Narbonne - Preface a Raison Et Mystique de Jean Trouillard

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JEAN TROUILLARD RAISON ET MYSTIQUE Études néoplatoniciennes Édition établie par MATHIAS GOY Préface de JEAN-MARC NARBONNE Philosophie & Théologie LES ÉDITIONS DU CERF www .editionsducerf.fr PARIS

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Prefacio.

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JEAN TROUILLARD

RAISON ET MYSTIQUE

Études néoplatoniciennes

Édition établie par MATHIAS GOY

Préface de JEAN-MARC NARBONNE

Philosophie & Théologie

LES ÉDITIONS DU CERF www .editionsducerf.fr

PARIS

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PRÉFACE L '~uvre néoplatonicienne de Jean Trouillard

Dans le monde des néoplatoniciens des xx_e et xxt siecles, le nom de lean Trouillard retentit d'une maniere toute particuliere, en France bien súr et dans les pays francophones, mais un peu partout aussi en Europe, en Amé­rique et ailleurs. Une certaine légende entoure le personnage, qui mainte­nait un rapport si personnel, si intimiste, pourrait-on dire, avec la matiere dont il faisait l'étude. Pour le grand public, il était !'un des grands porte­paroles de la pensée néoplatonicienne, et plus spécialement de Proclus, dont il contribua si fortement a rétablir le róle fondamental dans l 'histoire de la pensée de Pseudo-Denys a Hegel, en passant évidemment par Érigene,, qui retint davantage son attention durant la derniere période de sa vie. A la suite des travaux d'Émile Bréhier sur Plotin, les deux volumes que Jean Trouillard fit paraftre en 1955 sur Plotin firent date et demeurent encore aujourd'hui de grandes sources d'inspiration: La Purification plotinienne et La Procession plotinienne. Nombreux sont ceux qui ont appris « leur » Plotin dans ces pages, et si Plotin lui-meme a pu etre qualifié de philosophe de l 'intériorité, il n 'est pas douteux que Trouillard fut ! 'un de ceux qui pou­vaient le mieux nous convaincre de la nécessité et du bénéfice de ce retour sur soi-méme. Mais apres cette premiere ferveur a l 'égard de Plotin, il est certain que c 'est vers Proclus - moins étudié et reconnu encare aujourd'hui - que lafaveur de lean Trouillard se porta résolument.

Depuis la disparition de lean Trouillard, les études néoplatoniciennes ont a ce point évolué, les travaux savants en toutes langues se sont a ce point accrus, non seulement sur Plotin, lamblique, Proclus ou Damascius, mais sur des auteurs mineurs qui n 'étaient jusqu 'a tout récemment que de simples noms ( tels Syrianus, Ammonius, Hiérocles, Hermias, Olympiodore, Elias, Asclépius, lsodore, etc.), qu 'il pourrait paraítre dérisoire de plaider, s 'agissant de cette tradition, de la profondeur inégalée sur certains points de l 'interprétation trouillardienne. Mais il y a des lectures qui demeurent, parce qu 'elles touchent au plus profond !'esprit de l'objet considéré et l'éclairent d'une maniere pour ainsi dire indélébile. En voici deux exemples.

Rien n 'est plus di.fficile, comme j 'ai pu le constater en m '.Y essayant moi­meme jadis 1, que de saisir le ressort particulier de la métaphysique hénolo-

1. Jean-Marc NARBONNE, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin - Proclus -Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2001.

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gique, son aréte extréme et insaisissable, !'Un sis entre le néant qu 'il n 'est pas et qui le ferait de toute far;on se volatiliser, et la notion d'étre ou d'étantité qui le réinsérerait dans le connu ou il ne peut trouver a se loger. Comment s y prendre? La réponse de lean Trouillard apparaít tout a la fois surprenante et simple : par la nuit. Car la nuit, nous dit-il, est « le mythe de tout mythe1 », elle est « la nourrice immortelle des dieux2 », vers laquelle le créateur de l 'univers lui-meme se tourne, comme le rappelle Proclus commentant le Timée de Platon: « Mais avant de mettre la main a !'ensemble de son exposé, Timée se tourne vers l'invocation des dieux et la priere, imitant en cela le créateur de l 'univers, dont on dit que, avant tout son muvre démiurgique, il entre dans le temple oraculaire de la Nuit (de; ro xpr¡m~pwv rfjc; NvKróc;) » (Diehl, 206, 27-30). Comme !'explique Jean Trouillard, « l'irrationnel du mythe nous renvoie au supra-intelligible de l 'union mystique plus súrement que toute sagesse3 », si bien que la nuit, cratere origine! de tout mythe, est le seul symbole capable d'évoquer la nuit originaire de toutes choses. De la, !'imparable conclusion qu 'en tirait ce dernier : « La théologie de Proclos est intégralement nocturne. Elle s 'écarte des doctrines qui accueillent la voie négative pour corriger l 'insuffisance de la pensée humaine ou finie, mais non celle de la pensée comme telle. Car beaucoup de théologiens et de spirituels ont célébré le Dieu caché, la divine Ténebre, le non-savoir. Mais, comme saint Thomas d'Aquin, ils croyaient que Dieu était incompréhensible pour nous parce qu 'ils se le représentaient comme la plénitude de l'étre ou comme un exces aveuglant de lumiere. S'ils usaient done de négations, e 'était pour purifier de toute imperfection l 'Affirmation absolue, qu 'ils nommaient Ipsum Esse subsistens4. » En pas­sant par le mythe, si fondamental dans la philosophie proclienne, J ean Trouillard a pu ainsi établir d 'entrée de jeu l 'insuffisance des exégeses mé­taphysiques courantes ( thomiste ou autre) du néoplatonisme et, par voie de conséquence, l'étroitesse de vue de ceux aussi qui, dans le sillage de Hei­degger, voulurent ramener la métaphysique grecque a son expression onto­théologique.

Le second exemple rejoint la question des liens entre platonisme et judéo­christianisme qui, comme chacun sait, a donné lieu au cours des siecles a nombre d'approximations imprudentes. Certes, le décri du monde sensible qu 'il faut des lors fuir (Théétete 176a), dont a pu participer aussi une cer­taine tradition judéo-chrétienne, fait partie intégrante de l 'enseignement platonicien, mais le cosmologisme grec fait en sorte que le retour des ames dans le sensible est avéré en fait non seulement nécessaire, mais en réalité

l.« Les fondements du mythe selon Proclos »,p. 13. Voir infra p. 312. 2. Procli in Platonis Cratylum commentaria, ed. Pasquali, Leipzig, 1908 (réimpr.

1994), p. 92, 11. 3. « L'activité onomastique selon Proclos »,p. 243. Voir infra, p. 290. 4. «Les fondements du mythe selon Proclos »,p. 14. Voir infra, p. 313.

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PRÉFACE 11

utile et bénéfique. L 'absence de touteforme d'eschatologie, on ne le mesure pas toujours, change ici completement la donne. Or, lean Trouillard, dans un essai lumineux que l'on pourra lire dans le présent recueil (« Proclus et la joie de quitter le ciel » ), a su magnifiquement rappeler le bonheur qui est celui de l 'áme dans la descente et le supplément d 'étre qu 'elle en tire, car ['ame, prévient-il, est «une puissance créatrice qui ne peut s 'exercer entie­rement que dans un ordre inférieur a elle, c 'est-a-dire dans le devenir1 ».

Platon lui-meme, dans La République (X, 614e ), parlait déja de la joie avec laquelle les ames se préparaient a la réincamation, ce que Proclus com­mentera de la maniere qui suit : « car il y a dans cette vie de grandes occa­sions d'agir. Et aux ámes célestes comme aux chtoniennes le changement de vie est bienvenu, car elles sont lassées (1ffxµovaau;) de leur activités anté­rieures, les unes en tout cas a bonne raison, puisqu 'elles vivaient dans [ 'infortune, les autres parce que, méme si elles vivaient dans les délices, néanmoins elles s 'étaient fatiguées (á1roKaµovaau;) de la vie de la-haut2 ».

Une lassitude vis-a-vis des délices de la-haut, voila une notion bien cu­rieuse, éloignée non seulement de la représentation judéo-chrétienne, mais du platonisme méme, auquel l 'on est banalement confronté. Or, comme le montre lean Trouillard, sortant une fois pour toutes des sentiers battus, cette idée est pourtant récurrente non seulement chez Platon et Proclus, mais aussi chez Plotin et meme, plus étonnamment encare, survit chez le « néoplatonicien chrétien Jean Scot Érigene [qui] dira que l 'univers, comme la Sainte Écriture, est essentiellement une théophanie et que pour Dieu créer, c 'est se manifester ».

Ces deux ex'emples - choisis parmi bien d'autres possibles - laissent en­trevoir l 'intérét qu 'on peut trouver a la lec tu re des analyses que lean Trouillard, sans prévention aucune, pratiquait sur les textes antiques qui le fascinaient. Lecteur exigeant et subtil certes, mais attentif surtout a la part d'hétérogénéité et d'irréductibilité des textes lointains qu 'il rencontrait et commentait, lean Trouillard demeure encare maintenant, pour cette raison meme, un inspirant modele.

JEAN-MARC NARBONNE,

Québec, aout 2012.

l. « Proclos et lajoie de quitter le ciel »,p. 183. Voir infra p. 402. 2. Procli Didadochi in Platonis Rempublicam commentarii, éd. KROLL, 2 vol.,

1899, 1901 (réimpression Amsterdam, 1965) (trad. A. J. Festugiere, Commentaire sur la République, III, Paris, Vrin, 1970, p. 104).