacclimater au génie de la langue et de la pensée françaises ce genre né enItalie, et D’Aquin de Château-Lyon (Siècle littéraire de Louis XV) a pu dire àjuste titre de notre musicien que ses cantates “lui auraient donné un nom” sises opéras ne l’avaient déjà fait.

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